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5/16 Pr Jean-Pierre DAVIET Hi 901 (année 2003-2004) Etats, sociétés et civilisations à l’époque contemporaine (XIXe siècle) Cours n°1 Autour de la Révolution française de 1789 En introduction, quelques propos rapides sur le problème des causes de la Révolution. Ces causes sont très complexes, et je résume énormément. Il y a d’abord une crise économique de court terme, qui explique le degré de mobilisation populaire de 1789. C’est ce qu’on appelle une crise d’ancien régime économique, principalement due à de mauvaises récoltes en 1788. Ces crises étaient fréquentes, mais elles ne touchaient en général pas toutes les provinces à la fois. Celle de 1788 fut générale : donc hausse du prix des céréales dans toute la France, misère des petites gens, qui cessent d’acheter des vêtements et autres objets, chômage à effets cumulatifs (la population sous-employée n’achète presque plus rien), arrêt des activités du bâtiment (anticipations pessimistes chez les élites intermédiaires), problème dit de la « soudure » au printemps 1789. Cela se greffait sur des problèmes plus anciens de l’économie et de la société française, depuis 1770 environ : impression que la croissance économique se grippait, que la société était en quelque sorte bloquée. Pourquoi ? La structure des revenus jouait beaucoup. Il existait en effet trois sortes de revenus et de produits. Des classes populaires pauvres consommaient des biens très simples, surtout de subsistance. Une frange aristocratique consommait des biens de luxe très chers, élaborés par des artisans-artistes. Le moteur de la croissance économique était constitué de biens de semi-luxe, industriels déjà. Or la croissance économique avait favorisé surtout les propriétaires fonciers, et moins les hommes à talents. Il en résultait d’une part que l’industrie ne trouvait pas autant de nouveaux débouchés qu’on aurait pu l’envisager, d’autre part qu’il était plus difficile de monter dans l’échelle sociale par enrichissement en 1789 que vers 1750. Mais la Révolution avait aussi des causes intellectuelles et culturelles. La crise intellectuelle chez les élites intermédiaires (bourgeoises si on veut) faisait que l’on remettait en cause les autorités traditionnelles depuis plusieurs dizaines d’années. Ce travail de critique systématique s’était développé dans ce qu’on appelle souvent les « sociétés de pensée », académies, clubs et salons de villes petites et moyennes, grâce au progrès de l’imprimé (livres, journaux) et à l’habitude de discussions (sociabilité), ceci dans un contexte où l’Eglise exerçait un moindre contrôle (on restait croyant d’une certaine façon, mais on était moins porté au mysticisme et aux exercices dits spirituels). Un grand sujet de réflexions serait de se demander pourquoi la Révolution a eu lieu en France et pas en Angleterre. En pratique, le modèle anglais fut celui d’une alliance aristocratie/bourgeoisie riche, la bourgeoisie moyenne et petite se désintéressant provisoirement du politique (au profit des affaires), le modèle français est celui d’une alliance bourgeoisie (large) /petit peuple.

Autour de la Révolution française de 1789

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Pr Jean-Pierre DAVIET Hi 901 (année 2003-2004) Etats, sociétés et civilisations à l’époque contemporaine (XIXe siècle) Cours n°1

Autour de la Révolution française de 1789 En introduction, quelques propos rapides sur le problème des causes de la Révolution.

Ces causes sont très complexes, et je résume énormément. Il y a d’abord une crise économique de court terme, qui explique le degré de mobilisation

populaire de 1789. C’est ce qu’on appelle une crise d’ancien régime économique, principalement due à de mauvaises récoltes en 1788. Ces crises étaient fréquentes, mais elles ne touchaient en général pas toutes les provinces à la fois. Celle de 1788 fut générale : donc hausse du prix des céréales dans toute la France, misère des petites gens, qui cessent d’acheter des vêtements et autres objets, chômage à effets cumulatifs (la population sous-employée n’achète presque plus rien), arrêt des activités du bâtiment (anticipations pessimistes chez les élites intermédiaires), problème dit de la « soudure » au printemps 1789.

Cela se greffait sur des problèmes plus anciens de l’économie et de la société française,

depuis 1770 environ : impression que la croissance économique se grippait, que la société était en quelque sorte bloquée. Pourquoi ? La structure des revenus jouait beaucoup. Il existait en effet trois sortes de revenus et de produits. Des classes populaires pauvres consommaient des biens très simples, surtout de subsistance. Une frange aristocratique consommait des biens de luxe très chers, élaborés par des artisans-artistes. Le moteur de la croissance économique était constitué de biens de semi-luxe, industriels déjà. Or la croissance économique avait favorisé surtout les propriétaires fonciers, et moins les hommes à talents. Il en résultait d’une part que l’industrie ne trouvait pas autant de nouveaux débouchés qu’on aurait pu l’envisager, d’autre part qu’il était plus difficile de monter dans l’échelle sociale par enrichissement en 1789 que vers 1750.

Mais la Révolution avait aussi des causes intellectuelles et culturelles. La crise

intellectuelle chez les élites intermédiaires (bourgeoises si on veut) faisait que l’on remettait en cause les autorités traditionnelles depuis plusieurs dizaines d’années. Ce travail de critique systématique s’était développé dans ce qu’on appelle souvent les « sociétés de pensée », académies, clubs et salons de villes petites et moyennes, grâce au progrès de l’imprimé (livres, journaux) et à l’habitude de discussions (sociabilité), ceci dans un contexte où l’Eglise exerçait un moindre contrôle (on restait croyant d’une certaine façon, mais on était moins porté au mysticisme et aux exercices dits spirituels).

Un grand sujet de réflexions serait de se demander pourquoi la Révolution a eu lieu en

France et pas en Angleterre. En pratique, le modèle anglais fut celui d’une alliance aristocratie/bourgeoisie riche, la bourgeoisie moyenne et petite se désintéressant provisoirement du politique (au profit des affaires), le modèle français est celui d’une alliance bourgeoisie (large) /petit peuple.

