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This article was downloaded by: [Stony Brook University] On: 24 October 2014, At: 12:10 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Contemporary French and Francophone Studies Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/gsit20 Aux confins de l’écriture, les mots de la musique. Parcours à travers l’Œuvre de Yasmina Reza Sarah Barbedette Published online: 27 May 2010. To cite this article: Sarah Barbedette (2010) Aux confins de l’écriture, les mots de la musique. Parcours à travers l’Œuvre de Yasmina Reza, Contemporary French and Francophone Studies, 14:3, 307-314, DOI: 10.1080/17409292.2010.484277 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2010.484277 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub- licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

Aux confins de l’écriture, les mots de la musique. Parcours à travers l’Œuvre de Yasmina Reza

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This article was downloaded by: [Stony Brook University]On: 24 October 2014, At: 12:10Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

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Aux confins de l’écriture, lesmots de la musique. Parcours àtravers l’Œuvre de Yasmina RezaSarah BarbedettePublished online: 27 May 2010.

To cite this article: Sarah Barbedette (2010) Aux confins de l’écriture, les mots dela musique. Parcours à travers l’Œuvre de Yasmina Reza, Contemporary French andFrancophone Studies, 14:3, 307-314, DOI: 10.1080/17409292.2010.484277

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 14, No. 3, June 2010, 307–314

AUX CONFINS DE L’ECRITURE, LES MOTS

DE LA MUSIQUE. PARCOURS A TRAVERS

L’ŒUVRE DE YASMINA REZA

Sarah Barbedette

Quelque mot se derobe a la lecture. Ferme en ce qu’il ne livre que la partgenerale d’un signifie unique et trop precis, il place le lecteur aux confins del’ecriture, ou les mots ne parlent plus mais deviennent lice, cloture. Un nomd’œuvre musicale dans un texte litteraire et l’evitement qu’engendre sa lecture,insensiblement, laissent cours a un sentiment de tromperie : une craquelure sefait jour quand un titre, un numero d’opus ou de Koechel viennent s’interposerdans la phrase, et l’interrompre de leur familiere etrangete.

Chercher les formes dans lesquelles se meuvent de telles citations, saisirune presence exemptee de toute fonction dramatique et la considerer commetelle reste une maniere d’interroger le rapport au monde d’un createur. Lisantici l’œuvre de Yasmina Reza dans l’idee de comprendre cette ruptureapprehendee a la lecture d’un titre d’œuvre ou d’un nom de compositeur1, ontraque en quelque sorte un « retrait » de l’ecrivain, et les causes d’une aventuredeceptive pour le lecteur. Le hiatus entre ce retranchement de l’auteur et uneerrance ouverte dans l’ecriture engage alors a considerer de tels mouvements entermes d’espace – ou aspirations musicale et territoriale presque indistinctementjouent d’empietements et de substitutions.

Bien souvent dans l’œuvre de Reza, la musique est invoquee comme seulsalut a la vie qui nous entoure. Elle est appelee ou les limites de l’homme avecson environnement deviennent intenables et s’erige en force contre la trivialitedu monde, paree des vertus de l’antidote. Les personnages posant une telledualite sont des hommes d’age mur, melomanes atrabilaires, bernhardiens.De ces hommes profondement contradictoires qui acceptent mal de « n’etre

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/10/030307–8 � 2010 Taylor & Francis

