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Alexandre, R (général). Avec Joffre d'Agadir à Verdun : souvenirs 1911-1916. 1932. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Avec Joffre de Agdair à Verdun

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Alexandre, R (général). Avec Joffre d'Agadir à Verdun : souvenirs 1911-1916. 1932.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Page 2: Avec Joffre de Agdair à Verdun

Général R. ALEXANDRE

AVEC

JOFFRE

D'AGADIR

A VERDUN

EDITIONS BERGER-LEVRAULT

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LEGÉNÉRALJOFFREET LE COLONELALEXANDRE,EN MAI1915

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AVEC

D'AGADIR

A VERDUN

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Général R. ALEXANDRE

D'AGADIR

A VERDUN

SOUVENIRS

1911 — 1916

PARIS

ÉDITIONS BERGER-LEVRAULT

S, rue Auguste-Comte (VIe)

1932

Page 11: Avec Joffre de Agdair à Verdun

COPYRIGHTBY ÉDITIONSBERGER-LEVRAULT,PARIS. 1932

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés

pour tous pays.

Page 12: Avec Joffre de Agdair à Verdun

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Le général Georges-René Alexandre, né en 1864 à Paris, fit

ses études au lycée Condorcet, entra à l'École polytechniqueen 1884 et en sortit dans l'arme de l'artillerie. Après deuxannées passées à l'École d'application à Fontainebleau, il fut

lieutenant successivement aux 22e, 31e et 15e régiments, puisentra à l'École supérieure de Guerre en 1894.

Il servit ensuite à l'état-major de la 4e région, puis à l'état-

major du gouverneur de Briançon.Il commanda une batterie au 13e régiment, un groupe au 17e

et fut appelé ensuite à l'École de Guerre comme professeur aucours d'artillerie, puis à celui de tactique générale jusqu'aumoment où le général Joffre le prit dans son état-major.

Le général Alexandre, mobilisé au G. Q. G., prit par la suitele commandement de l'artillerie du 20e corps, et ensuite celui

de l'artillerie de la 8e armée. Il termina sa carrière en 1926

comme commandant de l'artillerie du 6e corps, à Metz, et mou-

rut en 1931 à Versailles où il s'était retiré.Dans le présent volume, le général Alexandre rappelle ses

souvenirs de la période de sa vie militaire qu'il a passée auprèsdu maréchal Joffre avant la guerre et pendant les deux pre-mières années de la guerre.

Page 13: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 14: Avec Joffre de Agdair à Verdun

INTRODUCTION

Ces « souvenirs » commencent au mois de juillet

1911, au moment où je fus nommé au Cabinet du chef

d'État-Major général, et se terminent en février 1916,

à mon départ du Grand Quartier général pour aller

prendre le commandement de l'artillerie du 20e corps

d'armée. Ils comprennent ainsi une période de quatre

ans et demi, pendant laquelle je me suis trouvé, par

mes fonctions mêmes, au coeur des événements les

plus tragiques peut-être de notre histoire.

Du printemps 1916 à la fin de la guerre, j'ai assisté

à la plupart des batailles qui se sont livrées sur notre

front — Verdun, la Somme, l'Aisne, la contre-offensive

de 1918 — mais en simple exécutant. Mes souvenirs

ont donc surtout un intérêt personnel et je ne les

reproduirai que plus tard, si je le crois utile et s'il

m'en reste le loisir.

De 1911 à 1914, je n'ai pris aucune note : la pre-mière partie de ces « souvenirs » a donc été écrite de

mémoire, mais j'ai contrôlé, dans la mesure du pos-

sible, les faits que je rapporte. Je m'excuse des erreurs

que j'ai pu commettre.

A partir du 1er août 1914, j'ai résumé presque cha-

que jour, en quelques mots, les événements ou inci-

dents de la journée. La deuxième et la troisième partie

Page 15: Avec Joffre de Agdair à Verdun

VIII INTRODUCTION

de mes souvenirs reproduisent ces notes quotidiennes,

complétées par quelques considérations d'ordre géné-

ral.

Dans les pages qui suivent, je n'ai pas l'intention

de faire, après de nombreux écrivains plus qualifiés

et mieux documentés, l'historique des, événements

qui ont précédé la crise de 1914 et de ceux qui se sont

déroulés sur notre front ou en Orient, pendant les

dix-huit premiers mois de la guerre. J'ai cherché seu-

lement à donner une notion exacte des obstacles

rencontrés par le Commandement, de 1911 à 1914,

dans ses efforts pour préparer une lutte dont il sentait

rimminence et de ceux auxquels il se heurta, au cours

même des opérations, pour en assurer la direction

effective. J'ai voulu ensuite montrer comment, dans

cette seconde période, les péripéties du drame étaient

connues du Grand Quartier général et quelles impres-

sions elles y faisaient naître. On verra combien il

fut difficile, malgré l'afflux incessant des comptes

rendus de l'avant et des renseignements de l'arrière,

de se faire une idée nette de la situation générale,

des intentions de l'ennemi, du résultat des attaques,

de l'importance relative des événements journaliers.

On comprendra ainsi pourquoi notre conception de

l'ensemble de la situation différa tarit de celle que

l'on avait à l'arrière, loin des incidents et des incer-

titudes de la lutte, pourquoi aussi elle n'eut rien de

commun avec l'image que l'on s'en fait aujourd'hui

dans le silence et la tranquillité de la paix.

Quelques-uns des jugements portés sur les hommes

et les faits s'écartent de ceux qui ont cours : la légende

Page 16: Avec Joffre de Agdair à Verdun

INTRODUCTION IX

précède l'histoire, surtout quand il s'agit d'une tra-

gédie où se sont entrechoqués tant de passions et

d'intérêts opposés. Ce que je peux affirmer, c'est que

je n'ai eu en vue que la vérité, au moins telle que je

l'ai pu connaître. Il appartiendra aux générationsfutures de contrôler les assertions des contemporains

et d'en tirer des conclusions définitives. Dès mainte-

nant, l'avant-guerre et la guerre elle-même sont assez

loin de nous pour qu'on puisse, semble-t-il, en parlersans rancune et sans passion : c'est ce que j'ai tenté

de faire.

1929-1930.

Page 17: Avec Joffre de Agdair à Verdun
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PREMIÈRE PARTIE

L'AVANT-GUERRE

(Juillet 1911 —Juillet 1914)

AVECJOFFRE

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CHAPITRE I

DE L'ÉCOLE MILITAIRE

AU BOULEVARD DES INVALIDES

Le 1er juillet 1911, l'ambassadeur allemand à Paris fai-

sait connaître à notre ministre des Affaires étrangères,M. de Selves, qu'en raison des troubles menaçants dans le

sud du Maroc, où des sujets du Reich avaient des intérêts

importants, son Gouvernement avait décidé l'envoi d'un

navire de guerre à Agadir.Le conflit, dont la première manifestation avait été,

en 1905, le débarquement de Guillaume II à Tanger, et

que la Conférence d'Algésiras n'avait que provisoirement

aplani, conflit ouvert à nouveau en 1908 par l'incident des

déserteurs de Casablanca et, au début de 1911, par l'inter-

vention de nos troupes à Fez, prenait ainsi un aspect des

plus graves et nous mettait subitement en face d'une

situation très sérieuse.

Quelques jours après, le Gouvernement décidait de rele-

ver de ses fonctions le général Michel, vice-président du

Conseil supérieur de la guerre et généralissime désigné.Le ministre de la Guerre, M. Messimy, s'adressait, pour

le remplacer, au général Pau, glorieux blessé de 1870, dont

le prestige était grand dans l'armée et aussi dans le pays.Obéissant à des influences dont l'origine ne peut être que

soupçonnée, le général mit à son acceptation des condi-

tions qui parurent inadmissibles. Il exigeait que le Gouver-

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4 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

nement s'engageât de façon officielle à le consulter obliga-toirement sur toutes les nominations d'officiers généraux.

Le ministre, tout en l'assurant que, personnellement, il

ne manquerait pas de prendre ses avis à ce sujet et de les

suivre autant qu'il serait possible, lui montra que l'enga-

gement demandé ne pouvait être souscrit et qu'il n'avait

pas le droit de se porter garant pour ses successeurs.

Le général Pau persista dans son attitude et refusa défi-

nitivement le poste qui lui était offert. Sur ses indications,le choix du Gouvernement se porta sur le général Joffre,

depuis un an membre du Conseil supérieur de la guerre,et désigné pour remplir, à la mobilisation, les fonctions de

directeur de l'arrière.

Sa nomination ne parut pas immédiatement à l'Officiel,

car, d'un commun accord, le ministre et le général Joffre

jugèrent préférable de la faire précéder d'un décret réor-

ganisant le Haut Commandement. Elle fut néanmoins

connue immédiatement au ministère et dans les milieux

militaires de Paris.

