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autrepart ISSN 1278-3986

ISBN 978-2-7246-317 4-6

SODIS 727 071.6

Prix 25 €

Rédaction IRD 32, rue Henri-Varagnat 93243 Bondy cedex

Couverture Hémisphères et compagnie

Périodicité Revue trimestrielle

© 2010 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques /IRD

Revue bénéficiant de la reconnaissance scientifique du CNRS

Illustration de couverture : Déta il d' une peinture murale décorative :

approvisionnement en eau clans le lac Kaya avec les charettes à âne, Kaya, Burk ina Faso, 2008

© IRD, Daina Rechner

Tous clruil< de lraduc ion, cl'adap1a1ion el de 1eprocluction p,ir uus prou··clés ré'' '" ' •s po11r 1ous p~ys. En applic.11 ion de la loi

d u 1 ' juillet 1992. il e•I in l r~rdit de reproduire. même part icl­leme>n , 1.i P"~"'ntP punlil ation sans l'autorisa1ion de l'éditeur ou du Centre françai d'exploitat ion du droit de ( Upie (J , rue Hduteieuillr-', 75<1UG P;iris

Ali righ1s reserved. N o rart o( this pub/icalion may be 1ranslated. reproduct·:d, stored in a rel rieval S)'Slem or /1 ,i nsmitted in clflY (orm or .111}' othrr mezrns, (-' /rctronic, mech;inic,:.1

, photocopying .recor­ding or otherw ise, withoul prior permission o f tl H.' pubfisher.

r;wJ SciencesPo. J

~ Les Presses

IRDW Ëdit i ons

Autrepart est une revue à comité de lecture coédi tée pa r l ' Inst itut de Recherche pour le Développement (IRD) et les Presses de Sciences Po. Son objectif est de promouvoir la réflexion sur les sociétés du Sud pour mieux comprendre leurs dynamiques con temporai nes et en mon­trer la d iversité. Les phénomènes de mond ia-1 isation relativisent l 'autonomie des États, les inégalités intra et internationa les se creusent, des transformat ion,s majeures affectent tantôt les politiques des Etats, tantôt la nature même des institutions. Les réactions et les adaptations des sociétés du Sud à ces changements sont au cœur des interrogations de la revue. Le carac­tère transversal des sujets abordés impl ique en généra l de rassembler des tex tes relevant des différentes disciplines des sc iences sociales.

COMITt DE PARRAINAGE

Claude Bataillon, Jean Coussy, Alain Dubresson, Françoise Héritier, Hervé le Bras, Elikia M ' Bokolo, Laurence Tubiana

COMITÉ .DE RÉDACTION

Isabelle Attané (IN ED)

Virginie Baby-Collin !Université de Provence!

Sylvie Bredeloup (IRDI

Carole Brugeilles tU niversilé Paris Ouest - Nanterre)

René Collignon (CNRS)

Charlotte Guénard (Université Paris 1-IEDESI

Christophe Z. Guilmoto (IRDI

Nolwen Henaff (IRDJ

Marie-José Jolivet (IR DI

Jean-Yves Martin (IRDI

Évelyne Mesclier (IRDI

Pascale Phélinas (IRDI

Nicolas Puig (IRDI

Laurence Quinty (IRDI

Jean Ruffier !CNRS - Universi1é de Lyon 31

Jean-Fabien Steck (Universi1é Paris Ouest - Nanterrl ' '

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION

Michel Laurent

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION

Olivier Evrard

SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION

Hadrien Pottier

Autrepart, sur le site de l'IRD www.autrepart.ird.fr

Indexé dans / lndexed in • INIST-CNRS • INGENTA • African Sudies Centre, Leiden, www.ascleiden.nl/Library/

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Sommaire

Varia

Autrepart

n° 55, 2010

Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Migration forcée et urbanisation de crise : l'Afrique subsaharienne dans une perspective historique................................. 3

Matthieu Salpeteur : Espaces politiques, espaces rituels : les bois sacrés de l'Ouest-Cameroun....................................................................................... 19

Fabrice Gangneron, ,Sylvia Becerra, Amadou Hamath Dia : Des pompes et des hommes. Etat des lieux des pompes à motricité humaine d'une commune du Gourma malien................................................................. 39

Manuel Valentin: Bouteilles et sachets en plastique. Pratiques et impacts des modes de consommation d'eau à boire au Sénégal........................................... 57

Pierre-Arnaud Barthe! : Casablanca-Marina : un nouvel urbanisme marocain des grands projets .. .. . . . .. . . . .. .. .. .. .. .... ... .... .. . ... . . . .. .. ... .. . ......... ... . . .. .. ... .. .... ...... .. ... . . . 71

Estelle Carde : Quand le dominant vient d'ailleurs et l'étranger d'ici : l'accès aux soins en Guyane au prisme de la double altérité............................. 89

Patricia Vasseur, Laurent Vidal: Le soignant en son miroir. Accompagnement anthropologique d'une intervention en santé maternelle au Sénégal................ J 07

Charles-Édouard de Suremain: Quand« le cheveu fait l'homme». La cérémonie de la première coupe de cheveux de l'enfant en Bolivie............. 125

Laure.Pas_quier-Do~m~r: Perc~ption de l'inégalité des chances et mobilités objective et subjective au Perou ....................................................................... 141

Note de lecture Sylvie Mazzella (dir.), 2009, La mondialisation étudiante,

Le Maghreb entre Nord et Sud, Paris et Tunis, Éditions Kanhala et IRMC.............. 159

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Derniers numéros parus

2005 33 Inventer le patrimoine urbain dans les villes du Sud, Galiln El Kculi, Anne Ouallet et Dominique Couret

34 Variations et Hommages

35 Les ONG à l'heure de la« bonne gouvernance "• Laëtitia Atlnni-Duault 36 Migrations entre les deux rives du Sahara, Syliiie Bredeloup et Olivier Pliez

2006 37 La migration des emplois vers le Sud, Nolwen Henaff 38 La globalisation de l'ethnicité, Elisabeth Cunin 39 Variations

40 Tourisme culturel, réseaux et recompositions sociales, Anne Doquet et Sarah Le Menestrel

2007 41 On dirait le Sud .. ., Philippe Gervais-I.ambony et Frédéric Landy 42 Variations

4 3 Prospérité des marchés, désarroi des travailleurs 1, Laurent Bazin et Pmcale Phélinas 44 Risques et microfinance, Eveline Baumann et Jean-Michel Servet

2008 45 La ville face à ses marges, Alexis Sierra et Jérôme Tadié 46 Restructurations agricoles au Sud et à l'Est, Alia Gana et Michel Streith 4 7 Variations et dossier « dynamiques urbaines »

48 Les mondes post-communistes. Quels capitalismes ? Quelles sociétés ?, Cécile Batisse et Monique Selim

2009 49 La fabrique des identités sexuelles, Christophe Braqua et Fred Eboko 50 Les produits de terroir au service de la diversité, Marie-Christine Connier-Salem

et Bernard Roussel

51 Variations

52 Régulation de naissances et santé sexuelle : où sont les hommes ?, Annelle Andro et Annabel Desgrées du Loû

2010 53 VieillirauSud,PhilippeAnwineetValérieGo/nz 54 Éducation et conflits, Magali Chelpi-den-Hamer, Marion Fresia, Éric Lanoue

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Migration forcée et urbanisation de crise : lAfrique subsaharienne dans une perspective historique*

Marc-Antoine Pérouse de Monte/os**

Tendance lourde, l'exode rural ne dépend pas seulement de causes structurelles mais aussi d'événements conjoncturels qui mettent en évidence la part des troubles politiques et des crises alimentaires dans les déplacements vers la ville. Les migra­tions liées à des conflits armés, en particulier, participent d'une urbanisation dont la genèse s'avère bien plus ancienne que nos contemporains semblent habituelle­ment le penser. Il importe donc de resituer le phénomène dans une perspective historique afin de mieux en apprécier les changements dans la durée. Concernant l'Afrique subsaharienne, il n'est certes pas évident de le dater précisément car il accompagne en continu le développement des villes sur un continent qui, par ailleurs, est resté rural pendant longtemps. Les récits des explorateurs et les recher­ches des historiens attestent cependant que, dès avant l'arrivée des Européens, la guerre et les catastrophes naturelles contribuent à la construction (et à la destruc­tion) des agglomérations existantes. La période coloniale pérennise ensuite l'enra­cinement de cités qui sont parfois créées ex nihilo. Bien qu'ils cherchent souvent à dissuader ou à contenir l'urbanisation des Africains, les Européens assignent en effet aux villes des fonctions de pouvoir et des attributs de modernité qui en font des cibles privilégiées en cas d'insurrection ou de guerre civile. Dans la deuxième moitié du XX' siècle, les luttes pour l'indépendance exacerbent alors l'attractivité d'agglomérations qui concentrent l'essentiel des ressources politiques et écono­miques, notamment les capitales.

Les urbanisations de crise mettent ainsi en évidence l'existence d'une catégorie de citadins qui n'ont pas choisi d'aller en ville et qui y ont été poussés par des circonstances imprévues, même si l'analyse de leur déplacement révèle également une certaine part de libre arbitre quant aux choix des destinations finales. La notion oblige en l'occurrence à revenir un moment sur les caractéristiques qui président

* Basé sur des sources secondaires, cet article prolonge les enquêtes de terrain et les réflexions que je mène depuis vingt ans sur les relations entre villes et violences. Je remercie particulièrement les deux lecteurs anonymes qui m'ont permis d'affiner et d'enrichir le texte.

** Docteur en sciences politiques, UMRI% Paris Descartes - INED- !RD, 221 Boulevard Davout, 75020 Paris, socrétariat: (33) 01.78.94.98.70. fax: (33) 01.78.94.98.79, mail: [email protected]

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4 Marc-Antoine Pérouse de Montclos

à des migrations forcées. En effet, les types de contraintes sont extrêmement variés. de la capture à la réduction en esclavage en passant par les razzias, les catastrophes naturelles, les famines, les réquisitions du colonisateur, les confisca­tions de terres ou les exodes liés à des troubles politiques. Toutes les migrations forcées ne débouchent pas non plus sur la création de villes ex nihilo. Le cas de figure reste rare, à quelques exceptions près. En revanche, les exodes ruraux sous la contrainte alimentent souvent les flux vers les agglomérations existantes. Bien entendu, leur apport n'est pas que démographique. L'afflux de populations déra­cinées bouleverse la composition des villes, leurs rapports sociaux et leurs activités économiques : toutes choses qui, suivant les circonstances, participent de la péren­nisation ou de la précarité des urbanisations de crise. Dans une perspective his­torique, cet article vise donc à suivre l'évolution des pratiques et des procédures migratoires en la matière, à défaut de pouvoir analyser plus en profondeur les changements que celles-ci provoquent à l'intérieur du champ urbain, sans même parler des relations conflictuelles des citadins avec leur environnement rural.

Les villes de l'Afrique ancienne: des établissements fragiles

Avant l'arrivée du colonisateur, catastrophes, guerres, pillages et razzias accompagnent déjà le développement des villes de l'Afrique subsaharienne. Les crises liées aux aléas du climat et de la nature, en particulier, marquent tant et si bien la topographie qu'elles déterminent parfois l'emplacement des établissements humains: une caractéristique qui n'est d'ailleurs pas spécifique au continent noir et que l'on retrouve en Amérique latine 1

• Cependant, les famines qui en résultent n'ont d'abord pas ou peu d'incidence urbaine dans les régions où le fait citadin date essentiellement de la période coloniale [Apeldoorn, 1981 ; Pankhurst, 1972]. En milieu pastoral, elles obligent simplement les éleveurs à transhumer en vue de chercher des pâturages et des points d'eau. Là où des agglomérations existent déjà, il arrive sinon que les autochtones ferment les p01tes de leur cité pour ne pas être envahis par une « horde de miséreux », par exemple dans la province de Kano au Nord du Nigeria lors d'une crise alimentaire en 1908 puis d'une séche­resse qui entraîne la mort de JO 000 à 30 000 personnes en 1913. D'une manière générale, la faible domination économique de sites urbains embryonnaires n'offre pas d'avantage déterminant avant l'arrivée des Européens. Pius à l'intérieur du Sahel, dans l'actuelle République du Niger, des haltes caravanières comme Oualata et Tichit ne comptent qu'un ou deux milliers d'habitants [Tymowski, 1978]. Les sécheresses y provoquent plutôt des phénomènes de dispersion. En 1913, les famines dites du «ventre creux» (kakalaba), qui attise la révolte touarègue de 1915, et de la «minceur» (kalalawa), qui fait 4 000 morts dans la région de

1. Ainsi, Ciudad Vieja, la première capitale du Guatemala, engloutie par une coulée de boue. est reconstruite à Antigua, fondée en 1542 mais si menacée par les éruptions des volcans Agua et Fuego qu'un tremblement de terre en 1773 oblige l'administration à re-déménager, cette fois sur Guate. Aussi tard que dans les années 1970. encore. la capitale portuaire du Belize, ravagée par un ouragan, doit céder la place à Belmopan, une ville nouvelle dans l'arrière-pays.

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Migration forcée et urbanisation de crise dans lAfrique subsaharienne 5

Katsina, accélèrent surtout 1' exode des Haoussa du Niger français vers le Nigeria britannique, qui, mieux approvisionné, échappe à l'indigénat, aux travaux forcés et au service militaire. Elles n'ont pas plus de conséquences urbaines que l'inva­sion de sauterelles qui, conjuguée aux réquisitions de l'administration, décime entre le tiers et la moitié de la population Songhai en 1931[Fuglestad,1974].

Dans la plupart des cas, les bourgades précoloniales ne sont en fait pas assez développées pour inciter les réfugiés à rester en ville. Destructions et déménage­ments sont fréquents. Mise à sac à !'occasion d'une guerre civile en 1666, Sào Salvador, la capitale du royaume du Kongo, cède ainsi la place à Mbanza Sonyo, le fief du vainqueur, dont la population double au cours des trois décennies sui­vantes. Les conditions de vie des villes angolaises de l'époque n'ont rien de par­ticulièrement attrayant par rapport aux campagnes. Maladies et conflits à répétition y font des ravages. Aussi tard qu'en 1864, par exemple, des épidémies de variole tuent 5 000 des 18 000 habitants de Luanda et emportent un quart de la population de Cambambe, jusqu'à un tiers à Golungo Alto en 1872 [Dias, 1981, p. 364-365].

De même dans le Nord musulman du Nigeria à partir de 1803, la guerre sainte d'Usman dan Fodio, qui établit son califat à Sokoto, provoque des dégâts qui vont autant dans le sens d'une urbanisation que d'une destruction des agglomérations existantes. La poussée de la minorité conquérante des Peuls s'exerce surtout vers le sud, en direction des populations Yorouba d'Ilorin, et, à partir de 1808, vers l'est, où les djihadistes rasent Birnin Ngazargamu, siège de l'Empire du Borno, et obligent la dynastie des Kanemi à fuir vers Kournoua, Kafela puis Ngorrnu, une localité régulièrement inondée par le lac Tchad pendant la saison des pluies. En 1814, le cheikh Muhammad el-Amin el-Kanemi, qui a pris la tête des Kanouri du Borno, s'en va alors fonder une nouvelle capitale, Kukawa, qui est razziée à deux reprises par des troupes venant cette fois de 1 'est tchadien, en l'occurrence du Bagirrni vers 1817 et du Wadai vers 1846. Composée de deux quartiers fortifiés et séparés par un no man's land marquant la distance entre l'aristocratie et la roture, la ville, dont le nom signifie « baobab » en kanouri, se développe ensuite très vite si l'on en croit le récit des explorateurs de l'époque. D'après Gustav Nachtigal, qui visite les lieux en 1870, sa population dépasse les 50 000 habitants, dont la moitié vît dans la partie ouest, réservée aux « gens du commun »

[Nachtigal, 1980, p. 120, 147, 162; Barth, 1860, 1, p. 111-118, II, p. 167-168]. À nouveau détruite en 1893 par un seigneur de guerre, Rabeh ben Fadl Allah, qui renverse la dynastie Kanemi, Kukawa est finalement reconstruite par les Britanniques à Y erwa, l'actuelle Maiduguri, à partir de 1907.

À l'intérieur du califat de Sokoto, des luttes intestines bouleversent également le tissu urbain. Le banditisme de grand chemin et l'insurrection larvée des collines Ningi obligent d'abord les vieilles cités-États de la région à consolider leurs dis­positifs de défense militaire. essentiellement des murailles. Au nord-est de Kano en 1850, !'émir de Hadejia, Abubakar Buhari bin Muhammad Sambo Digimsa, entre pour sa part en rébellion contre Sokoto, qui l'a écarté du pouvoir au mépris des règles de succession en vigueur. Fort de l'asile politique qu'il a obtenu dans

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le Borno, il reconquiert ses terres par la force des armes et sa victoire militaire précipite la croissance urbaine de Hadejia en même temps qu'elle contraint ses ennemis, les yan gudun Buhari, c'est-à-dire «ceux qui fuient Buhari », à aller trouver refuge dans les campagnes de Bauchi et de!' Adamawa [Wakili, 1989/94]. Malgré son rôle de capitale du califat, Sokoto continue en revanche de stagner et ne compte qu'une vingtaine de milliers d'habitants au milieu du XIX' siècle [Barth, 1860b, p. 230].

La guerre précoloniale entre razzia et esclavage

Ainsi, les flux de réfugiés à l'époque ne garantissent nullement l'établissement de villes durables. De leur côté, d'autres types de migrations forcées contribuent cependant à alimenter les processus d'urbanisation. Une des particularités de la guerre précoloniale en Afrique tient en effet aux pratiques de razzia qui, en l'absence d'armées permanentes, permettent de rétribuer les combattants sans leur verser de solde. L'esclavage, en particulier, est un moteur économique important des conflits: il fournit le vainqueur en main-d'œuvre, renforce les effectifs de ses troupes et renfloue ses caisses grâce à la revente d'une partie du «butin». Cap­turés au combat ou mis en gage pour rembourser une dette, ces travailleurs d'un genre bien particulier enrichissent la classe marchande et fondent la prospérité urbaine des cités impliquées dans la traite transatlantique, notamment, mais pas seulement, sur la côte. En Angola dans les années 1850, par exemple, la population de Luanda double à cause du commerce de l'esclavage [Dias, 1981, p. 364]. Ail­leurs, le phénomène touche aussi bien les comptoirs de la côte que les villes de l'arrière-pays. Les agglomérations de lAfrique ancienne comptent jusqu'à 50 % d'esclaves en 1657 à Mbanza Sonyo dans le royaume du Kongo, 86 % en 1755 à Saint-Louis du Sénégal, de 45 % en 1798 à 53 % en 1807 au Cap en Afrique du Sud, 66 % en 1830 à Oyo dans le Sud-ouest du Nigeria, 32 % à Luanda en Angola et 51 % à Ngaoundéré au Cameroun en 1850, 33 % en 1851 à Abomey au Dahomey, 50 % vers 1870 à Kumasi dans le centre du Ghana, plus de 50 % en 1875 dans la vieille ville de Mozambique, 45 % en 1889 à Buna dans l'actuel Burkina Faso, 33 % à Mogadiscio, 26 % à Brava et 14 % à Merca sur la côte somalienne en 1903, 31 % à Sinsani au Sénégal, 57 % à Kankan en Guinée et 66 % à Sikasso au Mali en 1904 [Lovejoy, 2000, p. 125, 128, 133, 174, 179, 197, 199, 200, 201, 202, 234, 237, 239; Hess, 1966, p. 88] ...

Certes, il convient de distinguer les populations destinées à l'exportation ou asservies sur place, sachant que leur circulation n'a évidemment pas les mêmes répercussions en matière d'enracinement citadin. La traite transatlantique est à l'origine d'un bon nombre de comptoirs de transit sur les côtes africaines: un phénomène déjà très étudié [Coquery-Vidrovitch, 1993]. Mais des esclaves restent aussi à demeure et constituent la majorité des habitants de petites villes comme Bonny ou Old Calabar dans le Sud-est du Nigeria au milieu du XIX' siècle [Lovejoy et Richardson, 1999; Latham, 1973]. Au contact des Européens, l'actuel port de Calabar voit bientôt émerger une véritable culture citadine avec le développement

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d'un anglais créolisé, le pidgin, et l'invention d'une nouvelle identité ethnique, les Efik par opposition aux ruraux lbibio razziés dans l'arrière-pays 2• De fait, la capture et la vente des peuples de l'hinterland n'empêchent pas les brassages et !'assimilation urbaine des captifs. Initiés aux sociétés secrètes, des esclaves atta­chés à la cour sont anoblis et, de ce point de vue, leurs soulèvements s'apparentent plutôt à des révoltes de palais [Alagoa, 1996, p. 130]. Certains parviennent d'ail­leurs à s'emparer du pouvoir chez les ljaw qui habitent à l'Ouest de Calabar. Il en va ainsi du fameux Jaja, un Ibo et un ancien esclave qui part de Bonny pour fonder son propre royaume à Opobo, une localité créée de toutes pièces en 1870.

Le phénomène prend une tournure singulière en terre d'islam, particulièrement en Afrique sahélienne, où les déterminants marchands de !'esclavage caravanier sont moins visibles que dans le contexte du capitalisme préindustriel des opérateurs euro­péens de la traite transatlantique. En effet, la richesse des villes musulmanes repose aussi sur une économie de servage, notamment dans le Nord du Nigeria. Petit village noupé au début du XIX' siècle, Bida devient par exemple un important centre agricole qui, à en croire Michael Mason [ 1973, p. 460], agglomère jusqu'à 1OO000 habitants en 1868. Kano, la plus grosse cité de la région, compte, pour sa part, 95 % d'esclaves selon les explorateurs de l'époque [Clapperton, 1966, p. 171]. Sa capacité d'intégra­tion paraît remarquable : les plus riches familles commerçantes de Kano sont d'anciens serfs touaregs, en l'occurrence des sédentaires Agalawa - littéralement les « gens du sud » dans la langue tamachek - et des « marchands » Tokarawa - dits Bugaje par référence à leur origine pastorale.

De la capture à l'exportation, les diverses trajectoires de la réduction en esclavage révèlent finalement des parcours migratoires assez différenciés, dont les répercus­sions urbaines varient beaucoup et n'entraînent pas forcément d'exode rural lorsqu'il s'agit de servage. Dans certains cas, la fixation des paysans attachés à la propriété d'un maître ou à une terre hypothéquée permet l'émergence d'agglomérations agri­coles, à l'instar des Yorouba. Dans d'autres, la traite fonde la fortune de cités mar­chandes chez les Ijaw de la côte nigériane ou les Haoussa de l'arrière-pays sahélien, tourné vers une économie caravanière et transsaharienne. À l'occasion, l'évasion d'esclaves marrons alimente aussi les processus d'urbanisation. En effet, elle débouche parfois sur la création de camps ex nihilo ou contribue à étoffer les agglo­mérations existantes. À l'interface des aires culturelles islamique et animiste, !'Afrique sahélienne le montre bien du fait qu'elle constitue un territoire prisé des prédateurs et des fugitifs tout à la fois. Dans la partie orientale de !'actuelle Répu­blique centrafricaine, par exemple, les réfugiés qui fuient les raids esclavagistes des musulmans vont peupler des bourgades comme Ndele, dont la population dépasse les 20 000 habitants à la fin du XIX' siècle [Cordeil, 1988, p. 158-159]. Sur la rivière Bénoué au Nigeria, les esclaves de Wase, eux, se révoltent et s'en vont fonder la bourgade de Yalwa dans les années 1860 [Lovejoy, 1981, p. 230].

2. Disputée par les historiens, la toponymie de la ville fait vraisemblablement référence au premier emplacement d'Old Calabar. rasé par les Britanniques à la fin du XIX' siècle, et non aux Kalabari, un peuple de pêcheurs au sud-ouest de Port Harcourt (Ejituwu, J 997).

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Le temps de la conquête coloniale : la consolidation des refuges urbains

Avec la conquête coloniale, l'interdiction formelle du commerce de l'esclavage bouleverse évidemment les stratégies de fuite. Les premières missions en terre d'Afrique sont souvent des refuges à esclaves, à l'exemple de Freretown et Rabai près de Mombasa au Kenya, voire des embryons d'agglomérations, à l'image de Blantyre au Malawi dans la deuxième moitié du XIX' siècle. Les comptoirs de la côte, tel Lagos, abritent aussi des fugitifs arrivés de l'arrière-pays [Mann, 2007]. Certains ports sont même établis de toutes pièces par des retumees, qui libérés par les Britanniques dans le cas de Freetown en Sierra Leone, qui affranchis aux États-Unis dans le cas de Monrovia au Libéria. Implantation européenne fort ancienne puisque fondée par la Compagnie hollandaise des Indes orientales en 1652, la ville du Cap présente une situation assez singulière à cet égard, car l'Afrique du Sud fut le seul pays du continent à importer des esclaves au lieu d'en exporter. Avant l'abolition de la traite en 1807, un total de quelque 63 000 esclaves y est débarqué, dont près d'un quart provient d'Indonésie, un bon quart du sous-continent indien et près de la moitié d'Afrique de l'Est, la côte ouest africaine étant fermée à la Compagnie hollandaise [Shell, 2000].

Au moment de la colonisation britannique en 1806, Le Cap compte encore une vingtaine de milliers d'esclaves originaires, pour !'essentiel, d'Asie du Sud-est, de Madagascar, des îles Mascareignes et des régions de Quelimane, lnhambane et Lourenço Marques au Mozambique [Ross, 1989]. Par la suite, la ville devient, avec Freetown, un des deux établissements de la côte où la marine anglaise relâche les captifs libérés en mer. Entre 1807 et 1816, 2 000 d'entre eux arrivent ainsi au Cap, suivis de 4 000 autres entre 1839 et 1846. Certains des esclaves affranchis sur place tendent, pour leur part, à se disperser : plus de 3 000 travailleurs origi­naires du Mozambique, les Mozbieker, obtiennent ainsi des contrats dans les plan­tations de la région à la fin du XIX' siècle [Harries, 1984]. Ils s'intègrent tant et si bien que les tenants de l'apartheid les considèrent vite comme des indigènes à part entière, à la différence des esclaves de Zanzibar qui, arguant de leur insularité et de leur religion musulmane, répudient leur « africanité » afin d'être classés parmi les Arabes du groupe des Coloureds [Harries, 1999].

À mesure que le mouvement abolitionniste progresse et que les Européens pénètrent à l'intérieur du continent noir, !'occupation effective du reste de !'Afrique subsaharienne provoque bientôt de semblables mouvements de popula­tion plus à l'intérieur des terres. L'administration coloniale n'a certainement pas l'intention de racheter les esclaves à leurs anciens maîtres, devenus des alliés objectifs des puissances impérialistes. Mais dans le Nord du Nigeria au tout début du XX' siècle, la conquête militaire britannique permet la fuite d'environ deux cent mille des un à deux millions d'esclaves que compte le califat de Sokoto. Quel­ques-uns forment des petites agglomérations du type de Pategi sur la rive sud du fleuve Niger, qui recense 10000 habitants en 1905. D'autres s'en vont repeupler les bourgades abandonnées au moment de !'arrivée des troupes coloniales,

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Migration forcée et urbanisation de crise dans l'Afrique subsaharienne 9

notamment dans la province de Kontagora, qui abrite près de 80 000 personnes en 1908 [Lovejoy et Hogendorn, 1993, p. 52]. Faute de débouchés économiques, des ports fluviaux comme Ossomari, qui dépérit complètement à partir de 1928, ne rencontrent guère de succès à cause des difficultés de navigation sur le Niger [Northrup, 1981, p. 118). En revanche, les centres agricoles et industriels les plus dynamiques attirent autant les descendants d'esclaves que les paysans sans terres, par exemple à Jos où les Britanniques commencent à recruter de la main-d'œuvre pour exploiter les mines d'étain du plateau central du Nigeria.

De ce point de vue, les diverses modalités d'affranchissement des esclaves soulignent les clivages existants entre les ports modernes de la côte, tournés vers la métropole coloniale, et les villes de !'arrière-pays, souvent plus anciennes. En effet, le mouvement abolitionniste en Occident, qui se bat contre le commerce des esclaves et non contre le servage, ne parvient qu'à repousser Je problème plus à l'intérieur des terres. Les lobbies humanitaires de l'époque croient, à tort, que l'abolition de la traite va favoriser l'émergence d'une agriculture de plantation. En réalité, les produits d'exportation étaient déjà transportés par des esclaves du temps de la traite, et le développement d'un commerce «légitime» ne met pas fin aux pratiques de razzias. Au contraire, l'interdiction de la traite transatlantique précipite un esclavage plus continental et moins visible pour satisfaire les nou­veaux besoins d'une agriculture de plantation et répondre à l'augmentation de la demande en main-d'œuvre.

Contrairement aux attendus des missionnaires chrétiens, le développement des cultures d'exportation contribue ainsi à renchérir le prix des esclaves dans la Corne de l'Afrique ou au Sahel [Garba, 1989/94, p. 57]. Conjuguée à une dévaluation du cauri, la devise de l'époque, une pareille inflation fait dire aux spécialistes qu'en réalité, la fin de l'esclavage doit moins au mouvement abolitionniste qu'aux contradictions, au sens marxiste du terme, entre les modes de production de l'Afrique ancienne et d'un monde capitaliste en pleine expansion [Lovejoy, 2000, p. 141, 253]. Dans tous les cas, ces changements économiques affectent évidem­ment les flux migratoires vers la ville. Avec des conséquences assez inégales sur l'exode rural: si l'abolition de la traite n'entraîne pas de récession agricole au début du XIX' siècle dans le Golfe du Biafra, elle pénalise les régions de plantations autrefois prospères grâce à l'exploitation d'esclaves, par exemple sur la côte du Kenya et de l'Angola à la fin du siècle [Cooper, 1983].

D'autres types de migrations forcées apparaissent alors. Au-delà des côtes, la consolidation de lemprise européenne bouleverse en effet les modes de circulation en établissant des frontières internationales arbitraires, en généralisant les prélè­vements fiscaux obligatoires et en créant des passeports intérieurs dans les colo­nies de peuplement. En Afrique orientale et australe, tout particulièrement, la confiscation des terres au profit des Blancs et l'enfermement des Noirs dans des réserves indigènes suscitent d'importants déplacements de population, sans parler des réquisitions de main-d'œuvre, des conscriptions militaires et des travaux d'uti­lité collective en guise d'impôt de capitation. En Afrique du Sud au sortir de la

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guerre des Boers, les Britanniques essaient par exemple de stabiliser la région du Transvaal en expulsant les paysans africains des domaines que ceux-ci avaient occupés à la faveur des combats et du départ des fermiers afrikaners: le Native's Land Act de 1913 ne laisse que 7 % du territoire aux cultivateurs noirs [Denoon, 1973]. De même au Kenya, les Européens s'approprient les terres les plus fertiles du pays, à savoir les White Highlands des plateaux de la Rift Valley. Ces expul­sions donnent naissance à une nouvelle classe de paysans sans terre et fournissent les premiers contingents du lumpenprolétariat qui se forme bientôt en ville et qui fourbira les armes de la révolte Mau Mau puis de la lutte contre l'apartheid quel­ques décennies plus tard.

En attendant, la période coloniale se prête d'abord peu à une urbanisation de guerre et donne l'impression d'une certaine accalmie relativement aux troubles de l'Afrique ancienne. Non que les considérations militaires soient absentes de l'organisation des centres urbains du pouvoir colonial : au contraire, des préoc­cupations sécuritaires conduisent justement les administrations européennes à tenter d'empêcher les Africains« d'envahir» la ville blanche. Mais ces restrictions d'accès, conjuguées au dynamisme du monde rural, dont l'agriculture de subsis­tance reste longtemps compétitive malgré son anachronisme, retardent l'urbani­sation du continent. Au Kenya, pour reprendre cet exemple, la paysannerie noire, loin d'être balayée par une économie de planteurs, procure encore les trois quarts des exportations agricoles en 1913. En effet, la «pacification » britannique a permis l'épanouissement d'une agriculture extensive en libérant les no man's lands qui séparaient autrefois des populations en guerre. De leur côté, les colons ont laissé s'installer sur les terres en friches de leurs propriétés des Africains qui voulaient échapper à la pression tribale : les White Highlands comptent officiel­lement 113 176 squatters en 1931, en majorité des Kikuyu qui cultivent une super­ficie de deux tiers supérieurs à celle des Européens [Sorrenson, 1968 ; Martin, 1983, p. 45].

Un exemple : le cas de Durban

À un moment charnière entre les débuts de la colonisation et l'occupation effective de l'intérieur du continent depuis les comptoirs de la côte, le cas très symbolique de l'Afrique du Sud illustre bien les enjeux de lépoque car le reflux des premiers citadins noirs ne provient pas d'un manque d'enthousiasme pour la ville mais des blocages inhérents à la ségrégation raciale qui, très tôt, se met en place au pays de l'apartheid. Dans la province du Natal, en particulier, les Zoulous ne connaissent pas de centres urbains avant l'arrivée des Européens. Leurs enclos fortifiés, les kraal, s'apparentent, au mieux, à des campements militaires, les amak­handa. À partir de 1818, les conquêtes militaires du fameux roi Chaka provoquent alors un vaste mouvement d'expansion zouloue et un grand «bouleversement» appelé mfecane [Walter, 1969, p. 137-143). Outre la férocité des combats, qui ne sont pas pour rien dans la ruine de l'agriculture et la famine indlala de 1829, les habitants de la région fuient le célibat forcé et les restrictions au mariage que

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Chaka a imposés afin de maintenir son armée en état de mobilisation permanente. Dans l'arrière-pays, les raids des Afrikaners, qui fondent une éphémère Répu­blique de Natalia en 1839, concourent également à précipiter les populations vers la côte. Si certains fuient vers l'intérieur des terres, à l'instar des clans Qadi, Ngcolosi, Embo et Nyuswa qui s'établissent en pays pondo dans l'actuel Transkei, un bon nombre trouve refuge à Port Natal, où les Anglais prennent pied en 1824 et qui prend le nom de Durban en 1835. D'après certaines estimations, entre 80 000 et 100 000 personnes arrivent ainsi dans la petite colonie blanche du Natal au cours des années 1839-1843 ; en 1881, un recensement fiscal y comptabilise plus de 365 000 Africains [Atkins, 1993, p. 13, 251.

Successeur de Chaka, le roi Dingane désapprouve évidemment le dépeuple­ment de son territoire, qui servira ensuite de prétexte « humanitaire » à l'occupa­tion coloniale [Cobbing, 1988]. Aux termes d'un traité signé en 1835, il s'engage à ne pas menacer la vie des « déserteurs » déjà établis dans les comptoirs de la côte, en échange de quoi les Blancs doivent renvoyer en pays zoulou les nouveaux venus. Déportés, certains de ceux-ci sont tués aussitôt franchie la « frontière » qui sépare le Natal du royaume de Dingane [Gardiner, 1966, p. 145-184]. À partir de 1846, les autorités coloniales préfèrent en conséquence arrêter ces « extraditions » mais, soucieuses de ne pas attiser les contentieux avec la monarchie zouloue, elles interdisent aux migrants d'apporter avec eux du bétail ou des biens de valeur.

Au vu de leurs besoins en main-d'œuvre, les Européens ont en réalité intérêt à ne pas stopper les flux de population vers la côte. Sous peine d'expulsion, une loi de 1854 oblige les réfugiés de sexe masculin à se mettre pendant trois ans au service des colons sur la base de rémunérations dont les taux sont fixés par les autorités. Malgré les récriminations des missionnaires contre des dispositions qui brisent des familles entières en séparant les hommes de leurs épouses et enfants, les Britanniques réhabilitent en fin de compte le système de travail forcé qu'ils avaient tant critiqué, sous le nom d'esclavage, chez les Afrikaners de la Répu­blique de Natalia en 1839-1843. Bien qu'elle n'aboutisse pas, la proposition de certains édiles, qui veulent imposer le port de badges pour repérer les Africains en ville, annonce de façon précoce le fameux pass de lapartheid.

En milieu rural, cependant, les confiscations de terres au profit des Blancs aboutissent à un résultat opposé aux souhaits des colons. Des Africains s'en vont et, parfois, refont le chemin inverse de celui parcouru pour fuir les guerres zou­loues dans les années 1830. Retardant un moment le grand chantier de la ségré­gation raciale, les avis divergent quant à la manière de retenir les travailleurs dont la colonie a besoin : tandis que les grands propriétaires veulent louer des terres aux paysans du cru, les petits fermiers blancs souhaitent plutôt enfermer les autoch­tones dans des réserves rurales où ils pourraient continuer de puiser à volonté une main-d' œuvre servile et sous-payée ; l'administration, elle, cherche avant tout à éviter les conflits [Slater, 1975, p. 263-264].

En milieu urbain, deux points de vue s'opposent également. Le premier pré­conise la création d'une ville «indigène» près des foyers d'emploi à Durban.

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L'autre, qui l'emporte à partir de 1846, vise à repousser les Noirs dans des native locations à la campagne 3 [Sullivan, 1928]. Son objectif est d'éparpiller les Afri­cains dans des territoires isolés afin de mieux les contrôler, d'empêcher les révoltes, de fournir des travailleurs aux colons et de libérer des terres pour les Européens. Alternativement, les Blancs satisfont aussi leurs besoins de main­d' œuvre en important des coolies indiens et chinois dont les contrats de recrute­ment, très contraignants. s'apparentent à une forme de servage. De 1860 jusqu'à l'abolition d'un pareil système en 1911, plus de 175 000 Indiens arrivent de cette façon dans la région du Natal [Tinker, 1974 ; Bhana, 1990 ; Bhana et Brain, 1990 ; Kuper, 1960]. Près des deux tiers d'entre eux travaillent d'abord dans les planta­tions de canne à sucre, où ils fournissent un maximum de 83 % de la main-d'œuvre en 1875 avant d'être relayés par les Africains et de voir leur pourcentage tomber à 54 % en 1895, 40 % en 1900 et 27 % en 1909. En 1895, l'introduction d'une taxe spécifique pour les Indiens marque un tournant. Auparavant, moins de 7 % des coolies retournaient dans leur pays à l'expiration des cinq années de leur contrat ; dorénavant, à peine 20 % peuvent rester librement en Afrique du Sud. Autre particularité de la ségrégation britannique, les Indiens n'ont pas le droit d'acheter des terres, de crainte qu'ils ne concurrencent les paysans noirs, et doivent donc se recycler dans le commerce à Durban, où ils participent en 1913 à la campagne de résistance passive de Gandhi pour obtenir, l'année suivante, la sup­pression de la taxe de 1895.

Des luttes de libération aux camps de réfugiés

Dans toute sa violence, l'histoire du XX' siècle confirme ainsi la puissance d'attraction des villes en Afrique du Sud. Ironie du sort, les conflits armés ne mettent pas tant aux prises les Européens contre les Africains que, dans un premier temps, des Blancs et des Noirs entre eux. De 1899 à 1902, la guerre des Boers oppose d'abord les Afrikaners aux Britanniques. La ville du Cap accueille alors une partie des quelque 1 OO 000 Blancs et 10 000 Indiens qui fuient les combats [Van Heyningen, 1984]. Sur un maximum de 25 000 «réfugiés», plus de 17 000 reçoivent officiellement une aide des autorités en milieu urbain 4• Quant aux Noirs, ils s'immiscent dans les faubourgs par leurs propres moyens. À la fin de la guerre, encore, ils sont rejoints par des ouvriers agricoles et des mineurs qui refusent de travailler avec des salaires diminués en période de reconstruction, obligeant d'ail­leurs les Blancs à recruter plus de 63 000 coolies chinois sur le Rand entre 1903 et 1907 [Richardson, 1982].

Une fois affirmée la mainmise britannique commence ensuite une lutte anti­coloniale qui prendra un tour violent à cause de la répression du pouvoir puis des

3. Panni les sept établissements de ce genre, deux d'entre eux. lnanda et Umlazi, donneront ensuite naissance aux plus gros bidonvilles qui cernent Durban à présent que les zones inter-raciales ont été comblées par l'expansion urbaine.

4. Après leur défaite, quelques fermiers boers décident pour leur part de quitter !'Afrique du Sud et d'aller s'installer dans les actuelles républiques du Kenya, de Tanzanie et de Namibie [Du Toit, 1998].

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rivalités internes entre les insurgés. À partir des années 1980, la rébellion embrase villes et campagnes. Dans la province du KwaZulu-Natal, pour revenir sur le cas de cette région, le régime de l'apartheid réussit si bien à diviser pour régner qu'il parvient à dresser l'un contre l'autre les deux principaux mouvements noirs en pays zoulou, à savoir le parti Inkatha de Mangosuthu Buthelezi et 1' African National Congress de Nelson Mandela. À la fin des années 1980, notamment, les affrontements de l'arrière-pays précipitent entre 15 000 et 30 000 personnes sur Pietermaritzburg, le chef-lieu de la province [Sunday Tribune, Durban, 14/10/1990, p. 35].

De fait, les luttes de libération alimentent très largement les migrations forcées vers la ville dans le reste de r Afrique. À partir des années 1950, les guerres d'indépendance accélèrent en l'occurrence une croissance urbaine déjà très rapide, tant dans les capitales que les bourgades de province 5• De 1955 à 1962 pendant la rébellion de l'Union des Populations du Cameroun, par exemple, la population de Bafoussam quadruple et franchit la barre des 40 000 habitants. Entre 1950 et 1970, Bissau, où se concentrent les troupes portugaises, enfle dans des propor­tions similaires car elle attire les paysans qui fuient les combats dans les campa­gnes. Sa population passe ainsi de 17 255 à 68 242 habitants, parallèlement aux quelque 81 000 Guinéens qui s'en vont trouver refuge dans les pays voisins [Frederico da Silveira, 1989]. Après le Cameroun, Madagascar et l'Algérie, qui sont les seules colonies françaises du continent à connaître des insurrections en vue d'accéder à l'indépendance, les luttes de libération se poursuivent ensuite dans les territoires de peuplement britannique et portugais en Afrique australe. Luanda et Lourenço Marques, notamment, accueillent un bon nombre de déplacés, tandis que 415 800 Angolais et 51 000 Mozambicains fuient à l'étranger les combats qui débouchent finalement sur l'indépendance en 1975. Dans l'actuel Zimbabwe anglophone, encore, les effectifs de la capitale de la Rhodésie du Sud, Salisbury, doublent durant les deux dernières années de la guerre de libération, entre 1978 et 1980.

Une fois acquis le départ du colonisateur, des guerres civiles prennent alors le relais et précipitent tout autant la croissance des villes. Durant les trois premières années tumultueuses de l'indépendance du Congo belge, la population de Kinshasa augmente de 380 000 à 800 000 habitants [Verhaegen, 1966, p. 20]. À l'intérieur de frontières dites « nationales », la fluidité des lignes de front se prête bien à de telles formes d'urbanisation. Des connivences culturelles et économiques facilitent notamment les échanges et l'insertion des déplacés; au Nigeria en 1968, les acti­vités de contrebande entre les troupes fédérales et les rebelles biafrais contribuent ainsi au développement de bourgades comme Yenagoa [Alagoa, 1999, p. 248]. Au Sénégal au cours des années 1990, encore, la capitale de la Casamance

5. Le phénomène ne concerne d·ailleurs pas que !'Afrique subsaharienne. À quatre-vingts kilomètres au Sud d. Alger. Médéa accueille ainsi des déplacés qui, après l'insurrection de 1954, s'entassent dans les quartiers informels de la périphérie et provoquent une augmentation de la population de 15 000 à 70 000 habitants en six ans.

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sécessionniste, Ziguinchor, voit sa population quasi-doubler et atteindre 200 000 habitants, dont plus de 10 % seraient des déplacés de la campagne, essentiellement des Mancagne par opposition aux Wolof venus des villes du Nord.

Ravagée par les guerres civiles, l'Afrique lusophone connaît des phénomènes similaires après l'indépendance. En Angola, Luanda dépasse bientôt les 2 000 000 d'habitants en 1992, contre l 200 000 en 1982 et 450 000 en 1974 [West Africa, Londres, 25/l/1982, p. 269). Au Mozambique, la poursuite des combats pousse cinq millions de deslocados aux portes des villes. Le taux d'urbanisation du pays, qui était un des plus faibles du monde, progresse de 13 % en 1980 à 27 % en 1990. L'afflux de réfugiés vers les villes n'épargne pas non plus les autres régions d'Afrique en temps de guerre. En Somalie, le taux d'urbanisation augmente de 23 % à 34 % après l'effondrement de la dictature Syad Barre en 1991. Au Libéria, la population de la capitale passe de 400 000 à un million d'habitants entre le recensement de 1984 et les élections de 1997 ; celle de Freetown en Sierra Leone, de 1,3 à plus de deux millions entre 1991 et 2001. À Monrovia, en particulier, la reprise des hostilités, qui mène à la destitution du président Charles Taylor en 2003, provoque un nouvel afflux de déplacés, peut-être 250 000 si l'on en croit les estimations incluant les personnes venues des environs immédiats de l'agglomération.

Conclusion

À l'instar des conflits de l'Afrique ancienne, la guerre contemporaine produit ainsi de la ville, mais de façon plus pérenne. En effet, les modalités de combat et de fuite ont évolué, tandis que le fait citadin s'est enraciné. Conjugués à l'entrée en scène d'une aide humanitaire massive, le développement des transports et les progrès des communications ont donné un tout autre aspect aux migrations que déclenchaient les affrontements d'antan. Les secours de la communauté interna­tionale, en particulier, ont contribué à fixer les populations déplacées dans des camps. Autrefois, les trajectoires de fuite comprenaient aussi bien la dispersion en brousse que le regroupement dans des villes fortifiées et ceintes d'une muraille, telles Kano ou Gondar. Aujourd'hui, elles s'arrêtent plus facilement dans les camps où se concentre l'activité des organisations humanitaires. La fin de la guerre froide n'y est d'ailleurs par pour rien car elle a favorisé la multiplication des opérations de la paix et des interventions de la communauté internationale en Afrique. Doré­navant, le camp de réfugiés ou de déplacés est une étape incontournable des exodes liés à des conflits armés et annonciateurs d'une urbanisation de crise.

Parallèlement, les agglomérations existantes continuent bien entendu d'attirer les populations victimes de catastrophes. En fin de compte, l'évolution des pro­cédures de la migration forcée vers les villes s'apprécie rétrospectivement à deux principaux niveaux. D'une part, les organisations humanitaires qui se sont multi­pliées depuis une trentaine d'années tendent à consigner les déplacés dans des camps plus ou moins fermés qui, suivant les cas de figure, évoquent des ghettos

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ou des embryons de villes [Pérouse de Montclos et al., 2000, 2008 ; Agier, 2008]. D'autre part, les agglomérations de l'Afrique contemporaine ne sont plus aussi fragiles qu'autrefois. Tout à la fois refuges et objectifs militaires, elles résistent mieux aux assauts des belligérants, se repeuplent rapidement en cas de destruction et sont davantage susceptibles de pérenniser les exodes ruraux liés à des situations de crise. En d'autres termes, tant les praticiens que les chercheurs ne peuvent plus ignorer des phénomènes qui sont appelés à se développer et à bouleverser dura­blement le mode de gestion des villes.

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Autrepart (55), 20l0

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Espaces politiques, espaces rituels : les bois sacrés de l'Ouest-Cameroun

Matthieu Salpeteur*

Dès les années 1980, les bois sacrés et autres « sites sacrés naturels » ont attiré l'attention d'un certain nombre d'instances internationales notamment l'Unesco qui y ont vu des formes locales de conservation de la biodiversité sur lesquelles elles pouvaient s'appuyer [Ramakrishnan et al., 1998]. Cet intérêt n'a cessé de croître depuis lors, notamment avec l'introduction des notions de « patri­moine culturel» puis de «paysage culturel» [Unesco, 2005]. La littérature scien­tifique a accompagné ce mouvement, ce qui a abouti à une croissance exponen­tielle du nombre de publications sur cette thématique ces deux dernières décennies [Juhé-Beaulaton, 2010, p. 9]. En dehors de la question de la conservation de la biodiversité, ces travaux ont montré l'intérêt de l'étude de ces sites, qui sont à mettre en relation à la fois avec les systèmes religieux et rituels locaux [Dugast, 2002 ; Liberski-Bagnoud, 2002], les représentations du territoire, l'histoire col­lective et les processus de construction identitaire des différents groupes sociaux [Sheridan et Nyamweru, 2008, Greene, 2002]. «Imbrication complexe de diverses catégories de patrimoines» [Juhé-Beaulaton et Roussel, 2002, p. 434], les bois sacrés constituent des lieux privilégiés pour étudier les mutations à l'œuvre dans les sociétés africaines contemporaines.

Cependant, malgré une production importante de travaux scientifiques, cer­taines zones géographiques du continent africain restent encore «vierges » en ce qui concerne les sites sacrés [Sheridan, 2008, p. 11 ]. C'est notamment le cas de la région Ouest du Cameroun, sur laquelle très peu de références spécialisées existent 1

• Nous allons donc ici nous attacher à présenter les principales caracté­ristiques des bois sacrés de cette région, décrire leur place dans les systèmes sociopolitique et religieux locaux et les modes de gestion dont ils font l'objet, afin

* Anthropologue, membre associé UMR 208 « patrimoines locaux» (IRD/MNHNJ, 57 Rue Cuvier, 75231 Paris Cedex 05.

1. Hormis deux publications, Tchouamo [1998) et Fomin [2008], les travaux disponibles consistent essentiellement en mémoires ou rapports non publiés, réalisés par des universitaires ou étudiants camerou­nais, ou encore par des ONG.

Autrepart (55), 2010, p. 19-38

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20 Matthieu Salpeteur

d'identifier les enjeux qui prennent corps autour de ces sites spécifiques dans le Cameroun contemporain 2•

La région Ouest du Cameroun forme avec celle du Nord-Ouest 1' ensemble des Grassfields, caractérisé par une certaine homogénéité linguistique et cultu­relle, qui occupe une zone de hauts-plateaux d'origine volcanique, étagés entre 900 et 2000 mètres d'altitude. Cette région abrite plus d'une centaine d'unités sociopolitiques centralisées, qualifiées selon les auteurs de chefferies ou de royaumes 3

, qui jouent encore aujourd'hui un rôle important dans la vie des populations locales [Warnier, 2009]. Les chefs sont auxiliaires d'administration, et ont autorité pour juger les affaires locales ne relevant pas du droit pénal, notamment les questions foncières ou de succession. La densité démographique moyenne y était en 1994 de 168 hab/km2

, pouvant dépasser par endroits les 600 hab/km2 [Fosting, 1994]. Or cette région d'altitude est plus connue pour son agriculture et pour sa savane herbacée que pour ses forêts. La pression sur les terres est très importante, et les massifs forestiers sont peu nombreux. Les réserves d'État et les zones protégées créées dans la région (sanctuaire des élé­phants de Santchou, réserve de Meleta, réserve du signal à Dschang, etc.) sont fortement dégradées et posent un certain nombre de problèmes de conservation [Tchouamo, 1998]. De fait, la plupart des massifs forestiers subsistant dans la région sont des «forêts sacrées», protégées par un ensemble d'interdits qui relèvent pour partie du religieux.

Des palais royaux aux puissances tutélaires du territoire : plusieurs catégories de bois sacrés

Parmi les différents sanctuaires boisés 4 que l'on trouve dans le pays bamiléké - qui occupe la partie orientale des Grassfields -, il est possible de distinguer deux types principaux.

2. Les données présentées ici ont été recueillies lors d'une mission effectuée en novembre-décembre 2009. financée par l'UMR 208 paloc (IRD/MNHN). ainsi que lors de précédents séjours effectués entre 2005 et 2007. Nous tenons ici à remercier R. Oslisly, R. Poundé et A. Tuete pour leur collaboration et conseils. D. Juhé-Beaulaton pour ses remarques et corrections.

3. L'organisation politique de ces entités est fondée sur une association originale entre l'institution de la chefferie et un ensemble de sociétés plus ou moins secrètes qui interviennent à divers degrés dans la gestion des affaires de la communauté [Chilver et Kaberry, 1968, p. 47]. Le pouvoir politique n'est pas entièrement concentré entre les mains du personnage central, le fo ou /on, mais partagé avec les membres de ces sociétés. La traduction de ces termes en français pose donc quelques problèmes : chef est le plus souvent utilisé dans la littérature sur la région, mais comme l'indique J.-P. Warnier, il n'invite pas à la comparaison avec les autres royautés africaines étudiées par ailleurs [2009. p. 46]. Nous emploierons donc ici les deux termes, chef et roi. pour désigner ce personnage central. tout en sachant qu ·aucun ne correspond exactement à la notion de fo.