DOI: 10.1080/17409292.2010.484277

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maıtre ni du temps ni de la solitude » (HH 25), supportent difficilement den’avoir aucun controle sur leur objet, mais expriment une aisance peremptoirea s’approprier la musique, prenant plaisir a en « faire parade », tout empreintsde cette « vanite du proprietaire » que Valery Larbaud attachait au pouvoir de lacitation (215). La musique est saluee et convoquee pour son etrangete auquotidien, pour sa capacite a extraire du dialogue commun, et ce par despersonnages n’exprimant que la volonte de se retrancher d’une telle« communaute humaine » (HH 20). Lorsque Reza fait dire a son personnageAdam Haberberg, au debut du roman eponyme, « j’ecoute Bach qui me rassuresur le fait qu’il existe une humanite superieure » (40), elle ne dit rien de Bach,et surprend son lecteur parce qu’il s’agit de la seule mention relative a lamusique classique dans le roman, sans autre forme de developpement2 – ou lararete instille cette tentation : suggerer a l’auteur qu’un livre pourrait bien sepasser de l’un de ces sacro-saints noms de compositeurs . . . Et pourtant ! Cettebreve mention de Bach a une efficacite reelle, qui est celle de renforcer lamisanthropie du personnage a un endroit donne du roman. Non que l’amour dela musique soit l’apanage d’hommes tels que Adam Haberberg, Avner (TH),Perlman (UD), ou Parsky (HH), mais que la maniere dont la musique est evoquees’inscrit dans cette vision particuliere du monde qu’ils developpent,foncierement scindee. L’absence de communication que suppose de tellescitations, comme sorties de tout contexte, et l’absence d’egards sciemmententretenue pour cette coupure du monde contribuent a faire de ces personnagesdes misanthropes. La citation de l’œuvre marque alors precisement cette limitequi separe un salut dont le locuteur a la « revelation », du monde commundans lequel il doit vivre et dont il doit partager, bien force, les us et le langage.Ces mots sans porosite posent une alterite impuissante a ouvrir a un nouvelunivers ; ils temoignent d’un monde dans l’autre, et restent a l’etat de cloisonopaque.

Tel bouchon d’etancheite redouble bien souvent la visee de la phrase,formellement impermeable en ce qu’elle paraıt s’adresser uniquement aupersonnage qui l’enonce, en lui-meme. De theatre en recits, l’œuvre de Rezas’ecrit entre fiction et autobiographie.3 Au sein de la fiction, la musique est la(un Prelude de Mendelssohn, le Stabat mater de Vivaldi, le KV 516 de Mozart,les Scenes de la foret. . .), presque systematiquement meme si certains livresfont exception (« Art » notamment). Dans ses deux recits autobiographiques,Hammerklavier et Nulle part, la musique occupe en revanche une placeincontournable. La parente existant entre la figure du pere de Reza et lespersonnages melomanes evoques precedemment a souvent ete relevee et, pourcertaines œuvres, tisse un dialogue etroit entre fiction et autobiographie. Il n’enreste pas moins que la musique est liee, dans ces deux types d’ecrits, a la partbiographique qui les sous-tend. Comme un miroir integre a cette bipartition oul’autobiographie porte l’univers musical, c’est le monologue qui dans la fictionporte la musique. Avant meme L’Homme du hasard (1995) et Une desolation

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(1999), dans ses deux toutes premieres pieces – Conversation apres un enterrementet La Traversee de l’hiver, moins franchement ouvertes a la forme monologuee –,la musique n’apparaıt pas dans n’importe quel type de d’echange : il s’agit soitd’un dialogue sans prise sur le present (dans un recit a l’imparfait, tellel’evocation de l’opus 110 de Beethoven exprimant la memoire vivante d’undefunt [CE 32]), soit du recit d’un songe (un personnage reve qu’il dirige leFinale de la Symphonie « Haffner » [TH 24], un autre s’imagine berce par unquintette de Schubert [CE 62]) soit, enfin, d’un monologue dissimule : dansLa Traversee de l’hiver, le commentaire d’un programme de concert donne lieu aun echange qui se trouve etre, malgre une forme dialoguee, plus proche d’unmonologue interrompu (15).

En somme, l’evocation d’une œuvre musicale ne va pas sans une formede repli sur soi, tant sur le plan narratif que sur le plan dramaturgique : lepersonnage n’est pas reellement present a son interlocuteur, approche dessouvenirs, un songe . . . et marque son opposition au monde qui l’entoure.La musique est a la fois exterieure a la trivialite quotidienne, salvatrice par cetteetrangete4, et maintenue en marge du dialogue. On la trouve donc a tous egardsen limite de communication.