J'étais alors, depuis juillet 1910, professeur adjoint du

cours de tactique générale à l'École de guerre. Déjà, en

1903, comme capitaine au 13e régiment d'artillerie, jem'étais trouvé sous les ordres du général Joffre qui, à son

retour de Diégo-Suarez, avait été nommé au commande-

ment de la brigade de Vincennes. Je crois que son atten-

tion ne s'était en aucune façon portée sur moi. Quelquesannées plus tard, il commandait le 2e corps d'armée, à

Amiens, alors que je faisais mon temps de troupe comme

chef d'escadron à La Fère, dans un régiment relevant

directement de lui. A plusieurs reprises, à des écoles à feu

de réservistes dont on m'avait donné la direction, aux

manoeuvres d'automne de la brigade d'infanterie de Saint-

Denis, où je commandais l'artillerie, j'avais eu l'occasion

de l'approcher et de l'entretenir assez longuement des

questions relatives à l'emploi de mon arme. Mes deux

Page 22: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 5

années de commandement terminées, en 1910, il avait

bien voulu intervenir auprès du général Foch, comman-

dant l'École de guerre, pour me faire rentrer dans le cadre

de cette École, auquel j'avais déjà appartenu pendantdeux ans.

En somme, des relations bienveillantes, mais assez loin-

taines, de supérieur à subordonné, qui s'étaient continuées,sans se resserrer, à Paris, où j'avais pris part, dans les

premiers mois de 1911, à un exercice sur la carte qu'ilavait organisé au Conseil supérieur de la guerre.

Aussi fus-je assez surpris quand le colonel Hallouin,

professeur titulaire de tactique générale à l'École et, par

conséquent, mon chef de file direct, me dit :— Vous savez que le général Joffre remplace le général

Michel. Vous devriez aller à son cabinet : il a besoin d'un

artilleur.— J'en serais très heureux, répondis-je, car ce sera tout

à fait intéressant, mais je ne connais pas assez le général

pour lui faire une demande de ce genre.— Eh bien, me dit Hallouin, je m'en charge.Deux jours après, il me faisait appeler.— Rien à faire, m'annonça-t-il. Le général veut un

artilleur plus jeune de grade que vous. Il va faire appelerFétizon.

— Tant pis, mon colonel, n'en parlons plus. Cela ne

m'empêchera pas d'aller féliciter le général.Le lendemain, j'étais boulevard des Invalides (1), où

le général me reçut très aimablement, me parla de mon

avenir en termes bienveillants, mais tout à fait vagues, et

ne fit aucune allusion à la démarche du colonel Hallouin.

Le même soir, un petit bleu du commandant Gamelin

qui, depuis de longues années, servait auprès du général

(1) Les bureaux du Conseil supérieur de la guerre sont installés au 4 bisdu boulevard des Invalides.

Page 23: Avec Joffre de Agdair à Verdun

6 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Joffre, d'abord comme officier d'ordonnance, puis comme

chef de cabinet, me convoquait pour le lendemain matin

à son bureau.

A mon entrée, il m'annonça joyeusement :— Le général vous prend pour me remplacer : dans quel-

ques semaines, je pars pour prendre le commandement

d'un bataillon de chasseurs, à Annecy, D.— Et moi qui comptais sur une per, on de longue

durée, à partir du 1er août !— Vous pouvez en faire votre deuil. Il y a du travail :

vous le verrez dès demain.

Et je l'ai vu, d'abord pendant les trois ans qui s'écou-

lèrent avant la guerre, ensuite pendant les dix-huit mois

que j'ai passés au Grand Quartier général. Ce sont les

souvenirs de ces quatre ans et demi que je vais essayerde faire revivre.

Page 24: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE II

LE GÉNÉRAL JOFFRE

Le général Joffre était, en 1911, peu connu du grand

public et même de l'armée.

Sorti de l'arme du génie, il était resté longtemps éloignéde la troupe et une grande partie de sa carrière s'était

écoulée aux colonies. On savait de lui l'esprit de décision

qu'il avait montré après le massacre de la colonne princi-

pale de la mission Bonnier et sa glorieuse obstination à

ne pas abandonner Tombouctou dans des circonstances

tragiques. Quelques initiés étaient seuls au courant de

l'oeuvre qu'il avait menée à bien à Diégo-Suarez pour assu-

rer la défense de cet important point d'appui de la flotte.

Si bien remplie qu'elle ait été, sa carrière ne semblait pasl'avoir préparé à son nouveau poste.

D'allure massive, sobre de gestes, se livrant peu, ennemi

des manifestations extérieures et de la réclame, ce méri-

dional silencieux (1), aux cheveux blonds et aux yeux

bleus, ne pouvait vraiment être connu que de ceux quil'entouraient chaque jour. Eux seuls savaient, ou plutôtdevinaient ce qui se cachait sous ces apparences tranquilleset même effacées : une puissance de travail formidable,un inaltérable bon sens, une confiance absolue en soi et

dans ses collaborateurs, l'amour des responsabilités et,

(1) Le général Joffre est né à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales),le 12 jan-vier 1852.

Page 25: Avec Joffre de Agdair à Verdun

8 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

par-dessus tout, le caractère, qui est, plus encore quela science technique, la qualité maîtresse du véritable

chef.

Profondément dévoué, non seulement au pays, mais aussi

à la forme de son Gouvernement, loyal et sincère serviteur

de la République, il se tenait au-dessus des préjugés de

caste, de religion ou de parti. Des considérations de cet

ordre n'existaient pas pour lui et c'est dans ce beau méprisdes petites passions qui agitaient le monde politique et

l'armée qu'il faut sans doute chercher l'origine de bien

des attaques dont il a été l'objet avant et même pendantet après la guerre (1).

A peine nommé, il se mit à l'oeuvre. Une seule idée le

dirigeait, s'imposait à lui avec une rigueur implacable :

préparer l'armée à la lutte décisive qu'elle allait avoir à

soutenir.

Il acquit très vite, en effet, la conviction que la guerreavec l'Allemagne était certaine à très courte échéance.

Cette impression lui vint tout d'abord de l'examen de la

situation générale et des renseignements que lui fournis-

sait le 2e bureau de l'État-Major de l'armée sur ce qui se

passait de l'autre côté du Rhin, au point de vue militaire.

Elle fut fortifiée et se changea en certitude sous l'influence

de notre attaché militaire à Berlin, le colonel Pellé.

Le colonel Pellé était l'ancien chef d'état-major, à Mada-

gascar, du général Joffre qui avait en lui une confiance

absolue, confiance que les événements devaient entière-

ment justifier. D'un esprit très fin, d'une intelligence re-

marquablement vive et avertie, notre attaché militaire

avait saisi rapidement le changement que l'affaire du Maroc

avait produit dans la mentalité allemande.

(1) Il est dans la nature des rancunes politiques et des inimitiés confession-nelles de ne jamais désarmer. Le 14 juillet 1919, il fallut une campagne depresse pour que le maréchal Joffre fût admis à défiler sous l'Arc de Triomphe,aux côtés des maréchaux Foch et Pétain. On l'avait oublié...

Page 26: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L AVANT-GUERRE 9

Jusqu'alors l'opinion publique, au moins dans les classes

influentes, finance, industrie, commerce, était restée réelle-

ment pacifique. Le développement inouï de la puissance

économique du pays absorbait toute son activité et satis-

faisait les ambitions de la majorité des Allemands, malgréla propagande et les campagnes acharnées des panger-

manistes, appuyés sur le grand État-Major de Berlin,dont l'influence était considérable. Le Kaiser lui-même,en dépit de ses harangues grandiloquentes et de ses gestesde Matamore, ne semblait avoir aucun désir de compro-mettre la fin d'un règne jusqu'alors pacifique et heureux

pour l'Allemagne. Enfin le développement incessant de la

social-démocratie, qui réunissait les voix de 4 millions d'é-

lecteurs, pouvait être considéré comme un gage de paix

pour l'avenir. Elles devaient servir de contrepoids aux

Junkers prussiens et à leurs partisans.

La manière dont se déroula et se termina l'affaire maro-

caine (1), si brutalement engagée par la diplomatie alle-

mande en 1905, modifia profondément cet état d'esprit.Les exaltés du parti pangermaniste avaient fait naître

dans le pays des espérances illimitées. La main-mise

prochaine sur le Maroc, particulièrement tentant pour

l'Allemagne en raison de sa situation stratégique, avec

façade sur deux mers, au débouché de l'une des routes

maritimes les plus importantes du monde, paraissait une

certitude. Elle consacrerait la première victoire du germa-nisme dans le domaine colonial où, par la faute de Bis-

marck, il s'était laissé distancer par la France.

Quand la diplomatie allemande, mal soutenue par ses

alliés, fut obligée, en présence de notre résistance obstinée,

loyalement et efficacement appuyée par l'Angleterre, de

(1) Accord du 4 novembre 1911, reconnaissant notre protectorat sur leMaroc,mais cédant à l'Allemagne, à travers l'Afrique équatoriale française,deux antennes donnant à sa coloniedu Camerounaccès au Congo.

