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f À votre gauche, un caca de chien. À votre dro un caca de chat. Les yeux bandés, saurez-vo distinguer les deux monticules à leur fum Fastoche pour Enzo, 43 ans : « Un excrément d’anim je l’identifie au goût qui me vient lorsque je le sens. P le chat, ça me fait l’effet d’une eau très sucrée, plu agréable. Alors que le chien fait naître un goût am très déplaisant. » Enzo est synesthète. Un drôle de n pour un drôle de phénomène : la synesthésie (du gr syn, « avec » et aisthêsis, « sensation »). En clair, ses sen communiquent les uns avec les autres. Là où vous reniflez une odeur, il capte en plus une saveur. Mais ce n’est pas tout. Quand vous lisez votre magazine chéri, les voyelles imprimées vous apparaissent en noir alors qu’Enzo, lui, les perçoit… en couleur ! Pour lui, l’« I » est jaune, l’« O » rouge et l’« U » vert. L’« A » semble blanc, tout comme l’« E » ; imprimés sur papier blanc, ils apparaissent en surbrillance, comme éclairés par un néon. L’«Y »? Cet intrus échappe au phénomène. « Quand je lis, explique Enzo, les voyelles se colorent au fur et à mesure que j’identifie les mots. Les couleurs sont toujours les mêmes et elles finissent par teinter le mot tout entier. » LES IMAGES ARRIVENT PAR SURPRISE Cette forme de synesthésie qui lie lettres et couleurs est sans doute la plus répandue. Elle touche aussi Catherine Boutten, 44 ans. Est-ce vécu comme une hallucination ? Pas du tout : « Quand je lis un journal, explique-t-elle, je sais que les voyelles sont imprimées en noir mais c’est comme si un calque ajoutait des couleurs par-dessu Et ce n’est pas tout. Chez elle, les bruits font aussi naî- tre des formes : « Une porte qui claque, dans le noir, fait naître l’image d’une sorte de damier avec de forts con- trastes noir et blanc. Les figures qui m’apparaissent sont souvent géométriques, parfois colorées, avec des droi- tes qui se coupent, parfois des formes circulaires ». Des images fantômes qui ne surgissent qu’à une condition : la surprise. Un bruit attendu ne produit rien. Des sons aux notes, il n’y a qu’un pas que franchit pres- tissimo Thierry Lang, 49 ans : « Dès que je joue un accord de 3 notes, précise ce pianiste de jazz renommé, je vois une couleur : le noir pour un accord en do mineur, le accord en la, etc. Toujours les mêmes couleurs, bien précises. Je crois que je pourrais les désigner sur un nuancier ». Chez ce musicien précoce — il a pianoté ses premières gammes à cinq ans —, les associations notes-couleurs sont apparues vers 9-10 ans. Curieuse- ment, lorsque ces accords font partie d’un morceau de musique, la sensation de couleur ne se produit pas. On pourrait poursuivre, car bien d’autres corres- pondances entre sensations sont possibles : chiffres et couleurs, sons et goûts, sons et odeurs, images et goûts, et même… douleurs et couleurs ! Combien sont-ils à vivre l’une de ces variantes ? Peut-être une per- 44 45 SCIENCE & VIE JUNIOR • HORS-SÉRIE [N°62 • OCTOBRE 2005] SCIENCE & VIE JUNIOR • HORS-SÉRIE [N°62 • OCTOBRE 2005] GOÛTER UNE ODE UR, VOIR UN SON poème de Rimbaud, Voyelles, écrit vers 17-18 ans. On y lit que les 5 premières voyelles ont chacune une teinte. Synesthète, le jeune Arthur ? Pas vraiment. Peu de temps après, en 1873, il avouera : « J’inventais la couleur des voyelles ». Mais l’Histoire compte de vrais synesthètes, parmi lesquels l’écrivain Vladimir Nabokov, le compositeur Olivier Messiaen et le physicien Richard Feynman. A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes : A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes ; U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ; O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges : VOYELLES 62 Synesthésie1 3/11/05, 10:09 44-45

Article de science et vie junior - unicog.org · fsonne sur 2 000, d’après le psychologue britanni-que Simon Baron-Cohen, l’un des pionniers, avec l’Américain Richard Cytowic,

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f

À votre gauche, un caca de chien. À votre droite, un caca de chat. Les yeux bandés, saurez-vous distinguer les deux monticules à leur fumet ?

