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Au-delà du traumatisme de guerre ? Les intersections de la mémoire dans la littérature sur la guerre d’Irak Mémoire de Master en littérature française Faculté des lettres Université Radboud de Nimègue Candidat : Martijn ter Haar (s4684591) Sous la direction de Dr E.M.A.F.M. Radar Deuxième lectrice : Dr M.N. Koffeman Février 2018

Au-delà du traumatisme de guerre - Radboud Universiteit

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Au-delà du traumatisme de guerre ?

Les intersections de la mémoire

dans la littérature sur la guerre d’Irak

Mémoire de Master en littérature française

Faculté des lettres

Université Radboud de Nimègue

Candidat : Martijn ter Haar (s4684591)

Sous la direction de Dr E.M.A.F.M. Radar

Deuxième lectrice : Dr M.N. Koffeman

Février 2018

« Mille Rêves en moi font de douces brûlures. »

─ Arthur Rimbaud, « Oraison du soir », dans : Poésies complètes, p. 158.

« L’amnésie serait-elle devenue la seule issue possible ? C’est là une illusion, la mémoire

renaît comme le phénix, elle ranime les braises de l’âme et nous ramène au réel. »

─ Imane Humaydane, Cinquante grammes de paradis, p. 112.

REMERCIEMENTS

D’abord, je tiens à remercier Dr Emmanuelle Radar : entre autres pour ses conseils très

constructifs pendant la rédaction de ce mémoire et pour son cours intéressant intitulé « La

littérature francophone et la rencontre avec l’autre ». Vous m’avez beaucoup appris : au

niveau de mon français, au niveau de ma réflexion académique et au niveau de la rédaction

d’un texte. Je voudrais également remercier Dr Maaike Koffeman : entre autres pour la lecture

de ce mémoire. Je remercie ma famille, ma mère en particulier. Finalement, je remercie tous

ceux qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont motivé à écrire ce mémoire.

TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS ................................................................................................................ 4

INTRODUCTION .................................................................................................................... 6

I. LA MÉMOIRE ET LE TRAUMATISME DANS UNE PERSPECTIVE

TRANSNATIONALE ............................................................................................................ 14

II. CONTEXTE ET ANALYSE DE TEXTES ..................................................................... 31

2.1 Introduction des romans et situation d’énonciation ............................................................... 31

2.1.1 Les Sirènes de Bagdad.......................................................................................................... 32

2.1.2 Vies et morts de Kamal Medhat ............................................................................................ 34

2.1.3 Écoutez nos défaites ............................................................................................................. 37

2.2 Analyse de textes ........................................................................................................................ 39

2.2.1 Instance narrative, structure et style : Les Sirènes de Bagdad .............................................. 39

2.2.2 Instance narrative, structure et style : Vies et morts de Kamal Medhat ................................ 40

2.2.3 Instance narrative, structure et style : Écoutez nos défaites.................................................. 41

2.3 Chronologie des guerres............................................................................................................ 42

III. LE FONCTIONNEMENT DES PALIMPSESTES : TRAUMATISME

SURMONTÉ ? ........................................................................................................................ 45

3.1 Du traumatisme aux palimpsestes ; du silence à la verbalisation ......................................... 47

3.1.1 Silence .................................................................................................................................. 47

3.1.2 Ville ...................................................................................................................................... 49

3.1.3 Corps et dissociation............................................................................................................. 51

3.2 Palimpsestes : vers de nouvelles formes de solidarité ? ......................................................... 58

3.2.1 Répétition ............................................................................................................................. 58

3.2.2 Comparaison : critique grâce au palimpseste ? .................................................................... 63

CONCLUSION ....................................................................................................................... 72

RÉSUMÉ EN NÉERLANDAIS / NEDERLANDSE SAMENVATTING ......................... 77

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................. 78

6

INTRODUCTION

L’un des événements les plus choquants des dernières décennies est probablement la

destruction des Twin Towers à New York, le 11 septembre 2001. Cette attaque par des

terroristes islamistes est souvent considérée comme un traumatisme. Des romans qui traitent

de la douleur causée par le 11 septembre ont vu le jour, par exemple Extremely Loud &

Incredibly Close (2005) de l’auteur américain (d’origine juive) Jonathan Safran Foer. Ces

romans ont souvent une perspective uniquement américaine ou occidentale. Le 11 septembre

a causé une rupture profonde et les États-Unis ont décidé de combattre le terrorisme islamiste

dans le monde. L’une des guerres commencées par les États-Unis est la guerre d’Irak, qui

éclate en mars 2003. Les Américains ont occupé l’Irak ; c’était la fin du gouvernement

baasiste de Saddam Hussein. La guerre d’Irak est très controversée et les Américains ont été

critiqués pour leur invasion et leur comportement envers la population irakienne. La guerre

d’Irak finit en 2011. Le bilan de cette guerre est grave et inquiétant à la fois : tant de victimes,

tant de morts et il n’y a toujours pas de solution pour l’avenir du pays. Bien que les Irakiens

soient désormais libérés de leur dictateur, de nouvelles formes de violences et de nouvelles

tensions ethniques et religieuses ont causé une guerre civile. Récemment, la montée du

terrorisme de Daech a répandu encore plus de malheur en Irak, dans d’autres pays du Moyen-

Orient et dans le monde entier.

Même si la France n’a pas colonisé l’Irak et n’a pas participé à cette guerre, il y a bel

et bien un lien entre la France et le Moyen-Orient. La France a colonisé le Liban et la Syrie

(pays voisin de l’Irak), par exemple. De plus, la France est affectée par le terrorisme elle

aussi. Daech commet des crimes horribles, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi au

Maghreb et en Occident. Pensons notamment à l’année 2015, où un attentat contre le journal

satirique Charlie Hebdo et la cruauté au théâtre du Bataclan ont causé de nombreux morts.

Par conséquent, une étude sur la mémoire de la guerre d’Irak est toujours d’actualité si l’on

s’intéresse à la littérature, que ce soit en français ou en d’autres langues, et à la culture

française. D’une part, cette guerre porte militairement des traces de la colonisation française

de l’Algérie. Michael Rothberg, l’un des théoriciens les plus importants dans notre étude,

souligne que le gouvernement de Bush utilisait l’Algérie comme une analogie pour l’Irak :

The Bush administration frequently references Algeria as an analogy for Iraq, and the

Pentagon even hosted a screening of Gillo Pontecorvo’s The Battle of Algiers, apparently in

order to “benefit” from its insights into counterinsurgency. (Rothberg 2009 : 28)

7

La lutte pour l’indépendance de l’Algérie pendant la guerre d’Algérie est comparée à la

situation en Irak. De cette façon, le gouvernement américain fait référence à des événements

violents de l’époque coloniale, plus spécifiquement à la contre-insurrection pendant la

colonisation française. D’autre part, la culture française s’empare du sujet. Quant à la

musique, il y a plusieurs chansons de chanteuses francophones qui font directement ou

indirectement référence à la guerre d’Irak (et qui ont été écrites pendant la guerre d’Irak).

Najoua Belyzel a par exemple chanté « Rentrer aux USA » (2006). Une autre chanson qui

traite de l’Irak, c’est « Je m’appelle Bagdad » (2005) de Tina Arena. Ces chansons montrent

que la guerre d’Irak est un sujet qui affecte aussi les Français et qui joue un rôle dans la

mémoire culturelle de la France. En effet, la guerre d’Irak affecte le monde entier, comme le

montre la citation suivante de l’auteur algérien Yasmina Khadra :

Partout, à travers la planète, à Rome comme à Tokyo, à Madrid et à Paris, au Caire et à Berlin,

les peuples défilaient en masse − des millions d’inconnus convergeaient sur le centre de leurs

villes pour dire non à la guerre. Qui les avait entendus ? (Khadra 2006 : 159-160)

Beaucoup de gens dans le monde entier ont protesté contre la guerre d’Irak, mais personne n’a

entendu leur cri. Les protestations contre la guerre (et les guerres) se manifestent dans la rue,

dans les chansons et dans la littérature.

Le combat contre la séparation entre des pays ennemis est tout à fait d’actualité et se

mène aussi par la mémoire. Tous des oiseaux était un spectacle à Paris, du 17 novembre au 17

décembre 2017. Ce texte est mis en scène par Wajdi Mouawad, qui est libano-canadien. Il est

connu pour son travail sur la mémoire des guerres (entre autres celle de la guerre civile

libanaise). Pensons notamment à sa pièce de théâtre Incendies et le film de Denis Villeneuve

portant ce même titre. Ce film a été inspiré par la pièce de théâtre de Mouawad. Tous des

oiseaux écrit « les douleurs de l’ennemi » (La Colline - théâtre national | direction Wajdi

Mouawad, dans : Tous des oiseaux | La Colline - théâtre national : 8). Il s’agit de « tenter de

remonter le fleuve du malentendu, de l’incompréhension, de la colère, de l’inadmissible »

(ibid. : 8). Le théâtre et la guerre du Liban sortent du cadre de notre analyse, mais cet exemple

montre que la mémoire et les implications envers la solidarité que suppose la prise en compte

de la douleur de l’ennemi sont très pertinentes dans la société.

La littérature et la théorie sur le terrorisme et la mémoire de la guerre d’Irak sont

surtout anglophones. Il est vrai que nous avons fait des efforts pour trouver des romans

8

francophones qui traitent de la guerre d’Irak. Nous pouvons comprendre cette situation,

puisque les États-Unis, qui ont commencé la guerre d’Irak, sont majoritairement anglophones.

Cependant, comme dit plus haut, cette guerre a aussi eu son impact dans l’univers

francophone. Il est donc pertinent d’examiner la guerre d’Irak dans la littérature francophone

et de voir comment elle est représentée. Il est intéressant aussi d’analyser des œuvres

littéraires écrites par des auteurs de différentes origines. La recherche académique a besoin

d’analyses qui dépassent la perspective uniquement occidentale ou uniquement orientale. La

confrontation de plusieurs perspectives, provenant de différents pays, permet de comparer et

d’analyser la littérature dans un cadre transnational, au lieu d’une analyse trop nationale. Tel

est l’objectif de notre analyse.

Les différentes perspectives sur lesquelles nous venons d’écrire ont un rapport avec la

mémoire. Notre analyse utilise une théorie récente de la mémoire et applique ses instruments

théoriques sur un corpus original. Deux ouvrages théoriques jouent un rôle essentiel dans

notre analyse, à savoir Multidirectional Memory: Remembering the Holocaust in the Age of

Decolonization (2009) de Michael Rothberg et Palimpsestic Memory: The Holocaust and

Colonialism in French and Francophone Fiction and Film (2013) de Max Silverman.

Ironiquement, ces œuvres traitent de la littérature francophone, mais elles sont écrites en

anglais. Rothberg est surtout concerné par les intersections de la Shoah et du colonialisme, de

l’esclavage et de la décolonisation (Rothberg 2009 : Acknowledgements xiii), alors que nous

examinons plus d’intersections. Notre analyse focalise donc sur une étude de cas original et

facilite ainsi une réflexion sur la mémoire qui contredit les notions compétitives de la

mémoire. Résumons brièvement les intersections de la mémoire (ou bien « la mémoire

multidirectionnelle »). Rothberg souligne :

[…] I suggest that we consider memory as multidirectional: as subject to ongoing negotiation,

cross-referencing, and borrowing: as productive and not privative. [...] This interaction of

different historical memories illustrates the productive, intercultural dynamic that I call

multidirectional memory. (Rothberg 2009 : 3)

Le mot « cross-referencing » explique très clairement ce qu’est la mémoire

multidirectionnelle. Il s’agit d’une mémoire qui fait référence à une autre mémoire (à une

autre guerre, par exemple). La force de la mémoire réside dans le fait qu’elle peut réunir des

espaces et des temps différents :

9

Memory’s anachronistic quality—its bringing together of now and then, here and there—is

actually the source of its powerful creativity, its ability to build new worlds out of the

materials of older ones. (Rothberg 2009 : 5)

Il s’agit donc de construire une nouvelle vision du monde. Le passage « its ability to build

new worlds out of the materials of older ones » a un lien intime avec le palimpseste, un terme

que Silverman reprend dans son analyse. Dans les deux cas, il s’agit de la créativité du travail

de mémoire. Soulignons ici l’importance de la littérature face au travail de mémoire.

Neumann, spécialiste des représentations de la mémoire en littérature, écrit :

Novels do not imitate existing versions of memory, but produce, in the act of discourse, that

very past which they purport to describe. (Neumann 2008 : 334)

La littérature n’est pas une reproduction de la mémoire, mais elle produit le passé. Par

conséquent, les romans contribuent au travail de mémoire. La littérature et le cinéma peuvent

créer un espace où des mémoires différentes se rencontrent et s’influencent les unes les autres.

Dans ces espaces ainsi créés peuvent se développer de nouvelles formes de solidarité et de

justice. La mémoire multidirectionnelle peut effectivement contribuer à de nouvelles formes

de justice, comme le souligne Rothberg, qui cite Nancy Fraser : « […] “reframing justice in a

globalizing world,” […] » (Fraser citée dans Rothberg 2009 : 19). Un tel projet est très

important, car cela permet de voir le monde différemment. Neumann souligne l’intérêt de la

littérature face au changement culturel : « As a medium of cultural self-reflection, literature—

through its aesthetic structure—paves the way for cultural change » (Neumann 2008 : 341).

La mémoire multidirectionnelle, mise en avant par Rothberg, montre que la mémoire n’est ni

fixe ni un essentialisme, mais bien un processus dynamique. Rothberg focalise sur les régions

suivantes : l’Europe, l’Amérique du Nord, les Caraïbes et l’Afrique du Nord (Rothberg 2009 :

23). Contrairement à notre analyse, il ne traite pas en profondeur du Moyen-Orient, où l’Irak

est situé. De plus, il n’écrit pas vraiment sur la guerre d’Irak. Rothberg emploie le terme

multidirectional memory, alors que Silverman écrit sur les « palimpsestes ».

Le texte de Silverman et son concept de palimpseste sera notre outil d’analyse. Cet

auteur focalise sur la littérature et le cinéma français et francophones :

My purpose in this book is not simply to seek out narratives which deal with colonialism and

the Holocaust together. It is rather an attempt to unearth an overlapping vocabulary, lexicon,

10

imagery, aesthetic and, ultimately, history shared by representations of colonialism and the

Holocaust. (Silverman 2013 : 30)

Les superpositions dont parle Silverman sont à la base de son analyse des palimpsestes. Cette

approche par les palimpsestes offre une méthode plus concrète que celle de Rothberg sur les

phénomènes concernés. Selon Silverman, la mémoire palimpseste est une forme hybride de la

mémoire, une activité dynamique (Silverman 2013 : 4). Il l’affirme dans le passage suivant :

[…] the palimpsest captures most completely the superimposition and productive interaction

of different inscriptions and the spatialization of time central to the work of memory that I

wish to highlight. (Silverman 2013 : 4)

Silverman focalise sur le travail de mémoire en utilisant les mots « productive interaction ».

La spatialisation du temps fait référence aux diverses couches temporelles qui se rencontrent

dans l’espace du texte (ou du film). Silverman utilise plusieurs termes, entre autres « nœuds

de mémoire ». Il écrit que ces termes ont en commun une structure palimpseste :

The link between all these terms, as will become apparent, is their palimpsestic structure

whereby one element is seen through and transformed by another. (Silverman 2013 : 4)

Selon Silverman, les nœuds de mémoire qui marquent le fonctionnement multidirectionnel de

la mémoire, sont des palimpsestes. Il écrit : « palimpsestic memory (‘nœuds de mémoire’) »

(Silverman 2013 : 165). Silverman met l’accent sur la transformation des éléments concernés

par les palimpsestes et souligne ainsi le caractère dynamique du processus. Nous utilisons les

termes « intersections de la mémoire », « palimpsestes » et « nœuds de mémoire » en

alternance puisque cela réfère au même processus. Les palimpsestes contribuent à une

nouvelle perspective sur le monde en créant de nouvelles formes de solidarité. Notre analyse

reprend donc les outils théoriques de Rothberg et de Silverman, mais pour un autre corpus et

pour des intersections d’événements historiques différents. Bien que notre corpus renvoie

également à la Seconde Guerre mondiale et au colonialisme, il traite aussi de bien d’autres

guerres et d’autres formes d’oppressions qui entrerons dans notre analyse.

Le « point de départ » de notre analyse est la guerre d’Irak et nous examinons les

intersections / les palimpsestes de cette guerre. Nous tentons de déchiffrer les nœuds de

mémoire entre la guerre d’Irak et d’autres périodes violentes. En outre, nous traitons du

11

traumatisme de guerre. Les rapports entre les palimpsestes et le traumatisme doivent êtres

explorés. Notre but principal est d’analyser le rôle des intersections de la mémoire face au

traumatisme. C’est pour cela que nous nous demandons : quel est le rôle des intersections de

la mémoire face au traumatisme de guerre dans la littérature sur la guerre d’Irak? Nous

avons formulé quatre hypothèses. D’abord, nous pensons que la littérature témoigne du travail

de mémoire et du traumatisme afin de donner une place au traumatisme. Deuxièmement, le

travail de mémoire se manifeste sous forme multidirectionnelle. Il s’agit des intersections de

la mémoire. Troisièmement, la mémoire de la guerre d’Irak porte des traces d’autres

mémoires, par exemple celle de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre d’Algérie et de la

guerre Iran-Irak. Ces traces sont présentées par le biais du palimpseste et intègrent le silence /

l’omission. Finalement, nous supposons que la littérature met en scène des palimpsestes et

renvoie aux traumatismes et, de la sorte, qu’elle contribue au travail de mémoire. Ce travail de

mémoire permet, selon les théories, de construire une nouvelle vision du monde en donnant

place aux traumatismes.

Dans notre analyse, nous nous concentrons sur trois romans du vingt-et-unième siècle

qui traitent, entre autres, de la guerre d’Irak. Nous présenterons ces romans pour y dévoiler les

nœuds de mémoire, le fonctionnement de la mémoire multidirectionnelle. Nous ferons

attention à retrouver les diverses strates historiques en présence. Plusieurs romans français

contemporains renvoient directement ou indirectement à l’Irak. Nous pensons par exemple à

Boussole de Mathias Enard (publié en 2015 chez Actes Sud) qui a remporté le Prix Goncourt

2015 ou encore à Ulysse from Bagdad d’Éric-Emmanuel Schmitt (2008, Albin Michel), mais

nous nous limitons à trois romans rédigés par des auteurs qui ont écrit dans des contextes

culturels différents. Nous comparons les œuvres suivantes à l’aide de la théorie : Les Sirènes

de Bagdad (2006) de l’écrivain algérien Yasmina Khadra, Écoutez nos défaites (2016) de

Laurent Gaudé, qui est Français, et Vies et morts de Kamal Medhat (2016) de l’Irakien Ali

Bader. Ce dernier roman est une traduction de l’arabe. Le roman de Bader a été publié en

arabe en 2008. Or, Bader est un auteur francophone (qui parle français et qui a fait des études

de français en Irak). La traduction a été peu, mais bien reçue et l’auteur − qui est aujourd’hui

installé en Belgique − a aussi atteint un lectorat aux Pays-Bas (en novembre 2017, il a

participé au festival « Crossing Border » à La Haye). Cette comparaison entre romans en

version originale et en traduction tente de dépasser les essentialismes. Emmanuelle Radar, qui

focalise dans un article sur trois romans écrits par des écrivaines « franco-vietnamiennes » qui

résident (au moins partiellement) en France, intègre, elle aussi, une œuvre traduite dans son

analyse :

12

Il importe également, pour aller au-delà des traditions linguistiques et littéraires nationales

d’analyser dans le même mouvement des auteures de langue française (Minh Tran Huy et

Linda Lê) et de langue vietnamienne (Thuân). (Radar 2017 : 114)

Le choix d’intégrer dans notre corpus un roman traduit de l’arabe est donc justifié et répond

au besoin d’analyser la littérature dans une perspective transnationale : cela ouvre la voie à

l’échange culturel entre le français et l’arabe. Nous avons sélectionné des romans qui, nous

l’espérons, apporterons des perspectives différentes qui nous aideront à analyser le

fonctionnement multidirectionnel − et transnational − de la mémoire. Même si nous avons

choisi de traiter de romans de trois auteurs réputés, notre analyse ne se concentre pas sur la

réception des œuvres car nous ne traiterons pas de l’impact (réel) des textes.1

Notre analyse est une recherche qualitative et est composée de trois chapitres. Le

premier chapitre est intitulé « La mémoire et le traumatisme dans une perspective

transnationale ». Nous y explorons la théorie sur la mémoire multidirectionnelle et le

palimpseste et nous y insistons encore plus sur la pertinence de notre analyse par rapport à la

littérature existante, tout en proposant notre méthodologie. Le deuxième chapitre, « Contexte

et analyse de textes », est consacré à la contextualisation de notre corpus et présente les

intersections rencontrées dans les romans que nous résumons rapidement. Finalement, dans le

dernier chapitre nous examinons le fonctionnement des intersections de la mémoire, les

palimpsestes, pour évaluer si ces palimpsestes permettent d’aller au-delà du traumatisme.

Nous insistons notamment sur les différentes manières pour mettre en avant les palimpsestes

afin de voir comment les palimpsestes fonctionnent, et nous verrons s’il y a de nouvelles

formes de solidarité. Comme le souligne Silverman :

1 Signalons d’autre part que, lorsque nous avons cherché des « mentions » dans LexisNexis (nom de l’auteur et

titre) pour voir si les romans de notre corpus sont mentionnés dans les journaux français, nous n’avons pas

trouvé de mentions ni de critiques dans les journaux français en ce qui concerne Vies et morts de Kamal Medhat

d’Ali Bader (traduit de l’arabe). Par contre, Écoutez nos défaites de Laurent Gaudé et Les Sirènes de Bagdad de

Yasmina Khadra (qui ne sont pas des traductions) reçoivent beaucoup de mentions. Ces différences dans le

contexte hexagonal ne font que constater l’existence de barrières nationales que notre analyse tente de dépasser.

Une étude comparée de la réception des trois romans en Irak, Algérie, France, voire dans d’autres pays, est

envisageable mais sort du cadre de notre travail.

13

[…] − a ‘cosmopolitical’ memory − could serve as a model for imagining new democratic

solidarities in the future across the lines of race and nation [...]. (Silverman 2013 : 179)

Il est donc très important non seulement de mettre en avant les différentes intersections, mais

aussi de montrer comment les palimpsestes fonctionnent et quelles sont les implications des

palimpsestes envers la solidarité, la construction d’une nouvelle vision du monde.

