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Au milieu du carrefour - excerpts.numilog.com · et je fus très heureux quand son auteur, Mme Ly, me demanda d'en écrire la préface. En France, terre de liberté où l'on a encore

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AU MILIEU DU

CARREFOUR

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Le dessin figurant sur la couverture est du D N. T. Tri.

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Mme LY-THU-HO

A U M I L I E U DU

C A R R E F O U R

J . P E Y R O N N E T & Cie , ÉDITEURS

8, Rue de Furstenberg, 8 PARIS

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DU MEME AUTEUR chez le même éditeur

Printemps Inachevé Roman

© E d i t i o n s J . PEYRONNET et C 1969.

T o u s d r o i t s de r e p r o d u c t i o n e t d ' a d a p t a t i o n r é s e r v é s p o u r t o u s p a y s .

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Ce récit romancé des événements qui se sont passés au Sud-Viêt-Nam, depuis la chute de l'ancien régime à la suite du coup d'état de novembre 1963, est intéressant à bien des égards et je fus très heureux quand son auteur, Mme Ly, me demanda d'en écrire la préface.

En France, terre de liberté où l'on a encore l'heureux privilège de lire des écrits de toutes tendances, le lecteur, inondé depuis un certain temps, par une littérature trop souvent tendan- cieuse, est amené à prendre à propos du Viêt- Nam, une position tantôt antiaméricaine et tantôt anticommuniste. L'opinion publique se crée ainsi, avec la collaboration des mass media, des mythes et des images d'Epinal n'ayant souvent que fort peu de rapports avec la réalité. Le livre de Mme Ly, femme .de lettres d'origine vietna- mienne — qui n'en est plus à son premier roman — se veut être une voix parfaitement neutre, au-dessus de la mêlée confuse des idéo- logies plus ou moins démagogiques qui déchirent

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actuellement ce pays soumis, il y a bientôt trente ans, à une guerre fratricide.

Son roman est l'image même de ce Viêt-Nam méridional meurtri, vu à travers l'optique d'une intellectuelle non engagée et libérée de toute obédience aveugle et sectaire, et qui n'en est que plus libre pour exprimer son opinion, honnête et courageuse sur cette guerre inutile, et sur la voie à prendre pour y mettre fin. C'est d'ailleurs sur un acte de foi qu'elle a terminé son roman, foi en l'avenir d'un Viêt-Nam unifié et serein.

Puisse ce livre témoigner, en France et ailleurs, du talent de son auteur, et attirer l'attention du public international sur la nécessité d'une nou- velle ère de paix et de concorde entre Vietna- miens, réconciliés.

Docteur N. T. HUAN.

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CHAPITRE PREMIER

— Il est temps de te réveiller ma fille, c'est l'heure du départ et la marée commence à monter.

Quatre heures du matin... Lang avait bien entendu l'appel venant du salon. Elle savait que ses parents étaient levés depuis un bon moment déjà. De sa chambre, elle pouvait reconnaître aisément les pas saccadés de son père qui faisait claquer ses sabots en marchant et ceux plus traî- nants des vieilles savates de sa mère. Elle enten- dait tout car elle n'avait presque pas fermé l'œil de la nuit. Elle veillait, frappée par des bruits résonnant dans le lointain, détonations assour- dies des canons et claquements secs des obus de mortiers. Et plus proches d'elle, sur la toiture de la maison, les lourdes gouttelettes d'eau de pluie crépitaient comme des balles de mitrail- leuses, composant ainsi une sorte de musique aux notes discordantes.

En vérité ce n'était pas cette averse diluvienne de la mousson du Sud, ni cette canonnade qui l'avaient empêchée de dormir. Lang était tellement habituée à vivre dans ces bruits de bataille. Cela

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faisait partie de sa vie même et depuis bien long- temps, depuis plus de vingt ans, depuis l'année 1945, alors qu'elle avait à peine cinq ans. Mais de plus en plus la guerre gagnait en intensité et s'étendait vers les campagnes les plus retirées du Viêt-Nam, ces campagnes si chères à Lang. Son insomnie ne datait pas de cette nuit, elle remontait à un mois, au premier mai de cette année 1965, au jour du départ de Vân, son bien aimé.