Page 27: Avec Joffre de Agdair à Verdun

10 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

céder et de reconnaître nos droits, ce fut, de l'autre côté

du Rhin, une cruelle déception. A quoi servaient les sacri-

fices consentis par l'armée et par la marine, à quoi bon

entretenir la plus puissante arme de guerre du monde, s'il

fallait s'incliner devant une ancienne rivale dont on se

plaisait à proclamer la décadence?

Les vieux appétits se réveillèrent : les ambitions des

pangermanistes devinrent celles du peuple entier. On rêva

de l'extension illimitée de l'empire colonial allemand, de

l'accès à la mer libre — mer du Nord et Manche — de la

main-mise sur la Lorraine restée française et sur ses ri-

chesses minières. Ces rêves, une guerre courte et joyeusene pouvait-elle les réaliser? Quand cette idée eut pénétrédans la masse, le choc devint inévitable, il éclaterait au

moment précis que le tout-puissant État-Major jugeraitle plus favorable au point de vue militaire.

C'est ce que le colonel Pelle ne cessa de répéter dans

ses rapports officiels. Il écrivait au début de 1912 :

Nous découvrons tous les jours combien sont profonds etdurables les sentiments d'orgueil froissé et de rancunes contrenous provoqués par les événements de l'an dernier.

Le traité du 4 novembre 1911 est une profonde désillusion.Le ressentiment éprouvé dans toutes les parties du pays estle même. Tous les Allemands, jusqu'aux socialistes, nous enveulent de leur avoir pris leur part au Maroc.

Il semblait, il y a un ou deux ans, que les Allemands fussent

partis à la conquête du monde. Ils s'estimaient assez forts pourque personne n' osât entamer la lutte contre eux. Des possibilitésindéfinies s'ouvraient à l'industrie allemande, au commerce

allemand, à l'expansion allemande.

Naturellement, ces idées et ces ambitions n'ont pas disparuaujourd'hui. Les Allemands ont toujours besoin de débouchés,d'expansion économique et coloniale. Ils estiment qu'ils yont droit, parce qu'ils grandissent tous les jours, parce que l'ave-nir leur appartient. Ils nous regardent, avec nos 40 millions

d'habitants, comme une nation secondaire.Dans la crise de 1911, cette nation secondaire leur a tenu

tête, et l'Empereur et le Gouvernement ont cédé. L'opinion

Page 28: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 11

publique ne l'a pardonné, ni à eux, ni à nous. Elle ne veut pasqu'un pareil fait puisse se reproduire (1).

Le colonel Pellé ne se contentait pas de signaler le dangerdans ses rapports officiels : il le confirmait au généralJoffre dans des lettres particulières et dans des entretiens

qu'il avait avec lui, à chacun de ses voyages à Paris.

Quand, en 1913, Pelle, demandé comme chef d'état-

major par le général Lyautey, fut remplacé à Berlin par le

lieutenant-colonel Serret, celui-ci eut des impressions iden-

tiques. C'est lui qui, avec son collègue de Faramond,attaché naval, fournit à M. Jules Cambon, notre ambassa-

deur, les renseignements qui lui ont permis d'établir les

rapports prophétiques reproduits dans la première partiedu Livre jaune de 1914.

La conviction du général Joffre était faite : bien qu'iln'en parlât jamais à son entourage, nous eûmes à plusieurs

reprises l'occasion de nous en rendre compte. Je dirai

plus loin comment il me le confirma au moment de l'éla-

boration de la loi de trois ans. Un incident amusant me

la dévoila, dès le printemps de 1912.

Tous les matins, les officiers de son cabinet venaient,à tour de rôle, l'attendre à la porte d'Auteuil (il demeurait

alors rue Michel-Ange), pour l'accompagner dans sa pro-menade à cheval. Un jour, ce devait être en juin, comme

nous passions ainsi derrière les tribunes de Longchamp,

je me pris à rire et, sur la demande du général, lui expli-

quai les motifs de cette manifestation.— Je pense, lui dis-je, à la prochaine revue du 14 juillet.

Ce jour-là est pour moi un des plus agréables de l'année.

Pendant que, dès la première heure, vous accompagnezle Président de la République, je reste tranquillement dans

mon lit, sans me soucier des pompes officielles. J'ai si

(1) Voir Livre jaune de 1914, pages 3 et 4.

Page 29: Avec Joffre de Agdair à Verdun

12 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

souvent défilé à Longchamp que je n'éprouve plus granddésir de voir défiler les autres.

— Oh! me répondit-il, la revue, la revue... oui, à condi-

tion qu'elle ait lieu !— Et pourquoi n'aurait-elle pas lieu?— Si nous avons la guerre.— La guerre, mon général. Vous n'y pensez pas?...— Si, j'y pense, j'y pense même toujours : nous l'aurons,

je la ferai, je la gagnerai. J'ai toujours réussi dans ce que

j'ai fait, comme au Soudan. Il en sera encore ainsi.—

Alors, mon général, ce sera pour vous le bâton de

maréchal.— Mais oui, me répondit-il avec tranquillité.

Page 30: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE III

LE HAUT COMMANDEMENT

ET LES ÉTATS-MAJORS

Comme nous l'avons vu, le premier soin du général

Joffre, même avant que sa nomination ait paru à l'Officiel,fut d'obtenir une réorganisation du Haut Commandement,destiné à faciliter la préparation à la guerre.

Jusqu'alors ses prédécesseurs en avaient été presque

complètement écartés. Le travail se faisait à l'État-Majorde l'armée, sous la direction de son chef; le rôle du vice-

président du Conseil supérieur de la guerre (1), généralis-sime désigné, se réduisant à des inspections de l'instruction

de la troupe, à la préparation et à la direction des grandesmanoeuvres d'automne.

Solution parfaitement illogique : il était évidemment

nécessaire que le chef désigné pour commander nos armées

en temps de guerre fût chargé, dès le temps de paix, non

seulement d'en contrôler l'instruction, mais encore de tout

préparer pour leur entrée en action.

On eut cependant quelques difficultés à faire admettre

cette idée. On craignait, semble-t-il, que la double tâche

que voulait assumer le général fût trop lourde pour un seul

homme. Et puis, sans qu'on l'avouât, des questions de

personne intervenaient et l'on cherchait à sauvegarder des

situations acquises et des susceptibilités, très compré-hensibles d'ailleurs.

(1) Le président était le ministre.

Page 31: Avec Joffre de Agdair à Verdun

14 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

La logique l'emporta : après quelques jours de tiraille-

ments, un décret du 28 juillet faisait du généralissime

désigné le chef d'État-Major général. On lui adjoignitun « chef d'État-Major de l'armée » qui devait, à la mobili-

sation, rester à Paris à la disposition du ministre. Des me-

sures étaient prises pour alléger la besogne matérielle quiallait incomber au général Joffre, notamment en augmen-tant les attributions des sous-chefs d'État-Major de l'ar-

mée.

Le titulaire du poste de chef d'État-Major de l'armée

fut le général Dubail, dont la nomination parut le 30 juil-

let, en même temps que celle du général Joffre. Le 3 août,le général de Castelnau était nommé premier sous-chef

et remplacé par le général Foch dans le commandement

de sa division, la 13e.

Mais ce n'était pas tout : une réorganisation, ou plutôtune organisation complète du commandement, s'imposait

pareillement.Comme leur président, les membres du Conseil supérieur,

désignés pour exercer le commandement des armées en

temps de guerre, étaient tenus à l'écart de la préparationde la mobilisation. Ils savaient quels corps d'armée devaient

être placés sous leurs ordres, corps d'armée qui d'ailleurs

changeaient presque tous les ans. Ils y passaient de rapides

inspections d'ensemble, mais là s'arrêtaient leurs attribu-

tions. C'est à peine s'ils avaient des renseignements, pourla plupart officieux, sur la zone des débarquements prévue

pour les éléments de leur armée.Le général Joffre estima qu'il était essentiel que les

commandants d'armée pussent se préparer effectivement à

la mission qu'ils avaient à remplir et connaître l'outil

qu'ils étaient appelés à manier. Le décret du 28 juillet

réglementa et étendit considérablement leurs attributions.

Ils furent obligatoirement tenus au courant de tous les

travaux de l'État-Major général relatifs à leur armée,

Page 32: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 15

durent reconnaître périodiquement la région où ils étaient

appelés à opérer au début des hostilités, se tenir en rap-

ports constants avec les corps d'armée et les divers élé-

ments désignés pour entrer dans la composition de leur

armée; et enfin s'efforcer de connaître personnellementtous les officiers généraux et même les officiers supérieursdestinés à passer sous leurs ordres. Ils étaient appelés à

les noter et à participer, en ce qui les concernait, à l'éta-

blissement des tableaux d'avancement.