4. Les expressions " forêt sacrée» ou "bois sacré» ont la légitimité de l'usage, mais restent bien imprécises pour qualifier les sites dont il est question ici. Ces expressions ont l'inconvénient d'une part de rassembler sous une même étiquette des phénomènes parfois fort différents, et d'autre part de surévaluer l'importance du couvert forestier, qui n'est pas nécessairement essentiel, comme nous allons le voir. L'expression« sanctuaires boisés», proposée par D. Liberski-Bagnoud et al. [2010], semble être à ce niveau de notre étude la plus appropriée.

Autrepart (55), 2010

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Les bois sacrés de l'Ouest-Cameroun 21

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~- «pays bamiléké »

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Foumban •

royaume bamoum

Ouest 2000m •

15-00m

900m Nord

10 20 km

O site étudié

• chef-lieu de région

• ville principale

Légende

Situation géographique des sites étudiés. Source: carte JGN 1 : 50000 ( 1973)

Forêts de chefferie Les forêts sacrées sont des composantes essentielles des chefferies bamiléké.

Dans la «capitale » de chacune de ces chefferies - c'est-à-dire dans le hameau abritant le palais royal - se trouvent toujours une ou deux forêts sacrées, accolées au palais du chef. Ce que les locuteurs francophones désignent par le terme ,< forêt sacrée » correspond à un ensemble d'espaces qui ceignent le palais royal et qui jouent de multiples fonctions. On peut les considérer comme faisant partie intégrante du palais royal, le « cœur » de chaque chefferie. Ces différents espaces peuvent être plus ou moins boisés, ce qui explique les variations que l'on observe d'une chefferie à l'autre: certaines chefferies n'ont qu'une seule forêt, mais dans d'autres, plusieurs petits bois distincts coexistent dans l'environnement immédiat du palais.

Il faut rappeler ici qu'en pays bamiléké, J' organisation de l'espace suit une échelle inversée: le bas, associé aux fonds de vallée, aux cours d'eau, aux champs fertiles, est valorisé, alors que le sommet des collines, parfois laissé en pâturage, est dévalorisé [Pradelles de Latour, 1997, p. 45]. L'organisation spatiale des concessions (et donc du palais royal) suit cette polarisation : on y '< descend » par le haut, pour accéder à la cour principale, pour ensuite atteindre l'habitation du chef de lignage. Les différents secteurs de la « forêt » de chefferie occupent donc un espace qui commence à proximité du palais et descend jusqu'au cours d'eau situé en contrebas. Lorsqu'il y a deux forêts autour du palais, on distingue la forêt «du bas» et celle « du haut », gérées par des responsables différents et abritant des sociétés secrètes bien distinctes.

Auirepart (55), 2010

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Photo l - Grande place de la chefferie de Bafou. accueillant des danses lors des funérailles royales de Fo 'ondong Kana Il (novembre 2005). On distingue devant le palais l'un des arbres sacrés de la chefferie.

et en arrière-plan laforêl. ©M. Salpeteur

Parmi ces espaces dotés de fonctions spécifiques, on trouve tout d'abord le cimetière royal (jam/fem), la ou les case(s) contenant les crânes des chefs défunts, ainsi que, dans certaines chefferies, l'enclos utilisé pour l'initiation des chefs et de ses adjoints (lakam). À ces premiers sites s'ajoutent une série d 'arbres et de sanctuaires, généralement situés près du cours d'eau, dans la partie la plus basse de la forêt, qui sont à mettre en relation avec les autres arbres sacrés que J' on trouve dans les différentes cours du palais et sur la grande place de la chefferie. Ces arbres ( Ceiba penrandra, Ficus aganophila ... ) sont associés aux dieux de la chefferie, de la famille royale, et parfois à des puissances liées à certaines sociétés secrètes ; des offrandes rituelles sont versées périodiquement à leur pied.

Les forêts sacrées de chefferie jouent également un rôle sociopol itique impor­tant : elles abritent les maisons des principales sociétés secrètes et conseils gérant les affaires de 1.a chefferie. Le conseil des «neuf notables », qui réunit les chefs des principaux lignages de la chefferie 5, y dispose parfois d'un lieu de réunion;

5. Ces neuf notables sont. dans de nombreuses chefferies, les descendants des individus ayant fondé la che fferie avec le premier che f. lui ayant légué le pouvoir. Chefs de terre et chefs de lignage, leur pouvoir politique est considérable : ce sont notamment eux qui intronisent chaque nouveau che f [Pradelles de Latour 1997. p. 1771.

Autrepert (55), ZO t O

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il en est de même pour le conseil des« sept notables», ainsi que pour les sociétés réunissant les descendants agnatiques du lignage royal, les «princes». Un grand nombre de sociétés à caractère politique et/ou rituel souvent plus d'une dizaine -se réunissent ainsi dans la forêt, lors de jours réservés, dans des secteurs réservés. Les fonctions assumées par ces sociétés sont multiples : certaines comme le Ku 'ngang ont essentiellement un rôle rituel de protection contre les forces néfastes; d'autres jouent un rôle politique essentiel, comme les conseils des neuf ou des sept notables, tout en ayant une dimension rituelle importante; d'autres encore sont essentiellement des groupes de solidarité. Ces sociétés et confréries permettent aux différents groupes sociaux qui constituent la chefferie de participer et d'influer sur le jeu politique ; elles sont également des relais avec la population sur lesquels le chef peut s'appuyer dans sa tâche quotidienne. Et aux structures anciennes chaque chef peut en ajouter de nouvelles : on trouve aujourd'hui, dans toutes les chefferies de la région, un « comité de développement » lié au palais, qui réunit les notables ayant hérité d'un titre et les« élites», c'est-à-dire les indi­vidus sans titre de notabilité ayant atteint une position respectée, sur le plan éco­nomique, dans les milieux intellectuels ou politiques nationaux.

Ces forêts abritent aussi, dans la majorité des chefferies, un tribunal dit cou­tumier, devant lequel les affaires graves peuvent être portées. Ce tribunal est généralement associé à une entité invisible, une puissance (le cadi ou le nzo ), à laquelle on peut faire appel pour punir les coupables, et à laquelle un sanctuaire spécifique est dédié. Un lieu d'enfermement destiné aux coupables est parfois construit à proximité, dans la forêt, et est surveillé par des serviteurs de la chefferie [CIPCRE, 2000]. Enfin, il faut également mentionner ici que les forêts sacrées de chefferie sont réputées servir de refuge aux « doublures animales » [Pradelles de Latour, 1997, p. 75], sortes d'auxiliaires animaux, de «secondes enveloppes», que le chef et les grands spécialistes rituels ont le pouvoir d'utiliser. Les forêts sacrées sont donc des composantes indispensables de l'institution sociopolitique que constitue chaque chefferie. C'est au sein de cet espace spécifique que les décisions concernant la vie de la collectivité sont prises, et que les principaux rituels concernant l'ensemble de la chefferie et la famille royale sont effectués.

Un espace sectorisé L'organisation spatiale de ces forêts reflète la multitude de fonctions qu'elles

remplissent : elles sont découpées en une série de quartiers et secteurs, plus ou moins bien délimités - parfois par des clôtures, qui correspondent chacun à une ou plusieurs fonctions. On y trouve ainsi le secteur du cimetière royal, l'enclos et la case des ancêtres royaux, les quartiers réservés aux princes et à leurs sociétés, les zones destinées aux sociétés secrètes, aux arbres et lieux sacrés, et enfin au tribunal.

Ce découpage en secteurs a plusieurs implications. Tout d'abord, l'accès à la forêt varie en fonction des secteurs concernés. Même si, d'une manière générale, l'accès aux forêts de chefferie est interdit aux habitants, excepté les membres des conseils et sociétés secrètes, à l'intérieur même de la forêt, l'accès est réglementé

Autrepart (55), 20!0

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en fonction des secteurs: les membres des sociétés secrètes n'ont accès qu'au secteur de leurs sociétés, les princes sont cantonnés au lieu de réunion de leurs sociétés. L'accès au cimetière royal est en principe réservé à un seul serviteur, qui a la charge de surveiller cette zone, et d'y officier. Enfin, les secteurs limi­trophes peuvent être plus ou moins ouverts, notamment aux membres de la famille royale. Cette gestion sectorisée de l'accès à la forêt varie également en fonction d'un calendrier propre à chaque chefferie. Celui-ci fonctionne généralement sur une période d'une semaine (qui compte huit jours en pays bamiléké): chaque société secrète dispose de son jour de réunion, pendant lequel elle a accès à son secteur. Il en est de même pour le tribunal, pour les sanctuaires, ainsi que pour les zones limitrophes et les champs situés à proximité de la forêt : les jours de réunion, il est interdit de s'en approcher de trop près.

Les forêts de chefferie sont donc des lieux très vivants, et largement fré­quentés : rares sont les jours où personne n'y pénètre 6• Il faut noter également que cette sectorisation à un impact sur la gestion dont la forêt fait l'objet: d'un secteur à l'autre, les prélèvements autorisés et/ou effectués ne sont pas les mêmes, et le couvert végétal n'a pas la même importance, comme nous le verrons plus loin.

Forêts associées à un lieu sacré Le deuxième type de forêts sacrées que l'on trouve dans cette région corres­

pond à des espaces plus ou moins boisés associés à des sanctuaires dédiés aux divinités tutélaires du territoire ou aux ancêtres. Le terme si, employé pour dési­gner à la fois les ancêtres et les divinités tutélaires du territoire (n'ayant aucun lien de parenté, mythique ou non, avec les vivants), signifie également «terre »,

ce qui montre la forte connexion qui existe entre ces différents éléments. Les ancêtres royaux sont ainsi appelés si la' « dieu du village/du pays », au même titre que les grandes divinités tutélaires du territoire. On trouve ce type de sanc­tuaire à différentes échelles du territoire, et tout d'abord au niveau des conces­sions : lors d'une nouvelle installation, un spécialiste rituel identifie !'arbre abri­tant la divinité tutélaire du lieu, qui devient ainsi l'arbre sacré de la concession. La divinité tutélaire joue à partir de ce moment un rôle lignager, et est notamment réputée intervenir dans le façonnage des enfants à naître dans les maisonnées [Pradelles de Latour, 1997, p. 52]. Cet arbre sacré est à distinguer de l'arbre planté pour marquer le droit d'usage sur les terres, pouvant être accordé mais également retiré par l'autorité politique [Ibid.]. Lorsque les concessions sont déplacées 7, ces arbres sont conservés et constituent ainsi le centre de petits sanctuaires lignagers, qui indiquent l'emplacement de l'ancienne concession du fondateur du lignage.

6. Dans certaines chefferies, le calendrier des réunions est d'ailleurs établi de manière à ce que la forêt accueille au moins une réunion chaque jour de la semaine ; les loges des sociétés sont alors nommées en référence au jour de la semaine, lïxe, auquel elles se réunissent. Dans les chefferies de la Ménoua, on distingue ainsi le Aka Mbouontchou, le Aka Mbouonwa, etc.

7. Ce qui a été fréquent dans les années 1950 et 1960, suite à la construction de routes et à la guerre civile ayant marqué l'accession du Cameroun à l'indépendance.

Autrepart (55), 2010

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On trouve ensuite une sene de sanctuaires dédiés à des divinités tutélaires du territoire, échelonnés à différents niveaux : quartiers, villages ou « sous-cheffe­ries » et enfin chefferies ; la taille du territoire sur lequel ces divinités ont une influence varie en fonction de cette échelle. Certains dignitaires du royaume ont également le privilège d'avoir sur leurs terres un bois sacré abritant une ou plu­sieurs puissances tutélaires [Ibid.]. La présence de cet ensemble de lieux sacrés permet donc un « maillage rituel » du territoire : chaque parcelle de terrain, chaque concession, dépend d'une série hiérarchisée de divinités tutélaires, qui intervien­nent à différents niveaux dans la vie de ses habitants.

Photo 2 - Sanctuaires dédiés aux divinités tutélaires du territoire, situés à un carrefour - Chefferie Ntsingla.

© M. Salpeteur

Le couvert forestier associé à ces sites sacrés est de taille très variable. D'une manière générale, on constate que plus le site sacré est important, plus le massif forestier associé est de grande taille. Ainsi les sanctuaires lignagers ne consis­tent souvent qu'en un seul arbre, les petits sites sacrés de quartier sont entourés d'un bosquet, et les grands sites sont entourés d'un bois. Cependant il ne s'agit ici que d'une règle très générale , puisqu ' il existe de nombreux sanctuaires dont Je couvert forestier ne consiste qu'en quelques arbres, ou en bosquets séparés par de grandes zones de savane herbeuse, comme sur le site de Voh Leng, à Bandjoun.

Autrcpart (SS), 2010

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Photo 3 - Bordure de la « fo rêt » de Voh Leng, colonisée par la jalousie (Titania divers1folia) - Chefferie Bandj oun.

© M. Salpeteur

Aul repart (55), ZOJO

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Lieux rituels Ces forêts sacrées abritent donc généralement un ou plusieurs sanctuaires.

Ceux-ci sont organisés autour d'un ou deux arbres sacrés (Ficus sp., Ceiba pen­tandra), de petites cases marquant l'espace consacré à chaque divinité tutélaire (ngya ndem: maison de dieu), et enfin d'un espace aménagé permettant de rece­voir les participants aux différentes cérémonies. En dehors de ces sanctuaires, chaque forêt peut receler un ou deux lieux sacrés « non aménagés », où des offrandes et des rituels sont également effectués ponctuellement. Les forêts sacrées de ce type sont donc structurées autour de quelques points nodaux reliés par une série de sentiers, qui concentrent l'essentiel de la fréquentation humaine.

Les divinités tutélaires du territoire constituent, avec les ancêtres, les principales entités invisibles avec lesquelles les vivants entrent en relation régulièrement. Bien qu'il semble exister un lien entre ces puissances tutélaires et lactivité agricole 8,

leur fonction principale est liée à la gestion du malheur et à la fécondité. Elles assurent la protection des habitants contre les forces néfastes. et interviennent dans de nombreux rituels thérapeutiques. Ainsi les grands lieux sacrés sont-ils avant tout des lieux de guérison et de résolution des malheurs individuels et collectifs. Chaque si dispose de son officiant, njuisi (épouse/femme du si) ou khemsi (notable du si), qui joue également un rôle de voyant/devin. Ces officiants sont les responsables de chaque site sacré et de la forêt qui !'entoure : ils accueillent les visiteurs, accom­plissent les rituels nécessaires à la résolution de leurs malheurs, mais participent également à l'entretien des sanctuaires et à la gestion des prélèvements effectués dans la forêt. Cette fonction d'officiant est transmise au sein du lignage qui dispose d'un droit d'usage sur les terres 9 sur lequel est établi le site sacré, en ligne paternelle et plus rarement maternelle. L'accès à ces sanctuaires boisés est régi par un calen­drier, dans lequel deux jours par semaine sont généralement réservés aux rituels. En dehors de ces jours, l'accès à la forêt est plus ou moins restreint.

On peut dès à présent remarquer que les forêts de chefferie possèdent des points communs avec les forêts associées aux sanctuaires des si. Elles recèlent, comme ces dernières, un certain nombre de sanctuaires dédiés aux dieux de la chefferie ou aux puissances tutélaires du territoire. Mais à ces lieux sacrés vient s'ajouter un ensemble d'espaces liés à l'institution politique de la chefferie: secteurs abritant les maisons des conseils et sociétés secrètes, secteur du tribunal, secteur réservé aux membres du lignage royal. Les forêts de chefferie apparaissent ainsi comme des espaces particulièrement complexes, dotés de nombreuses fonctions, et intimement liés aux palais royaux.

8. Ainsi des rituels destinés à favoriser la venue de la pluie sont parfois effectués dans les sanctuaires les plus importants. Mais nous disposons de peu d'informations à ce sujet

9. Ce droit d'usage est à distinguer de la notion juridique occidentale de propriété. Auparavant, la terre était inaliénable, il n'existait qu'un droit d'usage, régi par le pouvoir politique (le chef). L'installation sur des terres impliquait par contre l'instauration d"une relation rituelle avec les puissances tutélaires du lieu [Pradelles de Latour 1997, p. 52]. Cependant le statut juridique de la terre a beaucoup évolué ces deux dernières décennies: il est de plus en plus fréquent que le droit légué par la " tradition» soit converti en titres fonciers. Les chefs, qui ont autorité pour traiter ces questions, interviennent largement dans ce processus.

Autrepart (55), 2010

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Histoire locale et genèse des bois sacrés

Les deux types de bois sacrés que nous avons présentés ne sont pas des lieux «figés ». Au contraire, ils sont très souvent le résultat de processus dynamiques de genèse, liés à l'histoire locale ainsi qu'à des pratiques rituelles spécifiques.

Le pays bamiléké a été le théâtre de nombreux conflits entre chefferies, depuis le xvne siècle au moins. Les guerres d'expansion territoriale, les conflits de suc­cession et les scissions de lignages royaux, ont entraîné au niveau régional une série de créations, annexions ou déplacements de chefferies. Rares sont ainsi les chefferies dont la capitale n'a pas été déplacée au cours des deux derniers siècles. Or il apparaît que ces déplacements de palais royaux ont été à l'origine de pro­cessus de création et de transformation de forêts sacrées.

Lorsqu'un nouvel emplacement était choisi pour un palais, une nouvelle forêt sacrée devait être « mise en place », afin d'abriter les institutions de la chefferie. Les maisons des conseils et sociétés coutumières pouvaient aisément être détruites puis reconstruites, et les crânes des ancêtres du lignage royal pouvaient également être transportés vers une nouvelle demeure. Selon Fomin [2008], le choix du nouveau site était déterminé par l'existence d'un massif forestier adéquat, pouvant jouer le rôle de forêt du palais. Mais il semble que cela n'ait pas toujours été le cas : le choix de l'emplacement des nouvelles capitales obéissait surtout à des impératifs stratégiques, dans un contexte où les affrontements armés étaient cou­rants. Lorsqu'aucune forêt ne préexistait à l'implantation du palais, un espace pouvait être mis en défens à l'arrière de celui-ci, espace qui se couvrait rapidement de végétation arborée. L'actuelle forêt de la chefferie de Ntsingla a été «créée »

de cette manière, dans les années 1960.

Les forêts de chefferie abandonnées semblent avoir été, dans la majorité des cas, conservées comme sanctuaires associés aux divinités tutélaires du territoire, puisqu'elles abritaient toujours un ou plusieurs arbres sacrés, lieux de résidence de dieux de la chefferie, qui ne pouvaient être déplacés. Les déplacements de palais ayant eu lieu dans la région ont donc été à l'origine d'un processus original de genèse et de transformation des bois sacrés. Les forêts de chefferie ont été «déplacées», créées en fonction de ces mouvements, et une fois abandonnées ont parfois subsisté en tant que sanctuaires dédiés aux puissances tutélaires du terri­toire et aux dieux de la chefferie. Il est ainsi parfois possible, dans une chefferie donnée, de localiser précisément les anciens emplacements du palais royal, en se référant aux différents bois sacrés existants. À Baleveng par exemple, les trois anciens sites du palais sont toujours occupés aujourd'hui par des sanctuaires boisés. Ces processus ont été largement freinés avec l'arrivée des Européens dans la région, mais ils ont encore cours aujourd'hui. Ainsi dans la chefferie de Ntsingbeu (Bafou), suite à un conflit de succession, un deuxième palais a été construit, et un nouveau bois sacré est en cours de formation, dans un espace mis en défens derrière celui-ci.

Autrepart (55), 2010

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Photo 4 - Ancienne forêt de la chefferie Foréké-Dschang, devenue une forêt associée aux puissances tutélaires du territoire.

© M. Salpeteur

Un certain nombre de sanctuaires boisés sont également liés à des événements historiques ponctuels, dont ils conservent la mémoire, associée à un emplacement géographique précis. Certains s ites marquent ainsi Je lieu où le pacte d'alliance fondateur d'une chefferie a été scellé, comme sur le site de Voh Leng, à Bandjoun. De même, certains sites sont liés à des victoires militaires (Monboukhem à Bafou), ou à des cérémonies de réconci liation collective.

La région de Dschang a été lune des bases avancées de la pénétration alle­mande dans les Grassfie lds, à la fin du XIX' siècle. Or la présence allemande, puis celle des Français et des Anglais , ont provoqué de nombreux conflits au se in des chefferies locales. L'une des principales causes de ces conflits é tait l'intervention des Européens dans les successions royales 10

. Dans plusieurs chefferies (Foto, Ntsingla, Foréké-Dschang), ces conflits ont abouti à des situations de quasi-guerre civile opposant plusieurs factions rivales, luttant par tous les moyens. Pour mettre fin à ces conflits, des rituel s de réconci li ation collective ont été orchestrés. Au cours de ces rituels complexes, un arbre sacré était planté dans chaque quartier de la chefferie ainsi que sur la grande place du palais, pour apporter la paix au sei n de la population et mettre fin aux différends. Et jusqu'à aujourd'hui, un ritue l est effectué chaque année dans ces sanctuaires, pour commémorer et réactualiser la réconciliation collective des habitants.

Ces épisodes historiques ont donc abouti à la création d ' une multitude de sanctuaires dans les chefferies de la rég ion, sanctuaires aujourd'hui associés à des puissances tutélaires, et abritant souvent une petite formation arborée.

1 O. Les conflits de succession provoqués par ceue inte rvention extérieure one parfois duré plusie urs décennies : dans certa ines chefferies. ils ne sont toujours pas résolus aujourd ï1ui .

Autrepart (5 5 ), ZO IO

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Photo 5 - Arbre nkeu nkap (Ficus ? ) plan lé pour la réconcilialion collec1ive. dans Le quanier Mengsi ( N1singla).

©M. Salpeteur

Les forêts sacrées de la région Ouest du Cameroun sont donc le résultat de processus complexes de genèse, très souvent liés à des événements historiques particuliers. Ces processus implique nt toujours une dimension rituelle importante : un arbre sacré est planté ou identifié, des puissances tutélaires sont parfois ins­tallées, ou encore un officiant peut découvrir un lieu de résidence de l'une de ces puissances. Il en résulte une association particulière au sein de ces sites, où la mémoire collective se construit et est transmise dans le cadre de pratiques rituelles destinées aux puissances du territoire . Ces sites sont donc des lieux de mémoire collective, et également des lieux où se construit l'identité des groupes qui y sont liés : groupes lignagers, habitants d'un quartier, d'une chefferie donnée.

Ces caractéristiques nous montrent que les sanctuaires boisés de cette région sont avant tout des« constructions culturelles» [Juhé-Beaulaton et Roussel 2002] ; la majorité d'entre eux ne sont pas des reliques d'un ancien couvert forestier. Au contraire, les processus intervenant dans la création ou la transformation de ces sanctuaires induisent une dynamique paysagère originale, à l'échelle de décennies, voire de siècles, marquée par J' apparition et le dé placement de petits îlots forestiers.

Autrepart (55) , 2010

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Les bois sacrés de l'Ouest-Cameroun 31

Modes de gestion et ressources prélevées

Les deux types de forêts sacrées que nous avons présentés font l'objet d'un certain nombre de pratiques spécifiques, que l'on peut assimiler à des formes de gestion : entretien et nettoyage des sanctuaires et des sentiers, surveillance des allées et venues, prélèvements de ressources et contrôle de ces prélèvements. Cette gestion n'est pas le fait de la collectivité: dans chaque site, on trouve un ou plusieurs responsables désignés pour accomplir cette tâche.

Dans les« capitales» de chefferies, le chef dispose toujours d'un droit d'usage sur les terres entourant son palais, dont une partie est généralement cultivée par ses épouses. La forêt de la chefferie, située sur ces terres, dépend donc en premier lieu du monarque. Cependant il y a toujours un ou deux individus désignés pour s'occuper de la forêt, et qui de fait sont les principaux acteurs de la gestion de ces espaces boisés. Ces responsables sont généralement des serviteurs (tchinda, tchofo) ou des notables ayant une fonction de ritualiste: membres du conseil des sept ou des neuf notables, officiant chargé des ancêtres royaux (nwala ou moho fo ). Les sanctuaires boisés associés aux puissances tutélaires sont, eux, placés sous la responsabilité des spécialistes rituels qui y officient. Ces deux types de respon­sables des forêts sacrées sont des intermédiaires obligatoires ; ils jouent donc un rôle central dans la gestion - et éventuellement la conservation - des forêts sacrées de la région. On peut d'ailleurs remarquer que les modes de gestion varient lar­gement d'un lieu à l'autre, du fait de ce caractère individuel.

Les ressources prélevées dans les forêts sacrées sont sensiblement les mêmes, qu'il s'agisse d'une forêt de chefferie ou d'une forêt associée à un lieu sacré. La première ressource ligneuse prélevée est le bois de chauffe, le bois mort ramassé à la main ; des arbres peuvent exceptionnellement être abattus, sur décision du chef. Les autres ressources prélevées sont des produits non ligneux : les plantes et écorces médicinales ; le jujube (Ziziphus jujuba), utilisé dans de nombreux rituels ; les fruits et condiments ; et enfin le miel et le petit gibier, lorsque la chasse est autorisée.

On notera cependant quelques différences dans les modalités de prélèvements entre les deux types de forêts sacrées. Les forêts de chefferie, nous l'avons vu, ne sont pas accessibles aux habitants des environs. L'essentiel des prélèvements se fait donc par l'intermédiaire des responsables de chaque forêt. Mais ceci n'est qu'une règle générale, qui n'est pas appliquée de la même manière dans tous les sites. Ainsi, les épouses et les enfants du chef peuvent parfois ramasser du bois mort dans les secteurs périphériques de la forêt (Fondjomekwet). Dans d'autres cas, ce sont les guérisseurs qui ont accès aux plantes médicinales qui s'y trouvent, à condition de ne pas les destiner à un usage commercial ; de même que le jujube ou le miel. Les forêts associées aux puissances tutélaires font, d'une manière générale, l'objet de prélèvements beaucoup plus nombreux. Le ramassage du bois mort, la récolte de miel, la chasse, y sont souvent autorisés, parfois à tous les habitants des environs. Cependant ici encore la situation varie largement d'une forêt à l'autre. Dans la forêt de Bangang par exemple, chaque prélèvement doit

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faire l'objet d ' une autorisation du responsable, qui peut éventuellement faire accompagner le visiteur pour s'assurer qu 'aucune dégradation n'est causée. Cela est dû au passi f particulier de ce s ite : riche en Prunus a/ricana, dont l'écorce est utilisée dans la fabrication de médicaments destinés à soigner les problèmes de prostate [Cunningham et Mbenkum, L993], la forêt de Mekoup a fait l'objet d ' une exploitation abusive dans les années 1990, par des récoltants travaillant pour une société industrielle de la côte. Le responsable du site a donc dû faire des démarches auprès des autorités administratives (tribunal et gendarmerie) pour protéger le site, et est particulièrement vigilant aujourd'hui, notamment sur la façon dont les écorces sont récoltées.

Photo 6-Tronc de Prunus africana, dont l 'écorce a été entièrement prélevée.

Auircpart (SS), ZOIO

Forêt de Mekoup, Bangang. ©M. Salpereur

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Les deux types de forêts que nous avons décrits sont donc protégés par un ensemble d'interdits, qui varient en fonction des sites. L'interdiction de cultiver semble être le principal interdit dans les bois associés aux sanctuaires des si ; on le retrouve dans les forêts de chefferie, mais pas de manière aussi absolue : il arrive que des champs ou des plantations - notamment de café soient aménagés en bordure de ces forêts, voire parfois en leur sein. Viennent ensuite les autres interdits, qui régulent 1' accès et les différents prélèvements possibles. Les forêts de chefferie font généralement l'objet d'interdits plus nombreux, mais on peut néanmoins remarquer qu'il n'y a pas d'interdit spécifiquement associé à un type de bois sacré en particulier. Il n'y a pas non plus de «superposition d'interdits», qui connaîtrait une gradation en fonction des types de sites sacrés, comme cela a été observé ailleurs [Dugast, 2010]. Au contraire, nous voyons ici que les moda­lités d'accès et les possibilités de prélèvements varient largement d'un site à l'autre, d'un responsable à l'autre. Ainsi une forêt associée à un sanctuaire de si peut être mieux protégée qu'une forêt de chefferie, et inversement.

Les sanctions encourues par les individus ne respectant pas ces interdits relè­vent des divinités tutélaires elles-mêmes, dans le cas des forêts qui leur sont uniquement consacrées: l'individu se verra frappé par une maladie, ou restera «bloqué» dans la forêt jusqu'à ce qu'il rende ce qu'il y a prélevé. De nombreuses histoires racontant de tels déboires sont ainsi colportées. Mais dans le cas des forêts de chefferie, les sanctions encourues peuvent également être très concrètes : l'interdiction de pénétrer dans ces forêts relève avant tout de l'institution politique et de ses lois.

Malgré ce système d'interdits, de nombreux problèmes apparaissent autour de ces bois sacrés, concernant essentiellement deux points : la diminution de la super­ficie de l'espace boisé, provoqué par la forte pression sur les terres, et la surex­ploitation des ressources de la forêt. La pression provoquée par le besoin de terres cultivables concerne les deux types de forêts. Le principal élément en cause, relevé notamment par les membres du CIPCRE [2000], est l'absence de limites précises autour de ces espaces boisés. Les champs s'étendent donc d'une année sur l'autre, et petit à petit empiètent sur la forêt. Dans le cas des forêts de chefferie, cela provoque des conflits assez complexes, puisque les champs cultivés autour de la forêt le sont par les épouses du chef, qui est en même temps le responsable de la forêt sacrée. Les prélèvements abusifs de ressources concernent essentiellement les forêts associées aux sanctuaires des si, comme dans le cas de la forêt de Mekoup (Bangang), exposé ci-dessus. Cependant les forêts de chefferie sont par­fois concernées, notamment lorsque des conflits de succession ont conduit à l'abandon ou à la « désacralisation » partielle d'une forêt. C'est ce qui s'est produit à Baleveng, où l'ancienne forêt sacrée a été en grande partie déboisée. Le suc­cesseur légitime, remonté sur le trône en 2007, a réintégré l'ancien site du palais et a lancé un programme de reboisement de sa forêt, avec laide des agents dépar­tementaux du MINFOF (ministère des forêts et de la faune). Dans quelques sites, des problèmes liés à la conversion religieuse sont également apparus ces dernières années: les convertis (au christianisme essentiellement) ne respectent pas toujours

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les interdits liés aux forêts sacrées. Il faut cependant noter que ces phénomènes sont relativement peu nombreux, car la diffusion des religions monothéistes est assez faible dans l'Ouest, et s'inscrit généralement dans le cadre de pratiques syncrétiques qui laissent leur place aux ancêtres et aux puissances tutélaires du territoire.

Face à ces problèmes, plusieurs initiatives de protection de ces forêts ont été lancées, faisant intervenir différents acteurs. Les chefs de Bahouan, Bati, Bafoussam et Bamenyam ont par exemple fait appel au CIPCRE, une ONG came­rounaise, pour établir un diagnostic et mettre en place des mesures efficaces de protection de leurs forêts [CIPCRE, 2000, Mouafo, 1998]. Ils avaient auparavant fait plusieurs tentatives : marquage des limites de la forêt avec des eucalyptus ou un sentier, installation de pancartes rappelant les interdits, surveillance accrue des forêts. D'autres responsables de sites ont fait appel aux autorités administratives. Ainsi à Baleveng, c'est aux agents du départements du MINFOF que le chef s'est adressé pour mettre en place un programme de reboisement; à Bangang, c'est vers le tribunal et la gendarmerie que le responsable s'est tourné. Ces différentes initiatives nous montrent que le couvert forestier présent dans ces sanctuaires boisés semble revêtir une certaine importance; mais qu'en est-il vraiment?

Dans les sanctuaires dédiés aux puissances tutélaires du territoire, la végétation semble être associée aux si : ainsi pour prélever des plantes, des écorces ou du bois mort, il faut effectuer une offrande au préalable: sel saupoudré sur le sol, libation d'huile de palme. Ceci montre une certaine connexion entre le couvert végétal et les puissances tutélaires. Mais il existe également de nombreux sites sacrés de ce type qui ne comportent qu'un ou deux arbres sacrés, sans autre végétation particulière. Le couvert végétal n'est donc pas en soi indispensable. Il semble mais il faudrait réaliser des études approfondies sur ce point - que le couvert végétal soit avant tout maintenu en l'état: lorsqu'une formation boisée existe, le responsable fait en sorte de la maintenir, laisse la végétation se déve­lopper, sans entretien particulier. Il arrive que des arbres soient plantés dans ces sanctuaires, mais il s'agit uniquement de quelques espèces ayant un rôle rituel spécifique, plantées en petit nombre. On retrouve le même type d'attitude à propos des sanctuaires et arbres sacrés contenus dans les forêts de chefferie : le secteur qui abrite ces sanctuaires est toujours maintenu «en l'état», exclu de tous prélè­vements. Mais dans les autres secteurs de la forêt, le couvert forestier peut être très variable. Le principal point, mentionné par plusieurs chefs, concerne le secret qui couvre nécessairement les « affaires de la chefferie » : la forêt joue ici un rôle important, puisqu'elle constitue un rempart contre les regards indiscrets lors des réunions et rituels effectués par les initiés. Elle permet également de maintenir cachées les doublures animales des notables, qui autrement seraient à la merci des chasseurs. Mais ici encore, il n'est pas nécessaire que le couvert boisé soit très important pour remplir cette fonction. Dans certaines chefferies par exemple, les secteurs sont cachés par de hautes herbes, qui forment un rempart suffisant ; dans d'autres encore, c'est par une interdiction de s'approcher d'un secteur, lors de certains jours, que le secret est assuré. C'est le cas à Fondjomekwet par exemple,

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où une plantation de café a été installée à proximité d ' une maison de soc ié té, dans la « forêt » (photo 7) . Les jours de réunion de cette société, laccès à la plantation est interdit.

Comme nous pouvons le voir, les modes de gestion des forêts sacrées de cette région sont très variables, tout comme l'importance que peut revêtir en soi Je couvert forestier. L'identification des différents rôles que jouent ces forêts, notam­ment sur le plan symbolique, est un travail complexe, qui demande à être appro­fondi. Mai s nous pouvons noter dès à présent que les modes de gestion dont font J' objet ces forêts ne peuvent être simplement assimilées à une « conservation de la biodiversité » par des moyens traditionnels .

Pholo 7 - Plantation de café occupanr un espace auparavant boisé de la forê! du palais de Fondjomekwel. On distingue derrière la maison d 'une socié1é de celle chefferie,

el en arrière-plan laforêr ac1uelle. ©M. Salpeleur

Conclusion \

Nous pouvons donc voir que les bois sacrés de la région Ouest du Cameroun sont loin d 'être des fragments de forêts restant intouchées. D ' une part, les activités humaines liées à ces formations boisées sont nombreuses : la présence humaine et les aménagements effectués en leur sein peuvent être très importants , notam­ment dans le cas des forêts de chefferies ; les prélèvements effectués peuvent également être conséquents. D 'autre part, nous avons vu que ces espaces boisés peuvent être de formation récente (certains ont moins d'une cinquantaine

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d'années), et être le résultat de la mise en défens d'une zone auparavant non boisée. Il apparaît donc clairement que la «théorie des reliques» (Relie Theory), selon laquelle les bois sacrés sont à la fois les reliques d'un ancien couvert forestier climacique et le produit de pratiques rituelles restées inchangées [Sheridan 2008, p. 13], reste inadaptée pour qualifier ces sanctuaires boisés. Ceux-ci sont avant tout des espaces dynamiques [Ibid., Juhé-Beaulton, 2010], où de nombreuses dimensions sont imbriquées.

La question de l'intérêt que peuvent avoir ces sites pour la conservation de la biodiversité mérite néanmoins d'être posée. D'une manière générale, on peut reprendre ici le constat dressé par 1. Tchouamo : malgré les nombreuses menaces qui pèsent sur elles, les forêts sacrées semblent mieux préservées que les réserves forestières créées par l'État camerounais dans la région [ 1998]. Il est donc possible que ces massifs, qui dépassent parfois la centaine d'hectares, jouent un rôle dans la conservation de la biodiversité, au moins au niveau régional. Dans cette région densément peuplée, on peut notamment penser que ces sites permettent le maintien d'une « biodiversité ordinaire» [Liberski et al., 2010], en rendant un certain nombre d'espèces disponibles pour les communautés humaines vivant à proximité. Il est également possible que ces sites constituent des refuges pour des espèces plus rares, ou forment des corridors écologiques ou des réseaux à l'échelle régio­nale. Nous disposons de peu de données sur ces questions à l'heure actuelle, et il y a ici un vaste champ d'étude pour les écologues.

Les bois sacrés de l'Ouest-Cameroun, qui sont liés à la fois aux mémoires collectives, aux structures religieuses et sociales locales, et qui jouent un rôle dans les constructions identitaires, relèvent à la fois du patrimoine naturel et culturel. Ils constituent des sites privilégiés sur lesquels appuyer les initiatives de mise en valeur de ces di verses catégories de patrimoines. Or on peut remarquer que, jusqu'à présent, les principales initiatives de mise en valeur ou de préservation de ces sites sont le fait d'acteurs locaux : chefs, notables et habitants des chefferies, responsables de bois sacrés, ONG. Ces démarches peuvent parfois être soutenues par les autorités administratives, par l'intermédiaire d'agents du MINFOF, ou par le financement d'aménagements 11

; mais il n'y a pas aujourd'hui de politique spécifique de mise en valeur ou de protection de ces sites, au Cameroun [Mouafo, 2001]. On observe par contre un processus de mise en valeur du patrimoine culturel, dans cette région, initié depuis les années 1980 au niveau local. Celui-ci a commencé avec la mise en place de musées dans quatre chefferies de l'Ouest et du Nord-Ouest (Baham, Bandjoun, Mankon et Babungo) 12

, à l'initiative du COE, la coopération italienne, et se poursuit aujourd'hui avec le programme de la «Route des chefferies» 13

, initié dans le cadre d'une coopération décentralisée entre les villes de Nantes et Dschang, qui incite les chefferies partenaires à

11. Ainsi à Fongo-Tongo, le site abritant la chute de Mamy Wata. haut-lieu touristique de la région, a été aménagé en partie grâce à un financement public.

12. www.museumcam.org 13. www .routedeschefferies.com

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construire des musées et des hébergements, afin de développer le tourisme culturel dans la région. Parallèlement à cela, de plus en plus de chefferies mettent en place des festivals culturels, annuels ou bisannuels, destinés à promouvoir leur culture spécifique.

Cette valorisation du patrimoine culturel des chefferies, ainsi que les initiatives de protection des forêts sacrées, sont à mettre en rapport avec l'émergence sur les scènes politiques nationales des autorités politiques « traditionnelles », qui, en s'appuyant à la fois sur les structures politiques locales et l'État participent à l'invention d'une nouvelle modernité politique [Fauvelle-Aymar et Perrot, 2003]. Les rois des Grassfields sont impliqués dans un tel processus au Cameroun, comme l'a montré J.-P. Warnier à propos du royaume de Mankon [2009]. Les institutions politiques que constituent les chefferies jouent donc un rôle majeur dans la mise en place de rapports politiques nouveaux ; la mise en avant de ces institutions, voire parfois la réactivation de structures anciennes, fait partie intégrante de ce processus politique. Les forêts sacrées, notamment celles associées aux palais royaux, et d'une manière générale le patrimoine culturel des chefferies, constituent une assise sur laquelle les chefs peuvent s'appuyer pour jouer pleinement leur rôle dans le Cameroun contemporain. Les initiatives de protection et de conser­vation de ces forêts, relevées ça et là, font partie intégrante de cette dynamique générale.

L'exemple de la région Ouest nous montre que les sites sacrés sont au cœur de nombreux enjeux aujourd'hui, au Cameroun comme dans de nombreux autres États du continent. Leur étude est riche d'enseignements sur les mutations à l'œuvre dans ces sociétés et mérite d'être développée, en particulier en Afrique centrale, où très peu de travaux ont été réalisés jusqu'à présent sur ces questions.

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Autrepart (55). 2010

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Des pompes et des hommes État des lieux des pompes à motricité humaine

d'une commune du Gourma malien

Fabrice Gangneron*, Sylvia Becerra**, Amadou Hamath Dia***

En 1980, les Nations Unies ont proclamé pour la période 1980-1990 la Décennie Internationale pour l'Eau Potable et l' Assainissement (DIEPA) qui visait à augmenter la couverture en eau potable en particulier dans les pays mal pourvus, essentiellement au sud. Dès lors, le Mali a bénéficié d'opérations de déploiement de ressources en eau notamment en zone rurale, de forages équipés de pompes à motricité humaine et d'adductions d'eau sommaires. Le taux national de couver­ture des besoins est passé de 39,2 % en 1989 à 62 % en 2003 [Direction Nationale de !'Hydraulique; DNH, 2006]. Dans les villages de la commune de Hombori 1

,

trop petits pour recevoir des adductions, ce sont les pompes à motricité humaine (PMH), une vingtaine en tout qui ont été installées. Bien qu'elles soient ici et là utilisées pour abreuver quelques petits ruminants ou arroser des jardins, elles sont conçues par les décideurs (pouvoirs publics, ONG, bailleurs de fonds) comme des ressources en 'eaux de qualilé, à usage prioritairement domestique. Elles ne sont pas simplement une ressource de plus (les villages d'implantation disposent tou­jours d'au moins un puits, souvent de puisards, d'eaux de surface ... ) mais elles introduisent une dimension socio-technique inédite. En effet, pour la maintenance des PMH. le changement des pièces détachées contraint les utilisateurs à recourir au marché parce qu'elles sont de fabrication industrielle et qu'elles ne peuvent être produites localement. Aucune autre ressoµrce en eau ne suppose cette dépen­dance, un puits ne risque pas de panne et l'exhaure ne nécessite qu'une corde et une puisette dont chaque famille dispose.

* Université de Toulow;,e: UPS (OMP): !RD: CNRS: LMTG: av. Édouard Belin. F-31400 Toulouse. France.

** L:niversité de Toulouse: L:PS (OMPl: !RD: CNRS: LMTG: 14 av. Édouard Belin. F-31400 Toulouse. France.

*** Université de Ziguinchor, Sénégal. 1. Nous ne traitons pas ici du village chef-lieu de Hombori qui lui est équipé d'une adduction en eau

potable.

Autrepart (55), 2010, p. 39-56

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40 Fabrice Gangneron, Sylvia Becerra, Amadou Hamath Dia

Ainsi faut-il mettre en place une gestion préventive spécifique des pompes (maintenance et gestion des pannes) afin d'assurer la continuité de leur service. Les projets d'implantations des PMH sont d'ailleurs assortis de recommandations pour mettre en place des comités de gestion [DNH, 2002 et 2003a]. Ceux-ci sont composés de bénévoles élus se chargeant en particulier de lever les cotisations des usagers destinées à alimenter une «caisse de pompe» pour l'achat des pièces détachées et à rémunérer un mécanicien réparateur.

Cet article issu d'un travail de terrain rend compte de l'appropriation sociale à géométrie variable de ce dispositif moderne d'accès à l'eau. Nous montrons à l'échelle de la commune qu'entre la gestion standardisée, encadrée par les comités, telle qu'elle est pensée par les décideurs (pouvoirs publics, structures interétati­ques, ONG, bailleurs) et la réalité des pratiques, bien des différences s'observent, depuis l'inaction totale de certains comités jusqu'à des formes originales de réap­propriations de gestion, toujours plus «curatives » que «préventives ».

Nous faisons ensuite l'examen d'un cas inédit sur la commune de changement de responsabilité en douceur entre un collectif masculin et un collectif féminin. Un groupe de femmes du village de Seydou-Daka a saisi l'occasion de reprendre la gestion de la PMH au moment où les hommes s'en sont dessaisis, à l'issue de très nombreuses pannes qui ont fini par absorber la totalité des fonds de caisse du comité.

Enfin, nous montrons qu'au-delà des politiques de décentralisation [DNH, 2002 et 2003b] et des discours de participation démocratique, la réalité des procédures qui aboutissent à l'installation des pompes relève d'avantage du paternalisme auto­ritaire que d'une véritable prise en compte des besoins déclarés des usagers.

Un schéma de gestion induit par la technologie ...

Sans moteur d'exhaure, les PMH sont d'un entretien facile et peu coûteux ce qui facilite leur implantation et leur usage loin des centres urbains, dans des vil­lages de taille modeste, au service de populations sans grandes ressources écono­miques. Toutefois, elles introduisent des changements techniques qui impactent les modes de gestion et dans une certaine mesure les rapports sociaux. Pour toutes les autres ressources en eau du sous-sol (puisards, puits modernes ou traditionnels) l'exhaure ne requiert que des outres en cuir ou en caoutchouc, des cordes fabri­quées avec des lanières de cuir ou des sacs de mil détissés et tressés, des fourches et des poulies en bois tourné. Toutes ces matières premières sont soit puisées dans l'environnement soit des remplois, abondants et peu coûteux dans le cas des sacs de mil ; leurs transformations sont locales. Ainsi, la maîtrise reste aux mains des usagers pour des coûts nuls ou modiques.

A contrario, pour changer les pièces détachées hors d'usage il faut accéder au marché. De fabrication industrielle, elles ne peuvent ni être issues de 1' environ­nement local ni être fabriquées localement. Notons ainsi deux conséquences :

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Des pompes et des hommes 41

- la nécessité de thésauriser pour couvrir les frais de remplacement des pièces détachées, impliquant le paiement pour l'accès à la ressource

le recours à un mécanicien et à ses savoirs constitués hors du champ social villageois, savoirs professionnalisés et appointés

Le canevas de fonctionnement implique «l'appropriation des ouvrages par les bénéficiaires» [DNH, 2006), c'est-à-dire une gestion locale et autonome fai­sant appel à un «triangle d'or» composé d'un exploitant qui doit collecter l'argent, d'un artisan réparateur et d'un fournisseur de pièces détachées [DNH, 2002; DNH, 2003a]. Ni l'État, ni aucune structure administrative n'en contrôle sa gestion 2• L'exploitant peut être un privé, mais la rentabilité d'une telle instal­lation est des plus incertaines, aussi la DNH prévoit-elle que le gestionnaire puisse directement émaner du collectif des usagers, soit sous forme d'une association villageoise, soit d'un comité de gestion.

Sur notre terrain, seuls des comités assurent la gestion des pompes et leur organi­sation répond à un schéma «clé en main)>. lis sont invariablement composés de membres élus: un président, un trésorier et un secrétaire. Ils peuvent s'adjoindre les services d'un gardien qui verrouille la pompe Je soir et la déverrouille le matin, parfois celui de collecteurs de fonds. Par contre il n'y a pas d' «hygiénistes 3 »comme évoqué dans le département de Tillabéri au Niger [Olivier de Sardan et Dagobi, 2001]. Tous sont bénévoles sauf le gardien. La principale tâche du comité est de lever des cotisa­tions, non pas au seau comme cela se fait ailleurs [Olivier de Sardan et Dagobi, 2001 ; Hounménou, 2006] mais sur une base forfaitaire, généralement à hauteur de 150 CF Al mois et par famille. Selon la formule standard, le suivi des cotisations implique un cahier des comptes où sont consignés le nom des usagers et l'état de leur paiement.

... mais des modes de gestion revisités par les utilisateurs

Les séjours que nous avons effectués de 2007 à 2009 ont montré un taux de panne d'environ 50 % assez proche du bilan que dressent Châtelet et Louvel (1995) qui relèvent un taux de fonctionnement de 60 % sur l'ensemble du pays. Certaines étaient en panne depuis quelques semaines ou quelques mois, d'autres depuis plus d'un an, voire depuis plusieurs années. En général, les usagers et le comité de gestion (lorsqu'il existe) le déplorent mais ils se disent économiquement démunis pour assurer les dépenses nécessaires à la réparation.

Dans tous les cas, la gestion des PMH emprunte des voies non prévues, souvent au coup par coup, ex post plutôt qu'ex ante. Remarquons brièvement deux grands types de pratiques de gestion, toutes deux éloignées du schéma préconstruit par

2. Toutefois la commune a un rôle d'animation. de veille et d'information. Elle doit sensibiliser les usagers à la nécessité de la gestion préventive des PMH. à organiser des cotisations pour faire face aux charges d'exploitation (DNH, 2002; DNH, 2004). Notons que le service public de l'eau ne peut être exercé en régie directe par les communes maîtres d'ouvrage (Loin" 02-006 portant code de l'eau. 2002) qui doivent le confier soit au secteur privé soit aux usagers (DNH, 2003a).

3. En général des femmes, chargées de nettoyer les abords de la PMH.

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les pouvoirs publics et les bailleurs de fonds, celles, virtuelles de « comités fan­tômes » et celles de comités véritablement impliqués chez lesquels la « débrouille » est toujours de mise.

Les « comités fantômes »

À l'installation d'une PMH, les services de l'État (DNH), la stmcture interéta­tique Liptako-Gounna 4 ou l'ONG qui a mené l'opération met en place un comité de gestion. Dans chaque village concerné, les responsables en titre du comité se plaisent à montrer au visiteur le contrat écrit où sont consignés leur nom et leur fonction. Mais au-delà des titres de président, de trésorier et de secrétaire, dans bien des cas aucune fonction n'est véritablement activée. Quelquefois, les membres du comité témoignent de tentatives de mise en place de cotisations lors de l'installation de la pompe, mais passé l'enthousiasme des premiers temps, en quelques mois les recettes se réduisent à néant. Deux types de discours émergent à l'égard du paiement.

Le premier, clair mais minoritaire consiste à dire «on n'a pas l'habitude d'enlever l'argent» (chef de village de Horé Séno) qui est une fin de non-recevoir: il n'est pas question de payer pour avoir de l'eau. Ce discours est toutefois complexe puisqu'il admet aussi la nécessité de payer pour le changement des pièces détachées. Il sépare l'usage de l'eau au quotidien, c'est« l'eau pour tous», un «don de Dieu», donc une ressource non marchande et le coût de la mainte­nance dont chacun conçoit finalement la nécessité de payer pour les réparations.

Le second discourt, le plus répandu fait appel à la faiblesse contributive des usagers. La mise en paiement est un principe formellement acquis mais «le manque de moyens» ou la «cohabitation avec des pauvres» (chef de village de Sory-Kouéré) rend le paiement aléatoire.

Mais si l'on ne peut nier la faiblesse contributive de ces populations dont les trois-quarts vivent en dessous du seuil de pauvreté 5 [CSA, 2006], elle n'explique peut-être pas tout. Les usagers font des choix économiques qui relèguent le paie­ment de l'eau au second plan par rapport à d'autres dépenses. Par simple compa­raison une mesure de thé pour une consommation unique coûte 100 FCFA (soit en cas de consommation quotidienne 20 fois le prix annuel de l'eau de pompe), l'achat annuel d'un mouton pour la Tabaski est de l'ordre de 25 000 FCFA 6 (soit 13 fois le coût annuel) dont les consommations sont généralisées 7•

4. L'autorité du Liptako-Gourma est une structure interétatique entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger destinée à meqre en valeur les ressources naturelles, notamment les ressources en eau de la région frontalière des trois Etats.

5. Sur lensemble du pays, le rappon national sur le développement humain au Mali fait un état des lieux à peine meilleurs que sur la commune,« sur les 12,32 millions de Maliens en 2006, 5,84 millions avaient une dépense annuelle moyenne inférieure à 157.920 FCFA correspondant au seuil de pauvreté» (PNUD, 2008).

6. Notons toutefois que des témoignages font état d'impossibilités de payer le mouton ou de son remplacement par le sacrifice d'une chèvre.

7. Les choix économiques sont enchâssés dans des rapports sociaux ce qui limite la fongibilité de certaines dépenses : l'achat du mouton pour la Tabaski est un acte hautement social quasi-incompressible tandis que le paiement pour l'eau n'est pas une priorité socialement unanimement admise.