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1. La construction de l’Etat-nation Il convient de réfléchir aux grands principes de la Révolution, à l’esprit de 1789 si on

veut. Il y a d’abord un aspect négatif, la critique de ce qu’on appelle à l’époque « despotisme ». Ce n’est pas uniquement le despotisme du roi ou des bureaux de Versailles. Ce sont tous les despotismes institutionnels, sociaux et religieux (le pape, les superstitions populaires), culturels aussi (les systèmes de pensée). Despotisme au sens d’un pouvoir trop lourd, non justifié, arbitraire. En général, on associe le despotisme à la soumission à une autorité traditionnelle (ou une pensée traditionnelle), qu’il faut savoir remettre en question.

Ici, il faut penser à une réflexion de Kant, dans son texte Was ist Aufklarung ? (1784). Il

dit que c’est le passage de l’humanité à l’état adulte, et il précise : penser par soi-même. L’enfant dit une chose pour faire plaisir à ses parents ou à ses maîtres d’école. Etre adulte, c’est penser par soi-même, ne pas subir des influences. Si influence il y a, c’est une influence réfléchie et consentie, en aucun cas une influence imposée. C’est exactement l’idée des hommes de 1789. Donc, autonomie, esprit critique, usage de la raison, l’abbé Grégoire, dont je reparlerai, invente même un néologisme : « raisonnabilité » (faire fonctionner le tribunal de la raison).

Qu’est-ce que cela donne en positif ? Il me semble qu’on peut commencer par l’idée de

nation au sens de 1789. L’idée de nation est naturellement plus ancienne. Au XIIe siècle, on entendait par nation une communauté d’origine et de langue (une sorte de famille élargie), le sens est donc culturel. Le sens de la Révolution trouve ses racines au XVIIIe siècle, comme entité politique, corps de citoyens librement réunis, volonté de vivre en commun et de prendre des décisions ensemble, avec l’objectif de maintenir un ordre intérieur et défendre le territoire contre des ennemis extérieurs. La nation implique une responsabilité collective, et la notion d’un gouvernement représentatif (idée d’un consentement, autorité consentie, parce que traduisant une volonté générale). Donc, tout est « national » dans la Révolution : assemblée nationale (pas de différences entre les ordres, pas de différence entre les provinces), la religion doit être « nationale » (un peuple de Dieu formé de chrétiens citoyens, une chrétienté républicaine), la langue aussi (on combat les patois). Au début, on pense nation avec le roi, puis ce sera la nation sans le roi.

Pour constituer une société harmonieuse, on distingue deux niveaux : la société politique

(notion de gouvernement représentatif et de volonté générale), et puis ce que Hegel va appeler un peu plus tard la société civile. Dans la société civile, chacun défend ses intérêts particuliers et ses opinions, mais il faut des règles pour organiser cette compétition ou ce jeu social, d’où l’importance du droit, des codes, de normes de l’ordre civil et de l’ordre pénal. Beaucoup de révolutionnaires ont été de bons juristes.

On en arrive aux grands principes, liberté, égalité, fraternité. Ils ne sont pas exactement

sur le même plan, et on dit parfois simplement liberté et égalité. C’est ainsi que sur la pièce de 5 F en argent de 1795, on représente le peuple en Hercule vigoureux, entouré de deux femmes, la liberté d’un côté, l’égalité de l’autre (reconnaissable au fait qu’elle porte une balance). Pas de fraternité dans ce cas. La fraternité est davantage invoquée par les esprits religieux comme l’abbé Grégoire et par la gauche révolutionnaire, alors que les modérés s’en méfient (et ce n’est pas une idée très juridique). Pour Grégoire, tous les hommes sont frères parce qu’ils appartiennent à une immense famille où chacun a sa dignité. Il pense aussi que l’amour universel (aimer tous les hommes) implique que l’on porte plus d’attention aux plus petits, aux plus défavorisés, parce qu’ils en ont davantage besoin. Il prend la défense de ceux qu’il appelle

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les « petites gens » contre les « gens comme il faut » (on disait aussi la « bonne société »). D’où l’idée de mesures sociales, de solidarité.

Quand on parle de liberté, il y a deux aspects, la liberté civile, et la liberté politique. En

pratique, cela se traduit par le gouvernement représentatif, les grandes libertés publiques (pensée et opinion, expression, réunion, déplacement), la liberté d’exercer un métier, de contracter, de jouir d’un bien, de se marier et de divorcer. Mais la femme est-elle aussi libre que l’homme ? Tout le monde n’est pas d’accord sur ce point.

L’égalité est à concevoir comme égalité de chances, pour que chacun puisse faire valoir

ses capacités et ses mérites. C’est aussi une égalité devant la loi (si un homme tue sa femme, la sanction doit être la même pour toutes les conditions). Cela ne veut pas dire en revanche qu’il n’y ait pas des inégalités de richesse et de responsabilité dans la société.

Un autre principe très important est celui de propriété. L’homme vraiment libre et

pleinement citoyen est un propriétaire qui prend soin de son bien, ce qui se rattache à toute une philosophie de l’intérêt. Ce point sera en quelque sorte théorisé dans une très belle langue par Benjamin Constant en 1806 (Principes de politique).

