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Art et cancer. Des mondes étrangers l’un à l’autre ? Art and cancer. Worlds apart? D. Gros Résumé : L’art et le cancer du sein ont des points de rencontre multiples. Cette maladie figure ici ou là dans la création des artistes contemporains ou anciens. Elle y est exprimée soit dans sa réalité clinique soit dans ses effets psychologiques. Quant aux femmes blessées au sein par le cancer, qu’elles soient artistes déclarées ou non, elles peignent, sculptent ou dessinent leur maladie. Leurs œuvres sont empreintes de leurs souffrances, blessures, peurs ou espoirs. Mots-clés : Art – Créativité – Art thérapie – Histoire – Cancer du sein Abstract: Art and breast cancer have many points in com- mon. This illness has often been represented in contempo- rary or ancient art. It is either expressed in its clinical reality or in its psychological effects. Women who have been scarr- ed by breast cancer, whether they be declared artists or not, paint, sculpt or draw their illness. Their works of art are the impressions of their suffering, scars, fears or hopes. Keywords: Art – Creativity – Art therapy – History – Breast Cancer Face à l’intitulé Art et cancer, la réaction première, sponta- née, peut se teinter d’étonnement ou d’incompréhension. Quel rapport, en effet, peut-il y avoir entre des entités au pre- mier abord aussi distinctes et éloignées ? Le cancer, c’est le mal sournois et terrifiant, l’ombre de la mort. Il induit des émotions négatives. Il bouleverse, angoisse et même terro- rise. Il provoque souffrances, atteintes à l’intégrité du corps, altérations de la vie relationnelle. Le statut du sujet affecté par le cancer l’expose à vivre dans un univers carcéral, menacé de l’abdication de son autonomie. L’art, quant à lui, évoque plutôt les choses de la création, de la beauté, de la liberté. L’émotion esthétique transporte le sujet dans un monde imaginaire fait de formes, couleurs, symboles. La perception des figures peintes par Renoir ou sculptées par Rodin, la vue du bestiaire de Lascaux ou des fresques de la Sixtine sont susceptibles d’induire un bien-être, un plaisir, une jouis- sance. L’œuvre artistique possède une étrange et inexplicable capacité : engendrer une délectation dans cette mystérieuse partie de notre être sensible à la beauté. Ne serait-ce que l’es- pace d’un instant, elle peut même alléger le fardeau de la pensée, apaiser le trouble existentiel propre à la condition humaine. Ainsi, l’univers du mal cancéreux et le domaine de l’art apparaissent a priori comme des mondes différents, voire étrangers l’un à l’autre. Pourtant, après l’étonnement surgi devant cette curieuse et dissonante association de mots, Art et cancer, on entrevoit des rapprochements possibles. Si l’art possède des vertus d’apaisement, aurait-il un pouvoir théra- peutique ? L’histoire de l’art fourmille de récits ou anecdotes dans lesquels une œuvre devient un moyen de transforma- tion psychique ou physique d’un être humain. D’aucuns sou- tiennent qu’il y aurait une relation entre esthétique et méde- cine. Ce lien supposé entre création artistique et sphère thé- rapeutique a trouvé une application et un nom : l’art théra- pie. Mais si l’art guérit quelque chose, de quel mal ou de quelle maladie s’agit-il ? Cette éventuelle faculté de guérir Rev Francoph Psycho-Oncologie (2004) Numéro 1 : 5-14 © Springer-Verlag 2004 DOI 10.1007/s10332-004-0002-x Dominique Gros () Unité de Sénologie, Département d'Imagerie, Hôpitaux Universitaires, Strasbourg, France e-mail : [email protected] ART & CANCER « L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal. » Baudelaire, Salon de 1846

Art et cancer. Des mondes étrangers l’un à l’autre ?

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Art et cancer. Des mondes étrangers l’un à l’autre ?

Art and cancer. Worlds apart?

D. Gros

Résumé : L’art et le cancer du sein ont des points de rencontremultiples. Cette maladie figure ici ou là dans la création desartistes contemporains ou anciens. Elle y est exprimée soitdans sa réalité clinique soit dans ses effets psychologiques.Quant aux femmes blessées au sein par le cancer, qu’ellessoient artistes déclarées ou non, elles peignent, sculptent oudessinent leur maladie. Leurs œuvres sont empreintes deleurs souffrances, blessures, peurs ou espoirs.

Mots-clés : Art – Créativité – Art thérapie – Histoire – Cancerdu sein

Abstract: Art and breast cancer have many points in com-mon. This illness has often been represented in contempo-rary or ancient art. It is either expressed in its clinical realityor in its psychological effects. Women who have been scarr-ed by breast cancer, whether they be declared artists or not,paint, sculpt or draw their illness. Their works of art are theimpressions of their suffering, scars, fears or hopes.

Keywords: Art – Creativity – Art therapy – History – BreastCancer

Face à l’intitulé Art et cancer, la réaction première, sponta-née, peut se teinter d’étonnement ou d’incompréhension.Quel rapport, en effet, peut-il y avoir entre des entités au pre-mier abord aussi distinctes et éloignées ? Le cancer, c’est lemal sournois et terrifiant, l’ombre de la mort. Il induit des

émotions négatives. Il bouleverse, angoisse et même terro-rise. Il provoque souffrances, atteintes à l’intégrité du corps,altérations de la vie relationnelle. Le statut du sujet affectépar le cancer l’expose à vivre dans un univers carcéral,menacé de l’abdication de son autonomie. L’art, quant à lui,évoque plutôt les choses de la création, de la beauté, de laliberté.

L’émotion esthétique transporte le sujet dans un mondeimaginaire fait de formes, couleurs, symboles. La perceptiondes figures peintes par Renoir ou sculptées par Rodin, la vuedu bestiaire de Lascaux ou des fresques de la Sixtine sontsusceptibles d’induire un bien-être, un plaisir, une jouis-sance. L’œuvre artistique possède une étrange et inexplicablecapacité : engendrer une délectation dans cette mystérieusepartie de notre être sensible à la beauté. Ne serait-ce que l’es-pace d’un instant, elle peut même alléger le fardeau de lapensée, apaiser le trouble existentiel propre à la conditionhumaine.

Ainsi, l’univers du mal cancéreux et le domaine de l’artapparaissent a priori comme des mondes différents, voireétrangers l’un à l’autre. Pourtant, après l’étonnement surgidevant cette curieuse et dissonante association de mots, Artet cancer, on entrevoit des rapprochements possibles. Si l’artpossède des vertus d’apaisement, aurait-il un pouvoir théra-peutique ? L’histoire de l’art fourmille de récits ou anecdotesdans lesquels une œuvre devient un moyen de transforma-tion psychique ou physique d’un être humain. D’aucuns sou-tiennent qu’il y aurait une relation entre esthétique et méde-cine. Ce lien supposé entre création artistique et sphère thé-rapeutique a trouvé une application et un nom : l’art théra-pie. Mais si l’art guérit quelque chose, de quel mal ou dequelle maladie s’agit-il ? Cette éventuelle faculté de guérir

Rev Francoph Psycho-Oncologie (2004) Numéro 1 : 5-14© Springer-Verlag 2004DOI 10.1007/s10332-004-0002-x

Dominique Gros (�)Unité de Sénologie, Département d'Imagerie, Hôpitaux Universitaires,Strasbourg, France e-mail : [email protected]

ART & CANCER

« L’art est un bien infiniment précieux,un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit

l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal. »

Baudelaire, Salon de 1846

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siège-t-elle dans la contemplation de l’œuvre achevée oubien dans le processus même de la création ? Depuis unedizaine d’années, surtout dans les cultures anglo-saxonnes,l’art thérapie est objet d’engouement. Nombre de femmes,affectées d’un cancer au sein, dessinent, peignent, sculptent,photographient. De cette irruption dans la créativité, ellesescomptent des gains d’énergie, de sérénité, d’harmonie.

