Archives d'histoire du Moyen Age (E. Gilson) - 1932

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    J. VMN, 6, PLACE DE LA SORBONNE, P~ (5')'

    ETCPES.DE;PRtLOSOPHIE.MD!.EV~~

    'Directeur :TiENNE GILSGN

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    D'HISTOIRE DOCTRINALE ET LITTRAIRE DU MOYEN AGE

    ARCHIVES

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    D'HISTOIREDOCTRINALEETuntmEDU

    ARCHIVES

    MOYEN AGE

    SEPTIEME ANNEE

    1932

    PARIS

    LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN

    6, PLACE DE LA SORBONNE (V')

    1933

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    LE MOYEN AGE

    ET LE NATURALISME ANTIQUE (')

    DasistCharfreitag'sZauber,HerrR. WAGNER,Parsifal, III.

    A la chaire de langues et littratures celtiques qu'ontillustre deux savants, MM. d'Arbois de Jubainville etLoth, succde aujourd'hui une chaire d'histoire de laphilosophie au moyen ge. Il y a donc cration d'un ensei-gnement nouveau. Pourtant, nul ne me croirait si je prten-dais le crer de rien. J'y vois bien plutt, de la part duCollge de France, la volont de promouvoir, en y partici-pant, un mouvement historique auquel ont contribu oucontribuent encore des matres tels que Denifle, Baeumkeret M. Grabmann en Allemagne; M. M. de Wulf et tout legroupe de Louvain, en Belgique; le P. Ephrem Longpret l'atelier de Quaracchi, en Italie. En France mme, com-

    ment oublier des prcurseurs tels que Victor Cousin ouBarthlemy Haurau ? Comment surtout passer sous silence,parmi tant de savants qu'il faudrait citer, l'auteur de ceSiger de Brabant qui fut et reste un point de dpart toujoursnouveau, le P. Mandonnet, et son cole du Saulchoir,honneur de l'rudition franaise ?

    J'aurais bien d'autres dettes reconnatre, si je devaistout dire, mais il en est deux que je ne me pardonnerais

    jamais de n'avoir pas reconnues, car bien que je ne lesdoive pas des mdivistes, l'esprit mme de ce nouvelenseignement ne cessera pas d'en porter la marque.A M. Lvy-Bruhl, je dois de m'tre tourn de bonne heurevers l'tude des philosophies mdivales. Je voudrais avoir

    mieux appris de lui l'art d'clairer du dedans les penseursdont on se fait l'interprte et de restituer chacun d'euxdans sa diffrence individuelle mme. Faire pour Ablard,

    (i) Leon d'ouverturedu cours d'Histoirede la philosophieau moyenge,au Col ge de France, g Avril 1932.

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    saint Thomas et Duns Scot ce qu'il a fait pour Descartes,Hume, Berkeley et Comte est de ma part une ambitiondont je crois mesurer exactement la hauteur.

    Ma deuxime dette, c'est ici mme que je l'ai contracte,au cours de ces admirables leons de M. Bergson quifurent pour tous ses lves les joies intellectuelles les plusintenses et les plus hautes. De son enseignement, si riche tant d'gards, l'historien retiendra le dsir de rejoindre,par del les formules o la pense du philosophe s'exprime,le mouvement simple qui les engendre, les traverse et leurconfre une indivisible unit. Il en retiendra aussi le senti-ment, que nos concepts historiques sont en besoin constantd'tre assouplis et comme refondus pour adhrer plus exac-tement la ralit qu'ils expriment. Je pense donc resterfidle l'esprit de son enseignement en essayant, dsaujourd'hui, au lieu d'esquisser du moyen ge philosophiqueun tableau de surface, de chercher un point d'attaquequi en vise l'essence mme :le rapport de la pense mdivaleau naturalisme de l'Antiquit.

    Je n'ignore pas que la question a de quoi surprendre.

    L'interprtation du moyen ge est insparable, en fait comme

    en droit, de celles de la Renaissance, de la Rforme et de

    l'Humanisme. Or l e naturalisme et le got de l'Antiquit

    passent pour tre l'apanage de l'Humanisme et de la Renais-sance. Mais si c'est l leur apport propre au mouvement quibat son plein vers le dbut du xvi~ sicle, n'est-ce pas aussi,

    par le fait mme, l'affirmation de ce que tout le moyen geavait ni, une protestation dcide contre le surnaturalisme

    religieux du xin~ sicle, la revanche longtemps attendue

    de la pense grecque contre le dogme chrtien (i) ? Ce sont

    (i) La Renaissance en France, c'est, je crois, la transformation des murs,des ides et des sentiments, qui s'est accomplie, au cours du xvi~ sicle, sousl'influence des lettres antiques, en partie par l'intermdiaire de la civilisationitalienne et de la culture des peuples du Nord. Grce la mthode et l'espritcritique, grce au sentiment de la beaut, cette transformation a abouti unelimination plus ou moins complte de l'idal du moyen ge; elle a ralis

    finalement, un idal de culture libre et rationnel, analogue celui de l'antiquit,en rendant la conception gnrale de la vie, de la nature, de l'art et du monde,indpendante du christianisme. L'lment chrtien cesse, ds lors, d'occuperune place prpondrante dans la civilisation, quand il ne se trouve pas directe-ment contredit ou systmatiquement omis. Le libre examen gagne tout ce queperd la thologie. L'humanit s'aperoit qu'elle vaut par elle-mme. En somme,la Renaissance est un mouvement d'mancipation, qui suppose une diminution

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    l des ides fort rpandues. Pour les mettre l'preuve,il ne suffit plus de rappeler que le moyen ge ne fut pas insen-

    sible la beaut de la forme, et n'a pas toujours mpris les

    belles-lettres. Bernard de Chartres, Jean de Salisbury,Hildebert de~Lavardin, vingt autres crivains, tant de soins

    dpenss pour nous conserver les crits des A nciens et en

    amliorer le texte, s'inscriraient en faux contre ces simplifica-tions dont personne aujourd'hui ne prendrait plus la respon-

    sabilit. Ce qu'il s'agit de savoir, par contre, c'est si le moyen

    ge a jamais compris ce naturalisme grec qu'il ne pouvait

    ignorer, ou si plutt, comme le veut l'opinionla

    plus reue,i l n'en aurait pas mconnu le sens vrai, que la

    Renaissance

    eut le mrite et l'honneur de dcouvrir (i). Quelles que

    soient les raisons que je puisse faire valoir l'appui de la

    premire thse, je craindrais de passer pourdfendre un

    paradoxe et pour plaider une cause, si j'en entreprenais

    de l'idal chrtien; voil le grand changement qui nous explique toute l'vo-lution de la littrature depuis le xvi~ sicle . A. LEFRANC, Diverses dfinitionsde la Renaissance, dans Revue des cours et confrences, 26 Mai 1910 (xviii~ anne,n 28), t. II, p. 494. Cf. J. PLATTARD,dans J. BDIERet P. HAZARD, Histoirede la littrature franaise illustre, Paris, Larousse, t. 1, p. 130.

    (i) Qu'apportait la Renaissance? Est-ce proprement le texte de l'Anti-

    quit ? Nullement. On ne sait pas assez que le moyen ge possdait presque

    intgralement la littrature latine. Les lettres latines, a pu dire Victor LECLERC, n'ont point ressuscit, parce qu'elles n'taient point mortes (Hist.litt. de la France, t. XXIV, p. 326). Si Victor Le Clerc a voulu dire que le

    moyen ge possdait le texte, la lettre de la littrature latine, il dit pleinementvrai. Il est dans l'erreur, s'il veut dire que le moyen ge possdait l'esprit,le sentiment de l'antiquit latine. Car deux choses lui en chappaient la pensephilosophique et la beaut de la forme. Avec le respect le plus vif, tout envouant l'antiquit un culte excessif, enfantin, qui ne leur permettait d'ad-mettre comme vraie une doctrine morale, ou mme thologique que sous le

    contrle, plus ou moins artificieux d'ailleurs, de l'antiquit sacro-sainte, touten lisant et citant satit les anciens, le moyen ge comprenait mal l'antiquit.Et une consquence en est rsulte, qui est excellente le moyen ge est restune poque foncirement originale. Mais le jour o cette veine se fut puise,le prosasme envahit tout; tout fut vide ou plat . PETIT DE JULLEVILLE,Espritde la littrature franaise la fin du xve sicle, dans Revue des cours et conf-rences, 1895-1896, p. 357. Cf. p. 393-395- On peut indfiniment dcou-vrir dans la Renaissance des survivances mdivales, arcs d'ogive, mysticisme,mystres, scolastique; il ne faut pas perdre de vue l'essentiel pour l'accessoireet oublier que, dans l'ordre de l'esprit, elle reprsente la libration de l'individu l'gard du dogme . G. COHEN, Ronsard, sa vie et son oMC?'f,Paris, Boivin,

    1924, p. 286-287. Cf. p. 9, note 9 C'est dans ce sens que notre matreAbel Lefranc, a pu dfinir la Renaissance une lacisation intellectuelle de

    l'humanit (Rev. des cours et conf., 1909-1910, t. II, pp. 724-725) Et plus loin'la Sparation de l'glise et de la Posie. , p. 10.

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    moi-mme la dmonstration. C'est pourquoi, laissant laparole deux tmoins dont nul ne contestera qu'ils aientle droit de parler au nom de l'Humanisme et de la RformeErasme et Luther, je vais leur demander par o ils s'oppo-saient la philosophie mdivale et quel aspect, exactement,ils en ont ni.

    L'un des plus importants parmi les crits thoriques

    d'Erasme, avec son Enchiridion, est sa Paraclesis, ou exhor-tation l'tude trs sainte et trs salutaire de l a philosophiechrtienne (i). Peut-tre n'en a-t-on pas suffisamment

    tudi le style. Elgant et chti comme toujours, Erasmelui-mme nous dit pourtant que ce n'est pas sur lala rhtorique des Anciens qu'il a voulu prendre modle;seule la vrit, d'autant plus forte qu'elle est plus simple,lui semblait capable d'ouvrir son enseignement les curs

    qu'il dsirait toucher. Lorsqu'un crivain chrtien abordeles questions si releves de la thologie, Cicron lui-mmen'est plus un matre qu'il faille suivre; nous avons apprisd'ailleurs le secret d'une loquence moins image que la

    sienne, mais de plus d'efficace (2). Il est vrai que nous en

    (l) DESIDERII ERASMIROTERoDAMI,Paraclesis id est Adhortatio ad Christinaephilosophiae studium, dans Opera omnia, Leyde, 1706, t. V, p. 137-1~)..< dum mortales omnes ad sanctissimum ac saluberrimum Christianae philo-sophiae studium adhortor, Op cit., c. 137 D. La Paraclesis, a d'abord parudans le Novum instrumentum, en 1516, mais a t souvent rimprime partdans la suite. Elle fut accueillie avec grande faveur; voir par exemple, dansP. S. ALLEN and H. M. ALLSN, Opus Epistolaruin Des. Erasmi Rott., tome V,p. 2, n 1253. On trouvera d'autres textes instructifs, en ce qui concernel'attitude d'Erasme l'gard de la thologie mdivale, dans son EpistolaApologetica ad Martinum Dorpium theologum, d. cit., t. IX, col. 7-9 (notam-ment, 8 C. quaeso quid commercii Christo et Aristoteli ? Quid sophisticiscaptiunculis cum aeternae sapientiae mysteriis?t,.Re~'MMt'o ad Albertum Pium,art. Scolastica theologia, t. ix, c. 1167-1169; Hyperaspistae diatribes, lib. ix, c. tzo~ C. D.