Si on veut donner un fondement philosophique au libéralisme, il faut montrer que la

société peut fonctionner avec très peu d’État. Benjamin Constant propose donc une philosophie du social, fondée sur l'individu. Il recompose la société à partir d'une interaction entre des individus. Il part de l'idée d'un individu capable de raison et de liberté, donc d'une théorie de l'homme. Il glisse à une théorie de l'action, en affirmant que le ressort profond de l'action est pour l'individu de bien connaître ses véritables intérêts, qui ne sont pas forcément les intérêts immédiats. Si l'homme connaît ses véritables intérêts, il sera conduit à la vérité et à la moralité. On a intérêt à être moral : si je ne le suis pas, si je trompe les autres ou si je ne respecte pas leurs intérêts, on perdra confiance en moi, je ne pourrai plus faire grand chose. On a intérêt à être dans la vérité, à faire progresser la vérité (gain peut-être si je suis inventeur, gloire pour le savant, crédibilité en tout cas). Un passage intéressant est celui où Constant critique le hasard : si mon sort dépend du hasard (pour les étudiants, je traduis : si l'examen est une loterie par exemple), je ne ferai pas d'efforts. Mais si je sais quelles sont les règles du jeu (une vérité sociale en quelque sorte), mon comportement sera adapté. D'où un tissu social fondé sur la relation libre. Constant emploie des expressions comme jouir du bonheur dans le calme et la sécurité, un peuple sage et vertueux. La liberté fait progresser les choses dans le commerce et la pensée (il montre que la vérité progresse par une discussion loyale où on critique une théorie sur la base d'arguments rationnels, sans considération de pouvoirs établis). Tout cela est source de perfectionnement, de progrès de la civilisation. Il précise dans un autre chapitre que l’on peut être propriétaire d’un capital foncier, d’un capital commercial, d’un capital intellectuel (un avocat, un journaliste par exemple), mais le plus solide est le capital foncier. Je crois que la plupart des hommes de 1789 adhèrent à cette vision, même s’il y a une gauche révolutionnaire qui se méfie de la grande propriété.

Si on vient à la périodisation, il faut distinguer trois périodes : une période de réforme

libérale de 1789-1792 (fondation), une période de dictature guerrière (1792-1794), une période modérée de consolidation-stabilisation de 1794-1799.

Je ne raconterai pas la première dans le détail. Elle se traduit par un divorce progressif

entre le roi et les révolutionnaires : retour à Paris en octobre 1789 (le roi est au milieu de son peuple, mais sous contrôle), fuite à Varennes (juin 1791), arrestation (10 août 1792). Dans

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cette partie du cours, on mentionnera simplement trois points : la réforme de la justice, la création de départements et d’autorités locales, la constitution civile du clergé, le système décimal (le mètre est créé par une loi du 26 mars 1791).

La création des départements (1790) est due à la volonté de détruire les anciennes

circonscriptions, provinces, bailliages etc. Elle crée un échelon administratif à la mesure de l’homme (on doit pouvoir se rendre à la préfecture en une journée avec un cheval). C’est aussi une structure de relative autonomie avec des autorités élues (on veut au départ que le département soit assez autonome, nous appellerions cela une décentralisation).

Pour ce qui est de la réforme judiciaire (1790), impossible d’entrer dans tous les détails.

Les grandes nouveautés sont le jury en justice pénale (au criminel), et l’élection des juges par les citoyens. Au civil : les juges de paix, le tribunal civil du district (si on fait appel d’un jugement de tribunal civil de district, l’affaire est rejugée par un autre tribunal civil de district, ceci pour ne rien recréer qui ressemble aux anciens « parlements »). Au pénal : la municipalité décide pour les contraventions (donc pas de vrais juges professionnels), le juge de paix pour les délits, un tribunal criminel de département pour les crimes (le jury est chargé d’admettre l’accusation, en d’autres termes on n’est pas jugé si le jury n’a pas renvoyé l’affaire au tribunal criminel).

La constitution civile du clergé, adoptée le 12 juillet 1790, a eu des conséquences qui ont

beaucoup dépassé ses auteurs. A titre personnel, et sans qu’on soit obligé de me croire, je dirai que moins un Etat se mêle de religion, mieux cela vaut. Il était dangereux de réformer l’Eglise catholique sans tenir compte du pape et des autres pays (illusion d’une religion « nationale »). Un aspect fondamental est l’élection des évêques par les citoyens, qu’ils soient catholiques ou non. Ensuite ils reçoivent leur ordination canonique (le « sacre » de l’évêque) d’un évêque dit métropolitain, ce qui est conforme à l’idée de la validité de cette ordination dans le catholicisme (un évêque a canoniquement le pouvoir d’ordonner un autre évêque, schéma de la transmission apostolique), mais, dans le système de l’Eglise catholique romaine, une ordination valide peut en même temps être « illicite » si le pape n’a pas donné son accord, cet accord garantissant que le nouvel évêque est en « communion » avec le siège de Pierre et l’Eglise universelle. Tous les prêtres ont été sollicités de prêter un serment de fidélité au régime en décembre 1790 (ceux qui ont refusé ont été qualifiés de « réfractaires »), et les nouveaux évêques ont été élus début 1791. Coup de tonnerre : un bref du pape Pie VI, daté du 13 avril 1791, condamnant fermement cette réforme et les principes qui l’avaient inspirée (il n’y avait donc plus « communion » avec Rome). La condamnation joua un grand rôle dans l’évolution des pensées du roi Louis XVI.

C’est alors que l’abbé Grégoire est élu évêque de Blois, et je reviens ici sur sa

personnalité. Né en 1750 près de Nancy, c’était un curé marqué par l’influence des Lumières, qui était devenu célèbre en 1788 par un Essai sur la régénération des Juifs. Il y avait beaucoup de Juifs en Lorraine, surtout à Metz, et Grégoire avait fait l’effort d’apprendre un peu d’hébreu. Grégoire est largement à l’origine d’une loi importante du 27 septembre 1791 qui décide l’émancipation des juifs (ils sont considérés en citoyens à part entière, sans aucune discrimination). Il s’est aussi intéressé aux Noirs à partir de 1789, d’où rédaction d’un texte en 1790 (il aurait voulu abolir l’esclavage dans les colonies, mais ne fut pas suivi sur le moment). Toujours la même idée : tous les hommes sont frères, membres d’une seule grande famille). Député du Clergé aux Etats généraux, Grégoire a été un des premiers à rejoindre le Tiers Etat pour former une assemblée « nationale », il est l’un des acteurs du serment du Jeu de Paume (représenté dans un tableau de David), il écrit sur la défense de la langue française contre les

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patois (plus tard sur le « vandalisme, sur l’école). A noter que Grégoire restait fidèle à certains points de dogme et de morale de l’Eglise catholique, refusant par exemple le mariage des prêtres, alors que de nombreux prêtres de l’Eglise constitutionnelle décidèrent de se marier.

