Arroyo La plasticité psychique

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    La plasticit psychique : une figuration cubique en extension vers lobjetpar Fernando BAYRO-CORROCHANO

    | LEsprit du Temps | TOPIQUE2008/3 - n 104ISSN 0040-9375 | ISBN 978-2-8479-5128-8 | pages 47 66

    Pour citer cet article : Bayro-Corrochano F., La plasticit psychique : une figuration cubique en extension vers lobjet, TOPIQUE 2008/3, n 104, p. 47-66.

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  • Topique, 2008, 104, 47-66.

    La plasticit psychique : une figuration cubique

    en extension vers lobjetFernando Bayro-Corrochano

    La sculpture se fait dans une embrassade deux mains, comme lamour.

    Max ERNST

    Penser linteraction de la psychanalyse et de la sculpture1, cest dabordsintresser la reprsentation de la figure humaine depuis la plus haute anti-quit.

    Lhistoire de la sculpture tmoigne et cela depuis les origines de lhumanit,de cet lan formidable de lhomme qui a consist chercher se reprsenterlui-mme partir dun support matriel, en taillant la pierre ou en modelantlargile.

    Toute rflexion sur la sculpture ne peut pas contourner lapport du grandhistorien Rudolf Wittkower, qui nous invite tenir en compte des procdu-res 2 dans la ralisation dune sculpture.

    La sculpture par sa mise en forme, par sa construction archologique du reprsentable de la figure humaine, fait cho la dimension corporelle ettouche sa spatialit vivante.

    Cet art-du toucher que constitue la sculpture est pour la psychanalysemoderne une source de questionnements majeurs. Tant du point de vue thori-que que clinique.

    1. Notre propos sinspire et reprend des thmes que nous avons dveloppe dans notre thsede doctorat : Figurations du Tactile : Psychanalyse et Sculpture, soutenu en 2004 lUniversitde Paris 7 sous la direction du Pr. S. de Mijolla-Mellor.

    2. Wittkower Rudolf, Quest-ce que la sculpture ? Principes et procdures de lAntiquit auXXe sicle. ditions Macula, Paris, 1995.

  • Du point de vue clinique nous avons un longue pratique psychanalytique,avec des enfants, adolescents et adultes tant dans le dispositif dit classique comme celui de lArt-Thrapie, ce dernier conu comme tant une exten-sion de la psychanalyse. Ce dispositif est le lieu o la mdiation plastique,comme le modelage de largile est utilise dans la rencontre psychothrapeu-tique.

    Le sujet enfant ou adulte dans ce dispositif a la diffrence du premier nestpas l pour parler linconscient, sinon pour lexprimer plastiquement avec lemodelage. Il est sollicit laisser advenir les formes qui habitent la Psych danssa relation transfrentielle au psychanalyste. La rencontre passe donc par cette objet model, dans ce dispositif dArt-thrrapie.

    Nous avons aussi une pratique ancienne de sculpture, avec diffrents mat-riaux, en particulier le modelage de largile, qui nous a amne raliser destirages en bronzes et en rsine translucide.

    Nous souhaitons dans le pressent article interroger de cette double pratiquetant clinique que plastique. Essayer aussi de rpondre la question du commentlcoute du psychanalyste a t amplifie par cette convergence des pratiquescliniques et artistiques. Notre propos sera construit sur deux piliers concep-tuels : celui du sens du tactile et celui de la plasticit psychique.

    Interrogeons en premier ce que les sculpteurs par ses procds nous ensei-gnent sur le toucher, sur la spatialit corporelle et psychique, comme surlextension du psychisme vers le dehors, vers lobjet.

    LE TACTILE LUVRE

    voquer le tactile, cest mettre en avant le lien entre sensorialit et psychisme.Cest poser la question du comment le psychisme se reprsente les impressionssensorielles et corporelles.

    En effet le sens du tactile qui sest constitu en premier du point de vue neu-robiologique a la fonction premire de rguler lintersensorialit avec son organela peau. Une fonction que relie donc les informations venant des autres sens :la vue, le got, lodorat, laudition. Cest de l que vient lamalgame entre lesens du toucher et les autres sens. Certaines expressions en attestent : tre tou-ch par son regard , touch par une belle mlodie , vu par ses mains , unregard qui caresse . Cette rgulation est possible par la perception propre ausens du tactile, dans ses modalits haptiques autant que somesthsiques delespace corporel.

    Il existe deux niveaux de rception des stimulations tactiles , celui enprovenance de lextrieur et lautre en provenance de lintrieur du corps, pro-duisant les informations sensorielles vhicules par plusieurs neurones

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  • jusquau cortex crbral. Cette rception se fait travers des rcepteurs tacti-les trs spcialiss3.

    La peau est faite des contrastes, sa texture, sa douceur, les asprits de songrain, sa couleur, les lignes de ses bords, ses excavations ou ses marques commeles cicatrices, ses pores ou sa pilosit sont multiples. Malgr ses diffrences,elle stend jusqu la bordure des muqueuses o sinvaginent les orifices natu-rels : les orifices sensoriels, excrtoires et gnitaux.

    Par lentre respiratoire, la peau se prolonge en alvoles pulmonaires et, parla rentre digestive, en tractus, allant de la bouche lanus. Dans le deux cas,la peau assure une fonction de transit et de transport.

    On distingue quatre niveaux de sensibilit cutane. La sensibilit tactile pro-prement dite, provoque par stimulation mcanique, par exemple la pression,la sensibilit au chaud, cest--dire laugmentation de la temprature, la sen-sibilit au froid, cest--dire la diminution de la temprature. Enfin, la sensibilitdouloureuse cause par diverses stimulations, une piqre ou une brlure. cesquatre niveaux on peut ajouter un autre facteur, celui de kinesthsie. En tantque sensation du mouvement des parties du corps assure par des tissus mus-culaires, la kinesthsie correspond la sensibilit profonde des muscles et dela position corporelle.

    La kinesthsie est largie aux excitations du labyrinthe de loreille interne,comme les sensations du mouvement et de lquilibre.