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Notons de plus que les choix des membres du comité de gestion ne satisfont pas à des critères de compétences. Tous sont des hommes, souvent âgés, n'ayant pas la charge au quotidien de l'approvisionnement qui revient aux femmes (épau­lées par les enfants des deux sexes). Leur bénévolat et l'absence d'avantages matériels (pas de gratuité sauf exception) ne les motivent pas à faire pression sur les mauvais payeurs, la paix sociale prime sur une gestion rigoureuse : « on ne se fâche pas avec la famille ! 8 » ! Les tensions et inimitiés qu'engendrerait une pres­sion assidue sur les mauvais payeurs ne seraient compensées par aucun avantage.

Dans le cas de ces «comités fantômes», la pompe reste en usage libre tant qu'elle peut fournir le précieux liquide. Faute de ressources financières, lorsque survient une panne, le dépannage n'est alors ni immédiat ni systématique. Les usagers de la commune qui disposent d'une relative diversité de ressources en eau les mettent simplement plus à profit. D'ailleurs, même lorsque la pompe fonc­tionne ils utilisent les autres qui ne sont pas à proprement parler des ressources alternatives ou de «repli» comme le suggèrent Olivier de Sardan et Elhadji Dagobi à Tillabéry [2001 ], mais de ressources parallèles.

Les comités actifs L'organisation effective de la gestion, qu'elle respecte ou non les formes ins­

tituées est finalement minoritaire: elle concerne neuf des dix-neuf PMH recensées. Certains villages n'ont pas à proprement parler de comité mais exercent un suivi plus ou moins persévérant sous la responsabilité du chef de village et disposent d'une caisse (Oualam, Garmi, Béria, Kigna) alimentée par des cotisations aux rentrées irrégulières.

De véritables comités, c'est-à-dire où les responsables en titre sont peu ou prou actifs, la commune n'en compte pas plus de quatre peut-être cinq dont trois sont dans le Wami (cf. carte de la commune). C'est la zone la plus peuplée de la commune après son chef-lieu, composée d'un chapelet de villages qui pratiquent à la fois l'élevage, des cultures pluviales de mil et maraîchères irriguées ou de décrue. Les ressources en eau tant traditionnelles que modernes garantissent leur autonomie d'un bout à l'autre de l'année. Desservi par une route goudronnée en 1985, le Wami est le siège d'un marché hebdomadaire relativement actif. L'éco­nomie y est peut-être ainsi plus monétarisée qu'ailleurs et leurs habitants plus disposés à assumer les paiements.

Le fonctionnement et la pérennité du comité dépendent de l'implication d'un notable charismatique, tirant sa légitimité d'une position reconnue, imam ou chef de village (comme à Dakakouko, Agoufou ou à Beria, comme ce fut le cas un temps à Seydou-Daka). Pourtant le processus de désignation des responsables piloté par les bailleurs et les animateurs locaux soucieux d'une gestion

8. Au sens large. La parenté relie généralement, à différents degrés les membres du cœur de village souvent issus des mêmes lignages.

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« démocratique », « efficace » et «transparente » de la ressource semble éloigner les chefs de villages (toujours soupçonnés d'autocratie) des comités de gestion 9•

Dans la commune, une forte tradition de migration économique saisonnière à destination des grandes villes du pays conduit à de longues absences des hommes, après les récoltes, d'octobre/novembre jusqu'en début juillet. Ce sont pour partie ceux-là mêmes qui composaient les comités. Aussi, après des expériences mal­heureuses de responsables absentéistes, certains villages ont élu des membres sédentaires à même d'exercer leur charge d'un bout à l'autre de l'année.

La collecte ordinaire des contributions financières

Le président et/ou le trésorier ont la charge des rentrées d'argent, ils sont éventuellement secondés par des collecteurs de quartier ou par le gardien. En principe, aucune gratuité n'a cours, ni pour les membres du comité, ni pour les usagers réguliers extérieurs au village. Seuls les «étrangers » de passage n'ont pas à s'acquitter de cotisations.

Pour surmonter les difficultés à lever les cotisations, les trésoriers (lorsqu'ils prennent très au sérieux leur fonction, lorsqu'ils ne craignent pas de perdre quelque allié) ont des moyens de faire pression sur les mauvais payeurs, ils font notamment appel à l' « honneur » : un chef de famille qui refuse le paiement ne sera plus écouté lors des assemblées de village. Cet ostracisme de circonstance semble conduire les réticents à accepter de cotiser. D'autre part, les contributeurs sont aussi soumis à la pression de leurs épouses, bien plus impliquées qu'eux dans l'usage de cette ressource à vocation prioritairement domestique. Par ailleurs, des arrangements consistent à surseoir au paiement jusqu'aux récoltes, rare moment de l'année où, grâce aux ventes de mil, les usagers ont quelques rentrées d'argent.

Dans tous les cas et même lorsque les responsables du comité affirment que les cotisations rentrent régulièrement, ils évoquent toujours un fonds de caisse extrêmement faible (sans toutefois le quantifier) au regard de ce qu'un simple calcul pourrait supposer. Par exemple, dans un même entretien, le chef de village de Garmi affirme que les cotisations entrent, qu'il n'y a de gratuité pour personne, qu'il n'y a pas eu de pannes depuis l'installation de la PMH (en 2000), mais que la caisse <<n'a pas beaucoup d'argent».

Une caisse multi-usages

Loin des schémas préconstruits qui imposent la rigueur d'une gestion préven­tive des pannes, la caisse de pompe est une véritable ressource financière aux usages multiples. Par exemple, les villageois se doivent de recevoir dignement les personnalités de passage (élu, marabout...) par des dépenses de réception. Pour ce

9. Olivier de Sardan et Elhadji Dagobi (2001) vont plus loin:« là où elles ont réellement eu lieu. les élections ont très souvent été une formalité pour satisfaire aux exigences des animateurs de projets ... En fait, parfois les noms avaient fait l'objet d'accords préalables (souvent sur proposition du chef)».

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faire, ils puisent dans la caisse du comité de pompe 10 et ce, sans qu'il soit question de remboursement ultérieur. Dans le village de Seydou-Daka, chaque année elle est mise à contribution pour sacrifier un animal et organiser une cérémonie en début d'hivernage afin de faire venir la pluie. Ces réaffectations d'une partie des fonds de caisse ne sont pas considérées comme des malversations dans la mesure où elles participent à des usages ordinaires, d'intérêt commun : les recettes sont un bien à redistribuer.

La caisse de pompe est parfois considérée comme une « banque de prêt » aux particuliers. C'est en général durant la saison sèche, après les récoltes que certains villageois empruntent sur quelques mois pour faire du petit commerce. Cette pra­tique est, là encore, moralement acceptée même si les règles d'attribution sont opaques et les sommes allouées méconnues. Les autres villageois sont d'ailleurs informés lors des assemblées mais ils ne prennent pas part aux décisions qui restent entre les mains des gestionnaires.

Du fait d'une gestion toujours entourée d'un certain flou (personne ne sait la somme exacte en dépôt, personne ne connaît le montant des sorties), les responsables de la caisse (président et/ou trésorier) se trouvent rarement indemnes de rumeurs de détournement à des fins personnelles. Cette situation rappelle ce qu'observent d'autres auteurs au Niger et au Sénégal [Olivier de Sardan, 2001 ; Dia, 2006]. Calom­nies et/ou réalités, les rumeurs circulent d'autant mieux qu'elles sont alimentées par ceux qui sont exclus des prêts 11

• L'enjeu pour les membres du comité n'est donc pas tant l'accès continu à la ressource en eau pour tous que le contrôle de la circu­lation de l'argent qui peut prendre la forme de détournements. Ainsi, l'unité villa­geoise, telle que l'on pourrait l'entendre en terme de communauté de destin ou de communauté d'intérêt ne permet pas d'épuiser la complexité des liens, y compris des rapports de pouvoirs et des jeux d'acteurs décrits par Olivier de Sardan en terme d' «arène locale» [ 1999, 2000] toujours quelque peu obscure. Les agences de déve­loppement et les bailleurs sous estiment en effet les phénomènes de différentiations internes, de conflits d'intérêts qui conduisent certains villageois en position de res­ponsabilité à capturer une partie des fonds qu'ils ont en gestion.

Le cahier des comptes,« c'est dans la tête ! »

La forme standard de gestion par un comité implique un suivi consigné sur un cahier des comptes avec les noms des familles cotisantes. l'état de leurs cotisa­tions, les dépenses pour les honoraires du gardien et celles pour la maintenance de la pompe. Pourtant, aucun village équipé de pompe n'en dispose. Difficile d'ailleurs d'imaginer qu'il en soit autrement, sur la commune tant l'alphabétisation des adultes reste marginale 12 sachant de plus que les membres du comité sont

10. Au même titre que dans la «caisse des vieux,, et dans la «caisse des femmes" lorsqu'elles existent.

11. Pour des raisons de solvabilité ou parce qu'étant exclus de réseaux clientélistes. 12. Aucune statistique sérieuse ne permet d'en prendre la mesure. La Cellule de Planification du

Ministère de ]'Agriculture (CPSfMA, 2006) annonce un taux d'alphabétisation de 0,11 % sur la commune.

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généralement désignés parmi les anciens, sans partage avec des plus jeunes ayant été scolarisés.

Cette gestion qui fait appel à la mémoire et l'oral, aussi sérieuse et socialement acceptée qu'elle puisse être, rend son contrôle illusoire et risque ainsi de faciliter le clientélisme et les éventuels appétits de détournements.

Toutefois, chacun se satisfait de la gestion sans écrit et les membres du comité affirment connaître de mémoire l'état des paiements de tous les usagers, cette mémoire étant en principe régulièrement activée lors des assemblées de village.

Quand survient la panne : incertitudes et improvisations Lorsque survient la panne, le processus indiqué consiste à avertir puis recevoir

le mécanicien qui diagnostique la panne. Il dispose d'un tableau récapitulant les pièces de la pompe avec leur prix. Il se fait payer pour leur achat et pour sa prestation (10 000 FCFA), se rend au chef-lieu de cercle (Douentza à 150 km) ou de région (Mopti à 210 km) puis revient faire la réparation. Même dans ce cas idéal, lorsque tous les acteurs sont réactifs, que l'argent est disponible ainsi que les pièces détachées, l'arrêt de la pompe ne peut pas être inférieur à 4 jours, mais dans les faits, elle reste en panne bien plus longtemps.

L'improvisation est toujours de mise, parce qu'en général les fonds nécessaires à la réparation sont insuffisants ou nuls, parce que le mécanicien/réparateur en titre basé à Hombori-village est peu mobile (pour l'approvisionnement en pièces détachées et pour se rendre dans les villages) et enfin parce que les PMH ne sont qu'une ressource en eau parmi d'autres : elles sont considérées comme vraiment indispensables uniquement en fin de saison sèche.

La collecte exceptionnelle Rares sont les pannes nécessitant le remplacement de pièces détachées dont le

coût peut être assumé par la caisse de pompe. Le plus souvent le chef de village ou les responsables du comité lancent un appel à cotisation mais les fonds récoltés ne constituent en général qu'un appoint, pour les raisons déjà invoquées (faiblesse contri­butive et résistances). Les ONG 13 entrent alors en scène et, selon leur périmètre d'action assurent le complément en numéraire ou procèdent elles-mêmes à la répa­ration. Accessoirement, quelques donateurs locaux (maire de Hombori), de passage (touristes à Dari en particulier où une PMH est installée à proximité d'un campement) ou quelques jeunes de retour de migration saisonnière apportent leur obole. Il y a aussi les réseaux familiaux de ceux qui agissent à distance depuis les grandes villes du pays où ils sont installés, voir même depuis l'étranger. Ils peuvent être localement une véritable planche de salut comme à Kiri où le frère du chef de village habite en France et a su lever les fonds pour réparer une pompe en panne depuis plus d'un an.

13. Nous avons repéré notamment la NEF. CCONG. Forage Mali. Mali Aqua Viva, LACIM qui contri­buent en particulier au suivi des PMH.

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Finalement, sans organisation administrative à l'échelle de la commune, le salut des villageois passe par l'intégration informelle des notables dans des réseaux sociaux d'acteurs exogènes en capacité d'apporter leur soutien, or certains villages en sont totalement dépourvus.

Le mécanicien

Acteur clé au centre du système, les compétences du mécanicien-réparateur, sa réactivité, ses émoluments et ses conditions d'exercice déterminent le bon déroulement des dépannages. Les formations professionnalisantes qu'il suit le légi­timent en principe dans sa fonction. Il est pourtant contesté dans ses diagnostics et des témoignages rapportent qu'il n'excelle pas dans sa charge de réparateur (Beria, Oualam, Dakakouko, Seydou-Daka) et le coût de ses interventions est estimé trop élevé par les usagers (Dakia, Doungouri, Dakakouko).

Au-delà des contestations dont il est la cible, force est de constater les contraintes liées à sa tâche. Soumis aux extrêmes difficultés à se faire payer les pièces de rechange, il est contraint à faire preuve d'inventivité pour repousser le plus possible les échéances des dépenses lourdes. Il soude, colle, remploie toute sorte de matériaux mais ce sont à chaque fois des pis-aller. De plus il rencontre les pires obstacles à assurer ses déplacements. La commune est traversée d'une unique route carrossable (cf carte), la plupart des accès se font par la brousse sur des pistes médiocres. Sans véhicule, il doit emprunter ou louer une moto, voir un âne. N'étant pas salarié, il doit donc faire supporter ses coûts de transport aux villageois. Enfin, lorsque les villageois acceptent une dépense lourde qui nécessite l'achat d'une pièce détachée, ceux-ci doivent assurer en plus du prix de la pièce, les frais de transport jusqu'à Douentza ou Mopti ainsi que les repas qu'il lui faut bien prendre durant son voyage. Qu'il soit ou non astucieux et sérieux, il est donc soumis à des contraintes qui l'exposent aux critiques.

Certains villages insatisfaits choisissent d'ailleurs de le contourner, comme à Dakia et Dakakouko dans le Wami qui préfèrent la «débrouille» à ses services. Ces villages recourent aux services de deux jeunes qui se sont appropriés « sur le tas » les compétences nécessaires aux dépannages. Ils ont endogénéïsé des savoirs techniques par la pratique à tel point qu'ils proposent désormais leurs services appointés à d'autres villages. Contournant le mécanicien, ils lèvent quelques-uns des obstacles majeurs à l'efficacité du service: à proximité et personnellement impliqués ils sont plus réactifs et n'exigent pas les mêmes rémunérations.

D'autres villages s'en remettent directement aux ONG qui ont la maîtrise tech­nique, telle la Near East Foundation en particulier.

Entre dysfonctionnements et réappropriations

Le fonctionnement réel de la chaîne des acteurs impliqués dans la gestion des PMH est toujours hors cadre par rapport au schéma d'organisation formel (triangle

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d'or de la DNH). La gestion, essentiellement ex post et au coup par coup permet néanmoins, là où l'eau de la pompe est incontournable de réparer aux moments des plus forts besoins. Doit-on alors conclure à des dysfonctionnements? Nul doute au regard des procédures standard, voire de la continuité incertaine du ser­vice de la ressource. La réponse est plus complexe au regard des règles sociales qui président à la vie collective au sein du village où notamment les questions d'argent sont inséparables des questions sociales.

En effet, à quoi sert !'argent de la caisse de pompe s'il reste inutilisé dans l'attente d'une hypothétique panne alors que les besoins en numéraire des popu­lations sont permanents? L'argent qui dort n'est-il pas inutile, n'est-il pas mieux employé lorsqu'il est prêté pour faire du commerce, pour financer l'achat d'un animal ou recevoir un notable? D'ailleurs, un trésorier qui voudrait se conformer au schéma prévu aurait du mal à supporter la pression sociale de ceux qui sont en besoin d'argent. Les liens de solidarité et sans doute de clientélisme priment sur une gestion standard. Ainsi la logique des pratiques est-elle hybride, l'argent circule pour les besoins de villageois et il est en partie récupérable pour financer les pannes, malgré d'évidentes «évaporations».

En tout cas, les réaffectations multiples de l'argent de la caisse de pompe témoignent de ce que Polanyi ( 1975) appelait l'encastrement 14 de l'économie dans les liens sociaux, ce que Gentil a désigné par l'expression «d'imbrication entre l'économie et le social» [Gentil, 1988]. Il est normal de prêter l'argent de la caisse, il est normal de l'utiliser pour recevoir des dignitaires de passage ou pour l'achat d'un animal à sacrifier car il en va de l'honneur ou de la prospérité du village. Loin des règles strictes de gestion qui entendent mettre à distance toutes les questions sociales de l'économie, ce constat renvoie à l'inséparabilité des dyna­miques économiques et sociales et au fonctionnement holistique des sociétés rurales sahéliennes. On comprend alors la nécessité de remettre en cause une vision sous-socialisée [Baron et Soubias, 2004] de l'économie des ressources en eau.

Faisant le bilan de l'état des PMH, nous disions en début de texte que 50 % d'entre elles étaient régulièrement hors d'usage. Deux points doivent être ici men­tionnés. Le premier est issu d'une certaine complexité paysagère de la commune (bas-fonds, mares naturelles sur sols colmatés, reliefs, sous-sol imperméable ... ) que les populations ont su mettre à profit, façonnant ainsi une remarquable diver­sité de ressources en eau à même d'éviter leur dépendance à une ressource unique 15

• Le second est celui de l'importance de la saisonnalité. Durant l'hiver­nage et les mois qui suivent, les eaux de surface (mares naturelles, mares

14. En Anglais « embeddedment »,concept élaboré par Karl Polanyi (1975) et remanié notamment pas Marc Granovetter trouve sur notre terrain une application éclairante.

15. Nous avons construit une typologie multîcritère des ressources en eau de la commune, elle intègre des indicateurs environnementaux et des indicateurs socio-techniques. Elle a fait émerger une remarquable diversité locale des ressources en eau qui participe largement à un moment ou à un autre de lannée à satisfaire les besoins des usagers. Ces travaux sont en cours de publication.

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aménagées) et de sub-surface (citernes, retenues, fontaines) sont abondantes. Ces ressources sont multi-usage, aussi les populations les utilisent-elles préférentiel­lement, même pour les usages domestiques parce qu'elles sont faciles d'accès (pas d'effort d'exhaure à la corde ou de pompage manuel) et qu'elles sont gratuites. Aussi, si l'on regrette la défaillance des PMH, certaines ne restent hors service que durant les mois d'abondance. À la limite, une panne de pompe en saison des pluies peut être considérée comme une forme de gestion car les dépenses pour sa réparation ne se feront que lorsqu'elle sera vraiment utile.

Seydou-Daka : prise de pouvoir des femmes ou renoncement des hommes?

Seydou-Daka est un des villages Songhaï du Wami (cf carte) d'environ 300 personnes 16

• Il dispose d'une mare à quelques centaines de mètres des habitations qui s'assèche vers le mois de décembre, d'un puits moderne en limite de tarisse­ment en fin de saison sèche, et d'une PMH.

Brève histoire de la pompe villageoise La PMH est installée depuis 1996 dans le cadre d'un programme des Nations

Unies 17• Un comité de gestion est immédiatement mis en place, composé d'un

président, d'un trésorier et d'un surveillant. Les premières années le paiement des cotisations est semble-il respecté. La collecte d'argent se fait lors des assemblées de village.

Durant 9 ans, aucune panne n'est à déplorer, aussi, l'argent est comme ailleurs employé à d'autres fins : prêts, réceptions, sacrifices pour faire venir la pluie en particulier. De discrètes critiques circulent sur des détournements supposés et sur le favoritisme pratiqué par le comité, les uns bénéficiant de prêts et les autres non.

Entre 2000 et 2003, Les deux personnages clés, le trésorier et le président décèdent alors le comité commence à se désorganiser et les rentrées de cotisations se font plus aléatoires.

Passées les 9 années, la pompe commence à connaître ses premières pannes. IO à 13 pannes sont tant bien que mal réparées, d'abord grâce à l'argent de la caisse de la pompe, puis, ne suffisant plus la «caisse des femmes», destinée à lancer un projet de jardins potagers est alors mise à contribution. Vidée elle aussi, le village se trouve sans pompe et sans argent depuis juin 2008. Le comité de

16. Seydou-Daka n'a pas d'existence administrative, seul l'ancien village parent perché de Gallou est reconnu. Il s'est éclaté depuis une cinquantaine d'années en plusieurs villages de plaine dont celui de Seydou-Daka. Aussi n'avons-nous pas de recensement précis, nous avons dû évaluer la population du village en relevant le nombre de familles et leur composition sur la base des déclarations des villageois eux-mêmes.

17. Informations partielles fournies par SIGMA <Système d'information Géographique du Mali. 2008) de la DNH.

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gestion en place, uniquement constitué d'hommes a finalement décidé de ver­rouiller la pompe et de repousser sa réparation sine die.

Passage de flambeau en douceur sur fond d'enjeux asymétriques Les 4 femmes au centre d'un microprojet de jardinage ont alors décidé de

reprendre en charge la réparation et de constituer ensemble un nouveau comité. Cette initiative est totalement originale sur la commune où tous les membres des comités sont des hommes.

Le point de vue des femmes est simple, elles tiennent particulièrement à l'eau de la pompe parce qu'elles ont la charge de l'approvisionnement en eau domes­tique et qu'elles souhaitent utiliser cette eau pour les jardins. Elles préfèrent la pompe au puits car il est plus pénible de puiser l'eau au puits 18 avec corde et puisette que de pomper, et puis, «c'est l'eau de la pompe qui est meilleure 19 »

d'après l'une d'elles. De plus, elles regrettent la gestion dilettante des hommes qui, plus mobiles que les femmes sont fréquemment absents du village, notamment en sa,ison sèche durant laquelle ils partent régulièrement en migration saisonnière. Pour elles, l'obligation du paiement pour le service de l'eau de la pompe est largement compensée par la facilité d'exhaure à la pompe.

L'attachement des hommes à l'égard de la pompe est d'un autre ordre, il a moins à voir avec la disponibilité d'une ressource en eau de qualité qu'avec les possibilités qu'une caisse régulièrement alimentée conçue comme banque de prêt pour eux-mêmes ou des proches peut leur permettre. Tant que la caisse avait de l'argent et qu'il circulait, les hommes en faisaient leur affaire, les femmes ni consultées ni associées à la gestion étaient toujours tenues à l'écart. La pompe était gérée par le cercle étroit du comité, il diffusait les informations sur l'état des comptes au seul collectif des chefs de familles, « il y avait un mur, parce que les hommes n'acceptent pas que les femmes sachent ce qu'il y a en eux» dit l'une des nouvelles membres du comité. Dès lors que la caisse a été vide, l'intérêt que portaient les hommes du comité à la gestion de la PMH s'est largement érodé.

C'est cette asymétrie d'enjeux qui a permis aux femmes de prendre la main. C'est sans doute parce qu'elles n'entendent pas contester les prérogatives mascu­lines que le passage de flambeau a pu s'effectuer sans heurt. L'argent ne consti­tuant pour elles qu'un moyen d'avoir de l'eau alors qu'il est pour eux un enjeu à part entière. Aussi, la décision des femmes de reprendre la charge de la gestion est autant un abandon masculin qu'une conquête féminine ce qui finalement ne bouscule pas fondamentalement les conventions des rapports de sexes. Ainsi aujourd'hui, hommes et femmes confondus s'accordent à considérer que les femmes gèrent mieux que les hommes, qu'elles sont plus que les hommes capables de relancer les mauvais payeurs et qu'elles sont plus rigoureuses.

18. Sa profondeur est estimée à 23 m selon la base de donnée SIGMA (2008). 19. Ce n'est pas partout le eas dans la commune. Certaines eaux de mares sont préférées aux eaux

des pompes fréquemment jugées « salées» ou «amères».

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Notons toutefois que le nouveau comité de gestion n'est pas totalement fémi­nisé, en effet les femmes ont installé un homme à la présidence. Peut-être est-ce une condition implicite de l'acceptation et de légitimation du nouveau comité? En tout état de cause, les femmes le justifient simplement : les hommes ont une plus grande facilité à se déplacer qu'elles-mêmes. Ce privilège est un avantage pour les besoins de la pompe, il permet au nouveau président d'aller chercher lui-même le mécanicien à Hombori, d'aller acheter les pièces détachées ...

Des pompes versus des puits

Depuis la transition démocratique de 1991-1992 20 et les lois de décentralisation qui ont suivi, le caractère co-construit des décisions publiques, partage de respon­sabilités, concertation et participation [Dia et al., 2008] sont devenus des principes fondateurs de l'action publique. La décentralisation « ... est censée être une école d'apprentissage de la démocratie, permettant aux citoyens d'exercer depuis la base leurs responsabilités politiques » [Djiré, 2004].

Les programmes d'aide à l'accès à l'eau «basés sur la demande et intégrant les aspects techniques et participatifs ... » [DNH, 2003b] ou l'on «ne prend en compte que les besoins exprimés par les bénéficiaires sous forme de demande >>

[DNH, 2002] laissent donc entendre une implication massive des populations dans les processus de réflexion et de réalisation des projets d'aménagement. Pourtant, au-delà des textes légaux qui mettent en scène les populations, en s'appuyant conjointement sur les nouveaux jeux politiques (notamment avec les élections locales et les lois de décentralisation) et sur la légitimité des chefferies de village, force est de constater que les installations de PMH sur la commune, qui se géné­ralisent au détriment des puits, relèvent d'un processus essentiellement exogène où la concertation et la décision partagée n'ont absolument pas cours.

Expression démocratique ou Deus ex machina ? Bien sûr, les chefs de village font des demandes d'équipement auprès du maire

ou de tous ceux qui veulent bien les entendre, mais là s'arrête la participation villageoise. Le processus qui aboutit à l'installation d'une pompe est sans lien avec leur demande. D'abord, ils ne demandent jamais de PMH mais des puits, et parfois ils ne demandent rien. «Le village n'a rien demandé» entend-on à Horé Séno, «Franchement, cette fois on n'a rien demandé ... "Ils" sont venus par sur­prise ! ... "Ils" sont simplement venus et "ils" se sont mis à travailler >> dit le chef de village de Oualam. « Ils » ou les « projets » sont anonymes pour les villageois

20. Entre 1989 et 1991 des contestations secouent le régime autoritaire de Moussa Traoré. En 1991. une partie de l'armée se désolidarise du gouvernement qui au sein d'un comité de coordination associant des civils réclame et obtient Je multipartisme en 1992 et l'élection au suffrage universel présidentielle dont Alpha Oumar Traoré sort vainqueur le 26 avril de la même année. Cet évènement constitue en cela un cas original de coup d'État militaire (janvier 1991) car le pouvoir a été rapidement remis aux civils, on le retient sous le nom de «transition démocratique "·

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qui ignorent la plupart du temps tout des acteurs et des processus qui ont conduit à choisir leur village pour y implanter une PMH. Exceptionnellement, le processus est mieux connu et mieux maîtrisé par les usagers. Dans les cas où l'opérateur est une ONG qui a des habitudes locales, alors on sait la nommer, nommer les intervenants et l'on relate comment, de concert avec les villageois ont été décidés la nature de l'infrastructure et Je lieu d'implantation.

Au-delà des discours de « participation » et de « responsabilisation », les usa­gers restent des destinataires, agis plus qu'agissants, agents dominés selon une terminologie bourdieusienne plus qu'acteurs, ils sont maintenus souvent en toute bonne foi dans un attentisme quasi-divinatoire. Tout se passe comme si les «pro­jets» tombaient du ciel, au hasard et sans prévenir. Ils n'ont aucun levier à actionner pour contrôler, même à la marge leur approvisionnement en eau issu des institutions extérieures. Alors qu'ils décident de la réalisation des ressources dites traditionnelles (mares aménagées, puisards, citernes, retenues, fontaines, puits traditionnels), qu'ils en maîtrisent tout le processus de fabrication (techniques et matériaux) ainsi que leur gestion, pour les PMH, ils ne sont que des cibles dont on juge des besoins depuis l'extérieur. Le renouvellement de l'action publique censé favoriser l'autonomie et la responsabilité locale ne semble pas encore avoir détrôné le paternalisme souvent autoritaire qui préside encore à l'aide au déve­loppement [Lecomte et Naudet, 2000].

Attentes non satisfaites et satisfactions non attendues Quelquefois les villageois ont exprimé leur satisfaction à l'installation d'une

PMH tant ils espéraient une ressource pérenne et facile d'usage, mais «en ce temps ils n'avaient pas d'expérience, ils ne connaissaient pas les conséquences de la pompe» dit le chef de village de Seydou-Daka, premier village équipé du Wami. Après 13 ans de pratique il estime qu'un puits aurait bien mieux convenu à leurs besoins: un puits est simple de gestion et n'a pas de panne. Mais lorsqu'on est destinataire d'une action publique et que l'on n'a aucun capital économique, social ou culturel mobilisable pour négocier, la négociation se résume à accepter ce que l'on propose. Si «Je vous ai demandé une montre, un bracelet quoi, vous me donnez une montre de poche, j'ai une montre, qu'est-ce que je peux dire?» déclare le frère du chef de village de Gonta.

Le dialogue entre usagers et décideurs ne prend pas véritablement corps, il laisse dans !'ombre un réel désajustement entre !'offre de ressource et les besoins tels qu'ils sont pensés par les usagers. Pour eux une ressource en eau est multi­fonctionnelle, qu'il s'agisse de mares ou de puits: l'eau sert à la fois aux animaux, à tous les usages domestiques ainsi qu'à l'irrigation de potagers. Les décideurs ambitionnent quant à eux de livrer une ressource qui garantisse au mieux un approvisionnement en eau domestique de la meilleure qualité possible et à des coûts raisonnables. Selon ces critères, la PMH est toute indiquée, mais cette approche à la fois sanitaire et technicienne fait l'économie d'une réflexion sur les transformations des règles sociales d'usages des ressources en eau. L'avantage de

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disposer de cette ressource pérenne ne compense pas les désordres que génèrent des règles d'accès spécifiques (cotisations continues, thésaurisation sans réaffec­tations, gestion préventive, transformation des rapports de pouvoir...) par trop éloignées des pratiques locales où en particulier !'eau est généralement gratuite.

Dans l'ordre des justifications invoquées par les pouvoirs publics et les bail­leurs, la santé occupe la première place et les PMH sont les mieux à même d'y répondre. En effet, elles sont installées sur des forages plus profonds que les puits ce qui limite les risques d'infiltration jusqu'à la nappe des polluants chimiques et biologiques. Elles sont fermées hermétiquement par une dalle de béton, aucun objet ne risque ainsi d'y tomber 21

• Mais au-delà de cet argument en faveur des PMH, la question du coût d'installation semble déterminante. Selon les conditions de terrain, un mètre linéaire de forage équipé coûte entre 6 0000 et 100 000 FCFA et entre 600000 et 800 000 FCF A pour les puits busés. Aussi pour atteindre des objectifs quantitatifs en lien avec les ambitions de la DIEPA la préférence va presque exclusivement aux forages 22

Conclusion

Nos observations du taux de panne extrêmement élevé des PMH, des contour­nements des règles de gestion et des formes de réappropriation peu orthodoxes doivent être reconsidérées, non pas sous l'angle trop simplificateur d'une impré­paration des populations aux règles strictes de gestion des PMH, mais comme une relation complexe et asymétrique entre des normes de gestion endogènes et exo­gènes. Les effets sont de l'ordre de l'hybridation des pratiques parce que l'eau de pompe n'est pas totalement un bien marchand, pas totalement un bien commu­nautaire, pas totalement un bien public, mais à la croisée de ces statuts comme l'ont souligné C. Baron et A. Isla [2006]. Mais les changements qu'impliquent leurs implantations constituent une rupture, puisqu' imposées de lextérieur selon des règles de gestion étrangères aux pratiques locales [Bonnassieux et al., 2003], rupture technique et normative dont les conséquences conduisent parfois à leur abandon. Les bailleurs, politiques, administratifs et aménageurs, traversés par la vision prométhéenne et sous-socialisée d'un progrès technique continu n'en ont pourtant pas pris la mesure. Le changement technique n'est pas un processus neutre qui se plaque simplement du dehors sur les sociétés, il est, comme l'affirme J. J. Salomon «autre chose et plus que les seules technologies à partir desquelles il s'accomplit » [Salomon, 1992].

Poussant encore un peu notre réflexion, rappelons que si la politique d'implan­tation de ces pompes et les lois de décentralisation ne sont pas directement liées,

21. Des animaux tombent dans les puits, surtout dans les puits traditionnels qui n ·ont pas de margelle : animaux domestiques (jeunes de petits ruminants) ou des animaux sauvages (batraciens, rongeurs) qui renctem-reau impropre à la consommation.

22. Les objectifs touchent aussi les normes quantitatives de desserte, de 40 !/jour/personne révisées à la baisse lors du 3' atelier national d'évaluation de la DIEPA qui passent à 20 l/jour/personne pour l'hydrau­lique villageoise (DNH, 2003b}.

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elles sont concomitantes et leurs principes d'autonomie et de responsabilisation leur sont communs. Les usagers des PMH doivent comme il est dit plus haut, assumer l'ensemble des tâches affairant à leur gestion, mais dans les faits, les PMH augmentent !'hétéronomie des usagers à l'égard de lextérieur : les matériaux fabriqués ailleurs sont achetés, les savoirs constitués ailleurs sont monnayés, les règles du jeu viennent de l'extérieur. Or, faiblement dotés en capital économique, sans capital social mobilisable sur la scène politique et administrative, les usagers n'ont pour l'heure que peu de maîtrise de ces règles du jeu. Ainsi peut-on conclure à une contradiction entre ce qui est visé dans les textes (lois, directives, plans, projets) et ce qui, de fait se produit sur le terrain : nous sommes face à la fabrique d'une dépendance croissante et non pas d'une autonomie accrue des populations locales à l'égard en particulier des financeurs de projets et des opérateurs locaux.

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Bouteilles et sachets en plastique. Pratiques et impacts des modes de consommation d'eau

à boire au Sénégal*

Manuel Valentin**

Le développement du marché de l'eau de boisson conditionnée en Afrique est un phénomène relativement récent. Il pose de façon pragmatique la question de l'égalité d'accès à une eau potable de qualité et soulève une multitude de facettes qui s'inter­pénètrent. Celles-ci rejoignent les grandes problématiques associées à la pénurie, à !'exploitation et à la distribution de!' eau sur ce continent et concernent aussi bien des aspects environnementaux et de santé publique que des choix en matière de gouver­nance et de politique d'investissement [Niasse et al., 2006 ; Merino, 2008] Depuis les années 1980, déclarées« décennie mondiale del' eau »,cette question del' accessibi­lité à une eau de qualité et à moindre coût soulève débats et polémiques à travers le monde. Plusieurs logiques s'affrontent qui font écho à des réalités de terrain complexes et diverses [Cans, 2001 ; Descroix, 2003; Larbi Bouguerra, 2003; Jaglin, 2005). L'aménagement du réseau hydrographique, l'irrigation agricole, ou encore les forages de puits, s'inscrivent comme des priorités nationales et internationales sur fond d'aléas climatiques et parfois d'incertitudes politiques. Dans les zones à forte concentration urbaine, le problème du traitement des eaux usées comme celui de la mise en place et de l'entretien d'un réseau de distribution d'une eau répondant aux normes de sécurité sanitaire reviennent avec insistance [Diagne, 2008].

L'eau à boire est partie intégrante de ces préoccupations, tout en se situant en marge, et cela, pour des raisons qui sont d'ordre socioculturel et historique. Sur l'ensemble des volumes d'eau en jeu, l'eau de «boisson» représente une part

* Cet article fait suite à une mission de terrain effectuée en novembre 2009 à Dakar et ses environs, ainsi qu'à Mbour, en collaboration avec Caroline Dervault, chercheuse africaniste associée à l'UMR 208 (IRD/MNHN) «Patrimoines locaux», Nos remerciements s'adressent à Marie-Christine Cormier-Salem et Dominique Guillaud, directrices de l'UMR 208 ainsi qu'à Ludivine Goisbault. Au Sénégal même, nom­breuses sont les personnes qui ont accepté de répondre à nos questions et encouragé notre démarche, en particulier M. Alexandre Alcantara (Directeur Général de la Société Kirène, Dakar), Cheik Faye Diawerinne el Cheikh Bemdé (Madinatou Salam, Grand Mbour) et Adrien Coly {hydrologue, Université Gaston Berger, Saint-Louis).

** Maître de conférences, Musée de l'Homme, UMR 208 « Patrimoines locaux ,, (!RD/MNHN). [email protected]

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58 Manuel Valentin

minime. La quantité d'eau effectivement bue par habitant est d'autant plus difficile à évaluer qu'elle se fond dans la catégorie de l'eau à usage domestique. Celle-ci, tirée d'un puits, d'une citerne, d'une borne-fontaine ou du robinet, est multifonc­tionnelle puisqu'elle sert à laver le linge, à cuisiner, à faire sa toilette, à arroser les plantes, tandis qu'une petite fraction seulement est ingérée, un acte qui la rattache au domaine alimentaire des habitants, et qui sans doute la prédisposait à se trans­former au moins partiellement, en un produit commercial, par le biais de condi­tionnements spécifiques. Cette transformation correspond elle-même à un processus qui a pris naissance en Europe occidentale, dans la continuité de l'engouement des cures thermales, au XIX' siècle. Entre nécessité vitale et souci thérapeutique, !'eau «bonne à boire » oscille aujourd'hui entre plusieurs représentations qui sont décli­nées à des degrés divers dans les discours publicitaires. Celle d'un élément insipide permettant d'étancher la soif, celle d'une substance dotée de propriétés médicamen­teuse, et celle d'une boisson à part entière, source de plaisir gustatif et de bien-être [Raboud-Schüle et al., 2005]. En outre, les progrès des connaissances dans le domaine des maladies et des épidémies transmises par !'eau de consommation ont permis de souligner la nécessité, pour tout individu, en particulier les nourrissons et les femmes enceintes, de boire une eau parfaitement saine. Cependant, boire de l'eau est un acte individuel qui s'inscrit comme une nécessité du quotidien, sur fond d'inégalité socio-économique profonde entre les individus. Dans les pays d'Afrique en particulier, en période de forte chaleur, acheter des petites unités d'eau à boire sous forme de bouteille ou de sachet devient souvent la seule alternative possible lorsque les systèmes de distribution collective sont défaillants.

Une approche anthropologique devient intéressante, car elle permet de porter un regard sur des contextes géoculturels variés, situés en marge des grilles du modèle occidental, qui connaissent depuis quelques années une transformation des modes consommatoires de l'eau. En effet, comment s'effectue le passage d'une eau « gratuite » mais aléatoire à une eau conditionnée, « payante » mais supposée saine ? Les succès respectifs que connaissent actuellement !'eau embouteillée et l'eau en sachet correspondent-ils vraiment à une disparité socio-économique? Quelles sont les conséquences de la consommation d'eau en bouteille sur les pratiques de gestion des déchets ? À travers ce type de question. il est apparu intéressant d'aborder le thème de l'eau à boire à partir des divers contenants qui leur sont associés, tandis que le choix d'un premier terrain d'enquête s'est porté sur le Sénégal, à Dakar même et dans ses environs. Depuis le début des années 2000, en effet, le marché de l'eau minérale au Sénégal a connu de profondes transformations comme le montrent quelques rares travaux, déjà anciens, sur la question [Ndiaye, 2001-2002]. Sur un marché intérieur dominé par des eaux d'importation essentiellement d'origine française sont venues s'imposer des pro­ductions minéralières locales moins onéreuses, et donc plus largement accessibles aux habitants des classes moyennes. La bouteille d'eau en plastique s'est effecti­vement banalisée dans le quotidien, mais parallèlement au mode de conditionne­ment de l'eau de boisson par ensachage plastique. plutôt destiné aux quartiers d'habitations périphériques de Dakar et bien au-delà.

Autrepart (55), ZOIO

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Bouteilles et sachets en plastique au Sénégal 59

Magasin de revente de récipients usagers, quartier de la Medina, Dakar. La bouteille d' 1 .5 1. coûte J OO FCfa, le même prix que pour une bouteille en verre. Les récipients de

JO I., en haut, à gauche, valent 150 FCfa. À titre de comparaison, les bouteilles de marque «Kirène » d'J,5 sont vendues 500 FCfa, celles de 101., J 000 FCfa.

©Manuel Valentin, novembre 2009.

Au cours de cette enquête menée essentiellement en milieu urbain et péri ur­bain , la méthode a consisté à privilégier l'observation et les rencontres, aussi bien en nouant des contacts avec différents acteurs te ls que des restaurateurs e t des directeurs ou gérants de sociétés minéralières loca les qu ' avec de simples consom­mateurs. La question de l'eau de boisson a sans doute facilité les contacts car le sujet intéresse. Il ne comporte aucun tabou et les gens donnent volontiers leur avis sur cette question qui touche leur quotidien, aussi bien a limenta ire qu' environne­mental. La dimension post consommatoire de l 'eau embouteillée ou ensachée a constitué l'autre volet important de la mission. E lle a conduit à effectuer plusieurs visites dans les quartiers dakarois réputés pour leur savoir-faire en matière de récupération et de recyclage, ainsi qu ' à observer di vers types de déchetteries, depuis l' amoncellement de bord de route aux décharges sauvages. L'idée étant d 'évaluer les impacts respectifs de la consommation de l'eau embouteillée et ensa­c hée, à partir des déchets matéri e ls générés.

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60 Manuel Valentin

L'émergence du marché de l'eau conditionnée

Le principe du conditionnement de l'eau, en tant que produit commercial n'est pas fondamentalement contesté, ni en Occident, ni en Afrique. Par son traitement et son emballage, l'eau devient un «produit» alimentaire qui l'isole du vaste ensemble «eau potable». Par rapport à l'eau du robinet, cette eau embouteillée représente un produit complémentaire et optionnel, dont l'unique fonction est d'être bue. La montée en flèche du chiffre d'affaire des industries minéralières au cours des dernières décennies indique que l'on est passé d'un caractère anecdo­tique et marginal à un phénomène durable de grande ampleur. Le succès du plas­tique PET (Polyéthylène téréphtalate), mis au point à la fin des années 1980, a certainement contribué à cet essor. Beaucoup plus léger et moins cassant que le verre, il s'est également imposé aux autres matières plastiques comme le PVC (Polyvinyle de chlore) qui a comme inconvénient majeur de dégager du chlore en se consumant. De fait, actuellement, toutes les bouteilles d'eau en plastique mises sur le marché sont en PET.

Omniprésente et bien visible, la bouteille d'eau symbolise les processus de pri­vatisation et de marchandisation de ce bien naturel et nécessaire à la vie, qui était jusqu'à présent inscrit dans une logique de partage et de gratuité. L'embouteillage justifie un prix de vente qui la rend prohibitive pour les classes sociales à faible revenu, entraînant de fait une inégalité d'accès de cette eau alimentaire et saine entre les individus. Cet obstacle financier qu'impose le choix de l'embouteillage explique sans doute l'essor d'autres modes de conditionnement de l'eau autres que celui de la bouteille, en particulier dans les régions où le réseau de distribution public est défaillant, ou à l'état embryonnaire. C'est ainsi que lon observe le développement, depuis près d'une décennie, de la technique de l'ensachage plastique de l'eau, dans de nombreux pays d'Afrique, d'Amérique du Sud et d'Asie tandis que se maintien­nent des pratiques plus anciennes de consommation d'eau.

En parallèle à cette dimension économique et sociale, le conditionnement de l'eau destinée à l'alimentation génère une quantité industrielle d'objets matériels uniformes, conçus à partir de quelques modèles seulement. Fabriqués en usine, les bouteilles, les sachets et les autres catégories de récipients associés au condi­tionnement de l'eau exercent un impact de plus en plus visible sur les sociétés, par rapport à leurs habitudes de consommation d'eau, mais aussi par rapport à leurs environnements. La bouteille d'eau et le sachet n'ont pas le même statut selon qu'ils apparaissent, par exemple, dans la sphère domestique ou profession­nelle. Leur signification en tant que contenant s'avère également différente encore lorsque leur contenu d'origine a été consommé. L'un et l'autre n'offrent pas le même potentiel de réutilisation et de recyclage, mais tous les deux sont suscep­tibles de devenir des déchets parmi d'autres, en particulier sur le bord des routes. L'incidence visuelle plutôt négative qu'ils ont sur le paysage urbain et périurbain suscite des réactions parfois extrêmes, du côté des pouvoirs locaux. L'interdiction de la vente de l'eau en sachet par la municipalité de Kinshasa en 2010 en est un exemple intéressant car à travers le sachet d'eau en plastique se révèle un équilibre

Autrepart (55), 2010

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complexe entre les nécessités biologiques du quotidien des populations à moyens et faibles revenus, les défaillances d'un système de distribution collective d'eau potable et l'impact de la composante matérielle d'un produit commercial sur l'environnement. La plupart des sites internet qui font état de ce problème dans les grandes métropoles africaines évoquent les sacs et les sachets en plastique en terme de nuisance, tout en leur reconnaissant une certaine utilité.

Au Sénégal, les observations et les recherches effectuées lors de !'enquête ont permis de mettre en évidence trois modes d'accessibilité à l'eau «de boisson». Le premier procède en droite ligne de pratiques anciennes et traditionnelles, faisant usage de poteries ou de jarres à eau, ou plus couramment, de récipients en plastique. Maintes fois décrite, elle ne sera évoquée que sur quelques aspects significatifs. Le second, qui se développe dans la seconde moitié du XX' siècle, correspond à l'eau embouteillée. Elle connaît d'abord une phase d'importation exclusive avant de donner lieu, à partir des années 1990, à une production locale destinée aux classes moyennes, pour le compte de grandes sociétés nationales. Le troisième correspond à l'émergence de l'ensachage mécanisé de l'eau, dont l'essor, situé dans la première décennie du XX' siècle, est amené à se poursuivre dans les prochaines années. Ces trois modes de consommation se chevauchent dans le temps et si !'on est tenté de faire correspondre chacun à des niveaux de catégories sociales différentes,!' enquête de terrain montre une réalité plus nuancée. Toutes les personnes rencontrées, ont au moins une fois goûté de !'eau minérale naturelle en bouteille, ce qui leur confère un élément de comparaison avec l'eau conditionnée sous d'autres formes ainsi qu'avec l'eau du robinet. Celle-ci, lorsqu'elle est accessible, demeure l'eau de référence. Elle est perçue comme une nécessité vitale du quotidien. Elle est en effet à usages multiples (lessive, toilette, cuisine ... ), ce qui la distingue de !'eau en bouteille ou en sachet, exclusivement destinée à être bue. Cette spécialisation fonctionnelle de l'eau conditionnée, qui implique à terme une démarche consciente et volontaire du consommateur, résulte d'un change­ment progressif dans la perception culturelle de l'eau produite localement. Cette évo­lution est parfaitement sensible chez les populations du centre urbain de Dakar, plus exigeantes en matière de qualité gustative et plus attentive à l'hygiène alimentaire.

Le mode de conditionnement signe en quelque sorte la qualité et la fiabilité de son contenu. De !'eau du robinet à la bouteille, en passant par le sachet en plastique, s'instaure une échelle de confiance dans la qualité de l'eau à boire, tandis que les pratiques plus anciennes de consommation d'eau suscitent para­doxalement un attachement territorial, tout en présentant un statut à part, puisqu'elles sont détachées de toute pensée commerciale. C'est pourquoi on peut dire que les pratiques modernes de conditionnement que sont l'embouteillage et l'ensachage instaurent une nouvelle image de l'eau de boisson. Calibrée ou for­matée à travers des modèles de capacité différente, elle est payante, et son accès se fait à travers les réseaux de distribution commerciaux formels et informels. Les ressemblances s'arrêtent là. Si l'eau en bouteille est présente à peu près partout, de la grande enseigne de supermarché au petit détaillant de quartier, en passant par les stations services, en revanche, l'eau en sachet est surtout vendue dans les petits commerces de proximité, dans les quartiers populaires urbains de Dakar (La

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Médina, Rebeuss ... ) par exemple, mais aussi bien au-delà, de la capitale. L'ambu­lantage est une pratique qui, bien qu'attestée au Sénégal, n'a pu être observée au cours de la mission, faute de temps, mais sans doute aussi en raison de la présence, dans les zones étudiées, d'un réseau de petits commerces suffisant, Par contre, l'eau en bouteille est proposée dans les restaurants et les hôtels, ce qui n'est absolument pas le cas pour l'eau ensachée.

L'eau en bouteille

Les années 1990 ont vu le marché des eaux minérales se développer à travers le monde. Au Sénégal, comme dans bon nombre de pays du Tiers-monde, l'eau produite localement jouissait d'une réputation peu enviable. Les Occidentaux s'en méfiaient, préférant importer des bouteilles, en l'occurrence, de France. Aujourd'hui encore, dans la rubrique « santé », les guides touristiques recommandent fortement de boire de l'eau en bouteille et d'emmener dans sa trousse à pharmacie des comprimés, telles les pastilles de chloramine, destinées à stériliser l'eau. Pour cer­tains, le jugement est sans appel puisqu'il « vaut mieux boire de l'eau filtrée ou minérale même dans les grandes villes où celle-ci est traitée» [Rémy, 2003, p. 202]. Pendant longtemps, cette eau en bouteille importée, d'abord en verre, puis en plas­tique PET, était considérée par les populations locales comme une commodité super­flue et inaccessible. C'était l'eau des Européens, du « Blanc », lesquels préféraient payer cher une eau importée que de subir les conséquences d'une eau locale aux qualités sanitaires douteuses. Au Sénégal, plusieurs facteurs ont contribué à changer cette situation : Je développement continu du tourisme, la commercialisation des bouteilles en PET, ainsi que la demande croissante d'une eau à boire de bonne qualité, au sein des classes moyennes, plutôt méfiantes à l'égard de l'eau du robinet. Les personnes interrogées sur ce sujet consomment néanmoins cette eau de ville. Elles disent qu'elles y sont habituées. La coloration rougeâtre ou brunâtre que prend !'eau du robinet à Dakar à certaines heures de la journée, ainsi que J' odeur qu'elle dégage occasionnellement les incite à beaucoup de vigilance.

Il est bien difficile de déterminer la part de tel ou tel facteur dans le développement de l'eau minérale en bouteille. Les progrès en matière de techniques de forage de puits, ainsi que la fiabilité des analyses physico-chimiques des eaux ont contribué à asseoir une production locale d'eaux minérales, de qualité égale à la plupart de leurs homologues européennes. À côté des eaux embouteillées d'importation, notamment Evian, qui reste la marque de référence, trois eaux minérales effectivement produites au Sénégal se partagent Je marché intérieur « Kirène », « Safy » et « Fontaine ». Dans tous les commerces visités sur place, elles reviennent constamment. Néanmoins, il s'agit d'un secteur qui évolue très vite. La bouteille d'eau minérale Montrolland qui fut jusqu'au début des années 2000 la seule eau minérale exploitée et commercialisée par une société nationale sénégalaise, dans la région de Thies, a aujourd'hui quasiment disparu. Plus récemment, la bouteille «Valentine», relativement connue, était devenue introuvable dans les grandes surfaces comme chez les petits détaillants visités durant la mission. Actuellement, la marque « Kirène » est sans conteste la plus

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innovante en matière de contenant, n'hésitant pas à mettre sur le marché, en plus des bouteilles classiques d'un litre et demi, des conteneurs de 5 litres, puis de 10 litres, avec un succès populaire renouvelé. Le conditionnement de gros volume permit en effet de faire baisser le prix de leau au litre, ce qui donne un rapport qualité prix attractif, d'autant plus que cette eau minérale est très appréciée localement pour sa douceur et ses qualités gustatives. Mais d'autres facteurs expliquent sans doute ces succès commerciaux. La forme de la bouteille comme certains éléments iconogra­phiques s'inspirent directement de la bouteille d'Évian, qui demeure une référence en matière de qualité et à laquelle s'identifie « Kirène ». Mais cette marque de bou­teille d'eau minérale naturelle s'affirme avant tout comme étant «sénégalaise», ce qui est un des arguments commerciaux mis en avant. Elle provient effectivement d'un puits de forage situe à environ 40 km au sud-ouest de Dakar, à proximité du village de Kirène. Les opérations de pompage et d'embouteillage se font sur place, à l'intérieur d'un complexe minéralier ultra moderne. Elle participe d'une volonté de s'émanciper économiquement des produits d'importation en valorisant des ressources naturelles locales. Consommée par les classes sociales à revenu moyen et élevé, mais aussi de plus en plus par les touristes et les expatriés, l'eau « Kirène » domine lar­gement le marché intérieur sénégalais. Elle n'est conditionnée qu'en bouteille, la direction de l'entreprise refusant clairement toute idée d'ensachage, car elle aboutirait à ternir l'image de sérieux et de qualité de la marque (entretien A. Alcantara, 23 nov. 2009). Cette position fait apparaître l'existence de deux logiques distinctes dans la production et la commercialisation de l'eau de boisson dans la région de Dakar. L'une relève du secteur formel de l'économie et trouve son modèle dans les grandes entre­prises minéralières occidentales. L'autre procède du secteur informel et s'appuie sur les réalités socioéconomiques à r échelle territoriale.

