Autonomie Individuelle et Force Colletive - Les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours

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Alexandre SKIRDA AUTONOMIE INDIVIDUELLE ET FORCE COLLECTIVE Les anarchistes et lorganisation de Proudhon nos jours

Alexandre Skirda, 1987

Fonder la libert des individus, en organisant l'initiative des masses. P. J. Proudhon, Confessions d'un rvolutionnaire, 1849. J'ai cette conviction que le temps des discours thoriques, imprims ou parls, est pass. Dans les neuf dernires annes, on a dvelopp au sein de l'Internationale plus d'ides qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les ides seules pouvaient le sauver, et je dfie qui que ce soit d'en inventer une nouvelle. Le temps n'est plus aux ides, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout aujourd'hui, c'est l'organisation des forces du proltariat. Mais cette organisation doit tre l'uvre du proltariat lui-mme. Michel Bakounine, Lettre aux compagnons de la Fdration Jurassienne, 1873. Ce qu'il faut se fourrer dans le siphon, c'est que nous n'avons aucun appui esprer. Notre biceps peut seul nous manciper. mile Pouget, Le Pre Peinard, octobre 1894. L'anarchisme n'est pas une belle fantaisie, ni une ide abstraite de philosophie, c'est un mouvement social des masses laborieuses. Pour cette raison dj, il doit rallier ses forces en une organisation gnrale constamment agissante comme l'exigent la ralit et la stratgie de la lutte sociale des classes. Plate-forme organisationnelle du groupe des anarchistes russes l'tranger, 1926. On peut comprendre aisment pourquoi je ne peux rester indiffrent l'tat d'insouciance et de ngligence qui existe actuellement dans nos milieux. D'une part, cela empche la cration d'un collectif libertaire cohrent, qui permettrait aux anarchistes d'occuper la place qui leur revient dans la rvolution et, d'autre part, cela permet de se contenter de belles phrases et de grandes penses, tout en se drobant lorsqu'il faut passer l'action. [...] La responsabilit et la discipline organisationnelle ne doivent pas effrayer: elles sont les compagnes de route de la pratique de l'anarchisme social. Nestor Makhno, Sur la discipline rvolutionnaire, 1926. Une organisation rvolutionnaire est d'abord et surtout un moyen d'action effective du proltariat dans son processus librateur, et ne peut en aucun cas constituer une fin en soi. C'est un catalyseur radicalisant des luttes menes, un laboratoire vivant d'expriences et d'analyses, un lieu de confrontations, d'informations, de liaison et de coordination. Son rle essentiel consiste rpercuter, centraliser et rendre exemplaire tout le travail militant accompli par ses membres. Groupe Kronstadt, Paris, 1971. I. La faillite du socialisme et les checs de l'anarchisme 4 II. De l'individu stirnrien au producteur proudhonien 8 III. Bakounine: Programmes de l'anarchisme rvolutionnaire 12 IV. L'organisation bakouniniste 18

V. L'Alliance, l'AIT et l'affrontement avec Marx 25 VI. L'AIT fdraliste : apoge et disparition 33 VII. La propagande par le fait et l'Anarchie subventionne 42 VIII. Anti-organisationnels et bombistes 51 IX. De la libre entente au Parti ouvrier anarchiste (CGT) 59 X. Les individualistes, la rvolution russe de 1905 et le congrs d'Amiens (1906) 70 XI. Le Congrs anarchiste international d'Amsterdam (1907) 79 XII. Cgtistes libertaires et illgalistes (Bonnot et Cie) en action 93 XIII. L'Union sacre et la der des der 104 XIV. Le mirage du sovitisme et la crise de l'anarchisme 111 XV. La Plate-forme organisationnelle du groupe Dilo trouda 120 XVI. Le dbat sur la Plate-forme 130 XVII. La CNT-FAI en 1936-1939 143 XVIII. L'OPB et la FCL (Fdration Communiste Libertaire) 155 XIX. La sortie du tunnel: Mai 1968 164 XX. Se donner les moyens de ses fins 173 Textes & Documents Prsentation 177 1. Dilo trouda. Le problme organisationnel et l'ide de synthse 178 2. Groupe des anarchistes russes l'tranger. La Plate-forme organisationnelle de l'Union Gnrale des Anarchistes (Projet) 183 3. Supplment la Plate-forme organisationnelle (Questions et rponses) 211 4. Groupe des anarchistes russes l'tranger. La rponse aux confusionnistes de l'anarchisme 222 5. Piotr Archinov. L'ancien et le nouveau dans l'anarchisme. (Rponse Malatesta) 236 6. L'organisation Nabat en Ukraine 1919-1920 243 7. Maria Isidine. Organisation et parti 246 8. Piotr Archinov. lments neufs et anciens dans l'anarchisme (Rponse Maria Isidine) 256 9. Georges Fontenis. Sur l'OPB 261 10. Groupe Kronstadt. Principes organisationnels communistes libertaires 263 11. Organisation Rvolutionnaire Anarchiste. Contrat organisationnel 268

I. La faillite du socialisme et les checs de l'anarchisme

La Rvolution franaise a inaugur l're des rvolutions modernes. Son souvenir a hant tout le XIX e sicle. D'autres Bastilles ont connu alors des assauts et peu peu, de coups de main en insurrections, culminant avec l'extraordinaire bouillonnement de 1848 et le mouvement communaliste parisien de 1871, le projet rvolutionnaire a pris forme. Depuis lors, la perspective de sa ralisation a incessamment proccup ses partisans. Or, au cours des tentatives et expriences menes en son nom, bien des difficults sont apparues. Elles ont rsid tout autant dans une dfinition aussi prcise que possible de ses objectifs que dans le choix des voies emprunter pour les atteindre.

Ainsi, tandis que ce sicle s'achve et qu'il aurait d, selon les prvisions certaines des prophtes socialistes, voir s'accomplir l'mancipation du genre humain, nous pouvons affirmer, sans crainte d'tre dmenti de sitt, hlas, qu'il n'aura pas tenu les promesses suscites son dbut. Il devient, en particulier, de plus en plus vident que l'extraordinaire dveloppement technique et scientifique ayant marqu notre poque n'a apport qu'amres dsillusions ou tragiques dsenchantements ceux qui avaient plac en ce progrs leurs espoirs de libration. Devant l'obstination des faits, l'Histoire a pitin, patin, puis drap dans tous les sens. Lorsque son masque est tomb, on s'est aperu que de petits matins blmes avaient succd aux grands soirs rvolutionnaires. Devant ces lendemains loin d'tre radieux et chantants, peut-on en conclure que l'ide mme de rvolution sociale soit devenue obsolte ? Absolument pas. Nous sommes persuads, quant nous, qu'elle reste bien au contraire la seule perspective d'une socit vritablement humaine. Ce nonobstant les conditionneurs, les obscurantistes et dcerveleurs en tout genre ; ce, en dpit des modes et des looks, des faux nez socialistes et des crimes marxistes-lninistes ; ce, malgr les rengats leur classe, les blass et le je-m'en-foutistes apolitiques qui s'imaginent rester indemnes en se tenant l'cart de la guerre sociale. Mais quoi imputer le dvoiement et les checs rpts de l'idal rvolutionnaire, son discrdit et un bilan globalement ngatif, subi malheureusement par une bonne partie de la population terrienne ? La rponse approprie demanderait une longue et minutieuse tude de toute une srie de facteurs et d'influences diverses. Nous esprons pouvoir ultrieurement mener une telle recherche ; pour l'heure, nous allons nous contenter d'en donner quelques lments trs condenss. Tout d'abord, il y a eu une confusion certaine sur l'ide mme de rvolution. Elle a t identifie par les idologues socialistes tantt au droit au travail (en 1848), tantt au droit du travailleur disposer entirement du produit de son labeur, puis la simple organisation rationnelle d'une socit de producteurs, ou bien encore et surtout la conqute pralable du pouvoir d'tat. Ceci dans le but de donner au gouvernail social la direction conforme aux intrts de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre le proltariat , en fait ceux qui se sont chargs de reprsenter sa mission historique. Cette volution a permis l'mergence d'une nouvelle classe socialiste : les Capitalistes du Savoir ou travailleurs intellectuels. Quand on examine le rsultat de ce profond engouement pour l'essor industriel, on constate qu'il n'a rapport que des miettes ses excutants ouvriers, rendant leur sort, certes, plus supportable qu'auparavant, mais tout aussi prcaire, comme on peut aisment le voir de nos jours. Cette aspiration la seule administration des choses par le bon gouvernement des hommes a repos chez les socialistes et leurs affids sur une analyse catastrophiste de l'volution du systme capitaliste. Celui-ci tait destin, dans leur esprit, prir prochainement, victime de ses innombrables contradictions. La patience suffisait et devenait la vertu cardinale du socialisme scientifique. Il faut dire et souligner que cette croyance a t partage, d'une autre faon, par les anarchistes et des rvolutionnaires sincres, ainsi que par un bon nombre de proltaires. De l, l'oppos, leur impatience et une foi quelque peu nave dans une rvolution spontane et une transformation immdiate des rapports sociaux. Ils taient encourags dans cette voie par ceux qui refusaient de lgifrer l'avenir. Calcul habile et profitable pour dissimuler l'ambition d'une nouvelle classe dominante et pour escamoter les vritables rapports de force existant entre les rvolutionnaires et leurs ennemis dsigns ou potentiels. Cet affaiblissement de la vigilance a entran de nombreux proltaires se lancer, souvent corps perdu, dans des combats insurrectionnels. Cela sans tre suffisamment conscients et critiques ni sur l'orientation de leurs efforts, ni sur la rcupration des acquis de leurs luttes par des ennemis nouveaux et intrieurs, trop sous-estims jusque-l. On l'a bien vu lors des grandes saignes ouvrires de juin 1848, de la Commune de Paris, de la Russie et de l'Ukraine en 1917-1921, enfin de l'Espagne, en 1936-1939. Notons aussi que la fixation sur les conditions conomiques, considres dfinitivement comme la cl de vote de toute rnovation sociale, est alle de pair avec la prdominance du grgaire sur l'individuel, vacuant ainsi une vision plus globale et subversive des rapports de domination. Seul l'anarchisme a fait exception, puisqu'au contraire il a fait de l'existence de l'individu le point de dpart et d'arrive de son projet rvolutionnaire. Pour lui, l'individu est non seulement producteur et consommateur, mais galement un tre humain dou de conscience critique et aspirant l'harmonie sociale travers le jeu des autonomies individuelles. L'imprcision des idologies du XIXe sicle s'est reflte dans la valse des tiquettes : les uns et les autres se sont tour tour dnomms collectivistes, socialistes-rvolutionnaires, communistes, social-dmocrates, jusqu' ce qu'une dcantation laisse en prsence les tenants d'un socialisme d'tat, dit scientifique, et les autonomistes fdralistes, devenus par la suite anarchistes ou communistes libertaires. Les premiers furent donc longtemps convaincus de l'effondrement inluctable du capitalisme par le seul mrissement des conditions objectives, qu'il suffisait de hter quelque peu en s'emparant de l'appareil d'tat. Il est clair comme le jour que le systme s'est avr plus vivace que prvu et qu'il a mme su rcuprer intelligemment toute cette contestation factice. Quant la conqute