Aujourd'hui c'était son tour de quitter le vil- lage. Elle aurait dû partir depuis une semaine, mais elle avait reporté à plusieurs reprises ce voyage chaque fois qu'elle pensait à la solitude dans laquelle se trouveraient ses vieux parents après son départ. Elle se faisait plus de soucis pour sa mère, Mme Vinh. Celle-ci qui venait de se remettre d'une grave pneumonie, avait reçu l'année dernière un choc terrible en apprenant coup sur coup l'enlèvement de son gendre par des inconnus au cours d'un voyage à Banmé- thuot, et la mort soudaine de son plus jeune fils, ancien élève de l'Ecole d'Officiers de Dalat, tué dans un accrochage avec les Vietcongs à Bencat.

Lors de sa maladie, Lang qui séiournait à Saigon avait interrompu ses études d'anglais et était revenue auprès d'elle pour la soigner.

Autrefois elle s'inquiétait moins pour ses parents, car Tân-Binh, un petit village proche de Sadec, chef-lieu de province, n'était qu'à quel- ques heures de voiture de Saigon. Elle y revenait souvent à chacune de ses vacances scolaires.

Maintenant, avec cette guerre la route était moins sûre, le voyage était plus hasardeux sur-

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tout pour une jeune fille seule. Elle devrait donc espacer ses retours. Son frère et ses sœurs, retenus par leur occupation dans la capitale, pre- naient rarement le chemin du village. M. et Mme Vinh vivaient ainsi loin de leurs enfants, et récemment cette solitude s'était aggravée par la crise de la domesticité. Depuis l'arrivée des troupes américaines, les gens de maison se fai- saient de plus en plus rares. Etant cinq à six fois mieux payés par les étrangers, ils travail- laient de moins en moins chez leurs employeurs vietnamiens. Auparavant, Mme Vinh avait été aidée dans son ménage, pendant plus de quinze ans, par un couple de paysans dont le mari était un de ses anciens fermiers. Mais eux aussi l'avaient quittée récemment sur la demande et l'insistance de leur propre fils. Ce dernier qui avait fait fortune à Sadec avec sa blanchisserie, travaillant uniquement pour les troupes améri- caines qui venaient de s'y installer, les invitait à le rejoindre. Le départ de ces vieux serviteurs fidèles et dévoués, affecta beaucoup les parents de Lang et les laissa complètement seuls. Mme Vinh quoique remise de sa maladie restait encore faible et Lang craignait toujours une rechute soudaine.

Certes les dangers de la route ne l'empêche- raient pas de revenir très rapidement à Tân-Binh au premier appel de sa mère, mais devant se procurer du travail à Saigon elle n'arrivait pas à se consoler de ce long éloignement en pers- pective.

— Prépare-toi ma chérie, Tante Ba doit être déjà au rendez-vous.

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— Oui mère, je suis prête, répondit Lang en la rejoignant.

Pour tout bagage, elle avait une petite valise et un chapeau conique de paysanne en feuilles de latanier. Avant de faire ses adieux aux parents, Lang alluma trois bâtonnets d'encens et versa, en offrande, du thé bien chaud dans trois petites tasses posées sur l'autel des ancêtres.