14

I. LA MÉMOIRE ET LE TRAUMATISME DANS UNE PERSPECTIVE

TRANSNATIONALE

Duncan Bell propose la définition suivante de la mémoire :

At a very general level memory refers to the process or faculty whereby events or impressions

from the past are recollected and preserved. (Bell 2006 : 2)

La mémoire est un processus qui n’est pas fixe, mais dynamique et sélectif : on ne peut pas se

souvenir de tous les événements du passé (Bell 2006 : 2). La plupart des études sur la

mémoire collective focalisent sur l’identité nationale. Or, il est important de traiter de la

mémoire d’une façon transnationale (Bell 2006 : 3). En effet, les discussions sur la mémoire

ont le plus souvent focalisé sur l’Occident : sur l’Europe et les États-Unis (Bell 2006 : 12). La

littérature sur la Shoah et les attentats du 11 septembre 2001 est abondante. George W. Bush a

justifié la guerre d’Irak en se référant aux leçons de la Seconde Guerre mondiale et de la

guerre au Vietnam. Ce faisant, il a ignoré le rôle négatif de l’impérialisme britannique en Irak

pendant la Première Guerre mondiale :

As well as highlighting the saliency of mnemonic practices in contemporary political life, the

(most recent) war on Iraq also highlights the dangers of falling prey to the illusions and

distortions of social memory. As Niall Ferguson has pointed out, policy-makers and pundits

often lack detailed historical knowledge of the events from which they claim to have learnt. In

this case, rather than looking to the disastrous British experience in attempting to ‘liberate’

and then pacify Iraq in the wake of the First World War, Americans have frequently looked

instead, and inappropriately, to the Second World War or Vietnam for guidance […]. (Bell

2006 : 14)

La connaissance de l’Histoire est donc essentielle pour la politique. Une distorsion de la

mémoire d’une guerre peut justifier une autre guerre. Ce sujet doit être exploré dans la

littérature (francophone) sur la guerre d’Irak. Il n’y a pas encore beaucoup de textes littéraires

sur cette guerre. En outre, il est important d’analyser des perspectives différentes dans ces

romans. C’est pourquoi nous avons sélectionné des textes qui dépassent la perspective

exclusivement occidentale : dans notre analyse, il s’agit des perspectives d’un auteur français,

d’un auteur irakien et d’un auteur algérien.

15

La mémoire collective est souvent perçue comme une compétition pour la

reconnaissance de groupes différents. Michael Rothberg contredit cette notion de la mémoire

compétitive avec sa théorie. Il introduit le terme de multidirectional memory, la « mémoire

multidirectionnelle ». Alors que la mémoire compétitive a pour conséquence l’exclusion

d’autres mémoires (puisqu’elle considère la mémoire comme unique et séparée d’autres

mémoires), la mémoire multidirectionnelle est un processus productif / un travail de mémoire

qui est ouvert aux négociations avec d’autres mémoires (parfois traumatiques). Dans la

mémoire multidirectionnelle, il s’agit souvent d’adaptations d’autres histoires qui étaient

avant considérées comme des histoires lointaines (Rothberg 2009 : 2-5, 7). Par exemple, il

s’est avéré que la Shoah a causé une résonance dans les colonies (Rothberg 2009 : 21). Tel est

le cas en Irak :

In addition, in the post–9/11 world, the Algeria/Holocaust connection has been supplemented

by a set of associations linking those earlier forms of violence to emergent practices in the

“global war on terror” and the Iraq War. (Rothberg 2009 : 172)

Le travail de mémoire sur la guerre d’Irak serait donc, selon Rothberg, lié d’une façon

multidirectionnelle au 11 septembre, à l’Algérie et à la Shoah. De toute façon, la Shoah, ainsi

que les nœuds de mémoire entre la Shoah et la guerre d’Algérie, jouent un rôle primordial

dans son œuvre de Multidirectional Memory (Rothberg 2009 : 6, 179). Un peu plus loin,

Rothberg montre qu’il existe des échos irakiens dans l’œuvre de Charlotte Delbo sur la guerre

d’Algérie, intitulée Les belles lettres. Delbo est décédée bien avant la guerre d’Irak ; ces échos

montrent donc bien le fonctionnement multidirectionnel de la mémoire qui n’est pas

chronologique. Il existe, selon Rothberg, une connection avec les témoignages de personnes

qui étaient incarcérées par les Américains dans la prison d’Abou Ghraïb en Irak en 2003

(Rothberg 2009 : 221-222). Or, Rothberg écrit aussi qu’il y a des différences entre les deux

contextes : « The difference between the contexts of Les belles lettres and Torture and

Truth—that is, between war in Algeria and Iraq—is a political difference » (Rothberg 2009 :

222). Ces différences sont de nature politique. Il ne s’agit donc pas de différences dans le

fonctionnement de la mémoire qui est, selon Rothberg, multidirectionnelle. Cette

multidirectionnalité offre la possibilité de réévaluer l’Histoire, la justice, etc. Si on focalise

sur le Moyen-Orient, la mémoire multidirectionnelle pourrait créer la solidarité :

16

While memory wars such as those that continue to roil the Middle East can provoke despair at

the reduction of politics to crude stereotypes and name calling, the uncomfortable proximity of

memories is also the cauldron out of which new visions of solidarity and justice must emerge.

(Rothberg 2009 : 313)

Contrairement aux guerres de mémoire, la mémoire multidirectionnelle peut contribuer à de

nouvelles formes de justice dans la région du Moyen-Orient.

La mémoire affecte à la fois l’individu et le collectif et par conséquent, la mémoire a

un lien étroit avec l’identité (Rothberg 2009 : 4). Si nous reconnaissons le caractère

multidirectionnel de la mémoire, nous découvrons que la mémoire n’appartient pas à un

groupe particulier. Les frontières entre la mémoire et l’identité sont floues (Rothberg 2009 :

5). Cela implique que les oppositions entre des groupes différents doivent être repensées.

Rothberg écrit aussi :

Finally, there are the prospective multidirectional legacies of the American war in Iraq, a

country scarred by colonialism, dictatorship, and genocide, and now by neoimperialism and

civil war. […] Along with the Iraq War and the “war on terror,” which, with their liberal use

of torture and indefinite detention, have produced uncomfortable echoes of the Holocaust and

colonial adventures past. (Rothberg 2009 : 28)

La citation de Rothberg date de 2009. Le mot « prospective » désigne que dans l’avenir, il

pense qu’il y aura un héritage multidirectionnel de l’occupation américaine en Irak. Pour

Rothberg, il y a des échos de la Shoah et du colonialisme dans la guerre d’Irak (Rothberg

2009 : 172). Rothberg ne traite pas de l’Irak et il avoue que son projet n’est pas fini : « [...] it

makes no attempts at comprehensiveness: future knots of memory remain to be untied »

(Rothberg 2010 : 12). Le projet de Rothberg doit donc être élargi. Il fait appel à d’autres

chercheurs :

I hope that other scholars will find it worthwhile to apply, adapt, or correct the approach

undertaken here. Certainly, the methodology of the book could be directly applied to other

obviously “multidirectional” works […]. (Rothberg 2009 : 27)

Notre recherche répond au besoin d’analyser la mémoire multidirectionnelle dans les œuvres

littéraires. Sur le plan juridique et politique, ce type d’analyse est pertinent aussi, puisque la

mémoire multidirectionnelle peut aider à repenser la justice dans une période de

17

mondialisation (Rothberg 2009 : 19). La mémoire multidirectionnelle a effectivement un

caractère interculturel et productif qui pourrait faciliter de nouvelles visions juridiques

(Rothberg 2009 : 5). Luckhurst souligne, lui aussi, que les guerres en Irak (et leur caractère

multidirectionnel) est un sujet qui est peu abordé jusqu’ici :

[…] for the Iraq war that followed as a far from logical consequence of 9/11 in 2003. There

isn’t yet the sense of defining literary texts emerging from the overlapping contexts of the war,

the civil war or the occupation: symptomatically, perhaps, it isn’t even clear how we should

name, periodise or even characterise these events. When did it start? With the First Gulf War

in 1991? Earlier ? (Luckhurst 2014 : 51)

Cette citation date de 2014 (cinq années après l’appel de Rothberg). Le mot « yet » désigne

que même en 2014, le caractère multidirectionnel qui se manifeste aussi, selon notre

hypothèse, dans la littérature sur les guerres en Irak (comme la guerre civile et l’occupation

américaine), n’était toujours pas défini. Cela est peut-être dû au fait que le présent de l’Irak

est toujours violent : d’abord il y a eu l’occupation américaine et puis la montée de Daech.

Comme le souligne Richards : « Reconstruction of the past takes place within an evolving

present » (Richards 2010 : 138). Si le présent est problématique, il est difficile, et d’autant

plus utile, de reconstruire le passé. D’où notre intérêt pour le travail de mémoire dans la

littérature sur la guerre d’Irak.

Pour appliquer la méthodologie de la mémoire multidirectionnelle, une approche

comparative est nécessaire, car « [...] multidirectional memory, as its name implies, is not

simply a one-way street; its exploration necessitates the comparative approach I adopt here »

(Rothberg 2009 : 6). Il est donc pertinent de comparer des œuvres de pays différents ou

d’époques différentes. Pour cela, il faut constituer une archive et créer des liens entre des

documents différents : « [...] the archive of multidirectional memory is irreducibly transversal;

it cuts across genres, national contexts, periods and cultural traditions » (Rothberg 2009 : 18).

Faire une étude sur la mémoire multidirectionelle, c’est créer une archive transnationale qui

franchit les frontières nationales. Notre objectif est de constituer un début d’archive et

d’ouvrir des perspectives non occidentales.2 L’ouvrage très connu de Pierre Nora, intitulé Les

2 Nous nous limitons à trois œuvres littéraires et à l’analyse de textes en français, mais ce travail pourrait ouvrir

des pistes pour l’évaluation d’autres œuvres, littéraires ou non (on pense en particulier au cinéma), dans d’autres

langues (en arabe, en kurde, etc.).

18

lieux de mémoire, a été critiqué pour plusieurs raisons. On lui reproche de présenter une

vision limitée de la nation française en oubliant les projets coloniaux de la France. En effet,

Les lieux de mémoire sont parfois considérés comme « gallocentristes » (Rothberg 2010 : 4-

5). Rothberg plaide pour une nouvelle méthodologie qui considère la mémoire comme des

nœuds de mémoire ; des nœuds où des mémoires différentes se rencontrent. Les nœuds de

mémoire transgressent des frontières temporelles et spatiales ; il s’agit d’un travail de

mémoire dans un réseau de mémoires dynamiques (Rothberg 2010 : 7). En outre, les nœuds

de mémoire ont un lien avec le traumatisme :

Readers will note the proximity of memory and trauma in the contemporary French and

Francophone─indeed, global─knots of memory explored here […]. (Rothberg 2010 : 10-11)

La mémoire et le traumatisme sont donc proches l’une de l’autre, les nœuds de mémoire en

témoignent. Nous commençons par traiter des nœuds de mémoire et des palimpsestes avant de

traiter du traumatisme. Finalement, nous présentons notre méthode.

Max Silverman se base sur la théorie de Rothberg. Il écrit qu’au sein du travail de

mémoire, la relation entre le passé et le présent se manifeste sous forme de palimpseste : il

s’agit d’une interaction des traces temporelles et spatiales différentes. En outre, le palimpseste

est non linéaire (Silverman 2013 : 3). Dans son œuvre, la terminologie sur la mémoire est

diverse : mémoire-monde, nœuds de mémoire... La relation entre ces termes consiste en leur

structure palimpsestique. Selon Silverman, les nœuds de mémoire sont une forme du

palimpseste (Silverman 2013 : 4). Il offre donc une méthode concrète d’analyse de ces nœuds.

C’est à partir des palimpsestes que le travail multidirectionnel de la mémoire peut être mis en

évidence. Deux aspects très importants dont Silverman traite dans son œuvre, sont les

suivants :

First, the present is shown to be shadowed or haunted by a past which is not immediately

visible but is progressively brought into view. The relationship between present and past

therefore takes the form of a superimposition and interaction of different temporal traces to

constitute a sort of composite structure, like a palimpsest, so that one layer of traces can be

seen through, and transformed by, another. Second, the composite structure in these works is a

combination of not simply two moments in time (past and present) but a number of different

moments, hence producing a chain of signification which draws together disparate spaces and

times. (Silverman 2013 : 3)

19

Le palimpseste est donc constitué de traces temporelles interactives qui peuvent se

transformer les unes les autres. C’est une manière de mettre en avant un passé qui n’est pas

immédiatement visible. À l’origine, le palimpseste désigne un

manuscrit sur parchemin d'auteurs anciens que les copistes du Moyen Âge ont effacé pour le

recouvrir d'un second texte. (Le Trésor de la Langue Française informatisé)

Cet emploi du mot a donc une connotation très matérielle. Une autre signification du terme est

au sens figuré mais a toujours une connotation matérielle : « Œuvre dont l'état présent peut

laisser supposer et apparaître des traces de versions antérieures » (Le Trésor de la Langue

Française informatisé). Cette signification est proche de la terminologie narratologique de

Gérard Genette. Dans son ouvrage Palimpsestes : La littérature au second degré (1982), il

écrit sur les différentes relations transtextuelles (Genette 1982 : 7-14). Silverman fait

référence à Genette : « Gérard Genette also uses the figure of the palimpsest [...] to describe

the ‘transtextual’ layering of texts in which one can be seen through another » (Silverman

2013 : 37). La nouveauté de l’interprétation de Silverman réside dans le fait qu’il utilise le

palimpseste par rapport à la mémoire culturelle. La perspective de Silverman est axée sur

l’être humain et non pas uniquement sur le texte, comme chez Genette. Or, il est important de

remarquer que Charles Baudelaire avait déjà écrit sur le palimpseste de la mémoire, dans son

essai Les Paradis artificiels (1860). Dans ce texte, il souligne que le cerveau humain est « un

palimpseste immense et naturel » (Baudelaire 1860 : 273). Baudelaire explique :

Souvent des êtres, surpris par un accident subit, suffoqués brusquement par l'eau, et en danger

de mort, ont vu s'allumer dans leur cerveau tout le théâtre de leur vie passée. Le temps a été

annihilé, et quelques secondes ont suffi à contenir une quantité de sentiments et d'images

équivalente à des années. Et ce qu'il y a de plus singulier dans cette expérience, que le hasard a

amenée plus d'une fois, ce n' est pas la simultanéité de tant d' éléments qui furent successifs,

c'est la réapparition de tout ce que l'être lui-même ne connaissait plus, mais qu'il est cependant

forcé de reconnaître comme lui étant propre. L' oubli n'est donc que momentané ; et dans

telles circonstances solennelles, dans la mort peut-être, et généralement dans les excitations

intenses créées par l'opium, tout l'immense et compliqué palimpseste de la mémoire se déroule

d'un seul coup, avec toutes ses couches superposées de sentiments défunts, mystérieusement

embaumés dans ce que nous appelons l'oubli. (Baudelaire 1860 : 274-275)

20

Bien que Baudelaire ne nomme pas explicitement cette expérience un traumatisme, il signale

que l’oubli n’est que temporaire et que le palimpseste de la mémoire, avec « ses couches

superposées », est ressuscité par un événement douloureux. Le palimpseste serait une réponse

à la douleur. Par conséquent, le palimpseste permet de sortir de l’oubli. Ce sont des idées que

Silverman reprend dans son analyse, mais dans un tout autre contexte. Il introduit la mémoire

palimpseste au niveau culturel, alors que l’analyse de Baudelaire est limitée au niveau

individuel. De plus, Silverman montre que le palimpseste est un processus dynamique qui a

des implications dans la société. Selon lui, la mémoire multidirectionnelle fonctionne comme

un palimpseste. Silverman met l’accent sur les moments différents qui engendrent des espaces

et des temps différents. Il s’agit d’une « chaîne de signification » des moments différents

(Silverman 2013 : 3). Cela veut dire que c’est la rencontre et l’interaction des mémoires

différentes dans les nœuds de mémoire qui produit de la signification. La mémoire

palimpseste est un concept qui est à la fois poétique et politique :

[...] what distinguishes the notion of palimpsestic memory from other non-essentialist accounts

of memory is a figurative ‘staging’ of memory by which memory traces overlap, intersect and

are transformed − what I will call a ‘poetics of memory’. [...] the poetics of memory with

regard to traumatic events has a crucial role in determining ‘the shapes of memory’ (to use

Geoffrey Hartman’s phrase) and is fundamental to any renewal of the politics of memory

today. Palimpsestic memory is therefore a politics of memory founded on a poetics of

memory. (Silverman 2013 : 22)

La mémoire palimpseste est un concept non essentialiste. La « poétique de la mémoire »

(palimpseste) met en scène des superpositions, des intersections et des transformations des

traces mémorielles. Cette poétique (par rapport à des événements traumatiques) peut

finalement mener à un renouvellement de la politique. C’est pour cela que pour Silverman, la

mémoire palimpseste est une politique de la mémoire qui est fondée sur une poétique de la

mémoire.

Tout comme Rothberg, Silverman souligne l’importance d’une nouvelle conception de

la mémoire pour créer la solidarité :

However, if memory is to be renewed in a less compartmentalized way, to allow the

perception of solidarities across national and ethno-cultural borders, we need to consider the

stakes of such a proposition in a transnational and postmodern age. (Silverman 2013 : 30-31)

21

Le palimpseste peut provoquer une transformation et permet ainsi de voir le monde

autrement. Cette transformation peut finalement mener à de nouvelles formes de solidarité.

Silverman repense donc les théories précédentes sur la mémoire et il essaie de montrer les

enjeux de la mémoire palimpseste dans une époque transnationale et postmoderne.

Quant à l’écriture : la situation d’énonciation (le contexte historique et géographique)

de l’auteur a une influence sur son texte, ce qui signifie par exemple que, dans le cas d’un

roman historique, le contexte d’écriture transparaîtra d’une manière ou d’une autre. Silverman

cite Derrida : « The subject of writing is a system of relations between strata: the Mystic Pad,

the psyche, society, the world » (Derrida cité dans Silverman 2013 : 148). Plusieurs facteurs

exercent donc une influence sur le processus d’écriture. L’écriture est, elle aussi, une sorte de

palimpseste :

For Derrida, then, we are already ‘written on’, which means that perception is as

‘contaminated’ by previous traces as the psychic mechanism which records the inscription in

the unconscious. (Silverman 2013 : 148)

La perception de l’auteur est donc, selon Derrida, influencée et même contaminée par des

traces antérieures. D’où notre attention pour des romans rédigés par des auteurs issus de

milieux et contextes différents.

Or, c’est justement cette particularité de l’écriture, sa « contamination »

palimpsestique, qui permet, selon certains spécialistes de la mémoire, de donner forme aux

traumatismes. L’écriture palimpsestique irait au-delà du traumatisme. L’intérêt pour le

traumatisme a explosé à la fin du vingtième siècle. Le trouble de stress post-traumatique était

officiellement reconnu aux États-Unis en 1980, après la guerre du Vietnam (Whitehead 2009 :

114). Jay Winter souligne l’importance de la guerre par rapport à l’intérêt croissant pour la

mémoire traumatique. Surtout les deux guerres mondiales et la guerre du Vietnam y ont

contribué (Winter dans Bell 2006 : 4). Or, le discours sur le traumatisme dans l’Occident n’est

pas sans « dangers ». Joanna Bourke est d’opinion que la reconnaissance du trouble de stress

post-traumatique après la guerre du Vietnam a eu pour conséquence que la violence causée

par les soldats américains est masquée et même absoute. De cette façon, les « agresseurs »

étaient considérés comme des victimes (Bourke dans Bell 2006 : 9). Ici, il y a un rapport avec

l’Irak : « And she further suggests that this dynamic is repeating itself in Iraq, where ‘trauma’

is being used to explain and justify obscene brutality » (Bourke dans Bell 2006 : 9). Pourtant,

22

il n’est pas expliqué si Bourke désigne le traumatisme des soldats américains ou des soldats

irakiens.

De nos jours, les théories précédentes sur le traumatisme sont considérées comme

problématiques, parce qu’elles sont eurocentriques. Selon Rothberg, Le Discours sur le

colonialisme d’Aimé Césaire pourrait aider à repenser les théories sur le traumatisme :

« Discourse provides an occasion to engage with the multidirectional potential and

Eurocentric pitfalls of trauma studies » (Rothberg 2009 : 87). En effet, Césaire y relie

l’expérience des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale à celle des noirs sous la

colonisation. Bien que la situation soit différente, il s’agit bien pour lui du même type

d’injustice. Parfois, le traumatisme est utilisé dans une lutte compétitive (Rothberg 2009 : 87),

tout comme la mémoire. Une nouvelle conception de la théorie sur le traumatisme pourrait

enrichir la théorie sur la mémoire multidirectionnelle et réciproquement. En 2013, dix ans

après le début de la guerre d’Irak, un recueil intitulé We Are Iraqis: Aesthetics and Politics in

a Time of War était publié. Dans cet ouvrage, des Irakiens témoignent du traumatisme et

s’interrogent sur ce traumatisme et sur la mémoire : « Trauma not only destroys but creates »

(Al-Ali, & Al-Najjar 2013 : xxvi). Les auteurs tiennent à mettre en avant des formes de

résistance quotidienne (Al-Ali & Al-Najjar 2013 : xxvi-xxvii). We Are Iraqis donne la voix

aux Irakiens, contrairement à d’autres ouvrages sur le Moyen-Orient qui ont été écrits par des

experts étrangers (Al-Ali & Al-Najjar 2013 : xxxiii). Ce faisant, ce recueil montre

l’importance de la mémoire des guerres :

Many Iraqis, especially those living in the diaspora, supported Bush’s invasion because they

wanted Saddam Hussein’s reign to end. They did not learn the lessons of the Gulf War. They

ignored the truth that Bush was politically motivated by oil and greed. (Al-Ali & Al-Najjar

2013 : xxxiv)

Si on ne connaît pas l’Histoire d’une guerre, on peut devenir aveugle face à la justification

(faussée) d’une autre guerre. De plus, le traumatisme des guerres différentes (la Guerre Iran-

Irak incluse), n’est pas encore rendu accessible ou enregistré (Al-Ali & Al-Najjar 2013 :

xxxiv). La plupart des contributeurs de We Are Iraqis vivent dans les diasporas irakiennes ;

ceux qui ont migré récemment doivent faire face au traumatisme causé par cette migration

(Al-Ali & Al-Najjar 2013 : xxxix-xl). Il va sans dire qu’ils ont d’autres mémoires que ceux

qui sont restés sur place et ont dû faire face à la guerre.

23

Or, il est important d’expliquer ce qu’est un traumatisme. Un traumatisme vient d’un

événement extérieur. Il y a deux moments au sein du traumatisme : d’abord, quelque chose

vient s’installer de l’extérieur et puis il y a l’expérience et la mémoire de l’événement dans un

deuxième moment. Quand il s’agit d’une répétition intérieure de la mémoire de cet

événement, la mémoire est devenue traumatique (Laplanche cité dans Caruth, citée à son tour

dans Nadal & Calvo 2014 : 3). Un événement du passé est revécu comme s’il s’agissait du

présent. Le traumatisme est répétitif : c’est un blocage de la mémoire causé par un événement

trop douloureux. Au niveau individuel, l’événement traumatique nuit à l’autonomie et

l’agency (« la capacité d’agir ») d’une personne et donc à la subjectivité : « one becomes the

object of an event, rather than the subject of an experience » (Labanyi 2010 : 198). Une

personne peut donc être objectivée par l’événement traumatique. Le traumatisme peut être

transmis entre des personnes différentes, mais aussi entre des générations et des cultures

différentes. De cette façon, il peut devenir collectif (Caruth dans Bell 2006 : 7). Au niveau

collectif, la mémoire traumatique causée par la guerre, le génocide et le terrorisme a une

influence considérable sur la formation identitaire d’une communauté et a donc un impact sur

le politique (Bell 2006 : 5). La mémoire joue aussi un rôle très important par rapport à

l’identité : « ‘one might almost say: no memory, no identity; no identity, no nation’ » (Smith

cité dans Bell 2006 : 5). La mémoire traumatique pourrait donc problématiser la notion

d’identité nationale.

