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1 AUTOUR DE LA CRISE MODERNISTE. Blondel parmi nous Les raisons que nous avons d'apprécier Blondel ne manquent pas, et on les ravive avec plaisir à la lecture d'un livre tout à fait propre à nous en convaincre 1 . Mais peut-être y aurait-il aussi des raisons d'al- ler plus loin : jusqu'à une définition plus radicale de la philosophie, moins en vogue, ce qui ne veut pas dire moins conforme aux exigences de la raison critique. Il n'empêche que, de toute façon, l'héritage blon- délien se prolonge : on le pare d'atouts flatteurs en le disant thomiste. Evoquer brièvement ces trois perspectives revient à jalonner, en se bornant à une esquisse, trois pis- tes de réflexion. À vol d'oiseau : l'engagement blondélien, la réticence philosophique, l'exploitation apolo- gétique. L'intention blondélienne L'aventure du grand penseur telle qu'on nous la décrit fidèlement est celle d'un chercheur de sens, par ailleurs chrétien. Catholique convaincu dans un milieu qui ne l'est guère, il perçoit autour de lui « de- puis cinquante ans et plus » ce qui lui a « toujours semblé fâcheux », pour ne pas dire pitoyable, c’est-à- dire « quelque chose de frelaté, d'irréel, de ruineux dans nos méthodes d'enseignement, dans la formation des esprits et l'orientation des volontés » (cité p. 9). Comme chrétien et comme philosophe, il ne saurait prendre son parti d'un tel état de choses : sa vocation le porte à y remédier. Mais par quelle recette ? On ira, dans une apologétique renouvelée, « de l'élan vital à l'élan spirituel » (p. 236), au profit de ce qu'on appelle un « réalisme », fondé à ses yeux sur l'analyse dopante de l'action. D'où le titre de sa fameuse thèse de 1893. Là est en effet son point de départ. Mais intéressons-nous d'abord à ses étapes et à sa finalité : on ne dira jamais assez combien la philosophie de Blondel est chré- tienne. « Il faut des saints, il faut des mystiques [...], pour que la civilisation intellectuelle et la spéculation philosophique ne s'abaissent pas, il est bon de se hasarder aux investigations risquées : il y va de l'avenir de ce que nous avons, même humainement, de plus précieux » 2 . De tels accents ne sont pas monnaie courante dans les amphis. Et le livre de P. de Cointet contribue- ra peut-être à faire que l'on ne craigne pas, au sein de l'université française, de faire entendre une telle voix, susceptible d'orienter les esprits vers la Transcendance la plus haute, même si elle n'est guère prise au sérieux par un autre philosophe, de la trempe de Gilson : « Vous allez me faire lire Guitton, et Blondel, et qui encore ? Ce sont là des tours dignes de Till Eulenspiegel » 3 . Il y a, comme le dit ailleurs P. de Coin- tet, une « quête jamais satisfaite de vérité et d'être dont l'autonomie repose finalement sur l'inachèvement » : elle pousse le philosophe à « chercher la raison ultime des choses ». Blondel lui-même s'est demandé « par quelle méthode et dans quelle mesure » le problème de la mystique serait « accessible à l'examen de la raison, et quelle peut être en ce domaine la contribution de la philosophie » 4 . Avant d'en arriver là, au point sapientiel de juger des choses de Dieu sur la base de ce qu'on en peut éprouver (dans l'expérience d'une union amoureuse), il y a le chemin difficile à parcourir dont les étu- diants se demandent bien ce qu'il sera et dont Blondel a parlé comme de « cette ascèse qui est la condition 1 Pierre de Cointet, Maurice Blondel. Un réalisme spirituel, éd. du Carmel et Parole et Silence, 2001. 2 M. Blondel, « Le problème de la mystique », Chant nocturne, éd. Universitaires, 1991, p. 57. 3 À Henri Gouhier, 19 juillet 1963. 4 M. Blondel, « Le problème de la mystique », op. cit., p. 25.

Autour de La Crise Moderniste, Blondel Parmi Nous ( Dieu Lubac Thomas Maurras Sangnier Maritain Bernanos Dumont Barthe) Revue Catholica Automne 2001

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  • 1AUTOUR DE LA CRISE MODERNISTE.

    Blondel parmi nous

    Les raisons que nous avons d'apprcier Blondel ne manquent pas, et on les ravive avec plaisir lalecture d'un livre tout fait propre nous en convaincre1. Mais peut-tre y aurait-il aussi des raisons d'al-ler plus loin : jusqu' une dfinition plus radicale de la philosophie, moins en vogue, ce qui ne veut pasdire moins conforme aux exigences de la raison critique. Il n'empche que, de toute faon, l'hritage blon-dlien se prolonge : on le pare d'atouts flatteurs en le disant thomiste.

    Evoquer brivement ces trois perspectives revient jalonner, en se bornant une esquisse, trois pis-tes de rflexion. vol d'oiseau : l'engagement blondlien, la rticence philosophique, l'exploitation apolo-gtique.

    L'intention blondlienne

    L'aventure du grand penseur telle qu'on nous la dcrit fidlement est celle d'un chercheur de sens,par ailleurs chrtien. Catholique convaincu dans un milieu qui ne l'est gure, il peroit autour de lui de-puis cinquante ans et plus ce qui lui a toujours sembl fcheux , pour ne pas dire pitoyable, cest--dire quelque chose de frelat, d'irrel, de ruineux dans nos mthodes d'enseignement, dans la formationdes esprits et l'orientation des volonts (cit p. 9). Comme chrtien et comme philosophe, il ne sauraitprendre son parti d'un tel tat de choses : sa vocation le porte y remdier.

    Mais par quelle recette ? On ira, dans une apologtique renouvele, de l'lan vital l'lan spirituel (p. 236), au profit de ce qu'on appelle un ralisme , fond ses yeux sur l'analyse dopante de l'action.D'o le titre de sa fameuse thse de 1893. L est en effet son point de dpart. Mais intressons-nousd'abord ses tapes et sa finalit : on ne dira jamais assez combien la philosophie de Blondel est chr-tienne. Il faut des saints, il faut des mystiques [...], pour que la civilisation intellectuelle et la spculationphilosophique ne s'abaissent pas, il est bon de se hasarder aux investigations risques : il y va de l'avenirde ce que nous avons, mme humainement, de plus prcieux 2.

    De tels accents ne sont pas monnaie courante dans les amphis. Et le livre de P. de Cointet contribue-ra peut-tre faire que l'on ne craigne pas, au sein de l'universit franaise, de faire entendre une tellevoix, susceptible d'orienter les esprits vers la Transcendance la plus haute, mme si elle n'est gure priseau srieux par un autre philosophe, de la trempe de Gilson : Vous allez me faire lire Guitton, et Blondel,et qui encore ? Ce sont l des tours dignes de Till Eulenspiegel 3. Il y a, comme le dit ailleurs P. de Coin-tet, une qute jamais satisfaite de vrit et d'tre dont l'autonomie repose finalement sur l'inachvement : elle pousse le philosophe chercher la raison ultime des choses . Blondel lui-mme s'est demand par quelle mthode et dans quelle mesure le problme de la mystique serait accessible l'examen de laraison, et quelle peut tre en ce domaine la contribution de la philosophie 4.

