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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article Plínio Walder Prado Études littéraires, vol. 27, n° 1, 1994, p. 179-191. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/501075ar DOI: 10.7202/501075ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 13 January 2015 07:05 « Jean-François Lyotard, Moralités postmodernes »

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  • rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]

    Article

    Plnio Walder Pradotudes littraires, vol. 27, n 1, 1994, p. 179-191.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/501075ar

    DOI: 10.7202/501075ar

    Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

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    Jean-Franois Lyotard, Moralits postmodernes

  • Lyotard, Jean-Franois, Moralits postmodernes, Paris, Galile (Dbats), 1993, 211 p .

    Lire

    Les Moralits postmodernes ne forment ou ne renferment pas un livre. Autrement dit, c'est un livre ouvert , inprogress... Vitesse, information, brivet, instabilit, entretien sans fin, infini des concepts, capitaux, multimdia : l'tat du monde qu'elles esquissent est aussi celui de la crise du livre. Si le volume qu'elles tirent fait quand mme fond sur un livre, alors celui-ci le dborde de toutes parts, il se dploie vraisemblablement ailleurs (il commencerait, par exemple, aprs le Diffrend, avec le Postmoderne expliqu aux enfants et la mise en avant du motif de Yinfantia...}. Telle serait du moins une des manires possibles d'ouvrir et de lire, d'couter maintenant les Moralits postmodernes, de se les destiner (lecture elle-mme in progress...}.

    La question la plus gnrale qui commande les prsentes annotations est ainsi celle de la destination et de son indtermination. Ou encore, si l'on prfre, celle de la lecture (et donc du misreading). Question modeste et grave la fois, critique, s'il est vrai que le destinateur, crivain, penseur, ne sait pas et n'a pas su qui ou quoi ce qu'il crit ou pense s'adresse (p. 124). Les quelques motifs dnombrs ci-aprs ne sont que des jalons proposs en vue d'ouvrir et d'laborer cette question.

    veil

    Les Moralits postmodernes, ce seraient donc plutt des esquisses, des touches de phrases (comme on dit des touches de tons). Des croquis d'un flyingprofessor au cours de ses prgrina-tions travers la mgapole contemporaine. Ils concernent maints sujets d'inquitude : le march culturel, la cit et son me, l'tat du politique, le retrait des fins, la philosophie postanalytique ; et aussi l'art graphique, l'allographie, le muse imaginaire, la musique mutique, Y anima minima... Au cours d'une prose souple et insinuante, aux formes et rgimes divers, polytropique , lesMoralits brossent des portraits des murs culturelles du millnaire finissant.

    Ces croquis oprent, exposent donc moins selon le mode strictement communicationnel et argumentatif (le modus logicus au sens de Kant) que suivant une manire analogique, elliptique et allusive (plutt proche du modus aestheticus). Ils procdent eux-mmes de cette criture, rflexive notamment dont ils parlent (p. 30sq.). Ils inscrivent et raffinent d'autant mieux la

    tudes Littraires Volume 27 N 1 t 1994

  • TUDES LITTRAIRES VOLUME 27 N 1 T 1994

    sveltezza du penseur errant, son art d'couter le temps et de s'orienter, sans guide, travers la multitude bablique des sites, des scnes, des sens.

    Seul cet veil permet de continuer (comme et dit Beckett), de persister tmoigner du diffrend . Ce qui implique, entre autres choses, l'impassibilit aux sductions de la mgapole esthtique (p. 35-36), le travail de djouer sans cesse les leurres de l'agitation culturelle et esthtique dudit systme. Y compris, sans doute, le pige que le systme tend la renomme, s'intgrant celle-ci comme marchandise culturelle soumise sa loi alors que la pense en renom s'attache attester, laisser se signaler, un reste qui chappe et rsiste prcisment l'entreprise du systme.

    change ?

    Du mme coup, ces croquis appellent leur tour l'criture du lecteur. Ils exigeront de leur destinataire, le critique, le commentateur, non seulement qu'il se soustraie la loi mdiatique du fast reading, mais que, rebours galement du fast writing, il se risque lui-mme crire, s'il ne veut pas les manquer et les trahir. Il ne se les destinera qu'en crivant. Dj par leur titre, les Moralits appellent et rappellent le lecteur enfant, ou l'enfance du lecteur, sa disponibilit aux fables. Ce qu'il peut y avoir d'angoisse et d'tonnement, d'inquitude et de merveille dans l'enfance de la lecture. C'est que ce dont il s'agit au fond, ce dont elles s'agitent, n'est pas tout fait de l'ordre du langage discursif et articul en gnral, mais est en excs sur lui. Et c'est bien l le vrai dfi que constituent les pages de Moralits postmodernes : c'est que, dcidment, on ne saura pas crire sur, les commenter, en rendre compte , sans affronter tt ou tard la question de leur criture. (Et c'est prcisment ce contre quoi se dfend aujourd'hui le travail culturel , qui transfre l'investissement sur la loi de l'change et de la communication.) En d'autres termes, le moyen sr de les manquer, ce sera de s'en tenir leur seule teneur en information .