Si le traumatisme rend incapable de dire l’événement traumatisant (toujours vécu au

présent, il ne peut pas être mis à distance et ne peut donc pas être raconté), la victime peut

aussi se tourner vers la narration d’autres événements violents et douloureux. Le traumatisme

est intimement lié à la mémoire multidirectionnelle : « one war time will always be seen

through the lens of another » (Luckhurst 2014 : 60). Il existe un écart entre l’événement

traumatique et sa narration. Souvent, il est trop douloureux de témoigner de l’événement

traumatique d’une manière trop directe. C’est pour cela que dans la narration, les intersections

de la mémoire rendent possible le témoignage d’un traumatisme. Or, le traumatisme implique

aussi le silence et l’oubli (Nadal & Calvo 2014 : 7). En effet, le silence et l’omission font

aussi partie du traumatisme, car parfois il est impossible de témoigner. Non seulement la

mémoire du traumatisme est marquée par le silence, mais il semblerait aussi que le concept de

mémoire ait un rapport intime avec le silence. Ce rapport est assez ambigu. D’une part, la

mémoire essaie de commémorer les victimes et de les sauver de l’oubli (on combat contre le

silence), d’autre part la mémoire est restreinte par le silence (comme la mémoire est sélective,

on ne peut pas se souvenir de tous les événements) (Bell 2006 : 23).

24

Aleida Assmann écrit qu’au sein de la mémoire individuelle et culturelle, il existe une

interaction dynamique entre la commémoration et l’oubli (remembering et forgetting). La

mémoire est sélective : pour commémorer, il faut oublier aussi. Elle fait une distinction entre

l’oubli actif et l’oubli passif. L’oubli actif est un acte intentionnel de destruction, par exemple

la censure. L’objectif de l’oubli actif est de détruire des produits culturels (matériaux et

mentaux). Par contre, l’oubli passif consiste à oublier d’une façon non intentionnelle : cacher,

négliger, abandonner, etc. Dans ce cas-là, les matériaux ne sont pas détruits. Ces matériaux

peuvent être redécouverts par les archéologues (Assmann 2008 : 97-98). Pour Assmann,

lorsqu’il s’agit de se remémorer quelque chose, il existe aussi un côté passif et un côté actif.

La mémoire active est représentée par des institutions (comme le canon) qui préservent le

passé comme présent, alors que la mémoire passive est représentée par des institutions

(comme l’archive) qui préservent le passé comme passé (Assmann 2008 : 98).

Comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, la mémoire culturelle est à la

fois caractérisée par le souvenir et l’oubli. Cela fait probablement référence à l’ouvrage connu

de Paul Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000). Nous ne traitons pas de ce texte, car il

y a des textes plus récents comme celui de Paul Connerton. Connerton met en avant que toute

mémoire inclut l’oubli. Selon lui, le silence fait partie intégrante de l’oubli qui, quant à lui,

participe au processus de la mémoire. Le silence fait donc non seulement partie du

traumatisme, mais aussi de la mémoire. La catégorisation de Connerton (il distingue sept

formes d’oubli) peut aider à analyser l’oubli et le silence dans la littérature. « Repressive

erasure » se manifeste le plus brutalement dans les régimes totalitaires où l’on veut éliminer le

passé (par exemple l’attitude de la Révolution française envers l’Ancien Régime) (Connerton

2008 : 60-61). « Forgetting as humiliated silence » est une forme de silence non reconnu et se

manifeste le plus souvent dans la société civile (par exemple une honte collective, un tabou) ;

il problématise l’oubli. En effet, parfois il est difficile d’oublier une humiliation (Connerton

2008 : 67-68). Connerton écrit :

Confronted with a taboo, people can fall silent out of terror or panic or because they can find

no appropriate words. We cannot, of course, infer the fact of forgetting from the fact of

silence. Nevertheless, some acts of silence may be an attempt to bury things beyond

expression and the reach of memory; yet such silencings, while they are a type of repression,

can at the same time be a form of survival, and the desire to forget may be an essential

ingredient in that process of survival. (Connerton 2008 : 68)

25

L’oubli n’est donc pas nécessairement la conséquence du silence, mais le silence pourrait être

une tentative d’enterrer des événements douloureux qui ne peuvent pas être représentés ou

exprimés par la mémoire. Bien qu’il s’agisse d’une répression de la mémoire de l’événement,

ce silence pourrait aussi être considéré comme une sorte de survie. Connerton ne dit pas

grand-chose du traumatisme qui, comme nous l’avons vu, est si intimement associé au

« silence » de l’indicible et à l’« oubli » pour la survie. Or, nous pouvons bel et bien faire un

lien avec le traumatisme, puisque l’irreprésentable est au cœur du traumatisme.

L’irreprésentable est gardé sous silence.

Le silence est intimement lié à la transmission de la mémoire d’un événement

traumatique. Si l’on n’a pas vécu l’expérience traumatique par soi-même (tel est le cas pour la

seconde génération) et si cette mémoire est transmise à cette seconde génération par ses

parents, ses grands-parents, ou les ancêtres de générations ultérieures, nous pouvons parler

d’une postmémoire (Charrat 2015 : 3). Le concept de postmémoire (postmemory) a été

introduit par Marianne Hirsch :

Postmemory describes the relationship of the second generation to powerful, often traumatic,

experiences that preceded their births but that were nevertheless transmitted to them so deeply

as to seem to constitute memories in their own right. (Hirsch 2008 : 103)

La photographie et les histoires racontées jouent un rôle primordial dans la transmission du

traumatisme (Hirsch 2008 : 103, 106). La « postgénération » tente de récupérer le passé, mais

il y a une « rupture de la communication » (Charrat 2015 : 7). Il semblerait alors que ce soit le

silence du traumatisme qui se transmet d’une génération à l’autre. Hirsch se concentre sur la

postmémoire de la Shoah dans un contexte familial, mais sa méthodologie peut être appliquée

à des contextes divers. Elle suggère :

In doing so in this essay, I propose to use the Holocaust as my historical frame of reference,

but my analysis relies on and, I believe, is relevant to numerous other contexts of traumatic

transfer that can be understood as postmemory. (Hirsch 2008 : 108)

Comme les génocides sont devenus de plus en plus nombreux à la fin du vingtième siècle et

au début du vingt-et-unième siècle, la mémoire traumatique est un sujet qui est devenu

urgent :

26

The bodily, psychic, and affective impact of trauma and its aftermath, the ways in which one

trauma can recall, or reactivate, the effects of another, exceed the bounds of traditional

historical archives and methodologies. (Hirsch 2008 : 104)

Il y a donc une réaction physique et psychique dans la postmémoire, même s’il faut bien faire

une distinction entre le trouble de stress post-traumatique et la postmémoire :

It is a consequence of traumatic recall but (unlike post-traumatic stress disorder) at a

generational remove. (Hirsch 2008 : 106)

Le trouble de stress post-traumatique affecte donc les personnes qui ont vécu l’événement

traumatique par eux-mêmes, alors que la postmémoire focalise sur la relation de la deuxième

génération par rapport au traumatisme de la première génération (Hirsch 2008 : 106). La

seconde génération est profondément affectée par cette postmémoire : « These events

happened in the past, but their effects continue into the present » (Hirsch 2008 : 107).

Une autre manière de traiter de la transmission de la mémoire, c’est la théorie de la

mémoire prosthétique (prosthetic memory) élaborée par Alison Landsberg. Il s’agit d’un passé

que ni nous ni notre famille n’a vécu (Landsberg 2004 : 152). Landsberg écrit que notre

modernité rend possible cette mémoire prosthétique, qui émerge à l’interface où une personne

et un narratif historique se rencontrent (Landsberg 2004 : 2) :

[…] Landsberg […] argues that contemporary media technologies, and mass cultural forms

such as television and cinema, contain radical possibilities as they allow for the transmission

across society of empathy for the historical experience of others. The resulting ‘prosthetic

memory’ can generate social solidarity, create alliances between various marginalized

groups, and help people to understand past injustices. (Bell 2006 : 28-29)

Selon Landsberg, la mémoire prosthétique facilite la transmission de la solidarité dans une

société, car elle change les essentialismes envers l’Histoire. La mémoire prosthétique permet

effectivement de mieux comprendre les injustices de l’Histoire et par conséquent, des

alliances entre des « groupes marginalisés » peuvent émerger. Ce processus dynamique, c’est-

à-dire l’émergence de nouvelles formes de solidarité, est à la base de ce que nous recherchons

dans notre analyse sur les palimpsestes. La télévision et le cinéma peuvent aider à intégrer

dans notre mémoire un événement que l’on n’a pas vécu par soi-même. On devient attaché à

cet événement du passé et par conséquent, la mémoire prosthétique permet de repenser les

27

injustices du passé (la mémoire prosthétique engendre donc une réflexion politique)

(Landsberg 2004 : 2). Dans son ouvrage, Landsberg focalise sur les États-Unis, mais elle

souligne que la culture de masse rend possible l’appropriation de la mémoire par des groupes

très divers : « [...] memories of the Holocaust do not belong only to Jews, nor do memories of

slavery belong solely to African Americans » (Landsberg 2004 : 2). Selon elle, la mémoire

prosthétique est transportable et pourrait dénoncer des notions traditionnelles de la mémoire

qui focalisent sur l’authenticité et l’« héritage » (Landsberg 2004 : 3). Elle écrit :

Mass culture has had the unexpected effect of making group-specific cultural memories

available to a diverse and varied populace. (Landsberg 2004 : 11)

Landsberg utilise le mot « prosthétique », entre autres, puisque cette forme de mémoire n’est

pas « naturelle » (nous ne l’avons pas vécue par nous-mêmes). Cette mémoire est une sorte de

prothèse attachée à notre corps (Landsberg 2004 : 20). La mémoire prosthétique ouvre la voie

à une mémoire transnationale. Or, quand on focalise sur la culture de masse, on reste dans un

cadre « occidental » puisque dans certaines régions du monde, il n’existe guère une culture de

masse. La théorie de Landsberg serait donc la plus pertinente pour une analyse des mémoires

traumatiques dans le monde occidental.

Selon Charrat, la mémoire prosthétique est l’une des manières pour récupérer la

postmémoire. D’abord, elle montre qu’il existe un lien entre le silence, le traumatisme et la

mémoire prosthétique. L’impossibilité de témoigner problématise la transmission de la

mémoire au sein d’une famille et rompt avec la linéarité. Il s’agit d’un oubli actif (Charrat

2015 : 3-5). Ce silence se trouve à plusieurs endroits :

On se doit également de constater que le silence se trouve non seulement du côté de la

production de parole, mais aussi du côté de sa réception. (Charrat 2015 : 5)

Parfois aussi, il existe une aliénation de la langue natale, qui complexifie la transmission de la

mémoire (Charrat 2015 : 5-6). S’il y a des ruptures dans la postmémoire, des « moyens

indirects » peuvent aider à récupérer la postmémoire si ce n’est pas possible de façon directe

(par exemple si les parents ou les grands-parents sont morts). Dans ce cas-là, une médiation

par le biais des moyens prosthétiques (comme le cinéma, un musée, la télévision) pourrait

aider à récupérer la mémoire, au sein ou en dehors du contexte familial (Charrat 2015 : 7-8).

Si nous relions le concept de la postmémoire de Hirsch et le concept de la mémoire

28

prosthétique de Landsberg, nous pouvons « proposer une remédiation possible de la

postmémoire » (Charrat 2015 : 7). La mémoire prosthétique pourrait donc aider la

postmémoire si la transmission de cette postmémoire est problématique à cause des ruptures.

Le palimpseste peut à son tour aider la mémoire prosthétique et donc indirectement aider la

transmission de la postmémoire. Un autre événement peut s’insérer pour aider à construire

cette mémoire prosthétique. De plus, les vides / les silences sont peut-être aussi des nœuds de

mémoire qui soulignent la multidirectionnalité de la mémoire.

Charrat fait référence aussi aux lieux de mémoire. Les lieux de mémoire (le concept

élaboré par Pierre Nora) « ne contiennent pas de vérité inhérente » (Charrat 2015 : 9), mais

peuvent aider la deuxième génération ou la troisième génération à partager un événement /

une expérience de la première génération (Charrat 2015 : 9-10). Nous pouvons « récupérer la

postmémoire à travers l’expérience du lieu » (Charrat 2015 : 10). Ces lieux de mémoire

peuvent donc fonctionner comme un moyen prosthétique (Charrat 2015 : 10). Charrat conclut

son article en écrivant qu’on peut

considérer ces romans comme des prothèses mémorielles qui nous invitent à nous souvenir

d’événements que nous n’avons vécu qu’à travers la fiction, mais dont la portée reste avec

nous bien au-delà de l’univers fictif. (Charrat 2015 : 10-11)

La citation ci-dessus montre à nouveau l’importance d’analyser la fiction pour contribuer au

travail de mémoire. Wiese écrit que des lecteurs peuvent être impliqués dans la narration par

le biais du palimpseste et de la temporalisation (Wiese 2014 : 6-7). Cela a un lien avec les

implications solidaires des palimpsestes. La multidirectionnalité de la mémoire met en contact

des mémoires différentes, elle les accroche les unes aux autres comme des prothèses. Leurs

superpositions (les « nœuds de mémoire ») fonctionnent comme des palimpsestes qui peuvent

mener à une transformation et à de nouvelles formes de solidarité, comme l’écrit Max

Silverman. L’instrument pour mettre en évidence ce processus serait le palimpseste.

Finalement, il est important de souligner les présupposés quant à l’énonciation. Il

semble en effet que l’identité de l’écrivain et le contexte d’énonciation soient importants pour

l’adhésion du lecteur et pour la transmission de la mémoire. L’authenticité joue ici un rôle

(Moura 1999 : 50). La littérature peut témoigner des événements traumatiques causés par la

guerre. Tel est le cas dans Les Sirènes de Bagdad de Yasmina Khadra :

29

It is direct experience of war that seems to guarantee a certain authenticity, however. Yasmina

Khadra’s The Sirens of Baghdad (2008) is directly located in the aftermath of the American

invasion of Iraq, an excoriating study of the making of an insurgent. (Luckhurst 2014 : 56)

Ici, la situation d’énonciation est tout à fait pertinente. Khadra est un auteur algérien qui écrit

sur la guerre d’Irak. Or, malgré ce que semble indiquer Luckhurst, Khadra n’a pas participé à

la guerre d’Irak. Cependant il est vrai qu’en tant que militaire algérien, il a fait l’expérience de

la guerre : la guerre civile dans les années 90 (Filippi, dans : Yasmina Khadra - Site officiel).

En outre, l’expérience de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) fait partie de sa

postmémoire. Existent-ils des palimpsestes d’autres guerres dans son livre ? Y-a-t-il un lien

avec la guerre d’Algérie ? Thomas E. Ricks écrit qu’il existe bel et bien des parallèles entre

l’armée française pendant la guerre d’Algérie et la présence américaine pendant la guerre

d’Irak (bien qu’il y ait aussi des différences) (Ricks, dans : The Washington Post 19-11-2006).

Nous traitons plus en détail de la situation d’énonciation dans le chapitre suivant. Cependant,

comme le montrent les théories sur la mémoire prosthétique, le traumatisme peut aussi se

transmettre au-delà de l’expérience vécue. La multidirectionnalité ouvre la porte à des

perspectives issues de divers contextes d’énonciation. Le caractère multidirectionnel de la

mémoire a donc à la fois un lien avec des situations spécifiques d’énonciation et avec la

mémoire prosthétique.

La méthode de Max Silverman sur les palimpsestes joue un rôle primordial dans notre

analyse. Selon cet auteur, le palimpseste est un outil utile pour envisager le travail de

mémoire :

However, the principle of the superimposition of different traces to condense surface and

depth, present and past, and the visible and the invisible remains a powerful way of envisaging

the work of memory. (Silverman 2013 : 25)

La superposition des traces différentes (le palimpseste), est une manière « puissante » pour

analyser le travail de mémoire. Le concept de palimpseste, défini par Silverman, apporte ainsi

une méthode plus concrète que celle de Rothberg pour mettre en avant le travail de mémoire

et pour analyser le fonctionnement de la mémoire multidirectionnelle / des intersections de la

mémoire. C’est pour cela que nous reprenons la méthode de Silverman sur le palimpseste

pour la tester sur les trois romans de notre corpus sur la guerre d’Irak. Nous supposons donc

que les intersections de la mémoire fonctionnent comme des palimpsestes. Nous vérifierons si

30

les observations de Silverman sur le palimpseste valent pour notre corpus. Pour ce faire, nous

analysons des extraits des romans en profondeur. Nous déterminons d’abord où il y a du

traumatisme et quand / comment le traumatisme est représenté ; cela fait l’objet de la première

partie du dernier chapitre. Ensuite, nous indiquons le passage du traumatisme aux

palimpsestes pour arriver enfin à notre analyse du fonctionnement des palimpsestes. Dans

cette dernière partie, nous insistons notamment sur la transformation dans les différentes

formes de répétition (comme le style et l’identité des personnages) et de comparaison (comme

le patrimoine culturel), tout en focalisant sur les implications sur la solidarité. Rappelons que

Silverman écrit que « [...] one layer of traces can be seen through, and transformed by,

another » (Silverman 2013 : 3) et qu’il insiste sur « new democratic solidarities » (Silverman

2013 : 179). Nous verrons comment les palimpsestes fonctionnent et quel est leur rôle / leur

réponse face aux traumatismes de guerre : permettent-ils d’aller au-delà du traumatisme, de

donner place au traumatisme (et comment) ?

31

II. CONTEXTE ET ANALYSE DE TEXTES

Dans ce chapitre, nous introduisons les intersections de la mémoire dans notre corpus. Bien

que les auteurs traitent tous les trois de la guerre d’Irak, leurs romans sont très divers (les

personnages et le style de l’auteur, par exemple). Pour comprendre le contexte de notre

corpus, nous introduisons les romans et nous abordons la situation d’énonciation. Nous

examinons les thèmes les plus importants, ainsi que les personnages les plus importants pour

notre dernier chapitre. Nous analysons aussi l’instance narrative, la structure et le style.

2.1 Introduction des romans et situation d’énonciation

Il existe un lien très intime entre le sens d’une œuvre littéraire et les conditions d’énonciation.

En effet, un texte littéraire

[...] se constitue en construisant son contexte et l’étude de l’énonciation n’est rien d’autre que

celle de l’activité créatrice par laquelle l’œuvre se construit le monde où elle naît. (Moura

1999 : 50)

La situation d’énonciation est donc une activité créatrice ; il s’agit d’un processus dynamique.

L’analyse de la situation d’énonciation est tout à fait pertinente dans une perspective

postcoloniale :

[...] non seulement elle s’attache aux rites d’écriture, aux supports matériels, à la scène

énonciative [...], mais elle le fait selon une direction particulière puisqu’elle réfère ceux-ci aux

pratiques coloniales, à l’enracinement culturel et à l’hybridation caractéristique d’un contexte

social très particulier. (Moura 1999 : 50)

Nous pouvons nous imaginer qu’une telle analyse pourrait contester l’eurocentrisme. Dans

notre travail, il s’agit non seulement des perspectives postcoloniales, mais aussi des

perspectives transnationales. Cette approche franchit les frontières du temps et de l’espace. Il

y a un auteur qui vient d’Irak (un pays anciennement colonisé par les Anglais) : Ali Bader.

Yasmina Khadra vient d’Algérie (un pays anciennement colonisé par les Français), mais il

écrit sur l’Irak. Laurent Gaudé est Français (il ne vient donc pas d’une ancienne colonie) et il

écrit également sur l’Irak. Dans les trois cas cependant, le contexte particulier renvoie à la

prise en compte de la guerre d’Irak. Nous présentons les romans par ordre chronologique de

leur parution.

32

2.1.1 Les Sirènes de Bagdad

Yasmina Khadra (1955) est né dans le Sahara algérien. Il écrit en français, sous un

pseudonyme ; son vrai nom est Mohammed Moulessehoul. Les Sirènes de Bagdad (publié en

2006 chez Julliard) fait partie d’une trilogie avec Les Hirondelles de Kaboul (sur

l’Afghanistan) et L’Attentat (sur le conflit israélo-palestinien). Cette trilogie aborde le

« conflit entre Orient et Occident » (Khadra 2006 : préface). Les œuvres de Khadra ont été

traduites dans beaucoup de langues et il a reçu de nombreux prix littéraires (Khadra 2006 :

préface). Il a eu une éducation militaire et a combattu dans la guerre contre le terrorisme.

Notre but n’est pas de montrer les ressemblances entre l’auteur et le narrateur, mais il n’est

peut-être pas étonnant que Khadra écrive contre le terrorisme, vu qu’il a combattu le

terrorisme dans son propre pays comme militaire. En 2000, il quitte la scène militaire pour se

consacrer à la littérature (Filippi, dans : Yasmina Khadra - Site officiel).

Dès le début, des références à d’autres guerres sont intégrées dans l’histoire. Le

contexte des Sirènes de Bagdad se manifeste à plusieurs niveaux : au niveau local (à Kafr

Karam, un village dans le désert irakien), au niveau national (à Bagdad, la capitale de l’Irak)

et au niveau international (à Beyrouth, la capitale du Liban). Les Sirènes de Bagdad

commence à Beyrouth. C’est une ville qui a été affectée par la guerre du Liban. Le « je » du

narrateur est un jeune Bédouin de vingt et un ans et vient du désert irakien. Il n’est peut-être

pas surprenant que Khadra choisisse un personnage du désert vu qu’il vient du désert lui-

même (bien qu’il s’agisse d’un autre désert, le Sahara algérien).

Kafr Karam est un village où règnent la tradition et les structures patriarcales, « [...] un

village perdu au large du désert irakien » (Khadra 2006 : 8). Comme l’affirme le « je » du

narrateur : « C’était un coin peinard » (Khadra 2006 : 18). Kafr Karam était un lieu tranquille

où les gens vivaient « [...] coupés des drames qui rongeaient le pays » (Khadra 2006 : 57).