Fastoche pour Enzo, 43 ans : « Un excrément d’animal, je l’identifi e au goût qui me vient lorsque je le sens. Pour le chat, ça me fait l’effet d’une eau très sucrée, plutôt agréable. Alors que le chien fait naître un goût amer, très déplaisant. » Enzo est synesthète. Un drôle de nom pour un drôle de phénomène : la synesthésie (du grec, syn, « avec » et aisthêsis, « sensation »). En clair, ses sens communiquent les uns avec les autres. Là où vous renifl ez une odeur, il capte en plus une saveur.Mais ce n’est pas tout. Quand vous lisez votre magazine chéri, les voyelles imprimées vous apparaissent en noir alors qu’Enzo, lui, les perçoit… en couleur ! Pour lui, l’« I » est jaune, l’« O » rouge et l’« U » vert. L’« A » semble blanc, tout comme l’« E » ; imprimés sur papier blanc, ils apparaissent en surbrillance, comme éclairés par un néon. L’«Y »? Cet intrus échappe au phénomène. « Quand je lis, explique Enzo, les voyelles se colorent au fur et à mesure que j’identifi e les mots. Les couleurs sont toujours les mêmes et elles fi nissent par teinter le mot tout entier. »

LES IMAGES ARRIVENTPAR SURPRISE

Cette forme de synesthésie qui lie lettres et couleurs est sans doute la plus répandue. Elle touche aussi Catherine Boutten, 44 ans. Est-ce vécu comme une hallucination ? Pas du tout : « Quand je lis un journal, explique-t-elle, je sais que les voyelles sont imprimées en noir mais c’est comme si un calque ajoutait des couleurs par-dessus Et ce n’est pas tout. Chez elle, les bruits font aussi naî-tre des formes : « Une porte qui claque, dans le noir, fait naître l’image d’une sorte de damier avec de forts con-trastes noir et blanc. Les fi gures qui m’apparaissent sont souvent géométriques, parfois colorées, avec des droi-tes qui se coupent, parfois des formes circulaires ». Des images fantômes qui ne surgissent qu’à une condition : la surprise. Un bruit attendu ne produit rien.Des sons aux notes, il n’y a qu’un pas que franchit pres-tissimo Thierry Lang, 49 ans : « Dès que je joue un accord de 3 notes, précise ce pianiste de jazz renommé, je vois une couleur : le noir pour un accord en do mineur, le

accord en la, etc. Toujours les mêmes couleurs, bien précises. Je crois que je pourrais les désigner sur un nuancier ». Chez ce musicien précoce — il a pianoté ses premières gammes à cinq ans —, les associations notes-couleurs sont apparues vers 9-10 ans. Curieuse-ment, lorsque ces accords font partie d’un morceau de musique, la sensation de couleur ne se produit pas.On pourrait poursuivre, car bien d’autres corres-pondances entre sensations sont possibles : chiffres et couleurs, sons et goûts, sons et odeurs, images et goûts, et même… douleurs et couleurs ! Combien sont-ils à vivre l’une de ces variantes ? Peut-être une per-

44 45SCIENCE & VIE JUNIOR • HORS-SÉRIE [N°62 • OCTOBRE 2005] SCIENCE & VIE JUNIOR • HORS-SÉRIE [N°62 • OCTOBRE 2005]

CERTAINES PERSONNES ÉPROUVENT DES CORRESPONDANCES ENTRE ODEURS ET GOÛTS, CHIFFRES ET COULEURS, BRUITS ET IMAGES…CERTAINES PERSONNES ÉPROUVENT DES CORRESPONDANCES ENTRE ODEURS ET GOÛTS, CHIFFRES ET COULEURS, BRUITS ET IMAGES…

PAR OLIVIER VOIZEUX, ILLUSTRATIONS : JEAN-SÉBASTIEN ROSSBACH.

GOÛTER UNE ODE UR, VOIR UN SON

poème de Rimbaud, Voyelles, écrit vers17-18 ans. On y lit que les 5 premières voyelles ont chacune une teinte. Synesthète, le jeune Arthur ? Pas vraiment. Peu de temps après, en 1873, il avouera : « J’inventais la couleur des voyelles ». Mais l’Histoire compte de vrais synesthètes, parmi lesquels l’écrivain Vladimir Nabokov, le compositeur Olivier Messiaen et le physicien Richard Feynman.

comme si un calque ajoutait des couleurs par-dessus ». rouge pour un accord en mi majeur, le vert pour un C’est le plus fameux poème de Rimbaud,

votre gauche, un caca de chien. À votre droite, un caca de chat. Les yeux bandés, saurez-vous distinguer les deux monticules à leur fumet ?