Pour permettre aux membres du Conseil supérieur de

remplir ces diverses missions, on leur adjoignit, d'une

façon permanente, le noyau de leur futur état-major,c'est-à-dire un officier général, chef d'état-major, et deux

officiers, dont le chef du bureau des opérations. Les chefs

d'état-major, réunis sous la présidence du chef d'État-

Major général, formaient le Comité d'État-Major.

Mais cette mesure, si nécessaire, eût été insuffisante, si

l'on n'avait pas disposé pour constituer les états-majorsd'armée et de corps d'armée du temps de guerre, d'un

nombre suffisant d'officiers familiarisés avec les problèmes

que comporte le maniement des grandes unités. Or, à cette

époque, en dehors d'un certain nombre de professeurs de

l'École de guerre et de quelques officiers de l'État-Major de

l'armée, les ressources en spécialistes de ces questionsétaient très réduites.

Il peut paraître intéressant de rechercher les causes

d'une lacune si grave de notre préparation militaire, quitteà remonter, à cet effet, assez loin en arrière.

Quand, après les désastres de 1870, on se mit au travail,tout était à créer dans le domaine militaire. On s'occupad'abord du plus pressé. La perte de l'Alsace et de la Lor-

raine avait largement ouvert notre frontière. En face d'un

voisin hargneux, cherchant manifestement une occasion

ou un prétexte pour empêcher un redressement qu'il

jugeait trop rapide et nous donner le coup de grâce, il

Page 33: Avec Joffre de Agdair à Verdun

16 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

fallait organiser immédiatement un système défensif, ca-

pable de présenter un obstacle sérieux à une invasion

nouvelle. Derrière cette armature, remarquablement adap-tée aux circonstances du moment et au tracé même de la

frontière, on entreprit la reconstruction de l'édifice mili-

taire : casernes, champs de tir, approvisionnements de

toute nature, matériel d'infanterie et d'artillerie, tout fut

constitué ou installé en quelques années : rarement oeuvre

de pareille importance fut achevée aussi vite et aussi bien.

L'outil était forgé; il fallait maintenant apprendre à

s'en servir : ce fut la tâche de l'École de guerre. Mais, dans

le domaine des idées, les progrès furent beaucoup plus lents

que dans l'oeuvre de réorganisation matérielle de l'armée.

On commença par le plus facile : la tactique de marche

et le stationnement des unités des trois armes. Je me rap-

pelle encore l'enthousiasme que provoqua à ce sujet l'en-

seignement du général Maillard. Les règles qu'il posa, les

idées qu'il fit naître paraissent aujourd'hui d'une évidence

presque banale. Mais à cette époque l'impression laissée parle lamentable spectacle de la première période de la guerrede 1870 était encore vivante. On avait peine à comprendre

l'incapacité totale du Commandement et des grands états-

majors, hors d'état de faire marcher, stationner et vivre

les corps de notre malheureuse armée. Le cours du généralMaillard fut une véritable révélation.

Puis on aborda le problème de la tactique du combat,mais bien modestement d'abord. Sans doute on se plaçait,en principe, dans le cadre d'une situation d'ensemble, puistout se réduisait, en réalité, à l'étude de l'engagementde faibles détachements : un bataillon, un régiment au plus,avec quelques escadrons et une batterie d'artillerie. Peu

à peu, l'expérience vint et le domaine de la tactique

s'agrandit : on étudia le combat de la division et enfin celui

du corps d'armée, la plus grande unité tactique constituée

dès le temps de paix. On se rapprochait ainsi sensiblement

Page 34: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 17

des problèmes qui devaient se poser dans la guerrefuture.

Mais, ce résultat obtenu, il y eut un arrêt prolongé.Sous l'influence d'hommes de haute valeur, les Bonnal,les Maistre, les Lanrezac, les Brun, les Langlois et bien

d'autres, les questions relatives à la tactique du corpsd'armée furent étudiées et retournées dans tous les sens.

Mais on n'alla guère plus loin. Seules quelques personnalités,au premier rang desquelles il faut placer le colonel Foch,eurent conscience de la nécessité d'envisager des questionsd'ordre plus élevé et entreprirent l'étude des problèmes quesoulève le maniement des armées et de l'ensemble des

forces mobilisées d'un pays. Ces problèmes n'étaient traités

qu'incidemment et d'une manière toute théorique à l'École

de guerre, dans les exercices des états-majors et aux ma-

noeuvres. L'enseignement des « Hautes études militaires »

était à créer.

Un premier pas fut fait dans cette voie par le général

Foch, après qu'il eût été nommé au commandement de

l'École supérieure de guerre. Il organisa à l'École une troi-

sième année d'études, destinée à initier un certain nombre

d'élèves aux problèmes de la tactique générale et de la

stratégie. La mesure était excellente mais tout à fait

insuffisante. Le nouvel enseignement ne pouvait en effet

fournir qu'à très longue échéance le personnel des grands

états-majors dont on avait un besoin immédiat. Encore

devait-il être complété quand les officiers qui l'avaient suivi

au début de leur carrière auraient acquis de l'expérienceet une maturité d'esprit suffisante.

A la même époque, le général Brun, ministre de la Guerre,

créait (circulaire du 21 octobre 1910) un « Centre des Hautes

études militaires ». Installé dans les locaux de l'École de

guerre, ce nouvel organe devait être consacré à l' « étude

du fonctionnement de l'armée et du groupe d'armées ».

C'était là évidemment que le général Joffre allait pouvoirtrouver le personnel qui lui faisait défaut.

AVECJOFFRE 2

Page 35: Avec Joffre de Agdair à Verdun

18 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

A sa demande, il fut décidé (circulaire du 27 août 1912)

que ce centre fonctionnerait régulièrement tous les ans.

Les officiers supérieurs qui y seraient appelés devaient

être choisis parmi les lieutenants-colonels récemment pro-mus et parmi les chefs de bataillon au tableau d'avance-

ment. Brevetés ou non, ils devaient être présentés sans

distinction d'armes, avec les notes les plus détaillées sur

leurs aptitudes et leur valeur militaire. Convoqués du

1er février à la fin de juillet, ils suivraient, dans les locaux

du Conseil supérieur de la Guerre, des conférences et des

travaux sur la carte. Enfin ils exécuteraient des reconnais-

sances de frontières et participeraient aux grandes ma-

noeuvres d'automne.

La plupart des officiers qui de 1911 à 1914 ont suivi cet

enseignement, vite baptisé dans les milieux militaires du

nom de « cours des maréchaux », ont fait, au cours de la

guerre, une brillante carrière et ont rendu des services émi-

nents. Qu'il me suffise de citer parmi eux les noms de

Micheler, Duchêne, Linder, Lebrun, Gouraud (série de

1911), Serret, Pont, Claudel (série de 1912), Dégoutte,

Weygand, Mangin, Boissoudy (série de 1913), et enfin

Maurin, Philippot, Dumesnil (série de 1914).

Pour achever cette oeuvre et donner, en quelque sorte,une sanction tangible à l'organisation nouvelle, il fut

décidé que deux exercices mettant en oeuvre les éléments

essentiels des armées mobilisées, seraient exécutés chaque

année, l'un en hiver sur la carte, l'autre au printempssur le terrain. Devaient y participer, outre les officiers

du Centre des hautes études, ceux du cadre de l'École

de guerre et de l'État-Major de l'armée qui étaient désignés

pour occuper, à la mobilisation, des postes importants au

G. Q. G. et dans les états-majors d'armée.

Remarquablement organisés par le capitaine Bel, de

l'état-major du général Joffre, ces exercices eurent lieu

en effet à Paris, pendant les hivers de 1911-12, 1912-13

Page 36: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 19

et 1913-14 et, au printemps, à Bar-le-Duc (1912), Auxerre

(1913) et Saint-Quentin (1914).

L'oeuvre essentielle d'organisation du Haut Commande-

ment et des grands états-majors était accomplie en 1914,c'est-à-dire en moins de trois ans. Quels résultats a-t-elledonnés?

Pour ce qui est du fonctionnement du service d'état-

major, le but poursuivi fut entièrement atteint. Nous

disposions, au début de la guerre, d'une pléiade de jeunesofficiers généraux et d'officiers supérieurs répartis entre

le G. Q. G., les états-majors d'armée et ceux de corps

d'armée, où ils remplissaient les fonctions de chef, de sous-

chef et de chef du bureau des opérations : rompus aux

questions les plus délicates de leur service, animés du

même esprit, parlant la même langue, se connaissant tous,habitués à travailler en commun, ils réalisaient pleinementl'unité de doctrine réclamée depuis si longtemps. Nous

verrons quelle fut l'importance de leur rôle au moment de

la bataille de la Marne.

Pour le Haut Commandement, il en fut tout autrement :

on sait les graves mécomptes du début de la guerre, l'ef-

fondrement de personnalités connues et estimées de tous,les « limogeages » sensationnels des premiers mois (1).