    Avant d'en arriver l, au point sapientiel de juger des choses de Dieu sur la base de ce qu'on en peutprouver (dans l'exprience d'une union amoureuse), il y a le chemin difficile parcourir dont les tu-diants se demandent bien ce qu'il sera et dont Blondel a parl comme de cette ascse qui est la condition

    1 Pierre de Cointet, Maurice Blondel. Un ralisme spirituel, d. du Carmel et Parole et Silence, 2001.2 M. Blondel, Le problme de la mystique , Chant nocturne, d. Universitaires, 1991, p. 57.3 Henri Gouhier, 19 juillet 1963.4 M. Blondel, Le problme de la mystique , op. cit., p. 25.

  • 2de la vie contemplative et comme le prambule de la mystique 5. La philosophie saura-t-elle retrouver, enun temps de crise (mais sera-t-on jamais hors de crise ?), la dimension architectonique qu'on lui supposeimmanente ?

    La saine obsession de Blondel est d'viter toute rupture : pas de rupture entre la pense et la vie .Et c'est ce qui sduit manifestement son porte-parole, lequel se demande en consquence comment re-nouer avec la question mtaphysique ? (p. 13). Selon lui, le matre a pos le problme mtaphysiquedans toute sa radicalit (p. 15). Resterait entreprendre, ce dont il se charge brillamment, une lecturesynthtique de cette oeuvre , englobant non seulement L'Action, mais la Trilogie (soit La Pense, L'Etreet les tres, L'Action), avec pour finir La Philosophie et l'Esprit chrtien, dessein d'en recueillir la lu-mire manant pour ainsi dire de trois sources, ou si l'on prfre de ces trois voies mtaphysiques : lapense, l'tre et l'action (p. 14). En dpit de cette terminologie, il s'agit (dans l'intention, coup sr)d'une mtaphysique du concret, car inversement cette abstraction abusive qui dcoule du divorce entre lapense et la vie, est la cause de l'chec de la philosophie occidentale (p. 37). Ce faisant, Blondel se rat-tache la tradition raliste, telle qu'elle s'exprime par exemple chez saint Thomas (p. 38, n. 8).

    Cette dernire remarque appellerait sans doute une observation capitale pour le discernement auquela droit le lecteur avide de prcision. D'une part, il est bien vrai que, pour Blondel et selon ses propres ter-mes, le concret doit dsigner le compos existant ; mais d'autre part, il s'y intresse principalementsous un aspect : Le singulier concret auquel la philosophie blondlienne s'attache, c'est l'tre dans sa ge-nse , autrement dit le sujet humain avec sa raison, ses dsirs et sa libert (p. 40). On peut se fliciterde cette attention au devenir comme un dynamisme, mais il importe d'en prendre acte. Lorsque Blondelinvite un effort onreux de l'attention pour philosopher vraiment (p. 55), le compos existant sur le-quel il se penche est spcifi comme suit : Ce terme [de concret] rsume tout ce par quoi l'tre se consti-tue, se dtermine, se ralise, tend s'unifier en vue de former la ralit elle-mme que reprsente sonunit acheve.

    Nous soulignons, car prenons-y garde : c'est ici que les esprits divergent.

    La rticence philosophique

    Mme si l'tude de Cointet s'abstient d'en faire mention, il n'ignore sans doute pas qu'une certainerticence a pu se faire jour l'encontre de cette mtaphysique de l'tre et de l'esprit , chrtiennement siprometteuse. Elle a inspir quelque rserve des thologiens alerts par telle ou telle de ses consquences,probablement non intentionnelles. Peut-tre a-t-on manqu d'un philosophe pour dceler, au moment o ilse produisait dans la construction monumentale, le glissement de terrain originel d'o procde une incli-naison la Tour de Pise . Principiis obsta...

    Est-on d'ailleurs assur, nous dira-t-on, que, sur ce point, la clart dsirable soit effectivement sou-haite pour un dbat soucieux de loyaut ? On peut se poser la question. De la part d'un tiers parti(concept opratoire emprunt ici un observateur de nos scnes), la garantie qu'il a de sa domination m-diatique, ne le porte gure en dvoiler la teneur : il sera plus simple de passer sous silence un vice d'ori-gine et subsidiairement de tenir pour rtrogrades ceux qui, sans toujours russir bien exprimer leur rti-cence, rserveraient alors leur adhsion.

    Certes, Gilson se montre un brin cavalier (et assez peu chevaleresque) lorsqu'il se dclare carrment allergique la prose d'un esprit qui pense qu' force d'crire il finira par savoir ce qu'il veut dire . Ausurplus il lui impute un dogmatisme personnel trs agressif qui se fonde sur l'ignorance de ce dont ilparle 6. Il lui fait grief enfin de trop d'alibis et de pseudonymes , sans parler de cette hauteur dans lacritique de ce que l'on ne comprend pas, cette aptitude se fabriquer des adversaires sur lesquels on ait

    5 Ibid., p. 44. Avec la citation suivante.6 E. Gilson, Lettre Henri Gouhier, 13 juillet 1963 (Revue thomiste, 1994, p. 473).

  • 3prise. Il a fait le coup avec saint Thomas d'Aquin, dont pourtant il sentait la grandeur 7. Au demeurant, le seul mystre reste [pour Gilson] l'envotement blondlien o la lecture de L'Action a d'abord plongLaberthonnire ... qui aurait t ensuite son mauvais ange . Surtout, dit-il, on n'insistera jamais tropsur ce trait polmiste qui lui est essentiel, car il avait besoin d'adversaires et il s'en fabriquait 8. (Que nedirait-on pas, si Garrigou-Lagrange avait crit le quart de ces faits !) Tout au plus, faisant allusion unecontroverse jamais srieusement vide (peut-tre parce que l'enjeu en survolte les fidles), un adhrent dutiers-parti rappellera-t-il justement qu' une certaine poque, les pres Garrigou-Lagrange et Labourdettevoyaient dans la position des jsuites de Lyon une rsurgence des dangers modernistes 9.

    Avaient-ils totalement la berlue ? C'est videmment ce que l'on insinue de prfrence, moins queleur proccupation ait t (les vilains !) d'entretenir une atmosphre de suspicion ! Le fait est qu'ils d-celaient pour une mise en garde rflchie, sauf preuve du contraire une certaine ide de la vritvolutive qui a toujours les faveurs des majorits, dans la mesure o elle flatte une pente la facilit. Sil'humanit ne progresse qu'en se dpassant, comme on l'admet volontiers, ne serait-il pas contraire aumouvement mme de la vie d'attribuer une valeur absolue pour l'intelligence des noncs qui portent [enreligion] la marque vidente de l'poque qui les a vu formuler, du milieu culturel o ils ont trouv leurnaissance ? 10.

