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Frida Kahlo est, de toutes les femmes qu'on a vu, celle qui a enduré le plus d'épreuves : à 6 ans, elle souffrant de poliomyélite. Sa jambe droite s’atrophie et s'amincit, et son pied ne grandit plus. A 18 ans, elle est renversée par un autobus. Ses multiples fractures du bassin et la colonne vertébrale, entre autres, la clouent au lit pendant des mois et l'obligeront à porter un corset (ill. 2). Tout au long de sa vie, elle garde une santé fragile. L’hôpital deviendra sa seconde maison : elle ne cessera d'avoir des complications de santé et subira de nombreuses interventions chirurgicales. Le 2ème accident de sa vie, c'est sa rencontre avec Diego Rivera (1886-1957) (ill. 3) , le plus célèbre peintre muraliste du moment, un ogre disposant d'un appétit de vivre hors normes qui l'écrasera et la trompera longtemps. Frida écrira un jour dans son carnet de notes : « Il y a eu deux accidents dans ma vie, le terrible accident qui m'a laissé brisée, et le moment où j'ai rencontré Diego » Le 3ème drame de sa vie, certainement le plus grand, sera de ne jamais pour avoir d'enfant, à cause de son bassin, fracturé à trois endroits. Elle fera 3 fausses couches. Mais Frida va réussira à surmonter tout ça grâce à la peinture (ill. 4), qui va lui redonner une raison de vivre lorsqu'elle était alitée, lui faire prendre conscience de sa beauté et de son identité propre (autoportraits), remplir sa vie et lui donner le sentiment d'être créative après ses fausses couches : « C’est la peinture qui a complété ma vie. J’ai raté trois grossesses et bien d’autres choses qui auraient pu remplir ma vie exécrable. La peinture a alors pris toute la place. Je crois que travailler, c’est ce qu’il y a de mieux à faire » Au fond, son histoire, c'est l'histoire d'une résilience perpétuelle . A chaque peinture, elle témoigne, prendre acte de l'événement traumatique de manière à le surmonter, à le transformer en quelque chose, à enfermer le malheur dans le cadre de la toile pour ne plus vivre avec et avancer. Mais une résilience un peu à la « sauce Mexicaine » . Frida se refera beauté avec ses longues robes Tehuana qui cachaient ses infirmités (ill. 5-6). Elle peindra tout ce noir, toute cette mierda (Frida a aussi une manière de parler très fleurie), avec les couleurs du Mexique et une certaine alegria. 8 jours avant sa mort, elle peindra « Viva la Vida » (« Vive la Vie ») (ill. 7), avec ces pastèques bien mûrs et juteuses, où domine le rouge, le rouge du

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Frida Kahlo est, de toutes les femmes qu'on a vu, celle qui a enduré le plus d'épreuves : à 6 ans, elle souffrant de poliomyélite. Sa jambe droite s’atrophie et s'amincit, et son pied ne grandit plus. A 18 ans, elle est renversée par un autobus. Ses multiples fractures du bassin et la colonne vertébrale, entre autres, la clouent au lit pendant des mois et l'obligeront à porter un corset (ill. 2). Tout au long de sa vie, elle garde une santé fragile. L’hôpital deviendra sa seconde maison : elle ne cessera d'avoir des complications de santé et subira de nombreuses interventions chirurgicales.

Le 2ème accident de sa vie, c'est sa rencontre avec Diego Rivera (1886-1957) (ill. 3) , le plus célèbre peintre muraliste du moment, un ogre disposant d'un appétit de vivre hors normes qui l'écrasera et la trompera longtemps. Frida écrira un jour dans son carnet de notes :

« Il y a eu deux accidents dans ma vie, le terrible accident qui m'a laissé brisée, et le moment où j'ai rencontré Diego »

Le 3ème drame de sa vie, certainement le plus grand, sera de ne jamais pour avoir d'enfant, à cause de son bassin, fracturé à trois endroits. Elle fera 3 fausses couches.

Mais Frida va réussira à surmonter tout ça grâce à la peinture (ill. 4), qui va lui redonner une raison de vivre lorsqu'elle était alitée, lui faire prendre conscience de sa beauté et de son identité propre (autoportraits), remplir sa vie et lui donner le sentiment d'être créative après ses fausses couches :

« C’est la peinture qui a complété ma vie. J’ai raté trois grossesses et bien d’autres choses qui auraient pu remplir ma vie exécrable. La peinture a alors pris toute la place. Je crois que travailler, c’est ce qu’il y a de mieux à faire »

Au fond, son histoire, c'est l'histoire d'une résilience perpétuelle. A chaque peinture, elle témoigne, prendre acte de l'événement traumatique de manière à le surmonter, à le transformer en quelque chose, à enfermer le malheur dans le cadre de la toile pour ne plus vivre avec et avancer.

Mais une résilience un peu à la «   sauce Mexicaine   » . Frida se refera beauté avec ses longues robes Tehuana qui cachaient ses infirmités (ill. 5-6). Elle peindra tout ce noir, toute cette mierda (Frida a aussi une manière de parler très fleurie), avec les couleurs du Mexique et une certaine alegria. 8 jours avant sa mort, elle peindra « Viva la Vida » (« Vive la Vie ») (ill. 7), avec ces pastèques bien mûrs et juteuses, où domine le rouge, le rouge du sang, le rouge de la vie, alors qu'elle même est exsangue. Au Mexique, la souffrance, le sang, la mort, font partie de la vie. Frida fera couler beaucoup de sang dans ses tableaux (ill. 8), s'arrachera le cœur, comme dans les rites Azteques, mais pour se purifier, se redonner de la force. Au Mexique, on combat aussi la mort par l’humour noir, et on fête la mort de manière très colorée et carnavalesque (ill. 9), des squelettes en carton, des « carteroneria », (ill. 10) et son personnage emblématique, La Catrina (ill. 11) une représentation de la mort que l'on fait belle pour s'en moquer.

FAMILLE

Frida Kahlo [Magdalena Carmen Frieda Kahlo Calderón] est née le 6 juillet 1907 à Coyoacan, un quartier colonial au sud de Mexico. Mais en 1922, elle indiquera dans son journal être née le 7 juillet 1910, l'année du début de la révolution mexicaine [1910-1920].

Elle avait apparemment décidé qu'elle était née en même temps que le nouveau Mexique. Avec la révolution de Maduro, Frida comme les Mexicains aspirera à des changements fondamentaux dans l'organisation de la société mexicaine après la dictature coloniale et la dictature du général Porfirio Diaz qui avait duré 30 ans.

(ill. 12) Portrait de mon père, 1951.

La Révolution avait pourtant ruiné ses parents, tout deux issus de la bonne bourgeoisie.

Son père Guillermo Kahlo (1871-1941), Germano-Hongrois, est photographe officiel du patrimoine culturel, au temps de Porfirio Díaz, le dictateur destitué en 1911. Mais la Révolution le réduira à tirer le portrait des communiantes et des mariés dans son petit studio de Mexico où il s'ennuie.

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Il souffre aussi de crise d'épilepsies. Frida apprend très tôt à le soigner lors d’une crise. Elle partage avec lui une même expérience de la fragilité, de la maladie et de la solitude.

Guillermo, qui n'était pas très gai, va reporter tout son amour sur Frida. Frida était sa préférée . Dans ce portrait, elle exprime tout l'amour et l'admiration qu'elle portait à Guillermo Kahlo qu'elle qualifiait de « très intéressant, très élégant quand il bougeait, marchait », et de « calme, travailleur, courageux ».

La dédicace en bas du tableau signifie : « J'ai peint mon père Wilhelm Kahlo, d'origine germano-hongroise, artiste et photographe de profession, être généreux, intelligent, noble, courageux, puisqu'il souffrit d'épilepsie pendant 60 ans sans jamais cesser de travailler et lutta contre Hitler. Avec adoration. Sa fille, Frida Kahlo »

Frida écrit que «   Grâce à mon père, j'ai eu une merveilleuse enfance   » . Il fera partager à Frida sa passion pour l’art et l’archéologie du Mexique, lui apprendra à se servir d'un appareil photo, à développer, à retoucher et à colorier des photos, expérience dont elle se servira et qui lui furent très utiles pour ses peintures ultérieures.

Frida s'inspirera toujours beaucoup des photos de mariage pour ses portraits. Dans ces peintures, les modèles sont toujours figés, prenant la pose de jeunes mariés ou de premier communiant avec derrière un décor factice.

(ill. 13) MES GRANDS-PARENTS, MES PARENTS ET MOI, 1936

Dans Mes grands-parents, mes parents et moi , Frida fait comme papa, elle tire le portrait de famille et représente ses parents dans la pose où ils avaient été photographiés le jour de leur mariage. En 1898, Guillermo Kahlo avait épousé Mathilde Calderon (1876-1932), dont la mère venait d'une famille de généraux d'origine espagnole, et du photographe Antonio Calderón.