Ces vertus thérapeutiques présumées de la création artis-tique ne sont pas la seule passerelle possible entre cancer etarts plastiques. L’histoire du cancer est trop longue, la nais-sance de l’art trop ancienne, pour qu’ils aient pu s’ignorerl’un l’autre et ne point se rencontrer. Il y a d’abord toutes lesévocations et figurations du mal cancéreux dans l’art, sur-tout le cancer du sein. Elles sont innombrables, multiformes,anciennes et modernes : saintes aux seins coupés, portraitsde femmes malades, miracles de la guérison.

Avec Art et cancer, surgissent d’autres interrogations.Quels liens, différences, voire oppositions, peut-il y avoirentre l’aventure de la créativité et l’aventure du cancer ?Quels points communs entre le cheminement de l’artiste etl’épreuve du sujet atteint par le mal cancéreux ? La créationartistique peut offrir au créateur un surcroît de lumière et desens. De même, la maladie cancéreuse peut apporter aumalade un supplément de connaissance et lui ouvrir les yeuxsur des choses demeurées cachées jusque là. « Merci à moncancer », pensent certaines femmes, quand les temps diffi-ciles de la chirurgie ou de la chimiothérapie se sont écouléset qu’elles commencent à refaire surface. « Merci à mon can-cer de m’avoir fait découvrir la beauté du monde. Merci à luide m’avoir ouvert les yeux sur la vie, sur moi, sur les autres ».Art et cancer sont de l’ordre de l’initiation. L’un et l’autreouvrent des portes, donnent accès à des mondes insoupçon-nés. Seuls les artistes connaissent le goût véritable de la créa-tion artistique tout comme le marin connaît la mer, le pay-san la terre, le médecin la misère des hommes. Seules les per-sonnes qui ont subi l’épreuve du cancer du sein et ont péné-tré dans cet univers, possèdent un savoir authentique sur levécu de cette maladie. Elle est inscrite dans leur chair et dansleur âme. D’ailleurs, une espèce de fraternité relie entre ellesles femmes soignées pour cancer du sein. Leur itinérairecommun les a conduites de l’autre côté du miroir. Quant auxautres – les bien-portantes et bien-portants – quelle que soitleur empathie, la qualité de leur regard ou la connaissance dela maladie, ils demeurent et demeureront toujours en deçàde la vérité du cancer.

Peut-on véritablement aborder le thème Art et cancer sil’on est ni artiste, ni historien de l’art ? Peut-on dissertersérieusement sur ce difficile et complexe sujet si l’on est nipsychiatre, ni psychologue, ni art thérapeute ? Pour ma part,je ne suis rien de tout cela. Je suis médecin. Un jour, voici25 ans, j’ai décidé de consacrer mon activité médicale à cettepartie du corps féminin que l’on appelle le sein. Le sein estdevenu mon métier. Depuis ces années-là, le sein et le cancerdu sein sont mon quotidien : diagnostic, dépistage, décisionthérapeutique, surveillance des femmes soignées. Circons-

tance sans doute aggravante, je fus initié dans ma jeunesse àla médecine du sein par osmose et malgré moi. Beaucoupqui ont connu mon père le désignent comme le « père de lasénologie ».

Une autre précision s’impose pour éclairer le lecteur surmon état d’esprit. Avant de prendre le chemin de la méde-cine, j’ai fait un détour : sept ans de philosophie à la Facultédes Lettres de Strasbourg ! Nécessairement, cette disciplineinduit de mauvaises habitudes. On acquiert un goût immo-déré pour la distanciation critique, des réflexes de méfiancefaces aux idéologies établies, un fort penchant pour unevérité conçue comme une activité de quête toujours renou-velée. Bref, les « Que sais-je ? », « Qui suis-je ? », « Où vais-je ? » accompagnent la pensée philosophique et peuventapparaître secondaires à un esprit positif, avide de juger,décider, agir. Désireux de découvrir des suppléments de sensdans mon quotidien sénologique, il m’a donc semblé toutnaturel de regarder ailleurs, en dehors de la discipline médi-cale. L’entreprise ne fut guère difficile. Le sein est partout.Littérature, poésie, ethnologie, psychologie, mythologieregorgent d’histoires de seins. C’est même un sujet trèsobsessionnel dans les arts plastiques. Je me suis donc mis àfréquenter les musées, à regarder les livres d’art, à consulterles nombreux sites Internet qui offrent accès à toutes sortesd’œuvres artistiques. J’ai découvert que les seins peints parles artistes ressemblaient étrangement à ceux que j’exami-nais chaque jour. Même symbolique, même émotion, mêmeforce révélatrice d’un rapport aux femmes. Devant Suzannesurprise par les vieillards, peinte par Jordaens, Véronèse,Picasso ou d’autres, je songeai à ces patientes gênées par leregard du médecin observant leur poitrine nue ; découvrantLa Jeune femme et la Mort de Baldung Grien ou L’amour sanscondition de Léonor Fini, je pensai à ces femmes troubléespar une palpation trop rude ; face aux Martyre de sainteAgathe, je méditai sur le supplice de la mastectomie. J’aiappris et continue d’apprendre la sénologie autant dans lesmusées que dans mes journées de consultation, les congrèset les rencontres avec les collègues.

Pour réfléchir au sujet Art et cancer, le cancer du seins’est offert à moi très naturellement comme modèle. Indé-pendamment du contexte personnel, d’autres éléments ontguidé ce choix ou plutôt l’ont imposé. Première raisonsimple, c’est le plus emblématique des cancers. Les causes decette prodigalité symbolique sont connues et multiples.Ancienneté : cette maladie affecte le corps féminin, habitel’imaginaire et le quotidien médical, depuis qu’il y a desfemmes et des médecins. Universalité : aucune race nisociété ne peuvent prétendre être exemptées de ce mal. Lesfemmes de l’Égypte pharaonique, celles de la Perse, de laGrèce ancienne ou de la France médiévale ont payé leur tri-but au cancer du sein comme celles des temps modernes,quoique à proportion de leur moindre longévité. Fréquence :c’est le plus fréquent des cancers féminins. Ordre de l’appa-rence : un sein, cela se voit. La poitrine de la femme siège enavant, exposée, visible. Même caché par le vêtement, le sein

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polarise le regard de l’autre. On peut le toucher, le caresser, letéter, le palper. Comment dissimuler une plaie au sein, uneablation ? Symbolique : quelle autre partie quant au corpsféminin est porteuse de signes aussi forts ? Identité, sexua-lité, maternité. Incertitudes du pronostic : quel que soit lestade de la maladie et la thérapeutique, l’avenir est désor-mais perçu par la patiente comme précaire, hasardeux etgrevé d’interrogations.

En raison de ce caractère emblématique, le cancer du seina inspiré une diversité et une multiplicité extrême de créa-tions artistiques. Aucune maladie, aucun cancer n’a inspiréautant d’œuvres dans la littérature ou la poésie. Il en est demême dans les arts plastiques : peinture, sculpture, gravure,dessin, fresque, photographie, cinéma, BD, vidéo, installa-tions, performances… Toutes sortes de supports ont été uti-lisés. Depuis une décennie, cette production plastique s’ac-croît. Par comparaison, rien ou très peu d’œuvres plastiquessont consacrées aux maladies cardiaques, au diabète ou aucancer de la prostate.

L’image de l’Homme de douleurs hante l’histoire de l’artdepuis que l’art existe et que les femmes et les hommes souf-frent. Sa présence est intemporelle, ses figures sont innom-brables. Quand Matthias Grünewald peint le Christ absurde-ment cloué sur une croix, il symbolise l’homme sans recours,innocent, ligoté dans un univers menaçant. Quand MarcChagall, Francis Bacon ou Antonio Saura peignent des cruci-fixions, elles sont sans rapport avec les choses de la religion ;ils usent de cette figure comme archétype de la douleurhumaine. Le fusillé, bras en l’air et chemise blanc immaculé,du Tres de Mayo de Goya est aussi un Homme de douleurs.Même image dans les Massacres de Scio, par Delacroix oubien dans Guernica : des femmes souffrent à mourir, sym-boles de toutes les Mater dolorosa. Le sang et la mort, toutautant que le lait, le sexe et l’amour, irriguent l’histoire del’art.