    (2) si minus picturatam quam fuit illius, certe multo magis efficacem.

    Op. cit., c. 137 E. Cf. Quanquam illud potius optandum, ut Christus ipse,cujus negotium agitur, ita citharae nostrae chordas temperet, ut haec cantilenapenitus afficiat ac moveat animos omnium. Ad quod quidem efficiendum, nihilapud nos Rhetorum epicherematis, aut epiphonematis. Hoc quod aptamus,non alia res certius praestet, quam ipsa veritas, cujus quo simplicior, hoctmcacior est oratio . 0~. cit., c. 137 A.

    Il serait intressant de reprendre le problme des conceptions littraires

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    avons oubli la source et c'est justement vers elle qu'Erasmeveut nous ramener.

    Lorsqu'il regarde autour de lui,notre humaniste s'amige

    d'un spectacle dont, s'il ett tel qu'on le dcrit, son

    cur

    aurait d se rjouir. On pourraitcroire qu'il souffre de

    se

    voir entour de tant de chrtiens et de si peu de Grecs;

    ce qu'il dplore, au contraire,c'est de n'apercevoir que si

    d'rasme, car il s'est tout aussi clairement expliqu sur ce point.Le fameux

    mystre d'rasme tient peut-tre simplement ce quenous ne parvenons

    pas trouver dans ses crits de quoi justifier l'ide prconue quenous avons

    forme de lui. Pour lui, bien crire en philosophie, c'est crire comme Jsus-Christ et ses disciples. Si saint Thomas et Duns Scot crivent mal, c'est parce

    qu'ils usent d'un langage technique, donc barbare (Ratiosive methodus.

    Opera omnia, t. V, c. 82 c 83 A). Quant aux lettres profanes,il ne lui dplat

    pas que le futur thologien, cautim ac moderate degustatis elegantioribus

    disciplinis per aetatem instituatur ac praeparetur. (Op. cit., c. 79 CD). En

    disant per aetatem , il entend que leur tude convient au jeunehomme

    bien plutt qu' l'homme fait; elles seront pour lui un apprentissage,un pr-

    lude l'tude des critures velut tyrocinio quodam praeludere in litteris

    Poetarum et Philosophorum gentilium. (Enchiridion militis christiani,dans

    Opera omnia, t. V, c. 7 D). Il faut donc n'en user qu'avec modrationmodice

    en passant ~MOMin transcursu sans s'y arrternon autem immo-

    retur; d'un mot, il ne faut pas s'attarder prs du rocher desSirnes. Le danger

    qui menace l'tudiant des lettres antiques, c'est qu'il risquede prendre les

    murs des paens Verum, nolito te cum Gentilium litteris, gentiliumet

    mores haurire (c. 7 E). Si l'Humanisme consiste vraiment se dtourner

    du Christianisme pour revenirau naturalisme

    antique,celui d'rasme est assez

    tide. Que veut-il dire, d'autre part, en nous invitant user des lettres ancien-

    nes cautim ac moderate ? Que la vraie mthode d'explication des textes

    classiques est celle que le moyen ge avait applique la Bible et qu'onlui a

    tant reproch d'avoir applique a Virgile. Il faudra donc expliquer allgorique-

    ment et moralement, non seulement les fables (Tantale, Phaeton Ratioseu

    methodus. t. V, c. 82), mais mme Homre Sed uti divina Scripturanon

    multum habet fructus, si in littera persistas haeresque, ita non parumutilis

    est Homerica Virgilianaque poesis, si memineris eam totam esse allegoricam

    (Enchiridion, t. V, c. 7 E). Lorsqu'il demande d'viterles potes obscnes, ce

    soi-disant paen, ou paganisant, tmoigne de scrupules que n'avaient pas

    prouvs bien des lecteurs d'Ovide au moyen ge. rasme ymet tant de

    srieux, qu'il prtend corriger les textes au nom de ses scrupules religieux

    lorsqu'un texte ancien contredit l'vangile, c'est ou qu'ilest mal compris, ou

    qu'il cache un trope, ou que le manuscrit est corrompu (RatioMM ~e~odM.

    t. V, c. AB aut codicem esse depravatum ). Que de prudencedans ce

    retour l'Antique On ne saurait mieux rsumer sa position qu'ilne i'a fait lui-

    mme Breviter, omnem ethnicam litteraturam delibare profuerit, si quidemid fiat, ut dixi, et annis idoneis, et modice, tum cautim et cum delectu

    deinde

    cursim, et peregrinantis non habitantis more; postremo, quodest praecipuum,

    si omnia ad Christum referantur (Enchiridion, cap. H; c. 8 A). De cette phrase

    savamment construite, tous les mots portent; ceux qui sont en quted'une

    dfinition de l'humanisme trouveront profit la mditer. On comparera en

    outre utilement tout ce qu'rasme a crit sur ces questions, au Doctrina chris-

    tiana de saint Augustin, dont il s'est profondment imprgn.

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    peu de chrtiens et d'tre entour de tant de Grecs. En untemps o l'on s'adonne avec ardeur aux tudes les pluscurieuses et les plus difficiles, la philosophie du Christ, siprofonde et si simple, est moque par certains, nglige parla plupart, tudie seulement par un petit nombre apaucis et encore avec froideur frigide comme onferait d'une doctrine sans intrt pour la conduite de la vie.Cependant que Platoniciens, Pythagoriciens, Acadmiciens,Stociens, Cyniques, Pripatticiens, Epicuriens, tous leshellnisants, en un mot, possdent fond les dogmes dela secte dont ils se rclament, tirent le

    glaive pourla dfendre

    et mourraient plutt que de dserter leurs matres, ceux quiprofessent le Christianisme sont loin de mettre un tel curau service du Christ. Tout disciple d'Aristote aurait honted'ignorer ses opinions sur les causes de la foudre, la matirepremire ou l'infini, questions dont ni la science ne peut fairenotre bonheur ni l'ignorance notre malheur; et nous, initisau Christ de tant de manires, lis lui par tant de sacre-ments, nous ne sentons pas ce qu'il y a de honteux, d'affreux, ignorer ses dogmes qui confrent tous la flicit la plusassure (i).

    Il s'en faut donc de beaucoup qu'Erasme fasse preuved'un enthousiasme immodr pour la pense grecque.

    Comparer Aristote au Christ, c'est pour lui le fait d'une dmence impie )) (2). On croirait entendre un augustiniendu moyen ge protester contre les abus de la philosophie,lorsqu'il reprend son tour le thme classique ChristusM~Mmagister (3). Les mthodes qu'il prconise pour tudierles leons de ce matre unique ne sont ni la dialectiquede Socrate, ni l'analyse platonicienne, mais l'humilit,la foi, la docilit (~). Philosophie d'illettrs, lui dira-t-on,que cette acceptation pure et simple de l'Evangile. Soit,rpond Erasme, mais toute grossire qu'elle est, c'est celledu Christ, celle des Aptres, celle des martyrs (5). Rien

    (i) Noussuivonsici Paraclesis,t. V, c. 139BC.

    (2) cum hoc ipsum impiae cujusdam dementiae sit Christum cumZenone aut Aristotele, et hujus doctrinam cum illorum, ut modestissimedicam, praeceptiunculis conferre velle s..Pa~e~M, t. V, c. 139 D.

    (3) Par exemple, S. BONAVENTURE,Christus MMMOMtH'KMmagister, Sermo IV,dans Opera omnia, dit. Quaracchi, t. V, p. 567-57~.

    (4) RASME,Paraclesis, t. V, c. 139 F 1~.0 F.(5) Quod si quis obstrepet, haec esse crassula et idiotica, nihil aliud huic

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    de plus surprenant que l'aisance avec laquelle ce ramn

    accepte haec crassula et idiotica, rejoignant ainsi, troissicles d'intervalle, 1' eramus idiotae du Petit Pauvred'Assise. N'allons pas imaginer, au moins, qu'il n'est passincre, car le but trs prcis qu'il poursuit est bien le rejethors du Christianisme de la philosophie grecque que le

    moyen ge y a introduite, au risque de corrompre cette

    Sagesse chrtienne, dont saint Paul disait dj qu'elle avaitconvaincu de folie la sagesse de ce monde (i). De fait,

    a-t-on jamais vu les Aptres enseigner Averros ou Aristote ?

    Si nous sommes chrtiens, faisons comme eux, et qu'il n'yait rien pour nous de plus vnrable que l'Evangile (2).Cur est nobis quidquam hujus litteris antiquius ? C'est

    ainsi que parle Erasme. C'est bien lui qui reproche aux

    thologiens du XIIIesicle d'avoir introduit sans discernementtoute la littrature profane dans l'Evangile

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    est donc plus complexe que les simplifications de l'histoirelittraire ne nous permettent de le supposer. D'une part,continuant une lutte dj violente en Italie ds le xve sicle,Erasme est du parti qui veut promouvoir l'tude des bonneslettres pour prparer les esprits la lecture des Evangiles;ses adversaires sont des thologiens, surtout des moines,dont le zle peu clairvoyant cherche touffer le mouvementau lieu de le diriger. Pour eux l'humanisme est toujours,et en principe, ce qu'il n'avait t que parfois et en fait,un paganisme honteux qui affiche des sentiments chrtienspour continuer en

    paixson uvre. C'est cette

    situation,trs relle, qui justifie le point de vue communmentadopt sur la Renaissance, dans la mesure o il est justifiable.Il est donc vrai de dire qu'il y eut alors antagonisme violententre les reprsentants du thologisme mdival et del'humanisme; ils ne se sont pas seulement combattus,ils se sont has. Ce qui complique trangement la situation,et dont on ne tient pas assez compte, c'est que l'humanistereproche au scolastique ce que le scolastique lui reproche.Erasme humaniste peut bien invoquer saint Socrate (i),en tant que chrtien il dnonce inlassablement dans la pensedu moyen ge la collusion de l'Hellnisme et de l'Evangile.Socrate et Cicron sont sans doute des saints, mais seule-

    ment par ce qu'ils pressentaient du Christianisme, nullementen ce qu'ils prtendraient lui ajouter quelque chose. Leurmorale tait dj chrtienne; le Christianisme n'a plus tre encore grec. C'est pourquoi l'on voit Erasme accusersans cesse de paganisme ceux qui avaient essay de cons-

    assezdifficilede concilierl'rasmepopulairequel'on nousoffreavecceluiquel'on trouve dans ses crits. Si la Renaissanceimpliqueessentiellementunediminutionde l'idalchrtien rasmen'appartientpas la Renaissance;s'il lui appartient,ellen'impliquerien de tel.Quelque doivetrefinalementlejugementde l'histoire,il y a lieude rouvrirle procs.

    (t) Ce texte fameux se trouve dans les Colloquia Convivium religiosum: Profecto mirandus animus in eo qui Christum ac sacras litteras non noverat.Proinde quum hujusmodi quaedam lego de talibus viris, yix mihi tempero,

    quin dicam, Sancte Socrates, ora pro nobis. At ipse mihi saepenumero nontempero, quin bene ominer sanctae animae Maronis et Flacci . Assurment,nous sommes ici bien loin de saint Augustin, et de Luther plus encore, maisfort prs de Justin, qui fait de Socrate un chrtien et un martyr. Sur laprfrence d'rasme pour le platonisme, voir Enchiridion, cap. H; t. V, c. 7 F

    Sur l'inspiration divine de Cicron, voir la Lettre y. Vlatten, d. Allen.n" 1390; t. V, p. 339.