(ill. 14) Dans ce véritable arbre généalogique, on retrouve aussi ses grand parents, dans les lieux et les temps où ils ont vécu : ses grands-parents paternels allemands flottent au-dessus de la mer bleue, leur origine se trouve en effet de l'autre côté de l'océan. Ses grands-parents maternels mexicains, qu'elle a représenté sur la terre du Mexique, au-dessus des montagnes mexicaines et d'un nopal, variété de cactée que l'on peut qualifier de plante mexicaine.

Frida est la petite fille nue en bas du tableau, tenant le ruban rouge. Elle se trouve dans le jardin de sa maison natale, la "Maison Bleue" (Casa Azul) (ill. 15), là où elle est née et là où elle décédera. Cette maison peut être le symbole d'une enfance heureuse.

Dans son tableau comme dans la vie, Frida est plus proche de son père, Guillermo Kahlo, que de sa mère Matilde Calderón, avec qui elle sera toujours plus distante. Ici, elle est enceinte de Frida, que l'on voit sous forme de fœtus encore accroché au ventre. Frida remonte même au stade de la fécondation avec le spermatozoïde gagnant qui va féconder l'ovule et le motif de la pollinisation d'une fleur. Le thème de la fécondité est déjà très présent.

(ill. 16) Ma Nourrice et moi, je tète, 1937. p. 127

La grossesse et la maternité de Frida se passera mal. Mathilde avait donné naissance à Matilde en 1898 et Adriana en 1902. Frida arrive en 1907 et vient Cristina 11 mois plus tard, en 1908. Épuisée par ses grossesses successives, elle tombe dans une forme de dépression et n'allaitera pas Frida.

Elle la confiera à une nourrice que Frida peindra en 1937, qui ressemble plus à une divinité d'un temple funéraire qu'à une mère. Son visage est remplacé par un masque de pierre précolonial Teotihuacan. C'est comme si c'était une mère nature indifférente l'avait nourri étant jeune. Le lait tombe du bout du sein comme du ciel, comme la sève d'une plante.

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C'est l'allaitement triste, sous un ciel de pluie, et sans l'affection d'une mère, réduit à une simple pratique. Il n'y a pas de contact visuel entre Frida et la nourrice. Le bébé est nourri, mais on ne lui accorde ni sollicitude, ni tendresse. L'allaitement eut certainement lieu exactement comme l'a peint Kahlo.

Sur son corps d'enfant, Frida a posé sa tête d'adulte, comme elle le fait toujours pour montrer que les manques et les traumatismes de la prime enfance avait perduré tout au long de sa vie. La distance entre la mère et la fille perdurera.

1925 L'ACCIDENT, LE LIT, LES AUTOPORTRAITS

Chez Frida, chaque traumatisme de la vie semble arrêter le temps. Elle se souvient toujours de la tête qu'elle avait, de ce à quoi elle ressemblait lorsqu'un drame ou un accident survient dans sa vie. Elle vivra toute sa vie avec l'image de ces différentes Frida blessés.

(ill. 17) Si elle s'est représenté à l'âge de ses 6 ans dans Mes grands-parents, mes parents et moi, c'est qu'à 6 ans Frida est victime d'une poliomyélite. Sa jambe droite s'atrophie et s'amincit, son pied ne grandit plus, elle n'atteindra jamais la taille qu'elle devrait avoir. Elle doit porter des chaussures orthopédiques (ill. 18) pour corriger le déséquilibre, et à l'école, ses camarades se moquent d'elle, l'appelent « Frida la coja » (Frida la boiteuse) ou « pata de palo » (jambe de bois). Elle essayera toujours de cacher cette jambe qui lui fait honte, ici derrière un feuillage (ill. 19), à l'école en portant des pantalons, plus tard, avec de longues jupes mexicaines.

Ses jeunes années coïncident avec celles de la révolution mexicaine, qui occupe la décennie 1910-1920. En 1922, à 16 ans, elle intègre la Escuela Nacional Preparatoria, le meilleur établissement du Mexique, qui forme les futurs étudiants de l’université et qui venait juste de s’ouvrir à la mixité. Elle est l’une des trente-cinq filles admises parmi les deux mille élèves. S’intéressant surtout à la biologie, à la zoologie et à l’anatomie, elle ambitionne une carrière médicale. Dans ces années, elle rencontre son premier amour, Alejandro Gomes Arias (ill. 20), et se rallie au groupe des Cachuchas, qui tire son nom des casquettes que portent ses membres en signe de ralliement. Avec ces quelques étudiants turbulents, elle défend des idées socio-nationalistes et se bat pour des réformes au sein de l’école.

Mais à 18 ans, le 17 septembre 1925, son destin bascule. C'est l'accident qui va faire naître sa vocation. Frida prend le bus avec Alejandro pour rentrer chez elle après ses cours. A l’angle d’une rue, un tramway arrive. Il ne va pas bien vite ; le bus a le temps de franchir les rails. Mais ils entrent en collision.

Plusieurs personnes trouvent la mort. Alejandro et Frida survivent. Mais à quel prix ! A l’intérieur, une tige métallique la transperce littéralement du dos à l’utérus. On diagnostique de multiples fractures de la colonne vertébrale, des côtes, du bassin, du col du fémur, de la jambe droite ; son pied droit est écrasé. La rampe d’acier, entrée du côté gauche, est ressortie par le vagin. Avec son habituel humour noir, Frida dira : « C’est comme cela que j’ai perdu ma virginité ». Ce traumatisme est responsable d'un syndrome d'Asherman, et sera la cause des fausses couches de Frida Kahlo.

À l’hôpital, elle passe un mois alitée, allongée sur le dos, doublement emprisonnée dans un plâtre et dans une sorte de boîte rappelant un sarcophage. Frida retrouve finalement la maison de Coyoacan, mais un an après l’accident, l’état de ses vertèbres nécessite plusieurs corsets orthopédiques qui l’emprisonnent à nouveau pendant des mois.

Dessins Accident

Dès lors, que faire   ? (ill. 21) Elle est comme en prison, immobilisée, enfermée . Puisqu'il n'y a rien d'autre à faire, elle va peindre et dessiner tout ce qui lui passe par la tête, ce qu'elle voit à la fenêtre ou ses amis de passage : « Je ne suis pas morte et j’ai une raison de vivre. Cette raison, c’est la peinture. »

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Elle commence par des dessins ou elle essaye de comprendre ce qu'il s'est passé. Dans une petite esquisse au crayon, Accident (ill. 22) elle fixe un an plus tard le déroulement des faits tel qu'il resurgit dans ses rêves et son imaginaire, de manière confuse, sans tenir compte des règles de la perspective, avec en haut l'instant de la collision entre le tram et l'autobus, des blessés allongés dans la rue, et au premier plan une Frida bandée, beaucoup plus grande que les autres, étendue sur une civière de la Croix-Rouge. C'est un dessin cathartique, introspectif, où il n'y a aucune technique.

Autoportrait à la robe de velours noir, 1926.

Puis elle demande à son père de lui apporter de la couleur pour peindre. Sa mère lui fait construire un chevalet spécial par un menuisier, on installe ensuite un baldaquin au-dessus de son lit sous lequel on plaça un miroir sur toute la longueur (ill. 23), de sorte que Frida pouvait se voir et se servir de modèle. D’où l’abondance d’autoportraits (plus de soixante-dix) grâce auxquels elle va accéder, dans son art comme dans sa vie, à une nouvelle identité.

C’est en effet à travers cette peinture-miroir qu'elle va se reconstruire, se redonner une identité et une certaine beauté. Un peu comme dans le mythe de Narcisse, Frida, qui déteste son corps « Je suis horrible avec cet appareillage énorme et inutile » va passer beaucoup de temps à se regarder dans le miroir et finira en quelque sorte par tomber amoureuse de son reflet.

Dans son premier Autoportrait (ill. 24) elle n'assume pas encore son reflet, se fait plus belle qu'elle ne l'est, affine ses traits, se représente en belle Européenne, avec les codes de beauté occidentaux. Elle se donne la même beauté que sa sœur Christina ou son amie Alicia Galant (ill. 25) qui viennent lui rendre visite et qu'elle jalouse sûrement un peu.

Elle se peint aussi comme les italiennes dont lui parle Alejandro qu'elle pensait pouvoir reconquérir. Il était parti en Italie pour ses études, et dans ses lettres, il lui parle des filles italiennes, « tellement exquises, qu'elles semblaient avoir été peintes par Botticelli ». Alors Frida se donne une beauté et une élégance à l'italienne, allongeant démesurément son cou du temps du maniérisme italien, et aussi sa main, tendue vers Alejandro dans un possible désir de réconciliation.