du pouvoir d'tat, elle n'a men les socialistes de toute obdience qu' de perptuels reniements force de grandes concessions, de compromis et tout bonnement, de honteuses compromissions avec l'ennemi virtuel la bourgeoisie capitaliste , prtendant, par exemple, grer le capital mieux que les capitalistes ! Tout cela au dtriment de leurs fins dernires, sans cesse repousses des jours de plus en plus lointains et indistincts. Aux yeux d'une fraction de ces socialistes d'tat, le systme tardant s'crouler, il devint urgent d'agir sur les conditions subjectives et d'encadrer les efforts du Promthe proltaire. C'est ainsi que la conception blanquiste de la minorit rvolutionnaire, revue et corrige la sauce tartare par Lnine, a donn naissance une organisation de type nouveau : le Parti bolchevique. Se considrant comme le dpositaire exclusif des intrts historiques du proltariat industriel et se donnant par suite le droit d'agir en son nom et lieu, ce parti s'est impos depuis une soixantaine d'annes, en exerant une vritable OPA sur tout le mouvement rvolutionnaire international. On connat les rsultats dsastreux de son hgmonie : partout o il a triomph, bien loin de supprimer l'ingalit conomique et sociale, il n'a fait que l'augmenter et l'ancrer davantage. A des autocrates faibles et vieillissants ont succd des partocrates implacables et omnipotents. En rsum, la lutte des classes, initialement fin mancipatrice, s'est transforme chez les socialistes tatistes, rformistes ou totalitaires, en une banale lutte des places. Formule plaisante, mais bien significative. En ce qui concerne le second terme de l'alternative objet du prsent ouvrage , les anarchistes ou communistes libertaires, ils ont prn de tous temps la prise en main, directe et indpendante de toute tutelle de parti ou d'tat, par les exploits de leurs destines. Cela en abolissant le capitalisme priv ou d'tat, ainsi que toutes les formes de domination politique, afin d'y substituer un rgime conomique et social o la production des biens de consommation et les rapports humains seraient en relation directe avec les besoins et dsirs rels des hommes et femmes, groups en communes autonomes librement fdres. Idal longtemps jug utopique, mis en pratique cependant de manire probante malgr des circonstances extrmement difficiles lors des deux expriences rvolutionnaires de l'Ukraine orientale, en 1917-1921, et de l'Espagne libertaire, en 1936-1939. Ceci a dmontr que les utopistes n'taient pas ceux que l'on pensait, mais plutt ceux pour qui tout peut continuer comme avant, en amnageant par-ci par-l le rgime d'exploitation; ce qui revient en fait le faire perdurer et reculer sans arrt les chances fatales. Toutefois, si l'anarchisme est apparu comme la composante radicale d'un projet rvolutionnaire authentique et si ses thses critiques ont t maintes fois confortes par l'volution historique et conservent, par consquent, une indniable actualit, les moyens prconiss et la pratique organisationnelle adopte ont parfois conduit des malentendus ou mme des impasses. Cohrence et cohsion ont souvent fait dfaut. C'est cela qui fait problme. Ballotts entre une autonomie individuelle pousse et une dmarche collective, parfois pesante, les libertaires ont rgulirement chou imprimer aux vnements et l'volution historique une tournure dfinitivement mancipatrice. Peut-on attribuer cet chec un contexte dfavorable, des lois objectives incontournables, la nature humaine, ou bien une incapacit congnitale, un ventre mou de la doctrine et une carence remdiable ? On pourrait disserter longuement sur chacun de ces aspects, mais les ides anarchistes se fondent principalement sur la volont d'tre et d'agir de chacun et de tous. Aussi, il nous semble primordial de rechercher les explications subjectives de cet chec travers l'laboration de la pense anarchiste, telle qu'elle est apparue depuis plus d'un sicle, en la liant troitement aux diffrentes expriences sociales et pratiques organisationnelles qu'elle a pu faire natre. Notre propos ne sera pas de dresser un inventaire complet des conceptions anarchistes, mais de mettre en relief quelques-unes de leurs expressions les plus claires et le plus en rapport avec le projet rvolutionnaire. Nous situerons bien entendu le contexte social et historique dont elles ne sauraient en aucun cas tre isoles, et nous mettrons l'accent sur les cueils et obstacles qu'elles ont rencontrs. A la suite de cet examen approfondi, nous tenterons d'actualiser les donnes de la question.

II. De l'individu stirnrien au producteur proudhonien

Les ides anarchistes apparaissent pendant les annes 1840, en raction aux professions de foi socialistes et communistes devenues courantes depuis peu. Remarquons le paradoxe : celles-ci taient nes en s'opposant l'individualisme bourgeois et dsiraient le bien du plus grand nombre. A son tour, l'anarchisme s'affirme contre la prtention socitaire rgenter l'individu et prne son mancipation face aux contraintes de l'tat-multitude. Pour Stirner et Proudhon, lesquels expriment le mieux cette raction l'poque, l'individu est un tre en chair et en os, unit de base de la socit, nul autre pareil et n'ayant rien voir avec l'homme total, fantme du devenir historique ou religieux qu'ont voulu imposer les partisans de la grgarit communautaire ou tatique, savoir les Saints-Simoniens, les Fouriristes, les Cabtiens et autres idologues de la sociabilit. Encore que chez eux certains individus aient t

destins jouer un rle particulier et litaire, de prophtes en somme, et en tant que tels aient eu une tendance certaine s'attribuer des mrites et un destin qui les ont transforms, la longue, en caste ou classe prdominante. Cela bien entendu, en attendant l'avnement de la socit communiste paradisiaque promise. Il en est tout autrement chez Stirner : pour lui, l'individu est l'Unique, l'goste qui agit en fonction de ses propres intrts, sans pour autant lser ceux d'autrui ni exclure toute forme d'association librement consentie, refusant en revanche la tutelle de l'tat sous toutes ses formes. Cette association est un contrat pass avec d'autres individus autonomes, sur une base absolue de rciprocit et pour une dure dtermine, donc rsiliable aussitt que ncessaire : Si je puis utiliser (tout autre tre), je me mets d'accord avec lui et m'unis avec lui, afin de renforcer mon pouvoir par cet accord et de faire plus, grce notre force commune, je ne vois absolument rien d'autre qu'une multiplication de ma force et je ne la fais durer qu'aussi longtemps qu'elle est ma force multiplie. Mais, ainsi, c'est une association.1 L'individu stirnrien n'est plus une force de travail soumise la volont de la collectivit ; il utilise l'association et l'abandonne sans souci de devoir ou de fidlit, quand il pense ne plus pouvoir en tirer aucun profit d'elle. Il n'y a l pour lui aucun sacrifice, car il n'y consent que pour son propre profit, par intrt personnel. Pour ce qui est du sacrifice, il ne sacrifie que ce qui n'est pas en son pouvoir, c'est--dire qu'il ne sacrifie rien du tout. Signalons que Stirner tablit une distinction entre rvolution et rvolte. Si la premire consiste dans un renversement des conditions, de l'tat des choses existant (status) de l'tat ou de la socit, c'est par consquent un acte politique ou social. La seconde a, certes, comme consquence invitable une transformation des conditions, mais elle n'en part pas. Trouvant son origine dans le mcontentement des hommes avec eux-mmes, ce n'est pas une leve de boucliers, mais un soulvement des individus, un surgissement sans gards pour les institutions qui en sortent. La rvolution avait pour but de nouvelles institutions, la rvolte, elle, nous amne ne plus nous laisser organiser, mais nous organiser nous-mmes et ne place pas de brillantes esprances dans des institutions. Combat contre l'ordre tabli, puisque, quand elle russit, celui-ci s'croule de lui-mme, elle n'est que la difficile extraction du moi hors de cet ordre. Si pour Stirner, la force de travail de l'individu doit se librer de la tutelle sociale, chez Proudhon l'individu est surtout le producteur qui est dpossd de son produit par la bourgeoisie, classe dominante. Il croit en la valeur de l'association et la fdration des hommes, lesquels, aprs avoir tabli entre eux des groupements de producteurs et de consommateurs, selon leurs besoins et leurs dsirs, constituent une force collective antinomique l'tat et aux possdants. Une fois ceux-ci privs de leurs prrogatives, leur pouvoir s'usera et l'exploitation de l'homme fera place une socit expurge de tout gouvernement : l'Anarchie. Pour Proudhon aussi, l'individu est unique sa manire ; il possde en lui une capacit fondamentale : sa volont son franc arbitre , laquelle cre l'aspiration la dignit, l'indpendance et constitue la condition sine qua non de la libert: Il ne faut pas considrer, comme le font les communistes ou socialistes contemporains, que l'homme n'a de valeur que par la socit, qu'il en est le produit, qu'elle lui confre une fonction, une spcialit, qu'il lui doit tout et qu'elle ne lui doit rien. Ce systme conduit la dchance de la personnalit, l'absolutisme oriental ou csarien. Il asservit l'individu, pour rendre la masse libre. C'est de la tyrannie et non de l'association. Il n'y a pas d'exemple d'une communaut qui, fonde dans l'enthousiasme, n'ait fini dans l'imbcillit.2 Ces lignes extrmement lucides ont pris bien du poids depuis et ravivent l'intrt qu'on peut porter celui qui crivait encore que l'homme ne veut pas qu'on l'organise, qu'on le mcanise ; sa tendance est la dsorganisation, la dfatalisation.3 Cette dmarche est sous-tendue par sa finalit thique : la dignit et l'intgrit de chaque individu, au nom de la justice dfinie comme le respect spontanment prouv et rciproquement garanti de la dignit humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu'elle se trouve compromise et quelque risque que nous expose sa dfense. 4 Cette vise tablit entre les hommes un rapport de connexit et de solidarit qui fonde leur fraternit relle, garantie par le respect mutuel de leur autonomie individuelle. Sur un plan plus large, il n'est plus question dharmonie sociale entre toutes les classes existantes, ni d'association entre le Capital et le Travail mais, l'inverse, d'une opposition irrductible entre eux, de leur lutte implacable. Ici, Proudhon est rejoint par Marx sur lequel il a indubitablement exerc une influence : l'affirmation d'une lutte de classes absolue, l'importance du travail, du dveloppement des forces productives et des rapports de production, le rle de la