    Nous venons de souligner au passage un mot prestigieux, le mot vie, propos duquel il y a lieu des'interroger dans la mesure mme o l'on ne saurait que lui tre favorable comme en d'autres lieux etpour d'autres piges, il et t inconvenant de bouder le mot paix (ou Drujba ! , etc.). Or il faut le dire,le ressort originel de la mtaphysique n'est pas une biologie, non plus que le pacifisme, une solution-miracle et l'amiti peut tre aussi un leurre. Lorsqu'on en vient cette Logique sous prtexte de rup-ture viter, c'est qu'une illusoire malformation, difficilement curable par la suite, s'est l donn nais-sance. Devons-nous prciser ?

    Nul ne s'est avis en France des conditions de cet accouchement, mais une thse prsente Outre-Rhin au doctorat de philosophie attirait prcisment l'attention sur ce point. L'auteur un compatriotedont la tmrit n'a gure eu d'imitateurs dans la prise de risque auprs de l'universit allemande avaitt frapp d'une chose : sur une bibliographie de deux mille publications (et plus) relatives au philosophed'Aix, aucune ne s'arrtait au chapitre de L'Action de 1893 concernant les sciences. Il crivit donc Blondelund die Wissenschaften, une modeste tude que la Facult a bien voulu honorer de son approbation (etd'un prdicat inespr pour le candidat).

    Le chapitre dont faisait tat cette tude est la fois central et le plus dvelopp de L'Action de 1893.Les blondliens de prfrence religieux l'enjambent pour se prcipiter sur la finalit apologtique du pen-seur : ils s'empressent au rsultat. Nul n'avait donc pris le loisir d'assister (pour contrle) l'obsttriqueelle-mme, la manire (veux-je dire) dont, partir des sciences exprimentales et des sciences mathma-tiques, Blondel accouche de son entre en mtaphysique. Or il suffit d'y assister pour dcouvrir qu'elle seprsente de travers. Bien qu'honore de la mention ausgezeichnet, la thse ici voque n'a pu voir le jour,faute de moyens : elle n'en met pas moins le doigt sur ce qu'a t, au point de dpart, un moment d'inatten-tion chez Blondel. Comme par hasard, le point de dpart ici assign rejoint l'intention initiale du livre : Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens ? Or ce qui ressort l'tat de question d'une dialectique dessciences, par ailleurs correctement pose, s'exprime autrement (si on ne l'incurve pas) : savoir, que signi-fie existant ds lors que, dans une prtention gale la vrit, tantt lens mobile des Physiques et tan-tt lens quantum des Mathmatiques prtendent, bien que contraires, tre aussi bien connus de leurs in-vestigations ? Se pose alors la question de cet ens comme tel.

    La philosophie issue de ce contraste ne met pas d'abord et seulement la vie en cause ; elle s'in-

    7 E. Gilson, loc. cit., 30 janvier 1962. Avec la citation suivante.8 E. Gilson, loc. cit., 19 juillet 1963.9 J.-P. Wagner, Henri de Lubac, Cerf, 2001, p. 61. Avec la citation suivante.10 M.-M. Labourdette, La thologie et ses sources , Revue thomiste, 1946, p. 362.

  • 4terroge sur l'existence mme, vivante ou non, qu'elle qu'en soit la nature ou la forme oppose : Esseest actualitas omnis formae vel naturae 11. La science qui cherche alors se constituer, scientia quaesita(expression traduite en fait d'Aristote), prend naissance dans l'universalis dubitatio de veritate (expressionpropre saint Thomas) : elle porte sur le fait mme, pour les tants, d'exister.

    L'hritage aujourd'hui

    Chose assez remarquable : le livre dont nous prenons occasion pour parler d'un auteur dont nousavions fait notre tude et qui nous a port chance, n'ouvre aucune fentre sur ce qu'il faut bien appeler leslendemains du blondlisme. Si l'on s'est dispens d'y faire allusion, c'est que sans doute il serait injusted'imputer au matre les obsessions de l'pigonat. Blondel n'est pour rien notamment dans la caricature ha-bituelle de Cajetan en France o on l'a vu, plusieurs reprises, accus dans la presse catholique d'tre lefourrier de l'athisme et l'anctre du lacisme : deux ismes regrettables auxquels, par bonheur, le pre deLubac aurait coup l'herbe sous le pied, victorieusement, en dnonant au passage l'apologtique d'un au-tre dignitaire, le cardinal Dechamps. Il va de soi que nous n'arbitrons pas ici ces contentieux cardinalices,nous ne faisons qu'en voquer les termes.

    Pour ce qui concerne Blondel lui-mme, son opposition portait sur l'extrinscisme, d'un mot qu'il aforg. Il rpugnait pareillement l'historicisme : ce dernier visant le relativisme historique appliqu essen-tiellement la lecture de la Bible ; mais c'est l'autre surtout qu'il rprouve comme tant le travers tholo-gique combattre par l'Apologtique, rebaptise bientt thologie fondamentale. Le pre de Lubac s'en-gage dans cette lutte contre l'extrinscisme. D'une part, il n'est pas d'apologtique qui, pour tre pleine-ment efficace, ne doive s'achever en thologie , et d'autre part, une thologie s'anmie et se fausse quine conserve pas constamment des proccupations apologtiques 12. ce double titre, l'Apologtique en-vahissante cesse d'tre extrieure pour oprer du dedans, partir du sujet que l'on s'efforce de convaincre.L'effort de Lubac en ce sens allait se dployer sous les auspices de Blondel.

    L'allgeance est explicite ds 1932 : Je me laisse aller parler devant vous avec l'abandon d'undisciple 13. Et le diagnostic est emprunt au matre : Si trop souvent la vie gnrale de l'humanit seretire du christianisme, c'est peut-tre qu'on a trop souvent dracin le christianisme des viscres intimesde l'homme . On va donc l'y replonger, en dpit des rticences exprimes ici ou l, et dj rcuses : Jene peux m'empcher d'en vouloir un peu ces thologiens qui, par leurs incomprhensions, vous ont obli-g tant d'explications et d'insistances 14. Non seulement, de Lubac prodigue un encouragement, maisdlivrant une approbation, il abrite un systme, le sien, qui, esquiss dans cette correspondance, se d-ploiera dans Surnaturel et la suite.

    Pour le bon apologte, il ne faut pas (et l'intention sur ce point est salutaire) que le surnaturelcomme on dit apparaisse adventice ; on le donne pour essentiel et non pas surajout ; postul du dedans,vu le dsir que nous en avons et que nous sommes. preuve... ce dsir mme ! dsir de voir Dieu, irr-pressible, naturel, inluctable. Il ne s'agit pas d'un couvre-chef facultatif : il s'impose, il coiffe ncessaire-ment (la libert de Dieu). On le conoit un peu comme la forme l'intrieur de laquelle viendront s'ins-crire tous les autres mystres de la Rvlation 15. Cette forme, qu'elle qu'en soit la matire venir, estinscrite au c?ur de l'homme. L'important est de faire souhaiter ce haut-de-forme, dont il est clair qu'irr-sistiblement il nous va.