Dans le même registre, la maladie habite la créationartistique comme figure du corps souffrant et apanage de lacondition humaine. L’iconographie est abondante : Énéeblessé, sur les fresques de Pompéi, L’excision de la pierre de laFolie par Bosch, La peste d’Ashod de Poussin, les portraits defous de Géricault, Science et Charité de Picasso ou Montre tablessure par Joseph Beuys et tant d’autres œuvres. Dans cettegalerie des pathologies, aujourd’hui comme hier, le cancerdu sein a lui aussi donné lieu à des œuvres. Toutes les étapeset spécificités de la maladie s’y révèlent : découverte de latumeur, peur, soins, opération, souffrances, reconstruction,récidive, guérison, mort. En fonction des époques et des cul-tures, ces compositions sont réalistes, symboliques, concep-tuelles, informelles, naïves. À tous les supports classiquesutilisés, s’ajoutent maintenant art digital, assemblage, photo-graphie, mixed-media, collage, body art, ready-made.

Dans l’Europe chrétienne d’autrefois, un sujet presqueacadémique figure régulièrement au répertoire de l’art reli-

gieux du XIIIe au XVIIIe siècle : le martyre des saints. Toutessortes de supplices ont fait l’objet de productions picturalesou sculptures. L’un d’entre eux est récurrent : l’ablation desseins. Beaucoup de saintes, en effet, sont censées avoir subicette torture, notamment Agathe, Barbe, Julie ou Christine.Quel rapport entre l’image de ce martyre et le cancer dusein ? Au premier abord, aucun. Si l’on demeure prisonnierde la seule interprétation hagiographique, le sens est clair : lebourreau coupe les seins d’Agathe en raison de son refusd’abjurer sa foi et ce supplice lui ouvre les portes du paradis.Aujourd’hui, ces histoires de saintes aux seins coupés n’habi-tent plus l’imaginaire collectif. Oubliée La Légende dorée deVoragine qui racontait la vie des saintes et des saints ; dispa-rue des églises toute cette statuaire qui exposait aux fidèlesles tortures infligées à ces femmes ; effacées des livres pieuxles images qui rappelaient ce leitmotiv de la poitrine muti-lée. Pourtant, chacun peut replonger dans cet imaginaired’autrefois. Il suffit de visiter l’un ou l’autre musée, de Franceou d’Europe. Si l’on est un peu attentif, on découvre fort sou-vent des peintures de ces saintes aux seins coupés. Regardéesavec un œil moderne, ces images semblent se rapporter à deslégendes dépourvues de substance historique et inventéespar la religion pour garder les fidèles dans l’état de sujétionmorale qui convient. Sans doute, y a-t-il une part de vérité.Mais est-ce la seule interprétation possible ? Lues avec leslunettes de la psychanalyse, ces histoires de seins coupésévoquent une autre réalité. Elles renvoient à l’angoisse decastration. Amputer un sein, c’est supprimer à une femmequelque chose par quoi elle se sent femme. Le complexed’Agathe traduit cette peur face à une menace sur le sein. Lemartyre de l’ablation est l’allégorie d’une obsession millé-naire chevillée à l’esprit des femmes : la crainte d’être blesséedans un lieu d’intimité, fragilité et identité.

Examinées avec l’œil du clinicien et du chirurgien, cesreprésentations d’ablation des seins peuvent prendre uneautre signification. Ces peintures du supplice d’Agathe rap-pellent un acte thérapeutique : le martyre de la mastectomie.Qu’est-ce à dire ? Ces tableaux peuvent être lus comme unetranscription souvent fidèle des amputations réalisées parles chirurgiens. Les artistes de l’époque ont recopié desscènes d’opération pour cancer du sein. Interprétationhasardeuse ? Avant tout, un devoir de mémoire s’impose. Ilfaut admettre des réalités constamment oubliées, occultées,voire niées, tant elles nous dérangent. Le cancer du sein n’estnullement une maladie moderne, il accompagne l’histoiredes femmes. Nos confrères médecins d’autrefois ont étéintelligents avant nous, ils soignent cette maladie depuis dessiècles. Depuis toujours des femmes ont guéri, d’autres non.Si l’on dépouille ces œuvres du contexte religieux, on peut enfaire une lecture profane et médicale. Ce bourreau qui coupe,n’a-t-il pas quelque ressemblance avec le chirurgien ? Cespersonnages qui entourent Agathe et pleurent, ne font-ils passonger à la famille, aux amis, qui accompagnent la patienteen consultation ou lui rendent visite dans sa chambre aprèsl’opération ? Un autre argument, plus technique, concerne lesoutils de torture peints sur ces Martyre de sainte Agathe. Les

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pinces, tenailles et couteaux, utilisés pour le supplice, sontidentiques aux scalpels et bistouris des chirurgiens employésà l’époque pour opérer les seins. Pour s’en convaincre, il suf-fit de consulter les nombreux traités qui décrivent lesméthodes et les instruments appliqués à la chirurgie du can-cer du sein : Guy de Chauliac (1363), Scultetus (1656), Bidloo(1715). Dans l’Encyclopédie (1751-1772) de Diderot et d’Alem-bert, ce monument de la culture européenne du XVIIIe siècle,on peut voir dessinée la fameuse tenette d’Helvétius, inven-tée par le médecin du même nom. Cette pince coupante utili-sée pour pratiquer la mastectomie est analogue à celle peintepar les artistes. Voir Bellegambe, Martyre de sainte Barbe,Musée de la Chartreuse, Douai. Quelquefois, l’aspect de lacicatrice est exactement le même que celui pratiqué par leschirurgiens. Voir La sainte Agathe d’Andréa Giovanni Cop-pola, dans la Cathédrale de Gallipoli, Italie. Un autre détailconforte l’hypothèse du parallèle entre acte thérapeutique etmartyre. La légende rapporte que non seulement le bourreauarrache les seins mais brûle les plaies. Pour cette raison, desfers rougis au feu sont souvent visualisés aux pieds de lasainte. Or, on sait que les chirurgiens de l’époque usaient defers brûlants pour cautériser les vaisseaux et arrêter l’hémor-ragie. Le fer et le feu sont conjointement utilisés pour marty-riser ou soigner. L’action du fer qui coupe et extirpe seconjugue à celle du feu qui brûle et cautérise.

Tout un chacun qui parcourt le Louvre peut admirer labelle et énigmatique Bethsabée, peinte par Rembrandt en1654 (Fig. 1, en 2e page de couverture de ce numéro). Unefemme est assise, nue. Une servante lui lave les pieds. Dans samain droite, elle tient une lettre légèrement froissée que l’ondevine déjà lue et relue. Son air est songeur, triste ou peut-être indécis. Tout son corps est résigné, abandonné d’avanceau roi David. L’histoire de Bethsabée est racontée dans laBible. Point intéressant : le modèle peint par Rembrandt estHendrijke Stoffels, sa maîtresse qui deviendra plus tard sonépouse. Quel rapport avec le cancer ? Pour comprendre, ilconvient de s’approcher de l’œuvre et regarder le seingauche. Manifestement, celui-ci est déformé dans sa partieexterne. Au lieu d’être convexe, le galbe est concave. Lesmédecins donnent un nom à cet aspect : une fossette. Pourquiconque connaît les signes du cancer, le diagnostic estindéniable. Cette fossette sur le sein gauche traduit l’adhé-rence d’une tumeur cancéreuse à la peau. Sait-on quelquechose concernant la santé de Hendrijke Stoffels ? Une tradi-tion, issue d’on ne sait où, rapporte que cette femme seraitmorte d’un cancer au sein à l’âge de 36 ans. Ainsi, Rem-brandt aurait peint le sein tel qu’il était, déjà modifié par lecancer. Comment être sûr ? Point de documents médicaux,point de témoignage digne de foi ne permettent d’attester laréalité de la maladie chez cette femme. Dans le quotidien dela médecine du sein, le clinicien expérimenté fait souvent lediagnostic de cancer par le simple regard. Avant mêmed’avoir touché le sein, avant même de pratiquer la radiogra-phie, la ponction ou la biopsie, il sait par compétence qu’une

fossette identique à celle de la Bethsabée de Rembrandt estsigne manifeste de malignité. S’il observe le tableau duLouvre, ce médecin ne peut pas ne pas songer au cancer etconsidérer ce diagnostic comme très probable.