M. Vinh, assis sur un coin du lit de camp, regarda pensivement la fumée de sa cigarette s'envoler et se mélanger aux volutes de fumée des bâtonnets d'encens. Ensemble elles se répan- dirent dans la pièce, légères et ondulantes au- dessus de la lampe à pétrole posée sur la haute table du salon, formant ainsi une sorte de brouil- lard matinal prêt à se dissiper aux premiers rayons de l'aube. De ses maigres doigts longs et osseux, il caressa sa barbiche blanche; et à soixante-quinze ans il se portait encore bien pour son âge. De petite taille, assez fort de carrure, sa face carrée empreinte de bonté était éclairée par des yeux aux regards vifs que surmontaient d'épais sourcils. Mais c'était sa voix qui faisait sa personnalité, une voix grave et autoritaire qui l'avait porté aux fonctions de chef de village, chef aimé et respecté des honnêtes gens et redouté des malfaiteurs. D'un caractère renfermé, il ne laissait pas deviner facilement ses pensées et il était aussi avare de paroles. Cependant, au moment de cette longue séparation, Lang entendit son père lui prodiguer des recommandations tra- ditionnelles.

— En n'importe quelle circonstance, mon enfant, tâche de te conduire conformément à la

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dignité et à l'honneur de notre famille. A aucun moment, n'oublie que tes parents sont des gens humbles mais honnêtes. Ne cherche pas un tra- vail lucratif mais peu fait pour toi ; trouve plutôt une occupation qui convienne à une jeune fille de bonne famille.

Mme Vinh avait attendu que sa fille parvînt sur le seuil de la porte pour lui énumérer ses nombreuses commissions.

— Dis à ta sœur Sang de ne plus m'envoyer de tissu pour confectionner des tuniques; nous sommes déjà vieux, nous ne sortons plus, et n'avons que peu d'occasions de porter des vête- ments neufs. Par contre, une photo récente de son petit-fils nous fera beaucoup de plaisir. Pense également à remercier ton frère de l'envoi d'ar- gent qu'il nous a fait et demande à ta belle-sœur Danh de m'acheter des fortifiants, ces mêmes médicaments qu'elle m'a déjà adressés une fois. Habite chez ta sœur Tam pour lui tenir com- pagnie et occupe-toi de ses enfants et surtout de leur éducation dont elle se plaint désespéré- ment dans ses dernières lettres. N'oublie pas non plus d'aller brûler quelques bâtonnets d'encens sur la tombe de ton pauvre frère. Hélas ! je vou- drais tant ramener ses cendres dans notre cime- tière familial au village, au lieu de le laisser là-bas parmi les étrangers. Mais le chiromancien que j'ai consulté m'a conseillé d'attendre encore un printemps. Et si tu as l'occasion d'aller à Dalat, arrête-toi chez ton oncle, le père de Xinh, il y a bien longtemps que nous l'avons perdu de vue ainsi que sa femme.

Puis, jetant un coup d'œil furtif du côté de

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son mari, elle se pencha et chuchota à l'oreille de Lang.

— Si tu revois Vân, supplie-le de revenir à Saigon. Après tant d'années d'études, il est en train de compromettre son brillant avenir par des idées baroques. Quel brave garçon, je le considère déjà comme mon gendre.

Ces dernières paroles firent mal à Lang. Pour ne plus entendre davantage Mme Vinh lui parler de Vân, elle précipita son départ en abrégeant les adieux. Malgré toute sa déférence pour sa mère, elle ne put s'empêcher de la prendre dans ses bras et d'embrasser ses cheveux blancs. Une forte émotion la saisit, elle refoula à grande peine les lourdes larmes qui débordaient de ses yeux.

— Je t'accompagne jusqu'à la rue, murmura sa vieille maman.

— Oh non, mère, il fait encore très frais dehors, tu risques de prendre froid et de t'en- rhumer et puis, avec la pluie de cette nuit le sol est très glissant.

Lang embrassa de nouveau ses joues creuses, gardant un instant sa petite main dans la sienne. Pour ne pas l'attendrir davantage elle ouvrit tout grand ses yeux afin de contenir ses larmes. Pauvre maman, se disait Lang en refermant la porte derrière elle. Comme elle l'aimait! Malgré les quarante années de différence qui les sépa- raient, Lang avait toujours en sa mère une amie sûre et une confidente compréhensive.