Bien que les Américains aient « libéré » les Irakiens du joug de Saddam Hussein, leur attitude

envers les Irakiens est cruelle : « Shut your gab ! Tu fermes ta gueule, sinon je t’explose... Les

mains sur la tête... » (Khadra 2006 : 65, italique dans l’original). Progressivement, la guerre

d’Irak va affecter Kafr Karam et ses habitants :

Jusqu’au jour où notre intimité fut violée, nos tabous profanés, notre dignité traînée dans la

boue et le sang... jusqu’au jour où, dans les jardins de Babylone, des brutes bardées de

grenades et de menottes sont venues apprendre aux poètes à être des hommes libres... (Khadra

2006 : 19)

33

L’occupation américaine pendant la guerre d’Irak a causé une rupture dans la tradition

bédouine. La dignité des Irakiens est affectée par des étrangers qui occupent les « jardins de

Babylone » (Khadra 2006 : 19), ce qui fait référence à l’Antiquité et au riche héritage culturel

de la région. L’humiliation de Kafr Karam à cause de la violence d’une nation occidentale

joue un rôle important par rapport à l’énonciation. Cela permet de montrer l’ironie du discours

« civilisateur » et de souligner comment la vie des gens humbles est détruite, tant au niveau

individuel qu’au niveau collectif. Le jeune Bédouin est traumatisé. Quand il voit le pénis de

son père, l’honneur de sa famille est détruit : « Un Occidental ne peut pas comprendre, ne

peut pas soupçonner l’étendue du désastre » (Khadra 2006 : 113). Il part pour Bagdad, car il

ne peut plus supporter la vie à Kafr Karam.

Le jeune Bédouin va être influencé par des terroristes qui veulent répondre à la

violence des Américains par la violence. Son cousin Sayed joue un rôle important dans cette

haine envers les Occidentaux (Khadra 2006 : 211). Le protagoniste se porte « volontaire pour

un attentat-suicide » (Khadra 2006 : 246). Il s’agit d’une mission où il va infecter l’Occident

par le biais d’un virus qui doit mettre fin à « [...] l’hégémonie impérialiste » (Khadra 2006 :

277), « [...] quelque chose qui ramènera le 11 Septembre à un chahut de récré » (Khadra

2006 : 258, italique dans l’original). À la fin du roman, une guerre civile est en train

d’éclater :

−− [...] La situation est alarmante. Les Irakiens implosent. Ils sont au bord de la guerre civile.

[...]

−− Les chiites et les sunnites s’entredévorent, renchérit Sayed. Des centaines de morts déjà, et

la vindicte gagne les esprits tous les jours. (Khadra 2006 : 271)

Les personnages ne parlent pas de Daech (rappelons que le roman a été publié en 2006), mais

il est sûr que l’occupation américaine n’a pas du tout apporté la paix en Irak : la violence a

augmenté et une guerre civile a commencé. Arrivé à l’aéroport de Beyrouth, le jeune Bédouin

voit les passagers s’embarquer et finalement il décide de ne pas commettre son crime et de ne

pas partir pour Londres. Les Sirènes de Bagdad présente donc le point de vue d’un jeune tenté

par la radicalisation, ce qui n’est pas surprenant vu que l’auteur du roman est un Algérien. La

question du fondamentalisme est au cœur de l’œuvre de Khadra. Or, c’est non seulement sa

spécificité, mais aussi d’autres écrivain(e)s algérien(ne)s. Pensons par exemple à Puisque mon

cœur est mort de Maïssa Bey (publié en 2010 chez L’Aube).

34

2.1.2 Vies et morts de Kamal Medhat

Ali Bader est né à Bagdad et aujourd’hui il habite à Bruxelles, « [...] où il a obtenu l’asile

politique » (Bader 2016 : couverture). En lisant son œuvre, il faut donc tenir compte de la

situation migratoire de l’auteur : la migration joue effectivement un rôle important dans Vies

et morts de Kamal Medhat. De plus, « [...] il est ou a été également poète, nouvelliste,

dramaturge, scénariste et reporter » (Bader 2016 : couverture). Bader a étudié la philosophie

et la littérature française à Bagdad et il est correspondant de guerre (Ruocco 2012 : 209). Son

roman a eu un succès dans le monde arabe :

Vies et morts de Kamal Medhat a été sélectionné en 2009 pour le prix international de la

Fiction arabe et traduit en anglais en 2012. (Bader 2016 : couverture)

N’oublions pas que Vies et morts de Kamal Medhat est une traduction de l’arabe : le titre

original est Hâris at-tabgh, publié chez Arab Institute for Research and Publishing (AIRP) à

Beyrouth. Le livre a été publié en 2008 en arabe, pendant la guerre d’Irak. Le roman est

traduit en français par Houda Ayoub (née au Liban) et Hélène Boisson :

En collaboration, toutes deux traduisent à la fois vers l’arabe et vers le français pour faciliter la

rencontre entre monde arabe et monde francophone. (Bader 2016 : couverture)

Cela montre à nouveau l’importance d’intégrer dans notre analyse un roman traduit de

l’arabe, car notre but est de réfléchir sur la mémoire multidirectionnelle dans une perspective

transnationale.

Vies et morts de Kamal Medhat commence pendant la guerre d’Irak, après l’assassinat

du musicien irakien Kamal Medhat. Son corps a été trouvé le 3 avril 2006 à Bagdad, « [...] au

bord du Tigre » (Bader 2016 : 11). Le narrateur, un journaliste irakien qui travaille pour un

journal américain (Today News) va retracer la vie de Kamal Medhat, qui a été enlevé et tué

« par un groupe armé » (Bader 2016 : 11). Il est un ghost writer, un « nègre » : c’est lui qui

fait des recherches et qui écrit l’article, mais son article sera signé par « [...] John Barr, un

membre important de la rédaction » (Bader 2016 : 12). Le narrateur mène l’enquête entre

2006 et 2008 (Bader 2016 : 334) et visite l’Irak, l’Iran et la Syrie (Bader 2016 : 13). Tout

comme dans Les Sirènes de Bagdad, les Américains méprisent les Irakiens : « Pour les

Américains, les Irakiens ne peuvent être que des analphabètes, des illettrés [...] » (Bader

2016 : 86).

35

Kamal Medhat n’est qu’une autre identité de Haidar Salman, qui est à son tour une

autre identité de Youssef Sami Saleh. Ces identités reflètent les trois hétéronymes de

Fernando Pessoa : Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Álvaro de Campos. Ces personnages

peuvent être considérés comme des palimpsestes identitaires. L’identité du violoniste est

dynamique dès le départ. Les trois identités du violoniste sont différentes, mais elles ont aussi

des choses en commun :

Each of the three main characters has, in fact, his own narrative, his own soul, and his personal

idea about music. Although the three violinists are in certain respects very different, at the

same time they are the expression of an Iraqi tolerant, liberal, internationalist class. (Ruocco

2012 : 223)

Youssef, Haidar et Kamal sont tous les trois musiciens et ils sont plutôt tolérants, libéraux et

orientés vers l’étranger ; des attitudes qui sont sans doute renforcées par les différentes

migrations du violoniste. À travers ses migrations, nous découvrons les différentes strates de

l’Histoire du Moyen-Orient (non pas seulement de l’Irak).

Youssef Sami Saleh (1926-1955) est né à Bagdad et il est mort en Israël ; il est

d’origine juive et il est marxiste. Dans les années 1940, la communauté juive est gravement

persécutée à cause de la montée du nazisme en Irak. Youssef est traumatisé par la mort par le

feu de sa tante pendant le pogrom du Farhoud. Il va émigrer en Israël où il n’est pas accueilli

chaleureusement. Il n’est pas heureux en Israël et par conséquent, « [...] Youssef s’enfuit dès

1953 vers l’Iran via Moscou, muni d’un passeport au nom de Haidar Salman » (Bader 2016 :

11).

Haidar Salman (1924-1981) est un chiite. Il épouse Tahira Tabatabaï. À Téhéran

pendant les années soixante, il « [...] se rapproche du Parti communiste » (Bader 2016 : 15). Il

réside à Téhéran à l’époque du shah, mais il rentre en Irak. Au début des années soixante, une

révolution a lieu en Irak où le Parti Baas prend le pouvoir. Le violoniste fuit l’Irak à nouveau

et va enseigner au Conservatoire Tchaïkovski à Moscou. Il retourne en Irak, où la situation

politique se détériore : « [...] deux événements viennent à nouveau bouleverser sa vie : le

putsch de Saddam Hussein en Irak, mais aussi la révolution en Iran » (Bader 2016 : 203).

Pendant la guerre Iran-Irak, Haidar et sa femme sont expulsés en Iran, puisqu’ils sont « des

ressortissants iraniens » (Bader 2016 : 214). La violence s’installe en Iran aussi (sous

l’influence de la révolution iranienne) : « Les assassinats, les emprisonnements se

36

multipliaient [...] » (Bader 2016 : 231). Haidar change à nouveau d’identité et quitte l’Iran

sous le nom de Kamal Medhat.

Kamal Medhat, un sunnite, est commerçant et s’installe à Damas, probablement en

novembre 1981 (Bader 2016 : 238). Kamal Medhat était le nom d’un homme mort « [...] dans

un accident de la route » (Bader 2016 : 235). Il s’agit d’une forme de fraude identitaire,

puisqu’on continue la vie d’une personne décédée :

En effet, lors de l’accident, les papiers d’identité du mari de Nadia avaient été subtilisés avant

que les autorités iraniennes n’en prennent connaissance. Mouvements révolutionnaires et

partis d’opposition achetaient alors à prix d’or les documents dont leurs membres avaient

besoin pour émigrer. (Bader 2016 : 254)

Le violoniste épouse la femme du premier Kamal Medhat. Il retourne à Bagdad pendant la

guerre Iran-Irak. Une nouvelle guerre − la Première Guerre du Golfe − commence

bientôt après la guerre Iran-Irak : l’invasion du Koweït par les Irakiens. Encore une autre

guerre commence en 2003 : la guerre d’Irak éclate avec l’invasion des Américains. Kamal

Medhat est assassiné, mais on ne sait pas exactement par qui :

J’aurais pourtant voulu approcher de la vérité, tracer au moins une sorte de portrait-robot de

ceux qui avaient enlevé et tué Kamal Medhat. (Bader 2016 : 330)

Sa mort reste une énigme, alors que l’enquête révèle l’intrication des guerres dans la région, à

partir des voyages forcés du / des violoniste(s) ; il s’agit du point de vue d’un migrant.

Dans Vies et morts de Kamal Medhat, la situation d’énonciation est spécifique : celle

d’un écrivain irakien. En intégrant des passages sur le Farhoud, Bader écrit sur un sujet osé

dans le contexte irakien :

Chez les Arabes, les événements furent réprimés et presque oubliés. Les écrivains arabes de

l'époque ne mentionnèrent que vaguement le Farhoud et le décrivirent comme une

conséquence de l'activité sioniste au Moyen-Orient. (Meir-Glitzenstein, dans : United States

Holocaust Memorial Museum)

Avec son roman, Bader essaie de combler les silences et les répressions de l’Histoire et de la

mémoire nationale, qui ont oublié la persécution des Juifs d’Irak et qui en ont obscurci les

37

raisons profondes. Pour lui, l’écriture est une contre-attaque de l’Histoire officielle, propagée

par le régime irakien :

But Bader, who was perhaps the first of this new wave, says he was intentionally writing

against official regime history. In 2001, Bader said in an email: “Political discourse in Iraq

was designed to legitimize the [Ba’athist] revolution, by denigrating systematically the

previous eras.” This included the denigration of Jews and other minorities. “All my novels try

to invalidate the official version of the history,” Bader said. (Lynx Qualey, dans : The

Guardian 29-10-2014)

Bader écrit contre l’Histoire officielle afin de donner une voix aux Juifs et aux autres

minorités ; c’était son intention. Son écriture dépasse donc les visions réductionnistes de

l’Histoire.

La réflexion sur le Farhoud témoigne de la mémoire de ces événements qui étaient

« oubliés » auparavant par les écrivains arabes. Bader n’est pas le seul à écrire contre les

silences :

[…] post-2003 Iraqi literary narratives intervene to articulate the unspeakable, lost, repressed,

or deliberately silenced historical narratives of victims of this structural violence. (Bahoora

2015 : 188)

Il se peut que les mots « this structural violence » désignent la violence après 2003 puisqu’un

peu plus haut, Bahoora parle de « the narration of post-2003 Iraqi identity » (Bahoora 2015 :

188). Or, un peu plus loin il est écrit que ces auteurs ne peuvent guère ignorer la violence du

passé : « Iraqi writers do not write of the post-2003 period in isolation from previous decades,

but rather as the culmination of the events of prior decades » (Bahoora 2015 : 189). En effet,

son observation sur la narration de la violence après 2003 vaut aussi pour la narration d’autres

guerres violentes par le biais des palimpsestes, comme l’illustrent les passages sur le Farhoud

dans Vies et morts de Kamal Medhat.

2.1.3 Écoutez nos défaites

Laurent Gaudé est Français et il est né en 1972. Il a fait ses études à Paris ; en Lettres

Modernes et Études Théâtrales (il est romancier et dramaturge). Il a reçu plusieurs prix, entre

autres le Prix Goncourt en 2004 pour Le soleil des Scorta (Conception Nawak Médias, dans :

Laurent Gaude, écrivain français, prix goncourt 2004). Selon Chanda, Gaudé est « [...] l’un

38

des romanciers français sans doute les moins modernes de notre siècle [...] » (Chanda, dans :

Hebdo - RFI 23-09-2016). Il a un intérêt pour l’archéologie et les anciennes civilisations.

Écoutez nos défaites a été publié en 2016. Contrairement aux autres romans de notre corpus,

Gaudé n’écrit pas pendant l’occupation américaine de l’Irak, mais pendant la montée de

Daech. Écoutez nos défaites a vu le jour dans une époque tumultueuse, tout comme les autres

romans, mais ici le contexte de la France métropolitaine est très pertinent aussi. Margot

Dijkgraaf, critique littéraire néerlandaise, écrit par exemple que « cinq auteurs français

réfléchissent sur les conséquences de la terreur dans leur pays » [ma traduction] (Dijkgraaf,

dans : NRC 23-12-2016). Laurent Gaudé est l’un de ces cinq auteurs (Dijkgraaf, dans : NRC

23-12-2016).

Écoutez nos défaites commence par la rencontre (à Zurich) entre une archéologue

irakienne, Mariam, et un agent dans les services français qui porte le nom d’Assem Graïeb

(Gaudé 2016 : 12). Mariam, qui est le personnage le plus important pour notre troisième

chapitre, vient de Bagdad. On ne connaît pas l’origine d’Assem Graïeb, mais de toute façon il

a des origines maghrébines ou du Moyen-Orient : « Je serai français d’origine algérienne, ou

tunisienne, ou libanaise » (Gaudé 2016 : 15). Il a été envoyé en Afghanistan, au Sahel, en

Libye et en Irak (Gaudé 2016 : 13). Les deux personnages se rencontrent très probablement en

2015. Ils passent la nuit ensemble et font l’amour. Puis, ils se séparent. Les souvenirs des

personnages ouvrent la voie à des endroits et époques très différents. Pour leur travail, ils

doivent voyager beaucoup, surtout autour de la Méditerranée et au Moyen-Orient. Assem va

chercher un Américain, Sullivan Sicoh, qui « [...] s’était mis à faire différents trafics avec

différentes personnes. Des objets d’art volés sur les sites archéologiques » (Gaudé 2016 : 49).

Mariam écrit :

Je vais retourner à ma vie, avec mon travail au British Museum, mes rendez-vous à l’Unesco,

mes expertises pour Interpol, ma vie d’archéologue qui court après une multitude d’objets

volés. (Gaudé 2016 : 33)

Elle part pour Bagdad en raison de « la réouverture du Musée national » (Gaudé 2016 : 44).

Au moment où elle arrive en Irak, les terroristes de Daech ont pris Mossoul. Daech détruit des

objets au musée de Mossoul : « [...] un homme en dishdasha avec une disqueuse à la main qui

s’en prend au grand colosse ailé » (Gaudé 2016 : 65). Mariam s’installe à Erbil, la capitale du

Kurdistan irakien : « L’Institut français d’Erbil, sur la demande de l’Unesco, a mis un petit

bureau à sa disposition » (Gaudé 2016 : 90).

39

Dans Écoutez nos défaites, les différentes perspectives des récits sont une stratégie

poétique et peuvent être considérées comme un kaléidoscope. Cette poétique est utilisée par

d’autres auteurs aussi, comme le souligne Silverman lorsqu’il focalise sur W ou le souvenir

d’enfance de Georges Perec : « The poetics of the text make us read this horror through the

kaleidoscopic prism of different moments and sites of racialized violence » (Silverman 2013 :

102). Cela vaut aussi pour le roman de Gaudé, bien que la violence dont il traite soit non

seulement racialisée, mais aussi politique et religieuse. Le présent d’Assem et de Mariam est

interrompu par trois récits différents sur des personnages qui ont combattu pendant les guerres

du passé. Un récit traite de la guerre de Sécession aux États-Unis : c’était une guerre entre le

Nord et le Sud du pays. Nous lisons la perspective du général Grant, qui appartient au Nord et

qui veut mettre fin à l’esclavage. L’autre récit parle d’Hailé Sélassié, qui combat les Italiens

fascistes en Éthiopie. Hailé Sélassié va perdre la bataille : « La seule chose certaine, c’est que

les Italiens vont les écraser » (Gaudé 2016 : 31). Dans le troisième récit sur une guerre du

passé, il s’agit d’Hannibal qui combat les Romains. Ces trois récits sur les guerres du passé

montrent qu’il y a des intersections entre des guerres différentes, mais nous nous concentrons

sur le récit de Mariam et d’Assem Graïeb. C’est principalement le point de vue de Mariam,

une archéologue, qui nous intéressera.

2.2 Analyse de textes

2.2.1 Instance narrative, structure et style : Les Sirènes de Bagdad

Dans Les Sirènes de Bagdad, le narrateur est autodiégétique. Il est présent comme personnage

et il est le héros de sa narration : le jeune Bédouin irakien. Le roman est écrit à la première

personne : « Je ne suis pas au Liban, je ne suis pas dans un hôtel ; je suis dans le coma »

(Khadra 2006 : 256). Il s’agit d’une focalisation interne : « Une nervosité se déclenche autour

de moi [...] Il ne reste plus que moi » (Khadra 2006 : 313). Le texte est écrit au présent et au

passé. Le présent est utilisé au début et à la fin du roman, quand le narrateur est à Beyrouth :

« Elle a vécu le cauchemar grandeur nature − à quoi cela lui a-t-il servi ?... Plus je l’observe,

et moins j’arrive à la suivre. [...] Cette ville ment comme elle respire » (Khadra 2006 : 7). Par

contre, le passé est utilisé lorsque le Bédouin raconte ses souvenirs de Kafr Karam et de

Bagdad : « Tous les matins, ma sœur jumelle Bahia m’apportait mon petit déjeuner dans ma

chambre » (Khadra 2006 : 23).

Le roman commence à Beyrouth, puis on remonte dans le passé du narrateur à travers

ses souvenirs et on arrive à Kafr Karam et à Bagdad. La dernière partie du roman est située à

Beyrouth, tout comme le début. Les chapitres qui se déroulent à Beyrouth se trouvent au

40

même niveau temporel et sont écrits au présent. Au niveau temporel, Bagdad est situé entre

Kafr Karam et Beyrouth. La structure temporelle du roman est donc non linéaire. Plusieurs

pays sont reliés : l’Irak et le Liban, entre autres.

Le style de Khadra permet de créer des liens entre des endroits et des époques

différents : le colonialisme du passé (en Algérie) et le néocolonialisme du présent (en Irak).

Nous n’insistons pas en détail sur son style ici, car son style est l’une des manières pour

mettre en avant les palimpsestes. Nous y revenons dans le troisième chapitre.

2.2.2 Instance narrative, structure et style : Vies et morts de Kamal Medhat

Il s’agit d’un narrateur homodiégétique dans Vies et morts de Kamal Medhat. Le narrateur est

un journaliste irakien. Il est présent comme personnage (il raconte son enquête), mais il n’est

pas le héros de sa narration : « Enquêter sur cette relation et sur son issue me prit beaucoup de

temps » (Bader 2016 : 134). Le texte est écrit à la première personne lorsque le narrateur

intervient et à la troisième personne quand on plonge dans la vie du musicien. La focalisation

est externe : le narrateur sait moins que son personnage. L’enquête du narrateur est

problématique, puisque le violoniste est mort : le passé n’est plus complètement accessible.

Dans le roman de Bader, il est difficile de connaître la vérité : « Aucun document ne le

confirme » (Bader 2016 : 198) et « Que dire des années précédant l’assassinat de Kamal

Medhat ? Les informations manquaient » (Bader 2016 : 299). Le texte est écrit au présent et

au passé : « Haidar Salman Mirza, ressortissant irakien. Il rit intérieurement de toute cette

comédie » (Bader 2016 : 221) et « La révolution iranienne avait constitué un bouleversement

si profond de la vie et de la société que Haidar ne connaissait plus personne à Téhéran »

(Bader 2016 : 224).

Le livre est composé de trois parties. Selon Ruocco, cette structure reflète une

symphonie et fait référence aux trois personnages et aux trois villes qui jouent un rôle

important dans le roman : Bagdad, Téhéran et Damas (Ruocco 2012 : 212-213). Plusieurs

pays et plusieurs histoires sont interconnectés. La guerre d’Irak est comparée à d’autres

guerres. La première partie du roman contient cinq chapitres qui décrivent la vie du narrateur

et son projet de recherche. La deuxième partie contient trois chapitres : les trois personnages

du violoniste y sont abordés. La troisième partie ne contient qu’un chapitre. Le narrateur y

tente de trouver plus d’informations sur la mort de Kamal Medhat. La structure temporelle du

roman est non linéaire. Le narrateur plonge dans le passé de Kamal Medhat, mais aborde aussi

ses propres souvenirs : « Au début des années quatre-vingt-dix, aussitôt après le cessez-le-feu

41

qui mit fin à la Première Guerre du Golfe, je fus démobilisé » (Bader 2016 : 29). Des

fragments sur la vie du violoniste et sur l’enquête du narrateur sont mélangés.

L’écriture de Bader a un lien avec le roman documentaire. Ruocco écrit que Vies et

morts de Kamal Medhat « crée un équilibre original entre l’Histoire et la fiction » [ma

traduction] (Ruocco 2012 : 209) :

His style could be defined as that of the “documentary novel”, since he makes free use of

historical documents and facts, specific people and places that intermingle with his fictional

characters and plots, creating an original balance between history and fiction. (Ruocco 2012 :

209)

Nous sommes d’accord avec l’analyse de Ruocco, mais nous soulignons que le roman est

surtout fictif et qu’il s’agit probablement de la métafiction historiographique dans un cadre

postmoderne. Il y a toute une réflexion sur le rôle de l’Histoire officielle et le rapport

problématique avec le passé. Or, n’oublions pas que Vies et morts de Kamal Medhat est une

traduction de l’arabe et que certains choix de style sont peut-être des interventions des

traductrices.

2.2.3 Instance narrative, structure et style : Écoutez nos défaites

Le narrateur n’est pas présent dans le roman : il s’agit d’un narrateur hétérodiégétique. Dans

le premier chapitre, le récit sur Mariam et Assem Graïeb est écrit à la première personne, alors

que les autres chapitres sont écrits à la troisième personne. Il y a un lien entre ces choix et le

contenu du roman, puisqu’après le premier chapitre, Mariam et Assem ne se rencontrent plus.