    Cette forte densit de la peau nous rappelle la parole du pote Paul Valery : Ce quil y a de plus profond chez lHomme, cest la peau .

    Cet organe est aussi une membrane de soutien et de protection. Un tgu-ment rsistant, lastique vivant, actif et d une plasticitremarquable . Toutezone du corps tactilement sensible , appelle dermatome , comme le rap-pelle A. Montagu4 renvoie la conception freudienne fondamentale de zonerogne . Le substrat sensoriel de toute zone rogne est minemment tac-tile.

    Pour la psychanalyse le corps peut tre conu comme un ensemble des zonesrognes .

    Le Moi-corps freudien, qui a tant inspir D. Anzieu pour conceptualiser leMoi-peau, est avant tout une projection mentale de la surface du corps et lieudes reprsentations psychiques des impressions sensorielles. Entre celles pro-duites par lespace corporel et celles produites par lespace extrieur, il existerait,pour Freud, une spatialit psychique projete hors des limites du corps, cest--dire en extension dans le monde extrieur.

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    3. Pour cette question des rcepteurs tactiles on peut consulter lexcellent ouvrage deMlissopoulos Alexandre et Levacher Christine, Structure et physiologie, in : La peau, Ed. Tec.Et Doc. Lavosier, Paris, 1998.

    4. Montagu Ashley, La peau et le toucher, un premier langage, Seuil, Paris, 1979, p. 131.

  • Cette spatialit corporelle et sa perception tactile passent, soit par la percep-tion desformes corporelles qui peuvent tre pleines,comme les membressuprieurs, ou creuses, comme la bouche, le vagin ou lanus. La perception delespace corporel est aussi celle des expansions des formes du corps, notam-ment celle de la tumescence des organes comme le gonflement des organesgnitaux. Ces perceptions spatiales corporelles sont des sensations tactiles. Lesformes et volumes, et le mouvement du corps sont le support dinnombrablesimages subjectives et inconscientes.

    La sexualit, elle-mme, peut tre reprsente comme une srie de figu-res tactiles.

    Voici un enjeu fondamental : interroger par la sculpture, les reprsenta-tions inconscientes du corps et cet tendu 5 de lappareil psychique hors ducorps.

    Le tactile luvre des sculpteurs passe par les mains , par le toucher haptique en tant que lieux du corps o la sensibilit tactile est manifeste.

    Cette sensorialit du toucher propre lunivers du tactile, est fortementsollicit dans la confrontation de lartiste et les matriaux. Les mouvements pos-sibles des bras et des mains font que les mains ont la formidable capacitd approcher et de poser limportante densit des rcepteurs tactiles sur desobjets et des corps. Les rcepteurs tactiles des mains cherchent et rencontrentdautres rcepteurs tactiles dans la peau de lautre, dans les mains des autres.Cela montre que le toucher haptique est celui o le toucher , cest tre touches par lobjet ou par la peau de lautre.

    Les mains touchent en tant touchs par le monde et les autres.La psychanalyse sintresse aux mains car elles ont une valeur subjective,

    qui va du toucher comme emprise ou, matrise des objets, aux mains por-teuses du toucher sexuel et rogne comme la caresse, en passant par lesmains comme lieux corporels fort investissement inconscient et symbolique.Surtout dans la sphre de l interdit du toucher .

    Un sculpteur en voquant la diffrence des mains gauche et droite me disait : avec la droite on tape, avec la gauche on caresse .

    Quel est ce toucher si particulier des sculpteurs ? Quels sont les transgres-sions de l interdit de toucher auxquels ils se livrent ?

    Nous voudrions essayer dy rpondre, en voquant plus tard Rodin, Picassoet Matisse.

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    5. Freud Sigmund, Abrg de Psychanalyse, 1938, PUF, Paris, 1976, p. 70.

  • RODIN : LES FORMES CUBIQUES DU CORPS

    Celui qui est considr comme le gnie de la sculpture du XIXe sicle etqui a affirm que Lart nest en somme quune volupt sexuelle. Ce nest quundrivatif la puissance daimer .6 Il est, nous croyons, lartiste qui condensedans son uvre celle des sculpteurs de lAntiquit, comme celle de laRenaissance. Rodin est le plasticien qui nous permet de mieux approcher la sculp-ture moderne du XXe sicle.

    Dans lapproche de lhistoire de la sculpture, il existe une sorte davant etdaprs Rodin. Il a, comme Michel-Ange, produit une rupture avec lavant et ouvert la porte de la grande rvolution plastique du XXe sicle dans ledomaine propre ce champ culturel.

    coutons sa parole, lors des entretiens avec Paul Gsell : Au lieu dimagi-ner les diffrentes parties du corps comme des surfaces plus ou moins planes,je me les reprsente comme des saillies des volumes intrieurs. Je mefforaide faire sentir dans chaque renflement du torse ou des membres laffleurementdun muscle ou dun os qui se dveloppait en profondeur sous la peau.

    Et ainsi la vrit de mes figures, au lieu dtre superficielle, semble spa-nouir du dedans au dehors comme la vie mme. 7

    Ecoutons encore linsistance de Rodin sur la prsence du volume : Travaillerpar des profils en profondeur et non par faces en pensant toujours aux quelquesformes gomtriques do procde toute la nature, faire sentir ces formesternelles sous le cas particulier de lobjet tudi, voil mon critrium [] Jen viens dire que la raison cubique est la matresse des choses, et non paslapparence 8. Rodin concevait la sculpture comme une masse plastique, commede la matire anime de lintrieur et rayonnant vers lextrieur. La surface dela forme nest que lexpression de la force venue de lintrieur du volume.

    Cest la vrit cubique , gomtrique, cest la vrit de la sculpture commeart. Vrit propre la nature elle mme et qui est organise par la vie . PourRodin, cest cela qui donne luvre sa force expressive.

    Les diffrentes analyses de luvre de Rodin, ont montr que dans la repr-sentation du corps la artie pouvait valoir pour le tout 9, ceci fut repris par unsculpteur comme Brancusi. Ces multiples parties du corps, ces vestiges ,ces traces, lui permettent aussi par la technique du marcottage , de les relieret dobtenir de multiples variantes du mme .