De santé fragile Mme Vinh avait été affaiblie par la fréquence des maternités. Lang avait eu en tout sept frères et sœurs dont quatre restaient

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en vie. L'aînée mourut très jeune. La seconde grande sœur de Lang fut mariée à un professeur de lettres qui enseignait dans un Lycée de Saigon, et elle était déjà grand-mère. Venait ensuite son frère, commandant d'aviation dans l'armée gou- vernementale qui avait été affecté au département de la guerre psychologique à la suite d'un acci- dent d'avion d'où il sortit avec une fracture de la jambe. Il avait fait un séjour d'un an et demi aux Etats-Unis et était de retour depuis peu au pays. Un autre frère était mort de maladie en 1945. Puis sa sœur Tam dont le mari avait été porté disparu et enfin le plus jeune frère qui avait trouvé la mort à Bên Cat.

De la maison à l'embarcadère, Lang avait environ huit cents mètres à parcourir. Elle tra- versa d'abord la route communale et remonta un étroit chemin le long de la rivière. L'embarcadère était en réalité un simple petit pont en bois, composé d'un tablier de planches épaisses repo- sant sur des pieux solidement enfoncés à deux mètres de la berge. C'était là que venaient habi- tuellement accoster les jonques des marchands de riz pour charger les sacs de paddy achetés aux paysans du village. C'était là aussi que s'effec- tuait la vente des articles de la ville apportés par les commerçants dans leurs grosses barques. C'était le seul endroit du village où régnait une grande activité et qui constituait son centre com- mercial. Les habitants de Tân-Binh dont les mai- sons étaient construites le long de la rivière avaient chacun leur propre pont fait la plupart du temps d'un simple tronc de cocotier jeté en pente sur la berge et dont l'extrémité baignait

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dans l'eau, enfoncée dans la boue. Ce pont de fortune était d'usage exclusivement familial; il servait à arrimer la petite barque dont se ser- vaient les membres de la famille dans leurs mul- tiples déplacements. On y venait puiser de l'eau de la rivière pour les besoins familiaux et domes- tiques. On y faisait également la lessive et on s'y baignait quotidiennement. Le passage sur ces petits pontons pour arriver jusqu'à l'eau, selon la saison et la marée, exigeait beaucoup d'adresse et un certain sens de l'équilibre, surtout à la saison des pluies, car on risquait à tout instant de glisser et de piquer un plongeon dans cette eau fangeuse.

Tante Ba était déjà à l'embarcadère en train de vider la petite barque remplie d'eau de pluie et se servait pour cela de la moitié d'une grosse coque de noix de cocotier fendue en deux parties égales.

— Bonjour, Mlle Lang! — Bonjour, tante Ba, répondit la jeune fille

en descendant le pont. — Heureusement que la pluie s'est arrêtée de

tomber et avec cette marée favorable nous serons à Sadec dans deux heures.

— Que c'est gentil à vous de bien vouloir m'ac- compagner, remercia Lang, vous auriez dû laisser cela à votre mari.

— Oh que non, en ce moment je préfère qu'il reste à la maison. Bien sûr il n'a plus l'âge d'être recruté pour le service militaire; mais dans leurs déplacements les hommes attirent davantage l'at- tention et sont plus souvent arrêtés, questionnés et fouillés par les autorités régionales de contrôle.

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— Mère m'a conseillé de prendre la « Lam- bretta » pour ne pas vous déranger, seulement je voudrais être de bonne heure à Sadec afin de pouvoir prendre le premier car pour Saigon.

— Vous avez bien fait de venir avec moi, répli- qua tante Ba, en détachant la chaîne qui atta- chait son embarcation à un pieu du ponton. La « Lambretta », cette sorte de camionnette à trois roues n'est pas du tout confortable, ajouta-t-elle. Et puis ce genre de transport n'a pas d'horaire fixe, le conducteur ne consentant à partir que quand les places de son véhicule sont toutes occu- pées. Et avez-vous remarqué l'état de notre route communale? Elle est toute défoncée. En « Lam- bretta » vous auriez été certainement très indis- posée par les cahots. Bon... nous partons... Met- tez-vous un peu plus vers l'avant... Voilà, c'est bien.