Ce changement permet de montrer la distance géographique entre ces deux personnages. Dans

le premier chapitre, il s’agit d’une focalisation interne : « Lorsqu’il m’a demandé d’où j’étais

et que j’ai répondu : “Irakienne”, j’ai vu, dans son regard, qu’il connaissait mon pays »

(Gaudé 2016 : 13) et « Je revois les cheveux épais de Mariam qui brillaient dans la nuit. Je

revois ses épaules nues et la douceur de ses mains » (Gaudé 2016 : 28). Dans le reste du

roman, il s’agit d’une focalisation zéro : le narrateur y est omniscient. Le narrateur connaît les

pensées de ses personnages, par exemple celles d’Hailé Sélassié : « Ils vont mourir

aujourd’hui. Il le sait » (Gaudé 2016 : 31). À la fin du roman aussi, il est clair qu’il s’agit d’un

narrateur omniscient :

42

Mariam qui l’accompagne et qui est, à cet instant précis, sur l’autre rive de la Méditerranée, à

Sidi Bou Saïd, tout en haut du village, au cimetière marin, sur le petit muret qui domine la

mer. (Gaudé 2016 : 280)

Les deux personnages, Mariam et Assem, ne savent pas qu’ils se trouvent « en face » l’un de

l’autre : c’est le narrateur qui raconte leur position géographique. Le roman est écrit au

présent.

Écoutez nos défaites contient quinze chapitres au total. Le titre des chapitres fait

référence à des lieux du présent (par exemple Zurich, Erbil, Beyrouth et Paris) ou du passé

(par exemple Zama, La Cyrénaïque et Libyssa). Ces lieux se trouvent surtout autour de la

Méditerranée. Dans les chapitres, les différents récits se succèdent rapidement les uns aux

autres. La structure temporelle du roman est donc non linéaire. Au niveau de la structure, des

intersections entre plusieurs guerres du monde entier sont mises en avant.

Le style de Gaudé est très poétique, dans un français soutenu. La beauté de son

écriture contraste avec la laideur de la guerre. L’amour, par exemple, témoigne de cette

beauté :

Elle n’est pas descendue. Pourquoi l’aurait-elle fait ? [...] Se heurter sans cesse sur ces vies

que nous ne pouvons pas nous raconter parce que ce serait trop long, trop fastidieux, parce que

le plaisir d’être ensemble se nourrit justement du fait d’échapper à tout cela ? (Gaudé 2016 :

34)

L’importance de l’art est un autre sujet qui est très important dans Écoutez nos défaites. Nous

traitons plus en détail de ce thème dans le chapitre suivant.

2.3 Chronologie des guerres

Nous élaborons brièvement le contexte des guerres en Irak qui sont présentes dans les

palimpsestes que nous analysons dans le troisième chapitre. Les romans de notre corpus

parlent de ces guerres, bien qu’ils ne traitent pas tous les trois de toutes ces guerres. Nous

supposons que la guerre d’Irak porte des traces d’autres mémoires. Il y a des intersections

avec la guerre d’Afghanistan, mais nous nous limitons aux guerres mentionnées ci-dessous.

L’Irak était colonisé par la Grande-Bretagne. C’était un « Protectorat britannique »

(Bader 2016 : 17). L’Irak a déclaré l’indépendance en 1932 (comme premier pays arabe)

(Bader 2016 : 17). Lors de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs d’Irak étaient gravement

43

persécutés. À cette époque-là, la position de la communauté juive d’Irak se détériorait sous

l’influence du nazisme :

En mai de la même année éclate la guerre irako-britannique, sur fond de révolution

nationaliste influencée par le nazisme. Le pays sombre dans le chaos le plus total. La

communauté juive subit toute une série d’agressions, de spoliations et de massacres. (Bader

2016 : 18)

Une révolution nationaliste a lieu en Irak et le nazisme s’installe dans le pays. Une courte

guerre entre l’Irak et la Grande-Bretagne éclate. À l’époque des événements du Farhoud, il y

avait environ 135 000 Juifs en Irak. La communauté juive n’était guère assimilée dans la

société musulmane ; les Juifs vivaient séparés des musulmans et des chrétiens.

L’antisémitisme et l’influence nazie étaient déjà présents avant la révolution nationaliste. En

1941, la résistance contre le gouvernement pro-britannique éclate et un gouvernement pro-

allemand s’installe, formé par Rachid Ali al-Gillani : « Il espérait qu'une victoire de l'Axe

faciliterait la pleine indépendance de l'Irak » (Meir-Glitzenstein, dans : United States

Holocaust Memorial Museum). Début juin 1941, des Juifs étaient tués (entre 150 et 180) à

cause des raisons politiques et idéologiques, car « les Juifs étaient souvent considérés comme

des collaborateurs du colonialisme britannique [...] » (ibid.). Le Farhoud était un véritable

bouleversement pour la position de la communauté juive. Dix ans après le Farhoud, la grande

majorité des Juifs d’Irak ont émigré en Israël (ibid.).

La guerre Iran-Irak a éclaté en 1980 (donc juste après la révolution iranienne en 1978 /

1979) et a duré jusqu’en 1988. C’est Saddam Hussein qui a attaqué l’Iran. Dans deux romans

de notre corpus, il y a des références à cette guerre : dans Les Sirènes de Bagdad de Yasmina

Khadra et dans Vies et morts de Kamal Medhat d’Ali Bader. Il n’y a pas de références à cette

guerre dans Écoutez nos défaites de Laurent Gaudé.

Le Liban et sa capitale Beyrouth en particulier, sont présents dans les trois romans,

surtout dans Écoutez nos défaites et dans Les Sirènes de Bagdad. Le roman de Khadra

commence et finit à Beyrouth, et l’un des chapitres d’Écoutez nos défaites est intitulé

« Beyrouth ». Le Liban a connu une guerre (civile) qui a commencé à la fin des années 1970

et a fini au début des années 1990. Ce pays a été un mandat français jusqu’aux années 1940,

mais la période de colonisation a été de courte durée. Il y a donc un lien entre la France et le

Liban. Notre corpus traite notamment de Beyrouth qui se reconstruit après la guerre du Liban.

44

La Première Guerre du Golfe éclate en 1990 avec l’invasion du Koweït (un pays

voisin d’Irak qui a beaucoup de pétrole) par l’Irak. Il ne s’agit pas d’une longue guerre : elle

finit en 1991. Or, les conséquences à long terme sont graves. Entre autres, l’infrastructure de

l’Irak est affectée et les États-Unis, qui ont gagné la guerre, renforcent leur pouvoir dans la

région (SA Le Monde diplomatique, dans : cahier Bilan de la guerre du Golfe (Le Monde

diplomatique)). C’est la dernière guerre avant que la guerre d’Irak ne commence avec

l’invasion des Américains en 2003. La domination des Américains en Irak a donc déjà

commencé dans les années quatre-vingt-dix du vingtième siècle. Voici une chronologie de la

guerre :

1990

2 août : l’armée irakienne envahit le Koweït et déclare l’instauration d’un

gouvernement de transition.

8 août : annexion par l’Irak du Koweït, qui devient officiellement le dix-neuvième

gouvernorat du pays.

1991

17 janvier : Première Guerre du Golfe. Début des opérations de la Coalition menée par

les États-Unis.

24 février : début des combats au sol.

26 février : Saddam Hussein accepte la résolution 660 des Nations unies et ordonne le

retrait de ses troupes du Koweït. (Bader 2016 : 25)

La misère ne finit pas en 1991. Depuis cette année, jusqu’en 2003, l’Irak doit subir un

embargo : « [...] pauvreté, épidémies, violences, régression des arts » (Bader 2016 : 25). La

situation en Irak se détériore et devient chaotique. La guerre d’Irak commence en mars 2003

et finit en 2011, comme nous l’avons indiqué dans l’introduction. Récemment, l’Irak et

beaucoup d’autres pays sont menacés par la violence des terroristes de Daech. Sans surprise :

les informations historiques sont les plus exhaustives chez Bader. Le Farhoud n’est pas

présent dans les autres romans. La situation d’énonciation influe le type de palimpseste :

Bader (un migrant) écrit surtout sur la migration et l’aspect historique, Khadra sur le

terrorisme et l’héritage du colonialisme, et Gaudé sur le riche héritage culturel de l’Irak, du

Moyen-Orient, et de la région méditerranéenne.

45

III. LE FONCTIONNEMENT DES PALIMPSESTES : TRAUMATISME

SURMONTÉ ?

Dans cette partie, nous focalisons sur les intersections de la mémoire / les palimpsestes.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, nous nous basons sur l’analyse du palimpseste de

Max Silverman dans son livre Palimpsestic Memory: The Holocaust and Colonialism in

French and Francophone Fiction and Film (2013) et la théorie de Michael Rothberg (sur la

mémoire multidirectionnelle) dans Multidirectional memory: Remembering the Holocaust in

the Age of Decolonization (2009). Nous examinons la manière / les manières dont ces

intersections sont mises en avant dans les textes. Nous traitons aussi du traumatisme, ainsi que

du / des rapport(s) entre les intersections de la mémoire et le traumatisme. Ce faisant, nous

nous demandons si les intersections permettent de donner une place au traumatisme et si elles

permettent de repenser la solidarité.

Nos romans traitent tous les trois du traumatisme de la guerre d’Irak, mais ils font

aussi référence aux autres traumatismes, par exemple celui du pogrom du Farhoud dans Vies

et morts de Kamal Medhat. Ainsi, la guerre d’Irak fait référence à d’autres guerres comme la

guerre Iran-Irak, la guerre du Liban, la Seconde Guerre mondiale et la Première Guerre du

Golfe. Le traumatisme est mis en avant dans les textes par le silence, par la ville et par le

corps (sa manifestation physique). La dissociation est aussi un symptôme du traumatisme. La

réflexion sur le corps engendre une transformation : on passe du silence à la verbalisation du

discours. Il y a un passage du traumatisme à la réponse au traumatisme par les palimpsestes.

Comme on le verra, cette transition est incarnée par le silence et par le corps ; c’est le corps

qui est affecté par le traumatisme, mais qui commence aussi à répondre au traumatisme. Les

réponses au traumatisme se manifestent d’abord par la répétition (par exemple par les mots ou

par la migration) pour arriver à une forme de comparaison (par exemple par le patrimoine

culturel ou par l’atemporalité). La solidarité surgit grâce à la transformation. La

transformation, un processus très important dans la théorie de Silverman sur les palimpsestes,

est le fils conducteur de ce chapitre :

The link between all these terms, as will become apparent, is their palimpsestic structure

whereby one element is seen through and transformed by another. (Silverman 2013 : 4)

46

Le but de Silverman est effectivement de créer des visions transnationales de la solidarité :

« [...] to allow the perception of solidarities across national and ethno-cultural borders [...] »

(Silverman 2013 : 31). Il plaide aussi pour une nouvelle vision du monde :

A paradigm of hybrid and overlapping rather than separate pasts, between the particular and

the universal − a ‘cosmopolitical’ memory − could serve as a model for imagining new

democratic solidarities in the future across the lines of race and nation commensurate with the

interconnected world of the new millennium. (Silverman 2013 : 179)

Ce chapitre contient deux formes de transformation : la transformation mise en avant dans les

palimpsestes qui sont présents dans les romans (la répétition et la comparaison), ainsi que la

transformation au niveau méta, rendue visible par la structure de ce chapitre. Nous

réfléchissons ainsi au potentiel et à l’importance de la littérature pour la solidarité.

Le palimpseste apporte une nouvelle vision sur le monde : « [...] the interconnected

world of the new millennium » (Silverman 2013 : 179). Il est important de souligner que dans

notre corpus, il y a des intersections / des palimpsestes à plusieurs niveaux. S’il y a des

références à d’autres guerres dans un roman sur la guerre d’Irak, nous considérons ces

références comme des intersections. Les intersections se manifestent parfois au sein d’un

passage ou au sein d’une phrase. Voici un exemple dans Écoutez nos défaites :

Elle sait pourtant la violence de ces hommes, qui tuent, violent, pillent. Elle sait que son pays

se disloque sous l’avancée de cette armée au drapeau noir qui brandit le nom d’Allah mais

n’est qu’un visage de plus de l’obscurantisme de toujours, celui qui n’aime ni le savoir ni la

liberté des peuples, ni les femmes ni les chants. (Gaudé 2016 : 65)

Dans le passage ci-dessus (dans le récit sur Mariam), plusieurs époques se rencontrent : la

montée de Daech en 2015 (« cette armée au drapeau noir ») et « l’obscurantisme de toujours »

qui nuit à la liberté. Les djihadistes de Daech, qui opèrent dans le présent, sont placés dans un

cadre plus large qui comprend et relie le passé, le présent et l’avenir. Cela permet de montrer

que l’extrémisme d’aujourd’hui n’est qu’un exemple d’un obscurantisme qui est là depuis des

siècles. Cependant, il n’est pas précisé s’il s’agit d’un obscurantisme qui est seulement présent

en Irak ou d’un obscurantisme universel. Ici, le roman laisse ouverte cette interprétation :

c’est au lecteur de faire un lien entre la situation en Irak et d’autres régions du monde où

47

l’obscurantisme a opprimé / opprime les gens, ou bien de penser qu’il s’agit seulement d’un

obscurantisme irakien.

3.1 Du traumatisme aux palimpsestes ; du silence à la verbalisation

Le silence est l’une des manifestations du traumatisme, car parfois il est impossible de

témoigner des événements douloureux. Le silence se manifeste tant au niveau individuel

qu’au niveau collectif, et est lié à l’oubli. Le silence a un lien avec la ville et le corps, qui sont

affectés par le traumatisme. La ville, et notamment le corps, portent déjà le palimpseste. Le

corps commence à répondre au traumatisme, par exemple par la mort ou par la migration, et

concrétise ainsi le passage du traumatisme aux palimpsestes.

3.1.1 Silence

Chez Bader, il y a une réflexion sur les nœuds de mémoire entre la guerre d’Irak et le

colonialisme. Il focalise notamment sur la question de l’identité, entre autres en intégrant des

références intertextuelles de Fernando Pessoa. Comme c’est une référence à un auteur du

passé, il s’agit d’une autre forme de palimpseste que chez Silverman, très proche de la

terminologie de Gérard Genette. Le narrateur écrit sur le « nègre journalistique » (Bader

2016 : 31) : « Le nègre, lui, n’est que le négatif condamné à rester occulté, aliéné, dans un

rapport de domination colonialiste fondé sur un double phénomène d’absorption et de rejet »

(Bader 2016 : 31). Le narrateur de Vies et morts de Kamal Medhat relie ainsi le système

colonialiste à des pratiques journalistiques pendant la guerre d’Irak. Il écrit des articles

comme un ghost writer ; son propre nom n’y figure pas. La relation entre le ghost writer et le

journaliste occidental, pour qui il écrit le texte, est prisonnière :

[...] le ghost writer, lui, reste seul. C’est le perpétuel opprimé, le grand absent. [...] Il a le

sentiment de vivre dans un vide absolu. (Bader 2016 : 85)

Le vide réfère à l’exotisme, où la projection joue un rôle important (Ashcroft et al. cités dans

Forsdick 2003 : 48). Ce ghost writer irakien pourrait être un journaliste subalterne, car il écrit

dans l’ombre du journaliste occidental : dans le silence. Il y a donc probablement un rapport

entre le néocolonialisme pendant la guerre d’Irak et le colonialisme d’autrefois. Bader fait non

seulement référence à Fernando Pessoa, mais aussi à Frantz Fanon. Il y a par exemple des

Irakiens qui travaillaient pour les Américains. Ces Irakiens vont se comporter comme des

Occidentaux et ils vont porter des noms américains :

48

[...] ils vivaient derrière un masque blanc d’Américain. Comme l’a montré Frantz Fanon, la

réalité coloniale écrase et broie les individus. [...] Michael, John, Robert, Sam... sont des

identités rêvées mais jamais acquises, à cause justement de la présence de l’Américain

véritable, qui rabaisse et qui humilie. (Bader 2016 : 88)

La référence intertextuelle à Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon montre que

l’occupation américaine cause de l’aliénation. Tout comme dans Les Sirènes de Bagdad, il est

montré que des structures coloniales (l’oppression par les Occidentaux, par exemple)

persistent à l’époque néocoloniale. Il s’agit d’une transformation : « […] one element is seen

through and transformed by another » (Silverman 2013 : 4). La théorie de Frantz Fanon est

utilisée dans un autre contexte. L’intégration d’un philosophe francophone permet de rendre

compte de l’indicible trauma tout en focalisant sur l’aliénation. Signalons que Silverman lui

aussi fait référence au texte de Fanon : « The intertextual poetics of Peau noire masques

blancs is thus in keeping with a spatialized politics of interlocking and overlapping contexts »

(Silverman 2013 : 77). Tout comme le roman de Bader, l’ouvrage de Fanon a un lien intime

avec le palimpseste.

Vies et morts de Kamal Medhat est le seul roman de notre corpus qui traite de la

Seconde Guerre mondiale en Irak où la population juive était cruellement persécutée. Youssef

Sami Saleh, la première identité du musicien, est Juif. Il voit l’assassinat de sa tante :

Au cours du pillage de sa maison, Messaouda Dallal, tante maternelle de Youssef Sami Saleh,

est brûlée vive devant lui. (Bader 2016 : 18)

En outre, la maison de sa tante « [...] est mise à sac » (Bader 2016 : 125). Comme nous

l’avons indiqué dans le chapitre deux, Bader écrit contre le silence de l’État irakien sur le

Farhoud. Là, il s’agit notamment d’un silence politique, alors que dans ce chapitre, nous

analysons le silence poétique afin de mettre en avant la forme des palimpsestes. Dans le

roman de Bader, il y a un silence poétique, car le texte et l’enquête ne peuvent pas retrouver la

vérité (on ne sait pas qui a tué Kamal Medhat).

Dans Les Sirènes de Bagdad, le Bédouin quitte son village à cause d’un événement

traumatisant et il part pour la capitale d’Irak, Bagdad :

─ [...] Dis-lui qui je vais à Bagdad, chez notre sœur Farah.

─ Je ne comprends pas. Que s’est-il passé ? Pourquoi ne peux-tu pas rentrer chez toi ?

─ Je t’en prie, Kadem. Contente-toi de faire ce que je te demande.

49

Kadem devinait que quelque chose de très grave s’était produit. Il pensait certainement à un

viol. (Khadra 2006 : 117)

Quand Omar demande au Bédouin pourquoi il est venu à Bagdad, sa réponse témoigne du

silence, causé par le traumatisme :

─ [...] Que s’est-il passé à Kafr Karam ?

─ Les Américains.

─ Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

─ Je ne peux pas te raconter. (Khadra 2006 : 168)

Le fait qu’il ne peut pas raconter ce qui s’est passé à Kafr Karam, prouve qu’il y a un rapport

avec le silence. Nous rejoignons donc l’analyse de Nadal & Calvo, qui soulignent qu’il y a un

rapport entre le traumatisme et le silence (Nadal & Calvo 2014 : 7). Le témoignage du

traumatisme est limité.

Dans Écoutez nos défaites, l’archéologue Mariam est caractérisée par le silence.

Quand elle se promène dans le musée de Bagdad qui a été reconstruit, elle pense à l’année

2003 :

Elle avait hurlé, comme les autres, en direction des soldats américains pour qu’ils

interviennent. [...] Douze ans. C’est peut-être pour cela qu’elle va et vient seule aujourd’hui

dans les grandes salles du musée et qu’elle prend le temps de tout regarder en silence. (Gaudé

2016 : 141)

Aujourd’hui elle est silencieuse, mais en 2003, Mariam « avait hurlé ». Probablement,

Mariam est traumatisée par les événements de 2003, où le musée de Bagdad était détruit sous

les yeux des Américains qui n’ont pas empêché le pillage. C’est le silence (l’absence auditive)

d’aujourd’hui qui renvoie à la mémoire de 2003. Nous revenons plus loin sur cette citation,

quand nous écrivons sur la comparaison entre Daech et la guerre d’Irak.

3.1.2 Ville

Le silence a aussi un rapport avec l’espace. Neumann écrit que les bâtiments représentent la

mémoire, « [...] thus echoing the close connection between space and memory that goes back

to antiquity » (Neumann 2008 : 340). Si des bâtiments du passé sont détruits (il s’agit d’une

absence visuelle), on détruit non seulement l’espace, mais aussi le temps. Par conséquent, le

50

désordre spatial problématise ou rend même impossible notre accès au passé (Neumann

2008 : 340). De cette façon, il y a non seulement un rapport avec le silence (l’absence auditive

causée par la destruction), mais aussi avec l’architecture puisque l’espace de la ville incarne le

traumatisme (l’absence des bâtiments). La ville de Beyrouth incarne le traumatisme au niveau

collectif, et porte aussi des palimpsestes. En effet, Beyrouth est une ville qui matérialise

l’histoire du traumatisme. Selon Neumann, la description de l’espace a un lien avec le passé

culturel :

Hence, space serves to symbolically mediate past events, underlining the constant, physical

presence of the multilayered cultural past, which is even inscribed in the landscape and in the

architecture. (Neumann 2008 : 340)

L’espace a effectivement un lien intime avec le caractère multidirectionnel de la mémoire,

comme l’illustrent les passages sur Beyrouth. À Beyrouth, le colonialisme, la guerre du Liban

et le présent sont liés les uns aux autres par les bâtiments. Les palimpsestes sont visibles dans

l’espace urbain de la capitale du Liban :

Tout est côte à côte ici, les ruines et la spéculation immobilière, les traces du passé (un

immeuble encore rongé d’impacts de balles, une vieille maison du temps du protectorat

français à Achrafieh) et le désir d’oubli. (Gaudé 2016 : 85)

À Beyrouth, une ville qui est affectée par la guerre, au moins trois couches historiques se

rencontrent. Les intersections transgressent les frontières de l’espace et du temps ; il s’agit

d’une véritable spatialisation du temps du palimpseste dont parle Silverman (Silverman 2013 :

4).

Dans le texte de Khadra, la situation à Bagdad est précaire puisque la ville souffre de

la guerre d’Irak. Autrefois, le Bédouin avait aimé cette ville : « Pour le paysan que j’étais,

c’était vraiment les Champs-Élysées [...] » (Khadra 2006 : 144). Aujourd’hui (pendant la

guerre d’Irak), Bagdad est devenue « une ville défigurée, sale et livrée à ses démons »

(Khadra 2006 : 144). Le roman de Khadra montre que tant le Bédouin que la ville de Bagdad

sont traumatisés par la guerre : « Nous nous ressemblions comme deux gouttes d’eau ; nous

avions perdu notre âme [...] » (Khadra 2006 : 146). Les boulevards de Bagdad sont pour le

Bédouin « semblables à des gueules géantes » (Khadra 2006 : 161). L’image de Bagdad est

effectivement cauchemardesque : « [...] Bagdad me rattrapa, avec ses artères saignées à blanc,

51

ses esplanades peuplées de spectres, ses arbres loqueteux et son charivari » (Khadra 2006 :

224). L’espace de Bagdad est représenté comme une sorte de fantôme qui souffre du

traumatisme, le « corps » de la ville est affecté : « Je la parcourais comme un territoire

maudit ; elle me subissait comme un corps étranger » (Khadra 2006 : 224). La même chose

vaut pour le roman de Bader. Pendant la guerre d’Irak, Bagdad incarne la mort :

La guerre avait ravagé les rues de Bagdad. Le Tigre était asséché, les fleurs flétries, les

branches des arbres calcinées. La poussière en suspension dans l’air recouvrait les jardins où

la verdure se faisait rare, les immeubles étaient en piteux état. Des monceaux d’ordures

encombraient les trottoirs [...] Le spectacle de la mort occultait tout : vitres brisées par les

déflagrations, murs fissurés sur toute leur longueur, rues noircies de fumée. Partout flottait

l’odeur de la mort. (Bader 2016 : 79)

La ville est détruite : à cause de la guerre, l’espace de Bagdad est devenu menaçant.