La question vaut d'être examinée de près.Tout d'abord, il faut remarquer que les officiers qui,

sortis ou non du Centre des hautes études, sont arrivés

pendant et après la guerre aux plus hauts postes de l'armée,où plusieurs ont conquis une gloire méritée, n'étaient, en

1914, que les auxiliaires du commandement. La plupart

(1) Au début, les officiersgénéraux relevés de leur commandementeurentl'ordre de se tenir à Limogesà la dispositiondu commandant en chef. Telleest l'originedu mot qui a fait fortune.

Page 37: Avec Joffre de Agdair à Verdun

20 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

des commandants de corps d'armée et de division ea fonc-

tions au début de la guerre appartenaient à une générationantérieure et n'avaient étudié que trop tard pour se les

assimiler entièrement les grandes questions militaires de

l'ordre de celles qui allaient s'imposer à eux.

De plus, ils n'arrivaient à ces postes que dans les der-

nières années de leur carrière. Un commandant de corpsd'armée était, le plus souvent, un homme de soixante-deux

à soixante-cinq ans, un commandant de division un homme

de soixante à soixante-cinq ans. Combien n'ont pu ré-

sister physiquement et moralement à des épreuves ex-

cessives auxquelles une longue période de paix ne les avait

nullement préparés? J'ai vu, pendant la semaine de la

mobilisation, un divisionnaire nouvellement nommé, homme

d'une soixantaine d'années, personnalité connue et univer-

sellement estimée dans l'armée, venir trouver le général

Joffre, dont il avait été antérieurement le collaborateur

immédiat, et lui demander d'être relevé d'un commande-

ment dont les responsabilités l'épouvantaient et qu'il se

sentait incapable d'exercer.

En outre, conséquence forcée de cette période de paix

qui avait diminué tant d'énergies et faussé tant de carac-

tères, les considérations militaires n'entraient plus que

pour une part assez faible dans l'ensemble des qualités

qu'on exigeait de nos grands chefs. Combien de fois ai-jevu le général Joffre, quand se faisaient les désignations de

commandant de corps d'armée et de division, rentrer

découragé à son bureau d'une entrevue avec le ministre.

« J'ai pu décrocher X..., me disait-il, mais on m'a imposéY... » Et quand, par hasard, un de ces candidats politiquesétait si manifestement insuffisant au point de vue militaire

que le général jugeait sa nomination impossible, il ne par-venait à la faire écarter qu'au prix des pires inimitiés,dont quelques-unes l'ont poursuivi avec obstination, et

même — on aura peine à le croire — se sont manifestées

Page 38: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 21

ouvertement, pendant la guerre, à l'étranger, en paysneutre !

Enfin il est arrivé que le général Joffre lui-même se

trompât ou fût trompé dans les choix qu'il présentait au

Gouvernement. Du fait de son éloignement prolongé de la

mère-patrie, il ne connaissait qu'imparfaitement le corpsdes officiers généraux qui entraient en ligne pour les hauts

postes de l'armée. Les exercices de cadres et les manoeu-vres lui donnaient bien des indications à leur sujet, mais

souvent insuffisantes. Il était ainsi amené à tenir grand

compte, non seulement de leurs notes hiérarchiques, ce

qui est normal, mais aussi de la réputation qu'on leur avait

faite au cours de leur carrière. Or qui saura jamais quelséléments d'appréciation entraient dans cette réputationet même dans ces notes? Si les influences politiques dont

nous venons de parler se manifestaient presque au grand

jour, qui pourra dire par quels procédés se faisaient sentir

d'autres influences, quelquefois d'ordre confessionnel ou

mondain, dont il est impossible de nier l'existence?

Telles sont les causes principales de la faiblesse du cadre

des officiers généraux dans les années qui précédèrent la

guerre. Quand des circonstances particulières démon-

traient l'inaptitude de tel ou tel titulaire d'un commande-

ment important, le général Joffre, dès son entrée en fonc-

tions, n'hésitait pas à sévir dans la limite de ses attribu-

tions ou à demander au ministre de prendre les sanctions

nécessaires. C'est ainsi qu'en septembre 1911, aux manoeu-

vres de l'Est, son attention avait été attirée de façon très

défavorable sur le commandant de l'un de nos plus impor-tants corps d'armée, sur un divisionnaire et sur un briga-dier. Il ne leur cacha pas son impression et leur donna un

délai pour se reprendre. Six mois après, il fit exécuter des

exercices spécialement organisés pour lui permettre de

fortifier son jugement à leur égard ou, éventuellement, à

Page 39: Avec Joffre de Agdair à Verdun

22 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

le modifier. Le résultat fut tel que les trois généraux furent

immédiatement relevés de leur commandement.

A l'issue de ces mêmes manoeuvres de 1911, M. Messimy,

ministre de la Guerre, le pria d'aller à Verdun, voir ce que

faisait un gouverneur qui, nommé depuis quelques mois,

semblait tout laisser à la dérive. Huit jours après, le gé-

néral Joffre était dans le cabinet du gouverneur, un cama-

rade d'arme et d'École, et pendant deux heures le tournait

et le retournait, lui faisant passer une véritable « colle »

sur toutes les questions intéressant la défense de la place.

Séance pénible, à laquelle j'assistais bien à contre-coeur.

La conclusion fut nette. « Je reviendrai dans six mois. Si

tu n'es pas à ce moment entièrement au courant de tes

fonctions, je te ferai relever sur-le-champ. » Et, six mois

plus tard, après un 'nouvel interrogatoire, suivi d'un exa-

men sur le terrain, le général X... était remplacé par le

général Coutanceau.

Mais de telles exécutions étaient forcément très rares.

La routine du temps de paix et la mentalité régnante ne

les facilitaient pas. Pour quelques incapables écartés,

combien étaient maintenus, ou même recevaient de l'avan-

cement, qui ne valaient pas mieux!

Ainsi s'expliquent et se justifient les hécatombes de l'été

1914. Certes, dans ces exécutions, des hommes ont été

frappés dont l'ensemble des qualités, aussi bien militaires

que morales, méritait un sort 'meilleur. Mais que se serait-il

passé si le général Joffre avait reculé devant des mesures

de rigueur qui lui étaient infiniment pénibles? II lui sem-

blait particulièrement dur de se séparer de camarades dont

beaucoup lui devaient leur dernier avancement. Un matin,

au moment de signifier à l'intéressé la décision prise à son

égard : « J'en suis malade, me dit-il, je n'en ai pas dormi

de la nuit. » Chez un homme si bien équilibré, un tel aveu

dénotait un trouble profond.

Page 40: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 23

Jamais il n'eut tant besoin de montrer cette fermeté de

caractère qui était sa qualité maîtresse et que nul autre

que lui, à cette époque, ne possédait à un pareil degré.Le Maréchal Foch l'a reconnu souvent avec son habituelle

franchise.

Le résultat cherché fut obtenu. Le renvoi, parfois brutal,de chefs manifestement usés ou incapables, leur remplace-ment par des hommes plus jeunes, plus actifs et par suite

plus aptes à s'adapter aux exigences imprévues de situa-

tions nouvelles, fut un des éléments essentiels du redresse-

ment de la Marne. En assurant de façon absolue l'autorité

du généralissime, il eut en outre l'avantage précieux de

nous préserver de ces rivalités entre chefs, de ces actes

d'indiscipline plus ou moins avoués que l'on relève si

souvent dans les armées de Napoléon, qui jouèrent un

rôle néfaste dans la première phase de la guerre de 1870

et qui eurent également de fâcheuses conséquences pournos ennemis, au cours de la dernière guerre.

Démentant les pronostics de certains partis politiques,les généraux de la troisième République, sous un chef

hier encore leur égal et peu connu de la plupart d'entre

eux, montrèrent une abnégation, un esprit de disciplineet de camaraderie que l'on ne rencontre nulle part à un

pareil degré dans les armées des anciens régimes, qu'ellesaient été commandées par les souverains en personne ou

par des chefs à qui ils avaient délégué toute leur puissance.Ce fut sans doute le patriotisme, exalté par le danger de

mort que courait le pays, qui a dicté à la plupart de nos

généraux cette noble conduite et cet oubli d'eux-mêmes,

mais le général Joffre eut le mérite de savoir maintenir

dans le droit chemin, avec une fermeté inconnue jusqu'à

lui, ceux qui auraient eu quelque velléité de s'en écarter.

Page 41: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 42: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE IV

LA PRÉPARATION MATÉRIELLE

DE LA GUERRE

En somme, l'organisation du Haut Commandement et

des grands états-majors put être réalisée sans trop de dif-

ficultés dans les trois années qui précédèrent la guerre et

le résultat que s'était proposé le général Joffre était, au

début de 1914, atteint dans son ensemble.