Faute de temps, je laisse de côté le récit de la période de dictature (voir les manuels). Au point de vue politique, toutes les institutions normales furent plus ou moins laissées de côté, au profit de procédures extraordinaires. Ainsi des représentants en mission dirigèrent-ils en pratique les départements. Le tribunal révolutionnaire jugea les contre-révolutionnaires, on exécuta sans jugement dans de nombreux cas. La plupart des églises furent fermées le 24 novembre 1793 (début de la déchristianisation).

J'exclus totalement que les dirigeants de la période 1792-1794 aient eu la notion d'une

société annonçant de près ou de loin le socialisme, même si des théoriciens comme Marx et Lénine ont étudié avec soin cette période et en ont tiré des conclusions. Les mesures prises étaient dues aux circonstances. Tout au plus discerne-t-on une tendance à voir l'Etat corriger des défauts de la société, par exemple en redistribuant les revenus ou en égalisant les chances (idées sur l'éducation, effectivement intéressantes). Mais il ne s'agissait pas d'une organisation sociale réellement différente.

Deux interprétations sont possibles, mais elles se recoupent partiellement. Dans certaines

circonstances, les dirigeants furent pris par la crainte de voir sombrer la Révolution sous les menaces intérieures et extérieures: ils se lancèrent dans une sorte de fuite en avant pour ne pas revenir à l'Ancien régime, avec chaque fois des déchirements, des personnalités qui étaient auparavant considérées comme de "gauche" se voyant accuser de modérantisme et de mollesse par des personnalités plus radicales (la Révolution dévorait ses propres enfants, disait-on). Mais on peut aussi estimer que, parfois, on surestima la menace contre-révolutionnaire avec plus ou moins de bonne foi, afin de rallier l'opinion: il aurait été difficile en fait de revenir complètement en arrière. Il y eut bien une lutte pour le pouvoir entre factions révolutionnaires, sur fond de mobilisation de foules surtout parisiennes et de "militants" (les clubs).

Nous en arrivons à la période modérée, tentative manquée de consolidation-stabilisation

(1794-1799). La réaction thermidorienne, intervenue après le 9 thermidor (27 juillet 1794) est surtout active au second semestre 1794. Il s’agit pour l’essentiel de l’abolition de presque toutes les mesures de la Terreur (notamment la loi dite du maximum), de la fermeture du club des Jacobins, et de nombreuses libérations de personnes emprisonnées. D’où, au printemps 1795, deux journées populaires qui sont en fait les dernières : 12 germinal (1rer avril) et 1er prairial (20 mai). L’armée intervient pour la première fois et menace de bombarder le faubourg Saint-Antoine. Une grande partie de la garde nationale de Paris est désarmée. Pendant ce temps, les royalistes se réveillent et sont actifs en province : c’est la terreur blanche (mises à mort de personnalités jugées trop révolutionnaires). Les milieux émigrés et les Anglais le savent, d’où débarquement à Quiberon (21 juillet), mais le régime en vient à bout et Hoche pacifie provisoirement la Vendée. Les hommes au pouvoir veulent stabiliser la situation et votent dans l’été la Constitution dite de l’an III (cela va fonder le régime dit du Directoire, parce que l’autorité suprême est confiée à une sorte de présidence collective de 5 Directeurs). Comme les modérés craignent les élections, ils décident que les 2/3 des premiers députés devront avoir déjà été membres d’une assemblée révolutionnaire.

Les royalistes, sentant que le pouvoir leur échappe, décident de monter une journée

d’insurrection à Paris, le 5 octobre 1795 : 13 vendémiaire. C’est à cette occasion que Bonaparte commence à se distinguer : Barras lui a demandé de prendre le commandement des troupes, et il disperse les insurgés royalistes à coups de mitraille près de l’église Saint-Roch.

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Le régime du Directoire se met en place le 27 octobre 1795 et se maintient jusqu’en

novembre 1799 (Brumaire). C’est une époque assez confuse, au cours de laquelle on enregistre deux « coups d’Etat », en réalité des annulations d’élections qui sont l’œuvre du plus important des Directeurs, Barras. En septembre 1797 (18 fructidor), on casse l’élection des députés royalistes élus en mai 1797. En mai 1798 (22 floréal), on casse l’élection de députés trop à gauche. Donc le Directoire, en pratique, ne respecte pas le principe du gouvernement représentatif qui est au centre de l’esprit de 1789. Autre conclusion : les Français restent très divisés, une moitié du pays reste royaliste, même si on ne veut pas revenir purement et simplement à une monarchie d’Ancien régime. Les insurrections royalistes sont toujours menaçantes. En Vendée, Stofflet reprend les armes en 1796, mais est exécuté comme Charrette (qui n’avait jamais abandonné les armes). Le grand ouest n’est toutefois pas sûr, les soulèvements sont nombreux en juillet 1799. Nous autres Normands pouvons signaler celui de Frotté (un protestant d’ailleurs, nullement un catholique), dans les régions d’Alençon et Mortain (sera exécuté en 1800).

Au point de vue religieux, on ne sait plus très bien où on va. L’Eglise constitutionnelle a

perdu au moins la moitié de ses évêques et de ses prêtres, en partie par mariage des ecclésiastiques, en partie par découragement. Grégoire essaie de lui donner un nouveau souffle avec l’idée de conciles nationaux (celui de 1797 surtout) et des synodes diocésains (réunissant les prêtres et certains laïcs), trop en avance sur l’époque. Le Directoire a essayé de lancer une nouvelle religion en 1797, le Théophilanthropie (amour de Dieu et des hommes), mais cela reste quelque chose de cérébral et froid.