science, le principe ido-raliste (qui peut quivaloir la conception matrialiste de l'Histoire chez Marx). Ils ont encore en commun leur profond athisme (bien que la Providence soit remplace chez l'un par l'aspiration la justice et chez l'autre par le sens de l'Histoire). Malgr ces affinits d'analyse, une grande divergence les oppose nanmoins : la finalit de la lutte des classes. Chez Marx, il s'agit d'une simple permutation historique o le proltariat succde la bourgeoisie dfaillante ou ayant cess de jouer son rle progressiste ; ses acquis restent malgr tout valables. Pour Proudhon, il s'agit d'une rupture profonde et irrmdiable, le rle de la bourgeoisie est termin et c'est contre elle que doit s'affirmer le proltariat, cela hors de son territoire et sans la cautionner en participant ses simulacres de dmocratie. C'est d'ici que nat l'ide de l'abstention politique et d'une lutte totale sur le plan conomique ; d'o la ncessit d'organiser la classe ouvrire en dehors de l'influence dominante, de favoriser son dveloppement autonome. Principe qui mne la thorie anarchiste d'abord, puis au syndicalisme rvolutionnaire. La formule proudhonienne l'atelier doit remplacer le gouvernement rsume cette perspective. Il est noter galement que si pour Marx le proltariat est reprsent exclusivement par les ouvriers de la grande industrie, chez Proudhon, il s'tend aux ouvriers des petites entreprises, aux paysans pauvres et, la limite, aux petits artisans n'employant personne. Peu avant de disparatre, Proudhon rappellera son credo : Toutes mes ides conomiques, labores depuis vingtcinq ans, peuvent se rsumer en ces trois mots : fdration agricole-industrielle ; toutes mes vues politiques se rduisent une formule semblable : fdration politique ou dcentralisation.5 Pour parvenir ce but, il prconise l'initiative des masses, par le concert des citoyens, par l'exprience des travailleurs, par le progrs et la diffusion des lumires, la rvolution par la libert. Par l'enchanement des actes rvolutionnaires on arrivera l'abolition de tous les pouvoirs, spirituel, temporel, lgislatif, excutif, judiciaire, propritaire.6 La force collective qu'il prne ressemble comme une jumelle la force multiplie des Uniques de Stirner, bien qu'elle soit conue d'une manire plus durable et systmatique dans le temps et l'espace. C'est ainsi qu'il dplore qu'en 1848 les Clubs, socits populaires par excellence tout comme les sections de 1793, prfigurant tout autant les Soviets russes , n'aient jou un rle plus important, et qu'on n'ait pas song les dvelopper et renforcer. A sa suite ou simultanment, plusieurs quarante-huitards radicaux signent l'acte de naissance de l'Anarchie. Citons le Manifeste de l'Anarchie, d'Anselme Bellegarrigue, le premier priodique anarchiste, publi en 1850, o l'auteur s'en prend la servitude volontaire, bien dans la ligne d'tienne de La Botie: Vous avez cru jusqu' ce jour qu'il y avait des tyrans ! Eh bien, vous vous tes tromps, il n'y a que des esclaves : l o nul n'obit, personne ne commande.7 Quant Joseph Djacque, il attaque avec violence et posie la hirarchie et sa muse, l'Autorit : Dugne dente, Mgre aux doigts crochus, Mduse au front couronn de vipres, Autorit ! Arrire et place la libert !... Place au peuple en possession directe de sa souverainet, la commune organise.8 migr en Amrique, Djacque lancera la Nouvelle-Orlans un journal de langue franaise, Le Libertaire, le devancier de l'organe du mme nom fond, en 1895, par Sbastien Faure et Louise Michel. Pour mieux mesurer le mrite et l'intrt de ces convictions libertaires, rappelons le contexte du moment : la raction louis-napolonienne svit en France ; l'esclavage des Noirs a toujours cours aux tats-Unis ; celui des ngres blancs russes ne sera supprim qu'en 1861 dans l'empire des tsars ; le machinisme industriel se dveloppe grands pas, le bagne de l'usine aussi ; dans les arts, rgne l'acadmisme le plus plat et, parmi les doctrines sociales les plus avances, la calotte et le socialisme d'tat prdominent. Bref, l'horizon est plus que terne.

III. Bakounine Programmes de l'anarchisme rvolutionnaire

:

C'est cette poque que fait irruption sur la scne rvolutionnaire europenne celui qu'on a surnomm le dmon de la rvolte et qui va profondment bouleverser les esprits de son temps : Michel Bakounine. Ex-barricadier de 1848, condamn mort puis graci trois fois, emmur pendant huit ans, il parvient s'enfuir en 1861 de son exil sibrien. Loin d'tre abattu par ses longues dtentions, il se lance corps perdu dans le combat rvolutionnaire. Aprs un essai infructueux de dbarquement en Pologne, afin d'y secourir les insurgs locaux, il passe par Londres, en 1864. Il y rencontre Marx, la demande de celui-ci, lequel lui propose d'adhrer l'Internationale naissante. L'entrevue est amicale, Marx se disculpe de l'accusation d'avoir colport des calomnies l'gard de son interlocuteur. D'ailleurs, il crit peu aprs Engels que l'vad russe lui a beaucoup plu, je l'ai trouv mieux qu'autrefois [...] en somme, c'est un des rares hommes que je retrouve aprs seize ans ayant march en avant et non en arrire. 9 Rien ne laisse encore prvoir la formidable empoignade qui les opposera bientt.

Bakounine n'adhre pas tout de suite l'Internationale, car il se proccupe de perspectives d'action plus immdiates et il croit davantage la forme d'organisation secrte, fort rpandue depuis des dcennies. Il va sans dire ce propos que dans nul pays il n'est possible alors d'afficher ouvertement des opinions rvolutionnaires. Il se rend donc en Italie, juge propice ses projets, et se consacre entirement l'organisation de rseaux nationaux et internationaux. Il labore cette fin plusieurs programmes et statuts de socits secrtes ; cela en plusieurs langues et parfois avec des variantes. Tous ces crits sont bien videmment manuscrits et resteront longtemps disperss parmi les correspondants et amis de Bakounine. Ce n'est que rcemment que la plupart d'entre eux sont devenus accessibles publiquement. Ils s'chelonnent de 1864 1872 et ont t trs peu utiliss jusqu'ici par les biographes de Bakounine. Son activit organisationnelle est demeure par consquent assez mconnue. C'est la raison pour laquelle nous allons nous y attarder quelque peu. Le premier programme, en 1864, dit de Florence, est celui de la Fraternit internationale rvolutionnaire ou Alliance. Selon son biographe H. E. Kaminsky, cet crit de Bakounine constitue pour l'anarchisme le pendant du Manifeste communiste de Marx.10 En effet, reprenant et radicalisant les analyses et positions de Proudhon, Bakounine dicte les principes de base de l'anarchisme rvolutionnaire. Ce texte a t sous-estim pour la bonne raison qu'il est rest longtemps manuscrit, jusqu' ce que Nettlau l'hectographie dans sa monumentale tude et que certains biographes commencent s'y rfrer. tant donn la valeur de ce programme fondateur, il nous parat bon d'en citer de larges extraits. Prenant contre-pied la religiosit de Mazzini et d'autres calotins sociaux, Bakounine affirme que le premier devoir du rvolutionnaire est d'tre athe et de revendiquer pour la terre et pour l'homme tout ce que les religions ont transport dans le ciel et attribu leurs dieux. Par suite, la morale, dbarrasse de toute thologie et de toute mtaphysique divine, n'a d'autre source que la conscience collective des hommes. Ennemi du principe d'autorit et de toutes ses applications et consquences soit dans le monde intellectuel et moral, soit dans le monde politique, conomique et social, l'anarchiste rvolutionnaire reconnat que la justice s'incarne dans la ralisation de la plus grande libert et la plus parfaite galit de droit et de fait. Dans un passage d'une limpidit remarquable, il dfinit la conception anarchiste de l'organisation sociale et politique : Il faut qu'il [le rvolutionnaire] soit fdraliste, comme nous, tant l'intrieur qu' l'extrieur de son pays. Il doit comprendre que l'avnement de la libert est incompatible avec l'existence des tats. Il doit vouloir par consquent la destruction de tous les tats et en mme temps celle de toutes les institutions religieuses, politiques et sociales ; telles qu'glises officielles, armes permanentes, pouvoirs centraliss, bureaucratie, gouvernements, parlements unitaires, universits et banques de l'tat, aussi bien que monopoles aristocratiques et bourgeois. Afin que sur les ruines de tout cela puisse s'lever enfin la socit humaine libre et qui s'organisera dsormais non plus, comme aujourd'hui, de haut en bas et du centre la circonfrence, par voie d'unit et de concentration forces, mais en partant de l'individu libre, de l'association libre et de la commune autonome, de bas en haut et de la circonfrence au centre, par voie de fdration libre. Il faut qu'il adopte, tant en thorie qu'en pratique et dans toute l'ampleur de ses consquences, ce principe : tout individu, toute association, toute commune, toute province, toute rgion, toute nation ont le droit absolu de disposer d'elles-mmes, de s'associer ou de ne point s'associer, de s'allier avec qui elles voudront et de rompre leurs alliances sans gard aucun pour les soi-disant droits historiques, ni pour les convenances de leurs voisins ; et qu'il soit fermement convaincu que seulement lorsqu'elles seront formes par la toute-puissance de leurs attractions et ncessits inhrentes, naturelles et consacres par la libert, ces nouvelles fdrations des communes, des provinces, des rgions et des nations deviendront vraiment fortes, fcondes et indissolubles.11 Retenons un autre passage o le droit national est analys d'une faon on ne peut plus actuelle : Il faut donc que [le candidat l'adhsion l'Alliance] rduise le soi-disant principe de la nationalit, principe ambigu, plein d'hypocrisie et de piges, principe d'tat historique, ambitieux, au principe bien plus grand, bien plus simple, et le seul lgitime, de la libert : chacun, individu ou corps collectifs, tant ou devant tre libre, a le droit d'tre lui-mme, et personne n'a celui de lui imposer son costume, ses coutumes, sa langue, ses opinions et ses lois ; chacun doit tre absolument libre chez soi. Il va de soi que cette libert nationale ne dbouche pas sur un patriotisme de clocher, bien au contraire : toutes ces ides troites, ridicules, liberticides et par consquent criminelles de grandeur, d'ambition et de gloire nationale, bonnes seulement pour la monarchie et pour l'oligarchie, aujourd'hui galement bonnes pour la grande