Ce point precis touche l’une des particularites d’Une piece espagnole. Creeeen 2004, cette piece suit une construction complexe de mises en abyme.Elle met en scene des acteurs qui jouent une piece espagnole. Dans cette pieceespagnole, l’un des personnages est une actrice qui repete une piece bulgare.Le lecteur se trouve donc devant trois niveaux de fiction : les apartes des acteursqui jouent la piece espagnole, la piece espagnole, et la piece bulgare. Or cettepiece bulgare a pour sujet la relation d’une femme et d’un homme, elleprofesseur de piano, lui son eleve. C’est la, au fond de la mise en abyme, quela musique est traitee de maniere nouvelle par Reza. Enfin il est question demusique au present, non plus au passe. Enfin elle subit un traitement qui n’estplus un traitement privilegie, protege, ou la brievete de la citation renvoyait aune forme de sacralisation en l’absence de dialogue veritable, mais se trouve,par exemple, etre « devidee » en variations sur la tonalite de fa mineur (82).Enfin elle est donnee a un personnage feminin. Cette ecriture au present, ou lamusique est confiee a une femme, dans une certaine duree de temps, et oul’ironie n’epargne pas le discours des professeurs de musique, est essentielle-ment nouvelle. Dans Une piece espagnole, les mots de la musique ne sont pasconstitues comme seuils limitatifs entre la fiction et le monde du dramaturge,et la musique n’est pas enclose dans l’expression. Une cloture subsistecependant, dans la double mise en abyme : la musique est d’une autre maniereisolee, protegee (par la fiction dans la fiction), dedouanee. Elle est desacraliseedans l’ecriture, mais sa situation la plonge de nouveau loin du monde commun,dans le « sanctuaire » que constitue la piece bulgare. On pourrait dire qu’ellejoue la distance avec le sacre, qu’elle se contente d’emprunter les oripeaux ducommun ; pourtant l’evolution de l’ecriture de Reza apres cette piece laisse a

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penser que s’il y a eu « desacralisation » de la musique, elle n’a pas eteseulement jouee.5 Apres Une piece espagnole en effet, Reza semble liberer lafiction des mots de la musique : Dans la luge de Schopenhauer et Le Dieu du carnagen’en font plus aucune mention, et Nulle part, un an apres la creation d’Une pieceespagnole, donne a lire ce constat : « le mot natal n’existe pas, ni le mot exil,un mot pourtant que je crois connaıtre mais c’est faux » (55). L’auteur cessede surproteger la musique au moment ou elle se detache d’un exil qui n’estpas le sien.6

Pourquoi lier avec autant d’evidence musique et exil, et repondre d’uneen usant de considerations sur l’autre ? La musique chez Yasmina Reza, estprecisement constituee comme territoire. Territoire sacre puisqu’on a constatea quel point l’ecriture la posait en domaine separe des autres. Reza a souventdit ne pas savoir a quelle terre originelle se rattacher (nee a Paris d’une merehongroise et d’un pere juif russe d’origine perse, elle evoque brievement sesorigines dans Nulle part7). La musique prend dans son ecriture la place quepourrait occuper la reference a une terre natale : elle est le lieu du repli sur soi,celui des retrouvailles avec les generations passees au travers d’interpretationsmarquantes, et le substitut d’une terre introuvable, celle qui reunit lesinconciliables pour un peuple exile.8 La musique est un nulle part auquel onpeut donner des noms, Clair de lune ou Hammerklavier, designe comme terreconnue et parfois comme l’unique revendiquee.