L'eau en sachet

Le conditionnement de leau en sachet, au Sénégal, relève principalement du secteur informel de l'économie. Tout individu, s'il possède un accès à l'eau du robinet et est propriétaire d'un réfrigérateur peut créer un« petit business». C'est une pratique courdllte dans les quartiers populaires. Pour les familles modestes, elle fournit un revenu d'appoint. Cela va de l'ensachage de l'eau dans des plastiques fins et trans­parents, sans aucune indication de provenance ni de qualité de l'eau, aux sachets d'eau soumis à autorisation préfectorale avec indications sur l'origine et les caracté­ristiques de l'eau contenue. Elle est l'œuvre d'initiatives individuelles et familiales, et représente une activité qui implique le respect de certaines normes sanitaires. Le produit doit être conforme aux normes de la Direction de la Qualité du Ministère du Commerce. L'eau n'est en aucun cas« minérale», ce qualificatif étant réservé à une eau d'origine souterraine, de composition chimique constante et n'ayant subi aucune altération jusqu'au consommateur. L'eau qui est ensachée ainsi. dans des volumes allant de 250 à 400 ml, est en réalité de l'eau du robinet « filtrée et purifiée » par un appareil de filtrage et de conditionnement spécifique qu'il suffit de brancher sur une arrivée d'eau. Il existe actuellement plusieurs marques d'eau ensachée qui portent les

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noms évocateurs de « Bara jii », «Si Belle », « Teranga », « Melam », « Ndiyam » ...

Ce secteur d'activité est très dynamique et de nouvelles sociétés voient le jour chaque année, comme la marque « Khaïrate », installée dans une maison familiale à Grand Mbour, qui était prête à lancer sa production au moment de notre passage. La machine à filtrer et à ensacher l'eau était de fabrication allemande, tandis que les sachets en plastique pré-imprimés, livrés sous forme de rouleau, avaient été achetés auprès d'un grossiste de la banlieue dakaroise. Les sachets remplis d'eau sont ensuite distribués auprès d'un réseau de revendeurs et de magasins de proximité, qui se chargent de les réfrigérer avant de les vendre. Les enfants sont les principaux acheteurs et consom­mateurs. Cela semble plus occasionnel pour les personnes adultes. Le principe est simple, puisqu'il suffit de déchirer un coin du sachet en plastique avec les dents pour en boire le contenu. En période de forte chaleur, la fraîcheur de cette eau est très appréciée et, de toute façon, perso1rne n'achèterait une eau en sachet à température ambiante. Avant d'être ouvert, le sachet peut être apposé sur le visage ou une autre partie du corps avant d'être consommé. Il est vrai également que la réfrigération permet de masquer le goût de cette eau. L'inconvénient majeur est celui du sachet une fois vide, peu agréable à garder en main. Le premier réflexe est de s'en débar­rasser sur le bas-côté de la route.

Jardinerie, quartier de Grand Mbour. En bas. au centre, des sachets en plastiques qui on! été ouvert complètement sur un côlé pour servir de récipient à plante. Plus haut, on

distingue des pots obtenus par découpage de bouteilles en plaslique PET. © Manuel Valentin, novembre 2009.

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La consommation de l'eau en sachet est très répandue dans les classes moyennes et défavorisées. Les sachets sont bus à toute heure de la journée. Les observations effectuées sur place montrent qu'il s'agit d'un mode de conditionnement qui s'adresse à celles et ceux, enfants comme adultes, pour qui le prix d'une bouteille d'eau minérale, même locale, est encore trop élevé. Sa consommation répond à un besoin ponctuel et passager, pour tout individu qui se déplace hors de son domicile. En effet, la consommation d'eau chez soi semble avoir plutôt recours à l'eau du robinet, sinon à d'autres modes d'approvisionnements qui dérivent de pratiques plus anciennes, que !'on peut observer en dehors des grandes métropoles. Bien que cette dimension « traditionnelle » de !'eau à boire ne constituait pas !'objet de cette étude, elle est apparue plusieurs fois au cours de la mission. Moins ostentatoire que les pratiques de consommation d'eau en bouteille ou en sachet, elle relève de la sphère domestique. Certains aspects de cette pratique ont été repris sous forme iconogra­phique pour servir le discours marketing de certaines marques de bouteille ou de sachets. La bouteille « Safy » montre ainsi la silhouette d'une femme africaine en train de marcher, une grande poterie posée en équilibre sur la tête, évoquant la collecte de l'eau. De même, le dessin d'une calebasse sert de thème iconographique à certaines marques d'eau en sachet, notamment« Baraji ».La consommation d'eau de boisson sous emballage plastique ne constitue pas une rupture par rapport à ces pratiques dites « traditionnelles ». En réalité, les matières plastiques sont encore perçues positivement au Sénégal et plus largement en Afrique de l'Ouest, moins parce qu'elles représentent symboliquement une certaine modernité que par leurs avantages pratiques. Plus légères et moins cassantes que la terre cuite, elles ont très tôt été intégrées dans les pratiques de portage et de stockage de l'eau à travers les jerricans et autres bidons en plastique de grande capacité.

Les bouteilles en plastique, ainsi que les sachets semblent bénéficier jusqu'à présent d'une certaine confiance et sont perçus comme une garantie respective­ment optimale et minimale de la qualité hygiénique de leur contenu. Le débat qui agite l'opinion publique occidentale quant à la fiabilité des matières plasti­ques, en particulier le PET, depuis que des études ont montré des phénomènes de migration de molécules chimiques du matériau du contenant au contenu [Shotyk et Krachler, 2007 ; Wagner et Oehlman, 2009], n'a aucune incidence dans les pratiques de consommation d'eau conditionnées dans des emballages en plastique. Les rares acteurs sénégalais qui ont connaissance de la polémique ont réfléchi à la question mais, à défaut de solution de remplacement économi­quement viable, poursuivent la production (Entretien A. Alcantara, 23 nov. 2009). En revanche, la situation est légèrement différente pour les sachets sup­posés contenir de !'eau « filtrée et purifiée ». Des soupçons pèsent à juste titre sur la qualité sanitaire de cette eau, ce que semblent confirmer quelques rares études menées sur ce sujet [Blé et al., 2009]. Pourtant, les critiques les plus vives, attestées au cours de l'enquête, touchent moins des problèmes éventuels de santé de cette eau « filtrée et purifiée » que des problèmes de dégradation rapide de l'environnement.

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L'autre visage de l'eau conditionnée au Sénégal

Le sachet, comme la bouteille, sont deux objets dont la matérialité s'est imposée dans le paysage quotidien de Dakar et de sa région. Si leur succès participe d'une attention plus grande à la qualité de l'eau de boisson, l'un comme l'autre alimen­tent le problème plus général de la gestion des déchets domestiques urbains, dont l'efficacité s'avère encore balbutiante en dépit des initiatives locales. Les bou­teilles, comme les sachets, constituent en effet une cause de dégradation de l'envi­ronnement, du fait de leur incidence visuelle importante. Leur apparition massive et récente, leur caractère commercial, ainsi que la résistance de leurs matériaux sont des facteurs qui les inscrivent durablement dans !'espace public. Pourtant, !'observation systématique du devenir post consommatoire de la bouteille et du sachet a permis d'établir des différences notoires.

La bouteille PET ne fait pas l'objet de processus de recyclage au sens propre. Une fois vidée de son contenu, elle est tout simplement réutilisée en tant que contenant. On la remplit avec de l'eau du robinet, le plus souvent, que l'on va placer dans le réfrigérateur, pour un besoin de consommation ultérieur. Ce réem­ploi de la bouteille, qui cette fois-ci ne garantit pas une qualité bactériologique du contenu, donne lieu à un circuit parallèle, informel, dans lequel tout type de récipient, en plastique, métal ou verre peut être récupéré et revendu à quiconque moyennant une certaine somme. Certains petits commerces se sont spécialisés dans cette activité qui consiste à racheter et à revendre contenants et récipients auprès de particuliers ou bien auprès de personnes qui elles-mêmes collectent les bouteitles dans des restaurants et des hôtels, avec !'assentiment et l'accord, au sens propre et figuré, d'un ou d'une employée. Une autre source de collecte est celle des ramasseurs/collecteurs d'ordures et de déchets. Étant donné les lacunes, sinon l'inexistence de service de ramassage d'ordures ménagères, ces collecteurs de déchets sont payés par certaines familles pour effectuer cette tâche. La plupart du temps, ils circulent au moyen d'une charrette tirée par un âne. Ils ramassent ce qu'ils peuvent et mettent de côté les objets et autres éléments dont ils peuvent tirer un intérêt. Les bouteilles en plastique non écrasées en font partie. Sur plu­sieurs de ces charrettes aperçues, par exemple dans le quartier de Grand Mbour, une dizaine d'entre elles pouvait être attachée au moyen d'une cordelette sur les montants latéraux du véhicule. Les plus prisées sont celles à contenance de dix litres. Dans les marchés et les quartiers « populaires », tous les contenants sont exposés tels quels par les « grossistes-revendeurs » à la vue des acheteurs poten­tiels. Les bouteilles en plastique ne sont ni lavées ni retravaillées. Selon leur forme, leur couleur, leur contenance, elles servent à contenir diverses substances : graines, médicaments artisanaux, liquides plus ou moins visqueux. Pharmacie et médecine locales en font un grand usage. En marge de ce circuit, les bouteilles en plastique sont utilisées à des usages occasionnels, selon les besoins individuels. C'est ainsi que beaucoup de bouteilles finissent par être coupées en deux. Le fond sert à confectionner un récipient plus petit, sorte de gobelet improvisé. La bouteille est d'autant plus facile à couper quelle présente une série de« bagues» en creux. Ces

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récipients, confectionnés à partir des bouteilles d' 1,5 !., de 5 1. ou de 10 !., servent également de pots de fleurs dans les jardineries.

Il existe d'autres usages de la bouteille. L'un des plus inattendus consiste, à partir d'une découpe appropriée, à en faire un réflecteur d'ampoule. Tous ces exemples montrent que la bouteille en PET, au-delà de son usage préétabli, pré­sente potentiellement un intérêt de deux ordres, en tant que matériau de confection, mais aussi en tant qu'objet de revente, et de réemploi. À ce jour, il n'existe pas, au Sénégal, de filière de recyclage. La raison vient sans doute d'un écart trop grand entre !'investissement financier et la rentabilité effective. Un autre obstacle qui apparaîtrait vient justement du fait de la valeur élevée de réutilisation et d'usage de la bouteille en plastique, et de son relais dans le circuit informel de !'économie locale. De par les pratiques de revente et de réemploi, une bouteille en plastique possède plusieurs vies et ne devient un déchet dont on se débarrasse que lorsqu'elle est trop abîmée pour un quelconque autre usage. Cette situation a pour consé­quence de limiter la quantité de bouteilles en PET dans les dépotoirs et les décharges. Le phénomène serait, par exemple, pénalisant pour toute entreprise qui se lancerait dans le recyclage de ces récipients, à moins de les acheter pour un montant au moins équivalent à celui pratiqué dans le marché de la revente actuelle. Ce deuxième circuit de la bouteille en PET a néanmoins une capacité d'absorption limitée. Si le marché de l'eau en bouteille poursuit son essor, il est possible que l'abondance relative des bouteilles vides engendre à terme une baisse de leur prix de revente. Sauf si des mesures de ramassage des ordures ménagères sont prises, soit à léchelle des quartiers, soit à !'échelle municipale, il est à prévoir une proportion plus importante et plus visible de bouteilles en plastique dans l'envi­ronnement urbain et périurbain.

Par contraste, rien de tout cela n'apparaît avec les sachets en plastique. Une fois consommés, ils sont abandonnés sur le sol, dans la rue. Le vent et les dépla­cements d'air engendrés par la circulation des véhicules se chargent de les regrouper sur les bas-côtés, au pied d'arbres et de broussailles, ou bien aux car­refours. C'est ainsi que s'accumulent par plusieurs dizaines, jusqu'à plusieurs milliers, des petits sachets en plastique de marque différente, dont rien n'est fait. Sur les différentes décharges et dépotoirs sauvages, la proportion de sachets est bien supérieure à celle des bouteilles en plastique. Le phénomène concerne toutes les grandes villes d'Afrique où le commerce de l'eau en sachet s'est développé. Certaines municipalités, comme Kinshasa en arrivent à prendre des décisions dra­coniennes et à prôner l'interdiction de cette activité. Le seul cas de réutilisation effective des sachets en plastique qui a pu être relevé se situe dans les pépinières et les jardineries improvisées le long de certaines routes, à Dakar comme à Mbour. Le sachet, dont le bord supérieur est ouvert complètement, sert d'enveloppe pro­visoire pour les plantes de petite taille. Il s'agit d'une réutilisation temporaire car une fois achetée, la plante doit être rempotée ou mise en terre, ce qui signifie que le sachet finit de toute manière dans les déchets.

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Les bouteilles en PET comme les sachets en plastique introduisent un véritable changement dans les pratiques de consommation d'eau, qui se manifeste aussi par rapport au contenant matériel. Acheter une bouteille d'eau signifie un investisse­ment double. On achète deux éléments distincts : le contenu, à caractère alimen­taire et éphémère, et le contenant. Celui-ci n'est pas vu comme une simple enve­loppe ou un emballage. C'est un objet à part entière qui possède une valeur en soi, plus grande que celle du contenu. Cela explique en partie le succès des condi­tionnements des volumes plus importants, de cinq et de dix litres. Le prix à l'achat d'une unité est certes plus élevé qu'une bouteille d' 1,5 1., mais le contenant, de plus grande capacité, est plus solide et se prête à des usages multiples, d'où sa valeur importante de revente. L'impact culturel des modes de conditionnement de l'eau réside justement dans cette échappatoire située en aval du cycle produc­tion-consommation. Concernant le sachet en plastique, les possibilités de réemploi sont beaucoup plus limitées car l'emballage une fois ouvert, il est difficile d'y remettre un contenu. L'eau est achetée pour elle-même et non pour son emballage.

Conclusion

L'existence de nouvelles formes d'accessibilité à l'eau de boisson inscrit une rupture« en douceur» dans les pratiques de consommation d'eau. Les bouteilles et les sachets en plastique ne remplacent pas les pratiques antérieures ni ne concur­rencent sérieusement l'eau du robinet en général, laquelle reste beaucoup moins chère. Boire de l'eau minérale en bouteille ou boire de l'eau purifiée en sachet peut se faire dans le cadre familial mais c'est à l'extérieur, dans des circonstances de déplacements quotidiens ou occasionnels que ces deux pratiques trouvent leur intérêt. La première permet l'affichage d'un certain standing et participe surtout d'un contexte de réussite professionnelle et sociale. La seconde, correspond davan­tage à une nécessité pratique, celle d'assurer au corps les besoins ponctuels en eau, au goût supposé meilleur que celui de l'eau du robinet. L'étude de terrain a montré que la différence entre ces deux modes de conditionnement se répercute également sur l'environnement socio culturel. En dépit de leur développement récent, les produits et les déchets matériels issus de ces deux marchés très dyna­miques sont amenés à marquer durablement le paysage urbain et extra urbain du Sénégal contemporain.

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Casablanca-Marina : un nouvel urbanisme marocain des grands projets

Pierre-Arnaud Barthe/*

Dans un contexte de néo-libéralisme imprégnant l'action urbaine, une nouvelle culture du projet urbain marque l'agenda des grandes villes du Monde arabe, qui est un tournant majeur dans la façon de concevoir, produire et gérer les espaces urbains dans cette aire culturelle [Barthe!, 2010]. Un nouveau capitalisme financier arabe tourné vers le développement urbain [Elsheshtawy, 2004, 2008), dont les premiers signes étaient manifestes dès les années 1980 et 1990, se déploie aujourd'hui de Dubaï à Rabat, en passant par Amman, Beyrouth et Tunis, qui privilégie des fragments métropolitains à forte rente de situation (front d'eau, hyper-centre, périphérie rapidement valorisable). Les gouvernements encouragent fortement l'arrivée des capitaux, vecteurs de métropolisation et accélérateurs du tourisme, qui sont apportés par de puissantes holdings d'aménagement venues essentiellement du Golfe [Sama Dubaï, Emaar, Bukhatir, Sorouh, Saudi Oger, Darnac ... ] qui agissent seules ou bien en partenariat avec des holdings d'aména­gement nationales souvent assez récemment structurées puissantes adossées à des banques ou fonds de pension cotés en bourse (CDG Développement au Maroc, Mawared en Jordanie, Orascom en Égypte). La simultanéité et la convergence de ces investissements dans de grands projets urbains (souvent qualifiés de « méga projets » au Maghreb dans les médias francophones) frappent l'observateur.

Cette spectaculaire mutation urbanistique signe la diffusion d'un urbanisme libéral générique au sens où il se retrouve partout dans le monde - puisant ses références dans des concepts internationaux (marina, gated communitie, city sport, CBD ... ) et reproduisant comme ailleurs des formes urbaines standardisées (tours, compounds, objets architecturaux signés par des « starchitectes » du gotha inter­national tels Zaha Hadid, Jean Nouvel ou encore Rem Koolhas). « Al-Abdali » à Amman, « Solidere » à Beyrouth, « Saphira }} et « Bou Regreg » à Rabat, << Uptown Cairo »,autant de morceaux de ville à haut niveau de rentabilité, dédiés aux élites capitalistes arabes en capacité à la fois d'être acteurs et destinataires

CEDEJ Le Caire (Ministère des Affaires Étrangères et Européennes), Centre d'Études et de Docu­mentation Économiques. Juridiques et Sociale> et CNRS UMR 6590 Espaces et sociétés (ESO-Nantes).

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des aménagements produits, raccordés à la ville par des autoroutes intra-urbaines souvent suspendues permettant de « schinter » au passage les quartiers informels et historiques congestionnés. Dans ce contexte de captation de la rente foncière par de grands groupes privés étrangers mais aussi nationaux, est-on dans une privatisation pure et simple de l'aménagement de morceaux de ville qui évacue complètement la question de l'intérêt général dans des pays marqués par ailleurs par des processus de démocratisation inégalement avancés ? Le projet de la marina à Casablanca est un bon cas d'école pour tenter d'y répondre et identifier la mobilisation de nouvelles rationalités et façons d'aménager.

Le « waterfront development » s'accélère actuellement sur la rive sud de la Méditerranée, processus qui vient répondre en miroir - avec un certain nombre de convergences et de décalages - aux projets de la rive euro-méditerranéenne [Rodrigues-Malta, 2004 ; Gravari-Barbas et Jacquot, 2007]. Après une décennie de blocage (les années 1990), la marina de Casablanca en est l'un des laboratoires du Maroc de Mohammed VI, piloté par la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), holding marocaine en pleine expansion, en partenariat avec un investisseur émirati de grande envergure (Sama Dubaï). L'échéance de réalisation du projet est fixée à 2013 et du fait de sa localisation hyper-centrale (jouxtant le port, la gare ferro­viaire, la grande Mosquée, la Médina et ses faubourgs), le projet de la marina est un test sérieux pour la CDG pour asseoir le savoir-faire du groupe à l'échelle nationale, mais également pour s'affirmer comme un aménageur de tout premier plan au niveau national dans la capitale économique du pays en plein essor.

Cet article sera l'occasion de revenir sur la genèse du projet afin de comprendre la relance depuis 2005 qui s'inscrit, tout d'abord, dans une refonte de la gouver­nance urbaine au plan national, régional et local, mais aussi, dans une volonté des autorités locales de reposer les bases d'une vision d'ensemble pour la (re)valori­sation de la façade maritime métropolitaine longue de près de 30 km et dont la marina n'est au final qu'un des secteurs opérationnels. L'analyse de la fabrique du projet lui-même 1 sera également un moyen pour tester l'hypothèse selon laquelle un nouvel urbanisme des grands projets se met en place au Maroc au milieu des années 2000, dont la marina est l'un des laboratoires. L'examen de la structuration du système d'acteurs, du management convoqué pour concrétiser l'action, du recours à un système sophistiqué d'expertises nationales et interna­tionales dont les effets sont significatifs sur la conduite de l'action permettra de révéler les nouvelles règles d'un urbanisme que nous qualifierons d'hybride : clai­rement élitiste et régi par une rationalité hyper capitaliste, mais aussi

1. Cet article exploite des missions de recherche conduites entre 2006 et 2008 pour un programme financé par le Fonds de Solidarité Prioritaire (FSP), sous la direction de Pierre Signoles (équipe Emam, UMR 6173 Citeres, CNRS et Université de Tours) et pour un programme de l'Institut de Recherches sur le Maghreb Contemporain (IRMC) sous la direction de Lamia Zaki. Ces séjours au Maroc ont été 1' occasion de voir un urbanisme «en train de se faire» puisqu'il s'agissait de suivre les différentes étapes de forma· lisation du projet urbain. Je remercie les différents acteurs rencontrés (aménageur, experts, journalistes. services techniques d'institutions locales ou nationales et élus) pour la documentation et le temps qu'ils m'ont consacrés. Merci également aux relecleurs anonymes chargés d'évaluer cet article et pour leurs bons conseils.

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expérimentant, ce faisant, l'implication des acteurs locaux (le maire en premier lieu), l'intégration spatiale et mobilisant, non sans ambiguïtés, l'intérêt général comme l'une des sources de légitimation de l'action projetée.

Le dess(e)in d'une marina dans une métropole en plein réveil

La communication officielle sur la marina célèbre aujourd'hui la réhabilitation de la vocation océane de Casablanca en lui apportant un port de plaisance et en offrant à ses habitants et aux touristes une promenade piétonne exceptionnelle tout le long de son front de mer entre le port et la grande Mosquée. Le projet est pourtant resté bloqué plus d'une décennie, alors même que l'aménagement projeté sur des remblais à gagner sur locéan ne nécessitait par définition aucun déplace­ment de ménages 2•

Un premier projet dans l'impasse sur fond de gouvernance en panne (1992-2004) Suite au schéma directeur de Casablanca de 1984, l'idée de l'aménagement

d'une marina pour développer l'activité touristique de la capitale économique a donné lieu en 1992 à une convention d'investissement liant !'Office marocain des Ports et Puerto-Loisirs rachetée en 1993 par le Groupe français Der Krikorian 3

(GDK) qui est devenu actionnaire de Puerto-Loisirs à 51 % pour un dirham sym­bolique. Le groupe s'engageait à l'époque à démarrer les travaux six mois après la signature du contrat. 600 chambres hôtelières et une centaine de résidences touristiques autour d'un port de plaisance étaient prévues. En novembre 1999, !'Office des Ports résilie la convention avec Puerto-Loisirs pour cause de non­démarrage du projet. Une action judiciaire est immédiatement entamée contre lautorité portuaire par l'investisseur. Une revue de la presse de l'époque fait état d'engagements réciproques non tenus: la Marine n'a jamais libéré les terrains et l'aménageur n'a pas démarré les travaux faute d'avoir réuni les moyens financiers nécessaires. Au premier semestre 2000, GDK annonce le lancement du projet «Marina Plus »dans la presse et présente les images d'un port de plaisance affublé d'un hypermarché, d'un parc d'attractions, de restaurants, d'un centre d'affaire, d'un dispensaire et d'espaces verts. Une relance se concrétise en janvier 2002 avec la signature d'une nouvelle convention d'investissement entre GDK et le gouver­nement pour développer une assiette foncière de 12,3 ha portée ensuite à 21,7 ha par un avenant fin 2003. Les travaux des terrains à gagner sur l'océan sont lancés. En lien avec le groupe français Palm Promotion qui s'est associé en 2002 à GDK et suite aux différents allers-retours entre l'investisseur et les autorités publiques,

2. Les difficultés rencontrées par le projet de percement de « l' Avenue royale » entre la médina et la grande Mosquée ont été liées. à l'inverse, aux problèmes de maîtrise foncière (Berry-Chikhaoui, 2007).

3. Piloté par André Der Krîkorian, GDK est un ancien groupe de casinos, d'hôtellerie, de restauration et de loisirs en France et en Europe. Cette société s'est reconvertie dans les années 1990 dans l'aménagement urbain de zones de tourisme. Au Maroc, le groupe a ainsi obtenu de gré à gré des autorités marocaines l'aménagement du port de plaisance de Casablanca.

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plusieurs versions (22 au final !) de plan d'aménagement sont réalisées par le cabinet de l'architecte Karim Chakor bien connu pour travailler sur des projets royaux. Pourtant, en juin 2004, l' Agence Urbaine de Casablanca (AUC), autorité garante et commanditaire des documents réglementaires d'aménagement et en charge de donner les autorisations aux plans d'aménagement sectoriel, rejette en bloc les documents du développeur. Parmi les nombreuses raisons de ce refus, la presse fait état de l'activisme de GDK à faire des effets d'annonce dans la presse et dans les milieux de l'immobilier pour attirer des investisseurs dans le capital de départ. L'investisseur est soupçonné de vouloir ainsi réaliser une plus-value conséquente par la revente du projet 4 •

Une rupture s'opère en 2005 avec la reprise en main par la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG) qui a créé une année auparavant une holding (de statut privé) dédiée à l'aménagement, appelée « CDG Développement». Suite à l'accord tri­partite du IO mars 2005 entre GDK, la CDG et le gouvernement, le groupe français est indemnisé pour les travaux réalisés (75 000 m3 de matériaux déplacés, 45 000 tonnes de béton pour protéger la digue des effets de la houle et gagner 12 ha sur la mer 5

) et se retire du jeu. Le jeu d'acteurs est alors rebattu suite à la création de la société Al Manar, aménageur et filiale de CDG Développement. Comment expliquer ce revirement ?

les nouvelles bases d'un des projets phares de la« nouvelle ère » 6

(2004-2006)

Le nouvel aménageur de la marina est un acteur montant emblématique du «nouveau Maroc». Établissement financier créé en 1959 pour gérer des ressources d'épargne requérant une protection spéciale de par leur nature ou leur origine (notamment les retraites du personnel des établissements publics), la CDG a déve­loppé dans ce but des activités opérationnelles, comme l'immobilier ou le tourisme. La holding ne prend cependant son essor dans ce domaine qu'après l'intronisation de Mohamed VI. En effet, en 2004, la CDG est restructurée sur une logique de «lignes de métiers» organisées en domaines d'activités comprenant trois grands pôles : banque, finance et assurances ; gestion des fonds institutionnels et retraites ; développement territorial porté par la nouvelle holding opérationnelle CDG Déve­loppement à statut privé. Celle-ci est adossée à la holding financière (en tant que filiale de la Caisse) et chargée de la mise en œuvre de la stratégie de la CDG dans les métiers liés au tourisme, au développement durable, à la promotion immobilière et à l'aménagement, et enfin aux infrastructures et services aux collectivités locales. CDG Développement fait le choix de créer des filiales pour le pilotage des projets

4. Adam Wade et Bensalem Fennassi, 2005, «Le jackpot de la Marina'" Aujourd'hui. l" avril 2005 : «L'État, peu convaincu des intentions réelles de Der Krikorian, voulait gagner du temps», estime un spécialiste des ports.

5. Les travaux réalisés par GDK sont estimés à 20 millions de dollars US, auxquels il faut ajouter 22 millions de dirhams, représentant les coûts de déménagement de la Marine royale.

6. Selon l'expression consacrée dans la presse pour désigner le règne de Mohamed VI.

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d'aménagement stratégiques, avec en ligne de mire, l'objectif de devenir« l'un des premiers catalyseurs institutionnels de grands projets urbains du pays » (plaquette CDG, 2006). Année charnière pour la holding opérationnelle, 2005 a concrétisé cette stratégie avec la relance ou le démarrage de grands projets confiés par le Roi de gré à gré sans appel d'offre international : la reprise du chantier de la marina de Casablanca par la filiale de projet AI Manar créée en 2004 ; le pilotage via MedZ (autre filiale CDG) de « Casanearshore )), première zone d'offshoring 7 du Royaume ainsi que « Technopolis », la future cité de la technologie de Rabat-Salé ; la ville nouvelle de Zénata à Cai;;ablanca ; et enfin le positionnement de la CDG sur l'aménagement de la vallée du Bou Regreg 8• La volonté royale de constituer un« champion» national de l'aménagement est très claire. La CDG, via des sociétés filiales de projet, est devenue en quelques années maître d'ouvrage d'une majorité des projets phares du royaume. « Bras armé » de la stratégie du Roi (pour reprendre de nombreux articles de presse), le groupe a l'atout d'avoir une légitimité historique qui le met en capacité de négocier et d'obtenir les accords avec le wali, 1' Agence Urbaine et les élus locaux de la commune urbaine de Casablanca 9•

Contrairement à son père Hassan II, peu impliqué à la fin de son règne dans les affaires urbaines du royaume [Vermeren, 2009), l'implication de Mohamed VI est à l'origine du tournant pris par le projet marina à partir de 2004. À l'échelle du pays, la stratégie du Roi est double: d'une part, accélérer le développement de projets d'aménagement «phares>> par le biais des investissements étrangers, d'autre part, positionner la CDG sur ces projets phares en organisant des parte­nariats entre la holding marocaine et les holdings du Golfe (en particulier Sama Dubaï, Emaar, Al Maabar) qui recherchent en pleine euphorie immobilière du milieu des années 2000 de nouveaux marchés dans les« pays frères». L'activisme du Roi a porté ses fruits, puisque suite à ses visites en personne aux Émirats Arabes Unis w, les protocoles d'accord sont signés en 2006 simultanément sur un certain nombre de projets dont celui de la marina. Ainsi par exemple, Sama Dubaï, filiale opérationnelle du fonds souverain émirati, est positionné à 30 % de parti­cipation financière sur le projet de la marina à Casablanca (70 % pour la CDG), mais aussi à 20 % sur la séquence « Amwaj » du Bou Regreg (le reste pour la CDG, l' Agence du Bou Regreg et la caisse marocaine de retraite), à 50 % sur le projet touristique « Chrifia » à Marrakech (50 % pour la CDG) et à 70 % sur le projet touristique« Salam Resort » près de Chrifia (30 % pour la CDG). La négo­ciation avec le groupe émirati a ainsi été d'emblée« multi-sites »et la marina n'a été qu'un des éléments du dispositif d'accord. Qui plus est, le montage financier

7. L'(~ffshoring désigne la délocalisation des activités de service ou de production de certaines entre­prises vers des pays à bas salaire.

8. La création de Sabr Aménagement (société d'aménagement du Bou Regreg), filiale de la CDG, a disparu avec la mise en place de ]'Agence (publique) du Bou Regreg à partir de 2006.

9. Pour plus d'analyse sur la CDG, cf. Banhel P.-A, Zaki. L, à paraître. JO. Le Roi Mohammed VI s'est rendu notamment en mai 2005 à Dubaï. Lors de cette visite, il était

accompagné de son Conseiller Abdelazîz Méziane Belfquih, de Hassan Amrani, wali de la région de Rabat-Salé-Zemmour-Zâair et Mustafa Bakkouri. directeur général de la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG).

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du projet marina a fait de Sama Dubaï un « sleeping partner » du fait de sa participation minoritaire au financement. Ainsi sa présence ne fait que sécuriser le projet et le pilotage du projet revient au groupe CDG.

Montée en puissance de la holding CDG Développement, implication directe du Roi au démarrage du nouveau projet, arrivée des capitaux des Émirats au Maroc, autant de facteurs qui ont convergé. Un dernier point mérite d'être évoqué: la relance du projet a également fonctionné grâce aux acteurs locaux. Après des décennies de mal-urbanisme et d'un gouvernement métropolitain défaillant, notamment sur la planification réglementaire et les transports collectifs [Rachik, 2002], une nouvelle gouvernance métropolitaine se dessine à l'échelle locale et régionale concomitamment à !'émergence de CDG Développement au plan national. Tout d'abord, au plan institutionnel, l'adoption d'une nouvelle charte communale le 3 octobre 2002 instaure un conseil municipal unique, articulé à 16 conseils de quartier (dits conseils d'arrondissement) pour les affaires de proxi­mité et qui vient rompre avec une fragmentation en 29 communes urbaines (et 6 communes rurales) dans les limites de la wilaya du Grand Casablanca initiale­ment créée en 1981 11

• Ensuite, la planification stratégique fait !'objet depuis 2005 d'un rattrapage avec l'ambition d'une mise à niveau accélérée pour positionner Casablanca au rang des métropoles fortement internationalisées. Entre 2004 et 2007, quatre documents fondent cette relance de la stratégie métropolitaine:

le Schéma d'Organisation Fonctionnelle et d' Aménagement du littoral atlan­tique (SOFA), d'El Jadida à Kénitra, commandité par le Ministère de l'aménage­ment du territoire qui place Casablanca en tête de pont d'une grande conurbation métropolitaine [Makhlouf, 2005] ;

- Je Schéma Directeur d' Aménagement relancé par I' Agence Urbaine de Casablanca pour remplacer celui en vigueur depuis 1984 devenu largement obso­lète (réalisé par D. Pinseau) ;

un Plan de Déplacements Urbains piloté par la Commune Urbaine de Casablanca ;

- un Plan de Développement Régional Touristique « Casablanca 2012 » porté par le Ministère du Tourisme avec l'enjeu du tourisme urbain et balnéaire comme levier de métropolisation.

La refondation de la stratégie métropolitaine se traduit par la mise en conver­gence des politiques et des acteurs, le chaînage des différentes actions et les mises en partenariat sur des territoires de projet, la constitution récente en 2007 d'une société d'économie mixte «Casablanca Développement», fruit d'un partenariat entre la CDG Développement et le Conseil de la Ville pour accompagner notam­ment la collectivité pour la mise à niveau des infrastructures et des services urbains et dans ses grands projets comme le réaménagement des terrains de l'ancien

11. Pour des éclairages sur Casablanca : Rachik, 2002 ; Daoud. 2005 ; Troin, 2006.

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aéroport international ( « Casa-Anfa » sur plus de 350 ha situés à 7 km de la place des Nations Unis), l'avenue Royale, et les aménagements littoraux. Enfin, parmi les acteurs qui « portent » un projet métropolitain pour Casablanca, Mohamed Kabbaj, Je gouverneur (wali), et Mohamed Sajid, le maire de Casablanca élu depuis septembre 2003, militent pour mettre la capitale économique sur la carte de la globalisation. Pour cela, la relance du projet de marina qui a pris plus d'ampleur avec la reprise par la CDG, associée à un géant émirati, est bien accueillie par les acteurs politiques locaux soucieux d'internationaliser Casa­blanca. Et les acteurs techniques sont sommés par ces derniers de ne pas obstruer la mise en œuvre du projet.

Projet dédié aux élites, mais stratégie d'ensemble tentant d'équilibrer le devenir du littoral Sur une assiette au final portée à 26 ha de remblais, ce sont plus de 450 000 m2

de droits à construire qui sont projetés, dont un môle commercial appelé à ren­forcer le potentiel commercial de Casablanca et des espaces piétonniers de déam­bulation («la création du plus important espace piétonnier du Royaume »d'après le dossier de presse réalisé par la CDG en 2006). L'accord entre la CDG et le gouvernement s'est fait sur la base du plan-masse du cabinet Karim Chakor hérité de la période où l'architecte travaillait pour GDK. Le projet se décompose en 4 secteurs majeurs à vocations distinctes :

La Marina : développé autour du port de plaisance, ce secteur sans voitures est principalement dédié aux activités de tourisme, animation et loisirs. Il abrite un hôtel 5 étoiles de luxe et un palais des congrès ainsi que des restaurants. Il comprend également un yacht club, des espaces de commerce, de loisir et d'ani­mation, ainsi que toutes les activités nautiques liées au port de plaisance qui y sera aménagé.

Les Ramblas : cette seconde séquence se développe à proximité du bassin de plaisance. Elle regroupe, au sein d'un même ensemble architectural, les voca­tions affaires, loisir et commerces. Ce secteur comprend un hôtel orienté «Affaires », un grand centre commercial ainsi que des espaces bureaux.

- Les Portes Océanes : ce secteur est un nouveau centre d'affaires intégré, avec des espaces bureaux et du résidentiel. Les commerces de proximité, restau­rants et équipements, complètent le cadre de vie haut standing, à l'image de tous les pôles urbains intégrés.

- Les Jardins de la mosquée : ce secteur fait la transition entre les zones de développement du projet et la grande Mosquée Hassan II. La zone de respect est entièrement dédiée aux espaces verts aménagés en promenades piétonnes, avec un aquarium.

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Documenl 1 - Le projet marina découpé en 4 secteurs [K. Chakor / CDC, 2006].

Après la réalisation de la grande mosquée Hassan JI 12, la marina de Casablanca

est ainsi Ja seconde étape d'une action à long terme visant la revalorisation stra­tégique de la façade maritime. En 2005, une étude stratégique sur le littoral du Grand Casablanca (27 km) est lancée par J' Agence Urbaine de Casablanca (AUC) et remportée par l'Institut d' Aménagement et d'Urbanisme de la Région Ile de France (IAURIF). Cette étude est composée d' un diagnostic, de la définition de « principes de cohérence d'aménagement partagés » et d' un schéma de stratégie spatiale validé en 2007 par le comité de pilotage de l'étude . Ce plan de cohérence est un outil qui a vocation à être un des documents territoriaux du Schéma Direc­teur de la région urbaine de Casablanca dont la refonte est conduite en parallèle également par l'IAURIF toujours pour le compte de J' AUC. La relance de la planification pour le littoral est une nouvelle priorité des autorités locales qui, en raison de l'obsolescence des plans d'aménagement datant de mars 1989, sont obli­gées d'accorder des dérogations pour la grande majorité des demandes d'autori­sations de construire. Ces autorisations sont en l'occurrence délivrées au coup par coup en l' absence de cadre stratégique et réglementaire et favorisent une occupa­tion hétérogène du littoral métropolitain (des autorisations de méga-centres commerciaux ont ainsi été données entre 2005 et 2007 sur le secteur Sud d' Aïn Diab). L'IAURJF, en lien avec les acteurs locaux et nationaux, propose une vision d'aménagement conforme à un certain air du temps qui parie à la fois sur la « métropoJisation » de Casablanca par le biais de programmes immobiliers ambi­tieux et le « développement durable ». Le schéma proposé dans sa version fin ale par I 'IAURIF en 2006 découpe le littoral en quatre séquences opérationnelles .

12. Voir Cauedrn , 2001.

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Document 2 - Schéma de stratégie spatiale d 'aménagement du littoral Source: IA URIF, 2006

Il est frappant à travers cette stratégie d'observer combien le discours tenu dans l'étude sur l'avenir du littoral casablancais est profondément renouvelé: « recy­clage » de certains espaces comme la zone Est et le port, volonté de garantir une «accessibilité de l'océan pour tous » d'Ouest en Est et souci de« protéger les espaces encore non construits » (Sidi Abderrahman et forêt de la Bouskoura). La nouvelle stratégie vise à équilibrer l'aménagement de la façade atlantique ; une nécessité considérant que le secteur de la marina jusqu'au phare d'EI Hank est d'ores et déjà aux mains des holdings et sera dédié en priorité aux éli tes nationales et étrangères.

Un laboratoire: les nouvelles rationalités de l'action urbaine

La marina est le premier des grands projets confiés à la jeune holding CDG Développement et c'est à ce titre que la mise en œuvre du projet (des études à sa réalisation) a revêtu un caractère expérimental. Nous y voyons les contours d'un nouvel urbanisme au Maroc.

Un urbanisme de la contractualisation : entre rentabilité et intérêt général Si Je Roi a été présent pour redémarrer le projet, il n' a pas ensuite su ivi les

différentes étapes de mise en œuvre du projet. C'est là un point de différence par

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rapport au grand projet de la vallée du Bou Regreg situé au cœur de l' agglomé­ration Rabat-Salé, siège du pouvoir royal, qui est véritablement un aménagement placé sous la haute surveillance du souverain. Pour la marina de Casablanca, la gouvernance du projet est stabilisée à travers deux conventions signées toutes deux en mars 2006 qui sont les instruments clés traduisant la contractualisation entre les parties prenantes et qui renseignent sur les missions et valeurs du groupe CDG.

La première convention est signée entre le gouvernement et CDG Développe­ment. L'investisseur s'engage à augmenter le capital d' Al Manar pour honorer les investissements estimés à 900 millions de dirhams (5 milliards en tout en comptant les développements immobiliers, soit 500 millions d'€ environ), présenter le dos­sier d'autorisation de lotir, investir les montants nécessaires pour la réalisation des infrastructures sur le site, réaliser les travaux, acquérir les terrains cessibles devant recevoir la« zone d'aménagement intégrée» comprenant des équipements hôteliers, tertiaire, loisirs et logements, occuper le port de plaisance, promouvoir et commercialiser le projet, céder les lots aménagés aux promoteurs, transférer les infrastructures aux autorités compétentes, présenter un règlement de gestion de tout l'espace aménagé, réaliser le programme d'investissement convenu entre les deux parties. Inversement, le gouvernement s'engage à déclasser et céder (libres de toute charge et/ou occupation) pour 80 millions de dirhams (prix forfaitaire, soit 8 millions d'€ environ) les terrains publics nécessaires à la réalisation de la marina au profit de l'investisseur à échéance de six mois à compter de la signature de la convention, déplacer sans délai le chantier des blocs dès finalisation des travaux de la CDG à cet égard, accorder les autorisations d'occupations tempo­raires des domaines publics, accorder des avantages fiscaux aux promoteurs conformément à la réglementation en vigueur.

Un accord de partenariat est également signé entre la Commune Urbaine de Casablanca et Al Manar, filiale de CDG Développement. L'aménageur s'engage sur quatre points. Tout d'abord, la requalification de l'environnement immédiat du projet (réaménagement des boulevards, aménagement d'espaces verts entre le bassin de plaisance et la muraille de la médina, renforcement des réseaux). Ensuite, la réhabilitation de la médina est une seconde action. Al Manar s'engage à appuyer les actions de la Ville entrant dans le cadre de l'embellissement de la Médina de Casablanca (sur trois volets : bâti, jardins et espaces publics). La contribution financière à ce titre, est fixée à 10 millions de dirhams sur la base d'un programme concerté entre les deux parties. Troisième action, Al Manar doit intégrer un palais des congrès souhaité par la Ville dans sa programmation et mener une étude pour étudier le montage du financement et la délégation de gestion de l'équipement. Une dernière action concerne de façon similaire l'intégration d'un aquarium sou­haité là encore par la Ville sur le site de la marina.

Ces deux documents illustrent le caractère hybride des missions d' Al Manar. D'un côté, on peut y déceler le souci de rentabilité du projet d'autant que 30 % du capital de la filiale de CDG Développement sont détenus par Sama Dubaï. Et

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!'aménageur a les coudées franches en la matière pour mener à bien son objectif comme l'indique l'article 19 de la convention d'investissement: «li est précisé que pour autant que l'investisseur respecte les engagements contractuels résultant des présentes, il bénéficie d'une totale latitude opérationnelle, technique et financière dans les modalités de réalisation de ses obligations, ce que le Gouvernement recon­naît expressément». D'un autre côté, le groupe peaufine son image d'entreprise citoyenne, soucieuse d'intérêt général, à travers !'accord de partenariat avec la col­lectivité et s'octroie, ce faisant, !'appui des acteurs locaux. De fait, la CDG Déve­loppement n'est pas directement sous la tutelle ministérielle et malgré son statut privé, la holding se fixe d' «intégrer dans ses métiers les valeurs d'intérêt général et de développement humain» 13 et de remplir des missions d'intérêt général en lien avec les priorités fixées par le sommet de l'État 14

• Qui plus est, la convention avec Casablanca vient impliquer le maire de la métropole qui obtient de la CDG qu'elle l'accompagne dans la faisabilité de deux équipements structurants.

Privatisation et financiarisation de l'aménagement de la marina

Fruit du partenariat entre CDG Développement et Sama Dubai, la société Al Manar est un bon exemple illustrant la privatisation des fonctions de maîtrise d'ouvrage urbaine au Maroc. Son histoire est singulière. Née en 2004, elle a accueilli en son sein au pic de son activité (soit en 2006-2007) 7 personnes dont 4 cadres. Entre 2005 et 2007, elle a été le commanditaire de toutes les études nécessaires pour « incuber » le projet selon les propres mots du Directeur Général : «l'objectif d'incubation est de stabiliser le concept urbanistique, le plan d'amé­nagement, le business plan, les cahiers des charges techniques pour obtenir l'auto­risation de lotir le plus rapidement possible» (entretien avec A. HH, Directeur Général d' Al Manar, 12 septembre 2006). À ce moment précis, la stratégie de l'aménageur est guidée par l'idée de minimiser l'implication de la structure tech­nique d'ailleurs faible en nombre d'employés : «L'idée, c'est de sous-traiter un maximum de choses et de passer commande des études techniques et juridiques, du suivi des travaux, des marchés. Al Manar garde la validation du concept général d'aménagement et des business plans. On ne cherche pas à alourdir la structure» (entretien cité).

La financiarisation de l'aménagement se reflète dans les décisions. Sympto­matique de l'obsession du meilleur retour sur investissement, un débat interne au groupe qui a porté sur les modalités du développement des différents « produits »

du projet. Le projet prêt à être développé doit-il passer entre les mains d'inves­tisseurs privés tiers ou bien rester dans le giron du groupe ? Au regard du business plan global annonçant des marges plus que confortables (bien que logiquement inégales d'un programme immobilier à l'autre), le siège de la holding a pris la

13. Rapport d'activité. 2004, p. 66. 14. «On a un statut de droit privé. mais on sait qu'il y a le public derrière. on a des missions dïntérèt

général. On sent qu'on travaille aussi pour le gouvernement. On les aide» (N. BY chef de projet marina, CGI. 12106/08).

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décision début 2007 de céder l'intégralité du projet à la Compagnie Générale Immobilière (CGI), filiale de la CDG dédiée à l'immobilier 15

• Cette décision fut confortée par l'introduction en bourse de la filiale en août 2007. Dans ce nouveau cadre, Al Manar est transformée à partir du 1er janvier 2007 en société porteuse du projet gérée par la CGI. En clair, il ne s'agit plus que d'une «coquille vide» servant de structure support entre CDG Développement et Sama Dubai, comme nous l'a confié l'ancien directeur général. La CGI reprend alors le dossier et fait un double choix pour le développement des opérations immobilières : être le pro­moteur de tous les programmes résidentiels de la marina de Casablanca, s'imposer également comme constructeur aux investisseurs et gestionnaires d'envergure internationale qu'elle souhaite sélectionner suite à consultation sur les «produits immobiliers professionnels», en l'occurrence un hôtel 5* luxe de 150 clefs adossé à une marina de 130 anneaux, une tour hôtel affaires de 350 clefs et un centre commercial d'une superficie de 60 000 m2 constituant un même ensemble avec les immeubles de bureaux (15 000 m2

). Sûre de la rentabilité globale du projet, confiante en ses «business plan», la CGI joue clairement dans la cour des grands et négocie en 2008 avec Marriott, Hilton, et les plus grands fonds d'investisse­ments européens ou moyen-orientaux 16

• Les nombreuses réponses 17 faites à l' Appel à Manifestation d'intérêt d'avril 2008 de la CGI sont en effet un indicateur de l'attractivité du projet et du savoir-faire de la filiale pour mobiliser des acteurs d'envergure internationale exogènes (non présents sur Casablanca) ou déjà pré­sents (mais qui cherchent à se relocaliser). Et l'appel montre bien que la CGI souhaite à la fois « bien vendre » et garder au maximum le contrôle sur le déve­loppement du projet puisqu'il en va de son image de marque.

Concrétiser rapidement dans un contexte de concurrence entre investisseurs et de marché porteur, garantir la meilleure rentabilité dans un contexte d'obligation de résultats compte tenu de l'introduction en bourse, développer des «produits» compétitifs et innovants, autant d'obsessions pour les cadres de CDG Dévelop­pement qui dessinent les nouvelles tendances de l'urbanisme de prestige au Maroc. Preuve de l'efficacité d' Al Manar, l'approbation des documents par les autorités locales est effective en juillet 2007, soit à peine plus d'un an après Je lancement officiel du projet par le Roi avec un objectif fixé à 2013 pour la fin du dévelop­pement du projet.

15. Créée en 1960, la CG!, filiale de la holding CDG Développement, est un acteur majeur dans le secteur de l'immobilier résidemiel. tertiaire et touristique. Avec un patrimoine foncier de près de 2 000 ha au Maroc et pour un chiffre d'affaires de près de 926 millions de dirhams en 2007, il s'agit d'une des « locomotives » du groupe.

16. En mai 2007, la société koweitienne Al Massaleh qui souhaitait s'investir au Maroc dans la concep· tion, la gestion et la commercialisation de projets immobiliers, y compris le résidentiel, mais également dans des projets touristiques, est parvenue à signer un mémorandum d'entente avec CDG Développement qui inclut un certain nombre d'opérations du projet marina.

17. Pour des raisons de confidentialité. les noms des opérateurs qui ont adressé une réponse à la CGI en mai 2008 ont été tenus secrets.

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Experts au service d'un « produit urbain »à calibrer pour le marché

Le territoire de la marina doit attirer investisseurs internationaux, grandes ensei­gnes commerciales, activités de tertiaire de commandement et cadres haut de gamme désireux d'acquérir ou de séjourner dans un logement haut de gamme. Ces objectifs sont clairement assumés par !'aménageur qui se fait accompagner par des experts de renom pour concrétiser les ambitions dans la programmation, le concept général, le montage financier et institutionnel du développement des différents « produits » immobiliers.

La sophistication du management du projet: l'expérimentation des « workshops »

Fin 2005, l'aménageur Al Manar a confié au bureau d'études Créargie Maroc et au cabinet de conseil Valyans (fusion d'Ernst and Young et d'Andersen Consul­ting) la gestion du projet avec un double objectif fixé au cahier des charges de l'appel d'offres: d'une part, l'élaboration de la stratégie de développement pour la marina, d'autre part, l'actualisation de la programmation urbaine. Valyans tra­vaille sur la base du plan-masse provisoire acté dans la convention d'investisse­ment (cf doc. 1 ). Sa méthodologie, éprouvée par d'autres missions effectuées, est un dispositif visant l'optimisation (de l'ajustement à un remaniement) de la pro­grammation, ainsi que l'élaboration d'un «concept global» d'aménagement en vue de la réalisation d'un plan d'aménagement définitif. Le premier temps du dispositif part, en amont, d'études de marché (quantification et analyse de la demande, identification et évaluation de !'offre, « benchmark ») sur la base des­quelles Valyans anime des « workshops » par type de produit immobilier, afin de tester le concept pour le valider, ou bien le réviser ; puis, de valider ou bien d'ajuster la programmation ; enfin, de mettre au jour les synergies/incompatibilités avec les autres produits du projet [Valyans, 2006]. Six ateliers ont ainsi été animés début 2006 sur les six «produits » (terminologie du consultant) du projet urbain : centre commercial, marina, hôtel, immobilier de bureaux, immobilier résidentiel et activités de loisirs. Le second temps du dispositif est un moment extrêmement important pour les acteurs. Il s'agit du « workshop vision » qui s'est déroulé les 26 et 27 mai 2006, consistant en deux journées au cours desquelles Al Manar et Valyans animent avec des acteurs bien identifiés un travail de synthèse pour en déduire un concept global et d'intégration des différents produits immobiliers à la programmation [Valyans, 2006]. Cet atelier a rassemblé pas moins de quinze participants, dont six étrangers : les architectes-urbanistes français Dusapin et Leclercq, Broadway Malyan (agence britannique de design urbain), BDO MG Hôtels et Tourisme (cabinet conseil français), Fondation Metropoli (Espagne), SCET-France et Icade tous deux du groupe français Caisse des Dépôts et Consi­gnations. Parmi les acteurs marocains, outre Al Manar, Valyans et Créargie, la CDG et ses filiales sont particulièrement représentées. L'absence des acteurs ins­titutionnels marocains (des ministères aux élus locaux en passant par l' Agence Urbaine de Casablanca) est volontaire: «avec la méthode du workshop, on fait

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en deux jours ce que l'on ferait en plusieurs mois» (entretien avec S.N., Senior Manager au Cabinet Valyans, le 15 septembre 2006). Aux dires de Valyans, «sachant que la préfecture et !'Agence urbaine auront à valider le plan d'amé­nagement, l'idée était qu'ils ne soient pas juges et parties» (entretien cité). Aucune co-production des objectifs stratégiques et de la programmation n'a donc été envisagée.