    Que le vrai enjeu, la vraie complexit est cette dette de style , ce supplment d'criture dj l'uvre, in actum, dans les Moralits, cela serait suggr par leur message mme, savoir : que dans le monde postmoderne, o le nihilisme baptis dveloppement accomplit le retrait de la ralit, ce qui reste est la manire de la prsentation (p. 29sq. ; p. 199sq.) ; encore faudra-t-il distinguer ici manire philosophique, ou criture, de la manire au sens de l'institution culturelle(p. 31sq.).

    Mais si cette dimension d'criture devient la vraie complexit du travail de la pense, alors cela ne signifie-t-il pas que ce quoi ces esquisses rsisteraient towt d'abord, et de plus en plus, sont les rgimes de langage rgls sur l'change interlocutoire, les entretiens et les dbats ? Et pourquoi cela, si ce n'est que ceux-ci se prteraient, par leur grammaire mme, mieux faire oublier aujourd'hui la chose crire, ce dont il s'agit de penser ?

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  • MORALITS POSTMODERNES

    Plainte

    Un diagnostic traverse donc, d'un bord l'autre, la diversit des esquisses. Il se condenserait autour de la fable cosmologique qui est au centre des Moralits. Schematiquement : le sicle a vu se consolider le triomphe du systme ouvert (le complexe technoscientifique postindustriel, appel aussi, entre autres, libralisme capitaliste), avec son appareil technologique, sa loi de l'change, ses pragmatiques argumentatives, ses pratiques et dbats dmocratiques, ses colloques, ses historiogra-phies, ses muses, sa culture esthtique (p. 84sq). Aboutissement de l'histoire humaine (elle-mme la dernire squence connue du procs de complexification de l'organisation de l'nergie qui a cours dans l'Univers), le systme slectionn s'est avr le plus efficace dans la mobilisation et la rgulation des nergies : il s'alimente diffrentes sources, s'intgre tout conflit ou dsordre et laisse ouverte (au dbat, la recherche, la comptition) une rgion d'indtermination, propre faciliter l'apparition d'organisations plus complexes, et cela, dans tous les domaines (p. 88). Il consomme du mme coup le retrait de toute alternative politique dcisive , et pour ainsi dire humaine, au dveloppement. Dit autrement : l'mancipation est dsormais la charge du systme lui-mme (p. 68) la fable cosmologique entend d'ailleurs expliquer l'apparition et la disparition des grands rcits , desquels elle n'a pas grand peine se dmarquer : il n'y a pas d'eschatologie de l'histoire des systmes humains, raconte-t-elle en somme ; cette reprsentation est elle-mme un effet trop humain du procs cosmique de complexification, lequel ne procde que de la conjugai-son, de la mcanicit et de la contingence des processus affectant l'nergie ; le systme nomm espce humaine n'est lui-mme qu'un rsultat et un vhicule de ce procs, un pisode dans le conflit entre diffrenciation et entropie (p. 92sq.).

    Nonobstant cette ouverture du systme, son jeu et sa porte, quelque chose s'y plaint de rester en souffrance. Un reste non rgl et non rglable dans l'horizon du consensus (pragmatique) et sous le rgne de l'artifice (esthtique) propres au systme. Ce quelque chose concerne le rapport au non-tre, la dette d'tre l. C'est la question de la pense.

    Jean-Franois Lyotard s'attache approcher et penser cette question, de livre en livre, depuis toujours peut-tre, sous des noms divers, et depuis une dizaine d'annes (depuis 1984 et la problmatique orwellienne), sous le nom & enfance, d'une fidlit ou d'une dette envers l'enfance. On pourrait dire que c'est sur ce reste d'infantia, la dette qu'il implique et la politique ou l'thique qu'il exige, que fait fond cette sorte de fablier (parodique ?) que sont les Moralits postmodernes.

    Le nerf de leur diagnostic serait alors caractris (ou caricatur) ainsi : 1) dans le monde du systme, dsert par la dcomposition des grands rcits (mais aussi marqu par le dclin des contes et des fables, voire de la facult mme de raconter, comme dirait Benjamin), la moralit des moralits que l'on peut en tirer, c'est le plaisir esthtique ; ce serait la moralit de la complexification, la maxime du dveloppement ; 2) cette moralit de l'esthtique gnralise , le mode d'existence

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    dans la mgapole (p. 36), revient cependant dnier le reste dit et cherche oublier la dette iinfantia. Elle la manquerait en somme, cette dette, manquant de temps, de prudence ou de scrupule son gard. Dans les Moralits postmodernes l'inquitude se poursuit et s'labore quant aux formes d'oubli que le systme contemporain, qui veut tout, multiplie, complexifie et fait peser sur ce reste. Le systme, le monde postmoderne, rve-t-il d'une humanit sans enfance ?