Les hommes au pouvoir sont très corrompus, et ils ont proclamé une banqueroute en

1797. Sur leur gauche, ils redoutent la contestation des partisans de Babeuf (communiste arrêté en mai 1797). Ils vivent du produit des rapines de l’armée en Italie, mais la situation militaire va peu à peu se dégrader. Ils tentent une fuite en avant dans un langage révolutionnaire dur en 1798 : on va se remettre à pourchasser les prêtres réfractaires que l’on avait laissé officier les années précédentes, et aussi les familles d’émigrés. Tout cela s’accentue dans l’été 1799 avec la loi des otages contre les parents de royalistes jugés dangereux. On se trouve donc dans une impasse lorsque Bonaparte débarque le 8 octobre 1799 à Fréjus (retour d’Egypte).

Il ne faut cependant pas oublier certaines mesures ou prises de position. Discours de

Grégoire sur le vandalisme au deuxième semestre 1794 (aux origines de la notion moderne de patrimoine), avec vote de lois sur la sauvegarde des édifices publics et le musée des monuments de l’art français.

2. Le phénomène de la guerre

Je ne suis pas loin de penser que la Révolution a en quelque sorte dévié de son élan

original pour deux raisons, qui sont toutes deux « idéologiques » quoique différentes. Première raison : la réforme religieuse de 1790, qui ne s’imposait pas (pourquoi changer l’Eglise catholique qui existait depuis si longtemps ?). Seconde raison : la guerre, déclarée pour affronter les rois.

La guerre a commencé au printemps 1792 (avec Prusse et Habsbourgs). Elle est d’abord

marquée par des échecs, avec un retournement qu’on peut dater du sursaut de Valmy (20

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septembre 1792). Fin 1792, les armées françaises occupent la Belgique, les évêchés allemands de la région rhénane, Nice et la Savoie (royaume de Piémont-Sardaigne).

La guerre avec l’Angleterre date du 31 janvier 1793. Une période très difficile prend

place jusqu’à mi-octobre 1793. La France est à nouveau envahie (à la faveur de divisions intérieures, notamment avec l’exécution de Louis XVI), le tournant se plaçant avec la victoire de Jourdan à Wattignies (15-16 octobre 1793).

Retour aux conquêtes, en Belgique, Hollande, Allemagne (Coblence et Cologne), ce qui

permet d’engager des négociations de paix à Bâle début 1795 (paix avec Hollande, Espagne, Prusse d’avril à juillet 1795). La France reste en guerre avec l’Angleterre et la cour de Vienne.

En 1796, un plan stratégique de grande ampleur est conçu par Carnot. Il compte sur les

alliances hollandaise et espagnole pour neutraliser la flotte anglaise, et sur une triple approche militaire contre Vienne : une armée du nord par la vallée du Main avec Jourdan, qui est battu, une armée du centre par la vallée du Danube et Munich avec Moreau, qui recule après quelques succès, et une armée d’Italie avec Bonaparte.

Finalement, et contrairement à ce qu’on attendait, ce front italien est le seul à donner des

résultats positifs. Bonaparte s’empare facilement du Piémont début 1796, puis entre triomphalement à Milan le 15 avril 1796. Les choses sont ensuite plus difficiles, et il y a des combats assez durs près de Mantoue début 1797 (débouché de la vallée de l’Adige). La victoire se dessine néanmoins, Pie VI demande la paix et perd une partie de ses Etats (Bologne, Ancône, Romagne). Bonaparte s’arrête avant Vienne. La paix est signée à Campo-Formio. Il est alors nommé commandant de l’armée d’Angleterre, mais il comprend que cette dernière est hors d’atteinte et il pense fin 1797 à attaquer en Egypte. Il prend finalement la mer le 19 mai 1798, occupe le Caire. Mais le sultan d’Istanbul, soudoyé par l’Angleterre, envoie une armée en Syrie, d’où campagne de Bonaparte en 1799 à Gaza (25 février 1799), Jaffa (épisode de la peste, non pas au moment de la bataille, mais en mai 1799), Mont Thabor. Bonaparte apprend qu’une armée turque débarque en Egypte, d’où retour précipité en Egypte. Les Turcs sont rejetés à la mer (août 1799), mais l’escadre française avait été détruite par Nelson en 1798 (1er août) à Aboukir. C’est un peu l’impasse, Bonaparte rentre en France, l’armée d’Egypte étant commandée par Kléber puis Menou (évacuation en 1801).

Pendant ce temps, les choses vont très mal en Europe, car l’Angleterre a suscité la 2ème

coalition. Le Directoire avait formé des républiques sœurs, notamment la République helvétique, la République cisalpine, la République romaine, et même une République parthénopéenne à Naples en janvier 1799. Dès mars 1799, c’est le recul généralisé, avec défaites en Allemagne, en Italie (les Russes y ont même envoyé une armée pour soutenir les Autrichiens), même si tout n’est pas perdu (Masséna gagne à Zurich en septembre 1799 contre les Russes).

Au total, dans ces guerres, deux constatations. D’abord la France a des volontés

expansionnistes qui contredisent l’idée d’un idéal d’amitié avec les peuples européens. Ensuite l’équilibre européen est rompu, d’où l’impossibilité de parvenir à une paix durable.

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3. La Grande-Bretagne et la Révolution française

La Révolution française de 1789 fut d’abord bien accueillie en Angleterre. Parmi ses