    Le plaidoyer est insistant, des plus ardents qu'on puisse concevoir : L'esprit est dsir de Dieu...Maintenons que le dsir de Dieu est absolu. Le plus absolu de tous les dsirs... pas un dsir platonique,

    11 Thomas d'Aquin, ST, la, q. 3, a. 4. [L'tre est l'actualit de toute forme ou nature.]12 H. de Lubac, Thologies d'occasion, DDB, 1984, p. 103.13 H. de Lubac, Mmoire sur l'occasion de mes crits, Culture et vrit, 1989, p. 189.14 Ibid., p. 187 (lettre Blondel : 3 avril 1932).15 H. de Lubac, Thologie dans l'histoire, II, p. 98.

  • 5conditionnel ou conditionn 16. Avant donc d'aimer Dieu, et pour pouvoir l'aimer, [l'esprit] le dsire.Fait pour Dieu, l'esprit est attir par lui. L'esprit est donc dsir de Dieu. Avant d'tre esprit pensant, il estnature spirituelle . Qui dit moins risque d'tre accus de tideur, tant le sermon est convaincant, l'hyper-bole entranante, et l'identification de l'homme un esprit , somme toute flatteuse pour un animald'espce raisonnable. L'esprit est donc dsir de Dieu. Tout le problme de la vie spirituelle sera de lib-rer ce dsir, puis de le transformer. On serait suspect de non-zle se montrer moins zlote. Foi deBlondel, jure par un dvot : C'est en effet l'tude de votre oeuvre qui m'a fait, voici onze ans (on est en1932) commencer de rflchir ces problmes, et je crois tre rest fidle son inspiration 17.

    Mais en mme temps, la galerie tant ce qu'elle est, un clerc de cette poque tient passer pourthomiste, meilleur thomiste en ce qui le concerne que ce malheureux Cajetan lu par contraste au postede repoussoir. Sous prtexte que l'intellect est chez saint Thomas d'un apptit tel que mme l'essencede Dieu, Le supposer existant, l'intresserait puissamment (assurment plus que de fouler le sol d'unequelconque plante), il suffira de lire l'homme l o le texte porte intellect , pour que, la nature hu-maine se trouvant ainsi redfinie, le tour soit jou : l'homme dsire voir l'essence de Dieu ! c'est lachose du monde la plus naturelle ! l'apologtique nec plus ultra.

    Ce qu'aucun thomiste n'a jamais contest, c'est que les tres trouvent leur bonheur dans une ressem-blance avec Dieu, et, dans le cas de l'homme, parfaite sera la batitude qui consiste Le voir face--face, mme son essence. Espoir surnaturel auquel correspond un dsir naturel, nul thomiste n'en doute,mais en rappelant le contexte o la chose se prsente, et en observant qu'une telle conclusion, pour correc-te qu'elle soit, n'est connue que par la thologie (quel philosophe s'est-il jamais entich d'une telle hybris?).

    Sur la voie de l'amalgame apologtico-blondlo-thomiste, et au bnfice de la surenchre dvote,l'obstacle de Cajetan doit tre exorcis. Accusons de dviance l'infme commentateur, et l'avantage seradouble. D'une part, on se dbarrasse d'un dangereux corruptor sancti Thomae (ainsi tax avec amnit), etd'autre part l'on s'arroge un mrite flatteur auprs des pigones, avec le titre d'authentique restaurateur dela pense thomiste. L'affaire se rgle au minimum de frais, car les distraits n'y verront que du bleu en cequi touche les textes, et mme ils en rajoutent pour globaliser : La prise de distance de Cajetan l'gardde saint Thomas concerne tout autant la philosophie que la thologie 18. Autre-ment dit, par attachement une philosophie qui fausserait compagnie celle de l'Aquinate, Cajetan aurait gt de surcrot sa tholo-gie en la tenant pour une superstructure ajoute de l'extrieur 19; chez lui, assure-t-on, la nature hu-maine est close sur elle-mme, et ne permet aucune extension transcendante de son pouvoir ni mme deses aspirations .

    Il aurait donc en quelque sorte alin la thologie, le gros de notre intelligentsia se figurant peut-trequ'elle sourd du dedans : Le thologien Cajetan prfre ainsi se poser en dfenseur de la philosophie,contre les exigences internes de la thologie . Sans rfrence dcisive ses textes et sur la foi de l'insi-nuation20, la doctrine de Cajetan se voit prsente comme suit chez de Lubac lui-mme : Sans une finsurajoute par Dieu sa fin normale naturelle, il n'y aurait eu au fond de l'esprit humain, proprementparler aucun dsir de voir Dieu, car la nature humaine, comme toutes les natures cres, ne peut tendrequ' sa fin naturelle 21. Cette vue cavalire de la pense cajtanienne (avec le car du pseudo-raisonnement) a beau rsulter d'une construction qui la gauchit outrageusement ; on veut surtout qu'ellecorresponde gnialement la dconstruction opre par de Lubac 22. Celle-ci se vante d'honorer lesimplications de la thologie traditionnelle de l'homme, cr l'image et la ressemblance de Dieu ,

    16 H. de Lubac, Surnaturel, p. 483 (conclusion gnrale). Avec les citations suivantes.17 H. de Lubac, Mmoire, p. 189.18 J.-P. Wagner, op. cit., p. 87.19 O. Boulnois, Les deux fins de l'homme , Les Etudes philosophiques, 1995, p. 218 (avec les citations suivantes).20 On se pme d'admiration : Telle est la force de la thse thomiste exhume par de Lubac (J.-P. Wagner, op. cit., p. 83).21 H. de Lubac, Entretiens autour de Vatican II, Cerf, 1985, p. 29.22 J.-P. Wagner, op. cit., p. 82. Citation suivante, p. 84.

  • 6comme si elle en dcoulait (!), et que Cajetan les et bafoues. L'ontologico-maximalisme place au c?urde l'homme un dsir de Dieu tel qu'un forcing s'exerce, obligeant la philosophie se muer en thologie, aunom de cette dernire, mais en faisant comme si la philosophie l'exigeait, et la tradition aussi !

    Lorsque des groupes de pression se constituent dans l'Eglise, ils s'y exercent avec succs (c'est debonne logique) : mais faudra-t-il qu'un penseur en soit dupe ? L'un d'eux a reconnu, propos de Male-branche, que, malgr ses citations de saint Thomas, c'tait franchement un antithomiste : on respecte lechoix de cette libert, mais notre devoir est d'observer que la critique de l'aristotlisme y reposait sur unequation sommaire, aristotlisme = paganisme (comme le note d'ailleurs Gilson, H. Gouhier, 27 sep-tembre 1921). La mme histoire se reproduit de nos jours, habilement dissimule.