Miroir

Mais les visites vont se faire rare, Alejandro ne reviendra pas, et Frida, qui va se retrouver seule face à ce miroir, finira par tomber amoureuse de son reflet, assumer sa beauté si singulière qui tranchait radicalement avec celles de ses amies, de sa sœur Christina et plus généralement des codes de beauté féminine.

Ce monosourcil noir (ill. 26) qui se déploie comme les ailes d'un corbeau et qui encadre son regard noir qui nous fixe et ne scille jamais, sa moustache d'adolescent : à force de regarder son reflet, elle avait compris que ces imperfections faisaient son magnétisme, magnétisme auquel succombera Diego Rivera. Ils deviendront aussi les emblèmes de sa beauté singulière et non conventionnelle, comme une sorte de défi aux normes de beauté et à l'image traditionnelle de la femme.

Le miroir, qui va toujours jouer un rôle central dans sa vie et dans son œuvre, va aussi l'aider à regarder en arrière, dans le « rétroviseur », pour surmonter les épreuves du présent. Elle se souviendra toujours de son reflet ou de ce qu'elle portait à chaque accident de sa vie, et les différentes Frida blessées (ill. 27) l'épauleront, lui tiendront la main, pour surmonter les épreuves de la vie (. Elle vivra toujours avec son double, voir son triple : les Frida du passé (l'écolière victime d'un accident, la Frida amoureuse de Diego en robe Tehuana, viendront soutenir la Frida trompée par Diego.

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1928 DIEGO RIVERA p. 38

En attendant, lorsqu'en 1928 Frida vient présenter ses peintures à Diego Rive ra, il ne voit qu'une Frida, la Frida magnétique. Vers la fin de l'année 1927, Frida a déjà repris des couleurs. Elle avait récupéré suffisamment pour mettre de côté ses corsets orthopédiques et se retremper dans le bouillon social et politique qu'était la ville de Mexico.

Elle retrouve la bande des Casquettes qui depuis étaient entrés à l'Université où ils étaient aussi politiquement actifs. Dans ce groupe, on débat en s’enivrant de tequilas. Elle fera un tableau de l'atmosphère électrique de ce petit cercle où on joue au domino, on fait tourner un disque de jazz et on entonne en cœur en fin de soirée le texte de la chanson populaire « La Adelita » (ill. 28)

Elle rencontre Tina Modotti (ill. 28) , une belle Américaine de 23 ans , qui l'incitera à rejoindre en 1929 le Parti Communiste Mexicain. Frida commence à s’intéresser à l’émancipation des femmes dans la société mexicaine qui est encore très machiste.

Elle a assez d'audace pour présenter ses peintures à Diego, la star du moment (ill. 30) . Diego a 42 ans, 21 ans de plus que Frida, et venait de revenir au pays après quatorze années passées à l'étranger. Il deviendra le chef de file du mouvement muraliste mexicain post révolution, et sera adulé par les paysans car il réécrira pour eux, pour le peuple en grande partie analphabète, l'histoire du Mexique sur les murs des bâtiments publics, dégueulant sa haine des colons (les Gringos) et mettant en valeur la culture indigène, amérindienne, pré-coloniale.

Diego avait déjà vu du pays, rencontré beaucoup de peintres et beaucoup de femmes. Pendant une bonne partie de la Révolution Mexicaine, il était allé à Paris pour comprendre le Cubisme, avait rencontré Picasso dont il était devenu l'ami, Modigliani,Rodin et tous les peintres de Montparnasse. Il avait épousé Guadalupe Marín avec qui il aura deux filles, Guadalupe et Ruth, dont il ne s'occupera jamais vraiment. Malgré sa bouille de crapaud, il était devenu la mascotte des bordels de la ville partout où il était allé. Mais lorsqu'il voit Frida, il est très impressionné par cette femme et par ses peintures qui ne ressemblaient à rien de ce qu'il avait connu. Il reconnaîtra tout de suite en elle son égal en art, une artiste à sa hauteur, et l'encouragera toujours à persévérer dans la peinture :

« Pour moi, il était manifeste que cette jeune fille était une véritable artiste ».

Pourtant, à partir de sa rencontre avec Diego, Frida va se choisir un métier, mais pas celui de peintre. Le vrai métier qu'elle se choisira au début, ce sera d'aimer Diego. Frida va se consacrer toute entière à lui, elle jouera longtemps le rôle de l'épouse dévouée. Elle sera longtemps Mme Rivera, la femme de Diego Rivera, le peintre génial, qui suivra ces déplacements à chaque commande et lui apportera chaque jour son repas sur son échafaudage.

Au début, Frida ne peint quasiment pas car l'énorme Diego remplit complètement son existence. Sur toutes les photos, l'énorme Diego occupe tout l'espace (ill. 31). Diego et Frida, c'est le mariage d'une « colombe et d'un éléphant », dira le père de Frida. Drôle de couple : elle, toute menue, fragile, ne dépassant pas un 1m60 pour 49 kilos ; lui, énorme, extravagant, mesurant plus d’1m90 et pesant jusqu’à 150 kilos. Il à 42 ans, Frida 21. C'est aussi une star au Mexique.

(ill. 32) L'autobus 1929

L'Autobus est l'un des seuls tableaux qu'elle réalisa en 1929.

Mais ce n'est plus le bus de son accident. C'est un bus dans le style social de Diego. Frida se sent assez en sécurité avec Diego pour observer toute la diversité sociale d'un bus : une ménagère, un plombier en bleu, une Indita avec son bébé, un petit garçon, un gringo aux cheveux clairs dans un complet occidental coiffé d'un feutre rond et une jeune fille mexicaine vêtue à l'européenne.

« Syndicato de Pintores y Escultors »

Pour le reste, Frida est surtout porté par le grand amour qu'elle ressent pour Diego, et par ses grandes idées, ces grandes causes collectives, le Communisme et le Mexicanismo, qui lui font oublier ses infirmités et ses souffrances personnelles.

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Elle le suit toute entière dans la lutte sociale. On la voit ici le poing levé (ill. 33), ou défiler avec lui le 1er mai 1929 sous la bannière du « Syndicato de Pintores y Escultors », l'Union des artistes Mexicains dont il est l'un des fondateurs (ill. 34). Elle devient le modèle de Diego. Dans sa peinture murale Ballade de la Révolution (ill. 35) au ministère des affaires culturelles, il reprend un portrait de Frida et lui fait distribuer les armes, flanquée de Tina Modotti et de ses amis de la bande des casquettes.

(ill. 36) Son corset lui sert désormais d’étendard, comme si elle avait choisi elle-même de le porter Elle y peint en rouge une faucille et un marteau et porte désormais le communisme partout où elle va.

(ill. 37) Robe Tehuana

Elle se jette aussi dans le Mexicanismo, la conscience nationale mexicaine. Dès qu'elle rencontre Diego, elle se met à porter des robes Tehuana (ill. 37-38), ces robes qui étaient le costume de fête des femmes de l'isthme de Tehuantepec, une région du Sud-Ouest du Mexique (où les femmes dominaient les hommes) et qu'elle va porter au quotidien, pour plaire à Diego.

Frida joue à la paysanne truculente qui plaît tant à Diego. Lorsqu'il voyait Frida dans ce costume régional, il voyait en elle « l'incarnation de toute la magnificence nationale ».

Ces robes amples lui permettaient d'être belle pour lui en camouflant ses infirmités tout en affichant son identité Mexicaine. Porter ce vêtement classique mexicain était un acte militant qui correspondait tout à fait à la revalorisation de la culture indienne. C'est elle qui lance la mode et va faire d'un costume régional le vêtement de nombreuses citadines mexicaines cultivées dans les années 20-30.

(ill. 39) Autoportrait en Tehuana, 1943

Le Mexicanismo au début, c'est surtout pour plaire à Diego qui occupera toujours toutes ses pensées. Malgré toutes ses infidélités, son portrait figurera souvent sur son front, comme s'il occupait chacune de ses pensées. Elle a Diego dans la peau.

Dans cet autoportrait, on voit qu'elle porte la robe Tehuana comme un animal qui parade pour attirer Diego. Les racines des feuilles qu'elle porte dans les cheveux comme parure forment une sorte de toile d'araignée avec laquelle elle essaye de capturer sa proie – Diego.

(ill. 40) Frida et la fausse couche, Souvenir ou le cœur.

Mais cette forte identité Mexicaine l'aidera aussi à surmonter les épreuves et les infidélités de Diego.

Lorsqu'elle subira une fausse couche, ou lorsque Diego lui brisera le cœur en la trompant, Frida dans ses tableaux fera couler son sang indien et espagnol sur la terre du Mexique comme pour se ressourcer, retrouver les liens du sang et de la terre qui la rattachaient à son autre amour, le Mexique Dans Frida et la fausse couche, le sang qui coule sur sa jambe après sa fausse couche fertilise la terre et donne naissance à des fleurs ou à des plantes. Dans Souvenir ou Le cœur, son cœur, trop lourd à porter, tombe sur sa terre natale pour expurger sa souffrance dans la mer du Mexique, mais se regonfle en amont dans le fleuve.