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    6. Cit par GsellPaul in : Auguste Rodin, LArt, Entretiens runis, Les Cahiers Rouges,Grasset, Paris, 1999, p. 49

    7. Gsell P. op.cit 49-50.8. Maiclair Camille, Auguste Rodin, lhomme et luvre, Paris, 1918, pp. 59 et 62. Cit par

    Wittkower Rudolf, op. cit., p. 262.9. Wittkower Rudolf, op. cit. p. 280.

  • Nous lobservons en particulier dans La Porte de lEnfer , qui, en plus,est une uvre, comme lexplique Roseline Krauss en rupture majeure avec lasculpture traditionnelle, celui dans la quelle un relief nest plus narratif 10 Noussouhaitons pour notre part retenir cette autre rupture qui permet daborder demanire plus pertinente les sculptures dans laprs Rodin, celui des moderneset des paroles de leurs crateurs. Cest labsence de noyau lintrieur du volumequi viendra dterminer sa surface 11. Nous nous expliquons.

    Dans les reprsentations corporelles de Rodin, la surface du corps nest pasdtermine par quelque anatomie interne. voquons ici en premier lieu Lepenseur (1880), La Grande Ombre (1880), Autre voix dite Iris (1895), LHomme et sa pense (1896), Le vieil Arbre (1896) et son Balzac(1898). LHomme qui marche (1877/1904).

    Rodin est plus que Michel-Ange, le sculpteur quilaisse des traces commecelles des procdures techniques utilises, tel que le moulage, le limage, legrattage, ce non finito , dans la reprsentation plastique du corps. Mais ausside son propre corps.

    Il a montr cette vidence quun corps reprsent plastiquement est un corpspropre sollicit, les deux faisant un dans luvre.

    Ce Rodin, si transgressif, rompant les carcans des formes du corps conve-nus de lAcadmie, faisant irruption avec des formes plastiques pleines dudsir sexuel, comme il dit lui-mme. Montrant ainsi, au combien lart est sou-tenu par cette caryatide , qui est la force du dsir.

    Nous resterons toujours trs sensibles ces arabesques , cette srie desculptures qui fut ralise partir des travaux chorgraphiques de danseusescomme Loe Fuller, Isadora Duncan ou les danseuses cambodgiennes du roiSisowath.

    Cette tonnante srie, modele la fin de sa vie, sur la perception du corpsen mouvement est aussi une approche de la figure fminine. Elle comporte neuffigurines, dune trentaine de centimtres de hauteur dsignes par les lettres A,D, B, F, C, I, H, G, E. Ces figurines sorganisent autour de formes trs simpli-fies et inacheves , ressemblant des arabesques .

    Cette srie des mouvements constitue notre sens une rponse la proc-cupation centrale de tout sculpteur, savoir, le fait de placer une formetridimensionnelle dans lespace dabord et faire du vivant en suite, par lins-cription du mouvement dans la forme. Pour cela, il fallait que le mouvementsoit l, inscrit dans la forme et dans lespace lui-mme. La srie des mouve-ments de danse est organise comme une grammaire de la problmatiquedu rapport de la forme lespace, rapport qui noue le langage tactile aux for-

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    10. Krauss Rosalind, Passages, une histoire de la sculpture de Rodin Smithson, ditionsMacula, Paris, 1997, p. 26.

    11. Krauss Rosalind, op. cit., p. 35.

  • mes du corps fminin, du mouvement et ainsi convoquer ce qui vit l. Le plus frappant dans cette srie est labsence de certains parties du corps

    dans les reprsentations de ses danseuses, ce nest pas maintenant la partiepour le tout , comme les Vestiges de lAntiquit dont il sagit, mais dans le tout de la reprsentation du corps, manquent des parties , les mains , un pied , un visage , des seins , le sexe .

    Par ce procde, Rodin confronte le spectateur cette tension : engager soncorps avec luvre et complter psychiquement la sculpture, remodeler,ce pied cette main , ce sexe . Ou linverse, dans cette confrontationrester dans la sidration, en face de la reprsentation du corps morcel .

    Ceci est valable pour lensemble de luvre de Rodin.Nous voyons, dans cette tension spectateur/sculpture dans la proposition de

    Rodin srement, linconscient luvre . Et ceci a une forte rsonance avecce que nous coutons nous les psychanalystes sur ce que disent les patients deleur corps.

    PICASSO : DCOUVRIR UNE CIVILISATION INCONNUE

    Picasso, plus connu en tant que peintre a une uvre de sculpteur monumen-tale. Werner Spies12 considre ses 740 sculptures rpertories comme le secretle mieux garde de lart du XXe sicle. Une part minime fut expose du vivantde lartiste, il sentoura de ses sculptures dans ses diffrentes demeures. Objetsintimes, marquant le dcor quotidien, l o vivra Picasso. Seulement quelquesamis et artistes se sont confronts sa production plastique.

    De nombreuses pices sont restes des pices uniques. Il ne confiait pas faci-lement ses objets aux fondeurs, et il y eut peu de grand tirage de son travail desculpteur. Ces figures en pierre, en pltre, en terre cuite, en bois ou en mtaltaient surtout perues comme faisant partie de son entourage . Elles taient son lment , sa source de stimulation et dinspiration, son impressionnantlaboratoire , comme Boisgeloup, les photographies, notamment celles deBrassai les montre bien. Ce dernier disait dailleurs que Picasso entretenait uncommerceanimiste avec ses cratures .

    la fin des annes soixante et avec lautorisation de Picasso, Werner Spiesput accder aux sculptures gardes dans sa rsidence de Mougins. Spies ralisaun recensement gnral, en vue du premier catalogue raisonn de lensemblede la plastique de lartiste. Il montra le rsultat de son travail Picasso, cedernier sexclama : Cest comme si on dcouvrait une civilisation inconnue .13

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    12. Spies Werner, Picasso sculpteur, Catalogue raisonn des sculptures, avec la collabora-tion de Christine Piot, Ed. Centre Pompidou, Ostielderm/ Stuttgart, 2000, p. 14.