    Compar la conception que s'en fait saint Thomas, le Surnaturel lubacien est une construction quilui apparatrait dpourvue de caractre existentiel et scripturaire : la rvolution s'y accomplit dans un cadrescolastique et conceptuel. On y exalte la forme de l'intellect reprsente par son dsir de Dieu, en at-tente d'une matire qui le comblera23.

    Conclusion

    En rsum, la figure de Blondel demeure celle d'un chrtien dont l'intensit religieuse favorise la r-ception. Dans les milieux adquats, mme un Gilson se prend l'envier : Je voudrais tre le quart duchrtien que fut Blondel . Dans cette lettre o il continue parler de ses erreurs mmes , le thomistene s'en dit pas moins rempli d'admiration pour le merveilleux chrtien que fut Blondel . Et il ajoute jus-tement : Il y a de la saintet dans son cas. On ne peut imaginer vie religieuse plus inbranlablement fixedans l'tat de grce. Je l'envie (30 janvier 1962). On le comprend.

    Blondel parmi nous, ce sera d'abord une lecture sympathique de son oeuvre replace dans uncontexte qui explique son engagement (l'intention y tient lieu de vrit, parfois sans scrupule) ; ce sera unelecture empreinte de gratitude pour le dynamisme spirituel dont elle tmoigne ; ce sera une lecture capablenanmoins de dceler le glissement initial qui entrane une drive de l'Action vers un ersatz de l'existant.Ce sera enfin mesurer l'impact de son exploitation apologtique : d'une doctrine quilibre sur la questiondu dsir naturel, on a sorti une hyperbole zygomatique, trop saillante pour tre honnte.

    Est-il permis de laisser croire au grand public que, ce faisant, de Lubac aurait restaur la vraie pen-se de l'Aquinate sur le lien qui va de la philosophie la thologie ncessaire ? Certes lavantage m-diatique y pousse : on se hausse du col en prtendant avoir associ Thomas d'Aquin, un jour Kant (ce quifait bondir Gilson), le lendemain Hegel, un troisime jour Heidegger, etc., plutt que de s'en tenir aucuique suum et de rendre ainsi justice chacun. Mais le syncrtisme des majorits plurielles adore se parerdes plumes, attrapes au vol, de diffrents volatiles. L'intelligentsia affaiblie renonce aux moyens decontrle. Moyennant quoi, la presse tant bonne fille, son lecteur catholique trouvera dans son quotidien letriptyque rv : Thomas d'Aquin, assist du pre X droite, et du pre Y gauche sans surprise d'ail-leurs, lorsque dj, jeune homme, il s'est confess de semaine en semaine devant un crucifix qu'enca-draient deux autres jsuites, thologiens alors en tte du palmars et depuis lors oblitrs. cet gard,les mdaillons de Breslau sont difiants : la jeune Edith Stein qui a eu tout loisir de les vnrer avec sescondisciples, dans l'aula Leopoldina, n'y pouvait trouver aucun de ceux qu'elle dcouvrira plus tard, nisaint Augustin, ni Thomas d'Aquin, ni saint Jean de la Croix, gnreusement remplacs aux fentres de lagalerie par leurs mules dans la Compagnie.

    Il est vrai que, l'Eglise en ayant vu d'autres, la publicit mensongre y a libre cours sans risquer lamoindre peine. On s'en rjouit, mais ce doit tre une raison de plus pour veiller soi-mme aux discerne-ments de la clairvoyance : Auditorem oportet judicare de auditis . L'auteur de cette dernire consigne

    23 Il faut nous contenter ici d'une esquisse, mais en vue de l'tayer dans un cadre plus circonstanci, cf. La raison en thologie selon Thomasd'Aquin, ch. 6, Tqui, 2001.

  • 7est un philosophe qui n'appartient pas aux boutefeux du spirituel : certes tous les tres ressemblent Dieu,selon lui, du seul fait qu'ils existent ; et plus forte raison s'ils ont la facult d'en prendre conscience, leurcapacit est-elle spcifique. Dieu existe comme tant ce sans quoi les tres n'existeraient pas, et ils aspi-rent lui sous les espces du bonheur russir ; mais ce Dieu vrai n'est pas vident ; il ne suffit pas d'avoiride ou dsir de la chose pour y tablir la preuve qu'elle existe, Ralit au demeurant insondable. plusforte raison le pressentiment qu'on en a, pour naturel qu'il soit, ne va-t-il pas suffire discerner ou postulerle Surnaturel, inconnaissable hors Rvlation et dont le contour serait ici conu par ersatz ou excs,comme la forme dont il y aurait lieu de coiffer l'esprit, en vue de la matire idoine qu'on lui destine. Levrai surnaturel est celui dont tmoigne l'Ecriture sainte.

    Blondel lui-mme tait assez grand pour avoir conscience de ce qu'il apportait en propre la pensede son poque, sans rfrence un auteur que, d'aprs Gilson, il approchait comme reculons, n'ayant jamais os dire un mot en faveur de saint Thomas qu'en s'en excusant ( H. Gouhier, 30 janvier 1962).De Lubac fait mieux en donnant croire ce qu'un milieu souhaite entendre, et qui avantage, au surplus,l'clat de sa doxa. Reste vrifier ce qu'il en est. La prsentation des choses qu'impose aujourd'hui la koi-n en faveur de la progniture blondlienne s'abrite, pour son surnaturel, de la tradition , de l'histoire,du thomisme , etc., valeurs de rfrence qui masquent une construction. Celle-ci rsiste mal,concernant ladite notion, une lecture prcise des textes comme l'interprtation nuance qu'ils appellent.Mais redisons-le, Blondel n'a t l que l'inspirateur d'un besoin subliminal : puisqu'on acceptait d'aban-donner Suarez, entraner Cajetan dans la rprobation ! Et l'on n'attribuera donc pas la paternit du philo-sophe les effets d'une caricature, mme russie. Remercions-le plutt de s'tre mis en garde contre lapromiscuit des cent mille notions qui forment le chaos philosophique 24. Et puisse le Ciel nous l'par-gner notre tour !

    signaler

    SERGE-THOMAS BONINO ET AMI, Surnaturel. Une controverse au c?ur du thomisme au XXe sicle , Revue thomiste,janvier-juin 2001