    Hakka

    Chronique d'une course travers le march culturel contemporain. L'Europe, les continents, avions, fax, tlphones, courrier aux quatre coins du monde . (p. 15 sq). Les nouvelles cadences du capital culturel et l'ternel retour du toujours-semblable (Adorno). La compulsion gnrale de rptition fait penser au compte maniaque de Watt : Un cocktail et un dner, puis la confrence et un pot. Ou bien un cocktail et la confrence, puis un dner (p. 16). Rien n'chappe la mobilisation par le systme, le circuit du capital : conversations, textes, colloques, affects, temps, mmoires, modes de vie, Indiens, singularits, comptes-rendus. Mobilisation gnrale et perma-nente des forces, des flux. On croit discuter, juger, rechercher, rflchir, crire, s'exprimer, incarner le sapare aude..., on ne fait que reflter l'impratif du march culturel ( Exprime ta singularit ! ). Tel un petit march culturel ambulant , indice des tendances la Bourse, mettant en exploitation jusqu' ses traits de caractre (voir. Minima Moralia, glos par Lyotard). On y accomplit le scnario dress dsormais dans les inconscients (la complexification, la fable postmoderne), le destin assign par le capital ses flux. (Un modle du nouveau, du diffrent, le petit live inattendu qui fait cependant bon mnage avec la loi du toujours-semblable, est donn par le best-seller, produit bien nomm dont tout le secret rside dans la rptition du mme sous l'apparence du nouveau (d'o sa parent avec le symptme). Ce n'est videmment pas le seul cinma qui est menac par la logique de la rification culturelle (la posie lyrique tait dj l'poque de Baudelaire). Le brouillage de la frontire entre le best-seller et l'preuve de l'criture constitue aussi une menace que les appareils de diffusion et de conscration de la culture font peser aujourd'hui sur l'enjeu de la littrature.)

    Une caractristique de la postmodernit de la fable et des moralits , c'est qu'elles n'excluent pas, mais exigent le recours la thorie des forces, la thermodynamique. Les Moralits insistent sur le fait que le capital, comme systme thermodynamique fabricant du diffrencier, a trouv le march (culturel) des singularits : la diffrence, l'altrit, le multiculturalisme (p. 17). Un moyen trs efficace, aux allures librales, d'accomplir le programme jngerien de la mobilisation totale des nergies. C'est la rentabilisation par la mise en spectacle des diffrences, offertes au plaisir esthtique des humains. Une communaut humaine qui contemple ses diffrences. Esthtique gnralise. Grande opration de cette fin de sicle, du prochain peut-tre (p. 21-22).

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    Mme ses violences, guerres, insurrections, meutes, dsastres cologiques, famines, gnocides, meurtres (qui, vus de la perspective de la fable cosmologique, inhumaine, ne sont que des effets et des conditions de la complexification ), sont diffuss comme des spectacles, avec la mention : vous voyez, cela n'est pas bien, cela exige de nouvelles rgulations, il faut inventer d'autres formes de communaut, cela passera. Les dsespoirs sont ainsi pris comme des dsordres corriger... (p. 36).

    (Relevons au passage une affinit singulire entre la mise en spectacle et le point de vue de la complexification : dans les deux cas, une sorte de mise en suspens, un principe nihiliste ou dralisant est l'uvre, qui frappe de nullit tout vnement en le prsentant comme valant pour autre chose, comme tant dj vou n'tre plus l.)

    Angoisse de Marie au Japon : la pense va-t-elle se vendre, se conserver, survivre dans ces conditions ? (p. l6sq.). La vrai moralit n'est-ce pas qu'il est dsesprer de l'vnement ou, dans le langage du Diffrend, de YArrive-t-il ?... Mais ce serait peut-tre prjuger des vrais flux qui, eux, sont souterrains, ils coulent lentement sous la terre, ils font des nappes et des sources. On ne sait pas o ils vont sortir. Et leur vitesse est inconnue (p. 17). (Marie se dit, malgr tout : Je suis contente de ma confrence . Et son texte sera recueilli son tour dans un livre, affich dans les librairies, cit dans les comptes-rendus et archiv dans les bibliothques, et peut-tre mme lu, destin, comment comme trace d'une tentative portant tmoignage, au sein du march, d'une dette de l'esprit envers Yinfantia. La possibilit de cette destination, la persistance de l'enfance, interdiraient de dsesprer.)

    Drliction

    Afin de lire les Moralits postmodernes, en approchant quelque peu le dit reste, il conviendrait de suivre le fil de Yinfantia travers les textes de Lyotard ; qu'on relise par exemple, cet gard, les pages consacres Arendt, Freud et Kafka, dans Lectures d'enfance. Comme de rgle, il sera impossible de nous y engager ici. Quelques balbutiements, cependant, en guise d'appel ce travail.