(ill. 41) Elle fera couler beaucoup de sang dans ses tableaux, mais comme ses ancêtres, ce sera pour le purifier, expurger et se régénérer, la régénération de la vie par la mort, suivant en cela une tradition très mexicaine. Comme dans les rites Aztèques, Frida pratique volontiers l'autosacrifice, s'arrache le cœur, fait des échanges de sang à sang, mais pour se redonner de la force. Ici, la jeune Frida transfuse son sang pour redonner de la force et de la vigueur à la Frida trompée au coeur exsangue.

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1930 FRIDA AU PAYS DES « GRINGOS »

Grâce au Mexique, grâce à ses autres Frida accidentées, Frida aura toujours de la ressource, cette capacité de résilience pour surmonter les épreuves de la vie. Elle épouse Diego le 21 août 1929 dans son quartier à Coyacan (ill. 42). En décembre 1929, elle veut un bébé, malgré les mises en garde des médecins, qui après l'accident lui avait dit qu’elle ne pourrait jamais avoir d’enfant à cause de son bassin, fracturé à trois endroits, qui empêcherait une position normale pour l’enfant et un accouchement sans problème. Au bout de 3 mois de grossesse, première fausse couche.

Par la suite, Frida subira les frasques de Diego, y compris ses infidélités. En novembre 1930, alors que le climat politique commençait à changer au Mexique (Maintenant que la Révolution les avait amenés au pouvoir, les politiques n'avaient plus besoin des muralistes), Diego, accompagné de sa femme Frida émigrent aux États-Unis comme beaucoup d'artistes mexicains.

Diego travaillera volontiers pour les capitalistes. Celui qui glorifiait le paysan exploité au Mexique se mit au service des exploiteurs une fois passé chez l'Oncle Sam, décorant la bourse de San Francisco, l'usine de Ford pour le capitaliste en chef qui le fascine, réalisant une fresque géante pour le hall d'entrée du Rockefeller Center à New York (ill. 43), en plein cœur du monde capitaliste, qu'on venait d'ériger en 1930, comme un défi juste après la crise de 29.

Diego y va aussi pour la gloire   : il voulait peindre sur toutes les surfaces du monde, être invité à la table des plus grands, avoir les plus belles femmes du monde. Pour beaucoup d'artistes mexicains, dont Diego, les États-Unis, représentaient un nouveau marché et une occasion de se faire connaître à l'international.

(ill. 44-45) Frida KAHLO, Frieda et Diego Rivera, 1931.

A Détroit, New York ou San Francisco, où il commence à s'installer en 1931 , Frida continuera donc d'être « Mrs Rivera », la toute petite femme timide du grand et gros peintre Diego, qui est énorme par rapport à elle, qui nous regarde avec aplomb et qui tient à la main la palette et le pinceau qui montrent que c'est bien lui le peintre.

Elle se représente ici comme elle devait être lors des vernissages et telle que la critique la décrivait , une femme timide et farouche, qui accompagnait fébrilement son mari, toujours vêtue de sa longue robe Tehuana, toujours accrochée à Diego. Selon les commentateurs, elle « s'adonnait aussi un peu à la peinture ».

Frida est livide. Pour elle qui n'était jamais sortie du Mexique, les États-Unis, c'était un choc culturel. Une autre culture, d'autres mœurs, une autre langue. C'est la terre des Gringos. Elle a tout le temps peur. Peur de perdre Diego, autour duquel papillonne les Américaines (la jalousie et la peur de perdre Diego sont sûrement pour beaucoup dans sa détestation des États-Unis). Peur aussi d'apparaître pour une bête de foire avec ses robes et son handicap auprès des amis de Diego, souvent issus de la haute société.

(ill. 46) Frida KAHLO, Portait de Mrs Jean Wright, 1931.

Comme pour se protéger de ce monde étranger et hostile, elle restera enfermée chez elle à peindre. Elle réalisa des portraits des quelques amies qu'elle s'était faite à San Francisco, où Frida éteint volontairement les couleurs joyeuses du Mexique comme si elle était en deuil de son pays qui lui manque.

Ce sont des portraits ternes, à l'image de sa vie sociale et de San Francisco qu'elle trouve sans intérêt. Dans une lettre à son amie Isabel Campos, elle écrit :

« Je n'ai pas d'amies : une ou deux qu'on ne peut appeler des amies. C'est pourquoi je passe mes journées à peindre ».

Mrs Jean Wright faisait partie de ces 2 ou 3 amies qu'on ne pouvait appeler des amies. C'était l'épouse du principal assistant de Diego, Clifford Whright.

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Mais ce portrait sans âme trahissait son peu d'intérêt pour le modèle qu'elle considérait comme égocentrique et prétentieuse, comme toutes les Américaines, et pour la ville de San Francisco.La seule trace de San Francisco dans son œuvre, c'est cette vue un peu minable sur des bâtiments cubes sans intérêt.

(ill. 47) Portrait du Dr. Leo Eloesser, 1931.

Pour elle, les Gringos «   ce sont des vraiment des gens fades et ils ont tous des têtes de pains à moitié cuits [à l'image de celle de Mrs Wright] (en particulier les vieilles) ». Ils vivent dans des « maisons [qui] ressemblent à des fours à pain », des « immenses cages à poules, sales et peu confortables ».

Dans tous ces portraits, elle peindra les Gringos avec des têtes «   tête de pain   » dans des «   four à pain », des hommes et des femmes tristes qui font presque ton sur ton avec les murs des intérieurs « sales et peu confortables de la ville », égayés parfois par quelques notes blanches, comme les voiles du voilier poser sur la table.

Elle peint pourtant ici la seule personne qui lui inspirait confiance à San Francisco, l e Dr. Eloesser qui va devenir son confident. A San Francisco, la seule chose qu'elle a vraiment visité, c'est l'hôpital. Elle dut s'y rendre à cause de douleurs dans le pied droit et c'est là qu'elle fit la connaissance du Dr Eloesser, que Diego connaissait déjà depuis 1926. A partir de ce moment, elle suivra l'avis médical du Dr. Eloesser et ce durant toute sa vie.

Détroit 1932

Aux États-Unis, la seule chose qui occupe vraiment l'esprit de Frida, c'est de donner naissance à un petit Diego, pour mettre un terme aux aventures du gros Diego. L'autre endroit qu'elle a visité à San Francisco, c'est Chinatown où elle retrouvait un peu des couleurs et de la vie du Mexique, et aussi surtout pour les enfants chinois  :

« De toute ma vie je n'ai vu d'enfants plus beaux que les enfants chinois. Oh, mon Dieu ! Ils sont merveilleux. J'aimerais en voler un pour que tu puisses le voir ». Lettre à Isabel Campos, San Francisco, 3 mai 1931.

A Détroit où Diego arrive en avril 1932 pour réaliser sa fresque pour l'entrée du Detroit Institute of Arts, Frida découvre assez rapidement qu'elle est enceinte. Début de sa deuxième grossesse. Elle voit un médecin au Henry Ford Hospital qui lui conseille de garder l'enfant au lieu d'interrompre sa grossesse, l'informant que le bébé pourrait naître par voie de césarienne. Mais au 4ème mois de sa grossesse, le 4 juillet 1932, Frida fait à nouveau une fausse couche.

(ill. 48) Frida et la fausse couche, 1932

Tout est à nouveau à reconstruire. Comme ses parents l'avaient fait pour elle lors de l'accident, Diego l'incite à créer pour surmonter cette épreuve de la vie et lui installe, à son retour de l'hôpital, un petit atelier comprenant des pierres à lithographie et une presse.

Comme elle l'avait fait lors de l'accident, Frida commence par des petits dessins où elle essaye de trouver une explication rationnelle à ce qui vient de se passer. Elle avait demandé à Diego qu'on lui apporte des ouvrages de médecine comportant des images d'embryon et des planches anatomiques.

Et ses lithographies monochromes ressemblent à des planches d'anatomie. Elle décrit froidement, de façon méthodique et chirurgicale. C'est presque scientifique : elle dessine même le passage de la cellule au fœtus, par la division cellulaire, ce qu'on appelle la mitose. Et puis la fausse couche  : le cordon ombilical du fœtus s'enroule autour de Frida pour atteindre son bas ventre, et échouer en un tas de caillots de sang à ses pieds, devant une Frida en pleurs.

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Frida peint ce qu'elle a vécu, mais à nouveau fait acte de résilience. Dans son dessin, elle essaye malgré tout de transformer son corps en terre fertile. Le sang du fœtus vient fertiliser quelques plantes. Par la création aussi, avec ce troisième bras qui tient une palette, comme pour lui intimer l'ordre de continuer à peindre, de donner naissance à des œuvres, de continuer à vivre.