Il en ressort une reproduction des méthodes internationales d'ingénierie de projet qui semble répondre aux attentes de l'aménageur qui a commandité ce type de production partagée avec un panel d'experts venus de différents horizons [Bull et al, 2007 ; Verdeil et Souami, 2006]. La programmation se veut« tendancielle» [Valyans, 2006], mise à l'épreuve du marché. Les destinataires du projet («cibles») sont classés par Valyans selon des lettres de l'alphabet (A+ pour les ménages très fortunés jusqu'à C pour le moyen standing). Panni les « cœurs de cibles » identifiées et souhaitées pour les produits développés par l'aménageur ou d'autres opérateurs, citons les touristes d'affaires et les entreprises qui les reçoi­vent, les plaisanciers de la région, les CSP A pour les logements, les chefs d'entre­prises pour l'implantation de leur entreprise ... Détrônés en quelque sorte par ces «managers de l'urbain», les urbanistes-architectes doivent faire avec une pro­grammation largement formatée pour accélérer la mise sur le marché de Casa­blanca [Barthe! et Verdeil, 2008).

Un front de mer dessiné par des stars françaises de l'urbanisme Afin de dimensionner le projet marina à l'échelle internationale, Al Manar a

fait le choix de solliciter Yves Lion (natif de Casablanca) et François Leclerc (connu des réseaux de Valyans et présent au« workshop vision») 18

• Dès fin 2005, leur venue est le signe d'une réorientation du projet avec le souhait de la CDG et de Sama Dubaï de donner une image plus mondialisée au projet. Consignés dans le cahier des charges urbanistiques approuvé en juillet 2007, les partis d'amé­nagement défendus par les deux urbanistes (en partenariat avec les cabinets maro­cains d' Abdelmoula Imad-Eddine et d' Abdelouahed Mountassir) privilégient tout d'abord une vocation verte et une forte dimension piétonne privilégiée. Les deux tiers de l'assiette foncière sont ainsi alloués aux espaces verts (une «promenade des jardins» et une promenade marine en bord d'océan sont prévues), ainsi que le principe de mettre en souterrain le stationnement des voitures afin de privilégier les espaces piétons. Ensuite, une certaine verticalité est assumée, bien que limitée. Sur la base des workshops de Valyans, les urbanistes ont projeté seulement deux tours de 35 étages. Le réalisme est de mise puisque les études ont montré que le marché n'était pas encore mûr pour absorber en masse des logements et bureaux dans des immeubles de grande hauteur. La création d'une relation «Marina -Médina» et l'ouverture sur l'océan sont également visées. Le plan d'aménagement

18. Cet appel aux urbanistes européens (en particulier français et espagnols) est repérable également sur d'autres grands projets pris en charge par le groupe CDG.

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du projet prévoit ainsi le plus de dégagement visuel possible sur le port de plai­sance et la création d' une grande place doit marquer l'ouverture de la ville sur l'océan. Enfin, l'insertion d'un réseau de transport en commun en si te propre es t an ticipé au niveau du boulevard urbain existant entre la médin a et la future marina.

Document 3: La marina dessinée par les urbanistes français Yves Lion et François Leclerc {Al Manar, 2008].

Dessiner le front de mer de Casablanca entre le port et la grande mosquée est une belle opportunité pour les deux urbanistes français. Connu en France, notam­ment sur le débat qui a lieu à Pari s depuis 2006, pour ses positions partisanes en faveur des immeubles de grande hauteur, Yves Lion s'est appuyé sur son expertise pour lancer l'idée de tours à Casablanca et a trouvé un milieu local réceptif (le maire et l'aménageur en premier lieu ). La marina est ainsi devenue un beau terrain de jeu pour l'urbaniste pour y projeter un urbanisme de front d'eau ponctué d'élé­vations, libérant des espaces publics amples dédiés aux modes de déplacements « doux » 19

Conclusion: la valeur d'un modèle?

Fleuron du portefeuille d'activités de CDG Développement, la marina est d' ores et déjà pour l' aménageur une « success story » (pour reprendre ses termes) . Même si la conjoncture économique est entrée entre-temps dans une période de crise internationale, les chantiers immobiliers commencés fin 2008 concrétisent l'entrée en scène de la holding dans l'aménagement de la métropole. Au sein du

19. Cf la présentation du projet par l'i ntéressé dans son dossier pour le Grand Prix d'Urbanisme qu'i l a remporté en 2007 : Masboungi, 2007, p. 26.

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groupe, la marina a fonctionné comme une expérimentation de modes de faire : «Sur les projets complexes, on veut généraliser ces principes que l'on a mis en œuvre pour la marina. Il y a une marque CDG à développer à travers nos opé­rations» (N. BY, chargée de la mission support Veille et stratégie, Pôle tertiaire, CGI, entretien réalisé le 17 juin 2008). Force est de constater l'efficacité de cet urbanisme dont les compromis urbains entre acteurs, le management de l'action et la conciliation entre rentabilité et intérêt général (même si l'objectif de retour sur investissement prime dans cette affaire) répondent à de nouvelles rationalités de l'action qui étaient tout à fait impensables même au début des années 2000. À tous niveaux, la rupture est de taille.

À l'échelle du Monde arabe, le projet est emblématique des nouvelles ten­dances de l'urbanisme de prestige. La privatisation de la maîtrise d'ouvrage urbaine, notamment via des partenariats privé-privé (national/étranger), a gagné l'ensemble des pays de la région avec des risques d'autonomisation forte du pilo­tage du projet. Solidere, société par actions en charge de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, avait été un modèle du projet dédié aux élites dans les années 1990. Toutefois au Maroc, d'autres formes de maîtrise d'ouvrage sont apparues nuançant le processus. En effet, des agences publiques ont été récemment créées sur des territoires opérationnels comme le Bou Regreg à Rabat ou pour l'opération Tanger-Méd. Ces agences ont d'ailleurs compétence à entrer dans le capital de sociétés en charge des tranches à aménager aux côtés de développeurs marocain ou étranger. On retrouve ce style de gouvernance en Jordanie pour la zone économique spéciale d' Aqaba ou encore la région de Pétra. Dans ce contexte de pluralisation de l'action urbaine à l'œuvre dans tous les pays de la région, le Maroc se distingue par le rôle joué par ces nouveaux acteurs, là où la Tunisie pêche par leur insuffisance, conduisant à céder pour un dinar symbolique certains des joyaux du pays aux investisseurs du Golfe. Un contrôle est ainsi maintenu au Maroc, même si elle n'empêche pas une certaine opacité de l'action urbaine.

Nouvelle tendance également, le repositionnement de l'État sur fond de décen­tralisation et/ou déconcentration promeut la mise dans le jeu des échelons inter­médiaires du pouvoir (régions et villes). De ce point de vue, le projet de la marina est venu montrer les intérêts réciproques de l'aménageur, du wali et du Maire de Casablanca. Le processus est à l'œuvre sur d'autres grands projets du Royaume. Les pouvoirs publics locaux commencent depuis quelques années à participer à la conduite des opérations, et même à les impulser en mettant en concurrence les développeurs pour sélectionner le mieux disant [Barthe! et Zaki, 2010). Et les walis marocains, représentants du pouvoir central, veulent également à présent « leur(s) » grand(s) projet(s). Le début d'implication des acteurs locaux commence également, même s'il est de moindre mesure, en Algérie (exemples de Constantine et d'Oran). En revanche, à une exception près (Sfax, 2e ville du pays), la Tunisie se développe actuellement à travers une génération de méga projets sous haute surveillance présidentielle interdisant toute immixtion des municipalités et des gouvernorats. Inversement, plus à l'Est, la Jordanie s'est récemment dotée de réels pouvoirs urbains locaux élus comme la Municipalité du Grand Amman.

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Dernière tendance d'un nouvel urbanisme au Maroc, l'articulation forte au marché et l'intégration spatiale, deux priorités qui viennent contrer l'interprétation du grand projet comme un parangon de l'urbanisme insulaire. Tout d'abord, la marina est venue montrer à quel point sa conception est empreinte de réalisme, entièrement guidée par des études fines du marché local. On est ainsi loin du transfert de lexpérience de Dubaï dont on connaît les images de tours high-tech. Et le Golfe n'est finalement pas un modèle au Maroc si l'on regarde d'autres grands projets conduits au Maroc et les Émiratis ne peuvent au final pas « copier/ coller» leurs expériences. On pourra cependant constater la fragilité d'une logique d'action aussi capitaliste qui oblige l'aménageur à constamment réactualiser ses études pour être toujours en prise avec le marché, dont chacun sait combien il est devenu capricieux. Ensuite, les aménageurs expérimentent également l'intégration spatiale de leurs projets. Cette dimension est timide dans le cas de la marina, mais réelle: actions aux abords pour améliorer la médina, non-fermeture des espaces, part généreuse dédiée aux espaces publics. Elle permet d'activer pour l'aménageur le registre de l'intérêt général pour justifier son action par ailleurs destinée en priorité aux élites nationales et étrangères. Ce souci d'intégration spatiale est plus marqué encore dans d'autres grands projets comme celui du Bou Regreg à Rabat ou bien Casa-Anfa. On peut y lire une autre singularité du Maroc à la lumière des grands projets conduits ailleurs (par exemple à Tunis ou au Caire) marqués au contraire par leur juxtaposition sans aucune cohérence d'ensemble.

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Quand le dominant vient d'ailleurs et l'étranger d'ici: l'accès aux soins en Guyane au prisme de la double altérité

Estelle Carde*

Cet article porte sur la définition d'une identité, celle que des professionnels attribuent à certains de leurs usagers. Pour l'étudier, nous allons explorer les pra­tiques de ces professionnels au regard d'une clause particulière de la législation sociale : la condition de résidence en France.

Toute personne demandant la prise en charge de ses soins par la protection sociale française doit prouver qu'elle réside en France. Il est divers cas de figure pour lesquels cette condition de résidence n'est pas satisfaite: lorsque la personne n'est que de passage en France (touriste), si elle ne dispose d'aucun justificatif prouvant sa résidence en France (alors qu'elle y réside bien), ou encore si elle réside en France mais pas depuis suffisamment longtemps (cas par exemple des étrangers en situation irrégulière, pour lesquels une ancienneté minimale de trois mois est requise).

Les professionnels de l'accès aux soins, qu'ils soient soignants ou travailleurs sociaux, peuvent être amenés à vérifier le statut de leurs usagers à l'égard de cette condition de résidence. Or quand ils statuent sur la résidence de leurs usagers, ils ne se contentent pas d'appliquer mécaniquement les critères édictés par la loi: pour distinguer les résidents des non-résidents, ils catégorisent les individus en fonction de critères réglementaires, mais aussi de marqueurs identitaires. Leurs pratiques sont alors révélatrices d'un processus de définition identitaire.

C'est en Guyane que nous avons choisi de dérouler notre réflexion 1• En tant

que département français, la Guyane est soumise à la législation nationale relative à laccès à une couverture maladie notamment. la condition de résidence y est

* Sociologue et médecin de santé publique. CREMIS (Centre de recherche de Montréal sur les iné­galités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté).

1. Notre étude de terrain. conduite en Guyane en 2002, a procédé par entretiens semi-directifs menés auprès de 97 professionnels (principalement de laccès aux soins : soignants, travailleurs sociaux, agents de r Assurance maladie). Son matériau a été analysé dans le cadre de deux recherches doctorales. en médecine et en sociologie. portant sur les registres de 1 ·altérité dans !'accès aux soins. Deux autres séjours en Guyane. réalisés en 2009 à l'occasion d'autres études de terrain. ont permis d'actualiser ces résultats.

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requise comme ailleurs en France. Mais le jeu identitaire y trouve une scène originale, dessinée par l'histoire locale des migrations et du peuplement. Cette scène donne une tonalité particulière aux réinterprétations que font les profession­nels des lois nationales qu'ils sont censés appliquer. Face en effet à un afflux d'individus qui devraient en théorie être exclus de la protection sociale parce qu'ils ne satisfont pas à la condition de résidence, exercent des professionnels qui, eux-mêmes, en tant que Métropolitains, ont conscience de leur propre extériorité vis-à-vis de cette société d' outre-mer. C'est à laune de cette «double altérité »

- la leur (qu'ils perçoivent) et celles de leurs usagers (qualifiée par la loi) - que ces professionnels décident finalement d'intégrer ou non ces individus dans le système de soins.

Les professionnels métropolitains : des dominants« venus d'ailleurs»

En Guyane exercent de nombreux professionnels de l'accès aux soins (méde­cins, infirmières, sages-femmes, travailleurs sociaux, notamment) qui « viennent d'ailleurs». Mais contrairement aux quelques milliers de médecins étrangers extra-communautaires recrutés dans des hôpitaux métropolitains où ils sont assi­gnés à des postes peu valorisés, la plupart des professionnels qui « viennent d'ail­leurs » pour exercer en Guyane jouissent de positions socialement valorisées. Étant en effet français, ils ne rencontrent aucune difficulté pour faire reconnaître leurs qualifications, lesquelles sont même élevées relativement au faible niveau général de formation de la population guyanaise. En outre, la plupart d'entre eux vient de Métropole, origine valorisée par des siècles d'étroite dépendance d'une petite colonie envers sa «Mère Patrie ».

Ces professionnels sont souvent jeunes, fraîchement diplômés, attirés en Guyane par la possibilité de démarrer leur carrière dans des conditions avan­tageuses en termes de revenus comme de responsabilités; la plupart n'y restera guère plus de quelques années. lis sont ainsi nombreux à présenter la figure du « nouveau venu » arrivé depuis peu, qui peine à prendre ses marques et témoigne volontiers de sa conscience d'être un étranger à cette société sud-américaine.

Interrogés sur leurs pratiques en Guyane, ils insistent sur les notions de diffé­rence, de décalage. Ce ressenti s'accompagne bien souvent de commentaires cri­tiques sur leur activité professionnelle. lis racontent en effet les difficultés à déployer l'offre socio-sanitaire sur ce territoire immense (de la taille du Portugal, c'est le plus grand département de France), couvert à 90 % d'une forêt difficile­ment pénétrable. Surtout, ils soulignent « l'écart culturel » qui séparerait les popu­lations locales de la métropolitaine et qui expliquerait les difficultés rencontrées par les premières pour accéder aux soins. Ainsi par exemple déplorent-ils que les procédures administratives pour obtenir une couverture maladie soient inadaptées à la population des Noirs Marrons.

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Ces derniers 2 sont des descendants d'esclaves africains échappés des planta­tions de la Guyane hollandaise (aujourd'hui le Surinam, pays limitrophe de la Guyane française) aux xvw et XVIJJ' siècles. Ils ont vécu pendant des siècles dans la forêt que traverse le fleuve Maroni, frontière entre les deux Guyanes. Ce n'est qu'à partir de 1969 que le système administratif et socio-sanitaire a été introduit du côté français, un espace immense dont les habitants, populations qualifiées à l'époque de « tribales », se sont alors vus proposer la citoyenneté française. Ainsi, rappelant cette histoire, des professionnels métropolitains considèrent que si les Noirs Marrons sont aujourd'hui souvent dépourvus de couverture maladie, c'est en raison de leur familiarisation trop récente à la « culture administrative fran­çaise». En outre, leur mode «traditionnel » de transmission de l'information ne favoriserait pas cet apprentissage ( « on ne pose pas de question >>) et ils ne comprendraient pas l'intérêt d'avoir une couverture maladie tant qu'ils ne sont pas malades, en raison de leur tendance « culturelle» à ne pas anticiper ni à se projeter (la « vie au jour le jour » ).

Au total, certains professionnels métropolitains expliquent tout à la fois se percevoir comme des étrangers à la société dans laquelle ils exercent, et regretter que le système socio-sanitaire qu'ils sont venus mettre en œuvre soit inadapté au contexte local, tant naturel que social. Et l'un des principaux obstacles à !'accès aux soins témoignant de cette inadaptation découlerait précisément de la condition de résidence, requise pour ouvrir des droits à une couverture maladie.

Cette inéligibilité de certains usagers à toute couverture maladie place ces professionnels face à une alternative : ils peuvent soit entériner cette exclusion, soit au contraire faire accéder les intéressés au système de soins, en considérant qu'ils sont bien« d'ici», nonobstant le cadre réglementaire. C'est donc à l'issue d'une catégorisation identitaire qui consiste à différencier les usagers qui sont «d'ici» de ceux qui sont« d'ailleurs» que ces professionnels en viennent, dans certains cas, à contrevenir à la loi.

Or cette catégorisation de l'identité de leurs usagers a partie liée avec la per­ception qu'ils ont de leur propre identité. Qualifier d'autochtone un usager que la réglementation exclut n'est en effet pas sans lien avec la perception que le pro­fessionnel a de sa propre extériorité à la société locale. Les pratiques profession­nelles que nous allons explorer mettent ainsi en jeu une « double altérité » : celle que ces professionnels s'auto-attribuent (altérité à l'égard de la société guyanaise) et celle que la réglementation attribue à leurs usagers (altérité à l'égard du système de protection sociale).

Pour ce faire, nous allons focaliser notre regard sur des professionnels métro­politains qui exercent dans la ville de Saint-Laurent du Maroni. Deuxième ville de Guyane par son nombre d'habitants, celle-ci occupe r extrémité occidentale du littoral, en bordure du fleuve Maroni qui s'étend selon un axe nord-sud,

2. L'appellation «Noir Marron» est aujourd'hui de moins en moins usitée en Guyane, au profit de celle de « Bushinenge », par laquelle les in1éressés se désignent eux-mêmes.

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perpendiculaire à cette bande littorale. De par cette situation, Saint-Laurent reçoit deux types de flux migratoires, l'un provenant de l'Ouest (du Surinam) et l'autre du Sud (de l'intérieur du département). Ces deux flux ont considérablement modifié, au cours de ces trente dernières années, la composition de la population locale qui, de créole et française, est devenue majoritairement noire marronne et en grande partie étrangère. Les Noirs Marrons de l'intérieur guyanais se sont en effet rapprochés du littoral en investissant prioritairement cette ville. lis ont en outre été rejoints par de nombreux Noirs Marrons surinamiens, notamment durant la guerre civile qui a déchiré le Surinam de 1986 à 1992. Les professionnels de l'accès aux soins y reçoivent ainsi un afflux particulièrement important de Noirs Marrons, français ou étrangers, qui ne satisfont pas à la condition de résidence en France, soit qu'ils n'y résident effectivement pas (n'étant que de passage à Saint­Laurent), soit qu'ils y résident mais ne disposent d'aucun justificatif pour le prouver. Pourtant les professionnels n'écartent pas systématiquement ces Noirs Marrons du système de soins. Eux qui vivent sur un territoire d'outre-mer auxquels ils se sentent étrangers élaborent en effet des représentations de l'origine qui divergent des définitions réglementaires et se traduisent dans des pratiques par suite non réglementaires.

Les Noirs Marrons : des étrangers qui « sont d'ici »

Pour analyser les représentations des professionnels métropolitains sur l' ori­gine des Noirs Marrons, on peut s'intéresser aux commentaires qu'ils font des politiques migratoires menées localement.

Ils sont nombreux à en déplorer le même caractère inapproprié qu'ils attribuent aux politiques socio-sanitaires. Ils regrettent leur dureté, qu'ils jugent excessive 3

:

l'immensité de la frontière avec le Surinam (520 km), fluviale et donc difficile­ment contrôlable, limiterait l'efficacité de ces politiques, par conséquent inutile­ment brutales. Certains soulignent aussi et surtout leur inadaptation à la réalité sociale locale puisqu'elles s'y appliqueraient sans discernement, frappant des per­sonnes, certes étrangères et sans-papier, mais qui auraient toute légitimité à rester sur le territoire guyanais. Pour appuyer ces dires, ils expliquent que les populations noires marronnes vivent depuis des siècles de part et d'autre du fleuve-frontière. Sur sa rive française, elles ont vécu selon leur droit coutumier jusque dans les années 1970, sans être fichées dans les registres de l'État civil et sans avoir besoin de justificatifs d'identité pour traverser le fleuve. Cette histoire ferait de l'Ouest guyanais et de la partie attenante du Surinam la « terre » des Noirs Marrons. Alors comment qualifier aujourd'hui d'indésirables certains d'entre eux, du seul fait qu'ils ne sont pas français? Qui est le plus étranger, du Métropolitain fraîchement

3. La répression de l'immigration irrégulière est plus sévère en Guyane qu'ailleurs en France (excepté Mayotte). La loi au regard du séjour y bénéficie d'un régime d'exception et le nombre de reconduites à la frontière, rapporté à la population résidente, était en 2008 beaucoup plus élevé en Guyane (8 000 étrangers pour 200 000 habitants) qu'en métropole (29 000 pour 64 millions d'habitants).

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débarqué de Paris, ou du Noir Marron surinamien dont les ancêtres n'ont jamais connu que cette terre ?

Ainsi, nombre de professionnels métropolitains déplorent que les critères de l'État français, censés évaluer l'ancienneté de résidence et l'intégration à la société française dans le cadre d'une demande de titre de séjour, ne soient pas appropriés à la réalité de la vie des habitants de la Guyane. Ce serait tout particulièrement manifeste quand ces derniers vivaient en Guyane bien avant la mise en œuvre de cette réglementation et l'arrivée des fonctionnaires métropolitains chargés de l'appliquer.

Donnons ici pour illustrer ce point de vue l'exemple de Domini, un homme né au Surinam mais qui a toujours vécu dans un petit village situé sur le fleuve Maroni, côté français. Lorsque, à l'âge de 70 ans, il obtient pour la première fois de sa vie un document d'identité (surinamien, étant donné son lieu de naissance), il se rend à la sous-préfecture de Saint-Laurent pour y demander sa première carte de séjour. Il est connu de tous, dans son village, y compris des gendarmes. Cependant, au bureau des étrangers de la sous-préfecture, l'agent de guichet n'a jamais entendu parler de son village, ni du premier bourg important à proximité, Apatou.

Cet agent explique à Dominique le dossier de demande de titre de séjour doit comporter un maximum de documents attestant de l'ancienneté de sa présence en France. Or

- Domini n'a jamais eu de fiche de paye ; il n'a fait que des «jobs » non déclarés et les attestations orales ne sont pas acceptées.

- Son domicile n'est pas raccordé au réseau électrique ni téléphonique, il n'a donc pas de facture ; habitant dans sa propre case, il n'a pas de quittance de loyer: il est chez lui ! ... mais aucun document ne prouve sa résidence.

- Une attestation du maire d'Apatou (qui le connaît bien) ne sera pas acceptée.

- Ses enfants ont des cartes de séjour et ses pelils enfants sont français mais cela ne change rien à son dossier.

- Ses enfants n'ont quasiment pas été scolarisés, et de toute façon il n'y en aurait pas trace, c'était il y a trop longtemps.

- Son seul espoir est qu'il a été soigné au dispensaire d'Apatou, peut-être y trouvera-t-il une fiche à son nom ...

« Il appartient à un monde qui n'existe plus ... » conclut la médiatrice qui l'accompagne dans ses démarches.

De façon assez remarquable, ces représentations sont partagées par certains agents métropolitains des forces de l'ordre. Ainsi, un gendarme nous a expliqué que la moitié des habitants de Saint Laurent sont étrangers et reçoivent la visite des membres de leurs familles qui vivent sur la rive d'en face : « on va pas les

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en empêcher! C'est comme si moi on m'empêchait d'aller visiter de la famille à Paris! » Un douanier a renchéri en estimant que bloquer la frontière reviendrait à « scinder les familles en deux».

Est ainsi reconfigurée léchelle des légitimités de la présence sur le territoire guyanais, émancipée des critères réglementaires, au profit de représentations qu'élaborent les Métropolitains sur l'identité des Noirs Marrons. Mais une identité ethnique s'objective moins dans le contenu de ses marqueurs que dans ses fron­tières [Barth, 1995]. Aussi, pour comprendre comment les professionnels métro­politains identifient les Noirs Marrons, on peut examiner la façon dont ils opposent l'identité de ces derniers à celles des autres groupes ethniques vivant à Saint­Laurent. Intéressons-nous en particulier à leurs représentations des Amérindiens et des Créoles, par contraste à celles des Noirs Marrons.

Les Amérindiens comptent, parmi leurs ancêtres, les uniques occupants de la Guyane et du Surinam qu'ont rencontrés les colons européens au XVI' siècle. Quant aux ancêtres des Créoles, ils étaient, comme ceux des Noirs Marrons, des Africains pris dans la traite esclavagiste ; mais eux sont restés sur les plantations et y ont été affranchis ou ont été libérés lors de !'abolition de l'esclavage en 1848.

Amérindiens, Créoles et Noirs Marrons sont ainsi les trois populations dites « natives » de Guyane 4• Les Métropolitains ne leur attribuent pourtant pas à toutes les trois la même autochtonie, et cette perception différenciée de l'autochtonie des unes et des autres se prolonge dans leurs pratiques, également différenciées.

Ainsi, une partie des Amérindiens qui vivent dans l'Ouest guyanais est suri­namien parce que, tout comme de nombreux Noirs Marrons, ils n'ont traversé que récemment le fleuve Maroni pour s'installer sur sa rive française. Or selon diffé­rents témoignages, les Amérindiens surinamiens seraient beaucoup plus rarement reconduits à la frontière que les Noirs Marrons surinamiens, et à dossiers équiva­lents, ils verraient leurs demandes de régularisation plus souvent acceptées, parce que les agents des forces de l'ordre et de la sous-préfecture les créditeraient de plus d' autochtonie.

Cette graduation oppose aussi les Créoles aux Noirs Marrons. Après l'abolition de J'esclavage, les Créoles se sont installés sur la bande littorale, où ils ont pénétré progressivement les arcanes du pouvoir politique et économique local, à la faveur de la départementalisation de 1946 puis de la décentralisation de 1982. Ils ont en outre longtemps constitué la majorité démographique de la Guyane, et ce d'autant qu'ils intégraient dans leur communauté les nouveaux venus de toutes origines, puisque les enfants d'immigrés, nés et élevés sur place, étaient considérés créoles. Mais ce processus de créolisation est aujourd'hui interrompu et les fortes vagues migratoires qui ont marqué le dernier tiers du xx• siècle les ont réduits à l'état d'une« minorité parmi d'autres» [Jolivet, 2002]. Fragilisés par ce renversement

4. Même si les deux dernières sont immigrées, leur immigration est en effet moins récente que celle des autres populations aujourd'hui présentes sur le territoire (Chinois, Haïtiens, Brésiliens, etc.).

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démographique, ils voudraient aujourd'hui se présenter comme les principaux acteurs de l'histoire économique, politique et démographique du département, voire représenter l'ensemble des Guyanais [Jolivet, 2002]. Or nombre de Métro­politains rejettent cette revendication. Ainsi un gendarme nous a expliqué que les « vrais Guyanais » ne sont pas les Créoles, qui « râlent beaucoup » et « sont racistes», mais les Noirs Marrons« qui se sont enfuis dans la forêt». Le surcroît de légitimité attribué aux Noirs Marrons s'affirme ainsi par le biais du rejet de la légitimité que revendiquent les Créoles.

Au total, nombre de professionnels métropolitains expriment la perception d'une légitimité élargie - par rapport aux critères nationaux réglementaires - de la présence des étrangers noirs marrons (et plus encore amérindiens) sur le terri­toire. Voyons maintenant comment ils appliquent la condition de résidence.

L'accès aux soins à 1' aune de la double altérité

Des pratiques non réglementaires : faire accéder à la protection sociale ceux qui devraient en être exclus

On a signalé précédemment que nombre de Noirs Marrons de Saint-Laurent n'ont pas de couverture maladie tant qu'ils ne sont pas malades. Par suite, c'est souvent à l'occasion d'une hospitalisation qu'ils entament des démarches pour en obtenir une. Les assistantes sociales de l'hôpital les aident alors à rassembler les justificatifs nécessaires à la constitution de leurs dossiers. Certaines d'entre elles, métropolitaines, nous ont affirmé douter de la véracité de certains des certificats d'hébergement que les Noirs Marrons leur présentent comme justifi­catifs de leur résidence en France. Elles déclarent pourtant tous les accepter. Elles reconnaissent même, à demi-mot ou explicitement, qu'elles conseillent aux patients qui en sont dépourvus de« faire comme les autres», c'est-à-dire d'aller demander à une de leurs connaissances de leur rédiger un certificat d'héberge­ment «de complaisance».

Quant aux soignants métropolitains, la plupart de ceux que nous avons inter­rogés ont déclaré ne pas avoir de réticences à délivrer des soins à des étrangers venus en Guyane pour se faire soigner. Certains médecins commentent cependant le cas des étrangers non seulement venus en Guyane pour y faire prendre en charge une maladie grave, mais qui continuent, une fois le traitement débuté, à résider au Surinam, en faisant des allers-retours de part et d'autre du Maroni. Ces méde­cins condamnent ces comportements, qu'ils estiment mettre à mal l'efficacité thé­rapeutique. Il y a donc déplacement du motif de rejet de l'étranger malade: on ne rejette pas celui qui est venu pour se faire soigner, mais celui qui, informé de l'importance des soins nécessaires, ne fait pas ce qu'il faut pour résider en France le temps de ces soins. En d'autres termes, ces médecins interrogent bien la légi­timité à se faire soigner de ceux qui ne satisfont pas à la condition de la résidence, mais ils le font à l'aune non pas de la réglementation mais de leurs propres logi­ques professionnelles.

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Enfin, ces pratiques non réglementaires ne sont pas l'apanage d'assistantes sociales et de soignants qui balaieraient d'un revers de main tout obstacle à l'accomplissement de leurs missions d'aide sociale ou de soins. Elles peuvent aussi être le fait d'agents métropolitains chargés du contrôle de la loi sur le séjour. Ainsi un douanier nous a affirmé que lorsqu'il contrôle des étrangers en situation irrégulière venus en Guyane pour s'y faire soigner, il ne les arrête pas dès lors qu'ils s'engagent à rentrer chez eux à la fin des soins. Il a même qualifié de « corrects » les étrangers malades qui ne viennent en Guyane que le jour de leur rendez-vous médical... «s'abstenant» de présence irrégulière le reste du temps. Et il accompagnerait vers l'hôpital les femmes enceintes contrôlées sur une pirogue en cours de traversée du fleuve pour se rendre à une consultation médicale à Saint-Laurent.

Au total, ces professionnels métropolitains déclarent fermer les yeux sur les « touristes pour soins » 5, voire faciliter leur accès aux soins, via leurs positions professionnelles respectives (en les soignant, en les aidant à obtenir une couverture maladie ou à parvenir aux structures de soins). Ils avancent divers arguments pour justifier ces entorses à la réglementation.

Une situation « à la marge » qui requiert d'adapter la réglementation

Certains professionnels reprennent un argumentaire économique cher aux déci­deurs politiques nationaux, mais en le « re-localisant ». Les droits des étrangers sans-papier à une couverture maladie ont été, en France, progressivement res­treints, depuis les années 1990 - notamment, d'ailleurs, à travers des exigences accrues concernant la condition de résidence. L'un des arguments des décideurs politiques pour justifier de limiter l'accès des sans-papier à une couverture maladie est le déficit du budget de la protection sociale : les économies nécessaires devraient porter, en premier lieu, sur les dépenses engendrées par des personnes résidant illégalement sur le territoire.

Mais en Guyane, certains professionnels métropolitains estiment que le coût des soins des Noirs Marrons surinamiens est dérisoire au regard du budget social français et de son déficit, alors qu'en revanche l'absence de couverture maladie de ces patients grève lourdement le budget de l'hôpital de Saint-Laurent. Ce der­nier ne peut en effet réclamer aucun remboursement pour les soins délivrés à des patients dépourvus de couverture maladie. En d'autres termes, la situation« à la marge» de la Guyane (territoire excentré jouant de façon minime sur la marche de la Nation) justifierait de décliner« localement »un argumentaire tenu au niveau national : le budget de « leur » hôpital, prioritaire sur celui de la protection sociale française, nécessiterait ladaptation locale des lois nationales.

5. Les« touristes pour soins" sont des individus qui ne résident pas en Franœ mais y sont venus dans le but de s'y faire soigner. Ne satisfaisant pas à la condition de résidence. ils ne peuvent théoriquement pas faire prendre en charge leurs soins par la protection sociale.

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Un autre type d'arguments avancés par les professionnels est d'ordre compas­sionnel. Ainsi, le douanier qui affirmait déjà ne pas pouvoir « scinder les familles »

explique aussi que le strict contrôle du fleuve n'est pas souhaitable car il « empê­cherait les gens de se soigner» et qu'il accompagne les femmes enceintes sans­papier jusqu'à l'hôpital parce qu' «on ne va pas faire faire des kilomètres à une femme enceinte. »S'il nous est difficile de juger de la véracité de ces affirmations, divers témoignages font état de la relative protection dont jouiraient les femmes enceintes au regard des risques de reconduite. On peut en tous les cas noter le contraste entre ce registre compassionnel et !'affichage politique, national et dépar­temental, de «tolérance zéro» envers l'immigration irrégulière.

D'autres professionnels mettent en avant un décalage qu'ils qualifient de «culturel». Ainsi, un travailleur social explique avoir insisté (en vain) auprès de la Caisse d' Allocations Familiales pour qu'elle verse des allocations à une jeune mère noire marronne dont l'enfant... vivait au Surinam, chez sa grand-mère 6• Non obstant l'objectif des allocations familiales (aider à la satisfaction des besoins de l'enfant), il récuse toute pertinence de la condition de la résidence dans ce « contexte culturel » très éloigné du métropolitain: «ça pose d'énormes problèmes de Sécurité sociale ( ... ) il y a de gros chocs de culture. ( .. .) Là, j'ai appelé la CAF en leur disant: "comprenez bien, c'est des Bushinenges ! (rire) C'est pas du tout comme chez nous." (. .. ) C'est tout le problème entre les lois de Paris et la réalité de la Guyane. ( ... ) c'est quand même le DOM qui est le plus sauvage, on va dire, et le plus tribal ! »

Mais l'argument qui revient le plus souvent (et qui étaye volontiers les précé­dents) est d'ordre identitaire et s'inscrit dans le discours métropolitain plus général qui affirme l'autochtonie de populations qu'un système législatif importé de métro­pole et aveugle aux réalités sociales locales qualifierait abusivement d'étrangères. Les Noirs Marrons surinamiens dans l'incapacité de prouver leur résidence sur la berge française du fleuve selon les critères prescrits par le législateur français étant sur « leur» terre, dans l'Ouest guyanais, ils auraient toute légitimité à béné­ficier de la solidarité nationale française.

Certains professionnels rappellent aussi que les venues pour soins d'une rive à l'autre du fleuve Maroni n'ont pas toujours suivi le sens qu'on leur connaît aujourd'hui : dans les années 1970, l'offre de soins surinamienne était préférée à la française, encore très rudimentaire. Les choses ont changé avec la guerre civile au Surinam et la destruction de nombre de ses infrastructures, tandis que parallè­lement l'offre sanitaire française prenait son essor. Les professionnels en concluent que si les structures surinamiennes ont autrefois accueilli les habitants des deux berges du fleuve, alors les françaises devraient en faire autant aujourd'hui. Cette « dette de solidarité » rappellerait que le fleuve, frontière entre deux pays, serait aussi une voie de circulation traversant la terre des Noirs Marrons.

6. Cet exemple ne traite pas de l'accès aux soins, mais nous le présentons néanmoins car il illustre cette perception. par des Métropolitains. d'une inadéquation qu'ils qualifient de" culturelle,, de la condition de résidence pour l'accès des Noirs Mamms au système de protection sociale français.

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Au total, le pendant du sentiment de leur extériorité à la Guyane est donc, pour ces professionnels métropolitains, leur perception d'une Guyane située «à la marge » de la République, une marge tant économique (importance anecdotique pour le budget national) que territoriale (si lointaine que les politiques nationales y perdent de leur pertinence). Et c'est précisément parce qu'eux-mêmes ont fait ce voyage à la marge qu'ils s'estiment à même d'adapter la réglementation aux données locales. Représentants en Guyane de la métropole d'où sont importés le droit et la règle, les adaptations qu'ils mettent en œuvre peuvent aller jusqu'à contredire un principe fondamental de la protection sociale française, la condition de résidence.

Nous avons pu observer en métropole comment, ponctuellement, des profes­sionnels exerçant dans des consultations médicales gratuites exprimaient eux aussi le sentiment d'exercer «à la marge » du système (les associations, « filets » qui rattrapent les exclus du droit commun) et pouvaient se sentir autorisés à prendre des libertés avec la réglementation (dans un sens d'ailleurs qui n'était pas toujours favorable aux usagers concernés) [Carde, 2006]. Mais cet effet «marge» prend en Guyane une importance qui n'est justement pas marginale, puisqu'il participe de la construction identitaire de professionnels qui exercent dans les circuits de droit commun, pour influer concrètement sur leurs pratiques.

L'écart creusé entre le droit et son application par ces professionnels venus d'ailleurs peut aussi être appréhendé, indirectement cette fois, dans le contraste entre leurs pratiques et celles de leurs collègues qui «sont d'ici». Ces derniers sont représentés principalement par les Créoles guyanais.

Les professionnels créoles : des dominants « chez eux »

On a précédemment mentionné l'argument économique qu'invoquent les gou­vernements pour justifier de la restriction des droits des étrangers sans-papier à une couverture maladie, ces dernières années. Mais leur principal argument est migratoire : la restriction de la protection sociale accordée aux sans-papier, en freinant l'appel d'air de nouveaux venus vers la France, contribuerait à la maîtrise des frontières [Carde, 2009a). Ce lien que font les décideurs, entre politiques migratoires et accès aux soins, certains professionnels de l'accès aux soins le font également. C'est ce qu'on a décrit ci-dessus chez des professionnels métropolitains exerçant en Guyane, quand ils tentent d'amoindrir, dans le champ sanitaire, les conséquences de politiques migratoires dont ils contestent la pertinence locale. Or certains de leurs collègues créoles font également ce lien entre migration et soins. Mais ils utilisent le système socio-sanitaire pour, à l'inverse, renforcer des poli­tiques migratoires jugées insuffisantes face à la «déferlante migratoire » qui s'abattrait sur la Guyane : les obstacles opposés à l'accès aux soins des étrangers seraient alors autant de freins à leur ancrage sur le territoire [Carde, 2009b].

La condition de résidence est là encore un bon révélateur de ces pratiques. Ainsi par exemple, nombre de professionnels créoles exigeaient en 2002 que les

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requérants d'une Aide médicale (qui sont tous des étrangers en situation irrégu­lière) vivent en France (en Guyane, en l'occurrence) depuis au moins trois mois, alors que cette ancienneté minimale n'était à l'époque pas encore légale (elle ne devait le devenir que lannée suivante). Ces professionnels justifiaient leurs exi­gences accrues concernant la condition de résidence en reprenant les arguments des décideurs politiques nationaux sur l'importance de maîtriser les flux aux fron­tières du pays. Certes, notre terrain d'étude mené la même année en métropole a révélé que des professionnels y avaient de semblables pratiques anticipatrices sur la réforme à venir, au nom des mêmes arguments migratoires [Carde, 2007]. Mais ces pratiques se sont avérées plus systématisées en Guyane. Pourquoi les discours nationaux y trouvent-ils un tel écho? Deux éléments de réponse peuvent être proposés, départemental et ethnique.

Les flux migratoires en provenance d'Amérique du Sud et de la Caraïbe ont pris à partir des années 1960 une importance croissante et leur impact démogra­phique est aujourd'hui patent : un tiers des habitants de la Guyane sont étrangers, en majorité en situation irrégulière 7, et la population a été multipliée par près de 9 en 60 ans 8• À cette immigration s'ajoute une situation économique et sociale des plus difficiles 9. De là à faire de la première la cause de la seconde, il n'y qu'un pas, que certaines statistiques aident à franchir: les étrangers sont accusés d'importer la pauvreté w, la délinquance ou encore les maladies (notamment l'épi­démie du VIH, qui affecte la Guyane plus qu'aucun autre département français, et alors que 80 % des patients qui y sont suivis sont étrangers [CNS, 2008]). Le contexte départemental donne ainsi remarquablement prise à la rhétorique gou­vernementale nationale sur la nécessité de limiter les flux migratoires.

Or sur cette donnée départementale se greffent des enjeux ethniques. Les Créoles sont en effet particulièrement sensibles à cette rhétorique, eux qui consi­dèrent que l'immigration, associée à des taux de natalité élevés, les a rendus minoritaires chez eux.

L'identité des « nouveaux citoyens »

Il ne faudrait cependant pas réduire la double altérité à une opposition des pratiques, selon que les professionnels «viennent d'ailleurs» ou «sont d'ici». Notre dernier exemple entend suggérer la complexité de ce processus de définition

7. On comptait 206 000 habitants en Guyane fin 2006, dont 27 000 étrangers en situation régulière et 40 000 étrangers en situation irrégulière [source INSEE - MIOM CT/DLPAJ/SEOM. Comité inter-ministériel de contrôle de l'immigration, 2007].

8. li y avait 25 000 habitants en 1946, 222 000 en 2008. Source INSEE : http://www.insee.fr/fr/themes/ detail.asp?reg_id=99&ref_id=estim-pop (page consultée le 12/07 / l 0).

9. En 2006, le Produit Intérieur Brut par habitant guyanais représentait 49 % du français, plaçant la Guyane en dernière position parmi l'ensemble des régions françaises; 20 % de la population active était au chômage en 2007, contre 8 % en Métropole, 13 % de la population bénéficiait du Revenu Minimum d'insertion en 2007, contre 3 % en métropole en 2006: un quart de la population vivait sous le seuil de pauvreté en 2006 [DSDS de la Martinique, 2008 ; Moriame et al., 2008].

IO. 47 % des actifs immigrés étaient au chômage en 1999 [INSEE/ACSE, 2006] ; 48 % des allocataires du RMI étaient étrangers en 2004 (contre 14 % au niveau national) [DSDS Antilles-Guyane/SESAG, 2006].

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identitaire. Il ne porte pas sur la résidence, et pourtant il concerne au plus près la question de l'origine; il s'agit précisément de l'identité.

Tout requérant à une couverture maladie doit présenter un document d'identité. À défaut, son dossier sera bloqué, qu'il se déclare d'ailleurs français ou étranger. Cette exigence de la preuve de l'identité pose en Guyane un problème à nombre de personnes dont l'inscription de la naissance sur les registres de l'état-civil comporte des erreurs (d'orthographe notamment, souvent en raison de l'illettrisme des parents) ; ces personnes devront faire corriger ces erreurs avant de pouvoir demander une carte d'identité.

Mais c'est sur un autre cas de figure que nous souhaitons nous arrêter, moins fréquent et plus emblématique. Vivent dans l'Ouest guyanais des personnes qui se déclarent nées en Guyane mais dont la naissance n'a jamais été inscrite sur les registres de l'état-civil français, ce qui les prive de tout document d'identité 11

L'introduction de l'État civil a en effet été tardive, dans l'intérieur du département guyanais. Ainsi, lorsque la Guyane est devenue un département d'outre-mer, en 1946, les 3 000 habitants de l'intérieur, amérindiens et noirs marrons, sont restés gouvernés, dans une certaine mesure, par le droit coutumier. On a signalé ci-dessus que ce n'est qu'en 1969, avec l'intégration de l'lntérieur au reste du département, que le système juridique administratif français a pu enfin s'appliquer sur l'ensemble du territoire. Or l'information des populations de l'intérieur sur leurs nouveaux droits et devoirs n'a pas toujours été suffisante et l'habitude de déclarer les naissances des nouveau-nés n'a été prise que très progressivement chez les Noirs Marrons, d'autant qu'une« tradition de marronnage »les rendait peu enclins à engager une telle procédure.

Prenant acte de ces difficultés, l'État français a mis en place, dès les années 1970, une procédure« de rattrapage ». Ils' agit de l'attribution de jugements décla­ratifs de naissance (JDN) qui, une fois transcrits en mairie, ont valeur d'acte de naissance et permettent de faire la demande d'une carte d'identité française 12

• Les JDN sont accordés par le Tribunal de Grande Instance de Cayenne, au terme d'une procédure longue de six mois à un an, incluant une enquête fondée notamment sur le témoignage de deux témoins de la naissance du requérant et l'examen de documents attestant de l'ancienneté de sa présence sur le territoire français. L'enjeu de cette procédure est crucial puisqu'elle permet à un individu dépourvu de toute existence juridique d'obtenir la nationalité française, c'est-à-dire l'inté­gration juridique maximale à la nation française. Le risque de fraude est à la hauteur de cet enjeu, des personnes nées au Surinam voyant là l'opportunité d'obtenir, mieux qu'un titre de séjour, une carte d'identité française. Rendre justice

11. À titre indicatif, on peut citer une enquête menée à la maternité de Saint-Laurent en 2009. selon laquelle 5 % des parturientes déclaraient être nées en Guyane mais ne pas être en mesure de prouver leur nationalité [Jolivet et al., 2009].

12. Si toutefois la personne satisfait aux conditions d'âge et de durée de résidence en France. requises si ses parents sont étrangers. Précisons en outre que la procédure des JDN existe ailleurs en France. mais que c'est en Guyane qu'elle est le plus souvent mise en œuvre.

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aux victimes de l'inefficacité passée des procédures françaises tout en écartant les fraudeurs : cette procédure illustre la situation délicate de la Guyane, entre passé de société coloniale et présent de terre d'immigration.

Envisageons maintenant les discours et pratiques de professionnels métropo­litains concernés à divers titres par cette procédure. Bien que tous cohérents avec le «sentiment d'extériorité» que nous avons présenté ci-dessus, ces profession­nels ont des pratiques divergentes, quand vient le moment de statuer sur la légi­timité des Noirs Marrons à accéder à l'identité française et par suite, potentielle­ment, à une couverture maladie. Ils justifient leurs pratiques respectives en mettant en avant diverses dimensions de leur propre identité. Présentons trois de ces postures.

Double altérité et posture professionnelle

La première de ces postures est celle d'un jeune juriste métropolitain en charge d'instruire les demandes de JDN. Il justifie le bien-fondé de cette procédure en rappelant combien le contexte géographique fait obstacle aux déclarations de nais­sance : les parents peuvent manquer de temps et de moyens pour se rendre à la mairie la plus proche (plusieurs journées de voyage en pirogue sont parfois néces­saires) 13

• Surtout, il souligne le devoir de réparation de l'État français envers les Noirs Marrons et les Amérindiens nés dans l'intérieur guyanais : l'État civil fran­çais n'y a été introduit qu'en 1969 et de façon chaotique, en raison selon lui d'une insuffisante volonté politique d'intégrer ces populations. Son discours présente la procédure comme une sorte de politique d'Affirmative Action, dont l'objectif serait la correction de difficultés que connaissent aujourd'hui ces populations parce qu'elles ont été longtemps« tenues à l'écart» des registres de l'état civil par leur isolement, tant spatial que social : «Donc pour régulariser ces gens-là, c'est peut­être plus à nous de prendre les choses en main. »Pour autant, le juriste n'élude pas le risque de fraude qui entache cette procédure et il relativise la fiabilité de l'enquête qu'il mène afin de, justement, repérer les fraudeurs.

Son discours s'oppose point par point à celui de son collègue juriste, créole, également en charge de ces dossiers. Selon lui, les avocats et procureurs chargés d'accorder les JDN, Métropolitains en poste quelques années seulement à Cayenne et qui ne font que passer à Saint-Laurent, ne connaissent rien à la réalité locale. Ils se laisseraient abuser par des étrangers auxquels ils accorderaient des JDN avec un paternalisme dont les relents rappelleraient une autre époque: «C'est colonialiste, pour se donner bonne conscience, pour aider "ces pauvres gens"». On pourrait même y voir une tentative de «peupler la Guyane. » 14

• Le

13. La loi du 8juillet 1998 prévoit pour cette raison qu'un délai d'un mois est laissé aux habitants de l'Ouest Guyanais pour qu'ils déclarent la naissance de leur enfant, contre trois jours ailleurs en France,

14, Ce ressentiment des Créoles à l'égard des tentatives de l'Etat de peupler« leur» terre s'est déjà exprimé par le passé, notamment avec le « plan vert » de 1975, vaste plan de colonisation agricole par implantation d'exploitants métropolitains que les indépendantistes créoles de l'époque avaient qualifié de « génocide par substitution " [Lemaire, 2000).

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commentaire du juriste créole sur la procédure de JDN est cohérent avec un dis­cours plus généralement tenu par des Créoles qui regrettent que le gouvernement français ne reconnaisse pas leur mérite (eux qui ont, au cours de plusieurs siècles, suivi un long processus d'assimilation (au sens d'occidentalisation) [Jolivet, 1982]) et laisse « leur » Guyane être envahie voire favorise cette invasion - par des Noirs Marrons qui n'ont justement pas eu à faire la preuve d'un tel mérite; après s'être s 'échappés des plantations puis avoir vécu à l'écart de la société coloniale puis créole, ces derniers obtiennent en effet aujourd'hui les mêmes droits sociaux qu'eux.

Traduction concrète de ces représentations, le juriste créole a décidé de ne plus transmettre les dossiers des requérants au Procureur car il les écarte « sur le prin­cipe». L'accès à la citoyenneté est ainsi barré, comme on l'a dit ci-dessus de l'accès à une couverture maladie par les professionnels créoles de l'accès aux soins, dans un même objectif de faire obstacle à l'ancrage d'étrangers noirs mar­rons sur le territoire guyanais.

À ce premier registre, de la réparation, porté par le juriste métropolitain, on peut opposer celui de l'humanitaire, qui l'est par une jeune assistante sociale métropolitaine en poste à l'hôpital. Celle-ci insiste sur l'importance des besoins sociaux non satisfaits chez de nombreux Noirs Marrons, importance qu'elle explique par leur récente intégration à la société française. Elle évoque, pour illustrer son propos, le cas d'un homme qui déclare être né en Guyane. Bien que souffrant d'une maladie chronique et invalidante, il ne bénéficie d'aucun suivi médical continu. Il ne peut en effet pas obtenir de couverture maladie car sa naissance n'a jamais été inscrite à l'état-civil. Il a bien fait une demande de JDN, mais elle a été rejetée car jugée incomplète. L'assistante sociale s'insurge contre ce rejet. Elle estime que l'enjeu humanitaire aurait dû prévaloir sur la suspicion de fraude et donc sur les critères réglementaires de la procédure, ce qu'elle a d'ailleurs fait savoir au juriste métropolitain présenté ci-dessus et qui avait statué négativement sur la requête de l'homme malade.

Impératif humanitaire chez lassistante sociale, devoir de réparation chez le juriste : ces deux registres sont cohérents avec les exercices professionnels de chacun. Par suite, bien qu'ils témoignent tous deux de ce sentiment de «venir d'ailleurs » (chacun évoque une société « différente », où l'accès aux droits souf­frirait de carences particulières), ces professionnels ont des pratiques opposées vis-à-vis de ce patient.

Le troisième registre que nous allons voir à présent se fonde lui aussi sur ce sentiment d'extériorité, mais il s'articule aussi à autre dimension identitaire du professionnel, à savoir l'ancienneté de sa propre résidence en Guyane.

Double altérité et ancienneté de la présence sur place

Ce troisième registre est mobilisé par un médecin métropolitain qui exerce dans l'Ouest guyanais depuis plus de trente ans. li affirme se souvenir que les

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villages français qui bordent le bas Maroni étaient à cette époque exclusivement créoles. Or la plupart des Noirs Marrons qui demandent aujourd'hui des JDN déclarent y être nés. Ce serait donc en grande majorité des fraudeurs. Les tentatives de fraudes donneraient même lieu à de graves dérives : de faux témoignages de naissance s'achèteraient pour quelques centaines d'euros, des jeunes filles les monnaieraient par des relations sexuelles avec des hommes bien plus âgés qu'elles, etc.