    1) Enfance est d'abord le nom d'une prmaturation (Freud) ou d'un inachvement, d'une imprparation (Lyotard) originaire. Un tat de dtresse initial (dpassant les insuffisances physiologiques et neurovgtatives de l'enfant d'homme ), qui est la condition originelle de l'tre dsempar, condition constitutive de l'tre humain. Grandir, devenir mature , humain, adulte, c'est avoir s'arracher cette indtermination native, ce retard initial, pour natre la civilisation. On connat le procs, dans ces grandes lignes : apprendre inhiber et canaliser les tendances primaires la satisfaction, instituer l'preuve de ralit, sortir de l'anarchie des pulsions partiel-les , diriger la sexualit vers ses objets, s'assurer une unit fonctionnelle, etc. Bref, se civiliser, s'humaniser, ce n'est rien d'autre que se dterminer (diffrencier, complexifier) partir de et contre un fond d'excdent pulsionnel initial. Au prix de la renonciation aux exigences pulsionnel-les, mais aussi de l'limination d'autres possibilits virtuelles de dtermination culturelle .

    2) Au commencement il y a donc la terreur. L'angoisse de la menace de mort, sous la loi de laquelle une enfance sans loi (une sexualit anobjectale , indiffrencie , polymorphe crit Freud)

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    est dresse et endigue vers sa maturation. Mais le point important est que ce qui est ainsi barr, sacrifi et perdu, n'est pas dtruit pour autant. Cela persiste, l'insu de l'adulte, comme un reste (d'indtermin, de possibles) qui l'habite et le hante secrtement, irrductible et indestructible. L'infantile est prcisment ce territoire tranger chez soi, cet extrieur demeurant l'intrieur de l'dification adulte. Inneren Ausland, crit Freud, qui prcise que ce reste tranger, inconnu et inconnaissable (mais familier), demeure toujours actif et efficace.

    3) L'enfance n'est donc pas une priode de la vie. De cet tranger chez soi, l'me ne sera jamais quitte ou acquitte ; elle n'y viendra jamais bout, cet autre lui tant constitutif. Lyotard crit, d'un mot lvinassen, que l'me en est l'otage. Elle reste endette l'gard de ce qu'elle a d ignorer pour venir au monde, otage de ce qu'elle a d perdre et oublier pour natre.

    Deux mots encore sur cette persistance. Qu'il n'y a pas de raison adulte sans reste, sans cette dette contracte envers l'enfance, c'est ce qu'atteste dj le fait que la puissance de critiquer (les institutions), la douleur de les supporter et la tentation de leur chapper persistent dans certaines des activits (de l'adulte) (l'Inhumain, p. 11). Entendons, non seulement les symptmes et les seules dviances singuliers, mais ce qui, au moins dans notre civilisation, passe aussi pour institutionnel : la littrature, les arts, la philosophie (Ibid).

    En termes langagiers (ceux du Diffrend), la persistance de Yinfantia se signale dans Y indtermination qui hante et menace chaque articulation du langage adulte (dsignation, signification, destina-tion), chaque enchanement d'une phrase l'autre, chaque Comment continuer ? . Ce qui travaille rflexivement l'criture. Le principe de perversit d'Edgar Poe, par exemple, ce je ne sais quoi paradoxal qui pousse enchaner de faon inintelligible . Mais aussi, on pourrait le montrer, le Witz grammatical de Wittgenstein et plus gnralement son paradoxe sceptique et ses avatars. Quand Lyotard rappelle Richard Rorty et aux pragmatistes le principe d'indtermination pragmatique (p. 111 sq.), il ne fait en un sens qu'attirer leur attention sur ce qui reste iinfantia dans nombre de jeux de langage comme crire, rflchir, traduire. (On voit en mme temps que les no-pragmatiques doublent, pour ainsi dire, l'effet du systme, l'intrt du libralisme capitaliste, en s'empressant ou se prtant leur tour recouvrir ce reste.)

    Politique

    C'est dans la dette envers l'enfance que l'Inhumain trouve la ressource ultime d'une politique de rsistance. Politique entre guillemets (la politique sans guillemets dsignant dsormais la gestion dmocratique des affaires du systme). Une fois l'espoir d'une alternative dcisive au systme ayant t rendu caduc,

    que reste-t-il d'autre, comme "politique", que la rsistance cet inhumain (le dveloppement technoscientifique) ? Et que reste-t-il d'autre, pour rsister, que la dette que toute me a contracte avec l'indtermination misrable et admirable d'o elle est ne et ne cesse de natre ? (l'Inhumain, p. 15).

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    Certes,

    de cette dette envers l'enfance, on ne s'acquitte pas. Mais il suffit de ne pas l'oublier pour rsister et, peut-tre, pour n'tre pas injuste. C'est la tche de l'criture, pense, littrature, arts, de s'aventurer en porter tmoignage (jbid).

    Les Moralits postmodernes devraient tre lues comme relevant, inpraxi, de cette politique de rsistance qu'elles poursuivent dans et par l'criture ; une sorte d' thique d'attention l'oubli , le reste en souffrance, la dette par excellence (p. 168). Mais condition de ne pas se mprendre sur le gouffre qui spare cette politique de rsistance de la politique aussi bien au sens de la critique radicale qu'au sens de l'exercice dmocratique contemporain (p. 65sq. ; p. l6 l sq . ; p. 171sq.).