    13. Spies Werner, op. cit. p. 14.

  • Nous renvoyons le lecteur consulter ce magnifique catalogue pour y consta-ter la richesse de la production picassienne.

    Cette civilisation inconnue , nous intresse fortement. Picasso avec Bretonstait exerc l criture automatique , cette dmarche qui consist actua-liser linconscient par lcriture. Avec la sculpture il aura une dmarche similaire,surtout partir annes trente.

    Cette civilisation inconnue , constitue les formes subjectives qui peuplentlinconscient de lartiste dabord, et, par leur universalit touchent les for-mes subjectives de nous, spectateurs.

    Le Picasso sculpteur nous intresse particulirement du fait de la rfrenceconstante au corps humain que lon observe dans son travail. Son approche esttout fait tonnante car elle consiste rompre avec tous les canons et les fon-dements ralistes de la reprsentation du corps, pour aller chercher des formeset des structures potentielles prsentes dans le corps humain et pour en dispo-ser librement. La srie de dessins, appele Une Anatomie et ralise en 1933,lillustre bien. Elle montre de multiples variantes des formes corporelles.

    Picasso est un artiste en contact direct avec dautres artistes et avec leur tra-vail. Il a une grande capacit intgrer les donnes des autres et les transformerpour ainsi les faire siennes. Ses collaborations ont t nombreuses, avec Braque lpoque du cubisme ou avec Matisse plus tard. Nous verrons que pour sontravail de sculpteur, il prend en compte la production de certains sculpteurs,connus ou non. Au dbut, il y eut Rodin, Gauguin et Matisse.

    Picasso nest donc pas un Dmiurge gnial, capable de tout inventer derien , sans lien avec ce qui lentoure.

    En observant la production de sculpteur, cette civilisation inconnue , nousvoyons avec surprise des formes que lon retrouve dans toutes les cultures humai-nes, des plus anciennes aux plus nouvelles. Ces formes rappellent celles produitespar les artistes de la prhistoire, de lantiquit la plus recule, mais aussi cellesdartistes contemporains. Elles montrent galement des formes inconnues et inno-vantes.

    Cet ensemble de sculptures permet aussi dobserver quel point Picassoavait un rapport laltrit fort et profond, quel point il sintressait, dans leconcret de son travail, la production des autres, au-del mme des contrain-tes de la culture occidentale .

    Picasso, dans la sculpture, cest dabord lamour de la matire et la dcom-position des formes.

    Cest ce qui fera dire Andr Breton que Picasso sculpteur na pas le pr-jug de la matire : Cest avec une complaisance, cet gard trs significativeet charmante, quil attire lattention sur les menues imperfections que tirent deleur substance originelle dsobissances du ciseau, accidents du bois les gr-les petits personnages, reproduits dautre part, qui reviennent tout dors de chezle fondeur. Ces imperfections, on ne peut pas nier, dailleurs, quavec lui, elles

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  • deviennent autant de perfections sensibles. Le bois, le fil de fer, le pltre sontici employs tour tour, concurremment par un homme dont le besoin de concr-tisation renat instantanment de sa satisfaction mme, qui est comme tous lesgrands inventeurs, lobjet dune sollicitation continue ; tel point, quil est tota-lement inutile et, sans doute aussi, totalement impossible prvoir. Uneaimantation lective, qui exclut toute laboration pralable dcide seule par letruchement de la substance qui se trouve littralement sous la main de la venuedun corps ou dune tte. Cette matire est aime pour elle-mme, mais seule-ment comme matire en gnral.14

    Andr Breton frquenta assidment les ateliers de Picasso. Il a t le tmoindirect du travail du sculpteur et de lmergence de certains objets. Dans cettedmarche si bien dcrite, nous constatons que Picasso privilgie une approchefortement tactile .

    Picasso ce toucheur , est habite par les impressions tactiles et tridimen-sionnelles, sa peinture y reflte cette dimension et la peinture des sculpturesaccentuent le corps de lobjet .

    voquons quelques unes des ses formes tonnantes, une du jeune Picassoen 1909, qui est le portrait de sa compagne Fernande, Tte de Femme , consi-dre comme la premire sculpture cubique. Les Mtamorphoses de 1927,qui dclenchent un grand scandale, lors de leur exposition, parce que trop sexuel-les . Celles qui dans les annes trente, sinspirent de la Venus de Lespugue ,venant du Palolithique suprieur, cette Venus statopyge , callipyge , quePicasso possde dans sa collection, en reproduction des deux versions celle br-che et lautre restaure , qui est pleine des rondeurs , lartiste fut sensibles ces formes en expansion dans lespace. Qui donneront une srie des Baigneuses , certaines taient inspires des os trouvs sur la plage et vo-quent les formes pleines de cet os la Vnus prhistorique. Laboutissementde cette recherche plastique sont les Portraits de Marie-Thrse Walter, amieet modle, les Ttes de femme (1931).

    Ces visages, faits partir de la forme un uf en expansion , des formesqui composent un visage, mises en expansion maximale, de lintrieur vers lex-trieur. Formes qui gonflent pour y prendre lespace.

    Les sculptures en papier comme La chaise (1961) ou, en ciment commela Femme aux bras cartes . (1962).

    Enfin signalons, que la srie des gravures dite La Suite Vollard consti-tue une rflexion profonde sur le sculpteur, son modle et lobjet de la sculpture.Cest un vritable manuel visuel sur la sculpture. Par limage Picasso trans-met le toucher du sculpteur.

    Ces objets intimes , ornent actuellement le Muse qui porte son nom.

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    14. Andr Breton, Picasso dans son lment in : Minotaure N1, ditions Albert Skira,Paris, 1933, p. 16.