bourgeoisie, parce qu'elles leur servent tromper les peuples et les ameuter les uns contre les autres pour mieux les asservir. Autre point capital : Le travail, tant seul producteur des richesses sociales, quiconque en jouit sans travailler est un exploiteur du travail d'autrui, un voleur, et le travail tant la base fondamentale de l'humaine dignit, l'unique moyen par lequel l'homme conquiert rellement et cre sa libert, tous les droits politiques et sociaux ne devront appartenir dsormais qu'aux seuls travailleurs. Nous trouvons ici la ligne directrice d'aprs laquelle va s'enclencher le syndicalisme rvolutionnaire. De mme pour le problme paysan: La terre, don gratuit de la nature chacun, ne peut tre et ne doit tre la proprit de personne. Mais ses fruits en tant que produit du travail, ne doivent revenir qu' ceux qui la cultivent de leurs mains. Relevons encore la rupture d'avec la vision patriarcale et familiale de Proudhon : la femme et l'enfant sont perus comme des individualits en tous points gales de l'homme : La femme, diffrente de l'homme mais non lui infrieure, intelligente, travailleuse et libre comme lui, doit tre dclare dans tous les droits politiques et sociaux son gale ; dans la socit libre, le mariage religieux et civil doit tre remplac par le mariage libre et l'entretien, l'ducation et l'instruction de tous les enfants devront se faire galement pour tous, aux frais de la socit, sans que celle-ci, tout en les protgeant soit contre la stupidit, soit contre la ngligence, soit contre la mauvaise volont des parents, ait besoin de les en sparer, les enfants n'appartenant ni la socit, ni leurs parents, mais leur future libert. A propos justement de libert, notons un passage o Bakounine la dfinit de trs belle manire : Il n'est point vrai que la libert d'un homme soit limite par celle de tous les autres. L'homme n'est rellement libre qu'autant que sa libert, librement reconnue et reprsente comme par un miroir par la conscience libre de tous les autres, trouve la confirmation de son extension linfini dans leur libert. L'homme n'est vraiment libre que parmi d'autres hommes galement libres : et comme il n'est libre qu' titre humain, l'esclavage d'un seul homme sur la terre, tant une offense contre le principe mme de l'humanit, est une ngation de la libert de tous. La libert de chacun n'est donc ralisable que dans l'galit de tous. La ralisation de Ia libert dans l'galit du droit et du fait est la justice. En ce qui concerne la ralisation de la rvolution sociale, on pourrait penser que la Commune de Paris, en 1871, s'est inspire du plan tabli par Bakounine : En mme temps qu'elle se localisera partout, la rvolution prendra ncessairement un caractre fdraliste. Aussitt aprs avoir renvers le gouvernement tabli, les communes devront se rorganiser rvolutionnairement, se donner des chefs, une administration et des tribunaux rvolutionnaires, btis sur le suffrage universel et sur la responsabilit relle de tous les fonctionnaires devant le peuple. Pour dfendre la rvolution, leurs volontaires formeront en mme temps une milice communale. Cependant, aucune commune ne restera isole, sinon elle prira et elle aura donc pour ncessit de propager la rvolution au-dehors, de soulever toutes les communes voisines mesure qu'elles se soulveront, de se fdraliser avec elles pour la dfense commune. Les dlgus ou dputs envoys par chaque commune un point de runion convenu seront investis de mandats impratifs, responsables et rvocables. Des propagateurs rvolutionnaires et non des commissaires rvolutionnaires officiels avec des charpes quelconques, seront envoys dans la province et dans toutes les communes et associations insurges. Soulignons que presque toutes ces positions et tous les principes dfinis ne sont pas des inventions personnelles de Bakounine ; pour la plupart, ils cheminaient souterrainement depuis les annes 1830. Par contre, leur expression et la synthse opre sont tout fait nouvelles et ce n'est nullement le fait du hasard : Bakounine avait beaucoup lu les crits saint-simoniens, fouriristes et proudhoniens. En outre, il avait t instruit par son exprience personnelle de quarante-huitard europen. C'est donc inspir par la maturation thorique et les fruits de l'exprimentation sociale qu'il a rdig ce programme. Bakounine rdige une autre version de ce programme pour des amis sudois ; c'est partir de Sude, en effet, qu'il a tent une expdition de renfort en Pologne, lors de l'insurrection de 1863, et il se proccupe toujours d'y conserver des

points d'appui pour des actions ultrieures vers la Russie. Il convient de donner une explication sur la forme d'organisation secrte prconise : vu les circonstances de l'poque, c'est la seule possibilit pratique pour ceux qui veulent changer le monde. De plus, Bakounine a t influenc par un bref et dcevant passage la Franc-Maonnerie et surtout par les habitudes conspiratrices des Italiens ex-mazziniens qui l'ont rejoint. Sur le fond, il ne croit qu'en l'action de masse et conserve l-dessus ses convictions juin-quarante huitarde ; cependant, il estime indispensable l'existence d'une organisation secrte qui servirait en quelque sorte d'tat-major la rvolution. Un tat-major anonyme et secret qui se garderait bien de se substituer au peuple dans sa lutte mancipatrice. L, il se distingue nettement de la socit secrte de type blanquiste bien autrement rglemente et organise d'une manire tout fait despotique, digne de l'esprit imprieux de Louis [Blanqui]. La finalit de la conception bakouniniste s'en dmarque totalement : il ne s'agit pas d'tablir la dictature d'un seul ou d'un groupe de conspirateurs, ni d'un lieu ou ville sur d'autres ; la centralisation absolue et pour ainsi dire dictatoriale est exclue : Je veux que l'ordre, le calme dans les affaires soit le rsultat non d'une unique volont, mais de la volont collective bien organise de beaucoup d'associs rpandus dans chaque pays et dans tous les pays. C'est mettre l'action occulte, mais puissante de tous les intresss la place de la direction d'un seul centre Mais pour que cette dcentralisation devienne possible il faut une relle organisation, et il n'y a pas d'organisation sans une certaine rglementation qui n'est la fin rien que le produit d'une entente ou d'un contrat mutuel.12 Au surplus, la dmarche est galement antagoniste : les fins dernires de la Fraternit bakouninienne sont ouvertement proclames, le secret ne rgne que sur les moyens. Alors que chez les blanquistes tout est secret : tant les objectifs ultimes que les moyens et structures internes, tout cela tant la dvotion d'un seul homme le dictateur rvolutionnaire , soit une conception directement hrite des jacobins et de Babeuf. Dans un programme ultrieur de l'organisation secrte rvolutionnaire des Frres Internationaux (1868), Bakounine prend d'ailleurs partie encore plus violemment la conception jacobine ou blanquiste de la rvolution. Critique dont nous pouvons, avec le recul du temps, constater la toujours actuelle acuit : Il ne faut pas s'tonner si les jacobins et les blanquistes qui sont devenus socialistes plutt par ncessit que par conviction, et pour qui le socialisme est un moyen, non le but de la Rvolution, puisqu'ils veulent la dictature, c'est-dire la centralisation de l'tat et que l'tat les amnera par une ncessit logique et invitable la reconstitution de la proprit, il est fort naturel, disons-nous, que ne voulant pas faire une rvolution radicale contre les choses, ils rvent une rvolution sanguinaire contre les hommes. Mais cette rvolution sanguinaire fonde sur la construction d'un tat rvolutionnaire puissamment centralis aurait pour rsultat invitable, comme nous le prouverons davantage plus tard, la dictature militaire d'un matre nouveau. Donc le triomphe des jacobins ou des blanquistes serait la mort de la Rvolution. Nous sommes les ennemis naturels de ces rvolutionnaires, futurs dictateurs, rglementateurs et tuteurs de la Rvolution, qui, avant mme que les tats monarchiques, aristocratiques, et bourgeois actuels, soient dtruits, rvent dj la cration d'tats rvolutionnaires nouveaux, tout aussi centralisateurs et plus despotiques que les tats qui existent aujourd'hui, qui ont une si grande habitude de l'ordre cr par une autorit quelconque d'en haut et une si grande horreur de ce qui leur parat les dsordres et qui n'est autre chose que la franche et naturelle expression de la vie populaire, qu'avant mme qu'un bon et salutaire dsordre se soit produit par la rvolution, on rve dj la fin et le musellement par l'action d'une autorit quelconque qui n'aura de rvolution que le nom, mais qui en effet ne sera rien qu'une nouvelle raction puisqu'elle sera en effet une condamnation nouvelle des masses populaires, gouvernes par des dcrets, l'obissance, l'immobilit, la mort, c'est--dire l'esclavage et l'exploitation par une nouvelle aristocratie quasi rvolutionnaire.13

IV. L'organisation bakouniniste Lorganisation bakouniniste, elle, ne vise unir qu'une centaine de frres internationaux et un nombre variable de frres nationaux pour chacun des pays europens, tout au plus deux trois cents pour le plus grand d'entre eux. Leur profil correspond celui d'individus dvous, nergiques, intelligents, et surtout amis sincres, et non ambitieux ni vaniteux, du peuple, capables de servir d'intermdiaires entre l'ide rvolutionnaire et les instincts populaires.

Anims par la passion thique, ces rvolutionnaires exerceront non pas un pouvoir ostensible quelconque, mais une dictature collective de tous les Allis... dictature sans charpe, sans titre, sans droit officiel et d'autant plus puissante qu'elle n'aura aucune des apparences du pouvoir.14 Bien que Bakounine prenne soin de prciser que si lon samuse jouer aux Comits de Salut public et la dictature officielle, ostensible, vous serez dvors par la raction que vous aurez cre vous-mmes, l'emploi du terme dictature, mme vid de tout sens par le contexte, se prte toutes les ambiguts. Voyons ce que pense Arthur Lehning de ces pilotes invisibles au milieu de la tempte rvolutionnaire : Il s'agissait pour Bakounine dinspirer de ses ides un petit groupe d'hommes dune valeur relle et efficiente, mais aussi de leur communiquer la volont daction. A leur tour, ils devaient agir dans les milieux et sur le plan o ils dployaient leur activit, c'est--dire celui de l'organisation et des principes de l'Internationale. Les plus intimes se consultaient entre eux et avec Bakounine. De la sorte, celui-ci tait en relation avec des militants de divers pays et entretenait avec eux des rapports personnels soit par correspondance soit par des rencontres occasionnelles. Il pouvait ainsi harmoniser la propagande et ventuellement l'action. Dans le mouvement ouvrier et surtout dans le mouvement rvolutionnaire, cette faon d'agir n'a rien de spcial.15 James Guillaume, intime de Bakounine, tmoigne sur la nature de cette organisation, laquelle n'avait rien de commun avec les anciennes socits secrtes o il fallait obir des ordres venus d'en haut ; ce n'tait que le libre rapprochement d'hommes qui s'unissaient pour l'action collective, sans formalits, sans solennit, sans rites mystrieux, simplement parce qu'ils avaient confiance les uns dans les autres et que l'entente leur paraissait prfrable l'action isole.16 Dans l'organisation bakouniniste, c'est donc la confiance qui lie les membres les uns aux autres. Qu'un membre malveillant s'introduise et elle s'en trouve toute vicie. Bakounine l'apprend ses dpens la suite de ses rapports avec Serge Netchaiev. Russe, fils de serf, tudiant brim par le rgime tsariste, Netchaiev conoit une haine mortelle pour tout le systme en place et en arrive subordonner tous les moyens, avouables ou non, son objectif ultime: la destruction jusqu'aux racines du tsarisme. Il commence par participer des mouvements revendicatifs d'tudiants puis, aprs s'en tre assur le contrle, les dtourne en vaste conspiration contre le rgime. Il avance mme la date de l'insurrection dcisive 1870 , assez plausible, car c'est l'anne o les paysans, tout juste librs du servage, doivent encore en subir le lourd fardeau en tant obligs de racheter leurs propres terres leurs anciens seigneurs. Recherchant des appuis et une caution ses projets, Netchaiev vient en Suisse, y rencontre Bakounine et, lui faisant miroiter cette apothose insurrectionnelle sur sa terre natale, le mystifie et abuse de sa confiance : il se fait remettre une somme rondelette (le fonds Bakhmtiev) et mle le vieil insurg ses douteuses intrigues. De retour en Russie, le grand jour attendu ne donne rien et, pris son propre pige, Netchaiev assassine un tudiant dont le seul tort est d'avoir mis en doute son autorit et la ralit de ses projets. L'enqute policire ne tarde pas faire la lumire sur ce meurtre sordide, cela avec l'aide empresse des complices mmes de Netchaiev et, circonstance aggravante, membres de son organisation. L'affaire dbouche sur un norme scandale qui clabousse tout le milieu rvolutionnaire russe. Bakounine, en particulier, est accus d'avoir t l'instigateur de Netchaiev et on lui attribue la paternit du Catchisme du rvolutionnaire, une sorte de manuel machiavlien du conspirateur, trouv sur un complice de Netchaiev. Pourtant, le ton et le contenu de ce texte n'ont rien de commun avec la radicalit bakouninienne, surtout dans les prceptes de basse manipulation des uns et des autres. L'influence du blanquiste russe Tkatchev et des mmoires du babouviste Buonarroti sur ce document a t dment tablie depuis, surtout ces dernires annes par les travaux de Michael Confino, d'Arthur Lehning, de Piroumova et du dernier en date des biographes sovitiques de Bakounine, Grafsky. Nanmoins, plusieurs historiens occidentaux n'ont pas craint, parfois jusqu' aujourd'hui, de prsenter Bakounine comme le pre du jsuitisme jacobin de Netchaiev. Netchaiev parvient cependant se rfugier en Suisse et prsente sa cause sous un jour plus favorable sa personne, en accusant l'tudiant assassin d'avoir voulu le dnoncer. Malgr cela, Bakounine perce son jeu et prend ses distances avec lui dans une lettre capitale, dcouverte galement il y a seulement quelques annes par M. Confino. Cette circonstance peut s'expliquer par le souci de Bakounine de ne pas la rendre publique, afin de ne pas nuire l'intrigant Netchaiev en difficult ce moment, car menac d'extradition par solidarit, aveugle pourrait-on dire, antitsariste. Dans cette lettre de rupture, Bakounine dclare Netchaiev que