    Occupe par Yinfantia, la chose trangre l'intrieur , la rsistance dont nous parlons est incommensurable toute politique : rvolutionnaire, dmocratique, culturelle et mme esthti-que. On mesurera, par exemple, l'abme immensurable qui la spare d'une politique du got d'inspiration schillrienne. Les Moralits soulignent que toute politique est d'oubli (p. l62sq.), et cela constitutivement. Y compris la politique des droits, droits de l'homme inclus. Ceux-ci reprsentent, bien entendu, des acquis fondamentaux au regard des enjeux sociaux et politiques, et nous veillons et devons veiller en permanence ce qu'ils soient respects partout et toujours. Il reste qu' l'gard du reste, prcisment de la chose infantile , immmoriale qui excde toute institution , les droits sont eux-mmes des mcanismes de dfense et d'oubli (p. l67sq.). D'o le diffrend inluctable entre les droits et les devoirs sociaux et politiques, d'une part, et la fidlit, l'gard d la chose, d'autre part.

    Diffrend, cela voudrait dire que se risquer couter et se faire l'cho de la chose ( travers les matriaux langagiers, sonores, picturaux) n'est pas un travail traduisible, commensurable avec les jeux de langage requis par l'amlioration sociale et politique de l'tre-ensemble (revendication des droits incluse). En tmoigne, entre tant d'autres, le passage suivant propos de la terreur : autant la terreur, et l'abjection qui en est le doublet, doit tre exclue du rgime de la communaut, autant elle doit tre subie et assume, singulirement, dans l'criture, comme sa condition (p. 180sq.). Il serait intressant de convoquer l'ide d'criture l'preuve du politique qu'labore Claude Lefort, pour une confrontation scrupuleuse la lumire de ce diffrend extrme entre criture et politique. Suivant les Moralits, c'est bien au cur de ce diffrend que se situerait l'vnement que fut Mai 68 : sa puissance aura t de maintenir la fidlit au reste, la dette, la chose, dans le champ politique et social et cela sans tragdie, sans verser dans la terreur, mais en potes (p. 169-170).

    Autant dire qu'au sens de cette politique de rsistance, on ne saurait attendre non plus de l'criture artistique, de sa rception ou sa destination, qu'elle mette de l'harmonie dans la socit parce qu'elle cre de l'harmonie dans l'individu (Schiller). Ce programme d'une rvolution de la manire de sentir par l'ducation esthtique , qui hante la modernit de Schiller Marcuse et

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    au-del (voir les thories contemporaines de la communication esthtique), reste tributaire de l'Analytique kantienne du beau et de son horizon : le libre accord entre les facults d'imaginer et de concevoir, l'harmonie (hellnique) de la nature et de l'esprit, le principe d'un sensus communis, le chiffre d'une destination finale. Or c'est tout cela qui disparat avec la ruine de l'humanisme aprs Auschwitz et dans le monde postindustriel des tltechnologies. Le monde de la com-plexit. Ce qu'avaient vu les artistes et les crivains, qui savaient depuis un bon sicle (au moins) que l'enjeu de l'criture n'est plus de faire beau, mais de porter tmoignage d'une passibilit quelque chose (...) qui, dans l'homme excde l'homme, la nature et leur concordance classique (JLectures d'enfance, p. 20).

    Vacance

    Il est un fait que nous vivons actuellement une sorte de pause (Paz) ou de relchement (Lyotard) de l'lan interrogatif et reflexif qu'a t celui des arts et littratures dits d'avant-garde. La question est de penser cette vacance historique. En d'autres termes, et pour aller droit (et trop vite) au but : est-ce que Lyotard pense, comme le pensait Marcuse, et assurment Adorno, que l'tat d'une socit sans art o les hommes auraient perdu la facult de distinguer le vrai du faux, le bien du mal, le beau du laid, le prsent de l'avenir , un tat de barbarie parfaite au comble de la civilisation [...] est en fait une possibilit historique ?

    videmment il faudrait laborer ce que sans art veut dire ici. Marcuse reste hritier, bien des gards, de l'esthtique schillrienne du beau et de son humanisme. Chez Adorno la position du problme est plus paradoxale et, pour ainsi dire, plus la hauteur de la complexit. Dans Thorie esthtique, l'incertitude qui frappe l'art jusqu'au plus intime de sa texture, jusque dans son droit exister, est d'emble lie au dclin de l'humanisme, l'avnement de l'inhumain (celui mme que raconte la fable postmoderne). Face l'inhumanit en train de se rpandre , l'art se tourne contre son propre concept, s'attaque ce qui semblait garantir son fondement et constituer son essence. L'art lui-mme cherche refuge auprs de sa propre ngation et veut survivre par sa mort . Or, Adorno insiste, il n'est pas certain que l'art puisse tre encore possible . Lyotard crit :

    Si les uvres sont encore possibles, si ce n'est pas le systme tout seul qui les produit et qui se les adresse, si donc la littrature, l'art et la pense ne sont pas morts, c'est qu'ils cultivent hystriquement cette relation avec ce qui est irrelatif (p. 183).