L’infrastructure, ainsi que des bâtiments importants sont détruits pendant la Première Guerre

du Golfe : « Aucun pont, aucune usine, aucune rue, aucun palais ne resta intact » (Bader

2016 : 293, italique dans l’original). Or, Vies et morts de Kamal Medhat parle aussi de la

destruction de Bagdad avant la Seconde Guerre mondiale :

S’inspirer de ce que les gens disaient sur la guerre, sur l’artillerie anglaise qui bombardait

Bagdad ? Des souvenirs de promenades nocturnes au bord du Tigre, de ses ruines, de ses

fantômes ? (Bader 2016 : 119-120)

La réflexion sur la ville met en avant le traumatisme, mais montre aussi que la ville a un lien

avec les palimpsestes. Bader souligne que la mémoire de la guerre d’Irak fait référence à la

Première Guerre du Golfe et à la présence anglaise en Irak avant la Seconde Guerre mondiale.

Il montre ainsi que la destruction de la ville est présente dans plusieurs époques.

3.1.3 Corps et dissociation

Le traumatisme de guerre affecte le corps. Tel est le cas dans Les Sirènes de Bagdad et dans

Vies et morts de Kamal Medhat. Les protagonistes de ces romans souffrent physiquement à

cause de leur traumatisme. Le Bédouin est traumatisé par l’assassinat de Souleyman par les

Américains : « [...] chaque témoignage de sympathie me ramenait aux sources de mon

traumatisme » (Khadra 2006 : 68). Pendant l’événement traumatisant, le corps est

immédiatement affecté :

52

Chaque balle qui atteignait le fugitif me traversait de part et d’autre. Un fourmillement intense

me dévora les mollets avant de se déverser dans mon ventre. (Khadra 2006 : 66)

Une douleur extraordinaire traverse le corps du protagoniste de Khadra.

Il en va de même chez le violoniste de Bader. Le violoniste, quand il avait l’identité de

Youssef Sami Saleh, est traumatisé par le terrible destin de sa tante pendant les événements

du Farhoud :

Il vit sa tante par terre, sur ses genoux nus. Il vit sa peau se consumer, se détacher et noircir.

Les muscles de son visage fondaient, ses os craquaient, les flammes dévoraient ses cheveux.

Le fracas du brasier étouffait ses cris, sa voix balbutiait des mots incompréhensibles. Des

étincelles virevoltaient autour d’elle, puis se changeaient en cendres qui retombaient en

s’éparpillant sur le sol. Youssef perdit connaissance et s’effondra. (Bader 2016 : 129)

Youssef regarde l’un des pires crimes contre l’humanité : une femme (sa tante) est brûlée vive

à cause de la haine contre ses origines juives. Il ne peut pas supporter la cruauté et perd

connaissance. Pour lui, cette image « [...] ne quitterait jamais sa mémoire [...] » (Bader 2016 :

128-129). Le traumatisme va se manifester après les événements violents qu’ont vécus les

personnages.

Il y a bien des parallèles entre les symptômes du traumatisme du jeune Bédouin dans

Les Sirènes de Bagdad et ceux du violoniste dans Vies et morts de Kamal Medhat. Le

Bédouin souffre des cauchemars :

Les souvenirs de la bavure me tourmentaient sans relâche. Dès que je m’endormais, les cris du

GI noir me sautaient dessus. Je rêvais de Souleyman en train de courir, l’échine roide, les bras

ballants , le corps penché tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. (Khadra 2006 : 78)

La mémoire de l’événement traumatisant est devenue un tourment continu (« sans relâche »),

puisque le traumatisme est hors du temps. Le malheur de Kafr Karam le pousse vers le

terrorisme, vers l’agression. Son identité change et son corps témoigne de sa douleur :

Il fit pivoter le rétroviseur dans ma direction.

─ Regarde-toi, là-dedans, mon gars. T’as l’air d’une bombe sur le point de péter.

Je regardai dans le rétroviseur et ne vis que deux yeux brûlants dans une figure torturée.

(Khadra 2006 : 135)

53

Ce n’est pas pour rien que Khadra utilise des mots qui font référence à la violence : « une

bombe sur le point de péter » et « brûlants » sont reliés au corps traumatisé. De cette façon,

l’extrémisme serait une réponse à l’humiliation par l’Occident. La violence par le biais du

terrorisme serait, dans ce cas, causée par l’occupation américaine. Le texte de Khadra saute

entre l’individuel et le collectif irakien :

─ Ces gens-là n’ont pas plus de considération pour leurs aînés que pour leurs rejetons. C’est ce

que Yacine tente de t’expliquer. Il n’est pas en train de te passer un savon. Il te raconte. Ce qui

est arrivé à Kafr Karam nous bouleverse tous, je t’assure. J’ignorais cette histoire jusqu’à ce

matin. Et quand on me l’a rapportée, j’étais fou furieux. Yacine a raison. Les Américains sont

allés trop loin. (Khadra 2006 : 186)

Le comportement des Américains provoque de la fureur chez les Irakiens. Les Américains ont

causé la rupture d’une longue tradition, c’est une situation irréversible.

Mariam, l’archéologue irakienne dans Écoutez nos défaites, a vu des événements très

violents qui ont changé sa personnalité. Elle part pour l’Irak pour sauver le patrimoine

culturel. L’intersection entre la guerre d’Irak, où elle a vu la destruction du musée de

Bagdad, et la violence des terroristes de Daech, qui détruisent le musée de Mossoul environ

dix ans plus tard, témoigne du traumatisme. Ce dont on se souvient est influencé par la

période entre l’événement et la mémoire de l’événement : « What is remembered is affected

by what happens to people’s lives in the years between the event and the recollection »

(Richards 2010 : 141). La profession de Mariam est archéologue, mais à cause du pillage du

musée de Bagdad, elle a parallèlement développé une vocation plus personnelle (Gaudé

2016 : 44-45) : « Sa vocation est peut-être née là, dans ces heures de rage où elle et ses

camarades contemplaient les allées et venues des pilleurs » (Gaudé 2016 : 45). Mariam est

non seulement archéologue, mais elle est aussi devenue « [...] chercheuse d’objets volés »

(Gaudé 2016 : 45). Soulignons de nouveau ce qu’écrit Aleida Assmann sur l’oubli. Selon cet

auteur, l’oubli actif est un acte intentionnel de destruction ayant pour but la destruction des

produits culturels. L’oubli passif est caractérisé par la négligence et l’abandon ; les matériaux

ne sont pas détruits et peuvent par conséquent être redécouverts par les archéologues

(Assmann 2008 : 97-98). La destruction du patrimoine culturel irakien par Daech est

évidemment un exemple d’oubli actif qui problématise le travail de l’archéologue. Très

probablement, c’est pour cela que Mariam est vouée à développer une vocation plus

54

personnelle. Même si sa lutte « [...] sera récompensée [...] » (Gaudé 2016 : 45) par l’ouverture

du Musée national, une autre destruction s’annonce. Daech envahit Mossoul et détruit le

musée de cette ville. Quand Mariam est à Erbil, un réfugié de Mossoul essaie de parler de la

destruction du musée de Mossoul :

“ [...]

─ Vous savez ce qu’il s’est passé au musée ?

─ Ils détruisent tout.

─ Vous l’avez vu ?

─ Tout, je vous dis... Tout le monde l’a vu. Ils sont venus pour cela. Nous tuer. Et raser la

ville...’’

Elle sent qu’elle n’apprendra rien de cet homme. Plus il parle, plus sa voix est aiguë. Il s’agite.

Ses mains tremblent. (Gaudé 2016 : 91)

Les mains du réfugié tremblent ; cela montre que le traumatisme affecte le corps. Il est clair

que le traumatisme a des limites qui problématisent le témoignage de l’événement. Les mots

du réfugié montrent le malheur national irakien : « Tout le monde l’a vu ». Ici, Gaudé

souligne que tant l’individuel que le collectif irakien sont affectés par le traumatisme. Dans le

passage ci-dessus, on passe des manifestations du traumatisme − la ville qui est détruite et le

corps qui souffre − aux transformations. Le réfugié parle, mais il est « silencieux » : il ne peut

pas « dire » et par conséquent il y a un manque d’information. Or, le texte fictionnel de Gaudé

livre ce silence aux lecteurs. Écoutez nos défaites passe ainsi du traumatisme à la verbalisation

par le biais du palimpseste : dire à partir d’un autre événement.

Un autre symptôme du traumatisme (les autres sont le silence et l’incorporation

physique) est la dissociation. La dissociation est un mécanisme de protection psychique qui a

un lien avec le traumatisme. Tel est le cas chez le Bédouin de Khadra :

J’avais marché, marché... C’était comme si j’avançais dans un monde parallèle. Les

boulevards s’écartaient devant moi, semblables à des gueules géantes. Je chavirais au milieu

de la foule, le regard trouble, les mollets ciselés. (Khadra 2006 : 161)

À Bagdad, le Bédouin est hors de lui et il est entré dans un processus d’aliénation. Il voit se

dérouler une sorte de film et n’y participe pas. Il n’a pas la capacité de participer ; il est le

spectateur. De plus, il n’a plus de notion du temps : « Les mains dans les poches, je

55

m’oubliais ainsi des heures durant » (Khadra 2006 : 191). Le Bédouin souffre donc

évidemment du traumatisme. Plus tard, il ne ressent même plus d’émotions :

Dans le rétroviseur à ma droite, mon visage ne trahissait aucune expression ; c’était un masque

de cire, impénétrable et inaccessible. (Khadra 2006 : 207)

Ce masque fait à nouveau référence à la dissociation causée par le traumatisme. Il s’agit d’une

sorte de stoïcisme. Quand le Bédouin est à Bagdad, au bord du Tigre, il a du mal à avoir accès

à ses souvenirs de Kafr Karam : « Le film décousu des évocations s’emballa, se bloqua et

disparut sous une grosse tache brune, et de nouveau Bagdad me rattrapa [...] » (Khadra 2006 :

224). Sa mémoire est bloquée et ses souvenirs sont fragmentés. Youssef, lui, se souviendra

toujours de la persécution des Juifs d’Irak :

Une image ne quitterait jamais sa mémoire, celle de l’incendie dans lequel brûlèrent les livres

du rabbin Shamuïl, et qui emporta sa tante Messaouda. (Bader 2016 : 128-129)

Le violoniste est profondément affecté par les événements du Farhoud. C’était « [...] une

rupture radicale » (Bader 2016 : 125) : non seulement pour lui (l’individu), mais aussi pour

« [...] tous les habitants de la ville » (Bader 2016 : 125) (le collectif). La mémoire de

l’incendie va poursuivre le violoniste sous forme de peur panique : « [...] la peur panique qui,

depuis l’épisode du Farhoud, s’était emparée de lui » (Bader 2016 : 129). Même Kamal

Medhat, la troisième identité du violoniste, est affecté par le traumatisme :

Tourmenté par les cauchemars depuis les massacres du Farhoud, Kamal espérait que la mort

ferait tomber ce mur qui le séparait de lui-même, qui l’empêchait d’éteindre son âme. (Bader

2016 : 263)

Le corps de Kamal souffre. Il n’a pas peur de la mort, puisqu’il espère que la mort résoudra la

dissociation. Kamal est séparé de lui-même et hors de lui à cause du traumatisme. Il avoue

dans une lettre à Farida (sa première femme) :

Jusqu’à quel âge un homme peut-il avoir peur ? [...] Dans combien d’années pourrai-je enfin

dormir sans cauchemars, sans larmes et sans angoisse ? (Bader 2016 : 284, italique dans

l’original)

56

Le violoniste souffre donc sans cesse, une situation qui est renforcée par une nouvelle guerre

qui s’annonce. Kamal Medhat souffre pendant la Première Guerre du Golfe : « Il n’y avait

plus aucun aliment nulle part [...] » (Bader 2016 : 292). Kamal n’a même plus envie de vivre.

Dans une autre lettre à Farida, il écrit : « La vie avait perdu toute saveur, et moi, je

n’attendais plus que de mourir en paix » (Bader 2016 : 293, italique dans l’original).

L’impuissance du traumatisme est mise en avant. La mort serait la seule solution pour Kamal.

La même chose vaut pour ses prédécesseurs, Youssef et Haidar (qui, eux aussi, meurent).

Comme nous l’avons déjà écrit, dans Les Sirènes de Bagdad, Souleyman est tué par

les Américains : « La tête de Souleyman explosa comme un melon, freinant net sa course

débridée » (Khadra 2006 : 67). Cet événement lors de la guerre d’Irak bouleverse les gens de

Kafr Karam et renvoie à la mémoire d’une autre guerre : la guerre Iran-Irak. Les deux

événements sont comparés l’un à l’autre :

Son cadavre sur les bras, Kafr Karam s’empêtrait dans ses faux-fuyants. La mort de

Souleyman la déboussolait. Elle ne savait quoi en faire. Son dernier fait d’armes remontait à la

guerre contre l’Iran, il y avait une génération ; huit de ses enfants étaient revenus du front dans

des cercueils plombés qu’on n’était même pas autorisé à ouvrir. Qu’avait-on enterré, à

l’époque ? Des planches, des patriotes ou une part de sa dignité ? Avec Souleyman, c’était une

autre paire de manches. Il s’agissait d’un horrible et vulgaire accident, et les gens n’arrivaient

pas à se décider : Souleyman était-il un martyr ou un pauvre bougre qui s’était trouvé au

mauvais endroit au mauvais moment ?... Les Anciens appelaient à l’apaisement. (Khadra

2006 : 76-77)

La mort de Souleyman provoque le souvenir d’autres gens du village qui étaient morts

pendant la guerre contre l’Iran. C’est un traumatisme collectif, puisqu’il s’agit d’un village,

Kafr Karam. Il y a un écart d’une vingtaine d’années entre ces guerres ; ce sont donc

probablement les Anciens et non pas les jeunes de Kafr Karam qui s’en souviennent

directement. La mémoire de la guerre Iran-Irak est transmise aux jeunes, puisque le narrateur

(le jeune Bédouin) est conscient de ces événements violents du passé. Il s’agit probablement

d’une postmémoire. L’assassinat de Souleyman est comparé aux morts de la guerre Iran-Irak.

C’est un événement encore plus compliqué que les huit morts de la guerre Iran-Irak, car il

s’agit d’un accident causé par un Américain contre un citoyen qui n’est pas un soldat. De cette

façon, la violence arbitraire des Américains est dénoncée. Le corps (la mort) est donc marqué

57

par le traumatisme, mais le corps (la mort) est aussi relié à deux événements. Une

transformation se manifeste ainsi : on passe du traumatisme au palimpseste.

L’écriture joue un rôle important chez Bader. À travers son personnage Youssef, il

souligne que c’est la civilisation irakienne qui a inventé l’écriture :

Youssef vivait sans présent, hors de toute notion du temps. C’était la ruine de cette civilisation

qui avait fait naître l’écriture. Dès les événements de 1941, il en eut le pressentiment. La mort

régnerait partout. (Bader 2016 : 148)

Les événements du Farhoud sont présentés comme l’abîme de la civilisation irakienne. Le

mot « écriture » renforce le palimpseste avec l’Antiquité, qui est présente dans ce passage. Le

corps est affecté par le traumatisme, car Youssef vit « hors de toute notion du temps », mais il

répond au traumatisme par le palimpseste. La réflexion sur l’écriture transforme le discours

dominant sur la culture irakienne : le narrateur de Bader fait référence au passé lointain pour

montrer que l’Irak a une Histoire riche.

Haidar Salman, la deuxième identité du violoniste de Bader, remarque que la

révolution iranienne a bouleversé l’Iran. Il se méfie du peuple, de la foule :

La guerre contre l’Irak est imminente. L’heure est à la mobilisation. En voyant des religieux

monter à la tribune mitraillette en bandoulière, il comprend que la chose est inévitable, que la

foule, à nouveau, envahira la ville. Une fois de plus, la révolution fait du peuple une masse

indistincte où les différences entre classes sociales s’estompent. (Bader 2016 : 227)

La situation en Iran est comparée à une situation antérieure en Irak (« Une fois de plus ») où

le violoniste avait déjà vu la cruauté de la foule (pendant les événements du Farhoud). Les

deux pays ennemis, l’Iran et l’Irak, se ressemblent quant à leur esprit violent qui influence le

peuple d’une manière négative. Haidar est un Iranien, mais Youssef (son identité antérieure)

était un Juif d’Irak : « Il sentait l’Iran sous le poids de l’Histoire, comme l’Irak auparavant, et

se trouvait au cœur du conflit » (Bader 2016 : 231). L’Histoire affecte donc tant l’Iran que

l’Irak et le violoniste se trouve dans une position problématique, « au cœur du conflit », entre

les deux pays. Le corps, affecté par le traumatisme, porte donc aussi le palimpseste. La

comparaison entre l’Irak et l’Iran est montrée par le corps du violoniste, qui reste un

personnage traumatisé. Bien qu’il ait changé d’identité, il se souvient du Farhoud :

58

Haidar se défie des sentiments excessifs. Il se souvient des scènes du Farhoud, de ces yeux

pleins de fièvre, de ce retour aux anciens rituels sacrificiels. Il se défie du charisme tout-

puissant − celui de Khomeyni ou celui de Saddam, dont le pouvoir repose tout entier sur ces

masses populaires qu’ils savent si bien enflammer. (Bader 2016 : 205)

L’Iranien Haidar Salman dénonce le totalitarisme, qu’il craint beaucoup depuis le Farhoud. Il

y a des parallèles entre le pouvoir de Khomeyni en Iran et celui de Saddam Hussein en Irak.

Les deux pays ennemis ont en commun le totalitarisme qui est basé sur les masses, sur le

peuple. Implicitement, cette observation crée non seulement de la solidarité entre les Irakiens

et les Iraniens, mais aussi entre les Arabes et les Juifs d’Irak (comme il y a des parallèles entre

le Farhoud et le pouvoir de Saddam Hussein).

Dans Écoutez nos défaites, il y a une réflexion sur l’amour. L’amour entre Mariam et

Assem commence par la rencontre de leurs corps :

Peu importe que leur histoire − à l’inverse des autres − ait débuté par les corps et se construise

à rebours, dans l’absence maintenant, elle le voit, elle sait qu’il a en lui la même défaite

qu’elle, celle du temps qui nous fait doucement plier, celle de la vigueur que l’on sent

s’amenuiser et disparaître. Écoutez nos défaites. (Gaudé 2016 : 282)

La rencontre entre Mariam et Assem conteste les perspectives traditionnelles sur l’amour et

inverse ainsi la linéarité du temps. Pour Gaudé, le corps est une manière de souligner les

palimpsestes et de montrer que tout le monde est caractérisé par la défaite (l’impuissance),

sous l’influence du temps. Nous reviendrons plus loin sur l’amour par rapport à la

comparaison.

3.2 Palimpsestes : vers de nouvelles formes de solidarité ?

Les palimpsestes répondent au traumatisme de guerre par la répétition et par la comparaison,

tout en mettant l’accent sur la transformation. Il y a donc plusieurs manières pour répondre au

traumatisme ; c’est pour cela que dans cette sous-partie, nous écrivons sur le fonctionnement

des palimpsestes. Nous commençons par la répétition, car la répétition était déjà présente dans

le traumatisme (qui est effectivement répétitif). Nous finissons par la comparaison, car la

comparaison a un lien très intime avec la solidarité.

3.2.1 Répétition

Nous examinons d’abord les mots et le style : ils mettent en avant la répétition du discours de

l’Histoire. Il existe très probablement un lien avec la situation d’énonciation. Harrison écrit

59

que dans les romans algériens contemporains, il y a une réflexion sur l’héritage de la

colonisation et la continuation des structures (néo)coloniales dans le présent (Harrison 2016 :

105). Dans les textes de Yasmina Khadra, il y a aussi une réflexion sur la tentation du

terrorisme. Chez Khadra, la répétition renvoie à la situation coloniale qui apporte une

interprétation à l’indicible traumatisme. Dans Les Sirènes de Bagdad, il y a des palimpsestes

entre la guerre d’Irak et la colonisation de l’Algérie, surtout au niveau stylistique. Il y a des

intersections entre des mots péjoratifs utilisés par les Français pendant la colonisation de

l’Algérie et des mots péjoratifs utilisés par les Américains en Irak. Des mots comme

« bougnoule de service » (Khadra 2006 : 285) et « autochtone indigène » (Khadra 2006 : 289)

font référence à la colonisation de l’Algérie. « Négro des sables » (Khadra 2006 : 138) fait

référence à l’occupation américaine. Le dénominateur commun de ces termes, c’est

l’impérialisme qui continue après l’époque coloniale (Harrison 2016 : 106). Il s’agit d’une

transformation dont parle Silverman (Silverman 2013 : 4). Des mots qui datent du

colonialisme sont réutilisés dans un contexte néocolonial. Le discours colonial est transformé

et par conséquent, le pouvoir des Français en Algérie, et évidemment le pouvoir des

Américains en Irak pendant la guerre d’Irak, est critiqué. Malgré la fin du colonialisme,

l’emploi de ces mots humiliants et péjoratifs par les Américains montre que le traitement

inhumain des peuples autochtones par les Occidentaux continue. L’occupation américaine

pourrait effectivement être considérée comme du néocolonialisme. Tout comme les Français

en Algérie, les Américains ont voulu « apporter la civilisation » aux Irakiens. Le roman de

Khadra pourrait favoriser une nouvelle vision du monde, une vision plus nuancée et plus

solidaire sur l’origine de la guerre / de la violence. Les Sirènes de Bagdad verbalise le

traumatisme de la guerre d’Irak grâce à un autre contexte, à savoir le colonialisme en Algérie.

Bader répond au traumatisme par la répétition (entre autres). Son narrateur écrit, tout

comme Meir-Glitzenstein, que le Farhoud est sous-estimé :

Cet événement sans précédent marqua un tournant dans l’histoire de la société irakienne et

ouvrit sans conteste la voie à la guerre civile en Irak ; même si les historiens, leurrés par la

faiblesse de notre mémoire nationale, sous-estiment son importance, le Farhoud de mai 1941

porte en germe toutes les violences internes qu’a ensuite connues le pays, jusqu’à celles

d’aujourd’hui. (Bader 2016 : 125-126)

Selon le point de vue du narrateur, la violence du Farhoud a bouleversé la société irakienne.