Voici maintenant une autre femme : La Fornarina, peintepar Raphaël en 1520 (Fig. 2, en 2e page de couverture de cenuméro). L’œuvre est au Palais Barberini, Rome. À l’automne2001, elle fut visible à Paris, au Musée du Luxembourg, à l’oc-casion de l’exposition « Raphaël, Grâce et Beauté ». Une tra-dition, connue surtout en Italie, rapporte que cette femmeaurait eu un cancer au sein. Aucun document médical n’estrépertorié, aucun témoignage de l’époque n’existe qui pour-raient constituer sinon une preuve formelle du moins un élé-ment de probabilité. Seul indice, le tableau de Raphaël. LaFornarina pose la main droite sur son sein gauche, incom-plètement dénudé. Plus précisément, elle appuie l’index et lemajeur, légèrement écartés, sur la partie située du côté dubras. A cet endroit, comme s’il était indiqué par les doigts dumodèle, chacun peut observer une déformation du galbe : lecontour a perdu son arrondi naturel. Le sein est creusé parun large sillon. Ici encore, ce signe sur la peau est pathogno-monique du cancer pour tout médecin expérimenté. Pointn’est besoin ni des rayons X, ni du microscope, pour faire lediagnostic. Telle qu’elle apparaît sur la peinture, cette défor-mation du sein fait suspecter un cancer. Que dire d’autre ?Récemment, lorsque cette œuvre fut exposée au Musée duLuxembourg, je n’ai pas manqué d’aller la voir. Quelquesjours auparavant, un article avait paru dans le magazineParis Match et attiré mon attention. Présentant l’Exposition,l’auteur mentionnait justement cette histoire de cancer dusein de La Fornarina. J’ai aussitôt écrit au journaliste pouravoir des détails et des précisions sur les sources. Hélas, riende clair n’apparut. Les meilleurs spécialistes, historiens del’art, ne peuvent ni infirmer ni confirmer l’existence d’uncancer au sein gauche. Dans sa réponse, l’auteur me fit pour-tant une remarque qui me surprit. Il laissait entendre que,réel ou non, ce cancer donnait à La Fornarina un supplé-ment de « romanesque ». Voici ses propos : « La premièremention de « cancer » faite devant moi l’a été par MonsieurRestellini, directeur du Musée du Luxembourg. Lorsque j’enai parlé ensuite à Pierluigi De Vecchi, éminent spécialiste ita-lien de Raphaël, celui-ci connaissait l’existence de cette «affaire », mais n’a pas démenti ni confirmé. En historien, il asimplement expliqué que la chose était possible sans êtredémontrée. Mais cette éventualité est tellement romanesquequ’elle méritait à mon sens d’être racontée. » Ainsi, pour cer-tains, le cancer vrai ou faux serait un ingrédient du « roma-nesque ». Le tragique rendrait-il les femmes plus belles, plusattirantes ? Sans doute, la femme qui pleure est-elle plusattendrissante ? Quand Aïda, Lucrèce, Iphigénie, Carmen oud’autres héroïnes sont au pays des larmes et chantent déses-pérément, alors nous pleurons avec elles et aimerions lesconsoler.

Une autre figure de femme, sculptée celle-ci par Michel-Ange, est l’objet d’un débat concernant le diagnostic d’un

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éventuel cancer du sein. La discussion est ici infiniment plusrécente. Il s’agit de La Nuit, un des personnages du tombeaude Julien de Médicis à l’église San Lorenzo de Florence. Il fautapprocher de près cette statue et observer sa poitrine. Nul nepeut nier l’évidence : la singularité du sein gauche. Ici encore,l’arrondi naturel a disparu, le galbe est déformé. Au-dessus del’aréole, un gonflement apparaît comme une boursouflure.Sous le mamelon, la peau est rétractée comme un creux. Cesdéformations n’existent pas sur le sein droit de La Nuit, ni nonplus sur les poitrines des autres femmes sculptées par Michel-Ange. Pour un médecin, cet aspect évoque sans conteste lesstigmates du cancer. Plusieurs articles lui ont été consacrédans des revues médicales (Hayes, 1990 ; Mangus, 1991 ;Rosenzweig, 1983 ; Stark, 2000). Ce diagnostic de cancer estpourtant loin de faire l’unanimité, même parmi les médecins.

Pour certains, ce sein gauche de La Nuit, n’aurait rien decancéreux. Son aspect traduirait simplement le peu de goût,le désintérêt même que manifeste Michel-Ange pour le corpsdes femmes. Les hommes étaient ses modèles et son idéal debeauté. L’Adam de La Création ou les Ignudi de la Sixtine, leDavid de l’Académie, à Florence, sont peints ou sculptés à lagloire du corps masculin. Le personnage de La Nuit de SanLorenzo est femme par le visage et la chevelure. Elle esthomme par le corps : cuisses et bras énormes, musculaturesaillante, puissance du cou et des épaules, force contenue.Tout comme au plafond de la Sixtine, les Sibylles, les femmesdu Déluge ou du Jugement dernier, sont dotées d’une muscu-lature vigoureuse. Dans ce contexte, le sein gauche de LaNuit paraît avoir été ajouté à contrecœur et comme à regretsur une poitrine masculine et plate. À ce relief de chair, apa-nage féminin, Michel-Ange a donné la forme gonflée etdéformée d’un muscle d’homme saillant et contracté. Ren-forçant cette analyse, d’aucuns ajoutent que son homosexua-lité ne le rendait pas attentif à la vérité du corps féminin.Est-ce si vrai ? D’autres œuvres témoignent du talent deMichel-Ange à peindre, dessiner, sculpter la grâce féminine,la rondeur des hanches ou la douceur d’un sein. Dans cettemême chapelle des Médicis, non loin de La Nuit, sur le tom-beau de Laurent, L’Aurore est une femme toute pleine deféminité. Allongée, plutôt lascive, elle expose une poitrine augalbe plein d’harmonie, sans la moindre déformation niimperfection. De même, à la Sixtine, l’Ève de la Tentationoffre à Adam des seins si joliment façonnés que chacun peutcomprendre facilement le pourquoi de la Chute.

Que penser ? Ni le diagnostic de cancer ni l’idéal debeauté de Michel-Ange, ne constituent peut-être la justehypothèse ? Il peut s’agir d’un sein inachevé, imparfait. Au-dessus de La Nuit, dans une niche, Michel-Ange a sculpté lepersonnage de Julien. Son torse est recouvert d’une cuirassede guerrier. Celle-ci épouse si bien le corps que les seinsparaissent exposés dans leur nudité : leur relief est net,l’aréole bien dessinée, les mamelons saillants. Le sein gauchede cet homme est assez gros et dans sa partie inférieure, ondistingue un creux analogue à celui observé sur celui de LaNuit. Intention de l’artiste, imperfection, inachèvement ?

Et si, délibérément, Michel-Ange avait voulu sculpter unsein pourvu des stigmates du cancer pour signifier que cettemaladie possède des connotations avec le monde nocturne ?S’il avait voulu donner au personnage de La Nuit les carac-tères qui accompagnent la maladie cancéreuse. Le cortègesymbolique du cancer, c’est la peur, les énigmes, le mons-trueux. N’est-ce point justement ces mêmes images qui sur-gissent et nous inquiètent lorsque nous devenons la proiedes ténèbres. Avec la nuit, naissent l’obscurité, l’inconnu, lescauchemars avec leurs idoles meurtrières. Mieux que qui-conque, le peintre Füssli a décrit ces images de nos proprespeurs qui s’évanouissent le lendemain au vent de la raison.La série de ses Cauchemar est peuplée de monstres, d’autantplus laids et terrifiants que la victime est plus belle et plussereine.