le systme de mystification, qui devient de plus en plus votre systme principal et exclusif, votre moyen et votre arme essentielle, est funeste la cause mme (...). Mais ce monde [les rvolutionnaires], il faut l'organiser et le moraliser rellement. Tandis que vous, grce votre systme, vous le corrompez et prparez en lui des tratres envers vous-mmes et des exploiteurs du peuple (...) suivant le systme jsuitique, vous tuez systmatiquement en eux tout sentiment humain personnel, tout sens personnel de la justice comme si le sentiment et le sens de justice pouvaient tre impersonnels , vous cultivez en eux le mensonge, la dfiance, le mouchardage et la dlation. Cela, non pas parce que Bakounine tendrait idaliser les rvolutionnaires vertueux ; il n'entretient aucune illusion sur eux : ils n'agissent pas par pure conscience, ni de propos dlibr, mais cause de leur propre situation dans la socit. Si on les place dans une situation qui leur permette d'exploiter et d'opprimer le peuple : on peut affirmer coup sr qu'ils l'exploiteront et l'opprimeront en toute tranquillit. Il n'y a en eux par consquent que trs peu de vertu inne. Mettant profit la situation dsastreuse qui les rend vertueux malgr leur volont, il faut donc veiller, duquer et fortifier en eux cette vertu, la rendre passionne et consciente au moyen d'une propagande constante et par la force de l'organisation. Or vous faites exactement le contraire. Il redfinit cette occasion le but et les tches de l'organisation rvolutionnaire : Aider l'autodtermination du peuple sur la base d'une galit absolue, de la libert humaine complte et multiforme, sans la moindre ingrence de quelque pouvoir que ce soit, mme provisoire ou de transition, c'est--dire sans l'intermdiaire de tout tat. Il rappelle une nouvelle fois que nous sommes les ennemis dclars de tout pouvoir officiel, mme si c'est un pouvoir [ultrarvolutionnaire] ; ennemis de toute dictature publiquement reconnue, nous sommes des anarchistes sociauxrvolutionnaires.17 Pour dissiper toute quivoque, il raffirme avec force que la confiance rciproque des rvolutionnaires ne peut s'tablir que par la sincrit absolue entre tous les membres. Tout jsuitisme est banni de leurs relations, de mme que la lche mfiance, le contrle perfide, l'espionnage et le mouchardage mutuels ; absence et dfense svre de toute critique derrire le dos. Si un membre a quelque chose dire contre un autre membre, il doit le faire la runion gnrale et en sa prsence. Contrle fraternel commun de chacun par tous ; un contrle qui ne soit en aucun cas tracassier, mesquin, ni surtout haineux, doit remplacer votre systme de contrle jsuitique, et devenir une ducation morale, un soutien de la force morale de chaque membre et le fondement d'une confiance fraternelle mutuelle, sur laquelle s'appuie toute la force intrieure et extrieure de la Socit.18 Toutefois, il concde Netchaiev que son systme jsuitique mensonge, ruse, mystification et, par ncessit, violence peut tre employ contre les ennemis. Ici, nait une nouvelle ambigut, car la notion dennemis peut tre assez fluctuante on l'a vu maintes reprises depuis et surtout par opposition, on a vu tant d'amis de la veille se transformer en ennemis irrconciliables du jour, qu'il parait devoir tre rserv sur cette concession, certainement circonstancielle, de Bakounine vis--vis de Netchaiev. En fait, aprs avoir sond les limites extrmes de ses principes organisationnels, Bakounine fait appel en dernier ressort son critre absolu : la passion thique (clin d'il Fourier). Guidant la conscience et l'action du rvolutionnaire, elle est malgr tout appuye sur le garde-fou qu'est le contrle fraternel de chacun par tous, de manire ce que l'unit de la pense et de l'action puisse prendre corps. Cependant, ces rapports internes ne sont pas livrs la fantaisie, loin s'en faut, et sont rgis par des statuts ou un rglement trs prcis, objets de la plus minutieuse attention de Bakounine. Considrons, par exemple, le Rglement secret de l'Alliance de la Dmocratie socialiste, datant de 1868. La structure dterminante est reprsente par le Comit central permanent, dont l'Assemble gnrale est l'instance suprme. Les membres ne sont admis qu' l'unanimit ; un bureau central de quelques membres, constitue le pouvoir excutif de l'Alliance, du moins en dehors des Assembles gnrales du Comit central; il est charg en particulier d'entretenir des relations avec les comits et bureaux nationaux, au besoin de leur envoyer des dlgus extraordinaires pour la propagande ou l'action, sur demande de la section centrale. Une structure complmentaire, le Comit de surveillance, veille ce que nul n'outrepasse ses responsabilits. L'un des buts assigns est de faire adhrer le maximum d'organisations ouvrires l'Association Internationale des Travailleurs, afin que le travail de l'Alliance ne soit que le dveloppement politique et rvolutionnaire de cette Association. Le rglement de la Fraternit internationale, autre organisation bakouninienne, adopte dans l'ensemble le mme fonctionnement interne, sauf que les assembles gnrales deviennent des congrs, devant runir la majorit des membres, et ne pouvant prendre des dcisions qu' la simple majorit en ce qui concerne les questions courantes, et la majorit des deux tiers pour les questions importantes. Le Comit central et les Comits nationaux demeurent ; ces

derniers se dcomposent en bureau excutif et en Conseil de surveillance. L'unanimit est requise pour l'admission de nouveaux frres. Le Comit national est considr comme existant partir de trois membres frres. Les exclusions sont dcides la simple majorit, mais doivent tre entrines dans tous les cas par le Congrs qui suit. Dans un programme ultrieur de cette mme Fraternit internationale, Bakounine indique que cette organisation n'a pas seulement pour mission de prparer la rvolution. Elle devra encore se conserver durant la rvolution afin de substituer son action collective, strictement solidaire et occulte, tout gouvernement ou toute dictature officielle, cette dernire ne pouvant manquer d'touffer le mouvement rvolutionnaire dans les masses et d'aboutir la reconstruction de l'tat politique, directeur, tutlaire et par l mme ncessairement bureaucratique, militaire, oppresseur et exploiteur c'est--dire une nouvelle domination bourgeoise. Encore une prmonition remarquable sur le devenir des rvolutions. Constatons en tout cas chez Bakounine la ncessit de la permanence de l'organisation rvolutionnaire, exerant une activit critique et vigilante. Dans ce mme programme, un peu plus loin, Bakounine nonce la loi suprme de sa dmarche organisationnelle : substituer toujours et partout la pense et l'action collectives toutes les initiatives individuelles, [car, pour lui,] dans la rvolution sociale, seules la pense, la volont et l'action collectives auront leur place.19 Avec tous ces lments, nous avons une comprhension assez nette de ce qu'ont pu tre les organisations ou Fraternits bakouniniennes, qui constituaient en fait, tant donn les circonstances de l'poque, des organisations anarchistes spcifiques et mme, pour certains, le prototype de l'organisation communiste libertaire telle qu'elle peut tre conue de nos jours. Il tait clair pour Bakounine que cette organisation spcifique devait se cantonner son rle dfini d'tat-major invisible. Pour lui, il n'tait nullement question qu'elle se substitue l'action effective des vritables forces rvolutionnaires qu'taient alors les ouvriers et la partie la plus prcaire du proltariat, le lumpenproltariat, en Occident ; les paysans et les en-dehors vagabonds, cosaques libres, dclasss de toutes sortes, jusqu'au brigand (rien voir avec la pgre dans le sens occidental), en Russie. Au sujet des ouvriers, il reprend la ligne proudhonienne : ils doivent s'organiser en dehors du radicalisme bourgeois. La base de cette organisation est toute trouve : ce sont les ateliers et la fdration des ateliers ; la cration des caisses de rsistance, instruments de lutte contre la bourgeoisie, et leur fdration non seulement nationale, mais internationale ; la cration de chambres de travail, comme en Belgique.20 Quant aux paysans russes, il recommande d'utiliser la survivance de la commune rurale pour instaurer directement la socit libre. Il fait galement tat du potentiel existant chez une partie de la jeunesse bourgeoise et noble, qui peut se dvouer de manire efficace la rvolution en allant au peuple, c'est--dire le servir dans des emplois but social tels qu'instituteurs, mdecins, agronomes, etc. Conseil qui fut trs suivi l'poque en Russie. Tous ces crits bakouniniens ont eu, tant en Russie qu'en Occident, une influence prpondrante durant les annes 1870. Ce qui s'inscrit en faux contre l'opinion rpandue par ses dtracteurs politiques ou certains historiens dits bourgeois, prompts plier l'chine et prter leur plume aux puissants du jour, selon lesquels Bakounine aurait t incapable de s'exprimer fond et de faon cohrente sur les objectifs et moyens de la rvolution sociale. Pour ne pas rester dans les gnralits, donnons un chantillon de cette varit d'historiens, florissante durant les annes 19501960, avec Henri Arvon, agrg de l'universit, docteur s lettres. Ce monsieur s'est fait une spcialit de pourfendre de l'intrieur l'anarchisme, soit d'y consacrer des tudes apparemment objectives et en ralit trs ngativement orientes. Considrons son petit ouvrage Michel Bakounine ou la vie contre la science (tout un programme !). Extrayons-en quelques passages rvlateurs : Dans la pittoresque galerie des rvolutionnaires du XIXe sicle, Michel Bakounine, Ptrel des temptes, semble incarner l'action subversive dans tout ce qu'elle a pendant le sicle dernier de romantiquement exaltant et historiquement inefficace [...] En 1870, il est l'me d'un soulvement Lyon, gotant ainsi pendant quelques heures aux plaisirs enivrants d'un pouvoir quasi dictatorial [...] consquences immdiates et, il faut bien l'avouer, souvent dsastreuses de cette activit rvolutionnaire... [Voici le bouquet] : Prive apparemment de tout rattachement une pense qui lui permettrait de survivre, la doctrine de Bakounine revt de nos jours un aspect anachronique, un peu farfelu, et par certains cts ractionnaire.