(ill. 49) Ma Naissance, 1932

Diego lui avait ensuite suggéré de se décharger du drame qu'elle avait vécu en utilisant comme support à ses peintures le métal de Détroit, le métal de cette ville qu'elle déteste.

Pareille au métal sur lequel il est peint, Ma Naissance est une évocation froide de sa naissance au monde, sa tête d'adulte forçant la voie à travers son propre utérus, propulsée entre des jambes écartées sur des draps maculés de sang. Frida représente l'accouchement comme un écartèlement, une véritable scène de torture.

La mère souffre tellement qu'elle a enveloppé son visage d'un linceul et s'en remet à la Vierge en larmes, la Mater Dolorosa qui remplace le visage et porte les souffrances au-dessus du lit. Frida s'était inspiré des retablos suspendus dans les églises mexicaines. Mais ni le Mexique ni la Mater Dolorosa suspendue au-dessus du lit n'arrivent à apaiser la souffrance.

(ill. 50) Henry Ford Hospital ou Le lit volant, 1932

Dans le Lit Volant, la froideur du métal de Détroit l'emporte définitivement, et le souvenir du Mexique a totalement disparu, n'est même plus là pour la consoler.

Encore une fois, elle baigne dans son sang, mais il n y a plus d'espoir de rédemption. Plus de Vierge Marie, et son sang ne peut rien fertiliser sur cette terre désertique. Elle peint son lit ensanglanté du Henry Ford Hospital flottant au dessus d'une plaine marron, la terre stérile et désertique de cette ville industrielle, avec derrière, dans un lointain horizon, la ville de Détroit, qui résume bien la vision qu'elle se faisait aussi de la ville, celle d'un « village miteux ».

La technologie du Henry Fort Hospital ne semble lui n'être d'aucune aide. Cet outil de césarienne, qui ressemble plus à un étau ou un instrument de torture, semble tirer les fils de la douleur, qui sont en fait les cordons ombilicaux rouges, réunis dans sa main à la hauteur de son estomac, au bout desquels Frida à peint les objets symbolisant ce qu'elle a ressenti durant sa fausse couche au plus profond de ses entrailles.

L'escargot qui sort de sa coquille et qui, au dire de Frida, est le symbole de la lenteur de la fausse couche), le « petit Diego », l’enfant perdu lors de la fausse couche, un fœtus mâle en position embryonnaire qui flotte au-dessus d'elle comme une baudruche. Sous la couche, on aperçoit une fleur d’orchidée écrasée et un bassin déformé, référence à son propre bassin cause de son infertilité.

Ce lit et ces objets flottants et symboliques pourraient indiquer que Frida peint un mauvais rêve. La peinture de Frida plaira d'ailleurs beaucoup aux Surréalistes. Mais Frida insistera toujours : tout ce qu'elle peint, elle l'a vécu. Ces éléments symboliques issus de son imaginaire incarnent ce qu'elle a ressenti durant sa fausse couche, sa douleur dans le sang, sa lente agonie avec l'escargot, son sentiment de solitude et d'abandon au milieu de cette plaine désertique.

Pour ne laisser aucun doute sur le caractère vécu de ce qu'elle a peint, elle écrit sur la bordure du lit le lieu, Henry Ford Hospital et la date de l’événement « Juillet 1932 F.K. ».

(ill. 51) Autoportrait à la frontière, 1932.

Après ses fausses couches, Frida se mettra surtout à peindre le malaise qu'elle a ressenti dès qu'elle a franchi le Rio Bravo et qui l'a poursuivi pendant tout son séjour aux États-Unis.

Dans Autoportrait à la frontière entre le Mexique et les États-Unis , elle se tient des deux côtés de la frontière, l'air circonspect face à ces deux cultures si différentes, les bras croisés, cigarette à la main d'un côté et drapeau mexicain de l'autre.

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Le Parti-pris semble évident. D'un côté, ses racines, le Mexique qui prend la plus grande part. Une société plus authentique, traditionnelle et agraire qui tire sa richesse de la terre où les fleurs jaillissent, qui vit au rythme des saisons et idolâtre forces de la nature, avec le Soleil et la Lune transformés en divinités par les Aztèques [Quetzalcoalt et Tezcatlipoca], auxquelles ils rendaient hommage au sommet de leurs pyramides avec leurs idoles.

De l'autre les États-Unis, leurs cheminées d'usine siglées «   FORD   » ou apparaît un drapeau américain, leurs gratte-ciel et leur technologie. D'autres temples qui émergent d'une technologie avancée, l'électricité avec ce vieux générateur électrique qui alimente une ampoule et un radiateur à foyer rayonnant, et des ventilateurs qui marchent au pas militaire.

Mais si le Mexique occupe toujours la plus grande part, elle n'affiche pas franchement un nationalisme exalté comme on pouvait s'y attendre. Elle agite timidement un petit drapeau mexicain. Et elle est vêtue à l'occidental d'une robe rose à volants et de gants blancs, se comporte à l'occidental, avec sa cigarette à la main, comme les filles de la haute société qu'elle avait croisées.

Elle est aussi branchée sur les États-Unis. Le générateur électrique alimente le socle. Les racines sont au Mexique, mais l'énergie, sous toutes ses formes possibles, se trouve aux États-Unis. Ce portrait montre que, malgré sa nostalgie du pays natal, Frida voulait trouver sa propre voie entre ses deux pôles : incarnation de son pays natal et de son histoire, mais profitant du progrès pour promouvoir son art.

C : Finalement, Frida faisait acte de résilience envers les États Unis. Comme elle l'avait fait avec son corps, les infidélités de Diego, Frida avait finit par surmonter son dégoût du pays des Gringos et accepté tout ce que pouvait lui offrir le capitalisme.

(ill. 52) Museo Casa Estudio Diego Rivera y Frida Kahlo, Mexico.

En 1931, avec les honoraires accumulés à San Francisco, Diego avait décidé de construire une maison pour son couple dans le quartier de San Angel, pas loin de la Casa Azul de Coyoacan. Une maison à l'image du couple, moderne, dans le style minimaliste et carré Bauhaus.

Deux carrés, deux blocs côte à côte simplement reliés à l'étage supérieur par une fine passerelle, permettaient à chacun de vivre sa vie. Chacun possédait son entrée et servait à la fois de domicile et d'atelier aux deux artistes.

Même si le bloc de Diego est toujours plus gros que celui de Frida (ill. 53) qui est peint en bleu, en référence la Casa azul (la Maison bleue) de Coyoacán, c'était une façon pour lui de reconnaître l'indépendance croissante de Frida, même si la conception offrait aussi à Diego l'intimité nécessaire pour ses frasques sexuelles.

Lors d'un dîner à Manhattan, elle avait rencontré Lucienne Bloch qui était devenue son amie et avec qui elle commençait à aller au cinéma (Elle adorait les films de Tarzan et Bambi) (ill. 54), à faire du shopping.

(ill. 55) Vitrine de Détroit, 1931.

A Détroit, elle avait commencé à prendre des leçons de conduite. Un jour où elle faisait du shopping avec Lucienne à la recherche de feuilles de métal, elle se laisse séduire par une vitrine attrape touriste d'une rue de Détroit et décide d'en faire un tableau. Elle oublie les couleurs du Mexique et adopte les couleurs du drapeau américain de cette vitrine qui célèbre la fête nationale.

Il y a toujours un peu d'ironie. Elle s'amuse probablement de ce pays qui marchande tout, qui vend son idéal, transforme ses symboles en produits dérivés, enferme la grande figure de George Washington dans une vitrine un peu minable, dans un patriotisme de pacotille, avec un aigle en

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céramique, un lion échevelé grondant à la fenêtre et derrière un cheval de plâtre, figé dans son allure. Derrière, on est déjà passé à autre chose, la boutique est vide et on prépare une nouvelle vitrine.

Mais cela semble amuser Frida. Elle finissait par accepter ce que pouvait lui offrir les USA, prenait seulement ce qui l'amusait, ce qui était utile à son seul profit, à son émancipation. Les USA pouvait lui offrir une vie de femme émancipée, une vie d'artiste, sans Diego. Frida, qui était arrivé sur la pointe des pieds aux États-Unis reviendra à New York au début du mois d’octobre 1938 pour exposer ses œuvres et triomphera en tant qu'artiste, sans Diego.

(ill. 56) Diego Rivera, Le travail aux usines Ford, 1936

Elle saura finalement bien mieux utiliser ce que lui offrait le capitalisme que Diego, qui avait voulu tout de suite la gloire en jouant dans la Cour des grands, des Ford et des Rockfeller, et qui finira par se brûler les ailes. Il pensait pouvoir berner les capitalistes. Il avait glissé des messages et des figures du communisme dans ses fresques.