Un excrément d’animal, je l’identifi e au goût qui me vient lorsque je le sens. Pour le chat, ça me fait l’effet d’une eau très sucrée, plutôt agréable. Alors que le chien fait naître un goût amer,

» Enzo est synesthète. Un drôle de nom pour un drôle de phénomène : la synesthésie (du grec,

, « sensation »). En clair, ses sens communiquent les uns avec les autres. Là où vous

Mais ce n’est pas tout. Quand vous lisez votre

distinguer les deux monticules à leur fumet ? Un excrément d’animal,

je l’identifi e au goût qui me vient lorsque je le sens. Pour le chat, ça me fait l’effet d’une eau très sucrée, plutôt agréable. Alors que le chien fait naître un goût amer,

» Enzo est synesthète. Un drôle de nom pour un drôle de phénomène : la synesthésie (du grec,

rouge pour un accord en mi majeur, le vert pour un C’est le plus fameux poème de Rimbaud,

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,Je dirai quelque jour vos naissances latentes :A, noir corset velu des mouches éclatantesQui bombinent autour des puanteurs cruelles,Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;I, pourpres, sang craché, rire des lèvres bellesDans la colère ou les ivresses pénitentes ;U, cycles, vibrements divins des mers virides,Paix des pâtis semés d’animaux, paix des ridesQue l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,Silences traversés des Mondes et des Anges :-O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !-O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

VOYELLES

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f sonne sur 2 000, d’après le psychologue britanni-que Simon Baron-Cohen, l’un des pionniers, avec l’Américain Richard Cytowic, de l’étude de la synes-thésie — soit 31 000 en France. Sans doute davantage, si l’on en croit les études qui commencent à fl eurir. La majorité des synesthètes répertoriés sont des femmes.

NI DES SIMULATEURS,NI DES ILLUMINÉS

D’accord, dites-vous, mais ces synesthètes ne seraient-ils pas surtout de fameux… farceurs ? On le dit depuis la fi n du XIXe siècle, époque où le phénomène fut décou-vert et étudié. Au pire, ils étaient alors considérés comme des fêlés, au mieux comme de doux rêveurs. Les vers de deux de nos plus brillants poètes, Rimbaud et Bau-

delaire, ont même convaincu des lecteurs qu’ils étaient synesthètes — le premier grâce à Voyelles (voir p. 45), le second grâce à Correspondances. À tort.Aujourd’hui plus de doute : la synesthésie semble bien réelle, et on la détecte à l’aide de tests simples (voir encadré ci-dessus). Mieux : l’imagerie par résonance magnétique, qui permet d’étudier des cerveaux en action, confi rme, par exemple, que l’aire V4 dans le cortex, responsable de la vision des couleurs, est bien active chez ceux qui perçoivent des couleurs à la lec-ture des lettres ou des chiffres imprimés en noir. Le phénomène est ancré dans la chair.

ACCOINTANCES PRÉCOCESReste à savoir ce qui se trame dans ces caboches sin-gulières. Rappelez-vous, la forme de synesthésie la plus courante lie lettres et couleurs. Or, deux scientifi ques américains, Vilayanur Ramachandran et Edward Hubbard, ont remarqué que, dans le cortex humain, l’aire V4 et celle qui traite la forme des lettres sont très proches. D’où leur théorie de l’« activation croisée » : (cross activating) entre ces deux régions voisines, chez les synesthètes concernés, les neurones s’échangeraient des informations alors qu’ils ne le devraient pas. De son côté, Simon Baron-Cohen a popularisé une hypo-thèse complémentaire. Au sortir du bedon de maman, nous serions tous synesthètes… jusqu’à l’âge de 4 mois ! Avant cet âge, un son et une image pourraient être reçus et traités par une même zone du cerveau. Résultat : bébé ne ferait pas toujours la différence entre ce qui arrive par l’oreille et ce qui passe par l’œil. C’est ensuite que se formeraient, dans le cortex, des régions bien séparées dédiées à chaque sens. Sauf chez les synesthètes,

qui conserveraient un héritage de leur petite enfance.Pour autant, la synesthésie n’est pas considérée comme une maladie. Ni même comme un symptôme. Une anomalie alors ? Si l’on veut, dans la mesure où les apparitions colorées peuvent amplifi er des diffi cultés en calcul (dyscalculies) et en lecture (dyslexies). Il arrive de plus, parfois, que les impressions se montrent aussi déplaisantes qu’inattendues : chez Enzo — il ne sait pourquoi —, les odeurs de fromage blanc font monter en bouche un goût de vomi… « Mais cette faculté ne change pas grand chose à la vie de la plupart des synes-thètes, relève le psychologue Edward Hubbard… à part les aider à mémoriser des numéros de téléphone ».