Arvon lui attribue bien entendu le Catchisme rvolutionnaire de Netchaiev, et lui prte le dsir de suivre sa prtendue devise : A toute vitesse travers la boue. Relevons encore quelques apprciations fleuries : La pense de Bakounine toute affecte d'erreurs qu'elle est... esprit brouillon, domin par des passions parfois inavouables (?) [...] l'utopie directrice de la doctrine de Bakounine est l'anarchie.21 On peut comprendre la lecture de cette diatribe philostalinienne comment de tels auteurs ont pu intoxiquer les esprits pendant des dcennies sur la nature et le sens de la doctrine anarchiste. cartons cette production et constatons paradoxalement, chez les historiographes sovitiques de ces dernires annes, une sorte de rhabilitation de Bakounine. La dernire tude, parue en 1985, de V. G. Grafsky, tranche nettement d'avec Arvon : l'auteur y souligne le rle positif jou par Bakounine dans la lutte contre le tsarisme et les valeurs fondamentales de la socit bourgeoise. Le propos s'appuie sur une exposition fouille de ses ides et positions, souvent l'aide d'amples citations, et quelques pages significatives de l'Empire knouto-germanique et d'tatisme et Anarchie figurent mme en annexe. Bien videmment, les divergences avec le socialisme scientifique, savoir avec Marx et Engels, ne sont pas tues, mais relativement bien rendues. Son nouveau, le socialisme anti-autoritaire bakouninien est longuement examin. Ici, pas de jugement l'emporte-pice mais, redisons-le, approche se voulant objective et scientifique. Tout de mme, ne rvons pas, c'est l'hommage d'un ennemi et, comme il sied dans ce cas, il y a une prsentation dfavorable ou incomplte des ides bakouniniennes, passes au prisme marxiste-lniniste : Mikhal Aleksandrovitch Bakounine, rvolutionnaire russe, est l'un des reprsentants les plus en vue du populisme rvolutionnaire et de l'anarchisme. Sa haine sincre et passionne envers toute oppression et sa disposition se sacrifier au nom du triomphe de la rvolution sociale lui ont attir de nombreux rvolutionnaires et personnes tendances dmocratiques. En mme temps sa vision embrouille et entirement illusoire des voies concrtes menant vers l'mancipation sociale a contribu le transformer en adversaire d'ides du socialisme scientifique. [...] Avec son nom sont lies la naissance et la diffusion des ides de ce que l'on appelle l'anarchisme collectiviste [...] Les aspects les plus forts de son enseignement furent les dnonciations de l'exploitation et de toutes les formes possibles d'oppression dans les socits contemporaines, de l'obscurantisme religieux, de la servilit de la science librale, ainsi que la dfense des mthodes de lutte rvolutionnaires contre les rformistes bourgeois.22 Grafsky justifie enfin son tude par l'actualit de Bakounine, due la rsurgence de l'anarchisme en Occident, ce qui s'expliquerait selon lui par la crise que traverse celui-ci depuis quelques annes. Notons en tout cas l'estime et la volont d'explication qu'on chercherait en vain chez Arvon et encore moins chez son mule Jacques Duclos, mitron gupoutiste qui avait forc sa constipation naturelle pour pondre Ombres et lumire Bakounine et Marx de triste mmoire.

V. L'Alliance, lAIT et l'affrontement avec Marx Sans que cela soit une circonstance attnuante pour les historiens bakouninophobes, rptons que la plupart des textes de Bakounine cits ici sont rests ignors jusqu'aux minents travaux de M. Confino et surtout d'Arthur Lehning. Cela ne les a pas empchs d'exercer une influence indubitable sur les personnes qui en eurent connaissance. La meilleure preuve en est l'Alliance, qui parvint regrouper soixante-dix frres internationaux (sur cent viss) et compta dans sa section genevoise, en 1868, cent quarante-cinq membres. Ce sont galement ses adhrents qui fondrent l'imposante section espagnole et l'active section italienne, toutes deux affilies l'AIT. En effet, suite au refus oppos par le Conseil Gnral de Londres de l'Association Internationale des Travailleurs une premire demande d'adhsion globale de l'Alliance, celle-ci dcida de dissoudre son organisation secrte internationale et ne conserva que sa section publique de Genve. On sait que Marx utilisa comme principal argument pour les exclusions de Bakounine et de James Guillaume la persistance de l'Alliance secrte. Qu'en a-t-il rellement t ? Si les contacts permanents ont continu entre Allis, en grande partie cause des liens personnels tisss, et si la branche espagnole, la Allianza, conserva sa structure clandestine, estime adquate aux conditions de lutte locales, il apparat certain, selon Arthur Lehning, que l'Alliance ne fonctionnait plus comme une organisation secrte et que, par consquent, l'accusation de Marx ait t dnue de fondement. D'ailleurs, elle n'a pas t taye dans le rapport de la commission d'enqute constitue au congrs de La Haye, et Marx a d recourir une accusation personnelle contre Bakounine pour emporter l'adhsion des membres de ladite commission. A ce sujet, relevons un fait qui allait avoir d'importantes rpercussions organisationnelles : au sein de cette fameuse commission d'enqute, compose de cinq membres, se trouvait un agent de la police franaise, Van Heddeghem dit Walter, lequel s'absenta, d'ailleurs, au moment du compte-rendu et du vote de la commission, soit pour laisser faire par plus policiers que lui cette basse

besogne, soit pour ne pas trop attirer l'attention sur sa petite personne, car il regrettera peu aprs que Benot Malon n'ait pas t inclus dans la charrette des exclus.23 Ajoutons que parmi les tmoins charge cits par l'accusation contre Bakounine et l'Alliance se trouvait encore un autre provocateur franais, Dentraygues dit Swarm, lui aussi membre de la coterie marxiste. Nous verrons plus loin les effets pervers et funestes de cette infiltration policire parmi les partisans de Marx. Il semble donc patent que l'Alliance bakouninienne ait t effectivement dissoute sous sa forme secrte. Cela dit, il est probable que Marx ait cru sincrement en sa persistance. D'ailleurs, lui-mme avait fait partie de plusieurs socits secrtes et, selon A. Lehning, Bakounine tait pareillement persuad, en 1872, que Marx tait encore organis de manire occulte avec les six anciens membres de la Ligue des Communistes socit secrte allemande ayant exist durant les annes 1847-1850 , qui sigeaient ce moment avec lui au Conseil Gnral de Londres.24 Du reste, Bakounine devait certainement garder en tte l'trange conversation qu'il avait eue avec Marx en 1848 : Je rencontrais (Marx) Berlin. Des amis communs nous forcrent nous embrasser [Bakounine avait t accus d'tre un agent russe par la Gazette rhnane dirige par Marx, aussi lui en voulait-il, NDA]. Et alors, au milieu d'une conversation moiti badine, moiti srieuse, Marx me dit : Sais-tu que je me trouve maintenant la tte d'une socit communiste secrte si bien discipline que si j'avais dit l'un de ses membres : Va tuer Bakounine, il t'aurait tu. Je lui rpondis que si (sa) socit secrte n'avait (pas) autre chose faire qu' tuer les gens qui lui dplaisent, elle ne pouvait tre qu'une socit de valets ou de fanfarons ridicules.25 Comme nous l'avons vu, l'Alliance constituait pour Bakounine une organisation rvolutionnaire spcifique, aussi prenons connaissance de la faon dont il concevait son rapport avec l'AIT, l'organisation ouvrire de masse (elle compta ce moment prs de deux millions de membres, dont 1.200.000 en Europe)26 : L'Alliance est le complment ncessaire de l'Internationale [...]. Mais l'Internationale et l'Alliance, tout en tendant au mme but final, poursuivent en mme temps des objets diffrents. L'une a pour mission de runir les masses ouvrires, les millions de travailleurs, travers les diffrences des nations et des pays, travers les frontires de tous les tats, en un seul corps immense et compact ; l'autre, l'Alliance, a pour mission de donner ces masses une direction rellement rvolutionnaire. Les programmes de l'une et de l'autre, sans tre aucunement opposs, sont diffrents par le degr mme de leur dveloppement respectif. Celui de l'Internationale, si on le prend seulement au srieux, contient en germe, mais seulement en germe, tout le programme de l'Alliance. Le programme de l'Alliance est l'explication dernire de celui de l'Internationale.27 Ainsi l'Internationale n'avait pour but que de regrouper les masses ouvrires des diffrents corps de mtiers et de tous pays sur une base politique large et non arrte car si ses fondateurs avaient donn cette grande Association une doctrine politique [...] socialiste, philosophique, dtermine et positive, ils auraient commis une faute.28 Pour Bakounine c'tait donc une internationale syndicale avant la lettre, ayant pour but exclusif de dfendre les intrts de la classe ouvrire sur son terrain d'lection l'conomique et, partir de l, de faire progresser sa conscience de classe vers une direction rvolutionnaire. Cela n'empchait nullement, bien au contraire, les ex-alliancistes d'uvrer en son sein vers une radicalisation du mouvement tout entier. Mais c'tait sans compter avec Marx et l'influence grandissante qu'il exerait sur le Conseil Gnral de Londres. L'affrontement tait par suite invitable. Nous n'aborderons pas ici tous les antagonismes et divergences qui ont spar les deux hommes, cela nous entranerait trop loin de notre sujet, aussi traiterons-nous uniquement de leurs dsaccords sur les plans stratgique et organisationnel. Rappelons que pour Marx le cerveau pensant du mouvement ouvrier ne pouvait tre que les communistes, la partie la plus rsolue des partis ouvriers, la fraction qui va toujours de l'avant et surtout qui du point de vue thorique a l'avantage sur le reste de la masse proltarienne de comprendre les conditions, la marche et les rsultats gnraux du mouvement ouvrier. [En outre, selon lui une] partie importante de la bourgeoisie passe au proltariat, et en particulier ceux des idologues bourgeois qui se sont hausss l'intelligence thoriques du mouvement gnral de l'histoire.29 Il tait donc clair que ne pouvant scrter ses propres dirigeants, le proltariat devait tre guid par ces idologues bourgeois. En cela, Marx ne faisait que suivre la tradition jacobine et socialiste de la premire moiti du XIX e sicle ; il ne pouvait donc adopter qu'une conception organisationnelle centraliste et manifester une incomprhension totale lorsque Bakounine parlait de la libre organisation des masses ouvrires de bas en haut, qu'il qualifiait lui, tout bonnement de sottise.30