La musique est donc une attache affective de l’auteur, et la citation musicalen’a aucune fonction dramatique, comme l’a souligne Denis Guenoun dans despages consacrees aux differents « dehors » qui permettent de deroger a ladramatisation (65). Il n’en reste pas moins que ces « dehors », paysages,references a l’ordinaire, sont la plupart du temps visibles et, fut-ce dansl’imaginaire, se contemplent. Or la musique, si elle assume la meme exterioritepar rapport au drame, pose une absence autre pour le lecteur ou pour lespectateur. En effet, la metaphore geographique ne peut laisser oublier que lamusique ne se contemple pas ; au contraire, elle emporte. Si un detail tel qu’unmot de la musique concourt a dessiner une figure de misanthrope, c’estprecisement parce que l’homme pretend a la discussion, pretend partager, dansd’impossibles conditions – car l’œuvre est absente, car « on ne peut pas faire lepoint en musique » (Deleuze, Parnet 41). Qui essaie d’entendre l’œuvre secoupe de la discussion comme de la lecture, et rejoint un temps autre – si tantest que sa connaissance musicale le lui permette. L’homme pretend donc aupartage dans un domaine ou une part de soi-meme reste absolumentinaccessible. Dans la musique, ecrivait Michaux, « il n’est pas a voir, nimeme a concevoir ou a imaginer. Il est a parcourir » (126) ; ecouter un morceau,des lors, revient « necessairement [a] s’embarquer » (Dommange 129) . . . et as’absenter . . . La musique aimante les ames en mal de terre, emporte ceux quicherchent les courants d’air, le vent et l’instabilite. Dans La Traversee de l’hiver,Avner est un personnage dont on comprend que l’enfance a ete marquee par

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l’exil pendant la premiere guerre mondiale. Il exprime une soif permanente devoyages et un amour de la musique jouant pratiquement comme palliatif devantcette impossibilite de rester en place : « Comment peut-on habiter quelquepart ? [. . .] J’ai toujours voulu etre ailleurs, toujours regarde les choses commesi je les traversais » (43, 62). Cette part insaisissable de personnalite qui pretends’offrir par un seuil est de fait souvent associee a des situations de voyages.Les personnages de Reza ecoutent de la musique en voiture dans Une desolation,evoquent Bach lors d’un trajet en voiture (Adam Haberberg), ou parlent pianoavec une autosatisfaction logorrheique dans un train (L’Homme du hasard). En detels transports, la musique apparaıt bien comme un lieu de reterritorialisation(Deleuze, Guattari 66) – a tel point que la surimpression du voyage, si ellen’agit comme palliatif, peut sembler redondante.

S’absenter, rejoindre une autre terre, s’embarquer . . . seul, et noncontempler de concert. Faut-il donc croire a un retrait du dialogue quand estconvoquee la musique ? Ces misanthropes, ces « hommes qui ne savent pas etreaimes »9, ont la fragilite que revele le regard ou le discours des femmes face aeux10 ; et citer des titres d’œuvres peut tout aussi bien constituer une « amorcepropitiatoire » (Jacques 7) de la communication esthetique, premier pas voilevers un echange verbal (juste un echange) qui n’arrive, comme sur les bancs duSquare de Duras, que dans la rencontre fortuite, forcement « trop » simple(Blanchot 214) – dans un compartiment de train, au Jardin des plantes, au Salondes arts du jardin a Longchamp . . .11 C’est alors toute la contradiction de telspersonnages que l’on percoit : craignant d’etre compris, ils appellent de leursvoeux un lieu qui puisse reunir les etres et les definir au titre de terre choisie,mais le font dans un mouvement de recul (ce mot clos, un titre d’œuvre quis’oppose a toute idee de parcours au cœur d’un texte).

Au point ou se donne a voir une certaine efficacite dramaturgique, on sedemande, par-dela l’ouverture ou le repli qu’on peut y lire, par-delal’hypocrisie des personnages, par-dela ce qui se revele du rapport de Reza ala musique . . . en quoi la citation musicale reste finalement empreinte d’unecertain tromperie, ou d’un « defaussement ». Cela se joue probablement a untroisieme niveau, non plus entre les personnages de la fiction (dont on peutparfois, soyons caricaturale et injuste, mesurer la misanthropie a l’aune de leurpropension a parler musique), non plus dans l’art de fabriquer cette fiction(ou l’auteur joue d’un certain equilibre entre dialogue et monologue, fictionet autobiographie), mais entre l’auteur et son lecteur.