UNE MÉMOIRE SANS BORNESEn effet, les synesthètes ont souvent une mémoire au-dessus de la moyenne. Aucune coïncidence là-dedans. Plus un souvenir est accompagné de sensations, mieux il résiste au temps. Si un synesthète oublie votre nom ou votre numéro de téléphone, il pourra le retrouver en se remémorant les couleurs qui y sont associées.L’un des plus fameux synesthètes, un russe prénommé Veniamin, possédait une mémoire sans limites (voir SVJ HS n°32) : apprendre des séries de 70 chiffres sans queue ni tête et les réciter sans erreur quinze ans plus tard ne lui faisait pas peur ! Son secret ? Entre autres, la fabu-leuse correspondance entre ses sens. Pour Veniamin,

le chiffre 1 était « pointu, fi ni », dur » ; 2 « plat, rectangulaire, blanchâtre, parfois grisâtre » ; 5 « parfait, en forme de cône, de tour » ; 8 « inoffensif, d’un bleu lai-teux », etc. Un son n’était jamais seule-ment un son mais toujours, à la fois, une couleur, un goût et une sensation tactile. De quoi rêver, non ?

Un grand merci à tous nos témoinsainsi qu’à l’association Mensa-France et à Edward M. Hubbard (Inserm U562).

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LES SYNESTHÈTES SONT-ILS DES POÈTES OU DES MENTEURS ? NON : L’IMA GE DE LEUR CERVEAU PROUVE LA RÉALITÉ DES LIENS ENTRE LEURS SENS.

Les chiffres de ce tableau vous apparaissent tous en noir et vous avez un peu de mal à compter les « 2 » planqués au milieu des « 5 ».

POUR EN SAVOIR +Si vous souhaitez faire part de votre expérience de synesthésie ou participer à des études sur cette forme de perception, vous pouvez contacter le Dr. Jean-Michel Hupé, au Centre de Recherche Cerveau et Cognition, Faculté de Médecine de Rangueil, 31062 Toulouse CEDEX 9. Tél : 05 62 17 37 76, Jean-Michel. [email protected]

Pour le synesthète associant chiffres et couleurs, rien de plus simple : les « 2 » et les « 5 » ontdes teintes différentes.

SYNES-TÊTE !Voir la synesthésie directement dans le

cerveau, c’est possible. L’exercice est assez simple…

à condition de disposer d’un appareil ultra-sophistiqué d’imagerie à

résonance magnétique fonctionnelle. On demande alors à un synesthète associant chiffres et couleurs de regarder une liste

de nombres imprimés en blanc sur fond gris. Puis on filme son

ciboulot au travail. Dans son cortex, l’aire V4 se montre très

active alors qu’elle ne l’est pas chez un non-synesthète se livrant au même

test. Or cette région du cerveau est connue comme un centre important du traitement de la couleur. C’est bien la preuve que son cortex « ajoute » de la

couleur là où il n’y en a pas.

delaire, ont même convaincu des lecteurs qu’ils étaient

SYNES-TÊTE !Voir la synesthésie directement dans le

cerveau, c’est possible. L’exercice est assez simple…

à condition de disposer d’un appareil ultra-sophistiqué d’imagerie à

résonance magnétique fonctionnelle. On demande alors à un synesthète associant chiffres et couleurs de regarder une liste

de nombres imprimés en blanc sur fond gris. Puis on filme son

ciboulot au travail. Dans son cortex, l’aire V4 se montre très

active alors qu’elle ne l’est pas chez un non-synesthète se livrant au même

test. Or cette région du cerveau est connue comme un centre important du traitement de la couleur. C’est bien la preuve que son cortex « ajoute » de la

couleur là où il n’y en a pas. Aire V4

ARRIÈRE DU CERVEAU

AVANT DU CERVEAU

DOM

INIQ

UE G

ALLA

ND

Se nourrird’odeurs : un rêve de synesthète…

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