    Autrement dit : tant qu'il y a l'nigme d'un rapport au sans rapport, l'autre de ce qui est, le non-tre ; tant que ce quelque chose qui n'est rien, un absolu, continue se faire entendre en sourdine travers et dans le labeur d'crire (l'inscription hystrique ), l'art reste possible, qui s'avance la limite de l'art, des forces et du sensible.

    Un tel art, c'est ce qu'annonait dj l'mergence de la question du sublime dans la pense occidentale et son laboration transcendantale dans l'esthtique kantienne. Mais aprs le su-blime , note Lyotard, cet art ne s'attache mme plus prsenter, et donc reprsenter, quelque

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  • MORALITS POSTMODERNES

    chose qui n'est pas prsentable (une origine ou une fin perdue) ; il cherche voquer l'impresentable dans la prsentation elle-mme .

    Dans la matire mme, nuance, ton ou timbre, laisser venir s'inscrire la trace d'une prsence imprsentable ; laisser la matire faire un geste (un geste d'espace-temps-matire ) qui trans-cende (les formes) tout en les habitant (p. 34sq. ;p . 185 sq.). Et c'est cela cultiver une relation avec ce qui est sans relation. Cela exige la fois la surdit de l'oreille aux sductions de la mlodie et de l'harmonie des formes , et la finesse de l'coute pour accueillir le timbre et la nuance . C'est au prix d'une ascse que se fait entendre ce qui se tait, dans la multiplication assourdissante des images et des paroles : la plainte muette de ce que l'absolu manque (p. 36).

    Mlancolie

    Wittgenstein disait que l'tonnement devant l'existence (le Thaumazein, la merveille que le Monde est l ) tait son exprience par excellence. Il rattachait notamment l'art l'preuve d'avoir tmoigner de cet tonnement ontologique, inexprimable. Et il voyait dans le progrs techno-scientifique, celui du courant amricain et europen de la civilisation , y compris dans la philosophie qui se mettait en place alors celle du Cercle de Vienne , une vaste entreprise de recouvrement de l'tonnement. Un moyen vou rendormir l'esprit, notait-il, rpandant la croyance que l'explication scientifique pourrait supprimer l'tonnement. ( La malignit du Dveloppement contemporain, lit-on dans Lectures d'enfance, c'est qu'il assoupit l'inquitude mme de l'apparition et de la disparition .) Or, remarque encore Wittgenstein, s'tonner, c'est penser .

    Balisant aujourd'hui l'tendue spatiale et temporelle de la mobilisation gnrale et de ses mcanismes d'oubli, les Moralits postmodernes indiquent que nous sommes alls beaucoup plus loin dans le recouvrement dont s'inquitait Wittgenstein. (On en dirait autant de l' arraisonnement techno-scientifique dont parlait Heidegger, ou encore de l'industrialisation de la culture et de l'art qu'analysaient Benjamin et Adorno). Avec les nouvelles technologies lectroniques, l'investissement du langage par le capitalisme et le march multimdia, l'opration frappe au cur de la sphre dite autonome de la culture et pntre les institutions ou quasi-institutions voues originairement et par principe accueillir et laborer les traces de l'indtermin, le reste d'enfance : littrature, arts, philosophie.

    La forclusion (le malaise, l'angoisse) s'accrot ainsi avec l'informatisation (la civilisation, le dveloppement). Forclusion technologique de l'tonnement, de l'inquitude ontologique ; forclu-sion systmique du principe d'une finalit du procs de complexification ; forclusion culturelle du dsir inconditionnel et de l'coute d'un quelque chose qui n'est pas encore (Proust). Il s'ensuit que la condition prsente laisse la pense en souffrance de finalit. Cette souffrance est l'tat postmoderne de la pense, ce qu'il est convenu d'appeler ces temps-ci sa crise, son malaise ou sa

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  • TUDES LITTRAIRES VOLUME 27 N 1 T 1994

    mlancolie (p. 93). De cette dsesprance la fable cosmologique, pourtant inhumaine, dynami-que , se fait la dernire expression, presque enfantine , elle qui ne vaut que par sa fidlit l'affection postmoderne, la mlancolie (p. 93-94).

    Reste

    Tant que l'esprit n'a pas perdu le sentiment d'une dette au non-tre (d'o il est n et ne cesse de natre), l'art, l'criture reste possible. Nanmoins la moralit postmoderne et l'esthetisation gnrale semblent s'employer faire perdre ce sentiment, oublier cette angoisse. De sorte que, lire les Moralits, la question maintenant serait de savoir ce que, de ce labeur de l'criture, de cette rsistance anamnsique, pourra tre prserv dans les conditions de dveloppement technoscientifique et de la complexification capitaliste. tant donn que ce processus parat vou tendanciellement frapper, contrler, arraisonner le plus intime des mes, en y imposant les synthses conues et le temps administr.