  • voquer Rodin et Picasso ensemble, ces deux sculpteurs grande sensibi-lit tactile, cest voquer toute la problmatique qui, depuis la plus haute antiquit,fait que les sculpteurs cherchent par tous les moyens matriels produire desobjets reprsentant la figure humaine et par son intermdiaire le corps sexudans sa forme tridimensionnelle. Avec une particularit moderne pour ces deux-l : celle d habiter leurs formes plastiques cres corporellement et sub-jectivement. Cest faire du sujet incarn dans luvre.

    Ceci nous permet davancer une proposition : Le corps de la sculpture est letangible des formes humaines. Et cela les sculpteurs le savent .

    FREUD : LA SCULPTURE FORMALISE LA THORIE

    Le point commun entre Rodin, Picasso et Freud : une reproduction dun desdeux Esclaves de Michel-Ange . Tous les trois en possdent un et tien-nent lui ! Rodin et Picasso LEsclave rebelle ; Freud l Esclave mourant ,qui avait une place de choix dans son cabinet d archologue de linconscient .tonnante correspondance entre les trois dans le choix de cet objet , euxqui taient de grands travailleurs... esclaves de leurs destins de crateurs etde luvre accomplir ? moins que ce ne soit : une uvre gigantesque,pour ne pas devenir soi mme esclave !

    La collection de Freud de sculptures, ce peuple de figurines renvoie sur-tout larchaque et l antique ; cela nest pas un hasard pour le fondateurde la psychanalyse. On estime actuellement quelle comporte deux mille pi-ces.

    voquer la collection de Freud, lui qui dans une lettre de 1931 Stefan Zweig,crivait : Jai en vrit lu plus douvrages darchologie que de psychologie et Jai fait de grands sacrifices pour ma collection dantiquits grecques, gyp-tiennes et romaines 15, et constater dans la mme chane associative, quil avaitplus de sculptures que des peintures ou de gravures.

    Les figures de sa collection devenues mythiques comme, L Athna , Isis , Le Sphinx ,le Sage Chinois , Eros Coroplathe , la Tanagra ,les Phallus en ivoire ou en bronze, sont comme pour les rves de Freud qui,dans leur subjectivit la plus intime ont t lorigine des dcouvertes de lapsychanalyse, de linconscient et de son interprtation. Ces figurines antiques confirment ou illustrent souvent par leur prsence ou leur choix les thories deFreud sur la vie psychique et sur larchaque dans linconscient. Elles mon-trent aussi le rapport particulier de Freud lart plastique et limportance de sacollection et de la sculpture dans sa vie.

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    15. Le Pichon Yann et Harari Roland, in Le muse retrouv de Freud, Stock, Paris, 1991,pp. 22-23.

  • Cette collection a une dimension symptomatique , il pense quelle lui appor-tait un rconfort insurpassable dans les combats de la vie 16. Si elle est bienun tmoignage clair de la rappropriation des biens de la culture , est aussiune source dinspiration pour dceler et noncer certains mcanismes de la viepsychique.

    La sculpture est donc la source de la pense freudienne, ce qui constitueun dette symbolique importante de la psychanalyse pour cet Art.

    Nous allons voquer quelques textes pour lillustrer au combien la sculp-ture est prsente dans la pense de Freud.

    Freud a crit des textes o un bas relief dune jeune femme pompienneest au centre de la tension psychique cest Le dlire et les rves dans la Gradivade W. Jensen ou celui sur la lecture psychanalytique dune sculpture quiest Le Mose de Michel-Ange , devenus trs clbres et trs comments.

    Pour notre part, nous voudrions attirer lattention sur dautres textes de Freud,qui illustrent les thmes du sculpteur et de la sculpture en tant que mtaphores.Certains sont thoriques, dautres plus cliniques, dautres encore sont simple-ment des images voques qui, comme des cariatides , portent sa pense etla thorie psychanalytique.

    Cest le cas de Linterprtation des rves de 1900, dans lequel il se pose laquestion de la forme des rves en lien aux stimulis somatiques,et sur labsencede moyen qua le rve pour reprsenter les relations logiques entre les pensesqui le composent. Sur les limites dexpression du rve, Freud crit : ce dfautdexpression est li la nature du matriel psychique dont le rve dispose. Lesarts plastiques, peinture et sculpture, compars la posie, qui peut, elle, se ser-vir de la parole, se trouvent dans une situation analogue : l aussi le dfautdexpression est d la nature de la matire utilise par ces deux arts, dans leursefforts dexprimer quelque chose. 17. Le travail de figuration du rve, dans cetexte de Freud est analogue celui des arts plastiques, en particulier la sculpture.

    Dans le mme ouvrage, et toujours dans la problmatique du lien entre lecorps et les images rves Quand un amateur apporte un artiste une pierrerare, un onyx, pour que celui-ci fasse un chef-duvre, la grandeur de la pierre,sa couleur, ses taches, dcident de la tte ou de la scne qui sera taille : si lar-tiste avait eu entre les mains du marbre ou du grs il se serait fi sa seuleinspiration. Je ne peux expliquer que de cette manire le fait que tel contenufourni par des stimuli organiques dune intensit habituelle napparat pas tou-tes les nuits, ni dans tous les rves. 18 La sensibilit somesthsique ne peutpas dicter les contenus des rves, nous dit Freud, parce quelle est faible eten tant que telle, les stimuli corporels propres cette sensibilit sont moins impor-tants que les restes psychiques .

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    16. Le Pichon Yann et Harari Roland, op. cit. p. 32. 17. Freud Sigmund, Linterprtation des rves, PUF, Paris, 1967, p. 269.18. Freud Sigmund, Linterprtation des rves, op. cit., p. 208.

  • Nous pouvons lire dans ce texte quil y a une constance du matriel cor-porel, un fond constant venu du corps dans le rve.

    Freud signale en note, que certains stimuli corporels devenus trop intensespeuvent rveiller le dormeur, ou peuvent, sils sont associs certains besoinscorporels, dterminer le contenu du rve, comme les rves de miction ou dja-culation. Nous pouvons ajouter ces exemples ceux des rves dincendies demaisons produits par les brlures gastriques, ou ceux de jouissance dus destraces corporelles dun dsir si intense.