Cherchant a comprendre ce qui pousserait un ecrivain a citer la musique,on peut emettre l’hypothese qu’il s’agit d’un trait de modernite : aujourd’hui,ce que Paul Zumthor a caracterise comme la « nostalgie de notre pouvoir perdud’identification avec le sol qui nous porte » (410), pousse au retranchement,pousse peut-etre plus que jamais l’homme vers la musique, vers son pouvoir« agroupant » (Quignard 122), celui d’un territoire en puissance. Oul’on retrouve cette contradiction sans fin : louer la musique et se couper de

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l’interlocuteur par la citation. L’elire comme terre et ne pas la laisser parcourirtout en la montrant ; la montrer pour passer a cote. Les titres designent maisne disent pas (Adorno 240), ils restent un corps etranger dans le texte(Meschies 15).

Aujourd’hui, celui qui ecrit est confronte, outre a la solitude de l’ecrivain,a celle de l’homme deterritorialise. Si l’homme ecrit « aux confins imprecisde l’etre », pour reprendre une proposition d’Edmond Jabes, s’il ecrit en« longeant l’irreguliere ligne de demarcation de [sa] solitude » (38), alorsl’ecrivain, pourrait-on dire, « triche » (« trahit » ?) quand il s’autorisel’integration d’un sanctuaire rassurant a ce mouvement solitaire longeant desfrontieres indecises. La fin, chez Reza, en perpetuelle denegation d’achevement,en permanente involution, subtilise a toute conclusion une idee de passage,de flottement, qui fait dire a l’un de ses personnages : « c’est exactement caecrire, aller quelque part ou on ne va pas. . . » (CE 62). Ces fins continuent anous placer au milieu, comme l’homme du soliloque – celui de L’Innommable :« d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ca peut etre mince comme unelame, je ne suis ni d’un cote ni de l’autre, je suis au milieu » (Beckett 160) ; quidessine un lien possible entre l’apparition du monologue interieur et « l’universderacine de la modernite » (Zumthor 411). Parce que le temps de la musiquen’est pas compatible avec celui de la lecture, la citation solitaire et indemned’une œuvre reste inaccessible. En revanche, si l’ecrivain prend la musique parle milieu, il la soumet a l’incertitude, il cesse de la proteger, et la rupture avecle lecteur est moindre quand ne sont pas conjugues ces deux mouvementsantagoniques : errance ouverte et repli sur un terrain clos.

Faire jouer une telle problematique de maniere « proliferante », a tous lesniveaux d’ecriture, caracterise foncierement l’œuvre de Reza : il n’est pas – ducaractere des personnages a sa propre histoire, en passant par la constructiondramaturgique – d’element qui n’ait integre ce paradoxe inherent a l’evocationde la musique. Parce que la musique « convoque au lieu ou elle a lieu » etqu’elle capture l’auditeur en lui otant toute possibilite de rester un interlocuteur(Quignard 180, 111), celle-ci n’apparaıt jamais dans ses noms que commecloture – quand bien meme les titres, vecteurs d’echange, peuvent etre lesporte-parole d’une quete desarmante.

Notes

1 Le titre d’une œuvre et le nom d’un compositeur provoquent un effetanalogue dans la mesure ou le patronyme renvoie a l’œuvre et non a la vie ducompositeur.

2 Il existe une autre mention relative a Bach (« Ecoutez les enfants, Sonate n� 5en fa mineur, ce qu’il y a de plus beau au monde » 39), elle aussi intercaleesans attache avec le fil narratif.

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3 Yasmina Reza a publie quatorze livres. On fait ici abstraction de L’Aube lesoir ou la nuit (2007), etant donne le contexte politique et mediatique qui aconstitue le cadre tres particulier de son ecriture.

4 « Bach m’aura sauve de vous tous, de vos ecœurants paradis, Bach m’aurasauve de la vie » (UD 131).

5 Remarque tout de relativite et de fragilite puisqu’elle parie sur uneproduction litteraire encore en devenir.

6 Mais celui de ses parents. Voir note suivante.7 « D’ou etait mon pere, mon pere lui-meme ne pouvait dire d’ou il venait de

Tachkent, de Samarkand, que jamais il n’avait vus, de Moscou ou il etait ne,d’Allemagne ou il avait appris sa premiere langue oubliee plus tard, de nullepart dont il ait pu parler, dont il avait conserve traces sauf dans son corps,ses yeux et dans la brutalite de certaines manieres. J’ai vu la ville de mamere, j’ai entendu la langue de ma mere, il y a un pays qui s’appelle laHongrie qui etait le sien, dont elle ne m’a rien dit et qui ne m’est rien »(56).