    C'est peut-tre l la vraie question, qui se cache gnralement sous le thme rcurrent de la fin de l'art . Semblera-t-elle encore trop nave (trop humaine) au regard de la fable cosmologique ?

    Celle-ci raconte l'histoire d'un procs cosmique improbable, celui de la complexification, au cours duquel la formation nomme humain devra tre dpasse par une autre plus complexe, si elle doit survivre l'explosion prvue du soleil et la disparition des conditions de la vie terrienne (p. 79-94). On pourrait alors estimer que le travail accompli par les critures littraires, artistiques, philosophiques, travail d'une infinie complexit, s'inscrit aussi dans ce procs de prparation de formes plus complexes (que ne l'est l'humain) d'organisation de l'nergie. Or, cela ne semble pas aller de soi. La complexification, ou en tout cas le dveloppement technoscientifique qui en est le rsultat le plus achev, a plutt pour effet de recouvrir ou de forclore ce qui chappe sa loi, en l'occurrence le quelque chose qui, dans l'esprit, l'excde et le maintient en enfance. Comme s'il s'agissait d'en finir avec Vinfantia. (Dans la perspective de la fable, la question, si elle a un sens, deviendrait quelque chose comme ceci : qu'en sera-t-il de Vinfantia dans le systme ou la forme d'organisation plus complexe, surhumaine , qui se prpare travers le dveloppement technoscientifique ?)

    La mgapole est en tout cas parfaitement organise pour ignorer et faire oublier ces questions, cette question. Et cependant, l'oubli de l'oubli fait encore assez signe pour que l'criture art, littrature et philosophie confondus s'obstine tmoigner qu'il y a du reste (p. 36).

    N'est-ce pas l, dans ce signe et dans cette obstination, la moralit des Moralits postmodernes ?

    Plinio Waider Prado Jr. Collge international de Philosophie

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  • MORALITS POSTMODERNES

    Agonie

    D'abord un merci admiratif Plnio Prado. Gratitude envers lui-mme, admiration pour ceci : une communication reste possible de cela mme que la communication et ses moyens refoulent ou forclosent. La communication secrte de son essai avec les miens pourtant destine (soumise) la publication sous la forme hautement communicationnelle d'un change de vues . Les quelques observations qui suivent resteront fidles, je l'espre, notre transaction silencieuse.

    Le diagnostic port par les Moralits n'est pas seulement analys par Rado avec une exactitude scrupuleuse : il fait entendre en lui, sous ses dehors aimables et lisibles, l'angoisse manifeste tout autrement, tout diversement, et beaucoup mieux, par Wittgenstein, Heidegger, Adorno. L'esthtique elle-mme, rpute imprenable, ressource principale d'un Schiller il y a deux sicles, ultime recours de Hannah Arendt ces temps derniers, se trouve aujourd'hui annexe par le dveloppement sous le nom de culture : le sensus communis traduit en consensus (on n'est pas hostile, ce n'est pas une affaire de polmique).

    Double dtermination de cet arraisonnement. D'abord la mise en spectacle de la complexit par elle-mme pour le plaisir de tous. Cette reprsentation fait oublier ce qui s'oublie dans le dveloppement, sa futilit par rapport l'motion native de la pense, de l'art, de l'criture : l'tonnement qu' il y ait ...

    Ensuite l'application des normes du revenu l'activit culturelle : l'conomie capitaliste se saisissant des uvres de l'esprit , comme on disait encore au temps de Valry. Dans un colloque rcent, vingt-cinq minutes pour exposer, quatre pour questionner, cinq pour rpondre. Ce que j'cris ici press par le temps est sous la mme loi de la mise en valeur. Au Symposium de Platon, il n'y avait pas d'horloge, le temps n'tait pas monnaie, ni l'inverse. Il a fallu neuf heures une jeune chercheuse, Julie Newton, pour monter deux minutes de bande vido sur le sujet : now . Rires.

    O est l'angoisse ? Jamais la domination de la pense intelligente, ou du discours, ne s'est avance si loin. Elle pntre dans l'atelier secret o la pense-corps (l'art, la rflexion, la mditation) fomente l'nigme d'une uvre ; cette rgion o Vinfantia, l'abandon asctique ce qui n'a pas d'autorit, sont requis (par quoi, pourquoi ? on ne sait : pas de raison).

    Il faut assurment consentir dsesprer si l'espoir est de faire reconnatre cette nigme, de monnayer le thaumazein. Cet espoir serait-il combl, ce n'en serait que plus dsesprant : ladite reconnaissance dissiperait ncessairement la merveille en faisant d'elle l'objet du commerce intelligent et matire revenu (ne serait-ce qu'un sens de YAufhebung hglienne).