Il en fut tout autrement dès qu'il s'attaqua à la questiondu matériel de l'armée et à son équipement en vue de la

guerre dont il pressentait l'imminence. C'est que, cette

fois, il ne s'agissait plus seulement d'un problème en quel-

que sorte technique, n'intéressant pas le grand public et

sans conséquences budgétaires sérieuses.

Dès juillet 1911, il envisagea des mesures d'ensemble

pour combler les lacunes qu'il constatait de toutes partset dont il voyait le danger : insuffisance de l'armement de

l'infanterie et de la dotation des corps en mitrailleuses,absence presque complète d'artillerie lourde mobile, fai-

blesse de nos approvisionnements en munitions, pauvretéen matériel technique (optique, transmissions, etc...), dé-

fectuosités du service de l'intendance qui conservait

encore les procédés de ravitaillement du Second Empire,

pénurie en moyens d'instruction et en terrains de manoeu-

vres, manque presque complet d'aviation et d'aéronau-

tique, etc., etc..

Page 43: Avec Joffre de Agdair à Verdun

26 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Nous allons voir qu'il rencontra des difficultés de toutes

sortes dans la réalisation des mesures qu'il proposa pour

redresser cette situation et qu'il lui fallut même en aban-

donner plusieurs, de sorte qu'au début des hostilités notre

infériorité en matériel et en instruction eut des consé-

quences souvent tragiques. Des polémiques se sont enga-

gées à ce sujet, les accusations se sont croisées, les plusviolentes et souvent les moins justifiées. L'Administra-

tion de la Guerre, le Haut Commandement, l'État-Majorde l'armée, les hommes qui se sont succédé au pouvoiravant 1914, le Parlement enfin, ont été tour à tour accusés

et condamnés avec un acharnement d'autant plus grand

que les passions politiques et les questions de personnesne tardèrent pas à entrer en jeu et même à prendre une

importance prépondérante dans le débat.

Avant de passer en revue les différentes questions quenous venons d'énumérer, il est donc utile de rechercher,au préalable, les causes réelles de l'infériorité de notre

organisation militaire. Je crois que cette recherche peutêtre faite maintenant en toute sincérité et sans blesser

aucune susceptibilité.

Il y a tout d'abord la mentalité générale du pays dans

les quinze années qui précédèrent la guerre. A mesure que

s'effaçaient les souvenirs de l' « année terrible », la proba-bilité d'une guerre nouvelle semblait diminuer chaque

jour. Que de conflits entre nos voisins de l'Est et nous,l'affaire Schnoebelé, celles de Tanger et des déserteurs de

Casablanca entre autres, s'étaient réglés pacifiquement!Sur d'autres points sensibles de l'Europe, notamment dans

les Balkans, la mainmise de l'Autriche sur la Bosnie, en

1908, après avoir produit une grosse émotion, n'avait

pas amené de conflit armé; même les guerres balkaniquesde 1912 avaient pu être localisées. L'équilibre obtenu parla formation des deux grands groupements européens,Entente cordiale et Triple alliance, était aux yeux du

Page 44: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 27

petit nombre des Français qui suivent réellement les ques-tions de politique internationale, assez stable pour assurer

la paix et, tout au moins, nous mettre à l'abri d'une attaquede nos voisins d'outre-Rhin. Quant aux projets qu'avaient

pu nourrir les fils des vaincus de 1870, ils étaient tacite-

ment abandonnés !

L'apparition de la Panther devant Agadir, l'attitude

hautaine et, à certains moments, véritablement odieuse

du Gouvernement allemand au cours des interminables

discussions qui suivirent, suscitèrent dans les milieux

informés et dans une partie de l'opinion publique une émo-

tion indéniable, mais qui ne fut pas partagée par la grandemasse du pays. Ce ne fut qu'à la fin de l'année 1912, c'est-à-

dire dix-huit mois seulement avant la guerre, que le dépôt,sur le bureau du Reichstag, d'un projet de crédit extraor-

dinaire d'un milliard de marks pour augmenter les effec-

tifs déjà énormes de l'armée allemande et développer les

achats d'un matériel déjà suffisant pour répondre à tous

les besoins, puis l'attitude nouvelle de la presse d'outre-

Rhin, ouvrirent enfin les yeux de ceux qui, jusque-là,les avaient volontairement fermés. Encore se trouva-t-il,surtout parmi les hommes politiques qui ne voulaient ou

ne pouvaient pas modifier leur attitude antérieure, des

pacifistes impénitents qui refusèrent obstinément de se

rendre à l'évidence.

Nous verrons en détail sous quelle forme se manifesta

ce revirement de l'opinion du pays. Trop tardif pour pou-voir modifier notre situation militaire, en ce qui concerne

les questions de matériel, il permit tout au moins, grâceà la loi de trois ans, d'augmenter nos effectifs et de ren-

forcer la couverture.

Mais on peut affirmer que jusque-là, c'est-à-dire jus-

qu'aux premiers jours de 1913, les questions militaires

étaient reléguées au second plan dans les préoccupations

Page 45: Avec Joffre de Agdair à Verdun

28 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

de l'opinion publique et que le Parlement mettait une mau-

vaise volonté évidente à accepter toute dépense nouvelle

pour l'armée.

En voici une preuve.Sous l'influence du développement des idées pacifistes,

en raison aussi de la prospérité du pays, où des débouchés

tous les jours plus nombreux s'offraient à la jeunesse, le

recrutement du cadre des officiers et de celui des sous-offi-

ciers de carrière devenait chaque jour plus difficile. Le

nombre des candidats aux Écoles militaires diminuait dans

une proportion inquiétante ; celui des rengagés restait très

inférieur aux chiffres prévus dans la loi et par suite le

niveau de ceux que l'on était obligé d'accepter devenait

de plus en plus faible.

Des mesures s'imposaient pour remédier à cet état de

choses, dont les conséquences pouvaient devenir graves.Il fallait rehausser la situation morale des officiers et des

sous-officiers qu'il était de bon ton dans les classes dites

éclairées et de tradition dans les autres de chercher à

amoindrir par tous les moyens; il fallait aussi améliorer

leur situation matérielle, réellement misérable. Le premierde ces résultats ne pouvait être obtenu que progressive-

ment, par une série de mesures politiques, administratives

et même sociales; rien n'empêchait au contraire que le

second fût atteint immédiatement.

Sur l'initiative du général Joffre et malgré l'opposition

perlée de la Direction du contrôle — nous aurons l'occasion

d'y revenir — un projet d'augmentation des soldes fut

établi et déposé sur le bureau de la Chambre des Députés.Il entraînait une dépense annuelle d'une cinquantainede millions. Prévoyant l'hostilité des partis avancés, on

avait prudemment dosé les augmentations proposées qui,au lieu d'être proportionnelles aux anciens traitements,allaient en diminuant avec le grade et se réduisaient à

quelques centaines de francs par an pour les généraux.

Malgré cette précaution, le projet rencontra une vive

Page 46: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 29

opposition. La discussion fut longue, pénible, parfois humi-

liante pour l'armée. Elle donna lieu à des attaques répé-

tées, timidement relevées d'ailleurs, à de véritables mar-

chandages et le projet ne fut finalement adopté que grâceà une circonstance bien inattendue : le vote récent d'un

crédit trois fois plus élevé au profit des instituteurs !

Je sais bien qu'après le réveil sanglant de 1914, les défen-

seurs du Parlement affirmèrent que celui-ci n'avait jamaisrefusé les crédits qu'on lui avait demandés pour la défense

nationale.

D'abord cette assertion n'est pas exacte. Le Temps du

16 juillet 1914 donne les chiffres suivants qui ne furent pasdémentis et qui tranchent la question :

Année Crédits demandés Crédits votéspour le matériel par le Parlement

1901 .... 95 millions 60 millions1902. ... 98 — 49 —

1903 .... 59 — 31 —

1904. ... 61 — 28 —

1905. ... 44 — 26 —

1906 .... 59 — 76 —

1907 .... 33 — 23 —

1908. ... 88 — 60 —

1909 .... 98 — 66 —

1910. ... 81 — 88 —

1911 .... 113 — 86 —

1912. 98 — 84 —

1913. ... 115 — 119 —

1.042 millions 796 millions

Mais il y a plus. Les différents services de l'Administra-

tion centrale, État-Major de l'armée et Directions d'armes,avaient l'ordre de se tenir, dans l'élaboration de leur projetde budget, aux chiffres de l'année précédente, toute dépensenouvelle devant, en principe, être compensée par une réduc-

tion équivalente. L'ouverture des crédits nouveaux, l'aug-

Page 47: Avec Joffre de Agdair à Verdun

30 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

mentation des dépenses antérieures n'étaient acceptées quedans des cas exceptionnels et après des marchandagesentraînant une réduction sensible des sommes jugées néces-

saires par les services intéressés.