Mais qui saura jamais pourquoi Michel-Ange a donné ausein gauche de La Nuit cet aspect inhabituel, déformé, peuesthétique, évocateur de la vieillesse, voire du cancer ? Peut-être est-il vain et dérisoire de chercher du sens là où le géniea sculpté une forme dans le marbre sans aucune volontédélibérée de signification mais avec la gratuité et la libertédu geste propres à l’artiste.

Les arts plastiques ne se limitent pas à la seule figurationdu sein malade. Face à une mauvaise évolution du cancer,quand tout a été tenté par les médecins, que reste-t-il endehors du désespoir, sinon la prière et le miracle ? À Milan, lemusée du Dôme expose une peinture montrant BéatriceCrespi, guérie de son cancer au sein par saint Charles deBorromée. Au Portugal, dans les magasins d’objets pieux, onpeut acheter des formes en cire façonnées à l’image dediverses parties du corps. Ce sont des ex-voto. Mains, yeux,pieds, jambes, cœur, c’est le corps en morceau. La traditiondes seins en cire est toujours vivante auprès des femmes por-tugaises. J’en ai moi-même acheté à Coimbra et Porto. Ils ontune fonction de protection ou d’action de grâce en remercie-ment d’une guérison. Portés à l’église, ils y séjournent jus-qu’à ce que leur trop grande accumulation conduise lesacristain à les enlever pour les remplacer par d’autres. Cettetradition n’est pas l’apanage du Portugal. Les musées archéo-logiques grecs ou romains, exposent eux aussi des seins depierre qui avaient autrefois des fonctions identiques.

Même l’idée de la reconstruction du sein coupé habitel’histoire de l’art et n’a rien de moderne. Seule sa réalisationpar la chirurgie plastique est nouvelle. Autrefois commeaujourd’hui, la société considérait une femme sans seincomme un fait difficilement supportable, autant pour la per-sonne elle-même que pour son entourage et la collectivité. Ilfallait y apporter remède. Ainsi, dans les descriptions litté-raires ou picturales, l’histoire de sainte Agathe ne finit pasavec l’ablation. Après avoir eu les seins coupés, elle est jetéeen prison. Pendant la nuit, saint Pierre lui rend visite et res-taure miraculeusement sa poitrine. C’est la réparation oureconstruction. Ce thème se retrouve dans Caradoc deVannes, une légende celte du xIIe siècle. Ayant eu un sein

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coupé, une femme retrouve son intégrité grâce à un magi-cien qui lui reconstruit un sein en or. C’est la légende de LaFemme au sein d’or.

Depuis longtemps déjà, surtout dans les pays de cultureanglo-saxonne, les femmes affectées d’un cancer au sein ontcréé leurs propres Associations de soutien. Aux États-Unis,les Breast Cancer Support Groups sont légions. Pour s’enconvaincre, il suffit de se connecter sur le site du NationalBreast Cancer Organisation. Dans cette même perspective desoutien et d’aide, un engouement s’est manifesté depuis unedizaine d’année pour l’art thérapie. Les œuvres plastiques deces femmes sont résolument tournées vers la figuration deleur rapport à la maladie. La première exposition publiquefut organisée par Melissa Springer en 1995, à l’Université deBirmingham, Alabama. Elle était intitulée, A tribe of WarriorWomen ou « Une tribu de femmes guerrières ».

L’art thérapie n’est pas nécessairement de l’art, ni unapprentissage de l’art. Il peut s’assimiler à une psychothéra-pie. Son principe repose sur la créativité du sujet. L’êtrehumain possède, en effet, à des degrés divers une force etune capacité de création. Dans l’art thérapie, les supports decette créativité sont variable : peinture, dessin, sculpture,vidéo, musique… Qu’on l’appelle psychothérapie de la créa-tivité, thérapie par l’art ou psychothérapie médiatisée, l’artthérapie a un but principal : offrir un espace pour uneexpression non verbale par le biais des techniques artis-tiques. Il s’agit de conduire le patient à des modificationspositives dans son appréciation du monde et de lui-même.L’art thérapie se distingue de l’art brut, fondé surtout surl’anonymat, l’absence de formation artistique, la marginalitésociale.

Pour beaucoup de femmes, le bouleversement qui accom-pagne l’aventure du cancer est de l’ordre de l’indicible, dunon racontable. Les mots manquent ou sont inadéquats. Il s’yajoute le voile de la pudeur. Comment raconter cette intimitéfaite de douleurs, d’effroi, d’angoisse ? Comment dire la sub-stance de l’épreuve ? Et comment la dire sans perdre sadignité devant autrui ? Dans L’écriture ou la vie, GeorgesSemprun évoque la difficulté d’utiliser la forme du récitpour relater l’expérience des camps de concentration. « Neparviendront à cette substance, à cette densité transparenteque ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artis-tique, un objet de création. » Ces propos lumineux peuvents’appliquer aux femmes en désir d’énoncer leur voyage dansle monde du cancer. Créer aide à mieux se connaître, se sou-venir, s’équilibrer, trouver du sens. Fondé sur la créativité etl’expression de l’individu, l’art thérapie peut refléter desqualités esthétiques, ce n’est pas interdit ni nécessaire. Il neguérit pas le cancer. Ce n’est ni son objectif ni son pouvoir.S’il ne guérit pas le corps, l’art thérapie peut néanmoins soi-gner et participer à la guérison du cœur.

Parmi tous les art plastiques utilisés par ces femmes, lapeinture est prépondérante ainsi que la photographie, plusrarement la sculpture, le collage ou le dessin. De Londres à

Sydney, Amsterdam ou New York, qui sont ces femmes quiont choisi de s’exprimer à travers un travail de création ?Toutes ont en commun d’avoir été soignées pour un cancerdu sein. Beaucoup sont des artistes, confirmées ou non,reconnues ou non. Leurs compositions privilégient l’auto-portrait en buste, visage et torse nu. La blessure est le plussouvent manifeste : le sein est figuré dans son absence écla-tante. La majorité sont anglo-saxonnes (USA, Canada,Grande-Bretagne, Australie…), d’autres sont européennes(Hollande, Allemagne). Leurs œuvres sont le plus souventaccessibles à l’occasion d’expositions, la plupart hors des cir-cuits des musées ou sur des sites Internet. D’autres sontreproduites dans des livres.

Beaucoup de ces peintures ou photographies étant des« autoportraits au sein blessé », le spectateur peut y perce-voir un coté exhibitionniste et narcissique. Qu’entend-on parexhibitionnisme sinon le fait de montrer aux autres une par-tie de soi qu’il est ordinairement convenu de dissimuler ?Habituellement dans nos sociétés, les seins sont voilés. Ici, onne montre pas un sein nu, mais un sein amputé, absent. Cettevue d’un sein coupé provoque un trouble, sinon un choc.Une poitrine féminine asymétrique dérange, embarrasse,déconcerte, désempare. Regardant cette chose difficile, voireinsupportable à regarder pour certains, le spectateur conclutà un désir d’exhibition, voire provocation. Où siège l’insup-portable à voir ? Dans l’objet crée par l’artiste ou dans l’œildu spectateur ? Plutôt que d’exhibitionnisme, ne pourrait-onpas parler de courage guerrier ? Montrer son sein coupé,c’est affronter le regard d’autrui. Exposer sa blessure, c’estsurmonter la honte de n’être plus comme les autres femmes.Dévoiler sa mastectomie, c’est réclamer le droit d’être belle,féminine, digne, malgré ce torse balafré. Parmi ces femmesimpliquées dans ce travail de création, quelques unes ontdécidé de porter haut et fort la bannière de cette revendica-tion.