8 On a developpe ce point dans « La Cle ou l’absence de cle des choses »,64–65.

9 Reza a privilegie ce titre pour la reedition de Adam Haberberg en 2009.10 La mauvaise foi de ces personnages est relevee avec une certaine tendresse

par les femmes : « Votre point de vue sur cette histoire est celui dequelqu’un qui n’aime plus. C’est un point de vue debarrasse d’affection,un point de vue plutot faible si vous voulez mon avis [. . .] ne vous faitespas moins juif que vous n’etes, il y a de l’affectation dans votre attitude »(UD 74). « Quelle hypocrisie. [. . .] En vous lisant dans cet entretien,j’ai finalement saisi l’inattendu : que vous craignez d’etre compris, monsieurParsky. Vous brouillez les pistes, vous fabriquez vous-meme les protecteursmalentendus car votre hantise est d’etre compris. Cherche, oui. Compris,non » (HH 20).

11 HH 21, AH 25, UD 67.

Works Cited

Adorno, Theodor W. Notes sur la litterature. Paris : Flammarion, 1984.Barbedette, Sarah. « La Cle ou l’absence de cle des choses ». L’Esprit Createur. vol 47

n� 2, Baltimore : JHU P, 2007, p. 60–70.Beckett, Samuel. L’Innommable. Paris : Les Editions de Minuit, 1953, 2004.Blanchot, Maurice. Le Livre a venir. Paris : Gallimard, 1959.Deleuze, Gilles et Claire Parnet. Dialogues. Flammarion, 1996.Deleuze, Gilles et Felix Guattari. Qu’est-ce que la philosophie ? Paris : Les Editions de

Minuit, 1991.Dommange, Thomas. « Pourquoi une theorie de l’espace musical ? » Pourquoi des

theories. Paris : Les solitaires intempestifs, 2009, p. 113–150.

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Guenoun, Denis. Avez-vous lu Reza ? Paris : Albin Michel, 2005.Jabes, Edmond. Le Petit Livre de la subversion hors de soupcon. Paris : Gallimard, 1982.Jacques, Francis. « ecoute l’idolatre. . . ». In Francoise Armengaud. Titres. Paris :

Klincksieck, 1988.Larbaud, Valery. Sous l’invocation de saint Jerome. Paris : Gallimard, 1946.Meschies, Michael. La Citation et l’art de citer dans Les Essais de Montaigne. Paris :

Champion, 1997.Michaux, Henri. « Un certain phenomene qu’on appelle musique ». Passages. Paris :

Gallimard, 1958, 1963.Quignard, Pascal. La Haine de la musique. Paris : Gallimard, 1996.Reza, Yasmina. Conversations apres un enterrement [CE]. Arles : Actes Sud, 1986.—. La Traversee de l’hiver [TH]. Arles : Actes Sud, 1989.—. « Art ». Arles : Actes Sud, 1994.—. L’Homme du hasard [HH]. Arles : Actes Sud, 1995.—. Hammerklavier. Paris : Albin Michel, Le livre de poche, 1997.—. Une desolation [UD]. Paris : Albin Michel, Le livre de poche, 1999.—. Adam Haberberg. Paris : Albin Michel, 2003.—. Une piece espagnole. Paris : Albin Michel, 2004.—. Nulle part. Paris : Albin Michel, 2005.—. Dans la luge de Schopenhauer. Paris : Albin Michel, 2005.—. Le Dieu du carnage. Paris : Albin Michel, 2007.Zumthor, Paul. La Mesure du monde. Paris : Seuil, 1993.

Sarah Barbedette is a doctoral candidate at the Universite Paris IV-Sorbonne.

She focuses on the connection between the creator and music in different creative

fields and has published articles on Yasmine Reza and Nicolas de Stael. Furthermore,

she is interested in the form of the concert for which she conducts research on the

works of Pierre Boulez.

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