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    MOYEN ACE ET NATURALISME tg

    truire au moyen ge une Sagesse dont la technique ftgrecque et l'esprit chrtien Occam, et derrire Occam,Duns Scot; derrire Scot, saint Thomas d'Aquin; derrireThomas d'Aquin, Albert le Grand (i). La grandeur desaint Augustin le fait hsiter, mais le seul qu'il ait vraimentaim sans rserves, c'est saint Jrme, parce que c'tait detous le moins philosophe.

    En prsence d'une telle situation, comment ne pas sedemander si la Renaissance n'a pas t, bien plutt que ladcouverte du naturalisme antique, le heurt de deux aspectsdiffrents de ce naturalisme, auxquels il n'a manqu que de

    se savoir complmentaires pour s'accorder? Erasme veutl'Evangile pur et simple, dpouill de ce que des sicles dethologie en ont fait (2). Soit, mais alors c'est tout Aristotequ'il faut expulser, c'est--dire la morale grecque, la naturegrecque sur quoi cette morale repose, la dialectique grecqueenfin qui l'interprte. Il faut aller plus loin chasser le

    (i) Quid AlbertoMagno,quid Alexandro,quid Thomae, quid Ricardo,quid Occam alii velint tribuere, per me sane cuique liberumest. , etc.RASME,Paraclesis,t. V.c. 143AB.

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    t~. ARCHIVESD'HISTOIREDOCTRINALEETLITTRAIREDUMOYENAGE

    divin Platon, dont la doctrine des Ides est dsormais

    incorpore la thologie du Verbe, et Socrate lui-mme,dont la morale ne s'est fonde qu'en fondant la dialectique.Pour un ami des Anciens, que de ravages! On comprendaisment qu'Erasme lui-mme ait hsit. Il sentait que sa

    critique laissait un vide bant entre la lecture de Cicronet celle de l'Evangile ou de saint Paul; l'vangelisme nu deson Enchiridion lui semblait lui-mme un peu pauvre etil appelait de ses vux une thologie vritable, que la

    Philosophia christiana du dominicain Javelli tentera bienttde constituer (i). Mais la tentative mme de Javelli' montre

    bien ce qu'avait de prcaire la position des thologienshostiles l'humanisme. De quel droit les scolastiques duxvi~ sicle interdiraient-ils aux bonnes lettres de reprendredans l'enseignement la place que Chartres leur avait accordeau xii~ sicle ? Si c'est parce qu'elles vhiculent des senti-ments paens, il fallait commencer par ne pas installerAristote au cur de la thologie. Quoi de plus grec quel'jE~M~MC Nicomaque? Il est dcidment trop tard. Quandon a emprunt un paen sa dfinition de la vertu, de la

    justice, et qu'on l'accepte, il ne faut plus tenir l'tude desAnciens pour destructrice de la morale chrtienne. Les

    thologiens avaient le droit de surveiller l'humanisme, d'en

    redresser au besoin les dviations, mais ils n'avaient pas ledroit d'en nier l'inspiration profonde, car c'tait d'elle

    qu'ils tenaient leur existence. Deux humanismes se sontdonc trouvs aux prises, dont aucun n'tait assez compr-hensif pour assimiler l'autre des deux cts, on a trait enadversaire un alli dont on ne pouvait pas logiquementse passer.

    ?

    Il reste pourtant un doute. L'opposition des thologiens

    l'Humanisme n'tait que trop sincre; sommes-nous

    srs de la sincrit d'Erasme lors qu'il proteste contre lapaganisation de l'Evangile ? Pour ma part; je

    ne connais pas

    (t) Voir M.-D. CHENU, art. Javelli, dans le Dictionnaire de thologie catho-

    lique, t. VIII, c. 535-536 et Note pour l'histoire de la philosophie chrtienne, dansRevue des sciences philosophiques et thologiques, t. XVI (1932), p. 231 235.

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    MOYENAGEETNATURALISME 15un texte qui permette de la nier; mais elle devient unecertitude absolue, si l'on se souvient qu'en cela, Erasmeeut toujours partie lie avec Luther. Lui qui s'engageaitsi peu, et que des dissentiments si profonds sparaient du

    rformateur, a toujours t avec lui contre l 'hellnisme

    philosophique du moyen ge, et Luther, qui s'est retenu grand effort de vomir publiquement leur opposition,n'en a recul l 'explosion jusqu' l 'clat de la controversesur le libre arbitre, que parce qu' il avait partie lie aveclui sur ce point essent iel. On sait assez le mpris de Luther

    pour la thologie scolastique (i) ; or, ce qu'il lui reproche,c'est justement cette mme collusion de la philosophiegrecque et de l'Evangile Un thologien non logicien ;dit-on couramment autour de lui, c'est un monstrueux

    hrtique . A quoi Luther rplique Formule elle-mme

    hrtique et monstrueuse . Sans Aristote , dit-on encore, on ne devient pas thologien H Erreur , rplique Luther,et il souligne Au contraire, on ne devient thologien quesans Aristote . Tout Aristote , ajoute-t-il plus loin, est la thologie ce que les tnbres sont la lumire ;et il prcise la porte de sa remarque Contre la Scolas-

    tique (2). Pourquoi lui en veut-il, et que lui veut-il ?Il serait ais de se dbarrasser de la question en la ramenant

    un dbat thologique sans intrt pour l'histoire de la

    (i) Voir Otto SCHEEL, Dokumente XM~ Luthers Entwicklung, Tbingen,Mohr, 1911. fabulator Aristoteles cum suis frivolis defensoribus , texte m,p. 57. Sed multo miror nostratium (errorem) qui Aristotelem non dissonarecatholicae veritati impudentissime garriunt , t. 114, p. 57. Ve tibi maledictablasphemia, ut incocta est haec fex philosophiae , t. 119, p. 59. 0 stulti,o Sawtheotogen! , t. 263, p. 117. Nonne ergo fallax Aristotelis metaphysicaet philosophia secundum traditionem humanam decepit nostros theologos ? e,t. 277, p. 123. Voir surtout la lettre extrmement violente J. Lang,8 Fvrier 1517, dit. Weimar, Briefzvechsel, t. I, p. 88-89 Mitto has litteras.plenas quaestionum adversus logicam et philosophiam et theologiam, id est,blasphemiarum et maledictionum contra Aristotelem, Porphyrium, Senten-tiarios, perdita scilicet studia nostri saeculi. nihil ita ardet animus, quamhistrionem illum qui tam vere graeca larva ecclesiam lusit, multis revelareignominiamque ejus cunetis ostendere, si otium esset. Habeo in manibus

    commentariolos in primum Physicorum, quibus fabulam Aristaei denuoagere statui, in meum istum Prothea, illusorem vaferrimum ingeniorum, itaut nisi caro fuisset Aristoteles, vere diabolum eum fuisse non puderet asserere (H ne reste de ce projet que la Disputatio cite dans la note suivante). Mmeton dans la lettre J. Lang, n nov. 1517, d. cit., t. I, p. 121-122.

    (2) M. LUTHER, Disputatio contra scholasticam theologiam (1517); dit. de.Weimar, 1.1, p. 22!-228. Les thses cites sont les n" 43,45, 50; op. et't., p. 226

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    philosophie. Ce dbat thologique lui-mme, on pourraitle simplifier pour en faciliter la liquidation. C'est ce quel'on fait souvent. Luther dcouvrant saint Paul et, avecsaint Paul, la ncessit de la grce, pourquoi ne pas admettre

    que tout se rduise cela ? Ici encore, le problme est pluscomplexe et je crois qu'il importe au contraire extrmement l'histoire du moyen ge et de la Renaissance qu'on en

    prcise la solution. Car toute doctrine de la grce supposeune doctrine de la nature, et si le problme de la grcerelve de la thologie, celui de la nature intresse au plushaut point la philosophie. Chercher ce que la rforme

    luthrienne condamne dans la thologie mdivale de lagrce, c'est donc chercher de quelle notion de la nature la

    philosophie mdivale a vcu.Pour que Luther nous serve dans cette entreprise, il

    faut remonter jusqu' la source de son grand refus. Elle n'est

    peut-tre pas o des raisons de commodit nous induisent

    parfois la situer. Que l'homme dchu ne puisse se sauversans la grce, nul ne croira srieusement que le moyen geait laiss Luther le soin de le dcouvrir. Comment d'ailleurs

    pourrait-on soutenir simultanment que la Renaissance aitdcouvert la suffisance de la nature et que le moyen geait ignor la ncessit de la grce ? Mais les faits parlent assez

    par eux-mmes. Saint Thomas se demande, dans la Sommethologique (i) si l'on peut mriter la vie ternelle sans la

    grce ? Rponse non L'homme peut-il mriter par lui-mme la premire des grces? Rponse non. Pourrait-ildu moins mriter par ses propres forces la rparation aprsla chute? Rponse non. Supposons enfin gratuitementreue cette premire grce qu'il ne saurait mriter, va-t-il

    pouvoir mriter par lui-mme d'y persvrer? Non, toujoursnon. Et que l'on ne s'y trompe pas derrire saint Thomasil y a saint Augustin, c'est--dire la ngation radicale detout mrite possible, de toute bont relle, de toute vertu

    vraie, dans une nature dchue, que la grce n'a pas encore

    gurie. Ni l'un ni l'autre n'ignorent la dfinition cicronienne,

    et toute grecque, de la vertu une habitude de l'meconforme la nature, la mesure et la raison a (s); mais ce

    (i) S. THOMASD'AouiN,.S'M.t~eoL,I&II e,qu. 114,art. z, g, 6,7,9et o.(2) Citepar S. AUGUSTIN,Cont.~M/M~M~nPelagianum,IV,3, 19;Pat. lat.,

    t. 44, col.747.Et par S. THOMASD'AQUIN,Sumotheol.,la IIae,g6,5, Resp.,et

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    que saint Augustin reproche Cicron, c'est d'avoir ignorque notre nature est blesse et qu'il ne peut y avoir pourelle de vertu digne de ce nom tant qu'elle n'a pas t guriede ses blessures (i). Assurment, les Anciens pouvaientfaire le bien, mais ils le faisaient mal, parce qu'en euxl'homme qui le faisait n'tait pas bon. C'est pourquoi,lorsqu'il en arrive porter un jugement sur les vertus despaens, Augustin le fait avec une svrit qui pouvait diffi-cilement tre dpasse Fabricius sera moins puni queCatilina, non que l'un ft bon, mais parce que l'autre taitencore

    plusmauvais

    (2).Ainsi va saint

    Augustin,car il

    suit saint Paul, et, l o il n'y avait pas de foi, comment yaurait-il encore de la justice ? ~M~M~ex fide vivit (Rom.,I, i7).