A Détroit, Diego rendait bien hommage aux machines et au travail à la chaîne, et donc quelque part au fordisme, avec cette chaîne des courroies (rail) qui est présente dans toute l’œuvre et qui slalome entre les machines.

Mais c'était aussi et surtout un hommage vibrant à la classe ouvrière et un appel à la Révolution Selon la philosophie Marxiste, les machines et la chaîne d'assemblage devaient soulager la masse des travailleurs des pénibles tâches répétitives et leur laisser plus de temps à se consacrer à la Révolution.

Lorsque les citoyens de Motor City découvrent sa fresque, ils comprennent immédiatement le message et laissent s'exprimer leur indignation dans la presse locale : « Communiste ! ».

(ill. 57) Diego RIVERA, Homme contrôleur de l'univers, 1934.

A New York, Nelson Rockfeller découvre effaré que Diego s'était amusé à glisser des rouges dans son assemblée de personnages pour le mur du hall d'entrée du Rockfeller Center :

(ill. 58) Trotski, Engels, Marx et Lénine, le cauchemar de tout capitaliste , appelant à la révolution prolétarienne alors que le Rockefeller Center avait été conçu en 1930 comme un défi juste après la crise de 29. Il fut mit à la porte du sacro-saint Rockfeller Center, et il reçut un coup de fil annulant la commande de Chicago pour la fresque Forge et Fonderie. Dans un acte de défi, Diego dépensa l'argent reçu par les Rockefeller, jusqu'au moindre centime.

(ill. 59) Frida KAHLO, Ma robe est suspendue là-bas ou New York, 1933.

Mais Frida le rappellera à l'ordre dans ma Robe est suspendue . On y voit sa robe Tehuana suspendue (comme si Frida était déjà partie et qu'elle l'avait laissée dans l'armoire de sa chambre en quittant précipitamment l'hôtel), se balancer sur un ruban bleu entre une coupe de l'amitié et une cuvette de toilettes.

Diego s'accroche encore à cette coupe, à ces rêves de gloire. Derrière, Frida a représente tout ce qui fait rêver Diego et qu'elle déteste (Les Américaines affriolantes, les buildings, le temples de l'argent, Wall Street avec les cours de la bourse et une église dont le vitrail est marqué du symbole du dollar, le progrès et les machines, les pompes à essence, les cheminées des usines, les transatlantiques arrivant dans l'embouchure de l'Hudson, entre la statue de la liberté, qui est minuscule, et Manhattan.

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Mais s'il reste, la robe tombera et ils finiront par rejoindre le cortège des laissés pour compte de ce système que Frida a représenté tout en bas. Elle a collé des photographies montrant en effet des files interminables de chômeurs faisant la queue devant la soupe populaire et des soldats partant au combat, et qui finissent par faire la révolution en mettant le feu à la bourse.

DECEMBRE 1933-1938 RETOUR AU MEXIQUE

C'est seulement ruiné que Diego consentira à rentrer au Mexique avec Frida, en décembre 1933. Diego déprime, encore marqué par la perte de ses commandes américaines. Le couple va mal.

Pour se consoler, Diego entama peu après leur retour au Mexique une relation avec Cristina, la sœur de Frida, qui était aussi devenue son modèle favori et qui figurait en vedette, nue, dans la cour d'honneur du Secrétariat à la Santé, comme une incarnation vivante de la pleine santé (ill. 60)

Frida fut anéantie. Elle était trahie par les deux personnes les plus chères à son cœur. D'autant qu'en 1934, sa santé s'empira. De vives douleurs l'expédièrent à l'hôpital où elle dut subir une appendicectomie. Elle dut aussi avorter d'une nouvelle grossesse au bout du 3ème mois. Comme elle le fera désormais à chaque infidélité de Diego, elle va le punir, verrouiller l'accès à la maison, se couper ses longs cheveux, reléguer dans son armoire ses robes, jupes et chemisiers de Tehuana et s'habiller en garçon (ill. 61).

(ill. 62) Quelques piqûres, 1935

A partir de ce moment, elle va aussi utiliser la peinture pour piquer Diego. En 1935, après la fausse couche, elle peindra Quelques piqûres, la femme poignardée par son amant par un mari ivre de rage. Elle s'était inspiré d'un fait-divers bien réel : après s'être aperçu de l'infidélité de sa femme, un mari l'avait poignardée plusieurs fois et avait tenté de minimiser son crime en déclarant devant le juge : « Mais c'étaient seulement quelques piqûres ! ».

Mais le meurtrier irresponsable qui tente de minimiser son crime, c'est évidemment Diego. Elle avait donné au meurtrier le visage de Diego, et montrait dans ce tableau tout ce qu'il tentait de minimiser : ces quelques piqûres, ces quelques infidélités, c'étaient en réalité à chaque fois pour elle des coups de poignards, une véritable torture. Ici, elle peint un meurtre, mais un meurtre avec barbarie. Il y a du sang absolument partout, même sur le cadre. Le meurtrier s'est tellement acharné sur sa femme qu'il a fait gicler le sang en dehors du tableau.

Ce tableau n'aidera pas Diego à prendre la mesure de la souffrance qu'il venait de faire subir à Frida puisqu'il ne mit pas du tout fin à sa liaison après que Frida l'eut découverte. Il continuera de tracer un portrait plutôt glamour de la jeune sœur en compagnie de ses deux enfants dans la peinture murale du Palacio Nacional, dissimulant partiellement une image peu attrayante de Frida.

Entre les Rideaux, Autoportrait dédié à Léon Trotski, 1937

Frida continuera de piquer l'orgueil et la jalousie de Diego. Vers la fin de l'année 1935, Diego et Frida finirent par clarifier une fois pour toute le sujet de leur « indépendance mutuelle ». Frida fermait les yeux sur les infidélités de Diego et inversement. Mais il lui avait clairement dit que s'il l'attrapait avec un autre homme, il abattrait le cabrone [bâtard].

Elle mettra à profit le reste de l'année 1935 pour mettre en pratique cette indépendance mutuelle dans un grand nombre de liaisons homo et hétérosexuelles.

Le plus célèbre de ses amants fut Trotski (ill. 62) que Diego avait accueilli avec sa femme Natalia Sedova dans la Casa Azul (Maison Bleue) alors qu'il fuyait la vengeance de Staline. Frida et Trotski se voyaient dans le dos de Natalia et de Diego, parlaient en anglais pour ne pas que Natalia les comprenne, se retrouvait secrètement, en cachette comme deux adolescents, pour ne pas que Diego les surprenne (ill. 63)

C'est le titre qu'elle donna à son portrait en pied, Entre les Rideaux , qu'elle dédia à Trotski (ill. 64) – Pour Léon Trotski. Avec tout mon amour je dédie ce tableau le 7 novembre 1937.

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Pour autant, elle en fait un tableau et affiche clairement son amour pour Trotski comme pour piquer Diego, allant jusqu'à reporter pour lui sa plus belle robe de Tehuana, avec sur les épaules un reboso couleur saumon délicatement tissé aux extrémités.

(ill. 65) Portrait de Diego Rivera, 1937

Le souvenir de la cruelle infidélité de Diego n'est jamais loin. Diego lui ne va pas bien. Frida en profite pour faire son portrait, chose qu'elle ne faisait quasiment jamais (c'est son unique portrait formel de Diego Rivera), où elle parvient à rendre sa présence désormais diminuée, tout en gardant une certaine tendresse et bienveillance dans le pinceau.

Il y avait comme un retournement, un juste retour des choses. Le colosse qui écrasait Frida était désormais fatigué et amaigri. L'année n'avait pas été riche en commande et sa maladie et ses problèmes oculaires avaient prélevé un lourd tribu. Il consacre désormais son temps à encourager Frida dans sa peinture.

(ill. 66) Souvenir ou le cœur, 1937

Mais comme toujours, Frida aura besoin de ses Frida blessées, de convoquer tout son passé de douleur pour surmonter la douleur présente et faire acte de résilience.

En 1937, elle en a encore gros sur le cœur. Tellement gros qu'elle ne peut plus le porter. Il gît comme un rocher et déverse d'importantes quantités de sang dans le sol du Mexique pour se jeter dans la mer.

L'amour, symbolisé par cette aiguille ou lance de bois sur laquelle est posé un petit angelot, lui a littéralement transpercer le cœur, formant un trou dans la veste en forme de cœur, comme la tige métallique qui l'avait transpercé lors de son accident de bus. La relation de Diego et Cristina lui a certainement fait aussi mal que son accident, a ravivé ses douleurs passées.

Au centre, la Frida du présent, trompée par Diego et Cristina, vêtue de blanc avec ses cheveux courts et un boléro en peau de vache, regarde dans ses douleurs passées pour mieux surmonter sa douleur présente, comme elle l'avait toujours fait.