Le médecin se démarque cependant du discours créole présenté ci-dessus en insistant sur la responsabilité du système socio-sanitaire plus que sur celle des Noirs Marrons. Il raconte en effet que dans les années 1970-1980, ces derniers se méfiaient des « soins des Blancs » et ignoraient tout de leurs droits sociaux. Si aujourd'hui ils font au contraire une consommation excessive de l'offre socio­sanitaire (y compris en détournant la procédure des JDN), ce serait parce que le système socio-sanitaire n'a pas su les intégrer en respectant leurs spécificités cultu­relles, substituant à ces dernières les codes de la société de consommation occi­dentale. Ainsi par exemple, la fréquence croissante des grossesses précoces s'expli­querait non pas par une supposée «tradition noire maronne», mais par la disparition des autorités coutumières, l'introduction des allocations familiales et la vulnérabilité de jeunes filles qui désormais poursuivent leur scolarité jusqu'au lycée, ce qui les contraint de quitter leurs familles dans l'intérieur pour venir vivre à Saint-Laurent, seules et à la merci d'hommes peu scrupuleux.

« On a transformé totalement une civilisation qui n'avait aucun rapport à l'argent(. .. ) on est en train de transformer les gens en assistanat(. .. ) on a décul­turé une population ... »

Ce médecin, plutôt que de s'en tenir à un registre strictement calé sur sa déon­tologie professionnelle (les « meilleurs soins possibles ») met ainsi en avant une autre dimension de son identité, celle d'un Métropolitain, mais d'un Métropolitain qui grâce à son ancienneté en Guyane peut qualifier de «mythe » l'histoire que racontent les Métropolitains récemment arrivés et en quête d'exotisme: si Saint­Laurent est aujourd'hui en grande majorité peuplé de Noirs Marrons, cela n'en fait pas la «terre traditionnelle des Noirs Marrons» 15

• Il constate les méfaits de l'occidentalisation là où beaucoup de ses collègues métropolitains voudraient contempler les feux d'une« culture traditionnelle» 16

• Mais il s'oppose également aux discours créoles selon lequel les Noirs Marrons auraient été intégrés au sys­tème socio-sanitaire sans avoir eu à prouver qu'ils le méritaient, puisqu'il déplore

15. Précisons que le nom du fleuve(« Maroni») et celui de la population(« Noirs Marrons») sont des homonymes fortuits, sans étymologie commune.

16. Cette analyse rejoint celle d'anthropologues tels que Diane Vernon [1993) qui décrit la brutale imposition du système administratif français à la société des Noirs Marrons, affaiblissant leurs autorités coutumières au lieu de s'articuler à elles, tandis que l'introduction des prestations sociales anéantissait le système traditionnel d'échanges et de contrôle et brouillait les relations de parenté. La discussion peut s'engager cependant. entre anthropologues, selon qu'ils insistent sur la destruction résultant de ce contact ou sur la nouvelle culture qui en est issue, par le biais d'une « néo-créolisation,, [Jolivet et al., 2007].

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plutôt leur assimilation trop brutale au mode de vie occidental et l'effondrement de leur société.

Les exemples concernant le justificatif de résidence ont illustré la façon dont la perception de leur propre extériorité affecte l'identification, par les profession­nels métropolitains, de leurs usagers noirs marrons, bouleversant ainsi leur appli­cation de la grammaire réglementaire. Ceux que l'on vient de présenter à propos du justificatif d'identité révèlent que ce bouleversement peut épouser diverses lignes de fracture, pour finalement dessiner des cas de figure singulièrement dis­semblables, même si tous gardent l'empreinte de cette perception « première » de leur extériorité.

Conclusion

En suivant comme un fil conducteur la condition de résidence en France, nous avons exploré les logiques sociales qui produisent une définition exogène de l'identité - celle que des Métropolitains attribuent à des Noirs Marrons.

Cette définition exogène s'inscrit dans une relation de pouvoir: elle est le fait de dominants, qui justifient en son nom des pratiques différentielles à !'encontre de dominés (des professionnels qui accordent ou non un accès aux soins à des usagers selon l'identité qu'ils leur attribuent). Cette inscription dans un rapport de pouvoir asymétrique fait de cette identification une racialisation : le dominant perçoit chez le dominé une altérité radicale et indépassable qui justifie de le traiter différemment [Guillaumin, 1972]. Mais ici, le dominant ne représente pas le «Nous», la norme qui n'a pas à être définie: il s'envisage en effet lui-même comme un « Autre » au regard de la société dans laquelle il exerce ce rapport de domination. C'est sur ces deux altérisations simultanées et qui se renforcent mutuellement (l'usager noir marron étant d'autant plus perçu comme différent que le professionnel «s'assigne» à son origine métropolitaine) que se fonde, ici, la pratique différentielle opérée par le dominant à !'encontre du dominé.

Quant aux pratiques ainsi justifiées par cette double altérisation, elles contre­viennent à la règle nationale quand elles consistent à intégrer dans le système socio-sanitaire des usagers qui en sont réglementairement exclus. Pour justifier ces entorses à la loi, les professionnels rappellent que le droit aux soins est un droit fondamental, à l'instar des militants qui contestent, au niveau national, les réformes qui réduisent toujours un peu plus le droit des étrangers. Mais les pro­fessionnels convoquent aussi le contexte local guyanais : l'histoire (pour définir l'identité de leurs usagers) et l'espace (pour situer leurs pratiques «à la marge» du territoire de la Nation). Si l'intérêt «général» (la maîtrise des frontières au nom de laquelle le gouvernement justifie la règle nationale) perd en Guyane de son acuité, c'est donc au profit d'une légitimité « universelle » mais aussi à celui d'une légitimité localement définie. Or cette dernière se fonde sur l'altérité attri­buée aux usagers concernés : est intégré non pas seulement celui en qui on recon­naît une commune humanité, mais aussi celui que l'on perçoit comme différent.

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Le soignant en son miroir Accompagnement anthropologique d'une intervention

en santé maternelle au Sénégal

Patricia Vasseur*, Laurent Vidal**

Méthodes : au sein d'une maternité d'un hôpital de district de la périphérie de Dakar, de 2003 à 2006, des anthropologues (dont une sage-femme) ont effectué une analyse des facteurs compliquant la prise en charge des parturientes. A ensuite été mise sur pied une intervention, impliquant les professionnels de santé, et visant à les amener à s'approprier de nouvelles pratiques : des« rencontres-miroirs» ont été créées et se sont tenues régulièrement, dans un cadre préservant la confiden­tialité ; des cas y ont été décryptés et discutés de façon à identifier consensuelle­ment les points de blocage et les difficultés dans la prise en charge obstétricale. Ces études de cas étaient alimentées par les observations des chercheurs et des professionnels eux-mêmes.

Résultats : Les professionnels de santé ont progressivement accepté de discuter collectivement de leurs pratiques - sur des cas précis - en donnant leur avis et en acceptant ceux des autres. Cela s'est traduit par une amélioration de la commu­nication au sein de l'équipe, essentielle lors de la prise en charge de l'accouche­ment. Se sont aussi révélées des tensions au sein de léquipe et avec la hiérarchie sur lesquelles les professionnels se sont penchés. Si le principe de « regard sur sa pratique » a transformé les gestes de soins et le fonctionnement de léquipe, la tenue en elle-même des «rencontres-miroirs» n'a pu être pérennisée pour des questions d'appropriation de l'activité par la hiérarchie médicale après l'arrêt du projet

Conclusion: l'anthropologie peut contribuer à l'amélioration des pratiques dès lors qu'elle crée un cadre de dialogue, apaisé, où la réflexion technique sur les gestes médicaux est associée à un travail sur la communication au sein de l'équipe soignante.

* Anthropologue et sage-femme, Service gynécologie obstétrique, Centre Hospitalier Delafontaine de Saint Denis (93) France: [email protected]

** Anthropologue. Institut de Recherche pour le Développement (IRD). UMR SE4S («Sciences éco­nomiques et sociales, systèmes de santé et sociétés»); A'.\!RS, Yaoundé. Cameroun: [email protected]

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La santé maternelle : questions aux chercheurs et objets d'actions

Durant la seconde moitié des années 1990, plusieurs enquêtes sur la santé maternelle en Afrique de l'Ouest se sont penchées sur les facteurs de la morbidité [Prual, 1999] et de la mortalité autour de l'accouchement [Bouvier-Colle, 1998]. identifiant les besoins obstétricaux « non couverts » [De Brouwere et Van Ler­bergue, 1998), insistant sur le caractère évitable des décès [Vanguenderhuysen 1995] et proposant des stratégies afin d'en réduire les risques [De Brouwere, 1998; Prual, 2000; Dumont, 2001 ; Dumont, 2004]. Ces études, menées par des spécialistes de la santé publique et de l'épidémiologie, s'inscrivent dans un contexte réaffirmé avec force par les pays et les institutions internationales lors de la Conférence du Caire en 1994 de développement d'actions en direction de la « santé de la reproduction », concept plurivoque [Bonnet et Guillaume, 1999) intégrant et dépassant largement les questions traitées par ces enquêtes. À partir de cette même période le champ de la recherche en sciences sociales en Afrique de l'Ouest a vu l'émergence de travaux sur le discours des femmes [de Koninck, 1997] et d'autres, comparatifs, sur les pratiques des professionnels de santé [Vidal, 2005], notamment dans leurs rapports aux parturientes [Abrahams, 2001 ; Jaffré et Olivier de Sardan, 2003 ; Olivier de Sardan, 2000; Vasseur-Mahé, 2000]. Les tensions entre les soignants, les femmes venant accoucher et leur entourage sont alors exposées et analysées, comparées d'un pays à l'autre, complétant ainsi les travaux précurseurs menés sur les sages-femmes, focalisés sur des pays donnés [Jaffré et Prual, 1993; Jaffré et Olivier de Sardan, 2003; Jewkes, 1988].

En 2000, des chercheurs et des praticiens du développement français, issus de différentes institutions, se réunissent au Sénégal pour réfléchir à un projet asso­ciant recherche pluridisciplinaire et intervention, portant sur plusieurs pays de l'Afrique de l'Ouest et focalisé sur un aspect des situations entourant l'accouche­ment, à savoir les cas les plus graves nécessitant des soins obstétricaux d'urgence (c'est le projet AQUASOU pour« Amélioration de la qualité et de l'accessibilité des soins obstétricaux d'urgence » ). Insistons sur le fait que pour la première fois depuis le lancement de travaux sur les « soins de santé primaire », impulsés au début des années 1970, la problématique de la mortalité maternelle était envisagée dans une optique multidimensionnelle associant des chercheurs (en sciences sociales et médicales) et des spécialistes de la« mobilisation sociale et politique». Le propos était donc de définir les actions dans les trois domaines (gynécologie obstétrique, anthropologie, mobilisation sociale) afin d'améliorer la qualité et l'accessibilité aux soins obstétricaux d'urgence.

Les anthropologues se trouvent donc engagés dans un double effort : de connaissance et d'action [Vidal, 2008]. Dans ce texte, il s'agira de montrer comment, sur quels fondements, avec quelles difficultés, mais aussi avec quels résultats, des chercheurs (deux anthropologues, dont l'un avait des compétences médicales de sage-femme, et une sociologue), peuvent s'impliquer dans des chan­gements de comportements et des améliorations de pratiques. Attentes des pro­fessionnels, effets de l'intervention sur les pratiques des soignants et leurs relations

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avec les parturientes, et plus généralement processus d'appropriation et pérenni­sation de cette innovation seront donc successivement traités dans les pages qui suivent.

Contextes et enseignements locaux

L'expérience s'est développée au Sénégal de 2003 à 2006, dans un contexte où la mortalité maternelle demeure élevée : 401 décès maternels pour 1 OO 000 naissances vivantes 1

• Nous avons travaillé dans une maternité périphérique de Dakar qui effectuait 3000 accouchements par an. Equipée d'un plateau technique et travaillant en lien avec les différents services du centre de santé que sont 1' écho­graphie, la pédiatrie, la chirurgie générale et le laboratoire, la structure facilitait la prise en charge mère-enfant et a été référencée comme une maternité de niveau III selon les normes de l'OMS. Toutefois les déficiences en équipements et en ressources humaines en ont fait un hôpital départemental de niveau II lors de la réforme hospitalière nationale de 1998. Selon la pyramide sanitaire la mater­nité couvre le district de Rufisque 2 et les parturientes suivies dans les postes de santé de la zone sont prises en charge à la maternité du centre de santé lorsque les accouchements se compliquent. Le choix du site d'intervention a été effectué par les autorités nationales qui souhaitaient désengorger les deux structures de références de la capitale et par les promoteurs du projet AQUASOU soucieux de l'accessibilité aux soins d'urgence des structures périphériques et des populations en « dépendant». La maternité de Rufisque remplissait les critères voulus dans la mesure où elle était équipée d'un plateau technique opérationnel jour et nuit pour effectuer des césariennes et qu'elle pouvait collaborer avec l'unité de pédiatrie de Dakar 3

.

Au sein de cette maternité notre intervention s'est décomposée en deux temps : un « état des lieux » (ou « analyse de la situation ») socio-anthropologique de son fonctionnement devant ensuite déboucher sur une intervention. L'analyse socio­anthropologique a porté sur les représentations et les processus de soins entre les populations et les professionnels lorsque les accouchements se compliquaient au premier niveau de soin (poste de santé). Suivre l'itinéraire thérapeutique de la parturiente à partir de son domicile jusqu'à la naissance de l'enfant, dès lors qu'une pathologie obstétricale se présentait, nous a immédiatement orienté vers l'analyse de la prise en charge des évacuations sanitaires 4 • Les postes de santé n'étant pas équipés de plateaux techniques, les sages-femmes ou matrones envoyaient les parturientes vers la maternité référente. Nous avons alors montré que la chaîne de soins se divisait en plusieurs séquences standardisées. Sans entrer

l. Selon !'Enquête Démographique et de Santé au Sénégal couvrant la période de 1998 à 2005. 2. Selon !'Enquête Démographique et de Santé au Sénégal couvrant la période de 1998 à 2005. 3. Le district de Rufisque est contigu à la capitale, il couvrait en 2004 une population de 305 000

habitants sur une superficie de 375 km'. 4. Sachant néanmoins que le trajet de Rufisque à Dakar, une trentaine de kilomètres, peut prendre

deux heures, notamment en saison des pluies.

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dans le déroulement détaillé de ces moments et des situations les influençant -points qui seront l'objet d'une autre publication -, ils renvoient à: la prise de décision d'évacuation par un professionnel diplômé, la présence d'indices médi­caux ou organisationnels justifiant l'évacuation, les modalités de transfert (la dési­gnation d'un accompagnant-parent, la quête d'un financement et d'un mode de transport et la présence d'un soignant), la réception de la patiente au service d'accueil et la rétro-information sur son devenir auprès de l'équipe à l'origine du transfert. Nous avons également constaté que le plateau technique n'était réelle­ment opérationnel qu'aux heures ouvrées et que de nombreux transferts avaient lieu vers la capitale. Enfin, face à la difficulté des agents à argumenter une décision médicale et à gérer les conflits au sein d'une équipe, ainsi qu'à informer les familles, nous avons proposé aux professionnels de santé de la maternité de tra­vailler sur leurs propres pratiques suivant l'hypothèse que l'amélioration de la circulation de l'information dans l'équipe faciliterait l'échange avec les patientes et leurs familles, et résoudrait une partie des dysfonctionnements d'évacuation.

Principes et mécanismes de l'intervention

Un dernier constat portait sur le décalage entre les représentations de l' éva­cuation des professionnels et des patientes, sans qu'un dialogue explicatif ne s' ins­taure sur les pratiques routinières néfastes voire dangereuses, et sur l'incapacité à endosser la responsabilité d'une faute professionnelle. Cela témoignait du manque de concertation entre collègues sur les cas critiques et de la méfiance qui régnait au sein de l'équipe. Nous sommes donc partis du principe qu'améliorer la culture de service [Pail, Vidal, 2006] faciliterait la performance des soins : une fois installés dans un climat de travail de respect mutuel et dépouillé de leurs non-dits, les soignants trouveraient la volonté de mobiliser voire de renforcer leurs connaissances et compétences susceptibles d'améliorer la qualité des soins. Nous avons pour ce faire estimé que tout acteur social peut « contrôler réflexivement » ses conduites [Giddens, 1974 ], c'est-à-dire les guider voire les corriger à partir de son savoir pratique.

L'intervention s'est organisée en trois volets, mis en œuvre simultanément: (a) des réunions hebdomadaires des professionnels, (b) des observations de la pratique obstétricale, (c) des entretiens semi directifs avec des femmes enceintes suivies par les sages-femmes du centre de santé. Nous avons aussi créé un cadre de concertation, désigné (par les chercheurs) rencontres-miroirs où, selon une démarche de« regard sur sa pratique», les professionnels identifiaient eux-mêmes les dysfonctionnements du service et en analysaient les mécanismes. Lorsque les solutions proposées n'avaient pas été appliquées, le constat de blocage était res­titué au groupe puis analysé, tout ceci durant ces rencontres-miroirs.

La première étape a donc permis aux participants de réfléchir aux principes de la transmission d'un message. Au cours de l'étape suivante, les dossiers obs­tétricaux de plus en plus complexes ont été analysés, où les décès de la mère et

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de l'enfant étaient susceptibles d'être imputés aux professionnels. La confrontation des dossiers et des protocoles de soins obstétricaux d'urgence (SOU) a ouvert le débat à des questions non strictement médicales comme l'indisponibilité du pla­teau technique, !'absence de banque de sang, la détérioration du matériel ou les glissements de tâches, ce qui distingue notre démarche des «audits de décès» [Dumont, 2006 ; Dumont, 2008]. Décrire la prise en charge maternelle le plus fidèlement possible était à la fois l'objectif et la clé de l'engagement des partici­pants. Y parvenir permettait d'aborder plus rapidement la notion de << faute pro­fessionnelle » exprimée spontanément par les professionnels et les alternatives possibles: vaincre les résistances afin de rendre compte de sa pratique et d'accepter la critique de ses consœurs a nécessité plusieurs mois de rencontres.

La sociologue a observé l'activité des professionnels selon un principe parti­cipatif 5 et assistait aux rencontres-miroirs. L'anthropologue, de surcroît sage­femme, observait et participait occasionnellement aux prises de décisions obsté­tricales (sur les effets des diverses compétences de l'anthropologue dans des contextes d'application et d'intervention, voir Vidal, 2010). L'équipe de cher­cheurs assurait ainsi la continuité entre les deux espaces de travail avec, d'un côté, le lieu technique où avaient lieu les naissances et, de l'autre celui de l'analyse de la pratique, où se déroulaient les rencontres-miroirs.

En dehors des entretiens issus de l'analyse situationnelle, des entretiens ont été menés auprès des patientes en suivi prénatal, en complément des observations des soignants, afin d'estimer 1 'application des actions proposées au cours des réunions de manière à améliorer la qualité de la surveillance prénatale 6 • D'autres entretiens ont été menés par les soignantes elles-mêmes, auprès de femmes ayant accouché dans le service. Ceci a permis d'initier les soignantes aux principes de l'entretien anthropologique, de leur faire mesurer l'impact de leurs comportements professionnels et leurs discours sur les patientes. Entrer dans la sphère privée de la patiente a déstabilisé le soignant et lui a permis de considérer le patient plutôt comme sujet que comme objet de soin. De plus restituer le contenu des entretiens au groupe a permis d'identifier des thèmes des rencontres. À la fin de la deuxième phase du projet, des entretiens ont été réalisés avec les soignants afin d'estimer le degré d'appropriation du projet et définir des modalités de sa poursuite (voir en Annexe la chronologie de l'intervention).

Un complexe d'effets techniques, structurels et relationnels

Des connaissances réactualisées Précisons d'emblée que, selon le principe réflexif instauré, les protocoles de

prise en charge standardisés selon les normes de l'OMS ont été discutés de manière

5. Les rapports d'audits des décès maternels de 2002 des deux structures de référence de la capitale ont montré que 50 % des personnes décédées étaient des évacuées.

6. Elle accompagnait les équipes de garde et rendait compte des interactions entre professionnels et entre usagers et professionnels. à partir d'une grille d'observation établie par l'équipe de recherche.

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à les rendre applicables dans le service 7• Obtenir la décision consensuelle d'impli­quer systématiquement le médecin a fait l'objet d'une forte résistance et a été longuement discuté. Ceci a été un des plus importants remaniements de service lors de la révision des protocoles car les sages-femmes avaient l'habitude de prendre en charge les patientes et le cas échéant décidaient elles-mêmes de les orienter vers d'autres hôpitaux lors de complications obstétricales. À la lumière des déficiences de connaissances constatées lors de la révision des protocoles et lors de l'analyse des cas cliniques de morts maternelles ou néonatales, les agents ont de leur plein gré sollicité des remises à niveau sur la pratique de l'obstétrique conformes aux recommandations de l'OMS : à cet effet, nous avons sollicité l'appui d'un gynécologue obstétricien associé au projet AQUASOU. Afin de déve­lopper la confiance en soi, de vaincre la honte de montrer son ignorance et de ne pas verser dans le cours magistral, la tâche des chercheurs consistait à encourager en permanence les échanges entre les participantes.

Ainsi, discuter des expériences vécues de ruptures utérines lors d'utilisation d'ocytocine 8 chez des patientes ayant un« petit» bassin a permis de mettre à jour les connaissances sur les contre-indications des utérotoniques. Le leitmotiv des chercheurs animant les rencontres-miroirs était de faire réfléchir les participants sur le caractère à la fois réalisable et contrôlable [Vasseur et Gounongbé, 2004] des propositions de prise en charge. De cette manière, se construisait l'assurance du soignant dans ce qu'il proposait, avant que, dans un deuxième temps, la res­titution des observations n'enclenche le regard sur sa pratique.

Des conduites reconnues comme dangereuses par les professionnels Lors de nos observations nous avons vu régresser voire disparaître certaines

conduites thérapeutiques potentiellement néfastes pour les femmes : par exemple, la décision unanime des sages-femmes d'arrêter la pratique des forceps. Seul le médecin chef a continué à les utiliser y étant légalement habilité, contrairement aux sages-femmes. Cette décision a été reçue par les sages-femmes avec soula­gement et perçue comme un sentiment d'engagement de la part du chef de service qui acceptait de se mettre à disposition de l'équipe à des heures précises de la journée, ce qui a renforcé le sentiment d'équipe. Les professionnelles ont par ailleurs progressivement amélioré la surveillance du travail obstétrical en utilisant en temps réel le partogramme 9, en mesurant plus régulièrement !'ouverture

7. Les entretiens concernaient la compréhension des gestes techniques de la consultation et des motifs des prescriptions par les patientes. ainsi que l'aptitude des soignantes et des patientes à introduire de l'empathie dans des échanges souvent gouvernés par une certaine violence verbale ou une indifférence.

8. À titre d'exemple certains médicaments n'existant pas dans la structure ont été modifiés le temps d'acquérir les nouveaux produits tels que le sulfate de magnésie comme traitement des éclampsies. Les doses à administrer ont été précisées sur les protocoles, ou encore des protocoles de surveillance des patientes présentant des hémorragies de la délivrance ont été détaillés. Ou encore, l'ordre des personnes à prévenir lors de la décision de césarienne ou bien le moment précis où décider d'une évacuation lors de la disproportion foetopelvienne ont été déterminés en fonction des contraintes de service

9. L'ocytocine est un utérotonique qui régularise la contractilité de l'utérus pendant le travail obsté­trical. Il est indiqué lorsque la dilatation cervicale stagne et lorsque les contractions sont insuffisantes. Son

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cervicale et en contrôlant plus souvent la vitalité fœtale. Enfin, elles ont administré l'ocytocine en respectant les indications médicales. Une séance de travail consa­crée à la rupture utérine avait en effet mis en évidence l'utilisation inappropriée de l'ocytocine. La sage-femme responsable d'une rupture utérine avait justifié sa décision en expliquant que seul l'emploi de l'ocytocine pouvait «forcer» le col à s'ouvrir tandis que le seuil d'heures de travail de sécurité était dépassé. Elle avait été largement critiquée par ses collègues lui expliquant que la situation jus­tifiait la césarienne.

Progressivement, elles ont harmonisé leurs pratiques et ont anticipé les prises de décisions obstétricales, aussi bien en matière de prévention (commande de sang, préparation de la table de réanimation néonatale, appel anticipé de l'obsté­tricien.), qu'en situation d'urgence. Les professionnelles les plus engagées dans le projet stimulaient les moins assidues et, réciproquement, les professionnelles incertaines demandaient conseils aux «converties». Seule une professionnelle - plutôt versée dans le petit commerce pratiqué parallèlement à son activité d'aide­soignante est restée réfractaire au projet Elle n'assistait à aucune réunion.

Une organisation du travail en question Ces « rencontres-miroirs » ont par ailleurs mis à jour de nombreux dysfonc­

tionnements organisationnels. Les sujets ont été débattus tantôt sereinement tantôt avec véhémence. Par exemple les questions relatives à la disparition du matériel 10

et à la consommation abusive des consommables ont été résolues après plusieurs séances. À l'issue du débat, la caisse de premiers soins permettant de gérer les urgences avait été mise à disposition 11

• De plus, avec laccord du gynécologue obstétricien responsable de l'unité, une «caisse noire» financée par les recettes des échographies obstétricales effectuées par une des sages-femmes a été consti­tuée afin d'acheter divers produits de nettoyage. De plus, ne percevant pas la dotation mensuelle réglementaire distribuée par le gestionnaire du centre, le gyné­cologue a alors décidé d'autogérer son unité: la moitié du forfait revenait à la sage-femme tandis que l'autre permettait le fonctionnement du service (alors que les recettes auraient dû être reversées au comptable du centre de santé). Cette pratique a permis d'améliorer les relations entre le médecin et son équipe.

Parallèlement, les sages-femmes ont intégré dans leur calendrier journalier un temps pour la transmission des informations sur les suivis médicaux des patientes

effet est puissant et par conséquent s'administre à faible dose. Son abus induit des contractures mérines voire des souffrances fœtales. li est parfois utilisé de façon inappropriée pour activer un travail obstétrical qui se déroule pourtant normalement. Or, utilisé à mauvais e>cient il provoque des ruptures utérines pouvant entraîner la mort de la mère et du fœtus.

l O. Le partogramme (ou graphique de Friedman) se construit à partir de deux courbes, l'une indiquant l'évolution de l'ouverture du col utérin et rautre celle de la descente du foetus dans le bassin. li assure une surveillance horaire du travail obstétrical : il permet de déceler un obstacle mécanique à laccouchement vaginal et d"effectuer «à temps» une césarienne.

l l. La surveillante avait évoqué la« cleptomanie» du matériel (outils de boites d·accouchement, ten­siomètres, stéthoscope ... ) mais aussi des consommables (produits de nettoyage et médicaments).

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lors du relais des équipes de garde. Cette étape est cruciale dans le travail d'équipe car elle permet de cibler les cas graves et d'être vigilants sur les cas susceptibles de s'aggraver. Elle avait fait l'objet d'une séance de travail de deux heures à partir de jeux de rôles, d'analyses de dossiers mettant en évidence les conséquences de la « non-transmission ».

La construction d'une cohésion d'équipe Après cinq mois de rencontres-miroirs hebdomadaires, les sages-femmes pre­

naient le temps de s'entretenir de cas difficiles à chaque relève de garde. Pourtant, aux premiers temps de l'intervention l'esprit d'équipe n'apparaissait qu'en fili­grane et les conflits interpersonnels étaient récurrents. De manière à dépassionner les échanges, la première tâche des chercheurs a donc consisté à former les soi­gnants à la communication interpersonnelle [Winkin 1996). Bien que travaillant depuis plusieurs années ensemble, les soignantes se croisaient lors des relèves de gardes et se côtoyaient peu. Les membres d'une équipe de garde formaient un groupe inamovible avec son histoire et ses routines de fonctionnement. On assistait à une sorte de protection réciproque où chaque agent « couvrait » les actes de l'autre. En racontant leurs histoires de vie, les agents ont appris à échanger dans un cadre non obstétrical et finalement à se connaître. Les échanges devenant plus conviviaux, les conflits étaient abordés avec plus de méthode et de détachement. Cette ouverture a facilité l'insertion des sages-femmes et des infirmières recrutées au cours des deux années du projet.

L'insertion du gynécologue obstétricien a quant à elle été laborieuse. Nou­veau, il venait bouleverser des habitudes et apporter un jugement (en général dépréciatif) sur la pratique obstétricale des soignants en poste. Les rencontres­miroirs devenaient alors des moments d'expression de leur colère à l'encontre du nouveau médecin qui jugeait tout en n'assurant pas ses gardes. Ensemble les soignants ont analysé l'évènement et les sentiments qui les animaient pour définir collégialement une stratégie facilitant l'insertion du gynécologue obstétricien (voir Vidal, 2010, pour une analyse des tenants et aboutissants de ce long pro­cessus de prise de fonction du gynécologue). Nous étions au cœur du processus de « retour sur sa pratique » et assistions à une application « ad hoc » du travail théorique effectué en amont (transmission d'un message, réception de l'infor­mation, rétro information, objectifs à atteindre, moyens à mettre en œuvre). Quelques sages-femmes et infirmières se sont entretenues avec le médecin chef de district afin que le gynécologue obstétricien prenne ses fonctions. Elles tra­vaillaient en effet depuis plusieurs mois sans responsable et ne pouvaient gérer des situations obstétricales qui demandaient des prises en charge médicales excé­dant leurs compétences. Ce faisant, elles étaient animées par une perception nouvelle et collective de l'urgence, du principe de précaution et de la prise de risque. Nous avions en effet analysé en rencontres-miroirs les conséquences médicales de décisions thérapeutiques inappropriées ou qui ne relevaient pas des prérogatives des sages-femmes.

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Les soignants ont alors progressivement adopté une démarche collective notam­ment par le «partage» du stress de l'urgence (ce fut le cas de sages-femmes qui s'entraidaient lors d'une expulsion difficile) et par les prises de décisions thérapeu­tiques collectives (choix d'utiliser le forceps bien que l'acte ne relève pas de la fonction de sage-femme). Lors des rencontres-miroirs, et de manière spontanée, les soignants s'autocritiquaient lors de l'analyse des dossiers obstétricaux. Le soignant qui n'avait pas rempli sa tâche devait ainsi se justifier. L'analyse des dossiers, les justifications des décisions thérapeutiques et les critiques mutuelles des dossiers présentés, se déroulaient selon une méthodologie préétablie. Elle consistait à écrire sur un tableau le déroulement de la prise en charge thérapeutique, le protocole prévu, ainsi que les discordances entre les conduites tenues et celles prévues par les protocoles, pour enfin proposer des solutions. Finalement, !'équipe acquérait de l'autonomie car l'animatrice intervenait de moins en moins dans les séances. En présentant les dossiers les sages-femmes découvraient progressivement la rigueur du raisonnement obstétrical : méthodologie de la présentation d'un dossier, argu­mentation d'un choix diagnostique, justification des conduites décisionnelles et thé­rapeutiques. Simultanément, ce processus se transposait dans la pratique profession­nelle. Les soignantes ont spontanément organisé un système d'autocontrôle des pratiques. Celles reconnues pour leur honnêteté et leur rigueur se voyaient confier la fonction de «gardiennes des bonnes conduites». À plusieurs reprises elles ont raisonné leurs collègues afin de limiter le détournement de médicaments, les sur­facturations d'ordonnances de patientes et les conduites thérapeutiques potentielle­ment dangereuses. Progressivement, les pratiques gagnaient en transparence.

Les professionnelles ont appris à raconter leurs histoires de vie, leurs accouche­ments et leurs émotions face à l'urgence, la douleur, la mort, la naissance ou la demande des patientes. Faire état des difficultés de la pratique et de la complexité de la profession à travers les jeux de rôles et l'analyse des dossiers leur ont permis d'exprimer leurs vulnérabilités (nous pensons ici au récit d'une mort maternelle où la sage-femme manifeste son désarroi par des pleurs et exprime sa culpabilité) comme leurs incertitudes professionnelles. Ainsi, lorsque l'accouchement se dérou­lait mal sans en trouver la cause, il était fréquent que les sages-femmes administrent l'ocytocine avec l'idée que cela permettrait de résoudre le problème. Dans d'autres circonstances elles laissaient évoluer la situation jusqu'à ce qu'elle se dégrade fran­chement pour intervenir. Ces comportements professionnels « aveugles » étaient courants. En «osant dire», les unes commentaient les prises en charge de leurs collègues sans pour autant les dévaloriser, tandis que les autres justifiaient leurs décisions et acceptaient les critiques émises. Comprendre le discours de l'autre devenait possible dans la mesure où le professionnel se sentait entendu et reconnu par ses pairs. Ce processus permettait au soignant de se recentrer sur !'équipe.

Pratiques et perceptions des rencontres-miroirs

Les rencontres-miroirs pouvaient être vécues comme une intrusion de l'espace privé dans la pratique «publique» (par exemple, dans quelle mesure était-il

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important ou pas de répondre au téléphone? Est-il plus utile de s'occuper des activités extérieures à la structure que des rencontres, et d'arriver à l'heure?), et pas uniquement comme une possible amélioration de la vie professionnelle. Il a fallu plusieurs mois de travail pour que cette représentation évolue et que les soignants perçoivent les règles comme un avantage. Ainsi, ne pas utiliser le télé­phone portable permettait de ne pas interrompre les débats, et venir aux rencontres assurait la confidentialité des discours. Notons que l'horaire auquel il était prévu de débuter les séances n'a jamais été tenu sans que cela ait pour autant de réelles incidences sur le déroulement de l'intervention. Quant à l'exigence de confiden­tialité, elle a joué un rôle central. Elle reflétait à la fois l'engagement des parti­cipantes dans la démarche réflexive et la confiance que l'on pouvait placer en sa collègue. Respecter la confidentialité était en quelque sorte le contrat moral qui soudait le groupe et sous-tendait notre travail. Les participants avaient collégia­lement décidé de conserver au sein du groupe toute information émise par une participante. II a été nécessaire d'y revenir à plusieurs reprises, et notamment à des moments stratégiques de l'intervention, par exemple lorsque les sages-femmes ont effectué des actes médicaux officiellement interdits, comme utiliser le forceps. Et plus la confidentialité était respectée, plus les rencontres suscitaient la curiosité des agents réfractaires au projet. À l'issue des quatre premiers mois, la confiden­tialité devenait la « clé de voûte » des rencontres-miroirs. Suffisamment confiants pour justifier leurs actes, les professionnels ont pu reconnaître leurs erreurs pour accepter de modifier leurs comportements professionnels. Ainsi, les premiers résultats ont été visibles après six mois d'intervention : indications médicales du syntocinon mieux posées, expression utérine diminuée, examen clinique plus scru­puleux et meilleure prise en charge des patientes lors des changements d'équipe.

Très vite on a alors vu l'équipe se scinder entre ceux qui adhéraient à l'inter­vention et les autres, pour voir ensuite l'ensemble des soignants l'accepter. À l'issue de la première année il ne restait plus que deux à trois agents systémati­quement absents des séances. La sage-femme responsable de l'unité des grossesses pathologiques a ainsi fait remarquer à une ancienne de l'équipe que son manque d'assiduité aux rencontres-miroirs la pénalisait ( « Il faut venir, tu es en train de te faire doubler» lui disait-elle). Elle était peu à peu dépréciée par ses collègues plus jeunes. Grâce aux rencontres-miroirs ce qui avait été admis un jour voire considéré comme «juste » était progressivement réprouvé et définitivement pros­crit: c'est ainsi que les forceps n'ont plus été utilisés par les sages-femmes. Nous avions ici un exemple d'une norme modifiée suite à un changement de comportement.

Avec un léger décalage dans le temps, la confidentialité a permis d'ouvrir les débats au «monde» des sensibilités [Jaffré, 2006]. Mettre en parole les émotions, les craintes, les incertitudes, les colères, le mépris ou le mal-être suscité par la souffrance d'autrui, touchaient la pudeur de chacun et suscitaient une certaine honte. Si, d'emblée, certains étalent très loquaces, la plupart des soignants restaient silencieux. L'une avait clairement dit, au moment de décrire son accouchement « moi, je ne peux pas ! ». Les débats ont suscité tantôt le rire, tantôt les pleurs ou

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encore la colère. Ce sera le cas d'une sage-femme présentant la prise en charge d'une parturiente qui décède et pleure sa culpabilité devant ses collègues ; ou l'infirmière justifiant avec fougue la violence infligée aux patientes ... ce qui déclenche l'hilarité de la salle. Les sentiments ont été exprimés lorsqu'ont été évoquées la douleur physique, la mort, la souffrance morale, les complications obstétricales, l'hémorragie et l'urgence, puis, analysés en s'appuyant sur les jeux de rôles et les restitutions d'entretiens de parturientes. Il a fallu une année de ren­contres-miroirs pour constater que les soignants avaient construit une nouvelle représentation des patientes et de leurs familles, fondée sur la compassion plus que sur la peur d'avoir à répondre à la demande de compassion qu'alimentait leur violence.

De la construction de la responsabilité professionnelle à la culture de service

Ceci prenait place dans un contexte où les connaissances professionnelles étaient livresques et pour beaucoup remontaient à l'époque de leurs études. De plus, leurs pratiques souffraient d'un excès d'assurance et par conséquent iis ne mesuraient pas toujours les conséquences de l'absence de décisions. C'est en adaptant les protocoles de soins obstétricaux d'urgence au contexte du terrain et en les appliquant scrupuleusement que les soignants ont pris conscience de leurs effets directs. Ce fut le cas en présence d'une femme en état de mal éclamptique. En dépit des traitements antihypertenseur puis anticonvulsivant (Valium) cette patiente a basculé dans un état de mal éclamptique. L'obstétricien étant in joi­gnable, la surveillante appelée à la rescousse contacte l'adjointe du médecin-chef de district. Celle-ci propose d'administrer à la patiente du sulfate de magnésie conformément au protocole arrêté (collégialement) lors d'une rencontre-miroir: le traitement réussit.

Après avoir vécu plusieurs situations analogues, les soignants s'étaient convaincus de leur aptitude à contrôler les évènements. Ils se sont progressivement appropriés le concept d' << évitabilité » bien connu des épidémiologistes (OMS, 2004) pour sortir de la routine des pratiques en construisant de nouvelles habitudes choisies par eux. De ce point de vue, analyser l'histoire obstétricale des patientes a validé l'utilité de la chaîne de soins lors des prises en charge et a développé l'idée de responsabilité partagée. Nous observions ainsi les sages-femmes recom­mencer à effectuer les accouchements qu'elles avaient délégués aux infirmières et aides-soignantes depuis plusieurs années. De plus, retracer la chronologie des évènements à partir du dossier obstétrical a donné l'occasion de réfléchir à ce qui relevait de l'interdit et du non dit, sorte de monde invisible ouvrant le champ aux pratiques contraires à l'éthique médicale (maltraitance, violence, racket, gestes obstétricalement néfastes). Par exemple, l'analyse du partogramme «mal rempli» a mis en évidence les défauts de surveillance, les erreurs (ou les absences) de décisions thérapeutiques. Pris dans la dynamique de réflexivité les soignants situaient leurs responsabilités (individuelles ou partagées) au regard de ce qu'ils

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pensaient avoir été « camouflé » au moment de prendre en charge la patiente : ils se critiquaient, se conseillaient et exposaient les pratiques interdites plus spontanément.

Progressivement, les professionnels s'impliquaient dans la chaîne de soins, ils estimaient avec précision l'évolution des pathologies obstétricales, réduisaient leur gravité, et évitaient certains décès. En prenant acte de leur pouvoir sur les évè­nements en cours, les soignants vivaient les situations d'urgence de façon moins anxiogènes et agissaient plus rapidement. Nous rejoignons ici les travaux d'Arborio (2007) décrivant le rôle de l'initiative, de l'adaptation et de la confiance dans la dynamique de transition de la représentation populaire du risque obsté­trical. À travers le risque obstétrical ainsi repensé, la conscience collective de la responsabilité professionnelle s'est progressivement élaborée.

Si la culture de service existait préalablement à la mise en place de l'interven­tion, elle alimentait un système basé sur la méfiance voire la délation. La résolution des conflits interpersonnels entre l'équipe et la surveillante, entre le gynécologue chef d'unité et l'équipe, de même que le changement des groupes de garde et la mise à plat de conduites thérapeutiques non éthiques, ont permis d'assainir la culture de service. Ce fut par exemple le cas lors de la reconstitution de l'histoire d'un décès maternel. La sage-femme qui terminait la garde n'avait pas signalé à sa collègue de relève la présence d'une patiente à haut risque. Pendant que la patiente est restée sans surveillance son état s'est aggravé. Son utérus a rompu et elle a été finalement opérée en urgence avant de décéder. Dans ce récit, la sage­femme qui est en fin de chaîne de soin énonce clairement son mécontentement de ne pas avoir été informée de l'existence d'une patiente à risque en salle d'accou­chement, tout en reconnaissant ne pas l'avoir surveillée. L'existence d'un climat de confiance lors des rencontres a ici indubitablement permis à la sage-femme de signaler ouvertement la mauvaise pratique de sa collègue, de montrer sa colère et de reconnaître sa responsabilité. Les professionnels commençaient donc à se concerter, on voyait une cohésion d'équipe se dessiner. Dorénavant, demander l'avis d'une collègue ou du chef d'unité relevait plus de la connaissance et du soutien que de l'incompétence.

Appropriation

Ceci étant, entrer dans la démarche de réflexivité a nécessité plusieurs mois. Comme lors de tout changement, les professionnels ont clairement affiché leur résistance. Une fois la curiosité du premier mois satisfaite, les rencontres­miroirs des six mois suivants ont été peu suivies. Puis, au fur et à mesure que les discours sur les dysfonctionnements se multipliaient et que des résultats s'obser­vaient, l'absentéisme diminuait. Transformer positivement la perception de comportements qui étaient spontanément vécus comme un échec demandait du temps. Le leitmotiv des rencontres-miroirs était: «Ici on ne juge pas, on ne cri­tique pas, on essaie de comprendre les motifs qui amènent les soignants à effectuer

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des gestes a priori néfastes ou interdits. Ce qui se dit dans le groupe n'en sort pas». Sur le plan méthodologique cette étape correspondait à l'acquisition théo­rique de la communication interpersonnelle, à l'instauration des normes de confi­dentialité et à la construction de la confiance. Réfléchir à la confidentialité et au refus de l'appliquer a été le moment déterminant de l'expérience. Ce n'est qu'à partir du moment où les soignants ont analysé les mécanismes de son refus que la parole s'est libéré. Elle a permis la transition avec la deuxième phase de !'inter­vention (analyse des dossiers obstétricaux).

S'appuyer sur les dossiers obstétricaux permettait aux soignants de se confronter à la démarche analytique selon un langage qui leur était familier. Pre­nons un exemple. Le dossier d'une patiente venant de décéder a été débattu le jour même. Exceptée une personne, les professionnels impliqués dans le décès étaient présents à la rencontre-miroir. L'analyse du raisonnement obstétrical ayant mené au décès de la patiente a suscité à la fois de !'empathie à l'égard de la famille de la patiente et des professionnels impliqués, et de la culpabilité chez ces derniers. La notîon de responsabilité professionnelle se matérialisait. Les erreurs étaient identifiées ce qui permettait aux soignants de proposer des solutions cré­dibles et réalisables.

Réfléchir à leurs actes, aux limites de leurs compétences, à leurs insuffisances sans crainte d'être jugés demeurait pour les soignants une approche inédite. La transposition incessante d'un concept, d'un espace (celui de la réflexion inscrit dans le lieu des rencontres-miroirs) à un autre (celui du technique dans les sites de la pratique) transformant les discours en actes, rendait le processus réflexif appropriable. Par ailleurs, la double compétence d'un des chercheurs (anthropo­logue et sage-femme) crédibilisait les discours concernant aussi bien les problèmes rencontrés que les solutions proposées. Concrètement, son implication médicale a été décisive lorsqu'une utilisation du forceps a été décidée. Ce jour-là, présente en salle d'accouchement, elle a participé à la décision de poser le forceps chez une parturiente dont l'enfant présentait une souffrance fœtale alors que l'acte était - nous l'avons dit - proscrit par le chef de service. Dans l'heure qui suivait, le raisonnement ayant conduit à ce choix contre l'avis hiérarchique était débattu lors de la rencontre-miroir. À l'issue de la séance il a donc été convenu de ne plus utiliser de forceps. Toutefois, lorsque la situation cliniques' est représentée quinze jours plus tard, une des sages-femmes a posé le forceps et a provoqué une paralysie brachiale néonatale transitoire. L'évènement a été analysé lors de la rencontre­miroir et le débat s'est élargi à la responsabilité et à la faute professionnelle. Soulignons que le chef de service tout en se montrant fermement opposé à l'uti­lisation de cet outil par les sages-femmes a protégé son équipe. Ici, la neutralité de l'espace de travail a joué un rôle non négligeable sur lappropriation du pro­cessus. Les réunions avaient lieu dans un bâtiment distinct de la maternité : réflé­chir sur sa pratique s'accompagnait de l'éloignement géographique du lieu d'exercice.

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Anthropologues dans l'action: acquis et limites

Notre intervention s'est effectuée suivant un enchaînement de séquences: l'introduction du concept de réflexion sur la pratique professionnelle, sa transfor­mation en action puis sa normalisation qui émane de la pérennisation de l'inter­vention. Après avoir fait l'analyse anthropologique de la situation (incluse dans la première séquence), l'objectif des chercheurs a consisté à proposer aux soi­gnants de transformer le concept de « réflexion sur la pratique » (deuxième séquence) en un outil professionnel (les rencontres-miroirs) leur permettant de produire des soins de meilleure qualité, de s'impliquer dans les prises en charges des patientes et de se sentir responsables de leurs actes mais aussi reconnus et donc valorisés - comme pouvant prodiguer des soins de qualité, ceci par les autres groupes d'acteurs (supérieurs hiérarchiques, patientes et familles). L'« idée» s'est véritablement transformée en action lorsque les soignants ont constaté une amé­lioration des relations entre professionnels, et observé les effets de leur implication dans la réorganisation du service, l'engagement du chef de service et la dynami­sation de la chaîne de soins. Alors, les rencontres-miroirs se sont fondues à l'acti­vité des professionnels.

De plus, afin de maintenir un niveau d'adhésion et d'engagement efficace des soignants dans l'intervention, les chercheurs ont choisi d'accompagner les soi­gnants dans la démarche d'amélioration des soins. Il ne s'agissait pas uniquement d'observer, de restituer des informations mais également d'animer les rencontres­miroirs, de participer à quelques activités cliniques et jusqu'à devenir occasion­nellement un référent obstétrical. Ce constat pose la question récurrente du rôle de l'anthropologue dans un établissement de soin [Arborio, 2002 ; Peneff, 1992 ; Jaffré et Olivier de Sardan, 2003], mais sous un angle quelque peu spécifique ici dans la mesure où l'équipe de chercheurs avait en son sein une anthropologue aussi sage-femme. Toutefois, si cette double compétence et notamment la seconde - « médicale » - a naturellement favorisé le démarrage et l'installation des ren­contres-miroirs, elle n'en a pas pour autant été une garantie de pérennisation.

En effet, si l'analyse des entretiens marquant l'achèvement de la deuxième séquence 12

, corrélée à l'opinion des soignants sur l'intervention deux années plus tard montrent que le projet professionnel commun s'est maintenu et que le lien socioprofessionnel s'est renforcé, force est de constater que les rencontres-miroirs n'ont pas perduré. Il nous semble cependant difficile de parler d' «échec», dans la mesure où plusieurs actions ont diffusé dans la pratique quotidienne. Ainsi de nouvelles normes se sont mises en place. Bien que la qualité des soins maternels n'ait pas été mesurée il semble, d'après les professionnels eux-mêmes, que le nombre de mort-nés ait diminué et que les apgars 13 néonataux aient augmentés. Les entretiens des femmes enceintes ont également montré qu'elles avaient une

12. Une série d'entretiens des soignants de clôture de recherche a été effectuée. Elle a permis aux soignants d'analyser l'intervention anthropologique.

13. Score d'évaluation de l'état de santé du nouveau-né pendant les IO premières minutes de vie.

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meilleure compréhension de leur suivi prénatal et une meilleure opinion des soi­gnants qu'en début d'intervention. Cependant, plusieurs dysfonctionnements ont persisté. Par exemple, les délais de file d'attente des consultations prénatales ont perduré. Le refus des sages-femmes de modifier l'organisation des consultations découlait d'une série d'obstacles que nous n'avons pas identifié. Il montre la complexité des facteurs en jeu et la difficulté à mettre en mots les mécanismes profondément inscrits dans les habitudes d'une équipe.

Reste à comprendre pourquoi les rencontres-miroirs ne se sont pas pérennisées. Des facteurs indépendants de la recherche n'étaient pas maîtrisables. Le montage financier permettant de maintenir les rencontres après le départ des chercheurs, n'a pas été mis en place par le médecin-chef de la structure sanitaire. Il consistait « simplement » à budgétiser les collations et frais de transports des participants qui venaient assister aux séances sur leur temps de repos. Simultanément, le relais institutionnel n'a pas été pris par les instances locales (comité de gestion, médecin­chef du district). En particulier, les médecins hospitalo-universitaires de Dakar avaient contesté la décision de mettre en œuvre le projet AQUASOU dans une ville périphérique de Dakar qui offrait déjà un plateau technique et humain plé­thorique, ce qui pénalisait - selon eux - les populations éloignées de la capitale [Vidal, 2010]. Cette polémique n'a fait qu'alourdir la dynamique de travail et ralentir les interventions. Parallèlement, la mobilité des gynécologues obstétriciens a rendue délicate et complexe la tâche des chercheurs. En deux ans, trois médecins se sont succédés dans l'établissement qu'il a fallu impliquer dans l'intervention. Ces aléas ont déstabilisé l'équipe soignante. Enfin, l'indisponibilité récurrente du plateau technique a freiné la dynamique de résolution des dysfonctionnements et a démobilisé les agents à plusieurs reprises.

Conclusion

Les singularités de l'expérience sénégalaise des rencontres-miroirs sont por­teuses d'enseignements contrastés sur ce que signifie contribuer, en tant qu' anthro­pologues, à la transformation de pratiques médicales. Plutôt que de revenir sur le fil de ses apports comme de ses limites, nous souhaiterions conclure sur deux enseignements d'ordre méthodologique. Le premier renvoie à la question de l'observation participante, repère identitaire fort de l'anthropologie. Dans le pro­cessus accompagnant les rencontres-miroirs, la chercheure cumulant compétences anthropologiques et médicales a été en diverses circonstances amenée à intervenir, à poser des actes médicaux. Participation à l'activité de soins qui excède largement ce que l'on entend généralement par l'implication de l'anthropologue lors de son «observation participante». Mais participation « naturelle » car elle renvoyait à une exigence de déontologie médicale qui la guide en tant que sage-femme. De fait, se construit une observation participante inédite qui actionne deux registres de compétences (anthropologique et médicale) au service, aussi, d'un double propos : comprendre au plus près les pratiques des soignants et intervenir pour les aider. Finalement, se trouve illustrée dans ces gestes précis, dans ces moments

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donnés, la démarche plus générale de l'anthropologue dans ce type de projet, associant analyse des situations vécues (par les soignants, les patients) et mise en œuvre d'actions visant à en modeler le cours.

La seconde remarque a trait à ce travail d'influence des pratiques. Il convient là d'insister sur leur caractère progressif et fragile. En effet, d'une part, il n'y a pas eu chez les soignants de mots, de situations, ou de gestes, « miracles » ayant déclenché la prise de conscience de l'inadéquation ou la dangerosité de pratiques médicales. Les changements, les ajustements intervenus l'ont été au tenne d'un processus durant lequel il nous a fallu comprendre comment « fonctionnait }} la maternité et les attentes, comme les angoisses, des parturientes et des soignants. Il a aussi été nécessaire de multiplier les rencontres-miroirs, d'en répéter les objec­tifs et les principes de fonctionnement. Ceci pour qu'alors se dessinent des chan­gements de comportements. Processus attendu, dira-t-on ? Peut-être, mais qui fait écho à la démarche de l'anthropologue devant multiplier les regards, les sources d'information pour pouvoir poser une analyse. Et d'autre part, cet exercice de modelage des pratiques, quand bien même il est progressif et concerté, demeure délicat à inscrire dans la durée. Là aussi nous pouvons y lire une métaphore des actions de développement [Dujardin, 2003] : doivent-elles, pour se pérenniser, déboucher sur. .. d'autres actions de développement qui en prendraient le relais?