Pourquoi des prescriptions aussi rigoureuses?Il serait profondément injuste d'incriminer le patrio-

tisme et la bonne volonté des nombreux ministres qui se

sont succédé rue Saint-Dominique (1). Mais, peu au courant

des questions financières et surtout techniques, ils se re-

tournaient fatalement vers la Direction du contrôle, quandleur collègue des Finances leur imposait de réduire leurs

propositions de dépenses. C'est cette Direction, conseil et

appui du ministre pour toutes les questions budgétaires,seule apte à l'étayer devant les Commissions du Parlement

ou pendant la discussion de la loi des finances, qui était

chargée de répartir entre les services de la guerre la réduc-

tion d'ensemble imposée.Or elle était composée de fonctionnaires d'une valeur

technique indiscutable mais pour qui les considérations

administratives et financières primaient toutes les autres.

Sortis du cadre des officiers des armes combattantes ou du

Service de l'Intendance, à moitié civils, à moitié mili-

taires, ils mettaient, si l'on peut dire, leur point d'honneur

à oublier leur origine et à n'envisager les questions qu'au

point de vue de leurs conséquences pécuniaires. Ils refu-

saient de se placer sur le terrain militaire pour apprécierleur importance relative et leur degré d'urgence.

Un petit incident, auquel je fus mêlé, montre bien dans

quel esprit le Contrôle s'opposa à certaines mesures pro-

posées par l'État-major de l'armée ou par les Directions

d'armes.

Quand il eut l'idée de l'augmentation des soldes, dont

(1) J'en ai connu cinq de juillet 1911à juillet 1914 : MM.Messimy,Mille-rand, Etienne, Noulens et Messimy (pour la deuxième fois).

Page 48: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 31

j'ai raconté les vicissitudes devant le Parlement, le généralJoffre en fit faire une première étude par ses officiers et

en parla directement au ministre. Mais avant d'aller plus

loin, il me prescrivit d'aller en informer le directeur du

Contrôle. Il pressentait de sa part une opposition qu'il

espérait désarmer en partie par cet acte de déférence.

J'exposai au Directeur, le contrôleur général Mauclère

et à son adjoint, le contrôleur de Lavit, un ancien cama-

rade de lycée et d'École de guerre, l'économie du projetet notamment les avantages prévus pour les sous-officiers

rengagés.Les deux contrôleurs furent d'accord pour trouver

« insensé » de faire aux sous-officiers une situation qu'ils

jugeaient supérieure à celle qu'à leur âge et avec leurs

capacités ils trouveraient dans la vie civile. Aucun chef

d'industrie, disaient-ils, ne consentirait à des sacrifices

pareils qui le mèneraient à la ruine.

« Vous avez tout à fait raison, fis-je observer, au point de

vue financier, mais la question n'est pas là. Est-il nécessaire

ou non d'avoir un cadre de sous-officiers de carrière suf-

fisamment nombreux et de valeur réelle? Est-il vrai ou

ne l'est-il pas qu'avec leur traitement actuel et les maigres

avantages que leur confèrent les lois existantes, ces cadres,nous ne les avons pas et nous ne les aurons jamais? Con-

clusion : que les sacrifices demandés au Trésor soient

excessifs ou non, il faut les consentir. »

Inutile d'ajouter que je quittai leur bureau sans les avoir

convaincus et que l'opposition prévue par le généralJoffre ne fut pas désarmée.

Pour revenir à nos ministres, il ne faut pas oublier non

plus que, comme les autres hommes politiques, ils étaient

plus ou moins sous l'influence de l'opinion pacifiste quidominait en France, ainsi qu'en Angleterre d'ailleurs.

Jusqu'à 1912 tout au moins, il ne leur vint pas à l'idée que la

catastrophe était imminente et que des mesures radicales

s'imposaient d'urgence.

Page 49: Avec Joffre de Agdair à Verdun

32 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Les dirigeants de l'armée ont aussi leur part de responsa-bilité dans l'insuffisance de notre préparation à la guerre et

cette part est très lourde.

Sans doute, l'Administration centrale de la Guerre n'a

jamais brillé par son esprit de prévoyance et d'organisartion. Sans remonter au désordre inexprimable qui marquala campagne d'Italie, et à celui, autrement néfaste, de la

guerre de 1870, qui ne se souvient des malfaçons lamenta-

bles de l'expédition de Madagascar?Mais enfin, fermement dirigés par des chefs ayant de

l'autorité et de l'esprit de suite, les bureaux de la rue Saint-

Dominique, composés d'officiers de réglle valeur, peuventtravailler utilement et avoir un très bon rendement. Leur

dévouement est absolu et, en cas de crise, on peut leur

demander tout ce qu'on veut, sans lasser leur zèle et leur

bonne volonté. Les débuts de la guerre de 1914 nous ont

donné la preuve de ce qu'est leur capacité, quand ils sont

aiguillés dans la bonne voie. La mobibsation des divers

éléments constituant les armées, leurs transports, leurs

débarquements, la concentration de nos forces, toutes opé-rations préparées de longue main, se firent dans des condi-

tions parfaites et ne donnèrent lieu à aucun mécompte,

malgré leur extrême' complexité.

En réalité, si notre organisation présentait, au pointde vue matériel, des lacunes graves, ce ne sont pas les

bureaux qui sont les plus coupables : il faut remonter plushaut et plus loin pour en trouver la cause.

Frappés des désastres causés par notre passivité de

1870 et des succès éclatants que la manoeuvre avait pro-curés aux armées prussiennes dans cette campagne et déjàen 1866, notre enseignement militaire s'était entièrement

orienté du côté de la guerre de mouvement et de l'offen-

Page 50: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 33

sive. Même les constatations de la campagne du Transvaal

et de celle de Mandchourie ne changèrent point ces ten-

dances. C'était là, affirmait-on, des exceptions explicables

par les conditions spéciales dans lesquelles s'étaient dérou-

lées ces expéditions lointaines, bien différentes de la guerre

que nous avions à prévoir sur nos frontières.

Cet esprit d'offensive, excellent en lui-même, s'exagéra

peu à peu sous l'influence de quelques hommes ardents,au premier rang desquels il faut placer le colonel Loiseau

de Grandmaison (1). En partant du principe que, pourobtenir le succès, il faut, dans le domaine de la stratégiecomme dans celui de la tactique, imposer sa volonté à

l'adversaire, ce qui est parfaitement juste, on en déduisait,affirmation beaucoup plus contestable, que seul le mouve-

ment en avant permet d'obtenir ce résultat. Tout se ré-

duirait donc à obtenir la supériorité morale et l'initiative

manoeuvrière et les questions de matériel peuvent passerau second plan.

On sous-estima systématiquement la défensive, accusée

de laisser à l'adversaire sa liberté d'action et l'initiative des

mouvements. On fut ainsi conduit à négliger les éléments

essentiels de cette défensive, la puissance du feu et l'orga-nisation du terrain.

Dès lors, puisqu'on ne devait faire qu'une guerre de

mouvement, il ne pouvait y avoir que des inconvénients

à se charger d'un matériel encombrant et inutile :— le moins de mitrailleuses possible pour l'infanterie :

leur mise en action ralentit le mouvement en avant quidoit être rapide et sans arrêt;

—suppression ou réduction de tous les impedimenta

susceptibles de surcharger le combattant et de ralentir son

action. Plus de tentes individuelles, des outils portatifsaussi légers que possible. Les cuisines roulantes même,dont toutes les armées avaient reconnu l'intérêt, étaient-

(1) Tué à Soissons,dans les premiers mois de la guerre.

AVECJOFFRE

Page 51: Avec Joffre de Agdair à Verdun

34 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

elles bien utiles et ne seraient-elles pas le plus souvent

une cause de retards et d'embarras?—

peu ou pas d'artillerie lourde de campagne. Pourquoien encombrer les colonnes, puisqu'une guerre logiquementconduite ne doit pas donner à l'ennemi le temps de s'ins-

taller sur le terrain et de s'y retrancher de façon sérieuse?

La première qualité à demander à l'artillerie est la mobilité,la puissance passe au second plan. Son action principaleest de contrebattre l'artillerie ennemie. Débarrassée du

feu de cette artillerie, notre infanterie saura bien à elle

seule mener le combat de bout en bout et obtenir le succès

par ses propres moyens.— réduction du rôle de la fortification permanente,

accusée d'absorber des effectifs et des ressources plusutilement employées ailleurs et d'exercer sur les armées en

opérations une attirance fâcheuse.