    Voici une image forte o le corps est une matire prte tre taille, cise-le, constamment , par le rve. Une sculpture onirique rare deviendra un chef-duvre , si la matire corporelle dtermine le contenu du rve lui-mme. Cettematire corporelle est comme lonyx, difficile tailler... figurer.

    Cet onyx du rve , nous le pensons hante le travail plastique de certainssculpteurs.

    Un autre texte o Freud fait du psychanalyste, un sculpteur qui taille le blocdu symptme : La sculpture, elle procde per via de levare en enlevant lapierre brute tout ce qui recouvre la surface de la statue quelle contient. La tech-nique par suggestion procde de mme per via di porre , sans se proccuperde lorigine, de la force et de la signification des symptmes morbides. Au lieude cela, elle leur applique quelque chose, la suggestion, et attend de ce procdquil soit assez puissant pour entraver les manifestations pathognes. Dautrepart, la mthode analytique ne cherche ni ajouter, ni introduire un lmentnouveau, mais au contraire, enlever, extirper quelque chose ; pour ce faire,elle se proccupe de la gense des symptmes morbides et des liens de lidepathogne quelle veut supprimer. 19

    Cet autre sur la recherche et la construction thorique de la psychanalyse,qui deviennent un modelage de lincertitude : En rgle gnrale, elle travaillecomme lartiste sur son modle de glaise, quand sur lbauche brute, inlassa-blement, il change, applique et enlve jusqu ce quil ait atteint un degrsatisfaisant pour lui de ressemblance avec lobjet vu ou imagin 20.

    Encore dans Lanalyse finie et analyse infinie , nous lisons cette mise engarde de Freud sur une rsistance lanalyse, et aux interventions de lanalyste,lanalysant adulte se comporte comme les enfants. Longtemps encore aprsquils aient reu un claircissement sexuel, ils se conduisent comme ces primi-tifs auxquels on a impos le Christianisme et qui continuent vnrer leursanciennes idoles en secret. 21 Ces idoles, ou imagos , archaques sont des

    58 TOPIQUE

    19. Freud Sigmund, De la Psychothrapie, in : La technique psychanalytique, PUF, Paris,1981, p. 13.

    20. Freud Sigmund, Sur une Weltanschauung, in : Nouvelles confrences dintroduction lapsychanalyse, NRF, Ed. Gallimard, 1984, p. 211.

    21. Freud Sigmund, Analyse finie et analyse infinie, 1937, Traduit par Lauth-Wagner, M.Feitel, S. Simonnet, B. Ed. Le sac de sel. Document de Travail, Paris, 1987, p. 24- 25.

  • objets prdipiens et dipiens que lenfant explore en premier avec l objetsource et dans son corps, quil reprsente dans des fantasmes . Elles sontaccompagnes dune fantasmatisation-thorisante sur la sexualit.22

    Enfin, dans le mme texte voici quune autre rsistance lanalyse plus impor-tante encore est celle de la ptrification, la viscosit ou de la mallabilit,la mobilit psychique dans les investissements dobjet. Il crit que La diff-rence entre ces deux genres est comparable ce que peut ressentir un sculpteurselon quil travaille dans de la pierre dure ou de largile tendre. Malheureusement,dans le deuxime type, les rsultats obtenus par lanalyse savrent souvent bientransitoires ; les nouveaux investissements sont bientt encore abandonns et ona limpression, non pas davoir travaill sur de largile, mais davoir crit surleau. 23 Mais Freud va plus loin dans ce sens en crivant que Dans un autregroupe de cas, on est surpris par une attitude que lon ne peut que rapporter unpuisement de la plasticit habituelle, de cette capacit de changer et dvoluer. 24.

    Dans ce texte, nous trouvons deux ples : dune part la rigidit psychique ,le bloc psychique, image de la ptrification dans linvestissement dobjet etdautre part la l inconsistance , lexcs de mallabilit psychique. Entre lesdeux ples, Freud voque la plasticit psychique habituelle . Entre ces deuxextrmes, celui de la pulsion de mort et celui dun Eros fuyant se trouve en arrireplan cette notion peine bauche par Freud, que nous souhaitons faire res-sortir, celle une plasticit psychique plus adapte investir des nouveaux objets.

    Questions cls, si nous pensons la clinique actuelle, o les objets externesson le centre des nouvelles formations symptomatiques , type dpendanceaux objets virtuels o achats compulsifs.

    Nous revendrons sur la question de la plasticit psychique partir de la cli-nique.

    MODELAGE DE LARGILE : LA PLASTICIT PSYCHIQUE LUVRE

    Utiliser une mdiation plastique comme lArgile dans un dispositif psycho-thrapeutique, ce quon peut nommer comme de lArt thrapie rfrencepsychanalytique ne va pas de soi, la question du cadre, celle de sa pertinenceclinique, comme celle dun dispositif adress aux enfants comme aux adultessont des questions qui demandent une laboration thorique, appartenant auchamp de la psychanalyse.

    FERNANDO BAYRO-CORROCHANO LA PLASTICIT PSYCHIQUE : UNE FIGURATION CUBIQUE EN EXTENSION VERS LOBJET

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    22. cet gard, il est tout fait intressant de consulter le numro 68 de la revue Topiquesur Les thories sexuelles infantiles et notamment larticle de Sophie de Mijolla-Mellor,Mythesmagico-sexuels autour de lorigine et de la fin, Paris, 1999, pp. 19-32.

    23. Freud Sigmund,Analyse finie et analyse infinie, op. cit., p. 34.24. Ibid., p. 35.

  • Pour notre part, nous avons eu loccasion de nous expliquer sur ces ques-tions dans des diffrents articles publis25. Notre intrt dans le prsent travailest daller un peu plus loin, sur limportance des objets plastiques issus dansun tel dispositif : de leur incidence clinique et thorique sur les effets de la pra-tique en la psychanalyse et sur la cration de lobjet de la sculpture.