Tableau - Déroulement et fréquence des rencontres-miroirs

Phases Période Rencontres Participa- Observations Entretiens miroirs tion aux (Nb

(Nb) Rencontres d'heures) miroirs

1. Initiation à la mai04- 11 4à 13 258 5 communication nov04 (moyenne= interpersonnelle (7 mois) 10)

2. Démarche déc04- 16 13 à32 222 35 réflexive mai05 (moyenne= Prénatal: 30

(6 mois) 21) Postnatal : 5

3. Pérennisation juin 05- 21 10 à30 294 0 mai06 (moyenne=

(12 mois) 21)

Total mai04- 48 4à32 774 40 mai06 (moyenne=

(25 mois) 18)

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Le soignant en son miroir 123

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Quand « le cheveu fait l'homme »

La cérémonie de la première coupe de cheveux de l'enfant en Bolivie*

Charles-Édouard de Suremain **

Quoique le traitement des cheveux ne figure pas parmi les « techniques du corps» énumérées par Mauss [(1936)1991], il a fait l'objet d'un certain intérêt au fil des monographies de quelques grands pères fondateurs de l'ethnologie 1• Dans un article célèbre, Leach [(1958)1980] réhabilite les cheveux non seulement en tant qu'objet ethnographique montrant l'universalité et la variabilité de leur traitement-, mais insiste également sur leur valeur heuristique en tant que l'inter­prétation de leur façonnage illustre les apports réciproques de la théorie psycha­nalytique et de la démarche anthropologique ; il souligne surtout l'importance des coiffures dans les rites de passage. Aussi, la lacune relative des recherches actuelles sur les cheveux est d'autant plus étonnante qu'ils constituent un marqueur corporel dans la plupart des sociétés [Baduel et Meillassoux, 1975]. Mon propos est ici de contribuer à la documentation et à l'exploration anthropologique du traitement des cheveux lors du passage de la petite enfance à l'enfance - une période qui renvoie par ailleurs à un champ peu (re)connu de l'anthropologie 2•

Dans les familles paysannes quechuaphones d'Amazonie bolivienne d'origine andine, la cérémonie de la première coupe de cheveux (rutuchikuy en quechua ; corte de pelo en espagnol) survient entre l'âge de deux et quatre ans. D'origine

* Je remercie Pacale Absi, Élodie Razy et Palmira La Riva Gonzales pour leur stimulante relecture du manuscrit.

** IRD. Anthropologue, !RD, UMR 208 « Patrimoines Locaux " (!RD-MNHN). Mail : sure­[email protected]. Les données présentées ici ont été recueillies tandis que je travaillais dans un programme interdisciplinaire sur les perceptions locales de la croissance et du développement de l'enfant. Financé par la Communauté Européenne, il s'intitulait Health Sector Refom1 : Towards A. More Global .4.pproach of Child Health (n" IC18-CT97-0249[DGI 2-WRCA]J.

1. Cf Tylor [1871 ]. Van Gennep [1909]. Frazer [ 1915]. Malinowski [( 1929) 2000] ou Ananthakrishna !ver [1935]. . 2. Malgré les travaux, entre autre. de Bonnet [ 1994]. Lallemand [! 997]. Suremain [2000], Fourchez

[2002], Bonnet et Fourchez [2007] ou Razy [2007]. l'anthropologie de l'enfance reste peu développée en France. Sur les raisons de cet état de fait, cf les textes de Lallemand [1981] et Hirschfeld [2003] dont les titres sont très évocateurs.

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préhispanique, elle a été combattue (comme l'emmaillotement) par les hommes d'Église parce que considérée comme bestiale ou « idôlatre » (Christinat [ 1989], Malengreau [ 1995]). D'après Gonzalez Holgufn [ (1608) 1952, p. 323], rutuni signifie : « tondre une personne ou un animal » et rutuchicuni : (< faire tondre l'enfant avec superstition et beuverie». Le rutuchikuy, pour sa part, désigne « la cérémonie et la beuverie pour le tondre» [cité par Lestage, 1999, p. 244].

Le rutuchikuy est l'occasion de rendre publique l'existence de l'enfant (en !'appelant notamment par son nom), marquant ainsi son (( entrée dans le monde »

et, par-delà, son intégration dans le cadre de relations sociales plus larges et complémentaires à celle, privilégiée jusqu'alors, avec sa mère. Le rutuchikuy constitue également une étape importante de la construction sociale du sexe en ce qu'il amorce l'apprentissage de rôles et de comportements sociaux spécifiques. Négliger le rutuchikuy ou ne pas l'opérer au bon moment reviendrait à empê­cher l'enfant de franchir I 'allqa, la période où culminent les acquisitions motrices et sociales majeures qui participent de son (( bon » développement (maîtrise de la marche, de la parole et du discours ; autonomie alimentaire partielle) dans les perceptions locales.

Mais en quoi le traitement des cheveux rend-il explicites ces différents pas­sages ? Comment la coupe des cheveux scelle-t-elle les liens de l'enfant au monde des adultes? Quelle fonction symbolique occupent les cheveux dans l'existence de la personne? Je m'attacherai tout d'abord à dépeindre une cérémonie du rutu­chikuy. Après en avoir analysées les implications sociales et symboliques, je sug­gérerai les correspondances qui apparaissent entre la sortie de la petite enfance et d'autres étapes ou rituels du cycle de vie - notamment la mort. Et c'est d'ailleurs par la description d'une séquence de rituel funéraire, dans laquelle le traitement des cheveux s'impose clairement comme un «marqueur d'état», que j'ouvrirai le texte.

Déroulement de la cérémonie

6 mai 2002: séquence de rituel funéraire

La scène se déroule dans le cimetière de Puerto Aurora. Ce petit village est situé sur un front de colonisation agricole, en bordure de la rivière Chimoré, au cœur de la région amazonienne du Chaparé. En fin de matinée, plusieurs comuneros (habitants de la communauté) procèdent à l'enterrement d'une des leurs. Alors que le cercueil n'est pas encore scellé, plusieurs hommes se saisissent du corps de la défunte et le redressent doucement. Une parente s'en approche et entreprend de dénouer une par une les nombreuses tresses qui composent sa coif­fure 3

• Sauf lorsqu'elles se les lavent, les femmes, dans les régions andines, portent

3. Les croquis de Guamân Poma de Ayala [1615] montrent que les femmes et les hommes étaient tressés à l'époque de la Conquête. Seules les femmes auraient gardé cette habitude. D'après Robin Azcvedo, dont la recherche porte sur les rituels funéraires et le statut des défunts au Pérou, les hommes sont parfois

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toujours les cheveux peignés et tressés. Les nœuds en tissu qui enserrent les tresses, une douzaine, sont mis de côté dans un bol, tandis que les cheveux lachés - qui reprennent leur volume naturel recouvrent une grande partie du visage de la morte. Ce n'est qu'après avoir effectué ce geste que le corps est définitivement mis en bière, laquelle est ensuite calée au fond de la sépulture. À l'instar de la plupart des habits 4 de la défunte, les nœuds doivent être immédiatement brûlés et leurs restes, quelques particules de poussière, sont dispersés par le vent.

Paradoxalement, l'observation de cette séquence précise du rituel funéraire m'a permis de mieux comprendre, un an après et dans Je même village, le sens de la cérémonie de la première coupe de cheveux de l'enfant à laquelle j'ai pu assister. Elle m'a plus généralement éclairé sur l'importance jouée par le traite­ment des cheveux dans le marquage corporel associé aux statuts successifs qu'occupe la personne au cours du cycle de vie.

7 juin 2003 : le rutuchikuy d'Evaristo Cette fois-ci, la scène se déroule en début d'après-midi. Pour les parents de

lenfant, le rutuchikuy est l'occasion de réunir tout ou partie de l'entourage (parenté proche et élargie, parenté rituelle, voisins et amis) 5• Dans la mesure où elle est relativement coûteuse, puisqu'il faut abondamment pourvoir les invités en bois­sons alcoolisées et en nourriture, la cérémonie ne survient pas à une date fixe : elle vient « le moment venu ... » dit-on pudiquement.

Les invités arrivent peu à peu à la chacra, le terme qui - dans cette partie de !'Amazonie bolivienne - désigne à la fois le champ et le logis attenant. Les convives, une vingtaine au total, prennent place sur de petits bancs disposés dans la cour en terre qui entoure la maison de bois montée sur pilotis de Dona Isidora et de son mari, Don Luciano surnommé « Lucho ». Le couple, dont c'est le premier enfant à franchir le rutuchikuy, s'est installé dans sa propre maison il y a près d'un an, conformément au modèle néolocal. Auparavant, il vivait chez les parents de Lucho. Tandis que la mère de ce dernier surveille la cuisson des plats, la maîtresse de maison sert la chicha de maïs (bière fermentée plus ou moins alcoolisée) qu'elle a elle-même préparée.

Pendant ce temps, la jeune sœur de Dona Isidora entreprend de peigner ou plutôt de démêler la tignasse du jeune Evaristo, et de former le plus possible de tresses avec ses cheveux. Chaque tresse est tissée vers la gauche et doublée d'un ruban de couleur. Celui-ci permet d'arrêter la tresse en son extrémité en formant un nœud. D'après Robin Azevedo (2008, p. 55], les amulettes (fils de laine)

rasés avant leur mise en bière [2008, p. 70]. Des pratiques similaires sont observées chez les Manouches [Williams. 1993].

4. Les autres habits sont lavés et mis de côté avant d'être éventuellement transmis à des proches [Malengreau, 1995. p. 293].

5. Dans le contexte andin péruvien, plusieurs cérémonies au contenu assez proche de celle que j'ai observée en Bolivie sont finement décrites dans 1·ouvrage de Christina! [1989. p. 66-70; p. 120-122 notamment].

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accrochées aux poignets et aux chevilles des enfants sont tissées vers la gauche, c'est-à-dire à l'envers, afin«( ... ) d'éviter la sortie inopinée de l'âme-force vitale et la bloquer à l'intérieur du corps ». Dans le contexte thérapeutique, ces fils ont également« le pouvoir de contrer les sorts et d'élever une barrière de protection contre les maladies» [Véricourt, 2000, p. 39].

L'opération, qui relève de la prouesse tant l'enfant s'agite, doit cependant être répétée, car, d'après Dona Isidora, les couleurs des rubans choisis par sa sœur ne conviennent pas. Il est vrai que chacune revêt une ou plusieurs significations (espoir, argent, fertilité, fécondité, santé ... ) et que le «bouquet» ainsi composé renvoie à l'orientation de la destinée dont les parents souhaiteraient l'accomplis­sement pour leur enfant.

Le parrain de cheveux (padrino de pelo) 6 est le premier à couper une tresse d'Evaristo. Il choisit celle dont la couleur du ruban qui l'enserre correspond à ce qu'il désire le plus pour lui. En l'occurrence, il choisit le vert censé symboliser l'espoir, l'avenir... Muni de ciseaux, il coupe la tresse et le ruban, et prend bien soin de recueillir !'ensemble dans un plat. Dans les Andes, mais aussi dans l'Europe médiévale où ils permettaient d'éloigner les démons, les ciseaux - qui symbolisent la croix - apparaissent dans la plupart des rituels de protection [Christinat, 1989]. Après avoir sèchement soufflé sur la tête de l'enfant 7, le parrain de cheveux émet haut et fort le vœu selon lequel le jeune Evaristo fera un « bon militaire pour défendre la Patrie!». Ce vœu, auquel répondent les rires et applau­dissements de l'assistance, prend d'autant plus de sens que le vert est aussi la couleur des militaires et l'une des couleurs emblématiques du drapeau bolivien qui flotte non loin, accroché à un pilier de la maison en ce jour particulier.

Avant de passer le plat à ses voisins, le parrain de cheveux y dépose huit billets de 5 bolivianos {l'équivalent à l'époque de 6 euros) 8 • Le fait de privilégier plu­sieurs petits billets au lieu d'un ou de deux gros n'est pas anodin. Comme je l'expliquerai plus loin, il s'agit d'une métaphore de l'abondance sous-entendant que l'argent va«: s'auto-reproduire ''·Il arrive aussi que soient déposés des billets en dollars US, lesquels incarnent la monnaie la « plus forte » et la « plus sûre »,

indiquant métaphoriquement la volonté du donneur de faire un bon placement sur le long terme ... Suivent alors les parents de l'enfant, puis ses grands-parents qui respectent la même procédure : chacun formule son vœu, tout en coupant la tresse de la couleur de son choix. Si certains invités, apparentés ou non à l'enfant, déposent quelques pièces dans le plat, d'autres y placent un tubercule (pomme de

6. Je reviendrai plus bas sur son statut. les raisons de son choix par les parents de lenfant et son rôle dans la vie de ce dernier. Il peut également s'agir d'une marraine de cheveux (madrina de pelo). Contrai­rement à ce qu'il advenait à l'époque préhispanique, le sexe de l'enfant ne semble pas influencer le choix du sexe de !"officiant [Christina!. 1989; Lestage. 1999].

7. L'usage du souffle (sopfo) est une opération courante dans les rnres thérapeutiques. Le fait de souffler contribue à fixer l'âme dans le corps et à en empêcher la sortie suite à une frayeur ou un acte malveillant. On souffle également sur les bougies pour s'imprégner de leur fumée.

8. Cette somme n'est pas négligeable compte tenu du niveau de vie local, mais inférieur à celle qui peut être engagée lors d'autres cérémonies [Absi. à paraître].

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terre), des graines de céréales (quinoa, blé, amarante) en provenance des hauts plateaux ou un fruit (banane, orange ... ) qui seront offerts en plus grande quantité aux parents d'Evaristo plus tard dans la journée. N'ayant guère plus d'une dizaine de tresses, et celles-ci disparaissant rapidement, la cérémonie prend soudain un tour inattendu : des convives se lèvent spontanément et tentent d'aller couper un reste de mèche à l'enfant hilare! Ceux qui n'y parviennent pas parachèvent la coupe en égalisant plus ou moins les ultimes touffes de cheveux, tout en faisant leurs offrandes. L'ambiance qui règne dans la chacra à ce moment souligne le caractère convivial, festif et, en définitive, relativement informel de la cérémonie. Et l'usage particulièrement généreux des serpentins pendant le rutuchikuy évoque irrésistiblement à l'observateur le renforcement (symbolique) des liens qui unis­sent les participants.

Les tresses et les rubans sont brûlés à l'issue de la coupe, selon une procédure similaire à celle mise en œuvre au terme des rites funéraires. Par le truchement de cette destruction totale et définitive, l'intention est de protéger l'enfant d'éven­tuels agresseurs vivants ou morts qui, en se saisissant de ce qui incarne son âme, souhaiteraient le frapper lui ou ses parents. D'ailleurs, que les cheveux soient gardés par ceux qui les ont coupés, confiés à la Terre-Mère (Pachamama) ou camouflés à l'intérieur de la maison, c'est la recherche de la protection de l'enfant qui prime (cf également Àvalos de Matos [ 1952] et Valiente Catter [ 1965]).

Mais quelle est la place du rutuchikuy dans la vie d'Evaristo ? En quoi permet-il de passer d'un état à un autre, d'un âge à un autre? Les principales séquences du rituel de la première coupe de cheveux étant dépeintes, il convient à présent d'exa­miner les implications à la fois symboliques et sociales de ce que Robin Azevedo [2008, p. 70] appellerait un «changement d'identité rituellement codifié».

La place du rutuchikuy dans la vie de l'enfant

De la petite enfance à l'enfance: rituels et acquisitions

Attestée de longue date et largement répandue parmi les populations aymara­phones et quechuaphones des régions andines rurales comme urbaines, la céré­monie du rutuchikuy ne doit pas être confondue avec la coupe ou le rasage des premiers cheveux. Cette pratique, observable dans diverses sociétés africaines [Razy, 2007], arabo-musulmanes [Aubaille-Salenave, 1999], asiatiques [Ang, 1994] ou océaniennes [Jorgensen, 1983], survient quelques jours après la nais­sance du nourrisson, généralement lors du rituel de la dation du nom, tandis que le rutuchikuy se déroule entre la deuxième et la quatrième année de vie du petit enfant.

Habituellement, dans les populations andines, elle se tient une fois qu'il a franchi une série de rites de passage (coupe et traitement du cordon ombilical,

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ondoiement, baptême) ou d'étapes informelles (emmaillotement 9, fermeture de la fontanelle, dation du nom) et lorsque ses parents estiment qu'il est sur le point d'achever la période au terme de laquelle il apprend à maîtriser les principales compétences motrices et sociales liées à son développement (marche, parole, auto­nomie alimentaire).

Et c'est peut-être pour cette raison que le rutuchikuy n'a pas été remplacé par la cérémonie du baptême catholique. Tandis que le baptême donne un esprit au tout-petit (l'esprit Saint descend en lui), et opère une forme d'exorcisme qui le sort du monde sauvage et domestique, il y a, dans le rutuchikuy, comme l'idée d'une nouvelle naissance non plus opérée par la mère biologique mais par la société 10

• Le rutuchikuy occupe ainsi une place essentielle dans le cycle des rituels qui jalonnent la vie : il permet l' « achèvement » du petit enfant et annonce son entrée dans l'enfance.

La clôture de /'allqa L'appréciation portée par les parents sur le niveau de développement 11 de leur

progéniture, que les parents appellent I 'allqa, détermine la date de déroulement du rutuchikuy. Auparavant, on dit que<< l'enfant n'est pas complet», qu' «il n'est pas encore consolidé» ou qu'« il n'est pas fait d'une seule pièce». Ces expres­sions font clairement écho au concept quechua d' allqa qui signifie, littéralement, «la combinaison de deux couleurs», « la présence simultanée de l'ombre et de la lumière » ou « ce qui ne peut être uni » ; on peut également traduire le terme par «contrariété», «contraste» ou «dualité» Véricourt [2000, p. 39]. Cereceda [ 1990], pour sa part, rappelle que l' allqa est un oiseau adulte et multicolore tandis que I' allqamari est un oisillon monochrome. L'idée d'une maturation et donc d'une séparation pointe. Cereceda [1978] rappelle aussi qu'en aymara et en que­chua anciens, le terme désignait celui qui parle sans discernement ni modération ou encore celui qui marche sans savoir où il va. Si les auteurs ne mentionnent pas l'application de l'allqa au développement des enfants humains, on peut formuler l'hypothèse d'un lien.

De tout ceci, il découle que le rite doit, en quelque sorte, « attendre » les étapes du développement de l'enfant et non les précipiter... Aux yeux des parents, il est indispensable que l'enfant se tienne bien debout et puisse manger sans être aidé avant de procéder au rutuchikuy. Les premiers signes de l'autonomie, dans tous ses aspects, constitue une condition préalable à la cérémonie. Aussi, le rutuchikuy

9. Sur l'emmaillotement du nourrisson en Bolivie, <f. Suremain [2007a] et le film qui se rapporte au texte dans le même ouvrage.

10. À Potosf, les gens disent qu'il faut baptiser les enfants trop turbulents ... car ils n'ont pas vraiment d'âme puisque dieu ne les a pas (encore) vus (Pascale Absi, communication personnelle).

11. Sur les représentations du développement de l'enfant et les pratiques de soin qui y sont associées en Bolivie. cf. Plait [2000]. Suremain et Letèvre et al. [2001 ], Suremain et Lefèvre et al. [2003], Suremain [2003]. Sur le Pérou, <f. entre autre Christina! [1976aj, Lestage [1999]. La Riva Gonzâles [2000] et Rubfn de Celis et Pecho et al. [2003]. Se rapporter également à Lallemand [2007] sur les« ethnothéories »ou les attentes parentales vis-à-vis de l'enfant.

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ne doit pas avoir lieu trop tôt au risque de freiner voire d'interrompre définiti­vement - l'acquisition de la parole par l'enfant et sa capacité à la maîtriser. Cette exigence renvoie, comme ailleurs dans les Andes et dans le monde, au contrôle des émotions, des sentiments et des pensées parfois négatives qui sous-tendent les mots prononcés. Quand les parents disent que le rutuchikuy « libère la parole »

[Suremain, 2007a], ils sous-entendent en fait que l'enfant doit désormais être capable de retenir ses cris, ses pleurs ou ses colères intempestives, et d'y substituer «la parole juste» (la palabra corecta). L'importance donnée à la maîtrise de )'oralité et à la retenue des comportements en général s'articule à la représentation selon laquelle toute forme d'expression non contrôlée peut se transformer en une agression magique, laquelle est susceptible de se retourner contre la personne qui en est, volontairement ou non, à lorigine [Bernand, 1985].

La construction sociale du sexe : le nom, les vêtements et les rôles À Puerto Aurora, c'est à l'issue du rutuchikuy que les parents inscrivent l'enfant

au registre de l'état civil: celui-ci se trouve à la mairie du bourg de Chimoré à environ quatre heures de marche. Il gagne alors une existence officielle et devient, en quelque sorte, un véritable citoyen bolivien 12

• Inversement, sa mort devra désor­mais être déclarée. Dès lors, les personnes de l'entourage s'adressent à lui en utilisant son prénom, parfois un diminutif, mais n'emploient plus le terme quechua générique et sexuellement indifférencié de wawa ( « bébé ») qui lui était réservé jusqu'à présent. D'après mes observations, l'enfant reçoit un nom lors de lacéré­monie dite de l'ondoiement ou de 1'« eau de secours» (agua de socorro), version domestique et intime du baptême religieux, quelques jours après sa naissance (la cérémonie du baptême à l'église, quant à elle, se tient généralement après la période de l'emmaillotement, c'est-à-dire au moins trois mois après sa naissance). Le fait que l'on se réfère à l'enfant - et que l'on s'adresse à lui - avec son propre nom induit l'apprentissage des rôles dévolus à son sexe, ainsi que le port des vêtements qui en découlent. Jusqu'au rutuchikuy, les wawa sont confondus, le sexe étant seulement trahi par le port de petites boucles d'oreilles pour les fillettes dont les lobes ont été percés lors du baptême. Dans la région péruvienne où Lestage [ 1999, p. 248] a travaillé, le percement des oreilles est, pour les filles, un rituel qui se substitue au rutuchikuy. Notons que tel n'est pas le cas dans le Chaparé et, que je sache, dans les hautes terres boliviennes.

Après la cérémonie de la première coupe de cheveux, les enfants revêtent comme une nouvelle peau. Tandis que les filles se couvrent le torse d'une che­misette et, surtout, qu'elles se laissent pousser les cheveux jusqu'à ce que l'on puisse les tresser, les garçons, même s'ils déambulent torse nu et en short, ont les cheveux coupés courts et portent une ceinture autour de la taille, comme la plupart

12. Les parents n'encourent pas de sanctions administratives ou financières particulières pour la décla­ration tardive de l'enfant. Cette pratique est bien connue des employés de mairie. Ceux-ci, qui s'auto­définissent comme « Blancs », y voient même un marqueur culturel de différenciation supplémentaire entre eux et les Indiens (lndios, lndîgenas ou, plus péjorativement, lndiecitos - « petits Indiens » ).

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des hommes qui travaillent aux champs (dans les hautes terres, les habits sont plus codifiés : pantalon pour les garçons, jupe pour les filles, et chapeaux - dont les modèles varient selon les communautés et le genre pour les uns et les autres ... ).

Progressivement, les enfants se voient confier diverses tâches afférentes à leur sexe : balayage, lavage du linge, préparation de la cuisine, entretien de la basse­cour ou ramassage du bois pour les unes et travail aux champs, pêche, chasse ou entretien des constructions pour les autres. Progressivement, après le rutuchikuy, il ne s'agit plus seulement d'apprendre des besognes par mimétisme en les obser­vant, mais d'y participer activement sous le regard vigilant de ses pairs et, par-delà, de l'entourage.

Une fois montrée la place cruciale du rutuchikuy dans la vie de l'enfant, il s'agit maintenant d'en apprécier l'importance dans l'ensemble du cycle de vie. Après avoir élucidé les raisons qui commandent le choix du parrain ou de la marraine de cheveux, j'analyserai leur rôle dans l'insertion d'Evaristo à la société, notamment par son initiation progressive aux multiples enjeux liés à l'argent.

La place du rutuchikuy dans le cycle de vie

L'élargissement de l'entourage Le rutuchikuy consacre l'intégration de l'enfant dans un large réseau de rela­

tions complémentaires à celles qu'il a entretenues jusqu'alors avec sa mère de façon privilégiée. Certes, depuis sa naissance, le cercle des personnes avec les­quelles il entre en interaction ne cesse progressivement de s'agrandir. En témoigne la diversité des partenaires, apparentés ou non, qui composent son « entourage nourricier» [Suremain 2000 et 2007b) 13

• Toutefois, la cérémonie de la première coupe de cheveux élargit encore son univers avec, on l'a annoncé plus haut, la désignation d'un parrain ou d'une marraine de cheveux.

À l'occasion du rutuchikuy, la parenté rituelle - la relation de parrainage qui unit des adultes à travers le lien qu'ils entretiennent avec un enfant - entraîne des relations de compadrazgo particulières 14 avec l'enfant et les membres de sa famille. En premier lieu, le parrain ou la marraine de cheveux n'est pas apparenté à l'enfant, comme cela peut être le cas pour d'autres rituels de l'existence (nais­sance, cordon, baptême). Par ailleurs, il est notable qu'une seule personne puisse être choisie pour la cérémonie, et non un couple, comme c'est l'usage pour d'autres

13. « (,,.) [il) comprend l'ensemble des personnes, adultes et enfants, appartenant ou non à ce quïl est convenu d'appeler "la famille" dans une société donnée et qui participent, selon leur statut et leurs prérogatives, à l'alimentation de l'enfant. La notion d'entourage nourricier se fonde donc sur la recension systématique des individus, et sur l'analyse de leur rôle, à partir de leur fonction nourricière entendue au sens » [Suremain. 2007b. p. 349-350].

14. compadrazgo est une forme de lien qui dépasse de loin la simple affinité que traduit en français la notion de compérage. Sur les fonctions complexes et les différents sens du compadrazgo dans la région andine, se rapporter aux travaux de Christina! [ 1976b, 1989] et de Houdart [ 1976 ).

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occasions (baptême confirmation, fête des 15 ans, mariage). Enfin, le parrain ou la marraine de cheveux désigné est originaire du village et se situe au même niveau de richesse, ou de pauvreté, que ses compadres 15

Ces différentes caractéristiques confèrent à la relation qui unit l'enfant à son parrain ou à sa marraine - ainsi qu'à celle qui lie les compadres - une dimension bien moins formelle qu'à l'accoutumée. Les liens ainsi consacrés sont plus proches de «l'amitié ritualisée» que de la cordialité compassée qui marque souvent le compadrazgo dont parle Christinat [1981, p. 92]. Dans le cadre du rutuchikuy, le compadrazgo contribue à consolider les rapports entre des personnes proches, tant sur le plan résidentiel que socio-économique, mais pas apparentées. Ce faisant, par l'entremise de son parrain ou de sa marraine, qui l'invitera régulièrement et où il pourra se rendre librement, l'enfant conforte son intégration à la communauté plus large formée par le quartier et le village. Il fait, selon l'expression locale, son « entrée dans le monde ».

Des parrains, des cadeaux, de l'épargne Les dons en nature (fruits, tubercules, légumes, céréales ... ) sont partie inté­

grante de la cérémonie. C'est la mère d'Evaristo qui regroupe l'ensemble des vivres offerts par les convives, lesquelles ne se limitent bien évidemment pas aux échantillons déposés dans le plat qui circule lors du rituel. li s'agit de sacs entiers, entreposés dans le coin-cuisine (ouvert) de la maison. Ces denrées sont destinées à une consommation quasi-immédiate dans la mesure où de nombreux invités ne repartiront pas le jour même, mais le lendemain - voire le surlendemain.

Au-delà de cette raison pratique, pointe l'idée selon laquelle les dons en aliments que les parents ont reçus « pour » Evaristo laissent présager que ce dernier ne manquera jamais de rien au cours de son existence. Dans les offrandes de produits de la terre qui surviennent à l'occasion du rutuchikuy, Malengreau [ 1995, p. 287] voit le signe d'une alliance, plus fondamentale, entre lenfant, les apus ( « esprits de la montagne») et la Pachamama («Terre-Mère»):« Il s'établit( ... ) à ce moment un lien entre l'enfant et, d'une part, les apus, par la prise de possession par l'enfant d'un animal qui va paître dans la montagne, associée au monde des apus, protecteurs des troupeaux et donc de la laine qui sert à tisser les vêtements reçus, et, d'autre part, la Pachamama, par le don à l'enfant de produits agricoles dont la Pachamama est la garante». À Puerto Aurora où l'élevage de montagne n'est pas adapté aux conditions écologiques, l'enfant ne se voit pas confier la responsabilité d'un animal. Pour autant, après le rutuchikuy, il est vrai qu'il lui sera désormais possible

15. Ce terme englobe les différents type> de « parents rituels » (désignés t.ous le terme de compadre~ pour les hommes et de comadres pour les femmes). Les compadres sont habituellement choisis dans une strate sociale et économique supérieure. Pour les populations d'origine indigène, le cas le plus fréquent est de s'allier à des Métis de la ville qui peuvent les loger, leur acheter des produits, leur vendre des marchan­dises à meîlleur marché ou leur consentir un crédit. Sur le choix d'un parrain ou d'une marraine de cheveux «au plus proche" et de statut socio-économique équivalent, mes observations rejoignent celles de Christina! [ 1989. p. 96-11 O]. Il atteste de la reproduction sociale. voire du contrôle social. qui s ·exerce à cette occasion.

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d'accompagner ses pairs ou ses parents qui vont traire les vaches, les soigner ou les changer de pâture. Le lien est direct entre l'entrée dans la vie productive de l'enfant et sa participation à des activités d'adultes.

L'argent recueilli (une centaine de bolivianos soit 15 euros) en même temps que les petites tresses de cheveux d'Evaristo fait l'objet d'un traitement spéci­fique: il participe de l'insertion de l'enfant à l'économie domestique et plus lar­gement à la« gestion »des relations dont il constitue l'un des enjeux. En recevant, l'enfant se trouve désormais dans l'obligation, à terme, de rendre. La dette est créatrice de lien. En constituant un capital à l'enfant (produits agricoles et argent), celui-ci se voit lancé dans l'économie et le monde du travail, dans le monde des adultes et dans les rapports sociaux qui le caractérisent.

L'argent est présenté comme une cagnotte qui reviendra à Evaristo une fois celui-ci considéré comme un véritable adulte (c'est-à-dire dès lors qu'il se sera marié et qu'il aura eu un enfant). Entre-temps, l'argent est censé fructifier, se multiplier, croître ... «en passant de main en main » dit-on 16

• En réalité, c'est la mère d'Evaristo qui va se charger de la gestion à long terme de ce petit portefeuille en le faisant rentrer dans des cycles de prêts (avec intérêts) auprès de quelques personnes de confiance 17

• L'argent est ainsi divisé en toutes petites sommes sans qu'aucun document écrit ne vienne formaliser les transactions. Dans le contexte, seule la parole et la promesse de rendre comptent. Parmi les bénéficiaires privi­légiés, figurent le parrain ou la marraine de cheveux, l'ensemble des compadres de Dona Isidora, ainsi qu'une petite dizaine de parents ou personnes de l'entourage.

La somme en jeu (100 bolivianos) sert de support à l'apprentissage de la confiance ou, plutôt, de la «confiance négociée ». En suivant le cheminement de « son » argent, Evaristo apprend les arcanes souvent complexes qui commandent les relations entre prêteurs et débiteurs. Cette utilisation pédagogique de l'argent, qui permet en même temps de découvrir le jeu social dans ses dimensions les plus ordinaires, est indissociable des acquisitions psychomotrices - présentées comme « naturelles » par l'entourage d'Evaristo que sont la marche, l'autonomie ali­mentaire et la parole, et qui sont le préambule du rutuchikuy.

Conclusion

Qu'en est-il finalement du statut des cheveux lors des rites de passage, très importants dans le cycle de vie, que sont le rutuchikuy et la cérémonie funéraire ? Comme si la mort et la « naissance sociale » se faisaient écho, les deux cérémonies dans lesquelles apparaissent les cheveux s'éclairent l'une par rapport à l'autre. À ce titre, le traitement des cheveux s'impose comme un marqueur d'état essentiel.

16. Harris (1989] parle de la« fertilité de l'argent» et Absi [2003] de son importance dans les rituels miniers. Sur la place et la fonction réelle et symbolique de l'argent dans un rituel de mariage, cf. Absi [à paraître].

17. «De nos jours,( ... ) la somme d'argent ainsi obtenue est prêtée chaque année, afin d'en augmenter le capital, jusqu'à ce que l'enfant en ait besoin" [Lestage, 1999, p. 245].

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Le rutuchikuy évoque le démarrage d'un processus de contrôle social de la personne par l'entremise des nombreuses relations qui la rattachent désormais à son entourage, à son village, à son quartier et plus généralement à la société. S'ajoute aussi le contrôle social des comportements et des émotions à travers la maîtrise de la parole et du corps. Cependant, le rattachement de !'enfant à la vie sociale passe d'abord par une coupure fondamentale - celle du lien privilégié avec la mère - symbolisée par la coupe de ses petites tresses. Dans le même registre, il est significatif que les premiers cheveux de !'enfant soient appelés « les cheveux du ventre» 18 dans certaines régions des Andes. L'articulation entre la première coupe de cheveux de l'enfant et la période de la gestation ressort ici clairement. Couper les cheveux ne reviendrait-il pas finalement à couper, au sens figuré, le cordon ombilical 19 ?

Le dénouement des cheveux lors du rituel funéraire évoque, à l'inverse mais en écho, une libération alors que la personne était jusqu'à présent comme attachée à la vie ou nouée dans le nattage des relations sociales. D'après Christinat [ 1981, p. 82): «Les rites funéraires n'exigent pas à proprement parler un parrain; ils impliquent néanmoins une série d'obligations pour certains des parrains du défunt». À Puerto Aurora, j'ignore si la «parente» qui a dénoué les cheveux de la défunte mentionnée plus haut était l'une de ses marraines ou comadres. Quoi qu'il en soit, l'acte de dénouer les cheveux pourrait revenir métaphoriquement à les rendre à la morte et, ce faisant, à la défaire de toutes les relations dans les­quelles elle était prise. Dispensé de relations sociales, privé de parole, le défunt semble effectuer une sorte de désocialisation ou un retour en enfance sur le plan social ; il observe un mouvement de « décroissance » sur un plan physiologique ; plus largement, il partage l'état de tous ceux qui n'appartiennent pas à la société des vivants, lesquels sont complets, adultes, sexués, productifs et n'appartiennent pas au monde des limbes [Platt, 2001] 20

Au fil de la vie, les individus franchissent d'autres étapes (fête des 15 ans, mariage ... ) au cours desquelles les cheveux sont diversement peignés, coiffés, traités ... D'autres événements, peu ou guère ritualisés, ont également des réper­cussions sur l'attention portée aux cheveux. Ainsi, pour de nombreuses jeunes filles d'origine rurale, le fait de partir travailler en ville comme domestique chez des Métis, des Blancs ou même des parents « acculturés » entraîne une modifica­tion de la coiffure. La coupe, la permanente ou la décoloration marque la rupture

18. «A Puno, les paysans appellent ces premières mèches coupées "les cheveux du ventre" (cabel/os de viemre): cheveux de l'enfant. ventre de la mère. Cette chevelure apparaît indissociable de l'utérus maternel, comme si elle avait poussé alors que le nourrisson se trouvait non pas à l'extérieur mais à l'intérieur de ce ventre" [Lestage, 1999, p. 246].

19. Il n'est possible, dans le cadre de cet article, de mettre ces données ethnographiques en pers-pective avec de nature similaire. que l'on rencontre dans d'autres du monde. A Tonga (Océanie), par exemple, une âme - laquelle est un don des ancêtres et des aux humains - prend possession du fœtus, et les premiers cheveux du nouveau-né sont appelés "cheveux du dieu » [Jorgansen. 1983].

20. D'après Harris [1989]. les monnaies offertes aux morts étaient égratignées pour n'être plus qu'un signe social impartait, incomplet.

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sociale avec le milieu et le mode de vie d'origine qui s'opère à ce moment précis de leur existence. Les hommes, quant à eux, sont tondus lorsqu'ils intègrent l'armée. Le traitement des cheveux renvoie au sort de celui ou celle qui se trans­forme socialement. En l'occurrence, le façonnage des cheveux reflète les aspira­tions au changement, les contraintes imposées par l'idéologie ou le pouvoir domi­nant et, plus largement, les nouveaux repères identitaires de l'individu. Le cheveu cesse d'être un support de l'âme pour devenir un marqueur d'appartenance sociale, dans un univers où l'apparence signifie plus que l'essence.

Rite de passage, le rutuchikuy exprime à la fois des évolutions majeures dans le développement de la personne, un changement de statut social, une affirmation et l'avènement d'une identité (sexuelle, sociale, spirituelle) complète. Une fois le rituel accompli, doivent se substituer de nouvelles relations ou de nouvelles formes de liens qui sont à l'image des cheveux domestiqués du petit enfant devenu grand. Ne dit-on pas que «le cheveu fait l'homme»? Dès à présent et jusqu'à sa mort, l'individu à moins d'être confondu avec un ''enfant sauvage» - ne devra plus jamais avoir les cheveux en bataille.

Que représentent plus largement les cheveux pour la personne ? Quel est leur rapport (ou leur statut} avec ses composantes animiques? Si les habits sont le prolongement de la personne c'est d'ailleurs la raison pour laquelle on les brûle et qu'ils ne sont pas offerts à des inconnus - il en va de même pour les cheveux : ne sont-ils pas des cibles privilégiés pour la sorcellerie? Le rutuchikuy s'accom­pagne de gestes particuliers, le souffle par exemple, destinés à fixer l'esprit de 1' enfant dans son corps. Symboliquement, le geste pourrait signifier que cette inscription n'est pas acquise. Ce qui se passe durant le rutuchikuy serait, finale­ment, complémentaire à ce qui s'opère lors du baptême catholique, lequel est censé donner le Saint-Esprit à l'enfant pour qu'il reste dans son corps jusqu'à la mort ... Par-delà le traitement des cheveux comme signe d'appartenance social ou médiateur des rapports sociaux, s'ouvre un vaste champ de recherche ou symboles et représentations chrétiens et pré-hispaniques jouent un rôle central.

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Perception de l'inégalité des chances et mobilités objective et subjective au Pérou

Laure Pasquier-Doumer*

La littérature sociologique a accordé depuis longtemps une place centrale à l'étude de la mobilité sociale, à la fois pour nourrir la réflexion sur la stratification sociale mais aussi comme instrument pour comprendre un certain nombre de comportements sociaux, en particulier les comportements politiques. L'idée que la mobilité sociale influence les comportements politiques est ancienne : Marx [1852] juge la mobilité sociale comme dangereuse dans la mesure où elle menace le développement d'une conscience socialiste. Tocqueville [1835] explique les différences d'attitudes face à la redistribution entre les États-Unis et l'Europe par la plus forte mobilité sociale au sein de la société américaine. L'hypothèse de Tocqueville a été reprise par de nombreux auteurs mais a été remise en question par les comparaisons internationales de mobilité sociale. En effet, Erikson et Gold­thorpe [ 1992] furent parmi les premiers à montrer que les taux de mobilité sociale ne sont pas significativement différents au sein des pays industrialisés, malgré des attitudes diverses face à la redistribution. Cependant, il est probable que les comportements politiques sont influencés non par la mobilité sociale telle qu'elle est mesurée de façon objective mais plutôt par la perception qu'ont les individus de leur expérience de mobilité sociale. Si cette perception diffère d'une mesure objective de la mobilité sociale, alors l'hypothèse de Tocqueville garde toute sa pertinence pour expliquer les différences d'attitude face à la redistribution entre différents pays.

Depuis quelques années, un nouvel enjeu est apparu dans la littérature socio­logique, celui de mieux comprendre la perception qu'ont les individus de leur mobilité sociale, souvent appelée mobilité «subjective» considérée comme «un outil d'analyse capable d'appréhender la stratification sociale en évitant certaines critiques que l'on peut adresser à la mesure objective de la mobilité sociale »

[Duru-Bellat et Kieffer, 2006, p. 920]. Ces travaux, portant sur des données

* DIAL, 4 rue d'Enghien 75010 Paris. Tel: 01 53 24 14 55. Fax: 01 53 24 14 51. E-mail: [email protected]

Autrepart (55), 2010, p. 141-158

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142 Laure Pasquier-Doumer

françaises 1, comparent la mobilité subjective à des mesures objectives de la mobi­

lité et concluent à des écarts marqués entre ces deux notions.

Cependant, à notre connaissance, aucune étude ne s'est encore attachée à ana­lyser le lien entre la mobilité subjective et la perception de l'inégalité des chances. On peut en effet supposer que les individus percevant leur parcours intergénéra­tionnel comme ascendant sont enclins à croire que la société offre à chacun les mêmes chances et que leffort fourni explique le parcours social intergénéra­tionnel. Ceux qui, à l'inverse, ne perçoivent aucune mobilité sociale sont plus disposés à croire en un déterminisme social par lequel la position sociale est héritée. Cet article vise ainsi à contribuer au débat normatif autour des questions d'équité sociale et de justice distributive et, notamment, sur les raisons qui moti­vent les individus à accepter comme légitimes des rétributions inégales. En effet, un certain nombre d'auteurs [Fong, 200 l ; Alesina et La Ferrera, 200 l ; Corneo et Grüner, 2002 ; Piketty, 1995] ont montré que la perception de l'inégalité des chances est un déterminant important de la demande de redistribution du revenu, émise par les individus : plus les individus considèrent que leur société offre à tous les mêmes chances et moins ils sont en faveur d'une politique de redistribu­tion qui aurait un effet fortement désincitatif sur les efforts fournis par chacun. En revanche, les individus croyant que la position sociale est déterminée par l'ori­gine sociale, seront favorables à une politique de redistribution.

Cet article se donne trois objectifs. Il se propose, après une première partie introduisant le contexte socio-économique péruvien et les données mobilisées, d'approfondir la réflexion sur la mobilité «subjective» comme outil de mesure de la mobilité sociale. Il cherche ensuite dans une troisième partie à apporter un nouveau regard sur la manière dont les individus construisent leur perception de la mobilité qu'ils ont vécue, en sortant du contexte français, cadre d'analyse des études existantes, pour ouvrir sur celui d'un pays en développement, le Pérou. Tout d'abord, l'étude de la mobilité sociale constitue au Pérou un enjeu de taille. Ensuite, il est intéressant de mettre en perspective deux contextes sociaux très différents afin de faire ressortir certains aspects structurels de la mobilité « sub­jective». Cet article se propose enfin, dans une quatrième partie, d'évaluer si la mesure de la mobilité sociale, selon qu'elle est mesurée de façon objective ou subjective, conditionne la perception de l'inégalité des chances.

Présentation du contexte péruvien et des données mobilisées

L'étude de la mobilité sociale dans le contexte péruvien Jusqu'aux années 1970, la société péruvienne est présentée, dans la littérature

sociologique, comme une société duale, dans laquelle existent d'importants

1. Attias-Donfut et Wolff (2001) utilisent l'enquête« Trois générations,, de 1992 de la Caisse Natio­nale d' Assurance Vieillesse, Duru-Bellat et Kieffer (2006) l'enquête« Formation qualification profession­nelle » de 2003 de l'INSEE.

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Perception de l'inégalité des chances au Pérou 143

mécanismes de transmission des inégalités. À une extrémité de la stratification sociale se trouve l'élite, définie comme une oligarchie, constituée de quelques grandes familles «créoles» 2

, concentrant entre leurs mains le pouvoir politique et économique et détournant les institutions publiques pour maintenir leur contrôle sur les richesses du pays [Bourricaud, 1967; Malpica, 1970; Favre, 1971]. À l'autre extrémité se situe une majorité, constituée d'indigènes, parlant principale­ment quechua ou aymara, exclue de la sphère politique et liée à l'élite par une relation de subordination, héritage de la colonisation (1514-1821 ).

Cependant, la société péruvienne connaît, dans les années 1970 et 1980, de profondes transformations, modifiant le regard qui lui est porté et conduisant cer­tains intellectuels à penser qu'elle est devenue plus ouverte et méritocratique : la réforme agraire, tout d'abord, mise en place en 1969 par le gouvernement militaire de Juan Velasco et qui marque la fin de l'élite foncière; la transition démocratique ensuite, à la fin des années 1970, avec l'instauration du suffrage universel per­mettant aux indigènes de participer au processus démocratique ; la massification de l'éducation à partir des années 1970, élargissant le champ d'aspirations des masses [Altamirano, 1985] ; et enfin, l'intensification des migrations vers la ville 3•

Pour nombre d'auteurs qui mettent en avant des exemples de parcours de mobilité sociale ascendante par la microentreprise de migrants de la Sierra 4 , ces migrations reflètent l'ouverture de la société péruvienne [De Soto, 1986 ; Golte et Adams, 1987 ; Adams et Valdivia, 199 l]. Ils concluent à un accroissement de la mobilité sociale au Pérou, la société offrant plus d'opportunités aux groupes sociaux jusqu'à présent exclus de la « modernisation » du pays [De Soto, 1986]. Pourtant, au moment où ces travaux sont écrits, le Pérou traverse une des périodes les plus noires de son histoire. En mai 1980 éclate un conflit intérieur armé qui durera vingt ans (1980-2000) et laissera derrière lui presque 70 000 morts ou disparus, dont 75 % sont des indigènes s'exprimant en quechua 5• La naissance du mouve­ment armé révolutionnaire « Sentier Lumineux » 6 est à l'origine de ce conflit. Ce mouvement est formé à ses débuts de jeunes Andins ayant bénéficié de la mas­sification de !'éducation. Les témoignages recueillis par « la Commission de la Vérité et de la Réconciliation» auprès des membres du Sentier Lumineux mon­trent que beaucoup d'entre eux ont intégré le «Sentier Lumineux» suite à la frustration de leurs aspirations (Comisi6n de la Verdad y Reconciliaci6n 2003). Ce conflit soulève à nouveau la question de la mobilité sociale au Pérou. En effet, un tel conflit aurait-il pu éclater si les profondes transformations qu'a connues le pays avaient permis une plus grande mobilité sociale, comme le suggèrent certains travaux anthropologiques menés à partir d'études de cas bien spécifiques?

2. Le terme «créole» (criai/a) désigne les descendants d'Espagnols qui sont nés au Pérou. 3. Entre 1950 et 1990. la population urbaine a plus que quintuplé. 4. La Sierra fait référence à la Cordillère des Andes, en opposition à la Costa. la côte pacifique du

Pérou et à la Selva la partie du Pérou couverte par la forêt amazonienne. 5. Ces chiffres sont des estimations réalisées par la Commission de la Vérité et de la Réconciliation

(Comisi6n de la Verdad y Reconciliaci6n 2003). 6. Sendero Luminoso.

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144 Laure Pasquier-Doumer

Présentation des données Les données utilisées dans cet article proviennent de 94 entretiens semi-direc­

tifs réalisés à Lima en 2003. À l'instar de C. Attias-Donfut et F.C. Wolff [2001] et M. Duru-Bellat et A. Kieffer (2006), les entretiens semi-directifs nous sont apparus être le mode de collecte d'informations le plus adéquat pour comprendre les déterminants de la mobilité subjective. Les entretiens se sont déroulés en deux temps. Dans un premier temps, une série de questions ont été posées aux personnes interviewées de façon assez fermée de sorte de collecter pour tous un ensemble de caractéristiques socio-économiques, telles que la profession et celle du père 7

au même âge. Des questions fermées ont également été posées pour connaître la perception des personnes interviewées de leur mobilité intergénérationnelle ainsi que leur perception de l'inégalité des chances au Pérou. La seconde partie de l'entretien était ouverte et visait à faire expliciter aux personnes interviewées leur parcours de vie familial ainsi que les critères à partir desquels elles formaient leur perception de mobilité sociale.

Contrairement aux articles de Attias-Donfut et Wolff [2001] et Duru-Bellat et Kieffer [2006], les entretiens ne complètent pas l'exploitation d'une enquête repré­sentative mais sont la principale source de données. Le choix des personnes inter­viewées a été fait dans le but d'obtenir un échantillon le plus représentatif possible de la stratification sociale liménienne 8•

Quelles mesures pour les mobilités sociales objective et subjective ?

L'appréhension de la mobilité subjective L'indicateur de mobilité subjective est construit à partir de la réponse à la

question suivante, posée à chaque personne interviewée : « Si vous deviez comparer votre situation actuelle à celle de vos parents au même âge, diriez-vous que vous êtes dans une situation meilleure, similaire ou moins bonne ? ». Cet indicateur a trois modalités. li vaut 1 si la situation actuelle est jugée moins bonne que celle des parents, 2 si elle est jugée similaire, 3 si elle est jugée meilleure. Le terme « situation » a été retenu dans la formulation de la question pour son carac­tère flou. En effet, l'objectif était d'orienter le moins possible les personnes inter­viewées sur les critères à partir desquels elles comparaient leur statut à celui de leurs parents. Plus de la moitié (59 %) des interviewés juge leur situation moins bonne que celle de leurs parents, 12 % comme étant identique et seulement 29 % comme étant meilleure. Dans le cas français, avec des indicateurs légèrement

7. Il aurait été souhaitable de comparer la profession des femmes à celle de leur mère. la mère étant Je principal référent potentiel de ces premières. Cependant, comme toutes les études sur la mobilité sociale. on est alors confronté à une perte d'observations trop importante du fait du faible taux d'activité des mères. Le choix méthodologique de prendre le père comme référent a pour conséquence de sous-évaluer en général la mobilité des femmes.

8. La représentativité de cet échantillon est discutée dans Pasquier-Doumer (2005).

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distincts 9, Attias-Oonfut et Wolff [2001] et Oum-Bellat et Kieffer [2006] recen­sent une proportion beaucoup plus élevée d'individus considérant leur trajectoire professionnelle ascendante par rapport à celle de leur parents : autour de 60 % dans le premier cas et 50 % dans le second. La faible proportion d'individus percevant une amélioration de leur statut social va à l'encontre de la littérature portant sur le Pérou selon laquelle la société péruvienne s'est fortement ouverte suite aux profondes transformations qu'a connues le pays ces dernières décennies.

Les mesures de la mobilité objective Le choix méthodologique retenu dans cet article pour mesurer la mobilité objec­

tive consiste à avoir recours à une représentation continue de l'espace social à travers l'usage d'échelles des professions 10

• Cette représentation continue autorise à hiérarchiser les professions entre elles à un niveau très fin tout en donnant un sens à de très faibles différences de statut social. Elle permet donc d'éviter des choix d'agrégation des professions plus ou moins arbitraires et surtout de hiérar­chiser les professions les unes par rapport aux autres plutôt que de hiérarchiser des groupes très larges de professions. En ce sens, elle répond à la critique de Merllié [2006] faite aux travaux de Attias-Oonfut et Wolff [2001] et Oum-Bellat et Kieffer (2006] gui construisent leur indicateur de mobilité objective en hiérar­chisant, à partir des tables de mobilité sociale croisant la profession des parents (origine) à celle de leur enfant (destinée), des groupes socioprofessionnels très agrégés. Or, les tables de mobilité font référence d'une part à un schéma de classe qui par définition reflète une vision non hiérarchisée de la société [Erikson, Gold­thorpe et Portocarero 1979]. Et d'autre part, les groupes socioprofessionnels sont trop agrégés pour que leur hiérarchisation ait un sens 11

Aucune échelle des professions n'a cependant été réalisée au Pérou. C'est pourquoi nous avons recours aux échelles de professions internationales les plus utilisées dans la littérature sociologique, à savoir l'indice socio-économique inter­national de statut des professions ISEI (International Socio-Economic Index of occupational status) construit par Ganzeboom et Treiman [ 1996] et l'échelle inter­nationale standard de prestige des professions SIOPS (Standard International Occupational Prestige Scale) construite par Treiman en 1977 et réactualisée par Ganzeboom et Treiman en 1996.

9. Dans la formulation tout d'abord puisque dans le cas de Attias-Donfut el Wolff (2001 ), il est demandé aux individus de comparer à leurs parents non pas leur « situation ,, mais leur " réussite sociale »

et dans celui de Duru-Bellat et Kieffer (2006) leur" niveau ou statut dans remploi». Dans la forme imposée aux réponses ensuite puisque dans l'enquête de Attias-Donfut et Wolff (2001) s'ajoute une modalité "ne sait pas» et dans celle de Duru-Bellat et Kieffer (2006) il existe une graduation non pas en trois mais en cinq niveaux ordonnés.