partisans, plusieurs sortes de personnages influents, notamment, outre Fox, qui était un ancien ministre, (mais qui ne déclara son enthousiasme qu’en 1790), des aristocrates progressistes, et j’en cite deux, lord Stanhope et lord Shelburne. Lord Stanhope (1753-1816) était un peu un savant, auteur d’un ouvrage intitulé Sur l’électricité (1779), ayant aussi inventé une nouvelle technique de typographie. Il était président d’une Revolution Society, qui, au départ, entretenait le souvenir de la « Glorious Revolution » de 1688, mais qui prit un nouveau départ en 1788, peut-être en écho à ce qu’on appelle la pré-révolution française. Après les journées dites d’octobre 1789, où l’on avait ramené Louis XVI et sa famille de Versailles à Paris (le boulanger, la boulangère et le petit mitron), lord Stanhope rédigea une lettre à l’Assemblée nationale constituante qui fut lue à Paris le 4 novembre 1789 et dont je cite le passage essentiel : « La société formée pour célébrer la révolution de la Grande-Bretagne, rejetant loin d’elle toute partialité nationale, et se réjouissant de tous les triomphes que la liberté et la justice remportent sur le pouvoir arbitraire, félicite l’Assemblée nationale de France de la révolution qui s’effectue dans ce pays-là, et de la perspective qu’elle offre aux deux premiers empires de l’univers, de participer aux biens de la liberté civile et religieuse. Elle ne peut que souhaiter avec ardeur l’heureuse conclusion d’une révolution si importante, et exprimer en même temps la satisfaction extrême qu’elle sent à réfléchir sur l’exemple glorieux que donne la France, d’établir les droits inaliénables du genre humain, d’introduire une réforme générale dans les gouvernements européens, et de rendre l’univers libre et heureux. Arrête unanimement que le présent arrêté soit signé par le président, au nom de toute l’assemblée, et qu’il le fasse passer à l’Assemblée nationale de France. » Lord Shelburne (1737-1805) avait été un éphémère Premier ministre (de juillet 1782 à février 1783), moment où il s’était brouillé avec Fox, et il protégeait un certain nombre de personnalités de l’extrême gauche protestante dont je vais parler ci-dessous.

Parmi les protestants anglais, en dehors de l’Eglise établie anglicane, il faut distinguer

toute une gradation de groupes confessionnels dits non-conformistes, plus ou moins classiques. Les Presbytériens sont des calvinistes d’assez stricte obédience, surtout Ecossais. Les Congrégationalistes (anciens Indépendants du XVIIe siècle) sont des calvinistes moins structurés. Les Baptistes sont un peu à part (ils pensent que croire sincèrement à JC est suffisant). Les Méthodistes, issus de John Wesley au XVIIIe siècle, passent pour prêcher l’obéissance aux pouvoirs établis. Il reste deux groupes plus engagés politiquement, les Quakers et les Unitariens, que l’on pourrait qualifier d’églises libres. Les Quakers n’ont pas de profession de foi, pas de sacrements, pas de clergé. L’un des leurs, Thomas Paine (1713-1809), déiste et démocrate, avait émigré aux Etats-Unis, plaidant pour l’indépendance et la république, puis revint en Angleterre en 1787, où il s’agita beaucoup, avant de passer en France en 1792, se faisant élire député à la Convention (tendance girondine). Les Unitariens ne croient pas à la divinité du Christ, qui est seulement un grand prophète, pas plus qu’ils ne croient à un péché originel ni à la prédestination. Deux d’entre eux sont en vedette, Price et Priestley. Joseph Priestley (1733-1804) était à la fois un savant (ayant écrit une Histoire de l’électricité en 1766) et un théologien, pasteur même, à un moment nommé bibliothécaire de lord Shelburne. Il fut très enthousiasmé par la prise de la Bastille, déclaré citoyen français et élu député l’Orne (siège qu’il déclina) et finit par émigrer aux Etats-Unis. Richard Price (1723-1791) était un prédicateur auquel on donnait parfois ironiquement le titre de pasteur, s’intéressant notamment aux questions économiques (études sur la dette, sur les sociétés mutuelles d’assurances) et

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démographiques, aux mathématiques, à la morale, et bien sûr à la politique (il avait écrit en faveur de la révolte des colons américains, il était un admirateur de Jean-Jacques Rousseau).

Les noms cités sont ceux d’intellectuels, mais on vit se multiplier différents clubs au

recrutement beaucoup plus large, dont la Society for Constitutional Information, où on retrouve Paine, mais qui disparut en 1794 quand ses chefs furent mis en accusation, et la Corresponding Society, fondée en 1792, animée par le cordonnier Thomas Hardy, qui est une sorte de société des Jacobins, ayant des filiales dans toutes les villes anglaises (dirigeants jugés en 1793, mais acquittés).

Face à cet enthousiasme se lève une grande voix là où on ne l’attend pas, celle

d’Edmund Burke (1729-1797), auteur de Réflexions sur la Révolution de France en 1790. Pourquoi inattendue ? Parce que Burke est un whig qui rompt avec ses anciens amis, qu’il est un conservateur libéral, pas un réactionnaire, et que, finalement, son ouvrage est resté un classique, republié en libre de poche en France en 1989 (bicentenaire de la Révolution française). Burke a été remis à la mode parce que des penseurs du XXe siècle, notamment Hannah Arendt ou même Hayek, à l’occasion de débats sur la démocratie et le totalitarisme, l’ont présenté comme un précurseur de certaines de leurs réflexions.

Burke est en réalité un Irlandais, son père étant anglican et sa mère catholique. Il a fait

une carrière politique en Grande-Bretagne, étant en particulier député de Bristol. Ses grands combats ont été contre le régime North et les prétentions de George III au pouvoir personnel, pour les colons américains. C’est un grand ami de Fox, avec lequel il rompt en 1790-1791, à cause de la Révolution française. Notons aussi un écrit de jeunesse sur le sublime. Son ouvrage (qui doit quelque chose à la philosophie de Locke), publié en 1757, s’intitule Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau. C’est une critique de l’esthétique classique, le Beau n’étant pas synonyme de rationalité, d’harmonie, de proportion. Le sublime, selon Burke, contient une forte composante de subjectivisme, de sensibilité et d’obscurité

L’aspect le plus banal de la réflexion de Burke consiste à dénoncer certains abus de la