    Ce numro de la Revue thomiste contient les actes du colloque organis par l'Institut Saint-Thomas-d'Aquin de Toulouse, pro-pos de la controverse souleve par la parution de Surnaturel, du P. de Lubac, en 1946. Un article historique d'Etienne Fouillouxexplique l'influence tonnante dont bnficia Henri de Lubac sur la thologie franaise d'aprs la guerre. Plus de cinquante ansaprs, la statue du thologien condamn (gratign) par Humani generis et veng par l'vnement de Vatican II impressionne ma-nifestement toujours beaucoup. Le colloque tait cependant critique. Parmi les intervenants pressentis par le P. Bonino, seulsquelques-uns considrent les thses de Surnaturel comme des vidences indpassables (R. Mougel, G. Chantraine, qui expliqueavec une touchante navet qu'Humani generis n'a nullement vis le P. de Lubac, puisque lui-mme l'a dmontr). Majoritaire-ment, les participants (le P. Cottier, H. Donneaud, J.-P. Torrell) exposent que le P. de Lubac a, certes, permis une avance fortintressante contre des positions thomistes un peu bloques, mais que son interprtation de la pense de saint Thomas sur le dsir naturel de voir Dieu tait critiquable. Cette distance tant exprime au sein d'une profonde rvrence (il arrive certain dele citer contre la ligne gnrale de sa pense, la manire d'un anticonciliaire citant le Concile). Le P. Garrigues dpasse le P.de Lubac en traitant de la grce d'union dans le Christ. Mgr Lonard dfend la ncessit thologique du concept de naturepure . Le P. Bonino explique que la thologie des limbes, dans le De Malo de saint Thomas, repose sur l'affirmation, non pasqu'il existe une fin naturelle de l'homme distincte strictement parler de la fin surnaturelle, mais qu'il est possible pour la naturede trouver un accomplissement de sa destine distinct de sa destine surnaturelle. G. Narcisse, traitant du surnaturel dans lathologie contemporaine , va jusqu' souligner le danger que reprsentait la surdtermination de la nature par la grce chez leP. de Lubac : il a favoris, malgr lui , l'mergence des thses des thologies des religions qui mettent en cause l'unique mdia-tion du Christ, la mthode thologique de H. U. von Balthasar, plus suggestive que dmonstrative , et aussi la mise en quaran-taine de la mtaphysique thomiste. Nous voudrions pour notre part poser une autre question : est-ce en raison mme de son propresystme d'articulation un peu confuse entre la grce du Christ et la nature cre qu'Henri de Lubac a prt tout au long de sonexistence une admiration sans faille l?uvre de Teilhard de Chardin (action au sein de la masse pensante de 1' Omga identifiau Christ incarn ; survie de l'univers hominis dans la noosphre ), ou bien le teilhardisme du P. de Lubac tait-il purementadventice par rapport sa thologie ?

    24 M. Blondel, Carnets intimes, II, p. 182.

  • 8Testis, ou Blondel en politique

    Deux questions fondamentales ont affect la participation des catholiques la vie politique depuisla consolidation du rgime rpublicain en France, l'une concernant la dfinition de l'ordre politique, l'autretouchant leur discipline collective en tant que citoyens.

    Tout l'enseignement pontifical du XIXe sicle, et une bonne partie de celui du XXe affirment net-tement l'existence de principes stables, tirs de la raison naturelle et s'imposant tous, quoique avec undegr ingal de ralisation dans l'espace et le temps. Il existe des invariants en matire politique et aucuneprtendue loi du progrs de l'Histoire ne peut y changer quelque chose, puisque ces invariants dcoulentde la nature humaine et de ses exigences. Dans l'ordre des ralisations pratiques diverses configurationssont abstraitement ou historiquement pensables, mais aucune de celles-ci n'a de validit si elle n'est ordon-ne in fine la ralisation d'une socit juste, conue comme un cadre permettant chacun des membresdu corps social non seulement d'accomplir le meilleur de son humanit, mais surtout de trouver aide etgarantie pour accueillir la vie divine, l'unique ncessaire.

    Si cette conception peut dboucher dans l'abstrait sur une pluralit de voies, elle ne permet pas enrevanche le choix sur ses propres bases pas plus qu'elle ne fonde, concrtement, le droit de changer l'ordrelgitime en vigueur, sinon par mode de proposition. Toute la doctrine thorique d'un Lon XIII s'articulesur ces deux affirmations on ne peut plus opposes l'ide dmocratique moderne (puisque l'essence ducontrat social est la capacit de dfinir l'ordre des choses) et la principale innovation sur laquelle reposesa pratique, les partis politiques. Elle n'a jamais t rvoque, sinon de manire floue tant Vatican II quedepuis25.

    Cette premire question de principe s'est double d'une autre, lie aux circonstances postrvolution-naires et l'exclusion progressive des catholiques hors du champ politique. C'est celle de la naissance duBloc catholique, de la politique clricale, piscopale, pontificale, concevant, jusqu' trs rcemment dansun pays comme l'Italie, l'action politique des catholiques comme obligatoirement rgie par un principeunitaire absolu, ce principe ne dcoulant pas de la nature politique des choses, mais de l'utilit, de la puis-sance opposable une socit toujours plus hostile au christianisme, du nombre des divisions destines impressionner l'adversaire. De l les grandes discussions autour de l'ide du parti catholique, dans la p-riode mme du Ralliement, de l aussi la tentative ultrieure d'enrgimentement des lacs dans les rangs del'Action catholique, organisme auxiliaire du clerg et par consquent troitement contrl par la hirarchieecclsiastique.

    la jointure des XIXe et XXe sicles, une partie des catholiques sociaux, les abbs dmocrates, lessillonnistes disciples de Marc Sangnier se sont opposs sur le terrain thorique ce qui pouvait condamnerd'avance le principe mme de leur entreprise, c'est--dire toute ide d'un ordre politique valable univer-sellement, conservatrice et officiellement catholique, autrement dit ce que depuis on a appel l'intgra-lisme catholique. Ils prfraient trs spontanment une conception plus relative, plus volutive, plus histo-ricise, qui leur permettrait de justifier leur acceptation des nouvelles rgles du jeu politique, considrescomme un donn neutre, un hritage de l'volution naturelle et du progrs social, et encore comme un ter-rain occuper en chrtien et non en tant que chrtien , selon l'astucieuse distinction plus tard lancepar Jacques Maritain. Pour les mmes raisons, ils ne pouvaient que se montrer hostiles toute ide de bloccatholique sous direction clricale unitaire, excluant leur libert de man?uvre et d'allure trop guerrire.

    25 Gaudium et spes, n. 74-3 : La dtermination des rgimes politiques, comme la dtermination de leurs dirigeants, doivent tre laisss la librevolont des citoyens . Ce passage, d'expression inusite, semble noncer une obligation de dmocratisme. Il est cit dans le Catchisme del'Eglise catholique (n. 1901), qui le commente cependant dans un sens des plus classiques : La diversit des rgimes politiques est moralementadmissible, pourvu qu'ils concourent au bien lgitime de la communaut qui les adopte . Ailleurs dans le mme Catchisme (n. 1904), c'est Jean-Paul II qui est cit (Centesimus Annus, n. 44) : Il est prfrable que tout pouvoir soit quilibr par d'autres pouvoirs et par d'autres comptencesqui le maintiennent dans de justes limites. C'est l le principe de "l'tat de droit" dans lequel la souverainet appartient la loi et non pas aux vo-lonts arbitraires . On notera que cette adhsion aux principes de Montesquieu est exprime sur le mode d'une prfrence, sans que l'on puissesavoir si celle-ci signifie l'affirmation d'un plus grand bien dans l'absolu ou ne relve que d'une opinion circonstancielle.