Matuschka est américaine. Après l’amputation de sonsein droit, cette femme, artiste photographe, fit d’ellenombre d’autoportraits. Sur tous, elle figure avec son seincoupé. L’un d’entre eux est intitulé Beauté hors d’atteinte. Ilfut publié en couverture du New York Times Magazine en1993. Drapée dans une robe blanche, largement échancrée ducôté droit, Matuschka donne à voir sa cicatrice de mastecto-mie. D’autres images d’elle avec son torse balafré firent letour du monde sur les couvertures des magazines aux USA,en Grande-Bretagne, Espagne, Autriche… Rien en France. Sedéfinissant elle-même comme une activiste du cancer, Matu-schka conçut ce dévoilement médiatique de sa poitrineamputée comme un acte politique et féministe. Dans celibellé, Beauté hors d’atteinte, les mots sont clairs : un seincoupé, perdu à jamais, ne doit pas empêcher une femmed’être une femme. Une amputation n’interdit pas d’être belle,d’agir, de vivre, d’aimer. Toutes les femmes n’ayant pas cecourage guerrier, l’Amazone Matuschka veut leur insufflerforce et confiance. Elle refuse de céder à la tentation deprendre la partie pour le tout. « Je ne suis pas un sein ». Elleexclut même tout projet de reconstruction mammaire.

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Reconstruire, n’est-ce pas l’aveu que l’on refuse à une femmeamputée du sein son statut de femme ? L’on songe auxfemmes opérées et à leur premier regard, le lendemain del’opération, sur cette cicatrice qui barre leur poitrine. « Com-ment désormais vais-je être regardée par les autres ? Parmon mari, par mon compagnon, par mes enfants ? ».

Jo Spence est anglaise. L’une de ses œuvres est une photo-graphie d’elle, torse nu. Sur son sein gauche, écrit au feutrenoir, chacun peut lire : Propriété de Jo Spence. L’auteurexplique qu’avant de se faire opérer, elle voulait avoirquelque chose qui lui rappellerait ses droits sur son proprecorps. Ayant le sentiment de pénétrer dans un mondeinconnu, elle désirait aussi se créer son propre fétiche. Uneautre photographie est intitulée La marque : c’est une photo-graphie d’elle avec une croix dessinée sur son sein malade,prêt pour l’amputation. Manifestement, cette image renvoie àla pratique des tatouages dans les camps de concentration.Elle fait penser à Sauve-toi Lola, un livre d’Ania Francos.Dans cet ouvrage, l’auteur, rescapée d’Auschwitz, raconte lesdifférentes étapes de son parcours à l’occasion de son cancerdu sein. Au moment où le radiothérapeute dit à Lola :« Venez, on va vous dessiner les champs », celle-ci entend :« Venez, on va vous tatouer dans le camp ».

Francine Gagnon est canadienne. Son œuvre est une ins-tallation photographique accessible sur son site Internet. Elleest intitulée : Vendredi-sein. L’une des photographies estdénommée : Mon sein droit. C’est, en effet, l’image de sonsein amputé. À ce propos, Francine Gagnon écrit : « Le Ven-dredi Saint 2000, j’ai découvert mon cancer. Trouvant impos-sible d’ignorer dans mon travail photographique l’agressionde cette maladie sur mon corps, mon âme et mon esprit, j’ar-rive un an plus tard avec un portrait à la fois personnel etuniversel des effets du cancer sur la vie humaine. Écartimportant de ma pratique artistique habituelle, j’ai plongédans l’autoportrait, alors que mon apparence n’a jamais étéaussi remise en question, pour défier l’obsession du beau etdu superficiel et amener le public dans l’espace des secrets etde la pudeur. […] Nous accumulons les objets, les ramassonspour leur utilité éventuelle, mais aussi pour leur valeur senti-mentale ; ils nous rappellent un geste, une personne ou uneépoque que nous ne voulons pas oublier. Il est normal pourmoi, en tant qu’artiste, de vouloir garder mon sein pourexposer l’objet organique, à la fois mort et vivant dans monsouvenir, alors que plusieurs y voient une tendance morbide,une curiosité malsaine. Ce que je trouve malsain, c’est notreattitude envers ce qui dérange. Nous ne voulons pas savoir,ni penser, ni regarder. »

À côté de toutes sortes d’initiatives personnelles, existentaussi des associations ou fondations qui regroupent lesfemmes désireuses d’exposer leurs œuvres. La FondationCancer et créativité, qui siège à Amsterdam, propose des ate-liers d’expression artistique dans des disciplines variées :peinture, céramique, objets, film et vidéo, sculpture, dessin,poèmes, musique. Elle organise régulièrement des exposi-tions. La dernière a eu lieu à l’automne 2003 dans l’espace de

la plus vieille église d’Amsterdam, De Oude Kerk. Une autreassociation, Art.Rage.US, créée à San Francisco en 1996, ras-semble une centaine de femmes, artistes ou écrivains. Leursproductions sont accessibles sur le site Internet ou dans l’ou-vrage publié par leurs soins. Biens de ces compositions pictu-rales sont dures à regarder, voire brutales. Toutes sont pleinesde douleur et vérité. Toutes portent le stigmate de l’épreuvemais chacune raconte autre chose : effroi, révolte, tristesse,espoir, désir d’essentiel, guérison, renaissance. Un état d’es-prit identique anime ces femmes : accroître leur force d’âme,amplifier leur sérénité. Sur le modèle de la Victoire de Samo-thrace, Kay Minto a sculpté une Victoire de Mastectomie et luia ajouté des ailes d’oiseau pour signifier un nouvel élan vital.Sur le modèle de la Vénus de Botticelli, Carole Bonicelli s’estpeinte sortant des eaux avec un sein en moins. IntituléeMémoire, l’œuvre de Barbara Peterson est constituée d’uneboîte contenant deux coupoles de verre teinté en souvenirdes ses deux seins partis au paradis des seins. Les titres sonttous corrélés à l’épreuve du cancer : Cirque de vie, Hommaged’une Amazone, Mon tatouage, L’attente, Récidive, Un nou-veau jour commence. En Australie, le Department of HumanServices through Breast Care Victoria, a créé l’exposition «Femmes guerrières ». Celle-ci offre aux spectateurs unensemble d’œuvres en rapport avec le cancer du sein. Sous lahoulette de Sue Smith, une centaine de femmes, ayant toutesété affectées par cette maladie, ont collaboré avec d’autresfemmes photographes, designers, écrivains, productrices devidéo. De cette collaboration, sont nées des images et desmots, reflétant leur voyage dans le monde du cancer. Les res-ponsables du projet s’efforcent actuellement de transformer« Femmes guerrières » en une exposition itinérante. L’asso-ciation américaine, The Breast Cancer Answers Art Gallery,propose sur Internet une collection d’œuvres. Ici aussi, peur,colère, affliction, force, espoir sont au rendez-vous. La plu-part des travaux sont accompagnés d’un commentaire per-sonnel de l’auteur susceptible d’éclairer le spectateur sur lesintentions de l’artiste.

Dans nombre de ces « autoportraits au sein coupé », cesfemmes blessées montrent leur blessure : une cicatrice leplus souvent, quelquefois une tâche rouge, et toujours l’ab-sence du sein. C’est le thème émergeant, répétitif et lanci-nant. L’exposition de la blessure paraît un préalable néces-saire à tout processus de guérison. La femme montre sa plaieà elle-même et aux autres. Quel objectif, plus ou moinsconscient, y a-t-il derrière cette volonté de peindre ou dessi-ner son propre corps meurtri, blessé, torturé ? Dans soneffort pour dévoiler, exposer, son torse mutilé, le sujetmalade transforme une hantise informe en une constructionplastique. La valeur curative de l’œuvre paraît liée à l’exposi-tion du traumatisme, d’abord dissimulé à soi-même ourefoulé. Ici, la créativité fonctionne dans le registre de l’aveu.Une œuvre de Joseph Beuys aide à comprendre. Il s’agitd’une installation exposée à Munich de 1974 à 1975. Son titreétait : Montre ta blessure. À travers d’une juxtaposition d’ob-jets disparates, l’artiste proposait une méthode thérapeu-

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tique. Il faut commencer par la blessure, autrement dit par laconnaissance de la douleur. Le voyage même dans la souf-france peut devenir un soin, une thérapie. « Le mal soigne lemal ». Quiconque s’efforce de percevoir sa souffrance peut ydécouvrir une source de renouveau. À condition que l’ex-posé du trauma ou de la blessure ne soit pas une simplerépétition mais une représentation active. « Montre ta bles-sure car il faut révéler la maladie que l’on veut guérir ».