1 O. Pour une justification plus détaillée d'un tel choix, se référer à Chambaz, Maurin et Torelli ( 1998). 1 L Attias-Donfut et Wolff (2001) en arrivent à considérer par exemple comme immobile un fils de

petit artisan devenant un grand industriel. mobile ascendant un fils d'agriculteur devenant ouvrier, mobile descendant un fils de commerçant ambulant devenant professeur des écoles. De même. Duru-Bellat et Kieffer (2006) considèrent comme immobile le fils d'ouvrier devenu employé, ou le fils d'agriculteur devenu ouvrier.

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L'échelle ISEI attribue un score à chaque profession en fonction du statut qu'elle procure, défini selon deux critères, le niveau d'éducation moyen qu'elle nécessite et le revenu moyen qu'elle génère. L'hypothèse afférente à cette échelle est que les individus sont hiérarchisés selon leur capacité à transformer de l' édu­cation en revenu, cette capacité étant reflétée par la profession exercée. L'indica­teur de mobilité en termes de statut est alors la différence entre l'indice ISEI correspondant à la profession de la personne et celui correspondant à la profession de son père.

L'échelle de prestige des professions SIOPS consiste à attribuer un score à chaque profession en fonction du degré de prestige que la société y attache, défini à partir d'enquêtes auprès des individus sur la perception des professions. La mobilité sociale en termes de prestige est donc mesurée comme la différence entre le niveau de prestige attaché à la profession de la personne et celui attaché à la profession de son père.

Une limite à ces deux indicateurs est qu'ils sont construits à partir d'échelles élaborées pour les pays industrialisés, puisque les pays en développement sont très largement minoritaires dans les bases de données à l'origine de leur élabora­tion. Bien que les auteurs de ces échelles supposent qu'elles sont valables pour l'ensemble des sociétés «modernes» et qu'elles ne varient pas selon le contexte national, social ou culturel, il aurait été préférable d'utiliser des échelles de pro­fessions plus adaptées à la société péruvienne 12

Puisque l'objectif est de comparer ces indicateurs à celui de mobilité subjective qui est une variable prenant trois valeurs, selon que la mobilité soit descendante, nulle ou ascendante, il est nécessaire d'agréger chaque indicateur de mobilité objective, de manière à obtenir ces trois mêmes catégories. L'agrégation retenue est telle que la distribution de ces indicateurs objectifs à l'intérieur des trois caté­gories est la même que celle de l'indicateur subjectif, ceci pour contrôler l'effet de marge. Ce choix méthodologique répond à la critique formulée par Merllié [2006] sur les deux études existantes de la mobilité subjective et dans lesquelles un effet de marge existe.

Analyse des écarts entre mobilités« objective» et« subjective» Il s'agit maintenant de savoir si les individus perçoivent leur mobilité intergé­

nérationnelle différemment de leur mobilité mesurée de façon objective. Quel que soit l'indicateur de mobilité objective retenu, il apparaît que cette association est significative et plutôt élevée puisque le V de Cramer 13 vaut 0,27 lorsque

12. Il n'est en effet pas évident que l'on puisse caractériser la société péruvienne de" moderne» au sens où l'entend Treiman. L'hypothèse d'invariabilité des échelles aux différentes cultures repose ensuite sur des hypothèses très fortes (pour une présentation ces hypothèses, se référer à Bergman et Joye 2001 ).

13. Le V de Cramer s'exprime ainsi: V= où n est le nombre d'observations et k

la plus petite dimension de la table de contingence. Si V = J, alors il y a parfaite association entre les deux indicateurs. Si V= 0, les deux indicateurs sont totalement indépendants l'un de l'autre.

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l'indicateur de mobilité objective est celui construit à partir de l'échelle de prestige et 0,26 lorsqu'il s'agit de l'échelle de statut. Les personnes interviewées perçoivent leur mobilité de la même façon que les indicateurs objectifs dans 59 % des cas.

Ce résultat, à savoir une association significative entre les mobilités objective et subjective, concorde avec celui obtenu pour la France par Attias-Donfut et Wolff [2001] et par Duru-Bellat et Kieffer [2006] qui trouvent que les individus ont une perception conforme à celle mesurée par des critères objectifs dans 50 % des cas dans le premier article, 47 % dans le second. Ainsi, l'ampleur des écarts entre mobilité objective et mobilité subjective semble relativement robuste aux choix méthodologiques pour construire l'indicateur de mobilité objective, et dans un contexte bien distinct.

Afin de mieux comprendre le lien unissant la mobilité subjective à la mobilité objective, nous nous intéressons aux écarts entre ces deux mesures, en définissant comme « optimistes » les personnes surévaluant leur trajectoire intergénération­nelle par rapport à une mesure objective de cette dernière, c'est-à-dire les per­sonnes percevant une mobilité ascendante alors que la mobilité mesurée objecti­vement a été nulle ou descendante ou encore percevant une immobilité alors que la mobilité vécue a été descendante. De même, les « pessimistes » sont les per­sonnes sous-évaluant leur parcours intergénérationnel, autrement dit percevant une mobilité nulle ou descendante alors que la mobilité objective est respectivement ascendante et nulle ou ascendante.

Il ressort de cette analyse que les individus percevant leur mobilité différem­ment de leur mobilité objective se répartissent équitablement entre «optimistes » et « pessimistes » et que les proportions « d'optimistes » et de « pessimistes » sont invariantes au choix de l'indicateur de mobilité objective, égales à environ 20 %.

Il faut toutefois noter que ces indicateurs ne mesurent pas les mêmes « opti­mistes» ou les mêmes «pessimistes». En effet, seulement un individu sur trois, défini comme « optimiste » avec un des indicateurs de mobilité objective, est également défini comme «optimiste» avec l'autre indicateur. Avec l'échelle de prestige, les « optimistes » ont des caractéristiques généralement associées aux migrants d'origine andine et dont les sociologues ont beaucoup vanté le parcours ascendant 14

• Avec l'échelle de statut en revanche, ils apparaissent plutôt comme des enfants de père liménien ayant exercé une profession intellectuelle, eux-mêmes exerçant plus souvent que les autres une profession intellectuelle. Cette différence s'explique par la particularité de l'indicateur de prestige à considérer comme des­cendante la mobilité d'un agriculteur vers un emploi urbain non qualifié. Sur l'échelle de prestige en effet, les agriculteurs sont à un niveau relativement élevé, supérieur à celui des emplois urbains non-qualifiés, alors que c'est l'inverse avec l'échelle de statut. Or, les individus ayant quitté l'agriculture pour un emploi

14. Pour une présentation détaillée des profils des " optimistes ,, et des « pessimistes "· déterminés à partir des caractéristiques individuelles pour lesquelles ils se distinguent significativement des autres, se référer à Pasquier-Doumer (2005).

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urbain non-qualifié considèrent généralement que leur situation s'est améliorée, pour des raisons explicitées dans la partie suivante. De ce fait, si la mobilité objective est mesurée en termes de prestige, ces individus sont définis comme « optimistes » alors que si elle est mesurée en termes de statut, leur mobilité subjective est en adéquation avec la mobilité objective.

Les indicateurs sont plus cohérents quant à la définition des « pessimistes » puisque plus des deux tiers des individus définis comme «pessimistes» avec un des indicateurs de mobilité objective, le sont également avec l'autre indicateur. Quel que soit l'indicateur de mobilité objective retenu, les «pessimistes» sont plus souvent d'origine modeste, principalement ouvrière, eux-mêmes exerçant plus souvent que la moyenne comme ouvriers ou artisans. Ce résultat pourrait s'expli­quer par le fait que les personnes ont intégré dans leur perception la dégradation du statut d'ouvrier, notamment suite aux réformes visant à libéraliser le marché du travail dans les années 1990, en termes de salaire, de stabilité de l'emploi, d'horaire, etc. Cette dégradation n'est en effet pas prise en compte par les indi­cateurs de mobilité objective.

En conclusion à cette partie, le choix de raisonner à partir d'un espace social continu conduit à une mesure de l'ampleur de l'écart entre les mobilités objective et subjective proche de celle observée à partir d'autres choix méthodologiques et dans un autre contexte. Cette ampleur semble de plus peu sensible au choix de l'échelle de profession retenue même si les personnes surévaluant leur parcours par rapport à une mesure objective ne sont pas les mêmes selon ces deux échelles.

La formation de la mobilité subjective au Pérou

Bien que la mobilité subjective soit significativement associée à la mobilité objective, presque la moitié des personnes interviewées perçoivent différemment leur parcours de ce qui est mesuré objectivement. Pour comprendre cet écart, il est nécessaire de s'interroger sur les critères à partir desquels les personnes éva­luent leur parcours intergénérationnel.

Catégorisation des critères de mobilité subjective Pendant l'entretien, il a été demandé aux personnes d'expliciter les critères

qu'elles ont retenus pour comparer leur situation à celle de leurs parents. L'analyse de ces critères conduit à un premier constat, celui de la diversité des réponses apportées. Si le niveau de vie est le critère le plus fréquemment avancé, d'autres critères, bien distincts du niveau de vie et moins fréquemment pris en compte par les sociologues dans l'évaluation de la mobilité sociale, sont retenus par les indi­vidus pour évaluer leur mobilité intergénérationnelle. Parmi ces derniers se trou­vent des critères qui ont été regroupés a posteriori dans les catégories suivantes « épanouissement personnel », «qualité de vie» et « connaissance». Certaines personnes ont également répondu que leur situation s'était améliorée, détériorée ou maintenue« à tout point de vue». Avant d'étudier plus avant la répartition des

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réponses selon ces différentes catégories, il est important de détailler ce que cha­cune d'elles contient 15

Le niveau de vie

La majorité des personnes interviewées ont comparé leur situation à celle de leurs parents en fonction du niveau de vie de chacun. Les formulations du niveau de vie ont été très diverses. Elles ont été parfois très explicites telles qu' «au niveau économique», «mes parents étaient plus riches», parfois moins, les indi­vidus mettant en avant un aspect bien particulier du niveau de vie, comme celui d'être propriétaire de son logement et par conséquent ne pas vivre «avec l'angoisse du loyer à payer», d'avoir les moyens de payer des études à ses enfants, d'avoir des ressources suffisantes pour élever beaucoup d'enfants ou, plus fonda­mentalement, d'avoir le minimum pour se nourrir.

L'épanouissement personnel

Dans la catégorie «épanouissement personnel» se trouvent trois principaux critères : les liens affectifs qui lient la personne à d'autres personnes, le sens donné à la vie et enfin, la capacité à pouvoir ~~ profiter » de la vie.

Voici, à titre d'illustration, quelques réponses faites lors des entretiens. Tout d'abord des réponses concernant les liens affectifs. Celles de Delia, rencontrée dans le quartier populaire de Villa Maria, née dans la Sierra, confiée à une famille liménienne à l'âge de 9 ans pour être domestique et pour qui le critère d'évaluation de son parcours est celui d'élever soi-même ses enfants, de leur donner « la cha­leur d'une mère». Ou encore, la réponse de Eduardo, étudiant et gérant d'un restaurant à Larco Mar, fils d'un gros industriel et petit-fils du maire de Lima pour qui l'amitié est le critère d'évaluation de sa situation en comparaison de celle de ses parents.

Dans la catégorie « épanouissement personnel » se trouvent également les réponses se rapportant au « sens donné à la vie », illustrées par les propos de Vincente. Ce dernier est un fils d'agriculteur de la Sierra du Sud, lui-même agri­culteur dans sa jeunesse et qui s'est par la suite engagé politiquement en tant que syndicaliste, lorsqu'il était ouvrier dans une entreprise minière, puis à travers le journalisme. Pour Vincente, le fait de mener des luttes politiques contribue à rendre sa situation meilleure que celle de ses parents dans la mesure où elle donne un sens à sa vie. Ou la réponse de Catarina, née sur la côte au Nord de Lima, de père administrateur de terres et de mère femme au foyer, elle-même exerçant comme professeur d'informatique dans un collège privé, jugeant la vie de ses parents vide de sens« ils se sont rencontrés, ils se sont remplis d'enfants, ils ont travaillé comme des bêtes, comme des animaux, sans voir plus loin».

15. Pour une analyse plus détaillée présentant notamment les entretiens auxquels il est fait référence, se référer à Pasquier-Doumer (2005 ).

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Enfin, un dernier type de réponses se rapportant à l' «épanouissement per­sonnel » fait référence à la possibilité de pouvoir profiter de la vie. C'est le cas de Cecilia, cadre supérieur dans un ministère. Cecilia est née sur la côte au Nord du Pérou, de père professeur du secondaire, de mère professeure du primaire. Malgré un revenu supérieur à celui de ses parents et un travail plus enrichissant, Cecilia juge que sa situation est moins bonne que celle de ses parents dans la mesure où son travail la prive de tout son temps libre.

La qualité de vie La catégorie dénommée « qualité de vie » est principalement constituée des

réponses de personnes ayant vu leur qualité de vie varier à la suite de leur migra­tion de la Sierra vers Lima, c'est-à-dire du passage d'un monde rural andin à un monde moderne urbain. Dans cette catégorie, les personnes jugent que leur situa­tion s'est améliorée en regard de celle de leurs parents car la migration leur a permis de renoncer au travail agricole qu'elles définissent comme un travail phy­siquement difficile, soumis aux duretés du climat, ou de rompre avec la monotonie de la vie rurale au profit d'une vie urbaine plus trépidante, ou encore de bénéficier d'un plus grand confort grâce à un meilleur accès aux infrastructures.

La connaissance Un quatrième groupe de réponses a été constitué, nommé «connaissance»,

qui englobe les réponses des personnes comparant leur situation à celle de leurs parents, à partir des connaissances acquises à 1' école. En particulier, le fait de savoir lire et écrire est pour eux une grande amélioration de leur condition puisqu'il permet de se «défendre dans la vie».

Autres réponses Enfin, dans une dernière catégorie, se trouvent les personnes qui n'ont pas

vraiment évoqué de critères de comparaison entre leur situation et celle de leurs parents, soit qu'elles se considèrent encore trop jeunes pour se comparer à ces derniers, soit qu'elles ont répondu être «à tout point de vue» dans une meilleure ou moins bonne situation.

Distribution des critères de mobilité subjective Une fois ces cinq groupes de critères de mobilité subjective définis, il est

intéressant de connaître leur répartition à l'intérieur de l'échantillon de personnes interviewées (tableau 1 ).

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Perception de l'inégalité des chances au Pérou 151

Tableau 1 - Répartition des critères subjectifs d'évaluation de la mobilité

Premier critère de mobilité évoqué(%) Total

Niveau de vie 51

Qualité de vie 16

Épanouissement personnel 13

Connaissance 7

Autres réponses 12

Total 100

Source : Entretiens 2003 réalisés par l'auteur.

Il apparaît dans le tableau 1 que 51 % des personnes interviewées évaluent leur mobilité intergénérationnelle à partir de leur niveau de vie. Ce résultat rejoint celui de Van Praag et al. [2003] qui montrent, pour l'Allemagne, que le revenu est l'un des principaux déterminants du bien-être subjectif relativement à la satis­faction dans le travail, l'habitat, la santé, le loisir ou l'environnement.

Cependant, une proportion importante de personnes, 37 %, compare sa situa­tion à celle de ses parents à partir d'un critère indépendant du niveau de vie. Parmi ceux-ci, la « qualité de vie » est le plus souvent évoqué et une personne sur six y fait appel pour évaluer son parcours intergénérationnel. L'évocation de la« qualité de vie », rappelons-le, est fortement lié à la migration et plus particulièrement au passage d'un monde traditionnel rural à un monde moderne urbain. Ainsi, un migrant sur trois venus de la Sierra fait référence à ce critère pour juger de sa mobilité.

Le second critère distinct du niveau de vie le plus souvent avancé est celui de !'«épanouissement personnel». L'importance de l' «épanouissement personnel» comme critère de mobilité subjective a également été mis en avant par Attias­Donfut et Wolff [2001] à partir de données françaises. Ils soulignent en particulier le rôle déterminant de la réussite ou l'échec des relations de couple. Ces auteurs, cependant, n'effectuent pas un travail de classification des critères de mobilité subjective avancés par les personnes interrogées et par conséquent, ne donnent aucune indication sur !'ampleur de ce phénomène.

En revanche, les deux études françaises sur la mobilité subjective mettent en avant la mobilité intragénérationnelle comme critère de mobilité subjective (sans pour autant donner d'information sur sa fréquence) : les individus comparent la longueur du chemin parcouru par les parents, entre le début et le milieu de leur parcours professionnel, à la distance sociale qu'eux-mêmes ont parcourue. Un tel critère n'est pas ressorti dans le cas de cette étude portant sur le Pérou. De même, parmi les Liméniens interrogés, l'autonomie dans le travail ne semble pas être un

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critère déterminant pour évaluer leur parcours intergénérationnel, contrairement à ce que !'on observe en France.

Ainsi, les individus ne prennent pas seulement en compte l'évolution de leur niveau de vie dans l'évaluation de leur parcours intergénérationnel. Ils considèrent également d'autres facteurs, souvent absents des critères pris en compte par les sociologues pour mesurer la mobilité sociale, car difficilement saisissables au travers d'enquêtes représentatives auprès des ménages. En effet, il semble difficile d'identifier, à partir de ce type d'enquêtes, des facteurs tels que «la monotonie de la vie », « les liens affectifs » ou encore la « valorisation de la connaissance »,

sans recourir à des questions ouvertes 16• Pourtant, sans cette prise en compte, la

mobilité sociale mesurée par des critères objectifs sera toujours éloignée de la mobilité sociale telle qu'elle est perçue par les individus.

Une question apparaît alors : le jugement subjectif de la mobilité est-il plus éloigné de celui formulé à partir d'indicateurs objectifs lorsque le critère subjectif d'évaluation de la mobilité est différent du niveau de vie ? En effet, les indicateurs objectifs de mobilité, le prestige et le statut, intègrent a priori une dimension monétaire. La mobilité mesurée à l'aide de ces indicateurs devrait alors être rela­tivement proche de celle évaluée à partir de critères subjectifs liés au niveau de vie, en particulier avec l'indicateur de statut dans lequel la dimension monétaire a le poids le plus important. À l'inverse, les indicateurs objectifs ne prennent pas en compte des facteurs tels que l' « épanouissement personnel » ou la « qualité de vie » définis précédemment. Par conséquent, la mesure de la mobilité par les indicateurs objectifs devrait être très éloignée de celle mesurée subjectivement à partir de ces facteurs.

Pour tester cette hypothèse, il suffit de comparer la distribution des « opti­mistes » et « pessimistes » selon que le critère d'évaluation de la mobilité mis en avant est monétaire ou ne l'est pas. Cette comparaison conduit à rejeter l'hypo­thèse précédente. En effet, ceux qui évaluent leur mobilité à partir de critères distincts du niveau de vie n'ont pas une appréciation significativement différente des autres.

Il est possible d'interpréter ce résultat de deux manières. La première est que les indicateurs objectifs de mobilité sont très peu liés au revenu généré par les professions des Liméniens interviewés et ceci car ils ont été conçus à partir de données portant sur des pays développés. Ainsi, si la corrélation entre revenu et professions est valable pour les pays développés, elle ne l'est plus dans le cas du Pérou. La deuxième interprétation consiste à dire que les individus n'intègrent pas les mêmes dimensions du niveau de vie que celle du revenu d'activité. Ils peuvent en effet attacher plus d'importance à des richesses «symboliques» comme celle d'avoir une maison ou de financer les études de leurs enfants. Afin de tester laquelle de ces deux interprétations est la bonne, il faudrait créer un indicateur

16. On pourrait également recourir à d.es questions du type de celles d'une enquête d'opinion mais avec le risque d'orienter fortement les réponses ou de ne pas appréhender les facteurs clés.

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Perception de l'inégalité des chances au Pérou 153

objectif de mobilité spécifique au Pérou, en calculant de nouvelles échelles de prestige ou de statut adaptées à ce contexte.

Mobilités objective, subjective et perception de l'inégalité des chances

Comprendre comment se forme la perception de l'inégalité des chances dans la société est un enjeu important en termes de politiques publiques, dans la mesure où il semblerait que le principal déterminant de la demande de redistribution émise par les individus soit leur perception de !'inégalité des chances [Fong, 2001 ; Alesina et La Ferrera, 2001 ; Corneo et Grüner, 2002; Piketty, 1995]. La percep­tion de l'inégalité des chances est mesurée ici par la croyance en l'importance relative de l'effort et de facteurs d'origine sociale dans la réussite sociale. Un individu jugera l'inégalité des chances faible s'il considère que les échecs et les réussites sociales individuelles s'expliquent par l'effort fourni, ou plus largement, par des facteurs sur lesquels l'individu a prise. À l'inverse, un individu percevra la société comme souffrant d'une forte inégalité des chances s'il pense que les résultats individuels dépendent de facteurs que l'individu ne contrôle pas, comme des facteurs déterminés à la naissance. Selon les auteurs sus-cités, il s'opposera dans le premier cas à une politique de redistribution, alors qu'il la soutiendra dans le deuxième eas.

Dans cette partie, une fois définie la perception de l'inégalité des chances des Liméniens de léchantillon, nous cherchons à évaluer !'effet sur la perception de l'inégalité des chances de la position des individus sur l'échelle sociale, de la mobilité objective et de la mobilité subjective.

La perception de l'inégalité des chances La perception de l'inégalité des chances est saisie à travers la question ouverte

suivante : « Qu'est-ce qui vous semble le plus important pour réussir dans la vie ? ». Cette question traduit le choix de ne pas demander aux individus de classer eux-mêmes les facteurs qui leur paraissent être importants pour expliquer la réus­site sociale dans une catégorie « effort» ou « circonstances». li est en effet pro­bable, étant donné le caractère abstrait de ces catégories, qu'une question fermée soit mal interprétée, en particulier auprès des personnes d'origine sociale défavorisée.

Les réponses apportées à cette question sont d'une grande variété. Chaque personne a souvent mis en avant plusieurs facteurs qui expliquaient, selon elle, la réussite sociale. Les réponses ont été catégorisées en suivant les concepts de théo­ries de la justice et de l'inégalité des chances de Cohen [ 1990]. Arneson [ 1989] ou Roemer [ 1990]. Dans la première catégorie se trouvent les individus ne faisant référence qu'à des facteurs de réussite sociale sur lesquels ils ont un contrôle, autrement dit, les facteurs d'effort. Ainsi, un individu est classé comme croyant en l'effort si les facteurs qu'il avance sont tels qu'il juge les personnes responsables

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de leurs réussites et de leurs échecs. La deuxième catégorie réunit les individus qui ne font référence qu'à des facteurs sur lesquels ils n'ont aucun contrôle, c'est­à-dire les facteurs de circonstances. Enfin, la troisième catégorie regroupe les réponses contenant à la fois des facteurs d'effort et de circonstances.

Les réponses les plus fréquentes se rapportant à l'effort sont que pour réussir dans la vie, il faut s'éduquer, se former, ou encore, faire des études supérieures, avoir des qualifications ou apprendre. Ces réponses sont considérées comme se rapportant à l'effort si les personnes font référence au fait d'acquérir des connais­sances et non pas aux opportunités de les acquérir.

Un second type de réponses se rapportant sans ambiguïté à l'effort est qu'il suffit pour réussir de travailler beaucoup, de fournir beaucoup d'efforts, de bien travailler, consciencieusement, d'être persévérant, de lutter, de savoir prendre des risques.

Pour certaines personnes, la réussite s'explique par la volonté de réussir, de se démarquer des autres, de son environnement, de son origine, ou encore par la confiance en soi. Le choix a été fait de classer ces réponses comme se rapportant à l'effort lorsque les personnes interviewées ne font pas référence à l'origine de cette volonté ou si elles vantent leur mérite à posséder une telle volonté ou encore si elles considèrent que chacun est responsable de ses propres échecs, par son manque de motivation. Lorsqu'elles font, en revanche, allusion au rôle de l'édu­cation ou de l'environnement dans la formation d'une telle motivation, les réponses sont classées comme faisant référence aux circonstances, en particulier au capital culturel de la famille.

Pour d'autres personnes, le facteur déterminant de la réussite sociale est la possession de certaines qualités morales telles que le sens du sacrifice ou l'absence de vice, tout en considérant que ces qualités sont un mérite propre que chacun est à même de posséder, ce pourquoi elles ont été classées comme croyant à l'effort.

Les facteurs se rapportant aux circonstances font référence aux réponses évo­quant le capital physique des parents, leur statut socio-économique, le capital social ou culturel de la famille, l'apparence physique et enfin, la chance. Certaines personnes pensent en effet qu'il est possible de réussir à la seule condition de disposer initialement d'un certain capital physique, transmis par les parents, car elles considèrent que c'est le seul moyen de recevoir une éducation de qualité ou de créer son entreprise. Pour d'autres personnes, de façon plus large, le statut socio-économique des parents joue un rôle prépondérant dans la réussite sociale car il permet d'introduire les jeunes dans un certain milieu socio-professionnel, soit directement - les parents font en sorte que leur enfant soit embauché dans leur entreprise - soit indirectement via le capital social par l'existence de relations de clientélisme. Enfin, pour un certain nombre de personnes, le capital culturel est déterminant dans la réussite sociale car il représente, s'il est élevé, une inci­tation et un encouragement à étudier.

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Tableau 2 - Répartition des réponses concernant les facteurs de réussite sociale

Catégories de facteurs

(%) Détail des facteurs avancés (%)

----···----+------+--~-------------+------

Effort 62 S'éduquer 34 Travailler beaucoup, persévérance, 32 prise de risques Volonté de réussir, confiance en soi 18 Qualités morales l Autres (migrer, s'affilier à un parti) 5

. Total 100

Circonstances 21 Capital social 32 Capital culturel 24 Capital physique 19 Statut socio-économique des parents 11

i •Chance 11 Apparence physique 3 Total 100

Effort avec 17 circonstances i

.

Total 100

Source: Entretiens 2003 réalisés par l'auteur.

Une fois ces catégories définies, il est possible d'analyser comment les per­sonnes se répartissent en fonction de leur perception de l'inégalité des chances (tableau 2). Pour 62 % d'entre elles, la réussite sociale dépend de facteurs que l'individu peut contrôler. Celui-ci est alors tenu pour responsable de ses échecs comme de ses réussites. Les inégalités au sein de la société péruvienne seraient alors considérées comme justes par ces personnes qui, d'après les résultats de Fong [2001], Piketty [1995] ou Alesina et La Ferrera [2001], ne devraient pas être favorables à une politique de redistribution visant à réduire ces inégalités. En revanche, une personne sur cinq pense qu'un individu n'a aucune part de respon­sabilité dans ses réussites et ses échecs. Seuls des facteurs exogènes à son compor­tement expliquent ses résultats. Les inégalités seraient alors considérées comme injustes et devant être corrigées par une politique redistributive de l'État. Les 17 % restants ont une perception plus nuancée de la réalité puisqu'ils considèrent que !'effort autant que les circonstances interviennent dans la détermination des résul­tats individuels.

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Les déterminants de la perception de l'inégalité des chances D'après Tocqueville, le principal déterminant des attitudes face à la redistri­

bution est la mobilité sociale. Cette hypothèse a été reprise et formalisée par plusieurs modèles théoriques de la littérature portant sur la justice redistributive, en particulier le modèle d'apprentissage [Piketty, 1995]. Selon ce modèle, un individu qui croit en l'importance de l'effort pour la réussite individuelle choisira à la fois de soutenir un taux de redistribution faible et d'adopter un niveau d'effort élevé. Il attribuera alors toute mobilité ascendante à cet effort fourni et renforcera sa croyance en l'effort. À l'inverse, une mobilité descendante le fera douter du rôle de l'effort et il révisera sa croyance en lui accordant moins d'importance. Il transmettra ensuite sa croyance à ses descendants. La croyance d'une lignée est donc déterminée par sa croyance initiale et son expérience de mobilité. Ainsi, plus un individu connaît une mobilité ascendante, plus il valorise, en moyenne, l'effort.

Quel que soit l'indicateur de mobilité objective retenu, cette hypothèse n'est pas vérifiée dans le cas péruvien puisque les mobiles ascendants croient moins souvent en l'effort que les mobiles descendants ou les immobiles. Cela peut cepen­dant s'expliquer par le fait que les individus ne forment pas leur perception de l'inégalité des chances à partir de la mobilité telle qu'ils l'ont objectivement vécue mais plutôt telle qu'ils lont perçue. Le tableau 3 présente la distribution de la perception de l'inégalité des chances selon la mobilité subjective. Il montre que plus les individus perçoivent leur mobilité comme ascendante, plus ils valorisent l'effort. À l'inverse, plus ils perçoivent leur mobilité comme descendante, plus ils expliquent leur parcours par des facteurs déterministes.

Tableau 3 Distribution de la perception del' inégalité des chances selon la mobilité subjective

Croyance Effort i Circonstances 1

Effort+ 1 1 Circonstances

Total

Mobilité subjective

Descendante 50 30 20 100

Immobilité 67 22 11 100

Ascendante 62 15 1

15 100

Source: Entretiens 2003 réalisés par l'auteur; calculs de l'auteur.

Conclusion

Cet article poursuit l'analyse, amorcée en France, de la mobilité sociale sub­jective, de ses déterminants et de sa cohérence avec des indicateurs objectifs de mobilité sociale. Il propose une nouvelle approche pour évaluer les écarts entre les mobilités objective et subjective, qui consiste à mesurer la mobilité sociale

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objective à l'aide d'échelles des professions et élargit cette analyse en l'insérant dans une problématique plus large de justice redistributive.

L'analyse des écarts entre la mobilité objective et subjective met en avant la limite des échelles internationales de professions dans le contexte d'un pays en développement et souligne la nécessité de construire de tels indicateurs spécifiques aux structures sociales de ces pays.

Cet article a permis d'apporter quelques éléments de réflexion quant à la for­mation des perceptions. Tout d'abord, en laissant les individus s'exprimer sur les critères à partir desquels ils forment leur perception de mobilité intergénération­nelle, il apparaît qu'ils intègrent dans leur perception un champ de critères beau­coup plus large que celui pris en compte par des indicateurs objectifs, en particulier des critères non-monétaires difficilement appréhendables par les méthodes tradi­tionnelles de collecte de données quantitatives. Ce résultat souligne ainsi la néces­sité de poursuivre la réflexion sur la mesure de ce type de critère.

Enfin, en interrogeant de façon ouverte les individus sur leur perception de l'inégalité des chances au Pérou, et en classant ensuite ces perceptions selon qu'ils croient à leffort versus aux circonstances comme facteur de réussite sociale, il est apparu que la perception de l'inégalité des chances au Pérou dépend de la mobilité sociale intergénérationnelle mais telle qu'elle est appréhendée par les individus. Ce résultat souligne l'importance d'accorder une plus large place à la subjectivité dans l'étude de la mobilité sociale.

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Notes de lecture

La mondialisation étudiante Le Maghreb entre Nord et Sud

sous la direction de Sylvie MAZZELLA

Éditions Karthala et IRMC 1, Paris et Tunis,

2009, 377 p., annexes

Cet ouvrage est l'aboutissement d'un pro­gramme de recherche intitulé Étudiants étran­gers au Maghreb et dans l'espace euro-médi­terranéen. Vers quelle internationalisation de l'enseignement supérieur et vers quelle circu­lation des compétences ? 2 Selon S. Mazella l'objectif de ce programme était de prendr~ part au débat sur les transformations de lenseignement supérieur, débat amorcé il y a une vingtaine d'années dans les milieux aca­démiques comme dans celui des organisations internationales (Unesco, OCDE) sous le terme englobant de « mondialisation ». Ce terme semblerait rattacher ces transformations au phénomène récent d'extension universelle du « marché », i.e. du libéralisme économique et de la privatisation de fonctions et d'activités qui pouvaient relever auparavant du domaine public, comme l'éducation.

Il n'y a guère de continents dans le monde qui échappent à ce mouvement qui conduit glo­balement à la libre circulation des étudiants, la libéralisation de loffre universitaire, lauto­nomisation des établissements et l'harmonisa­tion des cursus. Cependant chacun d'eux, tout en s'y adaptant, cherche à préserver sa

différence face au rouleau compresseur «anglo-saxon». Ainsi les pays de l'Union Européenne - de vieille tradition universitaire - se sont trouvés face à l'obligation de rap­procher leurs systèmes pour garder une place honorable dans l'offre internationale (et les classements) des formations supérieures.

Les pays du Sud, de leur côté, outre la pres­sion des contraintes économiques internatio­nales, ont dû faire face à l'émergence des mar­chés et des acteurs privés. Ils ont ainsi élaboré des programmes de réformes orientées vers la privatisation de J'offre universitaire et la « décharge » de l'État. On assiste ainsi à un mouvement de libéralisation des politiques nationales d'éducation, une diversification d'un marché concurrentiel des formations supérieures. S'y ajoutent la convergence et la diffusion des « standards » des cursus anglo­saxons et européens, ainsi que la nette poussée des flux migratoires estudiantins.

C'est une palette multinationale d'auteurs - du Sud et du Nord qui ont apporté leur contribution à cet ouvrage.

la mondialisation est un mouvement incon­tournable, mais ce n'est pas une mécanique monocorde et huilée, conduite à partir de posi­tions souveraines. Elle laisse des espaces pour 1' adaptation, la différence et l'innovation ins­titutionnelle, en un mot pour la créativité. C'est la leçon que l'on peut retenir de cet ouvrage.

Jean-Yves Martin

~· fastit~t de Rec~erche sur le Maghreb Contemporain (MAE). ~. Dmge depuis l Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain dans le cadre d'un FSP ' '

par la MSH (Pans). gere

Autrepart (55), 2010, p. 159-160

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Résumés

Marc-Antoine PÉROUSE DE MoNTCLOS, Migration forcée et urbanisation de crise : l'Afrique subsaharienne dans une perspec· tive historique

En Afrique subsaharienne, les processus d'urbanisations résultant de situations de crise mettent en évidence l'existence de citadins qui n'ont pas choisi d'aller en ville et qui y ont été poussés par des circonstances imprévues, même si l'analyse de leur déplacement révèle également une certaine part de libre arbitre quant aux choix des destinations finales. Cette catégorie d'habitants oblige à revenir sur les caractéristiques qui président à des migrations forcées. Historiquement, les types de contraintes sont en effet fort variés, de la cap­ture à la réduction en esclavage en passant par les razzias, les catastrophes naturelles, les famines, les réquisitions du colonisateur. les confiscations de terres ou les exodes liés à des troubles politiques. Toutes les migrations for­cées ne débouchent pas non plus sur la créa­tion de villes ex nihilo. En revanche, les exodes ruraux sous la contrainte alimentent souvent les flux vers les agglomérations exis­tantes. Cet article vise ainsi à suivre l' évolu­tion des pratiques et des procédures migra­toires liées à des situations de crise.

• Mots-clés : urbanisation rienne - crises guerres relies - aide humanitaire

Afrique subsaha­catastrophes natu­camp de réfugiés.

Matthieu SALPETEUR, Espaces politiques,· espaces rituels : les bois sacrés de l'Ouest-Cameroun

L'article présente les principales caractéristi­ques des bois sacrés de l'Ouest-Cameroun, ainsi que les enjeux qui émergent aujourd'hui

autour de ces sites. Après avoir décrit les prin­cipaux types de bois sacrés que l'on trouve dans cette région, étudié leurs fonctions et le lien qu'ils entretiennent avec l'histoire locale, nous analysons les modes de gestion mis en œuvre autour de ces sites, les problèmes posés autour de l'exploitation de leurs ressources et les initiatives de protection menées aujourd'hui dans certaines chefferies.

• Mots-clés : Cameroun - conservation - bois sacrés chefferies.

Fabrice GANGNERON, Sylvia BECERRA, Amadou HAMA TH DIA, Des pompes et des hommes. État des lieux des pompes à motri­cité humaine d'une commune du Gourma malien

Depuis les années 1990, la commune sahé­lienne de Hombori s'est vue dotée de pompes à motricité humaine destinées aux usages domestiques. Simples d'usage et peu coû­teuses leur gestion semble adaptée à des popu­lations pauvres. Pourtant la nécessité de recourir au marché pour le changement de pièces détachées constitue une situation iné­dite là où l'eau est d'ordinaire gratuite. En fait, les bailleurs imposent leurs cadres : des "comités de gestion» qui se chargent d'orga­niser les paiements des usagers ; mais certains comités restent totalement inactifs tandis que d'autres réinventent des formes de gestions originales ou l'accès à l'eau pour tous ne constitue pas l'unique enjeu. Cet article montre ainsi que le dessein qui vise à séparer la gestion des pompes des autres aspects éco­nomiques et sociaux n'est pas opérationnel. Enfin, les processus qui conduisent à l'instal­lation des pompes montrent que les engage­ments politiques qui consistent à susciter la

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162 Résumés

participation des populations ne résistent que rarement à l'épreuve des faits.

• Mots-clés . Pompe à motricité humaine comité de gestion changements sociotechniques.

Manuel VALENTIN, Bouteilles et sachets en plastique. Pratiques et impacts des modes de consommation d'eau à boire au Sénégal

Boire de l'eau en bouteille ou en sachet en plastique est devenu en quelques années un acte banal, parfaitement intégré aux pratiques alimentaires au Sénégal, principalement dans les grandes villes et leurs périphéries. Labou­teille, pas plus que le sachet, ne se substitue à des modes plus basiques ou plus tradition­nels de consommation d'eau. Ces deux modes de conditionnement participent de l'évolution de la société sénégalaise, sur fond d'urbani­sation croissante, de développement touris­tique et de montée d'une classe moyenne. Si la bouteille procède d'un modèle de consom­mation européen, le sachet se pose davantage comme une réponse plus adaptée à la réalité sociale plus large, mais pour tout deux, la question de leurs impacts sur l'environnement se pose avec acuité.

Pierre-Arnaud BARTHEL, Casablanca-Marina : un nouvel urbanisme marocain des grands projets

Après une décennie de blocage, la marina de Casablanca est devenue l'un des grands pro­jets de la métropole marocaine des années 2000 pilotée par la Caisse de Dépôt et de Ges­tion (CDG), holding marocaine en pleine expansion, en partenariat avec un investisseur émirati de grande envergure (Sama Dubaï). La reprise en main du projet par un acteur émer­gent, l'implication directe du Roi, l'arrivée des capitaux du Golfe au Maroc, la refonte de la gouvernance locale et régionale et la construction d'une stratégie métropolitaine sont autant d'éléments permettant de comprendre la relance actuelle d'un processus global de revalorisation de la façade maritime. L'analyse de la fabrique du projet lui-même

Autrepart (55), 2010

révèle aussi la mise en place d'un nouvel urba­nisme au Maroc dans des situations de « grand projet»: privatisation de l'aménagement, financiarisation des enjeux, management sophistiqué de la conduite de l'action, recours à un système d'expertise internationalisée visant à accélérer la mise sur le marché des différents programmes immobiliers. Véritable « success story »pour la CDG, la marina a été un laboratoire urbanistique et sa réalisation va consacrer l'entrée en scène de l'opérateur dans le développement de Casablanca.

• Mots-clés : projet urbain - stratégie métro­politaine - littoral - Casablanca - Maroc, experts - gouvernance.

Estelle CARDE, Quand le dominant vient d'ailleurs et l'étranger d'ici: l'accès aux soins en Guyane au prisme de la double altérité

Cet article analyse l'identité que des profes­sionnels de l'accès aux soins attribuent à cer­tains de leurs usagers. Il explore la façon dont cette définition identitaire interfère sur les pra­tiques de ces professionnels, notamment en les conduisant à ne pas respecter la réglementa­tion qu'ils sont censés appliquer.

L'enquête se déroule en Guyane, où ce pro­cessus de définition identitaire prend une figure singulière : face à des usagers que la réglementation voudrait exclure de la protec­tion sociale parce qu'ils ne satisfont pas à la condition de résidence en France, exercent des professionnels qui, eux-mêmes, en tant que Métropolitains, ont conscience de leur propre extériorité vis-à-vis de cette société d' outre­mer. C'est à l'aune de cette double altérité - la leur (qu'ils perçoivent) et celles de leurs usa­gers (qualifiée par la loi) que ces profes­sionnels interprètent la réglementation, afin de finalement décider d'intégrer ou non ces indi­vidus dans le système de soins.

• Mots-clés : identité/altérité métropolitains Noirs Marrons créoles guyane accès

aux soins - résidence pratiques profession­nelles - immigration.

Page 165: autrepart - horizon.documentation.ird.fr

Patricia VASSEUR, Laurent VIDAL, Le soi­gnant en son miroir. Accompagnement anthropologique d'une intervention en santé maternelle au Sénégal

La prise en charge des accouchements diffi­ciles génère au Sénégal une morbidité et une mortalité importantes. Dans le cadre d'un projet de recherche et d'intervention (AQUASOU), associant disciplines et exper­tises diverses, des anthropologues se sont pen­chés sur les mécanismes de prise en charge des parturientes, afin de mettre en place une intervention visant à les transformer. De 2003 à 2006, dans une maternité d'un hôpital de la périphérie de Dakar, ils ont étudié les facteurs compliquant leur prise en charge. Des « ren­contres-miroirs » ont été créées et se sont tenues régulièrement, dans un cadre préser­vant la confidentialité. Les professionnels de santé ont progressivement accepté de discuter collectivement de leurs pratiques, ce qui a transformé les gestes de soins et le fonction­nement de l'équipe.

• Mots-clés : anthropologie de la santé - soi­gnants - programme d'intervention - sages­femmes - Sénégal.

Charles-Édouard DE SuREMAIN, Quand « le cheveu fait l'homme ». La cérémonie de la première coupe de cheveux de l'enfant en Bolivie

Rite de passage s'il en est, la cérémonie de la première coupe de cheveux chez les paysans quechuaphones d'Amazonie bolivienne accomplit l'achèvement d'acquisitions motrices et sociales fondamentales dans les représentations locales du développement du

Résumés 163

« petit enfant » et marque les débuts de son intégration à l' «enfance». La construction sociale du sexe, !'élargissement de !' entou­rage de !'enfant et des parents - à travers le choix d'un parrain ou d'une marraine «de cheveux » - et !'insertion de !'enfant dans les flux monétaires avec l'argent qui s'opèrent à cette occasion témoignent de l'évolution de son statut social et de l'affirmation de son identité (sociale, sexuelle, spirituelle). Plus largement, le traitement des cheveux est l'un des «marqueurs d'état» de la personne qui jalonnent le cycle de vie depuis la naissance jusqu'à la mort.

• Mots-clés : Rite de passage - cheveux -enfant - développement - parenté rituelle, construction sociale du sexe - dentité -Bolivie.

Laure PASQUIER-DOUMER, Perception de l'inégalité des chances et mobilités objec­tive et subjective au Pérou

L'objet de cet article est de comprendre comment se forme la perception des habitants de Lima de l'inégalité des chances au Pérou, à partir d'entretiens qualitatifs. Il s'agit d'apporter une contribution au débat normatif sur la justice sociale, puisque selon plusieurs auteurs, la perception de l'inégalité des chances détermine fortement la demande de redistribution. J'analyse en particulier le rôle joué par la mobilité individuelle dans la for­mation de cette perception, en mesurant la mobilité à partir d'indicateurs objectifs mais également subjectifs.

• Mots-clés : Inégalités des chances - percep­tions - mobilité - Pérou.

Autrepart (55), 2010

Page 166: autrepart - horizon.documentation.ird.fr

Abstracts

Marc-Antoine PÉROUSE DE MoNTCLOS, Forced migration and urbanization in Sub­Sahara Africa : a historical perspective

In Sub-Sahara Africa, urbanisation in limes of crises reveal a category of displaced people who didn't decide freely to go to cities, even if they could sometimes choose their final destination. Such urban dwellers were forced by unexpected circumstances to seek refuge in town. Histori­cally, their displacement were due to a wide variety of reasons : captivity, slavery, raids, wars, natural disasters, famines, colonial conscriptions, land seizures, etc. Moreover, forced migrations did not always produced cities created ex nihilo. But rural depopulation in limes of crises often contributed to fill existing towns. This article thus analyses the evolution of forced migrations towards urban centres.

• Keywords : urbanisation - Sub-Sahara Africa - crises - wars - natural disasters -humanitarian aid - refugee camps.

Matthieu SALPEŒUR, Space of politics, space of ritual : the sacred groves of Western Cameroon

This paper aims at describing the main fea­tures of sacred groves in Western Cameroon and at explaining the major issues standing out in contemporary days. I first describe the two main types of sacred groves existing in this area, and then analyse their socio-political and religious functions. I also analyse the rela­tionship between these sites and local history. This leads to the study of the different ways of managing such sites, the issues emerging around natural resources exploitation and ini­tiatives undertaken to protect these groves.

• Keywords : Cameroon - sacred groves -chiefdoms - biodiversity.

Fabrice GANGNERON, Sylvia BECERRA, Amadou HAMATH DIA, Of pumps and men. Overview of band water pumps in a Malian Gourma municipality

Since the 1990' s the Sahelian municipality of Hombori has been equipped with manual pumps for domestic use. Cheap and easy to use they appear to be well adapted to poor populations. However, the use of pumps necessitates the purchase of spare parts and that constitutes a new situation in those areas where water is usually free of access.

In fact, the donors impose their rule: "users' committees" - have to organize the payment by the users ; but some "committees" remain totally inactive whereas others invent new forms of organization where water for every­body is not the only thing at stake.

So, this article shows that the process consis­ting to separate the pumps management from the other economic and social aspects of the local situation does not work.

Finally, the procedures which drive the instal­lation or the pumps show that the political commitment which consists in encouraging the participation of the population rarely works in practice.

• Keywords : hand water pumps - Manage­ment committee - sociotechnics changes.

Manuel VALENTIN, Plastic bottles and bags. Impacts of drinking water consomption in Senegal

Drinking water through a bottle or a plastic sachet has become a normal act which is completely integrated in food practices in

Autrepart (55), 2010, p. 164·1

Page 167: autrepart - horizon.documentation.ird.fr

Senegalese urban areas and around. However, neither bottles nor plastic bags have replaced a more traditional way of water drinking but they are part of a general evo­lution of the society in parallel with an acce­lerated urbanization process, touristic deve­lopment and the rising of a middle-class. If the bottle can be considered directly imposed from a european mode!, the plastic sachet seems to be more in phase with local and social reality. However, both of them cannot escape the issue of their true environmental impact.

Pierre-Arnaud BARTHEL, Casablanca­Marina : a new model of mega-projects in Morocco

After a decade of blocking, the marina of Casablanca became one of the big projects of the Moroccan metropolis of the 2000s piloted by the Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), rapidly growing Moroccan holding company, in partnership with a large-scale investor from the United Arab Emirates (Sama Dubaï). The takeover of the project by an emergent actor, the direct implication of the King in the star­ting up of the new project, the arrivai of petro­dollars from the Gulf, the revision of the local and regional govemance and the construction of a metropolitan strategy are so many ele­ments allowing to understand the current relaunching of a global process of apprecia­tion of the maritime facade of the economic capital of the country. The analysis of the fabric of the project also reveals itself the implementation of a new town planning in Morocco in situations of "big project" : pri­vatization of the development, financiarisa­tion of the stakes, sophisticated management of the action, the appeal to a system of inter­national expertise to accelerate the launch on the market of the various real-estate programs. Real "success story" for the CDG, the marina was an urbanistic laboratory and dedicate the entrance of the operator in the development of Casablanca.

• Keywords : urban project - metropolitan strategy - coast - Casablanca - Morocco, experts - governance.

Abstracts 165

Estelle CARDE, Wben the dominant cornes from elsewhere and the foreigner from here : access to health care in French Guyana in the light of double otherness

This article analyses the identity which health care professionals attribute to some of their users. It explores the way this identity defini­tion interferes with the practices of these pro­fessionals, in particularly by leading them to not respect the rules they are supposed to apply.

The study is led in French Guyana, where this identity definition process takes a peculiar figure : in front of users which should be excluded from the social protection system because they doni live in France, work some professionals who, themselves, as Metropoli­tans, are aware of their own strangeness towards this overseas society. It is in the light of this double othemess theirs (which they perceive) and their users' (which is such qua­lified by the law) - that professionals interpret the rule in order to finally decide to include or not these people into the health system.

• Keywords : identity/Otherness metropoli­tans Maroons Creoles French Guyana -access to health care residency profes­sional practices - immigration.

Patricia VASSEUR, Laurent VIDAL, The care­giver in his mirror. Anthropological follow up of a maternai health program interven· tion in Senegal

Context and aims : The management of diffi­cult childbirths is a cause of significant mor­bidity and mortality in Senegal. In the course of a project of research and intervention (AQUASOU), bringing together different dis­ciplines and expertise, anthropologists explored different mechanisms for managing parturients in order to initiate an intervention that would transform them.

Methods : From 2003-2006, in the matemity wing of a district hospital on the periphery of Dakar, anthropologists. one of whom was a midwife, analyzed factors that complicated parturient management. An intervention was

Autrepart (55), 2010

Page 168: autrepart - horizon.documentation.ird.fr

166 Abstracts

initiated, involving health professionals who would appropriate new practices: « mirror­meetings » were created and held regularly in a framework that maintained confidentiality : cases were decoded and discussed in order to identify obstacles and difficulties in managing women in a consensual manner. These case studies were themselves implemented by observations of researchers and professionals.

Results : Health professionals gradually agreed to discuss their practices - on specific cases - collectively, giving their own opinions and accepting others'. This improved team communication, which is essential during childbirth management. Equally, tensions within the team were revealed among the pro­fessionals taking hierarchy into account. If the principle of « observing the practice » have changed care gestures and team functioning. « mirror-meetings » did not last when the pro­ject ended, due to questions related to the approval of the activîty by medical hierarchy.

Conclusion : Anthropology can productively contribute to the improvement of practices when il is created within a framework of cairn dialogue and where technical reflection on medical gestures is combined with open communication of the team.

• Keywords : anthropology oh health - health care provider intervention program - mid­wif ery Senegal.

Charles-Édouard DE SUREMAIN, When "Haïr Makes the Human Being". The child's first haircut ceremonial in Bolivia

As a rite of passage from « early childhood »

to "childood », the child's first hair eut

Autrepart (55), 2010

ceremony observed among quechuan native speakers peasants in the amazonic region of Bolivia achieves the completion of social and motor core competencies which are determi­nant in the local perceptions of its develop­ment. The social construction of sex, the extension of the child's and its parents' envi­ronment (through the designation of an « hair godfather or godmother ») and its integration to cashflow at this occasion expresses a great evolution of the child's social status and iden­dity - be il social, sexual, spiritual. More generally, hair care is one of the social « state's markers » that ponctuates the indivi­dual life cycle from birth do death.

• Keywords · Rite of passage - hair - child -development ritual kinship - social construction of sex identity - Bolivia.

Laure PASQUIER-DOUMER, Perception of ine­qualities of opportunity and social mobility in Peru

The object of this paper is to understand how the perception by Limenians of inequalities of opportunity is formed in Peru, based on qua­litative interviews realized by the author. lt aims to contribute to the normative debate on social justice ; as according to several authors, the perception of inequality of opportunity strongly determines the demand for redistri­bution. A special focus is put to the role played by individual mobility in the formation of this perception, by measuring this mobîlity from both objective and subjective indicators.

• Keywords : Inequality of opportunity per­ceptions - mobility - Peru.

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'tMPRIM'VERT®

Acheve d'imprimer 141

N' d'imprimeur: 132393 Dépôt légal. oc:obre 2010

tn1orirne en France

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De l'Amérique latine â l'Afrique, ce numéro Va11ations rassemble des articles qui appréhendent des s1.,1jets aussi divers que l'accès au soin, le passage~ l'âge aduhe,

les pratiques de consommat1on de l'eau, i'urbanisme et l'inégalité des chances.

L'objectif de la revue Autreparr est de promouvoir la réfle>:mn plt1nd1saplrna1re sur la complexité et les dynamiques des sociétés du Sud En mouvement permanent pour penser et redéfinir leur propre rèahté, ces sociétés font face à des changements ~conorrnques, sociaux, poliuques, écologiques •. Les phénomènes de mond1ahsat1on relat1V1Sent l'autono1n1e des ÈtalS, les mégahtès rntra.et internationales se aeusetll, des transformations ma1eures affectent tantôt les politiques des États, tantôt la nature même des 1nstitut1ons. LeS réactions er les adaptations multiformes des socu~tês du Sud ê ces changements sont au cœur des nterrogauons de la revue.