    Pourtant, il est bien vrai que cela mme ne suffit pas Luther, car si la nature dchue, telle que saint Augustinet saint Thomas la conoivent, ne peut se sauver sans la

    grce, elle subsiste et peut encore quelque chose en tant

    que nature. C'est mme pourquoi, si la grce vient la secourir,elle redevient capable de pouvoir quelque chose pour sesauver; avec assez de grce, elle pourrait tout. Ds que Dieula relve, c'est bien elle qui mrite; aussi les questions desaint Thomas que j'ai cites, sont-elles prcdes d'une

    autre qui en prcise et limite le sens l'homme peut-ilmriter quelque chose de Dieu ? Cette fois, la rponse estoui. Ce que le thomiste maintient en effet sous l'action de lagrce, c'est une nature que le pch n'a pas dtruite et quela grce n'a pas pour effet de supprimer, mais d'accompliren la restaurant. Une crature raisonnable se dtermineelle-mme agir, en vertu de son libre arbitre; c'est pour-quoi son action est une action mritoire a. Et encore: L'hom-me mrite en tant que c'est par sa volont propre qu'il faitce qu'il doit )) (3). Bien plus, partir du moment o la grcele rend capable de mriter, il devient capable de mriter

    par elle plus de grce encore, de sorte que l'on ne saurait

    assignerde limites ses

    possibilitsde relvement.

    6, i" obj. Le texte de Cicron se trouve dans le De M~cMtKMef/Mto~a, lib. II,cap. 53

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    Lorsqu'il parle ainsi, saint Thomas s'appuie sur saintBernard, saint Bernard s'accorde avec saint Anselme, qui nefait en cela que suivre leur commun matre, saint Augustin.L'homme n'est qu'un malade gurir, ce n'est pas un mortque l'on ne puisse ressusciter (i). Voil pourquoi, dans lestextes o il affirme le plus nergiquement la ncessit dela grce, saint Augustin rappelle toujours la prsence dusujet naturel auquel elle s'applique Car nous, ce que nousdisons, c'est que la volont de l'homme est aide par Dieu faire- uvre juste. Outre, en effet, que l'homme a t cravec le libre arbitre de sa volont; outre

    l'enseignementdivin qui lui prescrit comment il doit vivre, il reoit encorele Saint-Esprit, pour produire en son me la dlectation etla dilection de ce bien souverain et immuable qu'est Dieu))(2)Et voici le rsum de toute la doctrine Non pas, justifispar la Loi; non pas, justifis par notre volont propre, mais

    justifis gratuitement par Sa grce. Ce n'est pourtant pasque cela se fasse sans notre volont, mais que notre volontest rvle infirme par la Loi, pour que la grce la gurisseet que la volont ainsi gurie accomplisse la Loi, sans tresoumise la Loi ni avoir besoin de la Loi )) (3).

    Ces textes, Luther les a connus, il s'est pench sur eux,et il les a rejets. Lorsque saint Augustin nous dit que la

    rconciliation de l'homme avec Dieu, bien que toute l'ini-tiative vienne de Dieu, ne saurait s'effectuer sans la colla-boration de l'homme, il y a pour Luther une collaborationsuperflue. Ce qu'il veut, c'est, selon ses propres expressions,magnifier, implanter et constituer le pch, afin de magnifierimplanter et constituer la grce (~.). Magnifier le pch, en le

    (i) Onnesauraittroprecommander,cetgard,la lecturedu trsprofondessaide Karl Barth, dans K. BARTHund H. BARTH,Zur lehrevomHeiligenGeist,Chr. Kaiser Verlag,Mnchen,1930 II. Der HeiligeGeistunddaschristlicheLeben.Cf. So mageineWunde geheilt,so kann aber nicht einToter auferwecktwerden,op.cit.,p. 62. Notonsseulementquele textede l'Enchiridion,32, cit p. 61, signifiele contrairede ce qu'on luifait dire,maisce lapsusaccidentelne changerien aufondde la question.

    (2)S.AUGUSTIN,Despirituetlittera,III, 5;Pat. lat.,t. 44, c. 203.Cf. Non

    egoautem,sedgratiaDetMMCMM(I Cor.XV,9, 10) id est,non solus,sed gratiaDeimecum acper hocnecgratiaDeisola,nec ipsesolus,sed gratiaDeicumillo .Degratia et lib. arbrit.,V, 12;Pat. lat., t. 44, c.88o. Cf. S. THOMASD'AQUIN Electionesautem ipsae sunt in nobis, suppositotamen divinoauxilio. ~Mm.theol.,I, 83, 2, ad 4'.

    (3) S. AUGUSTIN, De spiritu et littera, IX, 15; t. 44, c. 200.(4) Otto SCHEEL, Dokumente, t. z4o, p. 98-99.

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    montrant indestructible magnifier la grce, car au lieu de

    gurir l'homme du pch, elle justifie le pcheur sans le

    gurir. La justice s'applique dsormais lui et le sauvesans devenir sienne non per domesticam, sed per extraneam

    justitiam (i) la grce le rpute juste, tout en le laissant

    pcheur; toujours impur de soi, il devient saint par Dieu.

    Bref, le Dieu de saint Augustin gurit une nature celuide Luther sauve une corruption.

    Ici, nous atteignons enfin le fond du dbat et l'oppositionde la Rforme la philosophie mdivale apparat sous son

    vrai jour. Puisqu'il n'y a plus de nature, comment y aurait-ilencore une philosophie de la nature ? De quel droit le tho-

    logien aurait-il recours aux grecs pour se renseigner sur

    les conditions d'une moralit et d'une libert, qui, l'une et

    l'autre, ont irrmdiablement cess d'exister depuis qu'ellesfurent abolies par le pch? Mais aussi, inversement,

    puisqu' leurs yeux c'est depuis sa restauration par la grcequ'elle a vraiment recommenc d'exister, pourquoi lesPres et les philosophes du moyen ge ne se reconna-traient-ils pas le droit de parler de la nature et d'en parlerde la seule manire qui convienne en philosophes ? De l,sous la superstructure thologique et la Rvlation quila couronne, cette persistance de la mtaphysique et de

    la morale antiques travers le moyen ge, o l'on n'a vouluvoir que l'illusion purile de Chrtiens jouant aux Grecs

    pendant des sicles sans comprendre les rgles du jeu. Lutheret l'pret tragique de son attaque suffisent prouver lesrieux de la partie. Il ne s'agissait de rien moins que desavoir si le surnaturalisme chrtien allait recueillir le natu-ralisme antique pour le complter, ou le dtruire sans retour

    pour s'y substituer.Car c'est lui l'enjeu de la Rforme. Luther voit trs exacte-

    ment ce que l'on a fait et ce qu'il veut faire. Y a -t-il place

    dans le christianisme, oui ou non, pour une nature et un libre

    arbitre? Si la nature est corrompue par le pch, le libre

    (i) Otto SCHEEL, Dokumente, t. 241, p. o-100. Dans le mme sens, voir la

    lettre de Luther G. Spenlein, 8 avril 1516 (der unvergleichliche Brief ),dans Briefwechsel, dit. Weimar, t. 1, p. 35-36; notamment Cave ne aliquandoad tantam puritatem aspires, ut peccator tibi videri nolis, imo esse. Christus

    enim non nisi in peccatoribus habitat . En d'autres termes, si la grce guris-sait l'homme du pch, l'homme tant guri, elle n'aurait plus de raison d'tre.

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    arbitre l'est aussi ce qui reste est donc un arbitre quin'est plus libre et ne peut pas le redevenir. Par la faute ori-ginelle, l'homme est immuablement fix dans le mal. Sansdoute, il conserve une volont et cette volont est libre detoute contrainte, Nous ne pouvons plus faire que le mal,c'est pourtant volontairement que nous le faisons. Que lagrce vienne changer le cours de notre vouloir, c'est encorebien lui qui voudra et il ne subira de ce fait nulle contrainte.La volont n'en est pas moins dsormais semblable unemonture que se disputent deux cavaliers et qui ne peutqu'aller o la conduisent le

    pchet la

    grce.Sa

    spontanitn'est plus qu'une radicale impuissance. Qui est vis inefficax,nisi plane nulla vis (i) ? Si cet arbitre ne peut plus riende lui-mme, que se laisser conduire, pourquoi dire encorequ'il est libre? Disons plutt qu'il est serf, soumis unenecessitas ~MM~z/~~M qui le retient immutabiliter cap-~'fMM,'bref, c'est un mot vide res desolo titulo, dont l'emploidevrait tre ternellement banni de la thologie.

    Lorsqu'on les considre sous cet aspect, les thses queLuther fit soutenir en 1517 contre la Thologie scolastique,moins clbres auprs des historiens que ses fameuses thsessur les Indulgences taient cependant d'une porte autrementprofonde. Au lieu d'branler simplement une institution

    ecclsiastique du moyen ge, l'attaque de Luther visait l'undes organes vitaux de sa pense. On aurait pu la nier enlanant une sorte de no-plagianisme. C'est mme ce quidevrait tre arriv, si la Renaissance avait t cette exaltationdu naturalisme antique dont on nous parle. En fait, dans lamesure o la Rforme exprime l'une des tendances profondesde ce temps, c'est exactement le contraire qu'elle a voulufaire. Pour Luther, ce sont Duns Scot et saint Thomasqui sont les plagiens, et si la Renaissance cherche par lui tuer la pense du moyen ge, c'est en niant, avec la nature,la libert et la moralit qu'elle fonde. Dsormais, plus delibre arbitre Nous ne sommes pas matres de nos actes, maisserfs, du commencement la fin. Contre les philosophes ?.Plus de mrites acquis Nous ne devenons pas justes forced'agir justement, mais c'est parce que nous sommes justifis,

    (i) M. LUTHER,De servoarbitrio,d. Weimar,t. XVIII,p. 634-639.Cespagessontessentiellespour la thologieluthriennedu serf-arbitre.

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    que nous faisons des choses justes. Contre les philosophes .Or, qui nous a persuads que notre volont peut quelquechose, acqurir la justice en la pratiquant et, par la justice,acqurir enfin le mrite ? C'est la morale grecque, c'est--direla morale paenne, qui les philosophes du moyen ge ontlivr les clefs de la thologie. Qu'on l'en chasse Presquetoute l'J~~M~ d'Aristote est le pire ennemi de la grce.Contre les scolastiques )) (i). En amoindrissant le pch,ils ont amoindri la grce (2), et la nature paenne a misl'occasion profit pour s'introduire dans le Christianismeet

    s'yretrancher.