Peindre est aussi une manière de traduire des émotionssans l’aide des mots. Cette procédure évite la verbalisation.Peut-être est-ce une raison de l’engouement pour l’art thé-rapie. Dans une société où plus personne n’écoute per-sonne, pas plus les médecins que les autres, les femmesblessées au sein veulent continuer à s’exprimer. Tracer unecourbe, un rond, une droite en zigzag ou brisée, n’a pas lemême sens. La colère, l’espoir ou la peur ne suscitent pasles mêmes formes, traits, couleurs. En peignant ces formeset en agissant sur la toile, la femme exprime ses émotions.À l’inverse, elle subit une influence en provenance de saproduction picturale. Une sorte de dialogue s’instaureentre le peintre et sa toile. Cet échange peut induire undépassement des résistances et une prise de conscience. Enaffirmant sa capacité à exprimer ses émotions et à traversle plaisir de la création, le sujet peut gagner confiance enlui-même et estime de soi. Peu à peu, en créant et en obser-vant ses œuvres, la femme peut regarder ses émotions avecune certaine distance. En devenant extérieure, une révolte,une angoisse ou une tristesse perdent leur caractère per-sonnel et menaçant. Leur apparition sur la toile prouventqu’elles peuvent quitter le sujet pour entrer dans un objet.En ce sens, la peinture peut être une thérapie. Une consta-tation pourtant traduit les limites de l’art thérapie : la créa-tivité ne se prescrit pas sous forme d’ordonnance nicomme un médicament.

Quel est l’impact thérapeutique de ces pratiques artis-tiques ? Point de réponse. Il n’y a pas d’instrument demesure pour quantifier le degré d’apaisement, le gaind’énergie ou le bénéfice d’espérance éventuellement obte-nus. Et rien n’empêche de considérer que, pour certaines deces femmes, ce goût de créer préexiste à la maladie. Leursœuvres ne font alors que refléter leur énergie intérieure plusforte que chez d’autres. Mais l’important n’est pas là. Pour laplupart, cet art thérapie est vécu comme une catharsis. Il estvolonté de survivre, envie de vie. Acceptation et non pasrefoulement. L’art s’oppose ici au cancer comme l’activitécréatrice s’oppose à l’activité destructrice. Le processus decréation devient l’outil de rédemption et renaissance. Le pro-pos de Nietzsche s’applique ici : « Tout ce qui ne me tue pasme rend plus fort ».

Le cancer peut-il devenir source de création artistiquepour des artistes indemnes de cancer ? Sans être soi-mêmeaffecté par cette maladie, peut-on trouver dans le cancermatière à inspiration pour faire de l’art ? Aucun sujet n’estinterdit à l’artiste.

Pour beaucoup, l’art, c’est la production du Beau. Pour-tant, nulle part n’existe une définition de la beauté admisepar tous. La norme esthétique universelle et intemporelle faitdéfaut. Le fondement du jugement esthétique se nourrit detrop de choses individuelles et variables. « Le beau pour lecrapaud, aimait à dire Voltaire, c’est sa crapaude ». L’art n’aguère d’autonomie. Son histoire est une longue suited’œuvres acclamées, refusées, réhabilitées, oubliées. Sur sonsite Internet, Antoni Muntadas propose un recensement desartistes censurés par genres, thèmes, supports, époques etpays. Le XXe siècle, quant à lui, a voulu dépasser cette querellede la norme esthétique. Rejetant largement l’idée que l’artpuisse exister pour faire du Beau, la création artistiquecontemporaine se veut surtout témoignage, simple présence,outil d’interrogation, recherche du sens.

Pourtant, à regarder de plus près les œuvres d’art, ons’aperçoit que la quête du Beau n’est pas toujours la règlesuivie par les artistes. Esthétiser la laideur, voire l’horrible,fait partie intégrante de l’histoire de l’art et redevientactuelle. Que voit-on dans les musées ? Sans aucun doute, dejolis paysages, de belles natures mortes, des chairs sédui-santes, beaucoup de scènes d’amour. On découvre aussi lecorps souffrant, blessé, malade, mutilé, à l’agonie ou pourris-sant. Sont exposées à la contemplation la violence, la guerreet ses horreurs, la mort dans toute son obscénité. Avec prédi-lection, luxe de cruauté et impudique réalisme, la peinturedu Moyen Âge a traité des martyrs et de leurs supplices. LexIXe a lui aussi aimé le sang. En 1874, Octave Mirbeau dénon-çait le goût pour l’horreur devenu systématique dans la pein-ture académique. « Aimez-vous les têtes coupées, le sang quicoule, les grimaces des suppliciés ? Il y a un assortiment deces jolies choses-là au Salon de cette année. Pour nous, lesspectacles de cette espèce nous paraissent monstrueux, et ilnous est impossible de comprendre pourquoi certainspeintres se plaisent tant aux horreurs cadavériques. Le gra-cieux sujet de peinture, vraiment, que de la chair humaine enputréfaction ! »

Avec plus d’acuité encore et faisant suite aux photogra-phies des camps de concentration, l’art contemporain aposé la question des limites du regardable. Le corps idéa-lisé, académique, glorieux et sans défauts, menace de dispa-raître. Il s’estompe au profit du corps agonisant. FrancisBacon peint l’être humain comme une viande meurtrie etpourrissante. Dans le panneau central de Trois études pourune crucifixion (1962), le personnage allongé est un amas deboursouflures tumorales. Chez De Kooning, les figures etles corps de ses Women sont tailladés, morcelés, démem-brés, prêts à éclater. Avec Daniele Buetti et sa série Lookingfor love (1997), la chair est utilisée comme une véritable sur-face plastique : gribouillage de cicatrices et tumeurs sur desimages de top models. Le mal cancéreux, c’est aussi un pro-cessus de déstructuration et désintégration. Être envahi parle cancer, c’est subir dans son corps la présence de quelquechose qui vient à la fois de l’extérieur et de soi-même. Lescorps peints par Klee, Picasso, Tapies ou Saura prolifèrent,s’érodent. Ils sont déchiquetés, couchés et malades, défigu-

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rés, déstructurés, écartelés. À l’instar du corps morcelé parle cancer, les corps peint par ces artistes perdent leur unité.Ils se désagrégent, ils métastasent. Quelques uns utilisentmême le corps des morts comme matière de création artis-tique. Sous prétexte qu’il n’est plus humain, même lecadavre de l’homme est devenu objet de création artistique.Ainsi en est-il dans la fascinante exposition, intitulée « Lemonde des corps ». Avec un souci conjoint de pédagogie etesthétique, l’allemand Gunther Von Hagens expose descorps humains conservés par son procédé dit de plastina-tion. À la Biennale d’art contemporain de Lyon en 2000, onpouvait voir des œuvres du Groupe Cadavre. N’hésitant pasà transgresser un tabou, ces artistes chinois exposaient desphotographies exhibant l’un d’eux cuisinant puis dévorantla chair d’un enfant mort-né. L’anglaise Diana Michener oul’américain Andres Serrano recherchent leur inspirationdans les morgues. Jamais, sans doute, dans l’histoire del’art, aucun artiste n’avait osé franchir ces limites. Si l’artexiste pour dire la vie, peut-il ou doit-il éviter la questionde l’horreur qui fait partie de la vie ?