  • 9Sans lien univoque avec la querelle thologique du modernisme, le partage des eaux devait cependant d-boucher sur des alliances ou des pactes de non-agression pratiquement invitables : rallis et modernistesd'un ct, fidles l'orthodoxie romaine et intgralistes de l'autre.

    Cette rpartition s'est complique quand les catholiques intgraux ont fait massivement allgeance Charles Maurras. Conservant une vision de chrtient, ils se sont, de facto, soustraits la tutelle clricalepour se placer sous celle d'un non-chrtien, disciple d'Auguste Comte et aussi inaccessible que lui au rai-sonnement mtaphysique, considrant la politique comme une science sociale empirique analogue laphysique. Salu comme homme providentiel en raison de l'admiration qu'il vouait l'Eglise de l'Ordre et la cohrence logique de la doctrine catholique, et parce qu'il rejetait le rgime antichrtien issu de la Rvo-lution, Maurras a forcment fait figure de concurrent pour le parti clrical. Mais dans le mme temps, ilconstituait aussi un obstacle pour les rallis qui ne manqurent pas de l'attaquer et surtout de s'en prendreaux catholiques qui se mettaient sa suite. Ils leur reprochaient leur esprit de transaction envers l'in-croyant Charles Maurras. Le reproche tait sans doute fond, mais assez impudent puisque eux aussi tran-sigeaient dans la pratique, mais avec les rpublicains cette fois. De ce fait, le parti clrical et le parti rallise retrouvrent, pour assez longtemps, dans le mme camp.

    C'est sur ce fond circonstanciel qu'il faut lire un texte perdu de vue, rdig par Maurice Blondel endfense des Semaines sociales, initiative lance au dbut du XXe sicle comme une sorte d'universit po-pulaire, et rapidement devenue un milieu de support du Ralliement ; une dfense qui prit d'ailleurs exclu-sivement la forme d'une attaque dirige contre ceux qui le refusaient. Le titre original, publi sous le pseu-donyme de Testis, en tait plus neutre (Catholicisme social et monophorisme), mais l'diteur actuel lui aprfr une sorte de message didactique : Une alliance contre nature : catholicisme et intgrisme. La Se-maine sociale de Bordeaux 1910 (Lessius, Bruxelles, 2000). Le prfacier, Mgr Peter Henrici, vque-auxiliaire de Coire, en Suisse, coordonnateur international de Communio et ancien professeur d'histoire dela philosophie la Grgorienne, reconnat le caractre assez insolite de la rdition de ces textes de cir-constance et dont le style polmique, qui date souvent fortement, ne peut qu'agacer un lecteur s'attendant autre chose de la part d'un philosophe honor pour la largeur de ses vues. Voulant rassurer ce lecteur, ilrecourt un double argument d'autorit : les considrations de Blondel en matire politique sont deve-nues aujourd'hui le patrimoine commun de la thologie catholique , et cet acquis a t confirm, demanire positive et avec la plus haute autorit, par la constitution pastorale Gaudium et spes de Vatican II (p. XV).

    D'un point de vue philosophique, Blondel, avec son concept principal, l'Action, fait un bout dechemin en commun avec l'immanentisme, comme l'a bien mis en vidence Jean Brun26. Paralllement, ilrompt avec la notion d'ordre cosmique, avec celle de Loi, de substance, bref de tout ce qui dans la philo-sophia perennis, Platon, Aristote, saint Thomas, peut voquer de stabilit et de ncessit s'imposant lavolont humaine. Mais Blondel a voulu viter de se laisser piger par toutes les consquences de ce dou-ble mouvement, d'o la recherche de cette via media qui le caractrise finalement le mieux.

    Ces textes de combat reprsentent, une vingtaine d'annes avant les grands crits politiques de Ma-ritain, une tape dans la tentative de fonder thoriquement la participation des catholiques au rgime d-mocratique moderne, ou tout au moins de disqualifier son contraire, car Blondel n'a pas t avare de no-logismes pour fustiger ses adversaires : ennemis du modernisme, ils sont surtout, dit-il, partisans du v-trisme . Ils pratiquent l' extrinscisme autrement dit, ils voudraient plaquer sur toute socit unordre abstrait immuable suppos obtenir ex opere operato la vertu chez tous les citoyens et pour finir,leur position est du monophorisme littralement, l'apport unique, ou sens unique , terme vou-lant dsigner une commune manire de concevoir les rapports de la grce et de la nature, de l'autorit et de

    26 Dans l'action volontaire, il s'opre un secret hymen de la volont humaine et de la volont divine . Cette formule caractristique de Blondelest ainsi commente par Jean Brun : L'Action ralise donc, la fois, l'humanisation de Dieu et une quasi-divinisation de l'homme. C'est pourquoiBlondel en arrive dire que l'Action est la "synthse de l'homme et de Dieu [...]" Blondel n'hsite mme pas passer la limite pour affirmer que"dans la pratique littrale, l'acte humain est donc identique l'acte divin': Le bergsonisme et le blondlisme s'achvent ainsi dans des divinisationsde l'action qui fait, qui nous fait et laquelle nous devons collaborer pour nous intgrer cet lan qui nous porte et qui vient de Dieu,, (J. Brun,L'Europe philosophe. 25 sicles de pense occidentale, Stock 1988/97, pp. 317-318).

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    l'obissance, du pouvoir politique et des citoyens, voire du magistre et des fidles, caractrise par uneintervention sens unique, toute l'activit tant du ct de Dieu et de ses ministres, toute la passivit tantdu ct de l'homme. Parler de monophorisme est une autre faon de mettre en cause, comme Kant, l'tatde minorit d'o l'humanit soumise une loi extrieure elle (htronomie) est somme de sortir. NiMarc Sangnier, ni les amricanistes n'utilisrent un tel mot, mais on peut difficilement viter le rap-prochement.