Son activit au sein de la Ligue des Communistes en 1848 dmontre cette option : les membres ayant des dmls avec la police allemande, il se fait donner un blanc-seing par quelques-uns de ses partisans pour dcider du sort de l'organisation : ... Les circonstances actuelles exigent imprieusement une direction nergique de la socit (des communistes) laquelle un pouvoir discrtionnaire est momentanment indispensable. (Le Comit central de la Socit des Communistes) dcide : Article 1er. Le comit central est transfr Paris. Article 2. Le comit central de Bruxelles confre au membre de la socit, Charles Marx, pouvoir discrtionnaire pour la direction centrale momentane de toutes les affaires de la socit, sous responsabilit envers le comit central constituer et envers le prochain congrs. Article 3. Le comit charge Marx de constituer Paris, aussitt que les circonstances le permettront, parmi les membres les plus convenables de la socit, un nouveau comit central son choix, et d'y appeler mme des membres de la socit qui ne seraient pas domicilis Paris. Article 4. Le comit central de Bruxelles se dissout. Ainsi dcid Bruxelles, le 3 mars 1848. Le comit central, [sign Engels, G. Fischer, Gigot, H. Heingers, K. Marx]31 Peu de temps aprs, il dcrte avec Engels la dissolution de l'organisation, sans mme consulter les autres membres ! A travers cette premire exprience organisationnelle, on peut voir en filigrane le comportement qu'il va adopter au sein de l'AIT. Sa dmarche reste identique, conforme son centralisme narcissique pourrait-on plaisamment souligner! Ainsi, il se fait dlivrer des blancs-seings par le Conseil Gnral pour rdiger en son nom des Adresses et Circulaires ; pour adjoindre de nouveaux membres au Conseil Gnral, il procde par cooptation, ayant le choix du prince, et lorsqu'il a besoin d'une majorit sre, comme au Congrs de La Haye, il distribue des mandats en blanc ses partisans. On n'est jamais si bien servi que par soi-mme, dit le dicton, eh bien, l on le voit excellemment illustr ! Un autre exemple scabreux : lors de la Confrence de Londres, en 1871, les dlgus des sections de l'AIT ne disposent que de dix mandats, alors que les membres du Conseil Gnral en possdent treize ! De mme, Marx s'octroie, avec son alter ego Engels, la reprsentation de plusieurs pays : la Russie, l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, le Danemark, cela sans pour autant tre tenus, ni l'un ni l'autre, d'en rendre compte au secrtaire gnral du Conseil de Londres de l'AIT ! Et pourtant, par cette attitude lourdement bureaucratique, Marx et Engels ne veulent pas reprsenter un parti dans le sens organique, mais pensent surtout contrler de prs les destines du mouvement ouvrier afin d'en chapeauter l'volution gnrale. Ce n'est pas non plus par simple vanit, gocentrisme ou bien encore par culte de leurs personnes ils ne sont pourtant pas dpourvus de suffisance qu'ils agissent ainsi ; c'est tout simplement parce qu'ils sont persuads de dtenir la vrit scientifique du devenir social ! Cette certitude idologique se reflte clairement dans la lettre de Marx, du 28 mars 1870, adresse au Comit de Brunswick le Comit central du parti ouvrier social-dmocrate allemand. Il y affirme la ncessit pour le Conseil Gnral de l'AIT de demeurer Londres, car tant plac prsent dans la position heureuse d'avoir la main directement sur ce grand levier de la rvolution proltarienne, qu'est ses yeux l'Angleterre. Il s'oppose en consquence ce que se cre un Conseil rgional anglais, car ce serait une folie, nous dirions presque un crime, de le laisser tomber [le grand levier] dans des mains purement anglaises. Pourquoi ? parce que si les Anglais ont toute la matire ncessaire la rvolution sociale. Ce qui leur manque, c'est l'esprit gnralisateur et la passion rvolutionnaire. C'est seulement le Conseil Gnral qui peut y suppler, qui peut ainsi acclrer le mouvement vraiment rvolutionnaire dans ce pays et par consquent partout.32 On comprend qu' la longue les Anglais aient fini par se lasser d'tre manis comme un levier et que le leader des trade-unions, John Hales, ait parl de fers briss pour marquer sa rupture d'avec l'emprise tyrannique de Marx et d'avec le Conseil Gnral de l'AIT sa dvotion.33 C'est tout aussi naturellement, au Congrs de La Haye, que Marx et Engels vont ressusciter leur vieille antienne de 1848 en proposant au proltariat de se constituer en parti politique et de se donner comme premier devoir la conqute du pouvoir politique, et consquemment la transformation du Conseil Gnral de l'AIT en une sorte de centrale de partis politiques nationaux governing body (Marx).

Il n'y a donc rien d'tonnant ce que Marx peroive Bakounine comme un danger pour le pouvoir quasi discrtionnaire qu'il exerce dans le Conseil Gnral, et qu'il lui prte de sombres desseins, dont celui de vouloir transfrer celui-ci Genve, ce qui signifierait selon lui que l'Internationale tomberait sous la dictature de Bakounine. Son dsir d'carter ce dangereux rival l'amne le tenir dans le mpris le plus profond, tant sur le plan personnel que thorique : (Le programme de Bakounine au congrs de l'AIT Lausanne) est un bavardage creux, un chapelet d'ides vides, qui veulent donner le frisson, bref une improvisation insipide calcule uniquement de faon produire un certain effet un moment donn [...] Grotesque programme cette olla podrida (mixture infecte) de lieux communs uss [...] Quant Bakounine lui-mme, un des tres les plus ignorants dans le domaine de la thorie sociale, il y fait figure subitement de fondateur de secte. Mais le programme thorique de cette Alliance n'tait qu'une simple farce. Rien de surprenant donc que Marx ne pense plus, selon sa propre expression, qu' excommunier le rvolutionnaire russe. En outre, il est hors de question pour lui de se soumettre un quelconque contrle continu, aussi fraternel soit-il, de la base de l'AIT et encore moins de lui rendre des comptes. Notons galement que, la diffrence de Bakounine, Marx n'est nullement un homme d'action ; celle-ci se situe pour lui au niveau des analyses, prises de position, dcrets, circulaires et autres communications. Par exemple, bien qu'il salue avec clat la Commune de Paris, il s'avre compltement incapable d'organiser, Londres, une manifestation de soutien de l'AIT aux Communards. C'est toujours en homme de cabinet qu'il conoit le rle messianique de la classe ouvrire, intronise en dmiurge historique. Sur ce point, sa critique de Bakounine nonant que des ouvriers devenus des reprsentants du peuple, cessent d'tre des ouvriers, est trs rvlatrice : il rtorque que cela serait impossible, aussi peu qu'un fabricant d'aujourd'hui cesse d'tre un capitaliste parce qu'il devient conseiller municipal !.34 Mieux au fait de la ralit humaine et sociale, Bakounine, lui, ne se fait aucune illusion sur la reprsentation ouvrire, car il a observ que la masse a tendance dsigner des responsables qu'elle ne soumet pas, soit par indiffrence, soit par apathie, un contrle continu. Ce qui conduit invitablement une source de dpravation pour tous les individus qui se trouvent investis d'un pouvoir social quelconque, du fait que force de se sacrifier et de se dvouer, ils se sont fait du commandement une douce habitude, et, par une sorte d'hallucination naturelle et presque invitable chez tous les gens qui gardent trop longtemps en leurs mains le pouvoir, ils ont fini par s'imaginer qu'ils taient des hommes indispensables. C'est ainsi qu'imperceptiblement s'est forme, au sein mme des sections si franchement populaires des ouvriers en btiment, une sorte d'aristocratie gouvernementale .35 Selon Bakounine, cette inertie de la classe ouvrire est aussi imputable, l'poque bien que l'on puisse ici aussi actualiser sans peine, la propagande intresse et au plus haut point corruptive des prtres, des gouvernements et de tous les partis politiques bourgeois, sans en excepter les plus rouges, [qui] a rpandu une foule d'ides fausses dans les masses ouvrires, et que ces masses aveugles se passionnent malheureusement encore trop souvent pour des mensonges qui n'ont d'autre but que de leur faire servir, volontairement et stupidement, au dtriment de leurs intrts propres, ceux des classes privilgies.36 Nous sommes loin de l'idalisation marxiste de l'ouvrier, nouveau Promthe! Idalisation non gratuite, car elle s'accompagnait d'un renfort, ses yeux dcisif, sous la forme des transfuges de la bourgeoisie, les idologues qui aideraient l'ouvrier sortir de son ignorance et le guider sur la voie de son rle historique, cela au besoin jusqu' se substituer lui pour impulser la bonne direction. C'est par cette analyse que Marx justifiait son propre rle au sein de l'AIT. Ici encore, Bakounine le soumettait une rude critique : Du moment que l'Association Internationale se partagerait en deux groupes l'un comprenant l'immense majorit et compos des membres qui n'auraient pour toute science qu'une foi aveugle dans la sagesse thorique et pratique de leurs chefs ; et l'autre compos seulement de quelques dizaines d'individus directeurs , cette institution qui doit manciper l'Humanit se transformerait elle-mme en une sorte d'tat oligarchique, le pire de tous les tats ; et qui plus est, que cette minorit clairvoyante, savante et habile qui assumerait, avec toutes les responsabilits, tous les droits d'un gouvernement d'autant plus absolu que son despotisme se cache soigneusement sous les apparences d'un respect obsquieux pour la volont et, pour les rsolutions du peuple souverain, rsolution toujours inspire par luimme cette soi-disant volont populaire que cette minorit, disons-nous, obissant aux ncessits et aux