D'un vigoureux coup de rame, elle poussa la barque au large.

Agée d'une cinquantaine d'années, tante Ba avait une santé de fer. Toujours occupée par les travaux des champs, en toutes saisons, elle cul- tivait son potager, entretenait soigneusement sa porcherie et se déplaçait toujours en barque pour faire ses courses ou commissions.

L'embarcation glissait maintenant au fil de l'eau dans les premières lueurs de l'aube. Le vil- lage semblait encore dormir d'un profond som- meil, mais la rivière était déjà en mouvement. Au loin, très loin, des petits sampans faisaient des taches sombres et mobiles sur cette surface d'eau à peine troublée.

Lang prit aussi une pagaie pour aider tante Ba,

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mais n'ayant pas l'habitude de s'en servir sou- vent, elle ramait d'une manière désordonnée et se fatiguait très vite.

Dans quelques instants elle repasserait devant sa maison et elle voulait prolonger indéfiniment cette minute afin de jeter un dernier regard à sa chère demeure. C'était une vieille, très vieille bâtisse qui appartenait à son grand-père et qui avait été léguée en héritage à son père par droit d'aînesse, pour la continuation du culte des ancêtres. Lang y avait passé une grande partie de son enfance et connaissait les moindres re- coins de cette maison. Devenue jeune fille elle eut droit à une chambre pour elle toute seule; et par les nuits de pleine lune, cette petite pièce sobre- ment meublée mais proprette et intime, était abondamment baignée par une douce lumière d'argent grâce à une immense fenêtre donnant sur le jardin.

Allongée dans son lit sous la gaze vaporeuse de la moustiquaire, Lang se laissait aller très sou- vent à d'interminables rêveries. Son imagination vagabondait à travers champs et cours d'eau, paysages qui lui étaient si familiers. Les vieux murs blancs avaient pris maintenant une couleur grise argileuse car depuis plusieurs années ils n'avaient reçu aucun badigeonnage. De style ancien, cette demeure était grande et large; Lang se rappelait des banquets organisés par ses parents quand son père était encore en fonction. Une centaine de personnes pouvaient prendre part à ces festins dans les trois grandes salles communicantes de la façade principale. Avec cette guerre, certaines pièces inoccupées avaient

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été transformées en tranchées, abris solidement renforcés de sacs de sable et de rondins de coco- tiers, offrant une protection efficace contre les balles et aussi contre les éclats de mortiers et de bombes. Les meubles qui restaient encore se trouvaient dans un état piteux, car ils avaient été saccagés et endommagés pendant la période de la révolution de 1945. L'autel des ancêtres, en vieux bois de teck incrusté, avait perdu la moitié de ses incrustations de nacre, représentant des inscriptions en caractères chinois et des motifs floraux. Des éléments du salon, on ne voyait plus qu'une haute table dont la laque était ternie et deux fauteuils sur six. Dans la salle à manger de style moderne, des tabourets en bois ordinaire remplaçaient les chaises capitonnées. La grande glace brisée du buffet était retenue par des bandes adhésives. De nombreux objets an- ciens et précieux, vases en porcelaine de Chine, statuettes d'ivoire et de jade, avaient disparu, laissant encore leurs marques aux emplacements vides. Lors de son dernier séjour, Lang avait demandé à ses parents de changer le mobilier, mais M. Vinh refusa de le faire.

— Nous ne recevons plus personne, disait-il, pourquoi effectuer des dépenses inutiles, il vaut mieux garder nos économies pour d'autres besoins plus urgents. Cette guerre est intermi- nable, on ne sait quand elle finira, d'autant plus qu'avec les récents bombardements aériens sur- tout dans le nord du pays, je me demande com- ment elle se terminera.