    Ce dispositif est un formidable outil pour le dpassement des rsistances,quand la tension psychique qui fait souffrir la personne, reste cristallise, fige,trop ptrifie, pour retrouver un corps et une parole renouvelles et ainsi rendrecela plus vivant. Il est aussi le dispositif du dpassement de l interdit du tou-cher , rappelons que Freud considrait toute nvrose comme une phobie dutoucher .

    Le patient produit un objet plastique au cours de la sance, au cours de larencontre avec son analyste, cet objet peut tre fini dans la sance, ou, peut trerepris au cours des sances suivantes. Toute la stratgie thrapeutique consis-tera dabord tablir une quivalence directe entre lobjet model lextrieuret lobjet interne, celui de la reprsentation psychique.

    Ces objets faits par lenfant ou ladulte, ne sont pas des objets dart, au senspropre de la chose, mais des objets symptomatiques , parce quils sont pro-duits en prsence du psychanalyste. Ils constituent de vritables ractualisationsdes reprsentations inconscientes des objets, qui les habitent, et de leur ressenticorporel non mentalis.

    Ces objets peuvent renvoyer des objets de la culture, comme la sculpture antique , aux arts premiers, lart-brut ou simplement la production dunsculpteur en particulier, comme nous lavons montr dans notre film : Lenfantmodeleur 26. Mais ils restent et nous insistons fortement l-dessus sympto-matique . Souvent pas finis et en cours de ralisation. Fortement vocateursdes autres objets, plus fantasmatiques.

    Du moment quun enfant de six ans, se reprsente en modelant allgrementlargile, par un dinosaure froce , un tyrannosaure, qui mange un petit dino-saure, toute est l. Cest le vcu corporel de lagressivit dans le lien son prequi le fait souffrir, lagressivit pourra par la suite tre pense avec son thra-peute partir de lobjet model

    Tout est l dun jet, dehors sur la table, lob-jet, avec une intensit maxi-male dans le ressenti corporel.

    Ou cet autre de neuf ans, qui fait un grosse mygale , araigne redoutableet poilue, en manipulant son modelage avec un grande habilit, en disant jenai pas peur delle : ce elle rsonne chez moi lanalyste, du ct de la Mre,

    60 TOPIQUE

    25. Notamment, Bayro-Corrochano Fernando, Les espaces intimes du corps rythms par levivant : de lutilisation de largile en psychothrapie, in : Revue Franaise de Psychiatrie et dePsychologie Mdicale, Janvier 2001, N 44, Tome V.

    26. Bayro-Corrochano Fernando et Lanfranchi Philippe, Lenfant modeleur, Prod. Les filmsde lAtelier, Paris, 2002, Vido, 26 min.

  • cest comme si ce garon en manipulant cette araigne modele, cherche trou-ver la bonne distance avec une mre un peu envahissante et menaante.

    Revenons sur dautres modelages de ce dispositif, une femme de quarantetrois ans, qui au cours dune sance produit, dans leuphorie propre du plaisir modeler un portrait dun homme dun certain ge. Surprise de la patiente :dcouvrir que ce portrait ressemble trangement son pre dcd, quand elletait plus jeune. Un deuil peut commencer.

    Ce fragment, nous rappelle la problmatique psychanalytique de lexhu-mation de lobjet , auquel nous avons faire dans ce dispositif, en particulier lobjet originaire et ses traces tactiles. Nous empruntons le termed exhumation Sophie de Mijolla-Mellor.27

    Un autre cas, celui de cette femme aussi la quarantaine qui se reprsentenue, dans des formes pleines et sensuelles. Dans une posture accroupie sur lestalons. Elle prend beaucoup de temps pour son modelage. Puis elle reprsenteson compagnon aussi nu : cela devient trs laborieux, tendu ; elle s acharne ,narrivant pas matriser son objet , en le manipulant. Elle se plaint, elle luidit des gros mots. Je lui demande darrter, en voyant que le personnage a une forme qui tient, et de faire une composition avec lautre personnage. Elleprend ce modelage et le place en face de la reprsentation de la femme genoux , d un coup , avec ddain. Cette composition est dans un coin aubord de la table, place de telle manire que nous regardons ces deux person-nages avec un peu de recul. Au moment o elle va restituer son vcu... je voisl homme , qui est cras, commencer se lever et rebondir dun coup danslair !

    Lobjet fait une pirouette et tombe en bas, au sol dans la mme position,quil avait sur la table. Cris de la patiente, je lui demande de ne pas bouger etde me dire ce quelle voit. Elle de me dire : Celui l, il ne voit que mon cul !Je nexiste pas ! , je veux quil parte . Je suis tonn dobserver quavec lim-pact la figurine, a boug la tte en arrire et ses yeux regardent en haut ,juste sur les fesses du personnage rest sur la table.

    Formidable rplique de la matire mme sa manipulation, rplique de cettequalit propre largile, que les Coroplathes les premiers avaient nomm Plastike 28, plasticit propre largile et qui est lorigine des ArtsPlastiques . Rplique la tension exprime par le toucher sur la figurine del homme .

    Les reprsentations du corps sont trs frquentes, dans ce dispositif, par-tir des thmes autour des divers personnages, des animaux, des choses, oudes reprsentations dune femme nue ou celui de lhomme nu , qui par la

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    27. Mijolla-Mellor de Sophie, op. cit. p. 199.28. Bayro-Corrochano Fernando, Les arts plastiques en psychothrapie, in : Les psychoth-

    rapies psychanalytiques, Champ Psychosomatique, Oct. 2001, N 23, p. 118.

  • taille, le placement dans lespace, les volumes, accentus ou rduits, les formesmanquantes comme les gnitaux ou les membres. Ces reprsentations mode-les du corps seront accueillies dans le lien transfrentiel analyste-sujet. Leurlecture, les interventions possibles dpendront de la charge pulsionnelle quele modelage portera. Cest l le corporel, lobjet model devient un objet qui-valent celui des trajets des pulsions.