    (i) M. LUTHER, Disputatio contra scholasticam theologiam, thses 39, 40, 41;d. Weimar, 1.1, p. 226. Cf. Ethica lectio (cum sit plane ad theologiam lupusad agnum). D. A Spalatin, 2 sept. 1518 d. Weimar, Briefwechsel, t. 1, p. 196.Pour prvenir une quivoque possible, notons que l'emploi du mot nature,chez Luther, ne lve aucunement son opposition la tradition mdivale;pour lui, la corruption fait dsormais partie de la nature et ne peut plusen tre expulse. Certes, la nature n'est pas primitivement mauvaise, ce quiserait du manichisme, (thse 8), mais elle est devenue, par le pch, naturel-lement mauvaise ( Est tamen naturaliter et inevitabiliter mala et viciatanatura , th. 9), et elle reste telle, mme sous la grce. La tendance au pchtant dsormais insparable de la nature sancti intrinsece sunt peccatoressemper, ideo justificantur semper , simul sunt justi et injusti , d'o lectbre simul peccator et justus . (Cf. H. STROHL, L'panouissement de lapense religieuse de Luther, Strasbourg, 1924., p. 29). D'un mot, selon Luther,

    nous pouvons bien tre rputs justes par Dieu, mais non pas, au senscatholique du terme, le devenir op. cit., p. 27.(2) Nec movet, quod Latomus me ingratitudinis et injuriae insimulat in

    S. Thomam, Alexandrum et alios. Male enim de me meriti sunt. Thomasmulta haeretica scripsit et auctor est regnantis Aristotelis, vastatoris piaedoctrinae . M. LUTHER, dans 0. SCHEEL, Dokumente, t. 85, p. 45. Il prciseailleurs l'endroit o la contamination s'est produite Et dicitur (justitia Dei)ad differentiam justitiae hominum, quae ex operibus fit. Sicut Aristoteles 3.Ethicorum manifeste determinat, secundum quem justitia sequitur et fit exactibus. Sed secundum Deum precedit opera et opera fiunt ex ipsa . Op. cit.,texte 243, p. 101. Cf. le Commentaire l'ptre aux Galates. II, 21; dit.Weimar, t. II, p. 503 Vide ergo. , et p. 504. Jam sequitur. . Lutherreprocherait donc en somme saint Thomas d'avoir ruin la thologie de lagrce, en acceptant comme vraie la doctrine d'Aristote, Eth. Nic., III, 7, n 13 b19 et suiv. Bien entendu, saint Thomas n'a jamais admis que la justice dela grce rsulte de nos actes; au contraire, il enseigne, bien avant Luther, quela thse d'Aristote ne vaut pas en ce qui concerne l'acquisition de la grce,qui est instantane tota justificatio impii originaliter consistit in gratiaeinfusione per eam enim et liberum arbitrium movetur, et culpa remittitur.Gratiae autem infusio fit in instanti, absque successione . 1 11~, ~MM. theol.,113,7, Resp. Comment saint Thomas pourrait-il croire que nous nous justifions

    nous-mmes ? La justification du pcheur est, en un sens, une uvre divineplus grande que celle de la cration mme. Cf. ~MM. theol., la IIae, 113, 9, Resp.La diffrence est donc ailleurs. Elle consiste en ce que, selon saint Thomas,

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    II n'est aucunement question de prtendre que ce quel'on a dit d'un moyen ge ennemi de la nature et du mondesoit faux, ou mme exagr. Cela est vrai et l'on sauraitdifficilement l'exagrer, mais c'est unilatral. La questionreste en effet de savoir qui, au moyen ge, condamnait lanature et de quelle nature il s'agissait. Ds que l'on pose la

    question, les noms viennent d'eux-mmes sous la plume

    ce sont Pierre Damien, Bernard de Clairvaux, tous ceux quise sont fait les aptres des Rformes religieuses les plusstrictes que le xn~ sicle ait connues. Telle que ces hommesla concevaient, leur fonction propre tait de rappeler sanscesse l'existence et l'omniprsence du pch, la corruptionde l'me et de la nature par la faute, le pril d'oublier lesblessures que la cration divine a reues et qu'elles sont chaque instant rouvertes si l'on nglige d'y porter remde.Le monde.contre lequel ils ne cessent d'crire et de prcherc'est, comme le dira plus tard Bossuet ceux qui prfrentles choses visibles et passagres aux invisibles et aux ter-nelles . Peindre le moyen ge sans ces redoutables asctesserait le

    dfigurer,et nul

    n'ysonge; mais en faire des inter-

    prtes qualifis de la philosophie mdivale serait une erreuraussi grave. S'ils ont place dans l'histoire de la philosophie,c'est en dpit d'eux-mmes, car ils ne l'ont jamais aime.

    Tout, en eux, se tendait contre elle; ils ne cessaient de rappe-ler ce que la raison court de dangers lorsqu'elle prtend se

    bienquelajustificationgratuiteprviennenotrelibrearbitreellenesefaitpassanslui (Sum.t~eo~1~11~,ng, 3, Resp.);d'o il rsulted'abord,que le librearbitreparticipe sa proprejustification(Undeoportetquodmenshumana,dum justificatur, per motum liberi arbitrii recedata peccatoet accedatad

    justitiam.~MM.theol.,le11~,ii3, 5,Resp.);ensuiteque, dansla mesureoil estjustifi,et o Dieu en a dcidainsi,une certainerelationdejusticeetdemrite peut se rtablirentre l'hommeet Dieu.H restevrai quec'est Dieuqui a donn l'hommelaforcede bienagir, maisc'estpourtantl'hommequi

    agit bien quiacreaturarationalisseipsammovetad agendum.

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    suffire; pourtant, en face de la grandeur de saint Bernard,il y en avait une autre, celle d'Ablard, que l'ascte de Clair-vaux n'a jamais tolre, qui n'en tait pas moins relle et dontnon seulement la philosophie, mais la thologie elle-mmea largement bnfici.

    Allons plus loin si l'on s'obstine considrer le respectet l'amour de la nature comme essentiellement trangers aumoyen ge, que de choses, dans l'art et la littrature de cetemps, deviennent Incomprhensibles! N'est-ce pas cetteillusion qui condamne tant d'historiens traiter en ht-rodoxes,

    parce qu'ilsexaltent la

    nature,des hommes

    quine

    l'eussent t que s'ils l'avaient mprise? Saint Bernardcondamne la sculpture, mais la renoncule, le trfle et le gentornent les murs de nos cathdrales; on y voit sourire Mai,avec sa fleur et son oiseau; Juillet y aiguise sa faux avec une

    juste lgance; toute la ronde des uvres et des jours, vraimiroir de la nature, se droule au porche de Notre-Dame (i).C'est bien cela que nous y voyons, c'est bien l que nous levoyons et toutes ces choses y sont leur place, ex-votosreconnaissants d'une nature cre, rachete, doublementcomble. Pierre Damien peut s'lever avec force contre ceuxqui pensent aux choses de la terre, mais les crivains de notrepays y pensent sans cesse, et ils ont raison, quand ils pensent

    bien. Volontiers, ils s'crieraient avec Pline Salut, Nature,mre de toutes choses)) En fait, ils le disent, et s'ils ajoutentqu'elle tient de son auteur tout ce qu'elle est, ce n'est paspour la diminuer mais pour la grandir. Dans le De mundiuniversitate, Bernard Silvestre en fait le dcret suprme deDieu ~M~~M decreta Dei, natura; la fcondit bienheureusedu Verbe tu natura, uteri mei beata fecunditas (2). Dansson fameux De planctu naturae, Alain de Lille ne l'invoquepas avec moins de ferveur

    0 Dei proies, genitrixque rerum,Vinculum mundi stabilisque nexus,Gemma terrenis,

    speculum caducis,Lucifer orbis.

    (i) . MALE, L'art religieux du xiii~ sicle en France, Paris, Colin, 1919,p. 69-70.

    (z) . GILSON, La cosmogonie de Bernardus StYu~x, dans Archives

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    Pax, amor, virtus, regimen, potestas,

    Ordo, lex, finis, via, dux, origo,Vita, lux, splendor, species, figura,

    Regula mundi (i).

    Pourtant, elle nous le dit elle-mme, cette prrogative desa puissance, la Nature ne veut pas ici se l'arroger au point de

    droger celle de Dieu; elle se professe l'humble disciple dumatre suprme certissime summi magistri me humilem

    profiteor esse discipulam . Bien plus, aprs avoir jointtant d'humilit tant de magnificence, elle s'avoue le thtre

    d'uvres qui dpassent de bien loin son pouvoir Consultel'autorit de la science thologique, car il faut mettre plus deconfiance en sa fidlit qu'en la fermet de mes raisons. Ce

    qu'atteste son tmoignage fidle, c'est qu' mon actionl'homme doit sa naissance; l'autorit de Dieu, sa renais-sance. Par moi il est appel du non tre l'tre; par lui, il estconduit mieux tre. C'est en effet par moi que l'hommeest procr, pour la mort; par lui, il est recr, pour la vie .Et ne croyons pas que de telles notions soient propres aux

    potes mdivaux d'expression latine. Nature n'est pas moins

    grande dans le Roman de la Rose r

    Mais ci ne pest il rien faire,

    Zeusis, tant sest bien pourtraireNe coulourer sa pourtraiture,Tant est de grant beaut Nature (V. 16100-16202).

    Mais elle n'y est pas plus oublieuse de sa source

    Car Deus, H beaus outre mesure,Quand il beaut mist en NatureIl en feist une fontaineToujourz courant e toujours pleine,De cui toute beaut drive (v. 16231-1623~).

    (i) ALANUS DE INsuLis, Liber de planctu naturae, Pat. lat., t. 209, c. 447.Les textes suivants se trouvent op. cit., c. 445 C-446 A.

    Cf. ED. FARAL, Le Roman de la Rose et la pense franaise au xiii~ sicle,dans Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1916, p. 430-457. E. AuERBACH,Dante a~ Dichter der irdischen Welt, Berlin, W. de Gruyter, 1929. Dans untrs remarquable essai, Mr E. Auerbach a propos l'expression Vulgrantike(sans aucun sens pjoratif) pour dsigner cette survie de l'Antique au moyenge; elle ferait pendant celle de Vulgrlatein. Voir Dante und Virgil,dans Das humanistische GyMKCMMMz,1921, IV-V, p. 126 144.

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    Ce Dieu qui de beauts abonde, Quand il trs beau fitce beau monde, Dont il portait en sa pense, La belle forme

    pourpense (v. 1672~-16732), le pote n'a pas besoin quela Renaissance lui en enseigne la splendeur, puisqu'il l'affirmequatre fois en quatre vers; mais Nature, telle qu'il la conoit,trouve toute sa gloire servir le matre qui l'a faite etqui la prend encore pour collaboratrice Ce Dieu mme,par sa grce, Quand il y eut par ses devises Ses autrescratures mises, Tant m'honora, tant me tint chre Qu'ilm'en tablit chambrire; Servir m'y laisse et laissera Tant

    quesa volont sera. Nul autre droit

    je n'y rclaime,Mais le

    mercie quant il tant m'aime, Que si trs pauvre demoiselle,En si grand maison et si belle, Lui, si grand sire, tant meprise Qu'il m'a pour chambrire prise. Pour chambrire!certes, veire Pour conntable et pour vicaire, Dont je nefusse mie digne, Fors par sa volont bnigne Gardant, tantDieu m'a honore, La belle chane dore Qui les quatrelments enlace Tous inclins devant ma face (v. 16768-16788). S'il se tourne ici, dans le pass chrtien, vers Bocedont il s'inspire, Jean de Meun est, dans le prsent, du partide ces matres qui enseignent la philosophie d'Aristote laFacult des Arts de l'Universit de Paris. Comment enserait-il autrement ? S'il y a une nature, il faut bien qu'il

    y ait une philosophie, et s'il y a une philosophie, quel autrematre en demanderait-on le secret, sinon cet Aristotequi mieux mit natures en note que nul homme depuis Cana ?(v. 18032). Voil pourquoi la nature mdivale n'envie rien la grce; voil aussi pourquoi, lorsque, dans nos ancienspotes, la Sagesse chrtienne s'entretient familirementavec Aristote, au lieu d'y voir autant de navets pardonnerd'un sourire, on ferait mieux de se rendre compte, qu'ende tels passages, c'est la conception spcifiquement mdi-vale de la nature qui s'exprime

    (i) Dans G. COHEN, Mystres et moralits du manuscrit 617 de Chantilly,Paris, Champion, 1920, p. 107-108.

    MOYEN AGE ET NATURALISME 2

    Amis, dit-elle qui me claimesAmie,

    pource

    quetu m'aimes

    et en ce n'as tu rien perdu,Car par ce t'est tout bien venu (i).