À l’inverse des choses de l’art, le cancer n’est pas unefigure de la beauté. Il chemine dans un monde différent, plu-tôt fait de laideur. Souffrance, mutilations, solitude, angoisseaccompagnent cette épreuve. Et pour peindre les détériora-tions et difformités du corps, les ravages de la torture psy-chologique, quoi de mieux que le cancer ? Le cancer, c’estl’innommable. « Ne me nomme pas ». Tant de mots, en effet,sont utilisés et inventés par les hommes pour ne pas pronon-cer le nom du cancer ! Carcinome, épithélioma, néoplasme,crabe, tumeur… Les médecins eux-mêmes n’aiment guère lenommer et, comme les autres, ont des difficultés pour com-muniquer et dialoguer autour de la malignité. Le cancer, c’estaussi l’intouchable. En latin: Noli me tangere, « Ne me touchepas », allusion à un épisode évangélique. En Europe, pendantplusieurs siècles, cette formule latine fut un des synonymesdu mal cancéreux. Le cancer est un monstre et chacun saitque l’on ne réveille pas un monstre, sous peine de le voirentrer en fureur. Le cancer provoque aussi la honte. « Ne meregarde pas ». Il peut provoquer la fuite : un mari quitte safemme, une amie soudain devient invisible, un voisin changede trottoir… le médecin se trouble, bafouille ou assène sansménagement l’insupportable vérité. L’histoire de RaimondLulle, cet espagnol du xIIe siècle, se répète sous mille formes.Amoureux fou d’une femme de Majorque, il la poursuivaitde ses assiduités. Lasse d’être importunée, elle accepta de lerecevoir et, découvrant sa poitrine, lui montra son sein can-céreux. Lui, frappé de stupeur, s’enfuit aussitôt et partit sefaire ermite. Quel est le statut du sujet atteint par le cancer ?Pourquoi est-il si facilement rejeté par la collectivité ? Leregard d’intelligence échangé par les femmes affectées d’uncancer au sein à l’occasion des consultations médicales ditbien leur appartenance à un monde que seules connaissentcelles qui y sont entrées.

Les femmes qui exposent et peignent leur corps cancé-reux, provoquent facilement des sentiments d’incompréhen-

sion et de rejet. Que veut faire ou dire Hannah Wilke avec sasérie de photographies Intra-Venus ? Ce sont des portraitsd’elle faits à sa demande et sur ses instructions par son marialors qu’elle approchait du stade terminal de son cancer. Ici,elle est allongée dans une baignoire, le visage épuisé, sanscheveux. Là, elle est assise sur la cuvette de sa chambre d’hô-pital, nue, pissant, cernes sous les yeux, presque morte. Labrutalité des images est presque insupportable. Difficile dene pas s’interroger sur la motivation de l’artiste : désir desurvivance, exhibitionnisme ou narcissisme pornogra-phique ? À l’opposé, qu’est-ce qui contraint d’autres femmesmalades à ne pas se montrer et même à se cacher ? La honte,le désir de dignité, la peur du regard des autres, celui dumari, des enfants, de la mère… ? Une des premières chosesque déclarent ces femmes affectées de cancer et qui prati-quent l’art de l’autoportrait est justement qu’elles ne font pasde l’exhibitionnisme. À l’inverse, l’une des premières réac-tions des femmes qui découvrent et regardent ces photogra-phies est précisément de dire : « Ce n’est pas de l’art. C’est del’exhibitionnisme ». Quand bien même serait-elle vraie, cettedéclaration possède l’inconvénient majeur de clore toute dis-cussion. Qualifier une œuvre d’exhibitionniste, c’est suppo-ser de la part de l’artiste une volonté d’étonner, de scandali-ser, choquer, provoquer. Aucune provocation n’est une œuvreartistique en soi. Mais en quoi une femme montrant soncorps nu, cancéreux, mutilé, fait-elle acte de provocation ?Est-ce une provocation que de montrer la laideur du cancerenvahissant ce corps féminin que chacun rêve tendre, douxet sain ? La vue d’un corps cancéreux renvoie à des questionssans réponses et des angoisses insurmontables. Devant cesphotographies d’Hannah Wilke, je ne peux m’empêcher desonger à l’exposition Francis Bacon à Beaubourg, en 1996.Triptyque (mai-juin 1973), Sweeney Agonistes (1967), Troisfigures dans une pièce (1964), Crucifixion (1965), ne cessentde rappeler l’animalité du corps humain. L’homme est vêtumais il digère, urine, défèque, vomit. Devant cet affaissementdes chairs, ces ballonnements gazeux des ventres, cettedécomposition du corps vivant, comment ne pas évoquer lemal cancéreux lorsqu’il envahit le dedans et le dehors dumalade, le transforme en viande pourrie ? Ces rapproche-ments paraîtront outranciers à celles-là et ceux-là seuls quivivent hors du monde de la cancérologie au quotidien.

Cette interrogation sur les limites du regardable habitel’imaginaire des hommes d’aujourd’hui. La photographie afavorisé l’émergence des images de l’horrible. Face au photo-gramme, le spectateur croit spontanément que ce qu’il voit« a été ». Il sait, en effet, d’un savoir intuitif, que les photonsdéposés sur le papier photosensible ont été émis par uncorps réel. Les rapports de contrastes engendrés par l’émis-sion photonique du corps photographié constituent sareproduction objective. Barthes appelait cela « objectivité del’objectif ». La photographie est une technique analogique.Pour cette raison, elle fait apparaître la nudité encore plusconcrète, la souffrance encore plus palpable, la mort encoreplus réelle et obscène que sur des peintures ou des dessins.L’iconographie concentrationnaire contemporaine est un

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répertoire de l’horreur : prisonniers décharnés derrière desbarbelés, entassements d’objets ayant appartenus aux vic-times, bulldozers charriant des corps désarticulés, à Ausch-witz ou au Rwanda. Ces images sont d’autant plus difficiles àregarder qu’il s’agit de photographies.

Il n’est ni facile, ni confortable de s’interroger et de réflé-chir sur le thème Art et cancer. Ce voyage n’est pas très gai. Ilconduit à côtoyer Eros et Thanatos, ce couple maudit. Danstoute l’histoire de l’art, le sein est promesse de Vie. Il est ducôté d’Eros. Il est l’archétype du Bien et du Bon. Il s’associe àdes symboles fondamentaux : Femme, Mère, Épouse, Nou-veau-né. Dans toute l’histoire de l’art, le cancer est aucontraire menace de Mort. Il est du côté de Thanatos. Malgréses difficultés, ce voyage peut se révéler utile s’il permet dene pas oublier combien l’épreuve du cancer est douloureusepour le malade et que l’accompagnement fait partie inté-grante de l’acte médical. Science et Charité ne devraientjamais se séparer.

Menacer le sein, c’est menacer toute la femme. Un regard,un mot, un geste, suffisent pour faire violence à cet endroitdu corps. Ils suffisent s’ils sont chargés de brutalité. A for-tiori, cette menace s’amplifie s’il s’agit du cancer. Voir auxéglises romanes de Moissac, Charlieu ou Bourges, ces Luxurepunie la poitrine dévorée par des reptiles, des crapauds etautres monstres chtoniens. Ces images de violence faite ausein pour signifier la cruauté faite à la femme sont intempo-relles. Voir quelques artistes contemporains : Labisse, Outer-bridge, Lindner, Araki, Yoko Ono, Gina Pane et tant d’autres.

L’art et le cancer ne s’ignorent pas. Sous de multiplesformes, ils cheminent ensemble et depuis longtemps. Ici, desartistes peignent, sculptent ou dessinent le cancer dans sesmultiples manifestations physiques ou psychologiques; là,des malades créent des œuvres artistiques empreintes deleurs souffrances, blessures, peurs ou espoirs.

Références

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Les figures 1 et 2 peuvent être consultées sur la version papier (2e de couverture)Figures 1 and 2 can be viewed on the printed version (2nd cover page)