Derrière, elle se souvient des autres Frida accidentées, avec les robes suspendues qu'elles portaient à l'époque, le costume d'écolière qu'elle portait au moment de son accident, sa robe Tehuana qu'elle portait pour séduire Diego.

Amputées par les chocs de la vie, il ne leur reste plus qu'un bras, et avec le bras qu'il leur reste , les Frida du passé viennent soutenir la Frida du présent qui n'en a plus, de bras (lorsqu'elle découvre que Diego la trompait avec sa sœur, non seulement le cœur, mais les bras lui en sont tombés). Aucune main n'apparaît aux extrémités de ses manches. Ses Frida incomplètes viennent compléter la Frida trompée.

Son autre ressource, c'est son amour pour la terre du Mexique. Comme souvent, son cœur déverse tout son sang, expurge toute sa souffrance sur la terre et la mer du Mexique, mais en amont, un fleuve de sang le nourrit également, le regonfle.

Avec le soutien de ses Frida et son cœur regonflé par son amour du Mexique, Frida se sent assez forte pour rêver d'ailleurs. A son pied, on devine un petit voilier : Frida se sent assez forte pour de nouvelles aventures.

Autoportrait au chien, Fulang Chang et moi, autoportrait au singe, 1937-38.

Si elle surmonte les infidélités de Diego, elle aura plus de mal à accepter sa stérilité qui est la plus cruelle déception de son existence. Elle n’aura jamais le petit Diego, tant désiré. À aucun moment, elle ne l’oublie.

(ill.67) Mais Frida se fera une raison en remplaçant l'enfant qu'elle n'a pas eu par ses petits animaux. Elle peint à cette période beaucoup d'autoportrait en leur compagnie.

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(ill. 68) Le petit chien Itzcuintli est un peu ridicule et peine à remplir le vide de la pièce et à combler la solitude de Frida. Mais elle possédait d'autres petits animaux, des perroquets et des oiseaux parlants, des singes, dont le fameux Fulang Chang (ill. 69), son « enfant » préféré toujours accroché au cou de sa mère.

(ill. 70) Dans Fulang Chang et moi , il pose comme un nourrisson , un ruban autour du cou reliant les deux êtres comme un cordon ombilical.

On a même l'impression que Frida s'est évertué à lui donner un air de famille, avec ce même regard noir, la même expression dans le visage. Elle a attaché ses cheveux de telle sorte que sa crinière noire fait pendant à la fourrure noire de Fulang Chang, qui s'harmonise aussi avec celle des plantes tombant en cascade derrière eux.

(ill. 71) Fulang Chang est aussi là pour l'épauler et la soutenir dans les mauvais moments. Frida le représente comme un compagnon, un être capable d'empathie qui pose un bras protecteur autour du cou de sa maîtresse.

1838-39 NEW YORK, PARIS

(ill. 72) Ce que l'eau m'a donné, 1939.

Mais plus globalement, c'est bien la peinture qui lui a permis de remplir sa vie. « C’est la peinture qui a complété ma vie. J’ai raté trois grossesses et bien d’autres choses qui auraient pu remplir ma vie exécrable. La peinture a alors pris toute la place. Je crois que travailler, c’est ce qu’il y a de mieux à faire »

Vers 1938 justement, sa carrière de peintre va décoller et la remplir plus que jamais auparavant. Alors qu'elle exposait Mes Grands-parents, mes parents et moi et 3 autres œuvres dans un « petit endroit lamentable », la galerie du Département d'action sociale de l'université de Mexico, ses œuvres sont repérées par Julien Levy, propriétaire d'une galerie à Manhattan, qui lui propose d'exposer ses peintures dans sa galerie de la 55e East Street à New York.

Dans ses tableaux, Frida cesse de se torturer. Ce que l'eau m'a donné est représentatif de son état d'esprit à ce moment. C'est une période où Frida commençait à se sentir bien dans ses pompes, exaltée à l'idée de retourner à New York et d'y triompher, seule, sans Diego, en tant qu'artiste. C'est la seule peinture où elle apparaît tout à fait détendue.

Dans son bain, Frida se délasse en regardant ses pieds et se faisant des films. Elle voit dans le reflet de l'eau des projections, des images symboliques de son passé et de son futur qui flottent. Le portrait de ses parents au milieu des plantes fertiles et des racines de son éducation, sa robe Tehuana, les plantes et les animaux exotiques du Mexique, un serpent, un moustique accrochée à une corde, la sexualité aussi avec des plantes fertiles au niveau de son sexe.

L'eau de son bain, c'est aussi l'Océan qu'elle va traverser pour rejoindre New York. On retrouve la petite embarcation qui se situait à ses pieds. Elle voit le sujet des œuvres qu'elle est en train de peindre et qu'elle compte exposer là bas, comme ces deux femmes nues allongées sur une éponge (ill. 73). Au milieu un volcan en éruption émerge un gratte-ciel new-yorkais : c'est l'image symbolique de son futur triomphe, de son retour tonitruant à New York.

Frida a bien plus savouré son voyage aux États-Unis que lorsqu'elle était dans l'ombre de Diego. Au début du mois d’octobre 1938, elle présente ses œuvres dans la galerie de Julien Levy à New York. C'est un succès : la moitié des vingt-cinq œuvres présentées y sont vendues. Pour la première fois elle expose et triomphe seule à New York sans Diego. Elle profite de son absence pour savourer les fruits de la notoriété et flirte sans façons avec ses admirateurs comme le photographe Nickolas Muray avec qui elle eut une liaison passionnée (ill. 74)

PARIS 1939

En 1939, Frida se rend à Paris, sur l'invitation d'André Breton qui avait découvert un peu par hasard son œuvre alors qu'il se rendait à Mexico en septembre 1938 pour Diego et Trotski.

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Au départ, Breton était plus intéressé par Trotski et Rivera que par Frida (ill. 75) Trotski et Rivera par Jacqueline Lamaba, la femme de Breton, qui fuira leurs discussions enflammées sur le surréalisme, le communisme et l'histoire du Mexique pour rejoindre Frida, avec qui elle aura une relation (ill. 76).

Breton découvrit un peu par hasard la peinture de Frida mais il est tout de suite subjugué. Pour lui, Frida était surréaliste car elle représentait un monde inconnu que les occidentales refoulaient dans leur inconscient par pudeur : les mystères de la procréation et de la sexualité, avec des cordons ombilicaux, des placentas, des foetus morts etc (ill. 77). C'était les tourments du sexe et du ventre de la femme peint avec les formes et les couleurs naïves du Mexique, comparable à un « ruban autour d'une bombe ». Cette formule figurera dans le catalogue de l'exposition Mexicaine organisée par Breton à Paris.

Mais face à la guerre menaçante, l’exposition n’est pas une réussite. Le Louvre acquiert toutefois son Autoportrait (The Frame) (ill. 78), comme première œuvre d’un artiste mexicain contemporain. Frida est aussi déçue par Paris, qu'elle trouve sale, la nourriture ne lui convient pas ; elle attrape une colibacillose. Elle déteste aussi les intellectuels et les surréalistes qui parlent trop, théorisent et développe tout un tas de théories sur son œuvre qu'elle juge toutes aussi fausses les unes que les autres.

Les surréalistes sont une « bande de fils de putes lunatiques » qui passent des heures « dans les « cafés » à réchauffer leurs précieux derrières, et parlent sans arrêt de « culture » d' « art » de « révolution » et ainsi de suite et patin et couffin, ils se prennent pour les dieux du monde, ils rêvent les idioties les plus fantastiques et empoisonnent l'air de théories et de théories qui ne se réalisent jamais ». Elle écrira aussi :

« On me prenait pour une surréaliste. Ce n'est pas juste. Je n'ai jamais peint de rêves. Ce que j'ai représenté, c'est ma réalité ».

1939 DIVORCE AVEC DIEGO

En mai 1939, elle retourne à Mexico. Diego a entamé une nouvelle liaison. C’en est trop. Le couple divorcera en décembre 1939.

(ill. 79) Les deux Frida, 1939

L'année de son divorce avec Diego Rivera, la Frida trompée essayera comme toujours de trouver la force auprès de la jeune Frida pleine de vie, les deux Frida se reflétant comme dans un miroir, avec les deux cœurs mis à nu reliés par une simple veine, comme pour entreprendre une autopsie de sa situation sentimentale.

A droite la femme mariée d'avant son départ pour Paris, la truculente Mexicaine au cœur gorgée de sang, soutenue et aimée par Diego, avec sa peau foncée, sa robe Tehuana qui tient une petite amulette contenant le portrait miniature de Diego.

A gauche la femme divorcée, l'Européenne à la peau plus claire, celle qui revient de Paris, dont le cœur se vide de son sang sur sa robe blanche ornée de dentelles et de motifs, seyant à une chaste jeune fille catholique.