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    Que l'on y songe, cette tendresse rciproque d'une grceamie de la nature et d'une nature amie de la grce, n'est-ce

    pas elle qui donne son sens le plus profond tel roman

    mdival, le Lancelot en prose par exemple? Non que lemonde o le romancier nous introduit ne soit rempli d'em-bches. A la faveur du pch, le Malin y tend partout son

    pige; l'homme y vit au pril de sortilges mystrieux et,ds

    qu'il sort de la nature pour entrer dans les villes, le faible yest opprim par l'injustice des forts. Mais viennent Lancelot,Bohort, Perceval, Galaad devant les chevaliers de la grce,la

    rdemptionde la nature

    s'accomplit;les monstres expirent,

    les curs blesss par la lance de l'amour gurissent par celled'un amour plus fort encore semblable la ruine de quel-que chteau hant, le royaume du Malin s'croule, les malescoutumes sont abolies, les faibles retrouvent un droit contreles forts, la justice rgne; on dirait que le rameau de l'Arbrede Paradis, dtach et plant en terre par Eve, vient enfin dereverdir et va porter fruits. Ce renouveau de la terre celtiquesous le printemps de la grce est d'une vigueur telle qu'il asurvcu au moyen ge il chante dans toutes nos mmoires,mme si nous ne reconnaissons plus son message. Parvenu audclin de sa vie, Richard Wagner embrasse son uvre d'un

    regard pour lui demander sa leon dernire. Les mirages du

    Venusberg se sont vanouis, l'or maudit est retourn auRhin,le chant des Matres chanteurs est chant, la longue plainted'Yseult et de Tristan elle-mme s'apaise, mais la bndic-tion de Parsifal descend sur le monde rachet la natureentre pour toujours dans l'Enchantement du Vendredi-Saint.

    =?

    En nous aidant la sentir comme ils l'ont sentie, les potesdu moyen ge nous aident la concevoir telle que ses philoso-phes l'ont pense, et non seulement ses philosophes, maisaussi ses thologiens, ses mystiques. Saint Bonaventure necroit pas que la connaissance naturelle soit la plus haute de

    toutes, mais il est loin de la mpriser cognitio rerum huma-narum magna pars est nostrae notitiae (i). Nul n'a plus

    (t) cognitio rerum humanarum magna pars est nostrae notitiae,quamdiusumusinstatu viae;et pro tanto ponitur in definitionesapientiaes.S. BONAVENTURE,7KIII Sent.,3g,Dub. i; d. Quaracchi,t. III, p. 787.

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    insist que saint Bernard sur l'impuissance de la volont

    naturelle, pourtant, lors qu'aprs avoir longuement dcrit

    tout ce que fait en lui la grce, il en vient se demander ce

    que peut encore faire le libre arbitre, quel cri de triomphe Le libre arbitre, rpond saint Bernard, il est sauv (i). A

    plus forte raison en e st-il ainsi pour ces lgions de dialec-

    ticiens, de physiciens, de m oralistes et de mtaphysiciens qui

    peuplrent les Universits mdivales. Ce n'est pas un contre-

    sens inconscient, ni une illusion purile qui les fait s'attacher

    la pense grecque. Ils ne sont pas devenus philosophes en

    dpitde leur foi religieuse, mais cause d'elle. Si la nature

    d'Aristote les a facilement conquis, c'est que leur christia-

    nisme avait besoin d'elle ils l 'attendaient. De l, une certaine

    communaut de sentiment qui fait de tous les penseurs du

    moyen ge autant de membres d'une mme famille. De l'po-

    que patristique, o la spculation mdivale se prpare,

    jusqu'au xni~ sicle et mme la Renaissance, les diverses

    expressions de la pense chrtienne tmoignent d'une

    remarquable continuit (2). Assurment, on ne saurait sou-

    (i) S. BERNARD, De gratia et libero arbitrio, I, 2 Quid igitur agit, aisliberum arbitrium ? Breviter respondeo. Salvatur. Tolle liberum arbitrium, etnon erit quod salvetur. Tolle gratiam, non erit unde salvetur. Opus hoc sineduobus effici non potest, uno a quo fit, altero cui vel in quo fit. Deus auctor

    est salutis, liberum arbitrium tantum capax; nec dare illam, nisi Deus, neccapere valet nisi liberum arbitrium. Quod ergo a solo Deo et soli datur liberoarbitrio, tam absque consensu esse non potest accipientis, quam absque gratiadantis . Ita tamen quod a sola gratia coeptum est, pariter ab utroqueperficitur . op. cit., XIV, 47. Verum haec cum certum sit divino in nobisactitari spiritu, Dei sunt munera. Quia vero cum nostrae voluntatis assensu,nostra sunt merita . Op. cit., XIV, 50. Toute la doctrine suppose, ce queBernard affirme d'ailleurs explicitement, plus fortement mme qu'aucun autrethologien du moyen ge Verum libertas a necessitate, aeque et indifferenterDeo, universaeque tam malae quam bonae rationali convenit creaturae. Nec

    peccato nec miseria amittitur, vel minuitur. . Op. cit., IV. 9.(z) Voir, ce sujet, le tmoignage capital de K. BARTH, op. cit., p. 58-62,

    qui constate l'existence d'un bloc doctrinal, saint Augustin-saint Thomasd'Aquin, ciment par leur acceptation commune d'une nature stable et persis-tant sous l'action du pch comme sous celle de la grce Und ihr Hinter-grund ist jener Begriff eines Gottes, zu dem das Geschpf als solches, in ruhendgesicherter Kontinuitt steht. , p. 60. Auf diesem Boden steht die mittelal-

    terliche Rechtfertigungs oder vielmehr Heiligungslehre, auf diesem Bodenauch die des Tridentinischen Katholizismus , p. 60. Par l le luthranisme,comme d'ailleurs le calvinisme, s'oppose saint Augustin, en dpit de toutesles utilisations qu'il en a tentes. Bien entendu, it s'oppose tout autant aucatholicisme d'rasme (" Quid autem aliud est Christi philosophia, quam ipserenascentiam vocat, quam instauratio bene conditae naturae ? . Paraclesis,t. V, c. 141 F). Enfin, quelles que soient les diffrences qui les distinguent,

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    tenir qu'il ait alors exist un systme philosophique com-

    mun les doctrines du moyen ge sont, au contraire, d'une

    surprenante diversit et l'histoire a le devoir de la respecter.

    l'Augustinisme et le Thomisme se trouvent unis dsormais, mme sur le plande la philosophie pure, par ce maintien commun d'une nature sanabilis qui lesoppose la Rforme.

    C'est un point sur lequel, au contraire de K. Barth, A. V. Mller parat s'tretromp. II croit prouver l'accord de Luther avec l'Augustinisme en accumulantdes citations dont l'accord littral pourrait se soutenir, mais dont le dsaccordde sens lui chappe. Il est vrai que pour saint Augustin et tous les scolastiques,comme pour Luther, la justification ne fait ici-bas que commencer; que nous

    sommes donc toujours, sur cette terre, justificandi sans tre pleinement justi-ficati, donc aussi que le pch cohabite toujours en nous avec la justice, bienqu'il ne nous soit plus imput, etc. (A. V. MULLER, Luthers theologische Quellen.Eine Verteidigung gegen Denifle und Grisar. Topelmann, Giessen, 1912,p. 174). Mais, pour un disciple de saint Augustin, le pch qui cohabite ennous avec la grce n'est pas celui dont la grce nous justifie, c'est celui dontelle ne nous a pas encore justifis. Sans doute, il en reste toujours guriren cette vie, et c'est pourquoi les formules s'accordent semper justificandi.mais la tradition catholique veut que, en tant que justifie, l'me ne soit pluspcheresse, au lieu que Luther exige que l'me conserve en soi le pch mmedont elle est justifie. En d'autres termes, la grce mdivale est une qualitqui, une fois confre par Dieu l'me, devient sienne c 'est pourquoi lanature de l'me est gurie; la restauratio liberi concilii n'est bien ici quepartielle, mais elle est relle (S. BERNARD,De gratia et lib. arbit., VIII, z6),car sa misre est vraiment, quoique imparfaitement gurie Sane infirmitasejus a seipsa est, sanitas vero non a se, sed a Domini spiritu. Sanatur autem,cum renovatur . Op. cit., XII, 40. Pour saint Thomas, la justification se fait

    par un changement d'tat transmutatio qua aliquis transmutatur a statuinjustitiae ad statum justitiae per remissionem peccati. . Sum. theol., Ia IIae,113, , Resp. Pour cet effet, la non imputation du pch ne serait pas suffisante

    et hoc quod est Deum non imputare peccatum homini, importat quemdameffectum in ipso cui peccatum non imputatur , ibid., 2, ad im. Tel est l'effetde la grce per gratiam, macula cessat x (1~11~, 86, 2, Resp., 87, 6. Resp.,et 100, 7, Resp. C'est exactement quoi Luther me parat s'opposer.

    A. V. MULLERn'a donc pas compris la question. Sans doute, Luther admetque la justice appartient au chrtien en tant qu'il est justifi. On citeraitfacilement de nombreux textes cet effet. La foi luthrienne assure donc auchrtien la possession de la justice. La question reste pourtant de savoir si la

    justice devient sienne en tant qu'impute, ou en tant qu'incorpore sa nature.Or on ne peut gure douter que la premire hypothse soit la bonne, nonseulement parce qu'elle semble seule en accord avec l'esprit de la doctrine,mais cause du paralllisme entre ce que nous recevons du Christ et ce que leChrist reoit de nous dans l'acte justificateur. Luther dit souvent que sa

    justice devient notre et que nos pchs deviennent siens. Le sens de cette

    double imputation semble clair, chacune d'elles clairant l'autre. Nos pchsne peuvent vaincre dans le Christ sa propre justice; sa saintet lui permet, etpermet lui seul de les assumer sans en prir; inversement, sa grce devientcelle du chrtien sans liminer la corruption de la nature dchue. Parce que,mme en nous, la justice de Dieu reste sienne, elle nous justifie sans quoielle perdrait son efficace parce que, mme dans le Christ, les pchsqu'il fait siens restent ntres, c'est nous qui sommes justifis non pas ayant

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    Mais cette diversit, les oppositions doctrinales relles quel'on peut y discerner, se dploient sur le fond d'une vritableunit.

    Pour s'en convaincre, il suffit de comparer brivement

    les trois matresses positions qui dpartagent les coles au

    XIIIe sicle l'averrosme, le thomisme et l'augustinisme.Prouver qu'Averros et ses disciples ont pris au srieux

    l'ordre de la nature et de la philosophie rationnelle est

    une part ie trop facile gagner pour qu'il vaille la peine de

    la jouer. C'est en effet leur hellnisme radical qui les carac-

    trise et l esdistingue

    des autres coles de leurtemps.