Révolution française. Mais sa pensée est plus profonde, parce qu’il veut montrer que ces abus étaient inévitables, qu’ils découlent des principes eux-mêmes. En simplifiant beaucoup, on peut dire que Burke s’attaque au rationalisme géométrique et abstrait. Une formule est très significative : on ne gouverne pas un système complexe par un principe simple, d’où un double appel à l’expérience accumulée dans l’histoire et à la nation. Un système social et politique résulte d’équilibres complexes que l’homme ne pouvait pas imaginer d’un seul coup, ce qui reviendrait à un constructivisme logique. L’équilibre apparemment spontané résulte de multiples ajustements de forces au fil du temps, par essais et erreurs. On peut certes réformer, mais Burke oppose nettement réformes et innovation. La réforme est une correction justifiée par l’expérience, une épuration, un ennoblissement, sans porter atteinte aux fondements, aux éléments constituant la société. La révolte d’innovation consiste à attaquer toute chose, à ne rien laisser sans changement, à manifester une impatience de démolir, à chercher un ordre nouveau dans des principes théoriques pour y plier la réalité. Dans le langage de Burke, ce qui est naturel est un héritage, un dépôt de l’histoire qui a effectué un tri du possible. Mais cet héritage est celui d’une communauté humaine que nous appelons la nation, une nation qui est une fraternité originale. Ce que Burke appelle la constitution anglaise ne remonte à aucune date fondatrice, c’est un ensemble de principes et de lois fondamentales qu’on retrouve épars dans les anciens statuts, gravés dans les cœurs anglais. Ce sont les droits des Anglais, ceux d’une communauté déjà constituée, d’un monde vécu ensemble. L’histoire anglaise a produit des

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institutions adaptées aux mœurs nationales, sans qu’il y ait jamais eu un but conscient résumant toutes les actions humaines. Et c’est la nation qui donne sa légitimité, sa sanction aux droits des Anglais, dont ils sont solidairement responsables.

En relisant Burke, je note une réflexion intéressante sur les relations entre société civile

et institutions politiques. La société civile est le monde dans lequel chacun défend ses intérêts, fait part de ses opinions (les citoyens, dit-il, y sont libres d’exprimer leurs sentiments privés et d’administrer leurs affaires de famille). Ce monde des libertés est protégé par le Droit (Rule of Law). Mais il ne faut pas le confondre avec la vie politique. La liberté d’un peuple ne va pas chez Burke jusqu’à une participation à la décision politique, il y a primat de la liberté civile sur la liberté politique. Comme tous les grands libéraux, Burke pense que la volonté générale a besoin de médiations, comme s’il fallait filtrer passions et intérêts, les décanter. Elle se détermine dans un système qui associe étroitement le roi et les deux chambres du Parlement (Burke aime dire que le roi décide en son Parlement, il lui paraît impossible de séparer le roi du Parlement), et encore sous le contrôle des juges. L’une de ces chambres résulte d’une élection à base électorale très restreinte, ce qui ne gêne pas Burke. Il prétend que la masse de la population est formée d’électeurs « virtuels », ce qui signifie que les électeurs réels expriment finalement de façon satisfaisante les vues de l’ensemble, à la fois parce qu'ils ont les mêmes intérêts et parce qu’ils les comprennent mieux, plus intelligemment. Burke emploie l’expression d’aristocratie naturelle pour désigner non pas la noblesse, mais une élite du talent et de la valeur, « men of light and leading ». Tout cela constitue un régime de liberté « bien ordonnée ». Mais il y a plus. Burke estime que ni le système politique, ni la société civile ne pourrait fonctionner convenablement s’il n’y avait certains sentiments gravés dans le cœur des hommes. Ce sont en quelque sorte des arcs-boutants culturels de la cité libérale. Parmi ces arcs-boutants, Burke place très nettement l’autorité morale de la monarchie et l’Eglise établie. En Angleterre, la religion chrétienne lui semble une base de la société civile, parce que l’homme est un animal religieux, parce que la religion contribue à faire accéder l’homme à quelque chose qui dépasse son strict intérêt individuel, parce que les hommes détenant une part quelconque du pouvoir y puiseront l’idée qu’ils sont de simples mandataires, pas des propriétaires du pouvoir. Il pense aussi que des sentiments hérités de la chevalerie, que l’on peut appeler honneur, loyauté, équité, bon goût, élégance sont à la base d’une certaine réciprocité compatible avec le fait qu’il existe malgré tout des différences sociales, et ces croyances générales protègent le citoyen contre l’arbitraire du pouvoir. Il reconnaît que ce sont des préjugés anglais, mais ces préjugés résultent d’une conviction qui renferme une sagesse étendue et profonde. En un langage plus moderne, Hayek déclare que la tradition (comme le marché dans ses propres théories) est un moyen de sélection des informations pertinentes pour l’action.

Je n’insisterai pas trop sur la politique de guerre à partir de 1793. En pratique, il y eut

un regroupement autour de Pitt, un peu pour des raisons patriotiques, un peu pour des raisons idéologiques. Tout le monde ne pensait pas comme Burke que l’on se trouvait dans une « guerre civile » européenne, mais il y eut chez les élites un refus majoritaire du modèle français, et une peur de contamination sociale en Grande-Bretagne, voire même en Irlande. D’où incontestablement un virage conservateur, un blocage même, qui retarda certaines évolutions de cinquante ans. Si Fox resta plutôt francophile, et même Grey, la majorité des whigs rejoignit Pitt, qui pouvait aussi compter sur des députés « indépendants ». Pitt eut d’ailleurs l’intelligence de prendre un whig modéré, lord Portland, dans son cabinet.

Ce cabinet affronta pas mal de difficultés. Pitt, malgré son intelligence, n’était pas un

stratège militaire, et il fit des erreurs de jugement. En 1793, le pays n’était pas prêt à la guerre.