conditions de sa position privilgie et subissant le sort de tous les gouvernements, deviendrait bientt et de plus en plus despotique, malfaisante et ractionnaire.37 Bakounine en conclut que l'AIT ne pourrait devenir un instrument d'mancipation que lorsqu'elle se sera d'abord mancipe elle-mme, en cessant d'tre divise en la majorit des instruments aveugles et la minorit des machinistes savants. Intuition confirme un autre niveau, un demi-sicle aprs, par l'apparition de machinistes savants marxistes-lninistes, bientt mus en mcaniciens de l'Histoire, avec comme combustible des dizaines de millions de travailleurs. Les conceptions organisationnelles et leur application au sein de l'AIT, recoupaient ainsi des divergences thoriques fondamentales, aux antipodes l'une de l'autre, et ne pouvaient conduire qu' une sche rupture. Elle se produisit, en 1872, lors du congrs de l'AIT. En l'absence de Bakounine, absence force car il ne pouvait traverser l'Allemagne ou la France sous menace d'tre arrt et emprisonn ce que Marx savait trs bien , ses adversaires ont beau jeu de manuvrer avec une majorit de mandats acquise d'avance. Pour faire exclure son rival, Marx commet nanmoins l'erreur de placer le dbat sur un plan personnel, en l'accusant d'escroquerie dans une obscure affaire d'avance sur traduction de son Capital, non rembourse un diteur russe. Cette peu lgante tactique provoque la rprobation gnrale dans l'AIT, mme parmi les marxistes du moment ou venir. Voyons par exemple comment juge cette intrigue, quelques dizaines d'annes plus tard, l'un des adeptes de Marx et non des moindres puisqu'il s'agit d'Otto Ruhle, le communiste ultra-gauche allemand : Marx avait triomph de l'adversaire abhorr. Non content de couper entre lui et son rival les liens de la fraternit de parti, il avait encore assouvi sa haine en le dshonorant. Bakounine avait nglig, du moins en croire le Congrs, de reverser 300 roubles Marx sur sa traduction du Capital ; et Marx, ce Marx ml mille sombres affaires et qui avait vcu toute sa vie de l'argent des autres, lui en faisait un cas de pendaison. Il lui tait licite de guerroyer pour une politique objective dont il attendait, l'exclusion de toute autre, la libration du proltariat. Il tait dans son droit le plus strict en convoquant l'Internationale pour essayer de se dlivrer de Bakounine, car Bakounine faisait tout ce qu'il pouvait pour contrecarrer et dprcier sa politique. Mais qu'il se servt pour triompher objectivement de moyens aussi honteux que de souiller l'adversaire, c'est un geste dshonorant qui ne salit pas Bakounine et qui avilit au contraire son auteur. On voit bien l le trait fatal d'un caractre : ni les questions politiques ni le mouvement ouvrier, ni l'intrt de la rvolution, rien ne passe jamais pour Marx qu'aprs le souci de sa propre personne. Qu'un concile de rvolutionnaires internationaux prt faire sauter la premire occasion le code de la proprit personnelle et de la morale bourgeoise ait chass, proscrit, expuls, sur la dnonciation de son chef, le plus gnial, le plus hroque, le plus fascinant de ses membres sous le prtexte d'une infraction aux lois bourgeoises de la proprit, c'est une des plus sanglantes plaisanteries de l'Histoire.38 La svrit du jugement sans appel d'Otto Ruhle nous semble malgr tout incomplte, car elle porte uniquement sur les moyens employs et non sur les fins politiques auxquels ils se subordonnent naturellement. Or, celles-ci n'ont pas t vraiment abordes La Haye : le dbat a t escamot par ce rglement de comptes personnels. Pourtant, s'il avait t pos la loyale, il aurait pu dboucher sur un tout autre rsultat ; peut-tre mme plus favorable Marx, comme la clarification des positions respectives entre collectivistes anarchistes et socialistes rformistes d'tat allait le montrer quelques annes plus tard. La voie choisie par Marx est autre : bille en tte, il profite de sa majorit circonstancielle pour renforcer considrablement le rle omnipotent du Conseil Gnral et faire adopter, la ncessit de la transformation des sections de l'AIT en partis politiques, en leur fixant pour but la conqute du pouvoir politique d'tat. Puis, se voyant dbord par plus centralistes et politiciens que lui les blanquistes, ses allis jusque-l , il les joue en transfrant d'office le sige du Conseil Gnral de l'AIT ... New-York, c'est--dire le plus loin possible du thtre d'oprations europen. Il en confie de plus le contrle des migrs allemands, choisis parmi ses plus fidles partisans. Cette manuvre dsespre ne l'empche pas d'essuyer une dfaite totale : la plupart des sections de l'AIT dsavouent les dcisions de La Haye et maintiennent leurs liens avec les exclus, Bakounine et James Guillaume. La Fdration Jurassienne prend la relve du Conseil Gnral et impulse l'activit de l'AIT. Malgr un congrs fantoche Genve, en 1873, o les marxistes doivent sortir de terre des mandats (Becker) pour ne pas se retrouver uniquement entre Suisses allemands, la scission fractionnelle de Marx fait long feu et disparat dans les impasses de l'Histoire. En ralit, Marx a rpt le coup de la Ligue des Communistes, lorsque son contrle lui avait chapp. Signalons que tous ces vnements sont bien connus et figurent en bonne place dans les comptes rendus de congrs ou travaux consacrs l'AIT ; ce qui n'a cependant pas dcourag les falsificateurs et autres manipulateurs patents, lesquels ont tellement uvr depuis un sicle pour travestir ce pitoyable rsultat, qu'il nous faut aujourd'hui rtablir avec insistance les faits ttus : l'AIT n'a pas disparu en 1872 elle ne trbuchera que bien aprs sur des obstacles que nous allons

bientt analyser , c'est la fraction marxiste qui a t rduite sa plus simple expression, savoir purement germanique. Encore que plusieurs des plus fermes et fidles partisans de Marx, cela depuis plus de vingt ans, comme Eccarius et Jung, finissent par critiquer ses manuvres, dnoncer sa dictature et quitter le navire.

VI. L'AIT fdraliste : apoge et disparition Les fdralistes, runis en congrs Saint-Imier, peu aprs le Congrs de La Haye, commencent par annuler les dcision qui y ont t prises, en particulier les exclusions de Bakounine et de James Guillaume, puis dchoient le Conseil Gnral de New York et prennent position avec force et nettet sur la question centrale de l'action politique du proltariat : 3e Rsolution Nature de l'action politique du proltariat Considrant Que vouloir imposer au proltariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme comme la voie unique qui puisse le conduire son mancipation sociale, est une prtention aussi absurde que ractionnaire ; Que nul n'a le droit de priver les fdrations et sections autonomes du droit incontestable de dterminer elles-mmes et de suivre la ligne de conduite politique qu'elles croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus rvoltant dogmatisme ; Que les aspirations du proltariat ne peuvent avoir d'autre objet que l'tablissement d'une organisation et d'une fdration conomique absolument libres, fondes sur le travail et sur l'galit de tous et absolument indpendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fdration ne peuvent tre que le rsultat de l'action spontane du proltariat lui-mme, des corps de mtiers et des communes autonomes ; Considrant que toute organisation politique ne peut rien tre que l'organisation de la domination au profit des classes et au dtriment des masses, et que le proltariat s'il voulait s'emparer du pouvoir politique deviendrait lui-mme une classe dominante et exploitante Le congrs runi Saint-Imier dclare: 1 Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du proltariat. 2 Que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire et rvolutionnaire pour amener cette destruction ne peut tre qu'une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le proltariat que tous les gouvernements existant aujourd'hui. 3 Que, repoussant tout compromis pour arriver l'accomplissement de la rvolution sociale, les proltaires de tous les pays doivent tablir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarit de l'action rvolutionnaire.39 A la suite de quoi les dlgus des fdrations et sections espagnole, italienne, jurassienne, franaise et amricaine concluent un pacte d'amiti, de solidarit et de dfense mutuelle contre la tendance du parti autoritaire, qui est celui du communisme allemand, substituer sa domination et le pouvoir de ses chefs au libre dveloppement et cette organisation spontane et libre du proltariat. Ils sont rejoints peu aprs par les Anglais, les Belges, les Portugais et les Danois. Sur le coup de l'motion suscite par l'clat de Marx contre Bakounine et James Guillaume, peut-on dire, car certains d'entre eux, comme les Belges, les Hollandais et les Anglais sont plus opposs aux mthodes de Marx qu' ses ides et ne tarderont pas y revenir par la bande. La fermet des prises de position adoptes par le Congrs de Saint-Imier contraste avec l'affaiblissement des liens organisationnels qui y est accus : en raction au centralisme autoritaire de l'ex-Conseil gnral de Londres, les congressistes prnent une autonomie absolue des fdrations et sections de l'AIT. De surcrot, ils dnient tout pouvoir lgislatif et rglementaire accord aux congrs, qu'ils soient rgionaux ou gnraux et o, en aucun cas, la majorit ne pourra imposer ses rsolutions la minorit. Ils donnent l'exemple de l'organisation espagnole comme la meilleure ce jour ; la grve est indique comme la meilleure arme de lutte conomique, sans illusions

toutefois. Une commission, en l'occurence une section de la fdration italienne, est charge de prsenter un projet d'organisation universelle de la rsistance et un plan gnral de statistiques. Cette commission se transforme par la suite en bureau de correspondance et de statistiques. En voulant empcher la rptition d'agissements bureaucratiques, les fdralistes, victimes de ce que nous appellerons le syndrome Marx, tombent dans l'excs inverse et nient la ncessit de tout lien organisationnel srieux. Leur cohsion va fatalement s'effriter, les bonnes volonts s'user, l'isolement des uns et des autres s'accrotre et le mouvement centripte condamner toute dmarche unitaire et suivie. Pourquoi cette volution ? L'autoritarisme de Marx et de l'ex-Conseil Gnral de Londres a servi, certes, de repoussoir. Les Jurassiens, runis en congrs, Sonvilliers, en tirent la conclusion que la socit future ne doit tre rien autre chose que l'universalisation de l'organisation que l'Internationale se sera donne. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idal. Comment voudrait-on qu'une socit galitaire et libre sortt d'une organisation autoritaire. C'est impossible. L'Internationale, embryon de la future socit humaine, est tenue d'tre, ds maintenant, l'image fidle de nos principes de libert et de fdration, et de rejeter de son sein tout principe tendant l'autorit, la dictature.40 Parmi les signataires, on remarque le nom de Jules Guesde, lequel a pris une part active la rdaction de ce texte ; il se fera pourtant connatre plus tard comme un marxiste pur et dur. L'exagration est manifeste : tout lien pouss ou initiative dynamique sont interprtes comme des actes autoritaires. Prenons-en pour preuve la position dfendue par Paul Brousse lui aussi promis au reniement lors du congrs de l'AIT de Genve, en 1873. A une proposition de crer une commission centrale de l'AIT, il rpond sans sourciller qu'une commission centrale mme sans pouvoir, n'ayant pas de droits, n'ayant que des devoirs, ne me semble pas sans danger. Elle aura ses cratures, se propagande officielle, sa statistique officielle, ses prtentions. Elle profitera de tous les moyens possibles pour asseoir son autorit, pour devenir un gouvernement. Elle y russira. Bientt, sous une autre forme, le Conseil Gnral que l'on vient d'abattre sera de fait rtabli [...] Vous voulez abattre l'difice autoritaire, l'anarchie est votre programme, et vous paraissez reculer devant les consquences de votre uvre. N'hsitez pas. Vous avez donn un coup de hache, une portion de l'difice est tombe. Donnez-en un second, un troisime, et que l'difice s'croule.41 Ce qui s'croula en ralit, ce fut l'AIT devant de tels coups de hache anti-organisationnels, assns de surcrot par le futur dirigeant du Parti socialiste possibiliste et mme Prsident du Conseil municipal de Paris ! Quoiqu'il en soit, c'est la tendance gnrale des Jurassiens : tous efforts ou propositions organisationnels sont immdiatement assimils des tentatives autoritaires. De tels procs d'intention ne pouvaient conduire qu'au mme et seul jugement ngatif et, circonstance aggravante, dcourager immanquablement toutes les bonnes volonts soucieuses d'activit collective suivie Le syndrome Marx s'installe pour longtemps. Il est vrai que l'hostilit des Jurassiens toute organisation ou coordination reposait aussi sur un autre argument de poids : le danger reprsent par une infiltration policire. Rappelons que deux agents provocateurs avaient jou un rle essentiel lors de la manuvre de Marx contre Bakounine. Mis en confiance par leur docilit, Marx n'avait pas hsit leur confier la tche de rorganiser la s