Elles se soutiennent toujours sous un ciel orageux, comme pour surmonter cette nouvelle tempête. Et comme dans un rituel du sang, elle transfuse son sang et son énergie de jeune femme de 20 ans dans le cœur brisé de la Frida trompée et fatiguée, sans parvenir toutefois à stopper l'hémorragie.

Frida essayera bien de se «   nourrir de son propre sang   » et de vivre sans Diego . Mais elle a beau fanfaronner : « Jamais je n’accepterai le moindre argent d’un homme tant que je serai en vie. », elle n'arrivera jamais à joindre les deux. Elle se résout à solliciter la bourse Guggenheim. Elle ne l’obtiendra pas. Alors, elle peint sans relâche. Mais c'est impossible. Elle n'y arrive pas.

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En septembre 1940, elle se rend à San Francisco pour être soignée d'une mycose aiguë à la main droite par le docteur Eloesser. Diego Rivera s'y trouve également. Il l’a redemande en mariage (ill.80). Frida fixe donc les conditions : plus de relations sexuelles, et plus de relations d’argent. Comme elle n'aura jamais de Petit Diego, elle deviendra à la fin de sa vie la mère du Grand Diego. Après la mort de son père, ils emménagent chez elle, à Coyoacan, là où elle a grandi, afin que la vie continue dans la Maison bleue.

(ill. 81) La colonne brisée, 1944

Leur remariage, à San Francisco le 8 décembre 1940, l’apaise quelque peu. Mais comme toujours, la trêve est de courte durée. Quand ce n'est pas Diego, c'est son corps qui la tourmente. En 1943, sa mauvaise santé l'oblige à enseigner chez elle. Des douleurs permanentes dans le pied droit et dans le dos l’empêchent de marcher correctement.

Elle doit porter un corset de fer que l’on retrouve dans La Colonne brisée , pour maintenir tant bien que mal son corps qui part en lambeau.

C'est une femme déchirée en son centre. Son corps est un champ de bataille permanent, à l'image du paysage qui dessine des tranchées derrière elle, semblable au paysage lunaire des tranchées de 14-18.

Elle est piquée à tous les endroits de son corps par des clous, mais la douleur la plus insupportable vient de sa colonne qui ressemble à la colonne d'un vieux temple Grec en ruines.

Il donne aussi l'impression d'être un fusil placée sous la gorge. Il lui arrive de penser au suicide mais Diego l'en empêche. Frida se bat comme une lionne, mais la douleur est par moment tellement forte qu'elle préférerait qu'on la pique pour de vrai, ou qu'on l'abatte comme un chien.

Dans le Cerf blessé à mort par les flèches (ill. 82) , Frida se représente comme un vulgaire gibier, un animal traqué par la maladie qui ne lui laisse aucun répit, qui la laisse s'épuiser à petit feu, comme un cerf dans une chasse à cour, comme la mère de Bambi aussi qu'elle avait vu au cinéma.

(ill. 83) Prothèse remplaçant la jambe droite de Frida Kahlo, 1953.

Entre juin 1946 et 1950, elle subira 7 opérations de la colonne vertébrale. Ce n'est qu'au bout de la sixième intervention (sur un total de sept) qu’elle peut se remettre à peindre, tout en restant couchée. Au printemps 1953, la photographe Lola Álvarez Bravo organise la première exposition monographique de Frida Kahlo au Mexique. Son médecin lui interdisant de se lever, c'est sur son lit d'hôpital qu'elle est transportée jusqu'à la galerie pour participer au vernissage, vêtue de sa plus belle robe zapotèque, entourée de ses fidèles. Une idée de Diego. Curieuse procession votive…

Reste sa douleur au pied droit. C'est en fait la gangrène qui grignote sa jambe droite. En août 1953, on lui ampute la jambe droite jusqu’au genou à cause d'une gangrène. Frida subit l’amputation avec son humour noir habituel : « Des pieds, pourquoi est-ce que j’en voudrais puisque j’ai des ailes pour voler ? »

Elle porte désormais une prothèse qu'elle essaye malgré tout de rendre féminine avec des accessoires : elle est décorée d'une botte rouge à lacets légèrement compensée, preuve de la féminité de la peintre. C'était une manière de mettre encore de la vie dans un objet de mort ou de handicap, le symbole même de la lutte de l'artiste contre ses multiples handicaps physiques.

Mais tout l'humour noir du monde ne peut totalement pallier aux souffrances d'une telle opération Elle plonge dans une profonde dépression. Elle noie la tentation du suicide dans la tequila, le cognac. Peint des « natures vives », criardes. Et des toiles plus austères.

Autoportrait avec Staline, 1954

Elle ne sait plus à quel saint se vouer pour apaiser ses souffrances. Après avoir rendu hommage à tous les docteurs du pays, comme le Dr Juan Farril (ill. 84), qui l'avait opéré de la colonne et que Frida peint avec son sang et le cœur sur la palette, elle se tourne en dernier lieu vers Staline, le petit

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père des peuples. C'est l'un de ses derniers tableaux (Autoportrait avec Staline) (ill. 85).

(ill. 86) Le Marxisme guérira les malades, 1954.

Le Communisme devient chez elle une religion et même une médecine. Avec son petit livre rouge en guise de bible, elle se dit que si Marx triomphe du cancer du capitalisme et de la guerre, le Marxisme guérira aussi les malades, l'idée utopique que l'engagement et la conviction politique pourraient la libérer – en même temps que l'humanité – de toutes ses souffrances. Elle renonce à ses béquilles et peut de nouveau marcher : « Pour la première fois, je ne pleure plus ».

A la fin de sa vie, c'est son engagement politique qui la maintient en vie. En 1952, on la voit sur son fauteuil roulant servant de modèle à la fresque antimilitariste de Diego (ill. 87).

Le 2 juillet 1954, 11 jours avant sa mort, tout juste remise de sa pneumonie, elle monte sur sa chaise roulante et va manifester, poing levé dans une manifestation contre l’intervention de la CIA au Guatemala (ill. 88).

(ill. 89) Viva la vida, 1954

Elle envisage la mort avec alegria. De nouveau alitée, elle peut tout juste saisir son journal intime posé sur sa table de nuit, au milieu des ampoules de morphine. « J’espère que la sortie sera joyeuse et j’espère ne jamais revenir. Frida », griffonne-t-elle.

Pour elle, la mort, c'est les vacances, une délivrance. Au cœur même de son dernier tableau, peint 8 jours avant sa mort, elle a écrit : « Viva la Vida » (« Vive la Vie »). En dépit de sa dégradation, elle rend hommage à la vie, avec ces pastèques bien mûrs et juteuses, où domine le rouge, le rouge du sang, le rouge de la vie.

Le 13 juillet 1954, l’infirmière la découvre dans sa chambre, les yeux ouverts, les mains glacées. Frida est morte à l’aube de ses 47 ans. Elle est incinérée le 14 juillet, comme elle le désirait  : elle avait expliqué qu'elle ne souhaitait pas être enterrée couchée, ayant trop souffert dans cette position au cours de ses nombreux séjours à l'hôpital. Ses cendres reposent dans la Casa azul à Coyoacán, sur son lit, dans une urne qui a la forme de son visage.

Depuis, le visage de Frida est devenu un argument marketing qui fait vendre. Son visage s'étale partout, les objets estampillés Frida Kahlo pullulent, dans la vaisselle, les rideaux, récemment le maquillage, jusqu'aux baskets et à la poupée Barbie Frida (ill. 90).

Paradoxalement, elle aurait probablement adoré cette médiatisation. Si elle vivait aujourd'hui elle aurait des millions de followers sur instagram.

Frida est multiple. Elle avait le communisme chevillé au corps, mais avait aussi bien compris qu'elle avait aussi besoin du capitalisme pour devenir une artiste, une femme indépendante, et s'émanciper de Diego.

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Museo Casa Estudio Diego Rivera y Frida Kahlo, Mexico.

Diego commençait à reconnaître l'indépendance croissante de Frida. En 1931, avec les honoraires accumulés à San Francisco, il avait décidé de construire une maison pour son couple dans le quartier de San Angel, pas loin de la Casa Azul de Coyoacan. Une maison à l'image du couple, moderne, dans le style minimaliste et carré Bauhaus.

Deux carrés, deux blocs, le bloc de Diego est toujours plus gros que celui de Frida, qui est peint en bleu, en référence la Casa azul (la Maison bleue) de Coyoacán. Mais Diego prend moins d'espace que dans les portraits que Frida faisait du couple au début. Ces deux blocs côte à côte simplement reliés à l'étage supérieur par une fine passerelle, permettait à chacun de vivre sa vie. Chacun possédait son entrée et servait à la fois de domicile et d'atelier aux deux artistes, une façon pour Diego de reconnaître l'indépendance croissante de Frida, une conception qui offrait aussi à Diego l'intimité nécessaire pour ses frasques sexuelles.