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L’armée de terre ne comptait que 15 000 hommes, et les simples soldats n’étaient pas sûrs, car souvent irlandais. La marine avait 16 000 marins, 10 fois moins qu’au temps de la guerre d’Amérique. Beaucoup d’opérations furent décevantes. En 1793 on envoya un petit corps expéditionnaire aux Pays-Bas, pour envahir la France du Nord, mais il fut battu à Hondschoote (6-8 septembre 1793, Anglais commandés par le duc d'York, deuxième fils de George III, un homme assez violent et débauché, qui faisait un trafic des postes d'officiers). Les Anglais débarquèrent à Toulon avec la complicité des royalistes locaux, ce qui était supposé produire un grand soulèvement du Sud-Est. Bonaparte chassa assez facilement les Anglais de Toulon. Les Anglais furent appelés en Corse par Paoli, et y restèrent de 1793 à 1796, ce qui avait une importance stratégique, mais ne gênait pas trop Paris. A cela s’ajouta une action dans les Antilles, où les Français se défendirent mal, mais où se produisirent deux événements imprévus. D’abord les noirs se révoltèrent, d’où très lourdes pertes britanniques. Ensuite les Espagnols entrèrent en guerre contre les Anglais, ce qui compliqua les choses. Les Anglais suscitèrent une deuxième coalition contre la France, mais, vers 1799-1800, cette coalition continentale était battue (la Russie et l’Autriche s’en retirèrent). D’où impression d'une voie sans issue qui conduisit à la paix en 1801 (préliminaires de la paix dite d’Amiens).

Entre-temps, les Français avaient intrigué en Inde, où certains princes voulurent secouer

la tutelle britannique. Ils avaient aussi des contacts en Irlande, où Hoche fit une tentative de débarquement en 1798. Il échoua à cause du mauvais temps, mais les Irlandais s’étaient révoltés en attendant sa venue. Ce soulèvement irlandais fut sévèrement réprimé, et conduisit à l’acte d’union de 1800, mais cela laissa de la rancœur dans l’île verte.

En Grande-Bretagne, il y avait du mécontentement, en partie à cause de crises de

subsistance (1795, 1800-1801), en partie à cause de la politique financière (crise commerciale en 1793, crise de la livre en 1797, augmentation des impôts), en partie pour des raisons plus politiques. Pitt renonça définitivement à toute réforme électorale. En Irlande, il avait songé à certaines réformes apaisantes, mais le vice-roi lord Fitzwilliams lui parut aller trop loin en ce sens, et Pitt l’obligea à démissionner. L’Irlande s’agitait beaucoup depuis 1796, ce qui annonçait la révolte de 1798, mais la réponse fut surtout la répression. En Grande-Bretagne, il y eut beaucoup de procès contre les journaux, certains ouvrages furent interdits (par exemple les Droits de l’homme de Paine), l’Habeas Corpus fut suspendu en 1794. Vers 1795-1796, Pitt prit toute une série de mesures contre les libertés de publication et de réunion. La crise de confiance s’aggrava en 1797-1799, notamment avec une grosse mutinerie de la flotte en 1797. Parmi les mesures de 1799 : Combination Acts (interdisent les associations professionnelles, qui annonçaient un peu les syndicats), cours forcé des billets, création de l’impôt sur le revenu (income tax, qui finit par fournir le tiers des recettes).

En 1801, on se trouvait dans une impasse, même si les Anglais avaient mis la main sur

les colonies françaises, une partie des colonies espagnoles et hollandaises. Bonaparte inquiétait avec ses préparatifs dits du camp de Boulogne (été 1801). Pitt était peut-être découragé, et il ne voulut pas être l’homme de la paix. Il préféra démissionner (2 février 1801). Il fut remplacé par un tory, Addington, qui négocia les préliminaires de paix de Londres, signés le 1er octobre 1801, devenus paix d'Amiens en 1802.

Conclusion Que penser de l'œuvre durable de la Révolution? Elle s'inscrit bien dans le schéma du

passage à la modernité, en ce sens que les grands principes ont à la longue partout triomphé,

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qu'il s'agisse de souveraineté populaire, d'égalité devant la loi, de rôle reconnu au marché et à la propriété. La Révolution se posa le problème des élites dirigeantes d'une société, jeta des jalons en vue d'une recomposition des élites, définit certaines valeurs qui pouvaient servir de base à une unité d'inspiration, de dessein et de logiques d'action (patriotisme, sens de l'intérêt général opposé aux intérêts particuliers), mais n'aboutit pas à une solution simple, problème que l'on va retrouver tout au long du XIXe siècle.

Elle a détruit, mais n’a pas vraiment reconstruit un Etat. Les institutions étaient trop

faibles dans le schéma de 1790-1791 (rêve d’une société avec très peu d’Etat), trop dictatoriales en 1792-1794. Elle n’a en rien résolu le problème de la représentation, qui est essentiel dans les sociétés contemporaines. On est en principe dans une démocratie, mais qui va "représenter" le peuple, considéré comme peu instruit? Les révolutionnaires lui ont à la fois donné la parole et refusé la décision. Ils ont constamment triché avec le suffrage populaire.

La Révolution laisse un pays divisé, idéologiquement et politiquement, et même au bord de la guerre civile. D’où l’idée que la France n’est pas mûre pour une république.

En revanche, la Révolution consolida le monde rural qui était une peu une démocratie de

petits propriétaires et qui trouva alors une assise peu remise en question dans les suites: de nombreux traits de la France paysanne s'enracinent dans la Révolution.

Bibliographie

- Relire un manuel ou un ouvrage court sur la Révolution en général: Bluche (Frédéric) et autres auteurs, La Révolution française, PUF, Que-sais-je, 1992 Genet (Lucien), Révolution-Empire, 1789-1815, Masson, réédité en 1994 (ouvrage déjà ancien,

mais très clair et agréable) Martin (Jean-Clément), La Révolution française, Seuil, 1996 (récent, ne comporte que 61

pages, donne une bibliographie, peut servir d'aide-mémoire commode) Vovelle (Michel), La Révolution française 1789-1799, Colin, Cursus, 1992 - A consulter éventuellement: Furet (François), Penser la Révolution française, Gallimard, 1985 (avait été publié en 1978,

réédité en Folio, très important et suggestif, mais peut-être difficile pour un historien débutant)

Tulard (Jean), Histoire et dictionnaire de la Révolution française, Laffont, Bouquins, 1987 (rend de très gros services, pour se faire une idée d'une personnalité du temps ou d'un aspect des institutions)

Vovelle (Michel), Etat de la France pendant la Révolution 1789-1799, La Découverte, 1988.