    Dans

    leur ardeur poursuivre les causes de l a nature, ils n'oublient

    pas la premire, qui est Dieu, mais avec quelle tranquillitleur raison s'en approche! Le premier principe est ce

    monde, ce que le pre de famille est sa maison, le gnral son arme ou le bien commun la cit. Aussi, sachant quetous biens lui viennent de c e premier principe et lui sont

    conservs par ce premier principe, le philosophe lui voue

    un extrme amour, selon que le prescrit la fois la rglede la nature et l a rgle de l'intelligence. Et c omme chacun

    trouve sa joie dans ce qu'il aime, et sa joie la plus grandedans ce qu'il aime le plus; comme le philosophe aime ce

    premier principe d'un grand amour, ainsi qu'il vient d'tre

    dit, c'est aussi dans le premier principe que le philosophe

    t justifis ,mais tant justifis . Cf. Peccata sua jam non sua, sed Christisunt. At in Christo peccata justitiam vincere non possunt, sed vincunturideo in ipso consummuntur. Rursum, justitia Christi jam non tantumChristi, sed sui Christiani est. Ideo non potest ulli debere aut a peccatis opprimitanta fultus justitia . /K Galat., II, 21; dit. Weimar, t. II, p. 504. Igitur,mi dulcis Frater, disce Christum et hunc crucifixum, disce ei cantare et dete ipso desperans dicere ei tu, Domine Jesu, es justitia mea, ego autem sumpeccatum tuum; assumpsisti quod non eras, et dedisti mihi quod non eramA G. Spenlein, 8 avril 1516; d. Weimar, Briefwechsel, t, I. p. 35. Cette fidu-cialis desperatio sui s'oppose rigoureusement chez Luther la confiance duthomiste en ce que Dieu a fait de lui par la grce, qui l'a rendu capable d'ac-qurir nouveau des mrites. Du thomiste, et tout autant de l'augustinien,car s'il est vrai qu'en couronnant nos mrites, Dieu ne couronne que ses dons,les dons qu'il fait notre libre arbitre n'en sont pas moins devenus nos mrites.

    D'un mot, dans le catholicisme mdival, il est tout aussi vrai que dans leluthranisme de dire que toute notre justice est a Deo; dans les deux cas, ilest vrai de dire qu'elle en vient tout entire; dans le catholicisme patristiqueet mdival seul elle produit un effet en celui qui le pch n'est plus imput',un changement rel d'tat (saint Thomas), une rnovation et une guri-son de l'tre mme (saint Bernard), ce qu'rasme a excellemment dHniinstauratio bene conditae naturae.

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    trouve sa joie la plus grande, dans la contemplation de sabont, et c'est la seule joie lgitime. Telle est la vie du philo-sophe, et celui qui ne l'a pas ne mne pas une vie droite. Or,

    j'appelle philosophe, tout homme qui, vivant selon l'ordreque prescrit la nature, atteint la fin dernire et la meilleurede la vie humaine (i). Que l'on veuille bien y penserla dlectation du philosophe dans l'exercice de la raison,selon la rgle de la nature, voil l'idal que propose aux hom-mes du xIIIe sicle Boce de Dacie, matre s-arts l'Uni-versit de Paris. Erasme avait-il tout fait tort de se plaindre

    quel'ont et

    parfoisoubli

    l'Evangile pourAristote ? Il

    aurait eu pour lui, en l'occurrence, Etienne Tempier, quin'aimait pas Boce de Dacie, et saint Thomas d'Aquin, quine s'accordait ni avec l'un ni avec l'autre; mais je doutequ'Erasme lui-mme, malgr le respect qu'il professe parfoispour lui (2), se ft accord avec saint Thomas d'Aquin.

    Car il est vrai que saint Thomas fut un adversaire obstinde l'averrosme et de l'oubli de l'ordre surnaturel, mais ilfut en mme temps ledfenseur d'Aristote, dont la physique,la mtaphysique et la morale vont d'elles-mmes au devantde la rvlation chrtienne qui les complte. La nature a sesdroits, et nul ne la troublera dans leur exercice pourvuseulement qu'elle se tienne sa place. Jamais saint Thomas

    ne s'est prt aux combinaisons qui dissolvent la naturedans le surnaturel. elle n'est pour lui ni ce que le pch afait de nous, ni ce qu'il a dtruit en nous, car le pch nepeut ni constituer la nature, ni la dtruire. L'essence del'homme, voil sa nature, et dire que le pch l'a corrompueserait dire que l'homme a cess d'exister (3). Si donc saintThomas ne cesse d'attaquer les averrostes, ce n'est pasparce qu'ils admettent la subsistance des tres naturels,reconnaissent l'existence d'un ordre de la nature et de la rai-son. Pour lui, comme pour eux, la vie naturelle la plus hauteest celle du philosophe, la vraie batitude temporelle est celledu sage, la vie du sage est de suivre la nature et la raison.

    (l) M. GRABMANN,Die Opusculade ~MMMObonoM.'6de vita ;~7oK~)/undde sompniisdes Boetiusvon Dacien,dans Arch. d'hist.

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    Ce qu'il leur reproche, c'est d'oublier que pour des chr-

    tiens, et les Averrostes faisaient profession de l'tre, l'ordrede la nature est suspendu un ordre divin, qui en est la foisla fin et l'origine. Comment s'tonner aprs cela, que tran-

    quillement assur dans sa claire vue de la distinction et del'harmonie des deux ordres, saint Thomas ait son tour

    pass pour un paen et se soit vu accuser d'averrosme parcertains augustiniens?

    Pourtant, nous le savons dsormais, les Augustinienseux-mmes ne sont que des paens et des grecs pour un

    luthranisme consquent (i). Il est vrai quela mallabilit

    de la nature aux mains de Dieu atteint avec eux sa limiteextrme. On ne saurait faire un pas de plus sans la dtruire;mais, justement, ce pas, ils ne l'ont jamais fait. En affirmant

    que notre nature est corrompue, leur doctrine ne s'arrtecertainement pas aux perfections gratuites surajoutes parDieu notre essence c'est bien, semble-t-il, ce que l'hommeest devenu par le pch, qui constitue dsormais sa dfinition.On dirait qu'avec saint Augustin et ses disciples, les essences

    mtaphysiques ne se distinguent pas nettement d'tatsvoulus par Dieu, comme si les tres se dfinissaient pluttpar des statuts que par des natures, ou du moins comme si lestatut des tres tait rellement intgr leur nature et indis-

    cernable d'elle. Il n'en est pas moins vrai que le Dieu desaint Augustin est le naturarum auctor, et que, selon uneformule souvent cite, il administre les natures de manire

    telle, qu'elles gardent le pouvoir d'accomplir leurs oprationspropres . Rien de plus logique que la condamnation globaleporte contre la philosophie mdivale par la Rforme unlien profond relie l'Augustinisme au Thomisme, par delleurs divergences techniques, et Luther nous en atteste lasolidit. Tout thologien mdival admet comme thseinitiale ncessaire la persistance de la nature et du librearbitre grec sous la grce. Les averrostes semblent parfoisoublier la grce, les Augustiniens semblent parfois oublier

    (i) Il serait intressantde chercher quel point Luther lui-mmes'estrenducomptedesonopposition l'augustinismeauthentique(voirJ. BAHUZ:,LecommentairedeLuther l'ptreaux ~e'&~eM~,dans Revued'histoireet dephilosophiereligieuse,XI (1931),p. 468-4.70)et mme,plus gnralement,dereprendred'ensemblele problmedeson exgseaugustinienne.La questionse poseraitgalementen ce qui concerneson exgsede saint Bernard Cf.p. 27, note 2.

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    la nature, mais saint Augustin lui-mme rappelle toujours temps que Dieu ne sauve pas l'homme sans l'hommenec gratia Dei sola, nec ipse solus, sed gratia Dei cum illo (l).

    S'il y a eu rupture entre le naturalisme antique et lestemps modernes, elle ne peut donc avoir t l'uvre de laphilosophie mdivale, qui Erasme et Luther reprochentgalement de ne l'avoir pas consomme. Ce n'est pas lexvi~ sicle qui a promulgu la valeur de l'Ethique Nico-maque, c'est le XIIIe, et ce n'est pas le xIIIe qui a fait aux chr-tiens un crime de s'en servir, c'est le xvie. Le moyen geavait

    pumettre les averrostes en

    gardecontre un

    usageindiscret ou prmatur de la morale d'Aristote; Grosseteste,Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, ne l'en ont pasmoins traduite, commente, enseigne; il faut attendre laRforme, pour que la naturalisme des Anciens soit rejetcomme inconciliable avec le Christianisme. S'il est vrai quela philosophie du moyen ge ait t comme blesse mort,le

    jour o la morale grecque fut publiquement dcrteennemie de la grce, il faut bien admettre qu'elle en avaitvcu et que c'est au temps de la Renaissance que lapense chrtienne se vit refuser le droit d'en vivre. Coupureprofonde et, en ce qui concerne la Rforme, invitablesemble-il, mais aussi coupure assez surprenante de la part

    d'un Erasme, et que rien ne rendait ncessaire soit deson ct, soit de celui des thologiens auxquels il s'op-posait. On sait assez, par sa retentissante controverse avecLuther, qu'Erasme est toujours rest, contre la Rforme, lechampion des droits de la nature et du libre arbitre. Hritierd'une thologie plus indulgente, non seulement que cellede Luther, mais que celle de saint Augustin lui-mme, ils'accorde avec Justin pour sauver Socrate et les matres dela morale antique (2). Comment donc nierait-il que la

    (i) Voirp. 18, note2.(2) L'opposition doctrinale de Luther rasme a commenc ds le dbut,

    avant mme qu'ils eussent nou des relations personnelles. Voir les lettresde Luther Spalatin, ig oct. 1516 Bft'ejR'uee/MeZ(d. Weimar). t. I, p. 70-y.

    A Joh. Lang, i Mars 15 2; t. I, p. 96. La plus intressante, parce qu'elleexplique pourquoi Luther vite d'exprimer publiquement leur dsaccord (ilsont pour ennemis communs les scolastiques) est adresse Spalatin, 18 jan-vier 1518, t. I, pp. 133-134.. Quant la conception proprement rasmienne d'unethologie fonde sur l'union de l'vangile et des bonae litterae , au lieu d'trefonde, comme celle du moyen ge, sur l'union de l'vangile et de la philo-sophie grecque, c'est une question qui ne saurait tre examine ici. Elle est

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    pense grecque soit en accord profond avec la pensechrtienne, et, s'il l'accorde, de quel droit s'insurge-t-ilcontre l'intrusion de l'hellnisme dans la pense chrtienne,o ils se trouve de droit chez lui ds que l'on admet cetaccord ?

    Le cas Erasme prsente ici sur le cas Luther l'avantagede nous faire toucher du doigt, non plus seulement l'exis-tence de l'hllnisme mdival, mais sa nature mme.L'humanisme chartrain du xil~ sicle avait t commetouff par le pullulement des tudes philosophiques et

    thologiques;aux xve et xvi~ sicles, il est

    tropvrai

    quel'enseignement des Universits est devenu la proie d'unedialectique desschante, que ne temprent aucune tudesrieuse des sciences, ni mme des Lettres proprementdites. Ce n'est pas alors d'une opposition de principes,mais d'un heurt d'habitudes acquises et de vices d'espritqu'il s'agit. Les littraires montent l'assaut des chaires

    occupes par les philosophes; ceux-ci les dfendent tanttpar de bonnes raisons, comme lorsqu'il affirment leur droit l'existence, tantt par de mauvaises, comme lorsqu'ilsrefusent l'enseignement des Lettres le droit d'exister.Pour expliquer la lutte fratricide qui mit aux prises l'huma-nisme et la philosophie mdivale, on ne doit certes pas

    ngliger la sottise humaine, qui ne perd jamais ses droits,la routine et la paresse, qui sont des forces considrables.Les thologiens ne savaient plus ni le latin classique nile grec, et ne se souciaient pas de les apprendre; Erasmen'a jamais compris grand chose la philosophie, et il ne luisavait aucun gr d'une opacit dont il lui plaisait de la rendreresponsable. Les uns et les autres ne faisaient rien paratreen cela que d'humain. Pourtant, travers bien des hsi-tations et des repentirs, au prix de concessions mutuellesqui devaient aboutir cette rforme pdagogique des Jsuites quoi nous devons plusieurs de nos plus grands classiquesdu xvii~ sicle, thologiens et humanistes reprsentaientdeux attitudes stables, galement lgitimes, ncessaires l'une

    d'ailleurs aborde, dans des esprits diffrents, mais avec un sens juste de lanature du problme, par A. HuMBERT, Les origines de la thologie moderne,Paris, IH, ch. IV Philosophia Christi; et P. RENAUDET, rasme, sa pensereligieuse et son action d'aprs sa correspondance (1518-1521), Paris, F. Alcan1026.