Malgré cette longue guerre une certaine pros- périté régnait encore à Tân-Binh. Avec l'affluence

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des réfugiés venant du fin fond de la campagne et se rapprochant du chef-lieu de la province, le village avait été doté de nouvelles maisons hâti- vement bâties. Pour parer aux nouveaux besoins, principalement en produits alimentaires, on avait créé quelques fabriques de vermicelles de riz dont les déchets servirent à l'élevage des porcs et spécialement des canards qui étaient très re- cherchés sur le marché des volailles. On défri- chait de nouveaux champs pour faire de la cul- ture de légumineuses et planter des arbres fruitiers. Il y avait aussi une nouvelle rizerie sur l'autre rive de la rivière pour décortiquer le paddy et l'usine fonctionnait à longueur d'année.

Mais depuis deux ans, l'arboriculture était en baisse. Un bon nombre d'arbres fruitiers étaient atteints par les saupoudrages aériens de produits défoliants que l'armée effectuait pour détruire les bois et les forêts, refuges des Vietcongs. Les arbres et les plantes résineux étaient complète- ment brûlés, d'autres ne donnaient plus rien et perdaient leur feuillage. Par mesure de sécurité certains propriétaires avaient eux-mêmes dégagé les alentours de leurs habitations en abattant tous les arbres qui s'y trouvaient. C'était le cas de la plantation des parents de Lang.

— Mlle Lang, c'est votre maison, là, appela tante Ba, croyant que la jeune fille ne l'avait pas remarquée. Chaque fois que je passe par ici, poursuivit-elle, je ne peux m'empêcher de re- gretter votre domaine. Les fruits de votre verger sont les meilleurs de Tân-Binh et je les ai tous goûtés, dourions, mangues et mandarines... Au- trefois je n'avais pas besoin d'acheter ni les noix

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de coco, ni les noix d'arec, non plus les pousses de bambou. Votre maman m'en donnait si souvent.

Ces bambous, ils marquaient la limite entre sa propriété et celle du voisin. Cette immense haie verdoyante avait été le coin préféré de Lang. Les jours d'été, elle aimait se promener sous son ombrage, écoutant les grincements sonores des troncs dans leur continuel mouvement. Comme ils étaient souples et élégants ces bambous lisses et cannelés qui se courbaient, se redressaient et se balançaient sous le souffle du grand vent! Avec leurs feuilles effilées et rugueuses se termi- nant en touffes, ils ressemblaient ainsi aux dan- seuses aux longs cheveux éparpillés des fresques antiques. C'était pour leur beauté que les bam- bous, de tout temps, avaient été chantés et ho- norés par les Orientaux dans la poésie comme dans la peinture.

De la rivière Lang vit distinctement la demeure de son père. Elle était là, immense et dénudée, une masse de briques grises au milieu d'un grand terrain vague.

En détruisant la plantation d'arbres fruitiers qui environnait sa maison, M. Vinh avait souffert terriblement tant sur le plan moral que sur le plan financier. Car cette haie de bambous et ces deux rangées de cocotiers étaient l'œuvre du grand-père de Lang; et les revenus qu'il en tirait n'étaient pas négligeables. S'il avait consenti à ce dur sacrifice, c'était pour éviter des incidents qui pouvaient lui arriver comme cela était déjà survenu à un de ses amis, M. Xum. Une patrouille de partisans tomba dans une embuscade juste

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devant la maison de ce dernier. Les rafales de mitraillettes venaient de la plantation de man- guiers. Le combat fut engagé et dura quelques heures. On compta cinq tués du côté gouverne- mental, et on remarqua des traces de sang jusque dans les rizières du côté Vietcong. M. Xum, le propriétaire de la plantation, et un membre de sa famille, avaient été blessés, heureusement sans gravité; mais sa maison et ses arbres subirent d'importants dégâts. Le lendemain, le petit vil- lage connut une autre invasion. Des troupes gouvernementales procédèrent à son encercle- ment et ratissèrent toute la région. Les habitants furent regroupés, interrogés et leurs maisons fouillées de fond en comble. Ce fut comme le passage d'un ouragan. Après le départ des sol- dats, on constata des pertes qui se soldèrent par la disparition d'un grand nombre de volailles ainsi que de fruits.