Le Farhoud serait même le germe de « toutes les violences internes » qui ont suivi. Il y a des

60

intersections entre le Farhoud et le pouvoir de Saddam Hussein, comme nous l’avons écrit

aux pages 56-57 (Bader 2016 : 205). Haidar est profondément traumatisé par les événements

pendant la Seconde Guerre mondiale (quand il avait encore l’identité de Youssef Sami Saleh).

La violence d’après stimule ses souvenirs douloureux du pogrom du Farhoud. Ici, c’est la

répétition (le « déjà-vu »), incarnée par le traumatisme, qui permet de montrer le lien entre la

violence de Saddam Hussein et les événements du Farhoud et qui sous-tend le texte du

narrateur. Ainsi, Bader souligne que, si nous voulons comprendre l’histoire de la violence en

Irak, il ne faut surtout pas oublier le Farhoud. Il faut reconnaître les crimes. Le palimpseste

ouvre à nouveau la voie à l’interaction productive de plusieurs mémoires (Silverman 2013 :

4). La transformation grâce à la répétition par le palimpseste permet de transgresser le silence

de la société irakienne, qui a voulu oublier les événements. Le roman de Bader transforme le

silence sur le Farhoud en écriture et essaie ainsi de corriger l’Histoire. Par conséquent, il tente

de créer de la solidarité entre les Arabes et les Juifs d’Irak.

Dans Vies et morts de Kamal Medhat, le palimpseste met en avant l’identité sous

forme de palimpseste. Le violoniste est un personnage palimpseste et un voyageur. Il change à

plusieurs reprises d’identité. Les différentes migrations du violoniste transgressent les

frontières nationales : l’Irak, l’Iran, Israël... Le traumatisme a causé une inquiétude intérieure

chez Youssef, qui le pousse vers l’ailleurs : « Youssef ne se terrait plus chez lui pour lire,

comme par le passé. Il allait vers le vaste monde [...] » (Bader 2016 : 131). Les déplacements

du violoniste sont causés par le traumatisme du Farhoud, mais les voyages « accompagnent »,

reflètent ou répètent aussi les changements identitaires du personnage. C’est une manière de

continuer la vie, malgré l’oppression de la société et ses malheurs intérieurs qui le poursuivent

sans cesse. Bien que le voyage soit causé par le traumatisme, il montre aussi le passage du

traumatisme aux palimpsestes ; c’est une tentative d’échapper au traumatisme par la fuite. Le

violoniste subit deux transformations, car il meurt et renaît à deux reprises. Les différentes

vies du violoniste illustrent ainsi que le texte de Bader met en scène des identités sous forme

de palimpseste. Après sa deuxième transformation identitaire, le violoniste devient Kamal

Medhat, l’identité d’un homme décédé. Kamal se rend compte qu’il va continuer sa propre vie

à l’aide de cette nouvelle identité, mais aussi la vie d’une autre personne :

Tout en contemplant les rues de Damas, spectacle nouveau pour lui, il étrennait sa nouvelle

identité − ce nouveau nom, cette nouvelle allure, cette nouvelle biographie. Il se rendait

parfaitement compte qu’une partie de son histoire restait à construire ici. L’autre partie lui était

imposée par le passé. Pour la première fois, il se sentait porteur d’une identité antérieure, de

61

l’histoire d’un autre, ce Kamal Medhat dont il avait subtilisé le nom, sans rien savoir ou

presque des événements qui avaient jalonné sa vie. (Bader 2016 : 241-242)

L’identité de Kamal Medhat transforme la vie du violoniste. Il répète le nom d’un mort et

« accepte » ainsi le passé, mais il n’est évidemment pas la même personne que ce premier

Kamal Medhat. Il s’agit des variations identitaires. Or, la répétition joue aussi un rôle

important à un autre niveau. Le rôle de l’art est tout à fait pertinent ici, car la fiction est

metteur en scène des palimpsestes. Le narrateur de Vies et morts de Kamal Medhat voyage

dans différents pays du Moyen-Orient et « répète » ainsi les différentes migrations de Kamal

Medhat : il visite l’Irak, l’Iran et la Syrie (Bader 2016 : 13). L’identité sous forme de

palimpseste est présentée comme une sorte de stratégie pour survivre dans une situation

difficile :

La vie du violoniste le montre bien : notre identité est d’abord un récit forgé à un moment

nécessairement arbitraire où nous avons besoin de nous sentir différents des autres, d’en faire

des étrangers, voire de les exclure. Elle est un positionnement, une stratégie que nous adoptons

pour trouver notre place. À peine s’est-elle fixée dans un certain contexte historique qu’elle

change au gré d’un nouveau soubresaut de l’Histoire. Une appartenance s’appuie d’abord sur

un mythe commun fabriqué et conçu pour nier la diversité et l’interdépendance des identités.

Car toute communauté humaine, au moment où elle perd ses racines historiques, cherche à

recréer autour d’elle un horizon familier. Or, pour ce faire, quoi de mieux que le récit et la

fiction ? (Bader 2016 : 16-17)

Dans ce passage, le changement identitaire est causé par l’Histoire : il faut changer d’identité

pour garder « notre place » dans la société. Cette « appartenance » est fondée sur des mythes

qui créent des dichotomies entre les différentes identités. Le narrateur de Vies et morts de

Kamal Medhat montre que la fiction joue un rôle primordial dans la fabrication de ces

mythes. Il réfléchit au rôle de la fiction par rapport à l’identité et en montre tant les dangers

que les opportunités. De cette façon, le texte dénonce les visions essentialistes de l’identité.

La citation ci-dessus met en avant l’universalisme de la formation de l’identité à l’aide de la

fiction : « toute communauté humaine ». Par conséquent, la situation des Irakiens est

comparée à d’autres communautés du monde. De nouvelles formes de solidarité peuvent être

développées grâce à la comparaison de la culture irakienne à d’autres cultures, parce que les

dichotomies et les essentialismes sont dénoncés. Cette citation met en avant tant la répétition

que la comparaison. Dans les autres romans, l’identité des personnages est dynamique aussi.

62

Ces œuvres littéraires dépassent donc des visions essentialistes sur l’identité. N’oublions pas

que tout comme le violoniste de Bader, le Bédouin de Khadra subit plusieurs métamorphoses.

D’abord, il est un garçon humble et pacifiste, puis il est froid et violent, et finalement il

devient pacifiste à nouveau. Il en va de même pour les personnages de Gaudé.

Les romans passent de l’identité des personnages à celle de la ville / du pays, et

oscillent donc entre l’individu et le collectif. Tout comme le violoniste, l’Irak a subi plusieurs

transformations. Son identité a changé plusieurs fois. Par exemple, l’islamisme se répand dans

le pays pendant la Première Guerre du Golfe : « Le mouvement nationaliste devient peu à peu

un mouvement islamiste » (Bader 2016 : 297, italique dans l’original). Nous pouvons trouver

une réflexion semblable dans Les Sirènes de Bagdad :

Si Bagdad avait survécu à l’embargo onusien juste pour narguer l'Occident et ses trafics

d’influence, elle ne survivrait assurément pas à l’affront que lui infligeaient ses propres

avortons. (Khadra 2006 : 145)

La capitale d’Irak souffre donc de l’embargo imposé par l’ONU et des problèmes venus de

l’intérieur du pays. Grâce aux intersections entre la guerre d’Irak et la Première Guerre du

Golfe, nous pouvons découvrir que l’influence américaine et le chaos intérieur (par exemple

l’islamisme) en Irak ont déjà commencé avant la guerre d’Irak.

Même si Kamal Medhat subit plusieurs transformations, il reste le violoniste. C’est la

musique qui rend possible la rencontre entre l’Orient et l’Occident :

Haidar Salman se mit lui aussi à explorer le patrimoine arabe et islamique. Il voulait que la

culture arabe s’infiltre dans la musique classique occidentale à la manière du sable, grain après

grain, de façon presque imperceptible. (Bader 2016 : 197)

La musique relie l’Orient et l’Occident dans une sorte de fusion. Cela met en avant

l’interdépendance des deux sphères culturelles. Bader accorde donc de l’importance à l’art.

C’est avant tout l’art (le récit, la fiction et la musique) et non pas vraiment la politique, qui

peut rassembler des communautés différentes. La musique peut non seulement réunir

plusieurs espaces, mais aussi plusieurs couches temporelles :

Si Haidar est obsédé par l’idée qu’il faut jeter un pont entre art contemporain et patrimoine

ancien, c’est peut-être parce que ce projet caractérise l’art irakien dans son ensemble. (Bader

2016 : 196)

63

L’art peut conserver le passé même si l’Histoire est manipulée par des régimes politiques

divers. Le violon est présenté comme un instrument qui permet évidemment de jouer, qui

permet de communiquer avec le passé et qui permet d’osciller entre l’individu et le collectif

(« l’art irakien dans son ensemble »). De cette manière, l’art peut contribuer à la

transformation des dichotomies spatiales et temporelles.

3.2.2 Comparaison : critique grâce au palimpseste ?

Rappelons que Silverman souligne que la poétique peut finalement mener à un

renouvellement de la politique. Selon lui, la mémoire palimpseste est une politique de la

mémoire qui est fondée sur une poétique de la mémoire (Silverman 2013 : 22). Le

palimpseste, un outil poétique, peut donc devenir un outil politique puisqu’il a la force de

critiquer la politique.

Dans Vies et morts de Kamal Medhat, le voyage rend visible le palimpseste, qui

permet de comparer et finalement de critiquer. Dans le passé, le narrateur (un journaliste

irakien) a travaillé dans beaucoup d’autres pays du Moyen-Orient et du Maghreb : en Libye,

au Liban et au Maroc (Bader 2016 : 33). Il a voyagé aussi au Tchad, au Rwanda, au Sahara

occidental, en Europe de l’Est et à Addis-Abeba (Bader 2016 : 35). En outre, il a vu des

prisons fascistes en Europe : « On me confia également des enquêtes sur les prisons fascistes

du Portugal et d’Espagne, que je mis en parallèle avec celles du Moyen-Orient » (Bader

2016 : 35). Bien qu’il y ait une distance géographique et culturelle entre le Portugal /

l’Espagne et le Moyen-Orient, le journaliste voit que la cruauté est partout :

Je pus ainsi être témoin de presque toutes les grandes mutations du monde contemporain :

cruauté des guerres civiles, horreurs de toutes sortes, et partout la même errance, la même

misère. (Bader 2016 : 35)

Le narrateur montre ainsi que la misère au Moyen-Orient existe dans beaucoup d’autres

régions du monde. La cruauté n’est pas uniquement présente au Moyen-Orient. Ce faisant, il

critique implicitement les discours européocentriques qui objectifient le Moyen-Orient. La

comparaison permet ainsi de transgresser des visions essentialistes et de montrer que le

monde entier est affecté par la violence.

Chez Gaudé, l’amour serait une réponse au traumatisme et crée de la solidarité entre

les différents pays de la Méditerranée. Même si Mariam et Assem ne se rencontreront plus et

que la distance les sépare, ils s’aiment :

64

Ils ne se voient pas, ne sont pas au même endroit, regardent simplement tous les deux la même

mer, cette Méditerranée de sang et de joie où sont nés des mondes sans pareils, et ils s’aiment.

(Gaudé 2016 : 282)

L’amour entre Mariam et Assem est quelque chose de très intime, qui est ici placé dans le

large contexte de la Méditerranée. Cette citation montre que la Méditerranée est une région

assez ambiguë, « de sang et de joie ». Il y a des liens multidirectionnels / des palimpsestes

entre les différentes régions autour de la Méditerranée. Les différentes régions de la

Méditerranée ont effectivement des choses en commun et sont comparées les unes aux autres.

L’amour entre Mariam et Assem permet de dépasser la dichotomie entre les pays au nord de

la Méditerranée et les pays au sud de la Méditerranée : Assem se trouve à Canne della

Battaglia, en Italie, et Mariam se trouve à Sidi Bou Saïd, en Tunisie. La « fracture »

(géo)politique et culturelle entre les pays de la rive nord de la Méditerranée et les pays de la

rive sud de la Méditerranée est contestée et transformée.

En outre, dans Écoutez nos défaites, la guerre au Moyen-Orient est comparée à

d’autres époques violentes (dans d’autres pays) par les mots : au fascisme espagnol, entre

autres. Quand Mariam survole l’Irak, elle réfléchit à la violence qui affecte le Moyen-Orient :

Aujourd’hui, c’est cette part que les hommes en noir menacent. Ils brandissent leurs armes et

hurlent qu’ils n’ont pas peur de la mort. “Viva la muerte !” disaient les fascistes espagnols.

C’est la même morgue, la même haine de l’homme. Mais ce qu’ils attaquent, eux, c’est la part

qui normalement échappe aux batailles et à l’incendie. Ils tirent, pilonnent, brûlent, comme les

hommes l’ont toujours fait. L’Antiquité est pleine de villes mises à sac − l’incendie de

Persépolis, la destruction de Tyr −, mais d’ordinaire il en restait des traces, d’ordinaire

l’homme n’effaçait pas son ennemi. Ce qui se joue là, dans ces hommes qui éructent, c’est la

jouissance de pouvoir effacer l’Histoire. (Gaudé 2016 : 82)

D’une part, la haine propagée par les terroristes de Daech, « les hommes en noir », est

présentée comme quelque chose d’universel, puisque leur idéologie est comparée à celle des

fascistes espagnols (« “Viva la muerte !” ») et à la violence dans l’Antiquité. D’autre part, les

extrémistes de Daech vont plus loin que les autres avant eux : bien qu’ils répètent la haine qui

existe déjà depuis des siècles, ils veulent même effacer leur ennemi. Il existe toujours des

ruines de Persépolis et de Tyr, mais Daech a pour but de détruire l’Histoire. Le narrateur écrit

que, tout en insistant sur le mot « d’ordinaire », l’élimination de l’Histoire serait propre à

65

Daech. Or, comme le souligne Connerton, cette forme d’oubli a un lien avec la Révolution

française. Comme nous l’avons écrit dans le premier chapitre, « repressive erasure » se

manifeste le plus brutalement dans les régimes totalitaires où l’on veut éliminer le passé (par

exemple l’attitude de la Révolution française envers l’Ancien Régime) (Connerton 2008 : 60-

61). Cette comparaison, entre l’Irak et la France, entre le présent et le passé, montre que le

désir d’effacer l’Histoire n’est pas limité à l’Irak.

Chez Gaudé, le silence a un lien avec le patrimoine culturel. La violence de Daech est

comparée à la guerre d’Irak. En 2003, l’Irak était occupé par les Américains, qui n’ont pas

empêché le vol des objets par les pillards (nous faisons aussi référence à la citation sur

Mariam à la page 48) :

Bagdad était à feu et à sang. Elle se souvient de sa colère, lorsque dans la ville en feu les

pillards avaient surgi de partout, pénétrant dans le musée, se servant en plein jour. Elle se

souvient des soldats américains qui ne faisaient rien, ne bougeaient pas, regardaient ces bandes

organisées mettre la main sur les richesses patrimoniales du pays. Elle avait contemplé,

comme les autres, impuissante, le pillage du musée. (Gaudé 2016 : 141)

Mariam a vu le pillage du musée de Bagdad en 2003 et elle s’en souvient. L’attitude des

Américains est présentée comme lâche vu qu’ils n’ont rien fait contre les pillards. Le silence

de Mariam est probablement causé par les événements horribles de 2003, qui ont été

traumatisants pour elle. Son silence n’est pas « une défaite », mais une lutte sans armes pour

la défense du patrimoine culturel. Ce combat est d’autant plus important que le pillage des

musées cause la destruction de l’Histoire. Dans le passage ci-dessus, une transformation se

manifeste, car il y a une solidarité multidirectionnelle. L’archéologue passe du cri (« Elle

avait hurlé » (Gaudé 2016 : 141)) en 2003 au silence douze ans plus tard et Gaudé transforme

son silence en fiction. Écoutez nos défaites témoigne ainsi du combat de l’archéologue

irakienne : Gaudé « publie » le combat de Mariam et fournit son histoire aux lecteurs. De

nouveau, l’importance de l’art et de la fiction est mise en avant. Nous rejoignons donc

l’observation de Neumann : « Novels do not imitate existing versions of memory, but

produce, in the act of discourse, that very past which they purport to describe » (Neumann

2008 : 334). Le roman de Gaudé contribue effectivement au travail de mémoire ; son texte

fictionnel met en scène des palimpsestes. Il s’agit d’une interaction productive (Silverman

2013 : 4).

66

Une autre comparaison est présente dans les romans, à savoir la comparaison entre

Bagdad et Beyrouth. Dans Vies et morts de Kamal Medhat, le Liban est présenté comme un

pays arabe ayant un caractère international : « C’est là, entre Orient et Occident, que tous les

correspondants étrangers chargés de couvrir le Moyen-Orient préféraient séjourner » (Bader

2016 : 36). En effet, le caractère de cette ville est ambigu : « [...] Beyrouth, épicentre de toutes

les contradictions du Moyen-Orient » (Bader 2016 : 36). La même chose vaut pour les romans

de Gaudé et de Khadra. Dans Les Sirènes de Bagdad, le narrateur présente une ville qui est,

selon lui, assez hypocrite : « Cette ville ment comme elle respire. Ses airs affectés ne sont

qu’attrape-nigauds » (Khadra 2006 : 7). La haine du jeune Bédouin irakien serait liée à

l’ambiguïté de Beyrouth, une ville qui est à la fois orientale et occidentale :

Beyrouth est une affaire bâclée ; [...] je la hais de toutes mes forces, [...] pour son cul entre

deux chaises, tantôt arabe quand les caisses sont vides, tantôt occidentale lorsque les complots

sont payants. (Khadra 2006 : 8-9)

Selon le Bédouin, Beyrouth ne sait pas choisir entre Orient et Occident. Or, le Dr Jalal

souligne que cette ville « [...] a beaucoup souffert. Elle a touché le fond. C’est une miraculée.

Maintenant, elle remonte, doucement. Encore fébrile et sonnée, mais elle s’accroche »

(Khadra 2006 : 9). Malgré les différences entre Bagdad et Beyrouth, entre l’Irak et le Liban,

les deux pays ont en commun la violence. Dans Les Sirènes de Bagdad, Beyrouth remonte

prudemment de la guerre du Liban qui s’est terminée il y a une quinzaine d’années, alors que

Bagdad n’a pas eu le temps d’aller au-delà de ses traumatismes puisque la guerre d’Irak a

commencé en 2003. La remarque du Dr Jalal a pour but de convaincre le Bédouin que

Beyrouth n’est pas une ville qu’il faut haïr : « Tu te trompes d’ennemi, jeune homme. On ne

déteste pas Beyrouth » (Khadra 2006 : 9). La comparaison entre Bagdad et Beyrouth permet

de réfléchir à la guerre d’Irak. La vision haineuse du Bédouin est critiquée et transformée

grâce à la remarque du Dr Jalal. La réponse par le palimpseste crée ainsi de la solidarité entre

les Irakiens et les Libanais, puisque tous les deux peuples ont dû faire face au traumatisme de

guerre. Dans Écoutez nos défaites, la capitale du Liban est aussi décrite comme une ville qui

est cosmopolite : « Tout est là, chrétiens et musulmans, visages pauvres et sourires

cosmopolites » (Gaudé 2016 : 85). Tout comme chez Khadra, Beyrouth est décrite comme

une ville qui ne sait pas choisir :

67

Il aime cette ville qui hésite sans cesse, ne sachant si elle doit tout raser pour se reconstruire ou

tout conserver pour que les blessures du passé soient visibles et servent de leçon aux

générations à venir, qui hésite toujours et ne choisit jamais car avant qu’elle n’ait le temps de

le faire, elle est reprise par ses démons et se mord à nouveau avec voracité, saigne et se met

en lambeaux. (Gaudé 2016 : 85-86)

Cette fois, l’hésitation n’a pas nécessairement un rapport avec la géopolitique. Beyrouth ne

sait pas si le passé récent de la guerre du Liban doit être conservé pour la postérité ou si ce

passé doit être oublié. Même si dans ce passage, la ville de Bagdad n’est pas mentionnée

explicitement, nous pouvons comparer la situation au Liban à celle en Irak. Tout comme

Beyrouth, Bagdad doit répondre au traumatisme de la guerre : il s’agit d’entreprendre un

travail de mémoire. Beyrouth sert donc non seulement « de leçon aux générations à venir »,

mais aussi « de leçon » aux Irakiens. Cela montre à nouveau que le palimpseste incarne tant le

temps que l’espace (puisqu’il permet de réfléchir sur la situation dans un autre pays). La

situation du présent est plus mauvaise que celle dans Les Sirènes de Bagdad : le Moyen-

Orient est devenu encore plus saignant et chaotique. Contrairement aux observations dans le

roman de Khadra, Beyrouth n’a pas eu le temps de remonter de la guerre du Liban puisque

d’autres guerres ont (in)directement affecté le Liban : « Aujourd’hui, la ville craque sous

l’afflux des réfugiés » (Gaudé 2016 : 86). Le présent et le passé récent provoquent le souvenir

d’un passé lointain : « [...] cela fait longtemps que le monde est aux Libanais, eux qui se

déchirent leur terre mais parcourent les mers, fils de Phéniciens » (Gaudé 2016 : 86). Les

Libanais sont effectivement cosmopolites depuis très longtemps. En intégrant une référence

au passé lointain, Gaudé dépasse les visions géopolitiques sur le Liban (comme celle du

Bédouin dans Les Sirènes de Bagdad) et sur l’Irak.

Les trois romans que nous analysons consacrent beaucoup d’espace à la réflexion sur

le patrimoine culturel irakien, qui a un lien intime avec l’atemporalité. L’importance de

l’archéologie (l’art) est mise en avant. Il y a une réflexion sur le rapport avec l’Antiquité

(surtout chez Gaudé, qui focalise sur la menace de Daech). On chérit la culture de la

Mésopotamie. Les romans mettent donc en avant l’importance du patrimoine culturel : il faut

préserver la culture ancestrale pour préserver le passé. La présence de l’Antiquité dans ces

œuvres témoigne d’une forte conscience d’un passé lointain et glorieux. C’est d’autant plus

douloureux que le passé récent de l’Irak est très violent.

Vies et morts de Kamal Medhat et Écoutez nos défaites montrent que l’attitude envers

le patrimoine culturel de l’Irak peut être différente selon le contexte historique et politique. En

68

1991, quand le narrateur de Bader a voulu se plonger dans l’histoire ancienne de l’Irak, il a été

contrarié par les autorités :

Même si nos recherches sur les vestiges de Babylone, les métiers du passé ou les instruments

de musique mésopotamiens n’avaient aucun enjeu politique, nous subissions tant de pressions

de la part des autorités que travailler au grand jour restait inenvisageable. (Bader 2016 : 32-33)

Il n’est pas précisé pourquoi le narrateur est contrarié par le gouvernement. Dans Écoutez nos

défaites au contraire, le gouvernement irakien fait des efforts pour la préservation du

patrimoine culturel. Le musée de Bagdad va rouvrir, par exemple (Gaudé 2016 : 58). Ce

changement d’attitude pourrait être expliqué par le climat politique : en 1991, l’Irak était

toujours gouverné par Saddam Hussein. Or, le nouveau climat politique n’est pas du tout

idéal, puisqu’aujourd’hui, le patrimoine culturel de l’Irak est détruit par les terroristes de

Daech. Ces terroristes détruisent les musées et les ruines de l’Antiquité : le musée de Mossoul

et le site historique de Palmyre (bien que les ruines de Palmyre soient situées en Syrie)

(Gaudé 2016 : 273-274).