    Le style de nombreux passages suggre une comparaison avec Bernanos, celui des Grands cimeti-res sous la lune en particulier27. De mme que chez cet crivain, nous trouvons ici la description impi-toyable de dfauts bien rels, l'anti-intellectualisme, le dcadentisme, le conservatisme social obtus... af-fectant les milieux intgraux les plus clricaliss. Considr sous cet angle, ce livre est une mine des plusintressantes pour l'histoire des mentalits. Un seul exemple, relatif l'esprit de ghetto ou de lazaret caporalis par le paternalisme clrical : Ainsi, sous prtexte que le catholique, en tant que citoyen, estmaltrait pour son catholicisme, on en viendrait lui en vouloir pour son civisme, supprimer le citoyendans le chrtien, et lui dire : "Tu es victime de dnis de justice ; j'en fais mon affaire ; c'est moi qui mecharge de te dfendre ; tu deviens mon soldat et mon vassal et mon sujet". [...] Et de mme que le divinJules prfrait tre tout puissant dans le moindre hameau plutt que de se contenter d'un partage du pou-voir en la capitale du monde, on consent diminuer, diminuer le troupeau, pourvu que ce soit un troupeau; et ft-on dix dans le dernier refuge, comme le rve M. Benson, ce sera du moins la thocratie du lazaret. dfaut du compelle intrare, on pratiquera donc le compelle exire, pour ne garder que ceux qui, dans lesquestions de l'ordre le plus surnaturel, n'auront jamais qu'une initiative pralablement estampille et post-rieurement contresigne 28. Comme l'Action catholique et son fameux mandat sont proches ! Blondel re-marque quelques lignes plus loin : Mesure-t-on l'efficacit dpeuplante, voit-on la malfaisance, sanscompensation, d'une telle conception qui n'admet d'action que sur commande, dductivement partir deprincipes, sous la dicte expresse ou, chose plus grave peut-tre, publiquement dissimule d'un zle quiconsidre comme mal tout bien tent et fait sans son ordre ou sa permission ? Voit-on, sous cette clochepneumatique, l'air se purifier et se rarfier, la vie, l'abri des contagions, prir ? 29.

    Blondel visait divers aspects de l'attitude antimoderne, ou contre rvolutionnaire. Le principal d-faut de celle-ci tait de ne se dfinir que par raction aux attaques de ses ennemis, avec toutes sortes deconsquences nfastes : perte de l'initiative, obligation de se situer sur le propre terrain de l'adversaire(sans toutefois en possder les armes) priorit donne la protection des situations acquises sur laconqute de nouveaux territoires culturels, humains, institutionnels, protection aboutissant certainschecs retentissants comme la perte de la classe ouvrire. La responsabilit du clerg est grande en toutcela, hirarchie incluse. La critique blondlienne frappe juste lorsqu'elle met en cause le processus deconfiscation clricale, bien qu'elle ne plaide pas, loin de l, pour une affirmation spcifiquement chr-tienne en politique mais seulement, dans la ligne d'un certain catholicisme social, pour une participation l'ordre issu de la Rvolution. Au regard de beaucoup, l'tat est, par l'abus qu'il en fait, tellement dchude ses droits que non seulement il ne reprsente plus un ordre normal et respectable, mais que le moindreacte de loyalisme son gard, ou le moindre concours donn par un catholique aux initiatives qu'il prenddans la sphre qui pourtant est partiellement la sienne, apparat comme une trahison sacrilge. L'on profitedonc de l'indignit de l'tat pour dclarer indigne quiconque n'est pas tout l'autre pouvoir. [... ] C'est

    27 Blondel a concentr, comme plus tard Bernanos, l'essentiel de ses attaques sur les plus proches, en l'occurrence sur le jsuite Pedro Descoqs,auteur d'un ouvrage de critique pondre dans la forme, mais svre au fond, des principales positions de Charles Maurras, A travers l?uvre deCharles Maurras (Beauchesne, 1911).28 Op. cit., pp. 101-102. Allusion est faite au livre Le Matre de la Terre, de Mgr Hugh Benson. La note de Blondel sur ce dernier livre (rcem-ment revenu en grce, en particulier dans le sillage du mouvement Comunione e liberazione) est particulirement acre : On sait le succs pa-radoxal et vrai dire scandaleux de ce Matre de la Terre ; caricaturale ferie o l'on nous montre les derniers catholiques parqus dans cetteRome archaque qui leur est d'abord laisse par piti, dtrns gteux qui forment la Cour d'un Pontife snile, agents secrets qui tentent contre leParlement des Etats-Unis du Monde une sorte de Conspiration des poudres, hommes en dehors de toute vie, de toute action, de toute virilit, detoute humanit, et qu'une flotte arienne, en reprsailles du complot manqu, vient dtruire l'aide de quelques bombes indolores. Pour avoir ledernier mot et empcher que les prophties n'aient tort, Dieu n'a d'autre recours que la force ; il prend les devants pour faire finir le monde : iln'tait que temps. Suprme triomphe de l'extrinscisme (ibid., p. 102).29 Ibid., p. 103.

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    donc l'autre pouvoir qui a non seulement la mission de procurer la fin qui lui est propre, mais encore cellede se substituer au pouvoir politique en dshrence, de traiter les fidles en sujets [...] 30.

    part l'encouragement indirect tirer toutes les consquences pratiques du Ralliement, la pensepolitique de Blondel demeure trs imprcise. Du point de vue de l'histoire des ides, sans doute faut-il leranger trs prs de Marc Sangnier qui on pourrait dire qu'il fournit une assise philosophique sa thma-tique de l'veil dmocratique et de l'obissance librement consentie31. On peut aussi voir en lui, comme onl'a dj suggr, l'amorce des positions ultrieurement assumes par Maritain, sous-jacentes la dclara-tion de Vatican II sur la libert religieuse. Blondel rcuse en effet, au nom du rejet de l'extrinscisme, lesrapports du spirituel et du temporel tels que les concevait la doctrine classique (et l'enseignement de LonXIII et de Pie X), et notamment la distinction entre la thse (l'ordre dans sa plnitude conceptuelle) et l'hy-pothse (la situation d'attente rendue ncessaire par les circonstances) et au-del de cette distinction, l'idede chrtient organique.

    La lecture de ces textes laisse cependant sur une impression dcevante. La quasi-totalit est consa-cre abattre l'adversaire, mais la partie constructive est inexistante, ou trop vague pour s'intgrer unepense politique cohrente. Ce n'est que de l'analyse des ngations que l'on peut tirer de possibles l-ments positifs. Ainsi, par exemple, lorsque Blondel s'en prend violemment au conservatisme des pro-pritistes , on peut infrer qu'il a probablement des proccupations sociales, mais il n'est gure possibled'aller plus loin. Lui-mme, concluant son principal article, confirme cette lacune : Le clair tableau dumonophorisme, qui forme bien un ensemble cohrent, nous permettra sans doute, comme un repoussoirdont on se dtourne tout d'un mouvement, de mieux discerner ce que nous avons faire pour chapper auxprils de droite comme aux cueils de gauche entre lesquels il faut passer 32. Cette phrase se poursuit parune longue note dans laquelle le philosophe aixois promet pour une prochaine srie d'articles l'expos de la partie positive et difiante de son travail, mais il ne les dveloppera jamais. Mais il faut bien admet-tre qu'on ne saurait attendre d'un philosophe du mouvement de l'Action une doctrine politiqueconstruite. l'inverse, son engagement de ralli, qui est en dfinitive sa seule grande ide politique, estparfaitement cohrent avec son pragmatisme foncier.

    Bernard Dumont

    30 Ibid., p. 101.31 Il arrive au philosophe de se montrer franchement caricatural : [...1 tout ce qui procde de la spontanit spirituelle semble abominable ; il n'ya que ce qui est sujtion totale et rception passive qui est agr (ibid., p. 172).32 Ibid., p. 180.