    Archives. 3

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    34 ARCHIVESD'HISTOIREDOCTRINALEETLITTRAIREDUMOYENAGEet l'autre, assez proches pour devoir finalement s'entendre,assez distinctes pour pouvoir ventuellement s'opposer.L'opposition de Luther la thologie mdivale, c'est lacondamnation de tout humanisme elle devait donc atteindreun jour Erasme mme; la lutte d'Erasme contre les tholo-giens et des thologiens contre Erasme, n'est que le heurtaccidentel de deux humanismes qui n'avaient besoin que dese reconnatre pour s'accorder.

    Erasme et les Humanistes travaillaient en effet l'ins-tauration d'un hllnisme bien diffrent de celui desaint Thomas et mme, en un sens, tout oppos. Ce vers

    quoi la Renaissance se dirige, travers toutes les hsi-tations et rminiscences mdivales que l'on voudra, c'estvraiment une Antiquit que le moyen ge n'avait pasconnue ou qui ne l'avait pas intress comme telle. Erasmene songe pas la faire revivre tout entire; il n'en retiendra,lui aussi, que ce qui peut s'en accorder avec le Christianisme;sa praeparatio evangelica viendra progressivement rem-placer dans les Universits les striles discussions dialec-tiques, si trangres l'esprit de l'Evangile et de profitpetit ou nul pour la vie morale. Du moins, ce qu'il retiendraainsi de l'Antiquit, ce sera vraiment ce qu'elle fut dans lepass et toute sa valeur tiendra ce qu'elle sera traite

    comme passe. Non point certes comme prime, car c'estjustement en traitant le pass comme tel que l'histoire lerappelle la vie; mais la vie que lui confre l'histoire est la fois fconde et arrte. Ce qu'elle nous rend ne nousinstruit, que parce qu'il s'offre nous comme une forme devie jamais rvolue et dont rien dsormais ne sauraitfaire qu'elle ait t diffrente de ce qu'elle fut. A Erasme,nous devons les mthodes d'investigation scrupuleuses, lacritique des textes et des documents que nous mettonsaujourd'hui au service de l'Inde, de la Grce, de Rome, de lalittrature mdivale elle-mme. Nous lui devons plus encore.L'humanisme, ce n'est pas seulement l'histoire, c'est surtoutla sympathie de l'homme pour l'homme qui l'anime, le got

    qui la guide, la joie enfin qui la rcompense, lorsqu'auterme d'une patiente recherche elle treint un fragmentd'humain qui tait perdu et qui vient d'tre retrouv.

    Seulement, par une contre partie ncessaire, l'histoirene rend le pass lui-mme qu'en lui interdisant de changer;

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    or changer, c'est durer, c'est vivre. Le latin du moyen gen'tait plus celui de Cicron, mais c'est justement parce quece latin vivait encore. L'Humanisme en a fait une languemorte; ils'y est enseveli dans son triomphe. Ne serait-ce pas lamme chose qui s'est alors produite dans l'ordre de la

    philosophie ? L'Humanisme ne fut-il pas, bien plutt quela dcouverte de la pense grecque, une tentative pour lasoustraire la juridiction de la philosophie et la soumettre celle de l'histoire, au risque d'en faire, elle aussi, une morte ?Pas plus que Luther, Erasme ne sebat donc contre un fantme;c'est le mme adversaire

    qu'il attaque,bien

    qu'ilne

    l'attaquepas pour les mmes raisons. On a dit souvent, et il est en unsens vrai de dire, que le moyen ge est rest presque com-

    pltement tranger l'histoire, du moins telle quelaRenais-sance allait l'entendre et que nous l'entendons encore

    aujourd'hui. Son humanisme est trs diffrent de l'huma-nisme historique du pass qui caractrise la Renaissance;c'est un humanisme du prsent, ou, si l'on prfre, de

    l'intemporel. Lorsqu'il se retourne vers la philosophiemdivale, Erasme n'y reconnat pas plus la philosophiegrecque, qu'il ne reconnat le latin dans la langue o elle

    s'exprime. Il a raison Platon, Aristote, Cicron, Snque,n'y sont plus tels qu'ils furent; mais il a tort, car ce sont

    bien eux qui y sont, tels qu'ils y vivent encore et, en vivant,changent. C'est mme parce qu'ils n'y sont pas encore

    morts, qu'ils y sont si dimcilement reconnaissables. Ce

    qu'Albert le Grand ou saint Thomas d'Aquin leur deman-

    daient, ce n'tait pas tant de leur dire ce qu'ils avaient t

    jadis, en Grce ou Rome, que ce qu'ils taient encore

    capables de devenir, ce qu'eux-mmes fussent devenus, s'ilseussent vcu au xiiie sicle, en terre de Chrtient. Quedis-je ? Ils y sont; ils s'y survivent. L'historien qui les yrencontre est sans cesse partag entre l'admiration pourla profondeur avec laquelle les penseurs du moyen geles interprtent, et l'inquitude de l'archologue devant unbas relief

    quise mettrait soudain vivre et changer.

    Supprimez Platon et Aristote, que restera-t-il de la philo-sophie mdivale? Mais comme l'Alexandre des Chansonsde geste est un Charlemagne qui conduit ses barons la bataille, ainsi, et plus profondment encore, Platon etAristote survivent en saint Bonaventure et saint Thomas

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    parce qu'ils adoptent leur foi et leurs principes. Absorbdans l'intensit du prsent, le penseur du moyen ge n'a pasle temps de s'intresser au pass comme tel. De l'antique,il ne retient que l'ternel prsent et ce que soustrait autemps sa permanence mme. Quelle diSrence, demandeun jour matre Alcuin l'lve Charlemagne, y a-t-il doncentre les paens et les chrtiens ? Aucune, rpond lematre, sauf la foi et le baptme . Et en enet, pour tout lereste, ce sont des hommes (i).

    Voil, si je ne me trompe, contre quoi s'est rebell chezErasme le got passionn de la diffrence

    historiqueet

    voil aussi la question qui se pose, lorsqu'on regarde lemoyen ge la lumire des faits qui viennent d'tre analyss.Dire que le surnaturel s'y soit substitu la nature, c'estune contradiction dans les termes, car un surnaturel estsur un naturel. Dire que la philosophie grecque n'y ait tqu'un revtement superficiel de la thologie, c'est s'inscrireen faux contre Erasme et Luther, c'est--dire annuler, enmme temps que le tmoignage du moyen ge, celui del'Humanisme et de la Rforme. La seule manire de poserle problme, en tenant compte de tous les faits, est doncde se demander, si la philosophie mdivale ne serait pasle suprme panouissement de la philosophie grecque,

    transplante en terre de chrtient, avant son passage l'tat historique ?Erasme lui-mme a fini par se le demander. Vieilli,

    effray par le dveloppement imprvu de ce qu'il nommela tragdie )) luthrienne, il en arrive comprendre dequel ct devraient tre ses allis vritables. Rclamantavec plus de force que jamais l'entente d'une thologie plussimple, plus lettre et d'un humanisme plus spculatif, ils'aperoit par l-mme que si la pense grecque n'est pasencore morte, c'est au Christianisme du moyen ge qu'ellele doit nam quod Aristoteles hodie celebris est in scholis,non suis debet, sed Christianis periisset et ille, nisi Christofuisset admixtus (2). Le sauvetage d'Aristote par la philo-sophie du Christ, quel plus beau programme d'tudes?

    (i) Cet tatmdivalde l'Antique me sembleconcorderexactementavec le aVulgarantike,o que M' E. Auerbacha si fermementdfinidans leremarquablearticlecit p. 2

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    Je suis heureux de le recevoir des mains d'Erasme. De transituhellenismi ad CA~M~M~~KK~,pour un tel programme, quelplus beau titre? C'est Guillaume Bud qui me l'offre, et

    je l'accepte avec reconnaissance. Il ne reste donc plus dsor-mais qu' se mettre l'uvre, redescendre des vues d'en-semble vers l'humble dtail des faits, pour discerner, dansl'Antique qui dure, le Chrtien qui le travaille du dedanset le transforme. Puisse l'humanisme d'Erasme et de Bud,nos matres, puisqu'il s'ouvre gnreusement aujourd'huiaux philosophes du moyen ge et leur fait place, m'apprendre les faire revivre tels

    qu'ils furent;mais

    puissent-ilseux-

    mmes m'enseigner rejoindre sous le temps la permanencedes ides pures et, dans cette chaire d'histoire de la philoso-phie, ne trahir ni l'histoire, ni la philosophie.

    Etienne GILSON.

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    DATE DE LA MORT

    DE GUILLAUME D'AUXERRE

    (3NOV.1231)

    Je n'ai pas connaissance que l'on ait discut d'un peu prsla date de la mort de Guillaume d'Auxerre depuis queB. Haurau a pris position pour la dernire fois sur ce sujeten 1800 (i). Si l'on consulte deux grands ouvrages d'infor-

    mation, comme le Rpertoire des sources historiques du moyenge d'Ulysse Chevalier (2), ou le Grundriss der Geschichte der

    Philosophie d'Ueberweg-Geyer (3), on trouve chez le premierla date de 1230 et chez le second celle de 1231-1237. La

    premire est inexacte; la seconde un peu flottante, et encore

    je ne suis pas sr que l'on ait pas imprim 1237 pour 12~.7,

    qui est la date ultime envisage par Haurau.La date de 1230 provient de la chronique d'Albric deTrois-Fontaines, un contemporain peut-on dire de Guil-laume d'Auxerre, puisqu'il est mort une vingtaine d'annes

    aprs lui et qu'il a conduit sa chronique jusqu'en 12~1 (~.).Sous la date de 1230, Albric crit Mortuus est Rome Ma-

    gister Guilelmus Autisiodorensis, theologus nominatissimus et in

    questionibus profundissimus, cuius habetur magna ~MMMMtheo-

    logicaet eius abbreviatio quamfecit episcopusFlorentie magister

    (i) Noticesetextraitsdequelquesmanuscritslatinsdela bibliothquenationale,Paris,1 (1890),p. 351-53.Haurau avaittrait antrieurementde GuillaumeParis,1 (i8t)o),p. 351-53.Haurau avaittraita antrieurementde Guillaumed'AuxerredansNoticeset extraitsdesmanuscritsdela bibliothquenationale,Paris,xxi (1865),z~Part., p. 21-28;xxxi(i886), 2~Part.,p. 288-91.Cettenote tait

    dj crite quand j'ai pu consulter l'ouvragede M. Ottaviano,Guilielmod'Auxerre,Roma,1931.L'auteur admetaussila datede 1231pour lamortdeGuillaume.

    (2) .BM-KMMgM~/K~, Paris