Le titre des Sirènes de Bagdad est assez ambigu : il fait évidemment référence aux

sirènes des ambulances pendant la guerre d’Irak. Or, ce titre fait aussi référence à la

mythologie grecque, au chant des sirènes : « Le chant des sirènes a beau claironner, l’appel

des Anciens le supplante toujours − nous sommes honnêtes par vocation » (Khadra 2006 :

26). Les Anciens pourraient être les personnes âgées de Kafr Karam (très probablement les

hommes bédouins), mais aussi les peuples anciens dans l’Antiquité. Les sirènes peuvent

désigner des créatures mythologiques qui séduisent leurs « victimes » en chantant. Ce leurre

pourrait représenter la tentation du fondamentalisme. Même si la situation du présent est

décevante et violente (c’est la guerre d’Irak), la réflexion sur l’Antiquité donne aux Irakiens

de la fierté : « Nous sommes les Irakiens, cousin. Nous avons onze mille ans d’histoire

derrière nous. C’est nous qui avons appris aux hommes à rêver » (Khadra 2006 : 173). Le mot

« rêver » met l’accent sur l’imagination : l’art, la fiction...

Dans Écoutez nos défaites, l’Antiquité joue un rôle essentiel. Laurent Gaudé montre

que la guerre existe depuis des milliers d’années, bien que la destruction de Daech soit bien

différente que celle des guerres précédentes. Les Sirènes de Bagdad réfléchit aussi à

l’atemporalité de la violence en Irak : « Depuis des lustres, des Irakiens croisent le fer avec

l’ennemi » (Khadra 2006 : 76). La région du Moyen-Orient est effectivement marquée par

l’agitation. Au Moyen-Orient, Mariam survole « [...] ces couches d’Histoire qui sont sa vie,

69

là, dans cette région qui ne cesse de s’embraser » (Gaudé 2016 : 75). Gaudé plonge dans

l’Antiquité, alors que Mariam survole et regarde l’Irak quand elle est dans un avion :

Elle survole ces terres de guerre, entre Mossoul et Erbil. C’est là qu’Alexandre a battu Darius.

C’est là que Paul-Émile Botta a fouillé et trouvé Dur-Sharrukin. Ces terres qui n’ont pas cessé

de saigner, ces terres où depuis des siècles des peuples fuient la guerre et des empires

s’affrontent. (Gaudé 2016 : 76)

Plusieurs époques historiques se rencontrent dans la citation ci-dessus : le présent (le voyage

de Mariam), le passé lointain (Alexandre et Darius) et le passé récent (Paul-Émile Botta). Les

romans soulignent ainsi l’atemporalité de la violence en Irak. La réflexion sur l’Antiquité est

donc montrée par le biais de la comparaison.

Dans ce même roman, il y a aussi une référence à l’époque du colonialisme où

d’autres pays (la Grande-Bretagne, entre autres) ont décidé des frontières de l’Irak :

Elle repense à Antoine Poidebard et à cet empilement du temps. Tout est là, sous elle : les

campagnes d’Alexandre, la muraille qui assura la Pax romana, les lignes que Churchill et les

Français tracèrent lors de la conférence du Caire, l’avancée de Daech. (Gaudé 2016 : 79)

Ce passage incarne la superposition de l’Antiquité, du colonialisme et du terrorisme actuel de

Daech. Il s’agit d’un palimpseste qui porte des traces de plusieurs mémoires. Dans la

comparaison ci-dessus, plusieurs époques historiques se rencontrent et transforment (nous

reprenons de nouveau la terminologie de Silverman) ainsi l’ignorance de l’Histoire du

Moyen-Orient. Il s’agit d’un palimpseste, car le temps et l’espace sont reliés : l’« empilement

du temps », « la muraille » et « les lignes » se rencontrent dans le texte. Le dessin des

frontières de l’Irak était assez artificiel, comme le montre la citation suivante qui s’interroge

sur le pays de Mariam :

Mais a-t-il jamais existé, ce pays ? Celui-là, tel qu’il a été dessiné, pensé, tracé par Churchill,

Lawrence et Gertrude Bell ? Est-ce que cela a jamais été autre chose qu’un rêve de pays, posé

avec autorité dans une région parcourue par d’autres tensions, d’autres mouvements ? Elle est

en Mésopotamie. Cela a existé. (Gaudé 2016 : 114)

C’est l’Occident qui a décidé des frontières de l’Irak, un pays qui est aujourd’hui menacé par

des tensions religieuses et politiques. Or, il y a la conscience que dans un passé lointain, l’Irak

70

a été la Mésopotamie. Nous trouvons une réflexion pareille dans Les Sirènes de Bagdad. Ce

roman parle aussi d’une sorte de rêve. Selon Sayed, personnage de Khadra, les Américains ne

connaissent pas l’Histoire de l’Irak :

Que connaissent-ils de la Mésopotamie, de cet Irak fantastique qu’ils foulent de leurs rangers

pourris ? De la tour de Babel, des Jardins suspendus, de Haroun al-Rachid, des Mille et Une

Nuits ? Rien ! [...] Et quand on n’est pas d’accord, ils sortent leur grosse artillerie et mitraillent

nos saints, lapident nos monuments et se mouchent dans nos parchemins millénaires. (Khadra

2006 : 187-188)

Sayed est d’opinion que les Américains ne savent rien de la culture irakienne et qu’ils traitent

cette culture de façon irrespectueuse : ils détruisent le patrimoine culturel du pays. La critique

de l’attitude américaine envers le patrimoine culturel de l’Irak est plus forte que chez Gaudé

puisque dans Les Sirènes de Bagdad, la destruction du patrimoine culturel par les Américains

n’est pas passive mais active. Peut-être, cette différence de critique a-t-elle à voir avec la

situation d’énonciation des auteurs, car l’Algérien Yasmina Khadra vient d’un pays qui a été

humilié par l’Occident. Chez Gaudé, le rapport entre l’Occident et le patrimoine culturel de

l’Irak est ambigu :

Gertrude Bell qui participa à la création de l’Irak, lors du sommet du Caire où Churchill

écoutait ses avis, où Lawrence d’Arabie confirmait par des hochements de tête ses analyses,

mais qui voulut aussi laisser à ce pays qu’elle aimait un musée et créa ce qui allait devenir le

Musée national de Bagdad. (Gaudé 2016 : 66)

Gertrude Bell, une Anglaise, a contribué à la création d’un musée à Bagdad. Elle a donc fait

des efforts pour préserver les objets du patrimoine culturel de l’Irak. Ironiquement, c’est

l’Occident qui a créé le (prédécesseur du) musée de Bagdad et qui a contribué à sa destruction

en 2003 : les Américains n’ont pas combattu les pillards. Dans Écoutez nos défaites, il y a des

palimpsestes de l’époque de Daech et de la guerre d’Irak. La destruction du patrimoine

culturel par des terroristes provoque chez Mariam des souvenirs de la guerre d’Irak quand elle

se promène dans le musée de Bagdad, qui a rouvert ses portes :

Elle traverse les salles en silence. Tout est là, à sa place. Elle refait le compte de tous ces

objets et il lui revient en mémoire que douze ans plus tôt, en 2003, elle avait fait de même,

71

arpentant les pièces dans un sens puis dans l’autre, mais tout était par terre alors : les vitres

brisées, les chaises renversées, les objets à terre, les présentoirs vides. (Gaudé 2016 : 140)

La reconstruction du musée de Bagdad montre que le palimpseste apporte de l’espoir. En

2003, c’était un chaos, mais aujourd’hui, ce musée est caractérisé par l’ordre.

72

CONCLUSION

Les intersections de la mémoire (un concept élaboré par Michael Rothberg) et les

palimpsestes (un concept élaboré par Max Silverman) jouent un rôle primordial dans notre

analyse. Ils nous aident non seulement à dépasser des visions qui considèrent la mémoire

comme une lutte compétitive (les guerres de mémoire), mais aussi à créer la solidarité. Si la

mémoire de la guerre d’Irak porte des traces d’une autre guerre (la guerre Iran-Irak, par

exemple), cela veut dire qu’il s’agit des intersections de la mémoire / des nœuds de mémoire

où des mémoires différentes se rencontrent. La mémoire multidirectionnelle ouvre donc la

voie à une mémoire transculturelle, interculturelle et transnationale. Dans les nœuds de

mémoire, plusieurs couches temporelles se rencontrent : du passé lointain au présent, en

passant par le passé récent et en traversant différentes régions du monde. Dans le travail de

mémoire (un processus productif), le palimpseste témoigne d’une interaction dynamique des

traces temporelles et spatiales différentes. Cette structure temporelle est non linéaire

(Silverman 2013 : 3).

Quant à l’écriture, la situation d’énonciation joue un rôle important, car la perception

de l’auteur est influencée et contaminée par des traces antérieures (Silverman 2013 : 148).

Tout comme les intersections, la situation d’énonciation est un processus dynamique. La

situation d’énonciation semble aussi avoir une influence sur les intersections qui sont mises en

avant dans les textes, vu que l’Algérien Yasmina Khadra est le seul auteur de notre corpus qui

fait (indirectement) référence à la guerre d’Algérie. De plus, sa critique envers l’attitude des

Américains en Irak (perspective de la tentation du terrorisme) est plus forte que chez Laurent

Gaudé, qui focalise quant à lui sur l’archéologie et le destin des civilisations. Analyser la

situation d’énonciation est très important par rapport aux perspectives postcoloniales et

transnationales et permet, tout comme les intersections de la mémoire, de contester et de

dépasser des visions eurocentriques. Notre travail répond à une telle analyse, car nous

combinons les perspectives de Yasmina Khadra, un auteur d’Algérie (pays anciennement

colonisé par la France) ; d’Ali Bader, qui focalise sur la mémoire et l’Histoire, qui vient

d’Irak (pays anciennement colonisé par l’Angleterre) et qui vit aujourd’hui en Belgique ; et de

Laurent Gaudé, un auteur de France. Il s’agit donc des accents différents, mais tous les

romans mettent en scène des palimpsestes.

Rothberg a eu tout à fait raison de signaler qu’il y a des intersections de la mémoire

entre la guerre d’Irak et d’autres guerres. Ses observations, ainsi que celles de Silverman, qui

écrit sur les palimpsestes, valent pour notre corpus. En effet, les trois romans que nous venons

73

d’analyser montrent que la mémoire de la guerre d’Irak est de nature multidirectionnelle et

qu’elle porte par conséquent des traces d’autres mémoires. Les romans parcourent ainsi

différentes époques historiques et différents pays, régions et continents, bien que la

focalisation des œuvres reste sur l’Irak (surtout chez Bader et Khadra). Il y a non seulement

des intersections entre la guerre d’Irak et la Seconde Guerre mondiale, le colonialisme et la

guerre Iran-Irak, mais aussi entre la guerre d’Irak et l’Antiquité, la guerre du Liban, la

Première Guerre du Golfe, Daech et bien d’autres formes de violence dont certaines doivent

être examinées plus en détail (comme nous l’avons indiqué, nous n’avons pas traité de toutes

les intersections). Ce sujet peu abordé jusqu’ici a donc pour résultat de nouvelles observations

et de nouvelles idées fertiles. La destruction récemment causée par Daech va probablement

problématiser encore plus le rapport avec le passé irakien et sans doute, de nouveaux romans

vont être écrits sur la violence en Irak.

Il y a un lien intime entre les intersections de la mémoire / les palimpsestes et le

traumatisme de guerre : les intersections de la mémoire rendent possible le témoignage du

traumatisme de guerre et essaient de donner forme à l’événement traumatisant. Le

traumatisme se manifeste par le silence, par la ville et par le corps. Le corps annonce déjà la

réponse au traumatisme par le palimpseste ; c’est le corps qui incarne le passage entre

l’indicible trauma et la narration. Comme le montre Vies et morts de Kamal Medhat, la

littérature dénonce le silence répressif de l’Histoire et de la mémoire nationale. La description

de la vie du musicien irakien, qui survit aux événements du Farhoud (mais qui est assassiné

pendant la guerre d’Irak) rend possible le témoignage d’une Histoire douloureuse qui n’était

pas très connue auparavant. Bader est le seul auteur de notre corpus qui traite de la

persécution très violente des Juifs d’Irak. Cette critique de l’Histoire nationale est un sujet que

les autres auteurs ignorent. Dans Écoutez nos défaites, il y a des palimpsestes entre Daech, la

guerre d’Irak et l’Antiquité. Ce roman est un plaidoyer pour la préservation du patrimoine

culturel de l’Irak, du Moyen Orient et de la région méditerranéenne, incarné par la mission de

l’archéologue irakienne Mariam, qui veut sauver le patrimoine culturel. La violence des

terroristes, ainsi que la lâcheté des Américains, y sont critiquées. Il y a aussi une forte critique

de la fin des civilisations.

Au niveau du style, Khadra réutilise des insultes des Français contre les Algériens

pendant la colonisation française dans un nouveau contexte. Par conséquent, la colonisation

de l’Algérie et le néocolonialisme de la guerre d’Irak sont reliés. La situation d’énonciation de

Khadra semble donc influencer son roman. N’oublions pas que le titre de son roman, Les

Sirènes de Bagdad, fait référence aux sirènes, qui représentent le leurre / la tentation du

74

fondamentalisme. Il est le plus surprenant que dans tous les trois romans, mais surtout chez

Gaudé et Khadra, il y ait des passages sur la guerre du Liban, notamment sur Beyrouth. Le

Liban est un pays au Moyen-Orient qui ne partage pas de frontière avec l’Irak, mais qui a bel

et bien un rapport avec la France, puisque la France a colonisé le Liban. Le choix de Beyrouth

ne semble pas arbitraire, puisque cette ville cosmopolite au bord de la Méditerranée incarne le

passage entre passé et présent, entre Orient et Occident.

Les auteurs traitent tous les trois de la mémoire multidirectionnelle. Nous découvrons

la vie d’un jeune Bédouin irakien chez Khadra, une archéologue irakienne chez Gaudé et un

violoniste irakien chez Bader. Ce sont tous des Irakiens qui sont affectés par le traumatisme.

Ces personnages nous aident à repenser les discours dominants sur l’Irak. L’Irak est beaucoup

plus divers qu’on ne le pense. Il y a plusieurs manières pour mettre en avant les palimpsestes.

La répétition (du discours de l’Histoire, par exemple) et la comparaison (par exemple celle de

Beyrouth et Bagdad) permettent de montrer la transformation et les implications des

palimpsestes. Dans la comparaison (surtout présente chez Gaudé), l’atemporalité joue un rôle

important. L’atemporalité a un lien avec le patrimoine culturel, un thème essentiel dans

Écoutez nos défaites de Gaudé.

En effet, les palimpsestes permettent, grâce à la transformation par la répétition et par

la comparaison, de créer de la solidarité transnationale entre des peuples et nations très

divers : entre l’Irak et le Liban, entre l’Irak et l’Iran, et entre l’Irak et l’Occident. Les

palimpsestes montrent que la haine, la violence et la destruction sous toutes ses formes

existent dans le monde entier, dans diverses époques historiques. Il y a beaucoup de passages

dans nos trois romans qui dénoncent le totalitarisme, la violence et les oppositions entre les

différents peuples du monde. Le colonialisme, le néocolonialisme et le nationalisme sont

critiqués. Bader, Gaudé et Khadra dénoncent tous les trois la violence, bien qu’ils ne soient

pas d’accord sur les origines de la violence et que leurs perspectives soient différentes. Gaudé

plonge dans l’Antiquité et montre que la violence existe depuis des siècles, Bader souligne

que les événements du Farhoud sont les graines de la violence interne en Irak, alors que

Khadra insiste sur l’origine du terrorisme. Le texte de Khadra dénonce la violence et la

vengeance et montre que malgré nos différences (culturelles), nous sommes tous des êtres

humains avec des sentiments sincères. Les Sirènes de Bagdad défend donc une vision

humaniste qui franchit des frontières nationales. Les œuvres analysées dénoncent à la fois le

rôle de l’Occident et de l’extrémisme qui était déjà présent en Irak et au Moyen-Orient bien

avant l’occupation américaine. Ainsi, il est montré que tant l’Occident que l’Orient sont

impliqués dans la violence.

75

La réflexion sur l’art − la fiction, la musique, le patrimoine culturel − est probablement

la plus importante pour la création de nouvelles formes de solidarité, car elle permet très

clairement d’aller au-delà des frontières physiques et mentales. N’oublions pas que la

situation du présent en Irak est très violente. Par conséquent, l’écriture et la fiction qui traitent

des palimpsestes sont d’une importance considérable. Les Sirènes de Bagdad et Vies et morts

de Kamal Medhat ont été publiés pendant la guerre d’Irak ; Écoutez nos défaites a été publié

pendant la montée du terrorisme de Daech. La violence au Moyen-Orient s’est accumulée et

n’a jamais cessé. Il est donc surprenant qu’il existe déjà des romans qui essaient de donner

forme au traumatisme, parce que ces romans ont été publiés en situation de guerre.

Comme nous l’avons écrit, le palimpseste a une fonction critique. La fonction critique

du palimpseste, ce n’est pas seulement donner forme au traumatisme ; cette critique est déjà

une manière de faire émerger une nouvelle vision du monde. Les intersections sont des outils

qui permettent l’engagement avec le passé. Si les lecteurs découvrent les tristes destins

d’autres peuples dans le passé ou dans le présent, qui ne sont pas représentés par le discours

dominant, cela renforce le lien avec ces gens. Selon Silverman, la mémoire palimpseste est

une politique de la mémoire qui est fondée sur une poétique de la mémoire (Silverman 2013 :

22). Cela montre l’importance d’analyser la mémoire multidirectionnelle et palimpseste en

littérature face à la politique. Le souhait de Silverman est le suivant : « [...] to allow the

perception of solidarities across national and ethno-cultural borders [...] » (Silverman 2013 :

31). La solidarité peut transgresser des frontières nationales et culturelles pour rassembler des

peuples divers, qui souvent s’opposent les uns aux autres. Silverman conclut son ouvrage de

la manière suivante :

A paradigm of hybrid and overlapping rather than separate pasts, between the particular and

the universal − a ‘cosmopolitical’ memory − could serve as a model for imagining new

democratic solidarities in the future across the lines of race and nation commensurate with the

interconnected world of the new millennium. (Silverman 2013 : 179)

Dans ces trois romans, les palimpsestes ont effectivement le potentiel de créer un nouveau

paradigme qui ouvre la voie à l’interaction des mémoires différentes. De nouvelles formes de

solidarité surgissent grâce aux intersections de la mémoire. Dans l’espace du texte, une

nouvelle époque s’annonce où les différentes régions du monde sont liées les unes aux autres.

Il est vrai que la littérature témoigne du travail de mémoire et du traumatisme et que ce

travail de mémoire sous forme multidirectionnelle essaie de donner forme au traumatisme.

76

Grâce à la fiction, il y a donc un certain espoir pour l’avenir. Les intersections de la mémoire /

les palimpsestes peuvent être considérés comme une tentative d’aller au-delà du traumatisme.

Or, il y a bien d’autres intersections et d’autres stratégies à découvrir. Il serait par exemple

intéressant de faire une analyse sur la représentation de Beyrouth par rapport aux intersections

de la mémoire et au traumatisme et par rapport à la spatialisation du temps. « Au-delà du

traumatisme de guerre ? », notre titre, vaut-il pour le Liban ? Une autre analyse pourrait

focaliser sur la réception des trois œuvres. Une étude sur la réception permet peut-être

d’expliquer pourquoi la seule traduction dans notre corpus, Vies et morts de Kamal Medhat,

n’est pas mentionnée dans les journaux français, contrairement aux autres romans.

77

RÉSUMÉ EN NÉERLANDAIS / NEDERLANDSE SAMENVATTING

Het oorlogstrauma voorbij?

Knooppunten van herinnering in de literatuur over de Irakoorlog

In dit onderzoek behandelen wij drie romans uit de eenentwintigste eeuw: Les Sirènes de

Bagdad (2006) van de Algerijnse schrijver Yasmina Khadra, Vies et morts de Kamal Medhat

van de Irakese auteur Ali Bader (2016, oorspronkelijk gepubliceerd in het Arabisch in 2008)

en Écoutez nos défaites (2016) van de Franse schrijver Laurent Gaudé. Deze romans

reflecteren alle drie op de Irakoorlog, maar Écoutez nos défaites behandelt ook de recente

gruwelijkheden van IS. De context waarin de drie auteurs schrijven is verschillend en

beïnvloedt hun tekst. Er is nog weinig onderzoek gedaan naar de herinnering van de

Irakoorlog in Franstalige literatuur; veel onderzoeken beperken zich tot Engelstalige literatuur

uit Amerika. Centraal in onze analyse staan de ‘knooppunten van herinnering’ of

palimpsesten. Dit begrip is uitgewerkt door Max Silverman in Palimpsestic Memory: The

Holocaust and Colonialism in French and Francophone Fiction and Film (2013). Silverman

baseert zich deels op de analyse van Michael Rothberg in Multidirectional Memory:

Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization (2009). De theoretische handvatten

die deze auteurs verschaffen, zijn van essentieel belang voor onze analyse, waarin meerdere

perspectieven elkaar ontmoeten. Ons onderzoek is transnationaal en intercultureel. Eerst

beschrijven wij hoe oorlogstrauma zich manifesteert: door stilte, door de stad of door het

lichaam. Daarna analyseren wij op welke manier(en) de palimpsesten functioneren en hoe zij

antwoord geven op het trauma van de Irakoorlog. Wij zetten uiteen hoe de herinnering van de

Irakoorlog, zoals die in de literaire werken naar voren komt, verweven is met herinneringen

aan andere oorlogen. Denk daarbij aan de Tweede Wereldoorlog en het kolonialisme, maar

ook aan de oorlog tussen Irak en Iran in de jaren 80 en het geweld in de Klassieke Oudheid. In

de romans van Khadra, Bader en Gaudé zijn er verschillende soorten palimpsesten: bij de ene

auteur ligt de nadruk op woordgebruik, bij de andere auteur op het belang van cultureel

erfgoed. Transformatie, herhaling en vergelijking zijn daarbij terugkerende uitkomsten van de

palimpsesten. Door literaire werken uit verschillende landen met elkaar te vergelijken, kan er

een vruchtbare basis gelegd worden voor verder onderzoek naar knooppunten van herinnering

in literatuur. Ook kan het dynamische karakter (de transformatie) van de palimpsesten een

positieve invloed hebben op solidariteit en op die manier een nieuwe wereldvisie bevorderen.

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