    L' enfance est ncessairement infme, n'a d'autorit (fama) qu'elle-mme. En dpit de son ventuel succs, un crivain ou un pote se sait coupable. L' exprience intrieure , l'exprience des limites, rpond Blanchot Bataille, n'est pas autorise d'ailleurs que de soi, et elle doit s'expier : le moi et la communaut (aujourd'hui le systme) y sont sacrifis. L'enfance est sacrifie, cela lui

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    est essentiel, elle est coupable, il n'y a pas de doute ce sujet, rpte Kafka. L'criture sacrifie les mots, les soustrait leur usage aux fins d'interlocution, d'interaction, au bnfice et la scurit de la communaut changiste.

    Le pome, l'criture rflexive ou mditative, et aussi bien l'amour, sont des dpenses perte. Que peuvent-ils esprer ? Certainement pas la reconnaissance sculire ni la gloire . Ni mme, comme la prire, le salut. Peut-tre la prcaire transfusion de ce qui n'est pas matire partage, la naissance, l'agonie, l'hystrie , le timbre d'une phrase, le ton d'une couleur. La vraie lecture accde l'uvre lue, explique Blanchot, non pas en la saisissant et en l'interprtant, mais en disant Oui l'opacit par laquelle son tre-l (son fait) se propose et se refuse. La communication forte de Bataille se produit au seuil du nant, dans l'amour, l'agonie, la dbauche, le rire, quand l'individualit se fracasse et touche, en tombant, ce qui, d'en-dessous, la porte et la menace : le fleuve erratique des pulsions, disait Freud, le dluge. Ainsi l'enfant sait bien qu'il va faire une btise. crire, penser, peindre : s'exposer la btise, au plus prs.

    Je ne dveloppe pas davantage. Dvelopper n'est pas mon fort, le systme s'en charge. S'indique seulement par ces brves remarques qu'en effet le dveloppement nous pousse dans nos derniers retranchements, sur le bord de la nuit. Mais cette angoisse est un veil, et la nuit un soleil, comme disait Nietzsche. C'est cela que j'ai cru comprendre propos du sublime. La question du sublime ne donne pas lieu une potique ni une rhtorique, mme pas une esthtique. Peut-tre une ontologie ngative. Le sublime est un nom possible de l'preuve insoutenable de l'absolu, de la relation dchire avec ce qui est sans relation. L'tre heideggerien, peut-tre, envisag comme non-tre. Ce serait pure idologie, derechef, d'esprer de cette exprience la promesse de la venue d'un nouveau Dieu, ou de vouloir en tirer l'thique d'un surhumain.

    Le dveloppement, c'est vouloir tre tout, avoir tout, matriser tout. Or il a pour principe une comptabilit. L'vnement, l'apparition d'un tre-l issu de la nuit, est saisi comme l'lment d'un ensemble, l'occasion d'un ngoce ; un moment dans le chemin de la conscience vers elle-mme, chez Hegel ; une valeur qui ne trouvera sa ralit que dans l'change, selon le capital. II est alors autorit : au prix d'tre dpouill de son incomprhensible occurrence.

    C'est ainsi que le nihilisme s'avance de pair avec le dveloppement. La culture contemporaine se saisit de tous les objets, de toutes les formes, de toutes les passions mme, les reprsente pour les faire circuler. Dans un cycle sans fin. Les donne la jouissance de tous. Comme si la jubilation esthtique des peuples tait sa fin. Mais la mise en spectacle n'est pas une fin, c'est un effet, et un moyen pour le systme de se dvelopper. La violence de l'apparition est neutralise par la mise en circulation. Le systme fait oublier l'absolu, et il oublie cette omission.

    Plnio Prado souligne que l'oubli de l'absolu ne se laisse pas oublier : il se rappelle nous par l'angoisse. Celle-ci s'aggrave avec le dveloppement. Sous les inquitudes relatives l'emploi, l'cole, la dmographie (quel mot !), aux identits nationales ou ethniques (aucun de ces objets de souci n'est quelconque, ontologiquement...) inquitudes que le systme va

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  • MORALITS POSTMODERNES

    s'efforcer d'apaiser dans le sicle venir, et il a ou il aura les moyens d'y parvenir perce une vrit ; l'angoisse due l'absence de vrit. Que nulle cause ne soit plus crdible, thologique ou politique, que les ismes ne multiplient dans tous les domaines et tombent en dsutude aprs leur consommation express, il y a l matire consternation. Cependant l'obsolescence des pouvoirs idologiques comporte aussi quelque vrit. Non pas certes parce qu'elle signifierait une mancipation des esprits en marche vers leur libert et leur rdemption, comme l'ont pens les Modernes, mais plutt parce qu'elle jette les hommes l'effroi de leur drliction : il ne sont autoriss par rien.

    Merci encore Plnio Prado et tudes littraires. Reste (en effet, Plnio) qu'aucun de nous tous ne doit ni ne peut prier pour que cela se sache .

    Jean-Franois Lyotard Emory University

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