    Lart plastique est le lieu de toutes les transgressions possibles -pensons Rodin fin XIXe sicle- de tous les crimes possibles, symboliss par les objets,propres la sculpture. Dans notre dispositif plastique, le patient se confrontenotamment la rsistance-transgression de l interdit du toucher , dans sesdeux modalits ; celui associ linterdit de linceste, comme celui de linter-dit du meurtre. Nous devons insister sur le fait quautour de ces deux interditsfondamentaux lhumain sorganisent des interdits sociaux implicites, qui ten-dent contrler le plus possible le toucher et les contacts corporels.

    Les corps morcels , la civilisation inconnue , les anciennes idoles ,l onyx du rve , le corps dEros, les figures de la mort , seront convoqusdans cet atelier plastique et thrapeutique.

    Si la psychose, la nvrose ou la perversion, de lartiste sculpteur sont sou-vent recouvertes par la dmarche technique et esthtique, celles du patient dansce cadre, au contraire, sans ce drap ne risquent pas de ltre et se rappro-chent au plus prs du symptme pour pouvoir le penser, le mentaliser.

    coutons Matisse en parlant du modle et de la sensation dupalper : Ctait une jolie jeune fille, un modle parfait. Je palpais son corps,mes mains enveloppaient les formes, et puis je transmettais en terre lquiva-lence de ma sensation .29 loppos dans le dispositif thrapeutique, le modleest lintrieur mme de la reprsentation psychique et mis au dehors par letruchement de largile, donne forme son symptme par une quivalencesensorielle et plastique.

    Cette vritable archologie du moi-corporel, faite avec le modelage delargile, permettra une rappropriation de l intime et des nouvelles figura-tions du corps propre, dans ce cadre thrapeutique. Ce corps sera investi,non comme morcel, anesthsi ou oubli, sinon comme un corps rogne exci-table et sensible, plein de reliefs et comme un corps vivant en expansion .minemment tactile et non comme une image .

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    29. Matisse Henri, crits et propos sur lart, Prsents par Dominique Fourcade, HermannEditeurs, Paris, 1972, p. 305.

  • LA PLASTICIT PSYCHIQUE ENTRE CRATION ET SYMPTME

    La conception psychanalytique de lappareil psychique tendu dans undehors du sujet, rejoint celle de la cration par la sculpture dun objet plas-tique.

    Cest cette circulation entre lintrieur et lextrieur partir de lobjet, quifonde la plasticit psychique. Le nvros reste enferm dans son fantasme etlobjet reste dans une conomie psychique autorotique, aller chercher lobjetdehors, demande dy mettre du corps. La topologie de Lacan et ses figuresdans lespace, comme le noeud borromen ou le cross cap a t, nous lepensons, une tentative de thorisation de cette circulation entre le dedans et ledehors, pour ainsi pointer cette ex-sistence ncessaire pour le sujet.

    La notion de plasticit psychique, en tant que mtaphore, que nous avan-ons ici partir de la sculpture, permet de dire diffremment cette circulationentre le dedans et le dehors du psychisme. De rappeler que lappareil psychi-que tout entier est en extension vers les objets., que lespace du moi corporel organise lespace de lappareil psychique. Cet espace psychique est tendu dans un dehors du sujet.

    La plasticit psychique est donc, cette capacit figurer les objets psychi-ques ancrs au corporel, cest une mise en figure de cette vrit cubique ,si chre Rodin., de les nommer et de les faire circuler entre ces dlimitationsqui sont le dedans et le dehors du sujet, pour ainsi donner aux objets, la sculp-ture, aux personnes et aux organismes vivants une consistance corporelle .Condition ncessaire pour le sujet pour son tre dans le monde et pour quunealtrit soit possible.

    Cela, les sculpteurs par leur cration le savent ... sans le savoir : ils levivent.

    Le psychanalyste dans le cadre classique , pourra aussi ouvrir son coute ce tangible figur dans les dires de la cure.

    Fernando BAYRO-CORROCHANO

    Psychanalyste-SculpteurEnseignant lUniversit Paris 7

    CMSEA-Bastille17, rue Froment

    75011 Paris

    FERNANDO BAYRO-CORROCHANO LA PLASTICIT PSYCHIQUE : UNE FIGURATION CUBIQUE EN EXTENSION VERS LOBJET

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    Fernando Bayro-Corrochano La plasticit psychique : une figuration cubique enextension vers lobjet

    Rsum : Lauteur qui a une double pratique : de psychanalyste et de sculpteur, inter-roge lobjet de la cration dans la sculpture et lobjet symptomatique de lArt-thrapie,pour dgager la tension entre lobjet intrapsychique et lobjet en dehors , et faire appa-ratre une circulation symbolique entre les deux. Rodin et Picasso sont convoqus pour,montrer comment luvre de la sculpture est incarne , comment le corps subjectif estle socle de la figuration plastique . Les figurations du tactile et l extension de lap-pareil psychique permettront dnoncer la notion de plasticit psychique, esquisse dansla pense freudienne, mais dfinie par lauteur comme un axe central de la psychanalysecontemporaine.

    Mots-cls : Objet-cration - Objet-symptomatique - Moi-corporel - Figurations dutactile - Extension de lappareil psychique - Plasticit psychique.

    Fernando Bayro-Corrochano Psychic Plasticity - Cubic Figuration Reaching Outtowards the Object

    Summary : The author of this article is both psychoanalyst and sculptor, and in thisdual role examines the object of creation in sculpture and the symptomatic object in ArtTherapy. This sheds light on the tension established between the intra-psychic object andthe outside object and shows how a symbolic current circulates between the two. Thework of Rodin and Picasso illustrates how a work of sculpture becomes incarnate, howthe subjective body is the basis of all plastic figuration. Tactile figurations and the

    FERNANDO BAYRO-CORROCHANO LA PLASTICIT PSYCHIQUE : UNE FIGURATION CUBIQUE EN EXTENSION VERS LOBJET

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  • extension of psychic apparatus prepare for an exploration of the notion of psychic plas-ticity, already prepared for in Freuds thinking but defined here by the author as an essen-tial keystone of contemporary psychoanalysis.

    Key-words : Object of Creation - Symptomatic Object - Bodily Self - TactileFigurations - Extension of Psychic Apparatus - Psychic Plasticity.

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