Chaque coup de rame éloignait Lang de son toit natal. Et bientôt elle arriva devant la maison commune qui était assez retirée de la rivière. Lang vit juste son toit de tuiles rouges que sur- montait le grand mât porte-drapeau. Un moment encore et elle passait devant la maison de Vân dont l'absence pesait si lourdement dans son cœur. Mille souvenirs l'assaillirent et le film de son premier roman d'amour se déroula dans son esprit.

Du même village, enfants, ils se connaissaient à peine. Leur adolescence, ils l'avaient passée la plupart du temps à Sadec ou à Saigon, poursui- vant séparément leurs études primaires puis secondaires. Les parents de Vân étaient des com-

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merçants en tissus à Sadec. Le magasin était géré par sa sœur aînée depuis la mort du père, sur- venue deux ans auparavant. La maison de Tân- Binh était habitée par sa deuxième sœur, mariée à un agriculteur. Il avait aussi deux frères dont l'aîné, un ancien commandant de l'armée, chef de province, avait trouvé la mort au cours d'un de ses voyages d'inspection, sa jeep ayant sauté sur une mine vietcong. Son deuxième frère dont on évitait de parler dans sa famille, était aux dires des gens du village, parti chez les Vietminh depuis 1945.

Ce fut à Saigon, au début de 1964, lors d'un changement de domicile, que Lang et Vân s'étaient retrouvés, tous deux habitant dans le même quartier de la capitale. La jeune fille le croisait de temps en temps en allant au cours d'anglais. A chaque rencontre les deux jeunes gens se saluaient de la tête, et chacun de pour- suivre son chemin sans se retourner, affectant une certaine indifférence. Pourtant Lang n'igno- rait rien de Vân, même de sa vie privée. Elle savait cela grâce à une de ses compagnes, Tuyêt, fille d'un riche pharmacien de Saigon, elle-même étudiante en pharmacie. Cette dernière lui fit des confidences détaillées sur la vie du jeune homme dont elle était tombée amoureuse.

Récemment diplômé Docteur en chirurgie de la Faculté de médecine après des études fort bril- lantes, Vân âgé d'une trentaine d'années, était aussi un sportif accompli, pratiquant aussi bien la natation que le tennis ou le judo. Passionné de musique classique occidentale mais musicien sans grand talent, il jouait de la guitare en simple

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amateur. D'après Tuyêt il était assez bien consi- déré dans le cercle des étudiants de la Faculté. Il avait beaucoup d'admiratrices qui cherchaient à se lier d'amitié avec lui, mais jusqu'à ce jour on ne lui connaissait pas d'aventures sentimen- tales.

D'un physique très plaisant, assez grand de taille et bien bâti, le visage aux traits réguliers avec un teint hâlé, Vân était plutôt taciturne de caractère; ses camarades le traitaient de préten- tieux et d'énigmatique, mais ses intimes l'esti- maient et lui vouaient une réelle affection et une amitié sincère.

Très souvent dans les conversations avec Tuyêt, et sans s'en rendre compte Lang évoquait le nom de Vân et à chaque fois son amie était toute heureuse de saisir l'occasion pour lui parler de l'élu de son cœur.

— Tu sais, Lang, disait-elle, lorsque Vân dis- cute des sujets sérieux il a l'air bien sévère, mais quand il sourit il est irrésistible. Il a de ces yeux, on dirait qu'ils vous pénètrent jusqu'au fond de l'âme, tant leur regard est direct et franc.

Pour elle-même Lang pensa qu'ils étaient plutôt rêveurs.

— A quand le mariage, Tuyêt? — Hélas, ma chère Lang, pour se marier il faut

être deux. Personnellement je souhaiterais d'avoir Vân pour mari mais il semble ignorer mes tendres sentiments pour lui. Il me considère comme une simple camarade ni plus ni moins. Je crois de plus en plus fermement que mes espé- rances restent vaines et sans écho. Heureusement que mon ami Phong est là pour me consoler. Ah !