Quand j'étais adjoint au cours d'artillerie de l'École

de guerre, le titulaire du cours d'infanterie, le colonel de

Maud'huy, brillant chasseur à pied qui se vantait de n'avoir

pas une heure de pantalon rouge à se reprocher depuis sa

sortie de Saint-Cyr, chef remarquable d'ailleurs et animé

d'un entrain qui, au début de la guerre, devait le pousseraux postes les plus élevés, me prit un jour par le bras et

m'entraînant sous les colonnades de la cour d'honneur de

l'École militaire :

« Voyons, me dit-il, nous sommes seuls et les élèves ne

nous entendent pas. Soyez franc, vous êtes comme moi,

l'artillerie, vous n'y croyez pas! »

Ces doctrines outrancières avaient fini par fausser les

meilleurs esprits et par pénétrer jusque dans les règlementsofficiels. Dans celui de l'infanterie, en vigueur au début

de la guerre (Règlement du 20 avril 1914), on lit, au chapitredu combat :

« La progression (de l'infanterie) s'effectue par bonds

Page 52: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 35

rapides appuyés par le tir de l'artillerie et par le feu des

fractions voisines jusqu'à ce qu'on soit assez rapprochéde l'ennemi pour l'aborder d'un dernier bond à l'arme

blanche. »

Il n'est pas fait mention, ni de liaison entre l'artillerie

et l'infanterie, ni de préparation de l'attaque par le feu

de l'artillerie.

Le Règlement dit bien encore que l'infanterie agit parle mouvement et par le feu et qu'il faut généralement quele feu (il s'agit naturellement de celui du fusil) lui ouvre la

voie, mais il appuie sur le principe que seul le mouvement

en avant, poussé jusqu'au corps-à-corps, est décisif et irré-

sistible; sans doute, mais à condition que cette ruée en

avant soit possible et elle ne le sera que si l'artillerie lui

a ouvert le chemin. Sans elle, la meilleure infanterie

viendra se briser devant les obstacles que l'ennemi accu-

mulera devant elle en utilisant à la fois la puissance de son

feu et celle de ses organisations défensives.

Les cerveaux étaient tellement imprégnés de cette mys-

tique de l'offensive à outrance, que même les premièresbatailles de la guerre, Morhange, Gharleroi, ne suffirent pasà les en délivrer. A l'automne de 1914, un officier appeléà de hautes destinées militaires, ne disait-il pas encore

qu'il fallait rechercher les combats dans les bois, où, l'ar-

tillerie étant impuissante, la décision devait revenir à la

meilleure des deux infanteries en présence? Le résultat,on le connaît : le bois Le Prêtre, Mortmart, La Grurie,

l'Argonne, lugubres cimetières où dorment par milliers

d'héroïques fantassins, tombés sans que le sacrifice de leur

vie ait eu d'autre résultat que de briser l'élan de ceux quileur ont survécu et ont pris leur place devant les fils de fer

et les mitrailleuses de l'ennemi.

C'est certainement dans cette croyance exaspérée en

la toute puissance de la manoeuvre tactique, dans le dédain

Page 53: Avec Joffre de Agdair à Verdun

36 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

qu'elle fit naître pour toutes les questions de matériel,

qu'il faut voir une des causes principales des lacunes de

notre préparation d'avant-guerre.Une revue rapide des questions sur lesquelles s'est porté

l'effort du général Joffre en donnera la preuve.

Page 54: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE V

ARMEMENT DE L'INFANTERIE

ET DE L'ARTILLERIE

Il y a peu à dire au sujet de l'armement de l'infanterie.

Quoique déjà très ancien, notre fusil, récemment doté

d'une balle qui améliorait sensiblement ses propriétés

balistiques, était suffisant.

Néanmoins, après de longues études, des expériencesavaient été faites avec un fusil à répétition et un fusil

mitrailleur. Nous étions prêts à en entreprendre la fabrica-

tion le jour où une puissance étrangère se serait décidée à

modifier dans ce sens son propre armement.

On sait d'ailleurs que, contrairement aux données

antérieurement acquises, l'arme individuelle de l'infanterie

ne devait jouer qu'un rôle assez restreint au cours de la

guerre. Dans le combat rapproché, elle fut détrônée parla grenade, aux grandes distances par la mitrailleuse.

Après d'interminables études, des essais dispendieuxet de nombreux déboires, nous avions enfin adopté un

type de mitrailleuse, dit de Saint-Étienne, qui fonctionnait

bien. Dix ans plus tôt, en 1902, des pourparlers avaient été

engagés avec la Maison Hotchkiss, pour lui acheter le

brevet d'une mitrailleuse qui donnait toute satisfaction,mais cette solution avait été rejetée sous l'influence du

service de l'artillerie, chargé de l'armement de toute l'armée,infanterie comprise. Il ne voulait pas être tributaire de

l'industrie privée et mettait son point d'honneur à avoir

sa mitrailleuse à lui.

Page 55: Avec Joffre de Agdair à Verdun

38 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Quoi qu'il en soit, toutes nos troupes d'infanterie en

étaient dotées, mais en nombre restreint (une section par

bataillon). Cette dotation paraissait suffisante en raison

de la répugnance que nous avons signalée à l'utiliser de

façon courante dans le combat. Aux manoeuvres et dans

les exercices, les mitrailleurs, traités en parents pauvres,maintenus en arrière des troupes de choc, ne pouvaientsuivre que péniblement les lignes de tirailleurs qui pro-

gressaient sans arrêt. C'est à peine s'ils arrivaient à s'ins-

taller de temps en temps sur le terrain, pour repartir aus-

sitôt. Toujours la ruée en avant sans tenir compte ni

du terrain, ni du feu de l'adversaire...

La question de l'armement de l'artillerie était beaucoup

plus délicate.

En juillet 1911, le matériel d'artillerie dont devaient

être dotées les armées, comprenait seulement, en dehors

du 75 :

1° Un nombre assez restreint (une quarantaine de bat-

teries) de pièces de 120 court, système Baquet, matériel à

tir lent, peu précis et de faible portée. Il était aban-

donné en principe et on ne le conservait qu'à titre pro-visoire.

2° Une centaine de canons de 155 court à tir rapide,

pièces modernes, puissantes, relativement mobiles, présen-tant des dispositions techniques très ingénieuses, mais de

portée assez faible (6 kilomètres environ). Encore faut-il

remarquer que ce dernier matériel n'avait été demandé

ni par l'État-Major de l'armée, ni par le service de l'artil-

lerie. On l'avait adopté grâce à l'intervention particuliè-rement persuasive de son inventeur, le commandant

Rimailho, et ce ne fut qu'après son adoption que se posala question de son emploi (ce n'était pas la première fois,hélas! que l'Administration de la Guerre avait mis la

charrue devant les boeufs). Dans le doute, on n'avait

Page 56: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 39

commandé à l'usine de Saint-Chamond que 120 exem-

plaires de ce matériel. Comme le 120 court, le 155 court

Rimailho ne devait pas être réparti a priori entre les

corps d'armée, mais constituer une réserve d'armée.

En outre, de nombreuses pièces lourdes de modèles

variés (95 Lahitolle et le matériel du système de Bange,120 long, 155 long et court, mortier de 220) toutes pièces

déjà anciennes mais possédant quelques qualités balisti-

ques remarquables et d'une robustesse à toute épreuve,constituaient le matériel de siège et de place. Elles étaient

destinées à l'attaque et à la défense des ouvrages de forti-

fication permanente et étaient organisées en équipagesde siège. Elles ne possédaient aucun moyen de transport

propre et il n'avait jamais été question d'en doter les

armées de campagne.

En face de nous, l'artillerie allemande, en outre des

canons légers de 77mm, disposait de toute une série de piècesde portée et de puissance différentes (105, 130, 150, 210mm)

appartenant normalement aux divisions, aux corps d'ar-

mées et aux armées.

Si les pièces légères étaient, à tous les points de vue

(efficacité, rapidité du tir, etc..) nettement inférieures à

notre 75, les matériels d'artillerie lourde, tous modernes,

joignaient à une mobilité suffisante des qualités remar-

quables de puissance (obusiers) ou de portée (canons).Les Allemands possédaient en outre un matériel de siège

composé de pièces de plus gros calibre, notamment leur fa-

meux mortier de 420 dont l'obus de 900 kilos produisit, au

début de la campagne, des effets considérables, non seule-

ment au point de vue matériel, mais à un degré encore plus

élevé, au point de vue moral. Ils firent également usage, sur

le front occidental, contre les ouvrages fortifiés de la Bel-

gique et de notre frontière du Nord-Est, d'obusiers de

305 autrichiens, pièces excellentes établies par les usines

Skoda, en Bohême.

Page 57: Avec Joffre de Agdair à Verdun

40 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Nous avons déjà montré comment on peut expliquer,

en partie tout au moins, cet état de choses, par les tendances

de notre État-Major et des milieux influents de l'armée qui,

comptant avant tout sur le moral et la valeur des troupes,

sous-estimaient la puissance du feu et l'importance de la

fortification du champ de bataille. Ils regardaient comme

secondaires les questions de matériel et réclamaient la

mobilité, aux dépens de la puissance.Pour des motifs différents, il était, d'autre part, accepté

volontiers par les techniciens de l'artillerie.

Ceux-ci connaissaient la supériorité incontestable du

75 sur tous les canons d'artillerie légère eh service à l'étran-

ger. Ils savaient les effets foudroyants de son obus explosif

contre les troupes à découvert et les abris légers, effets tels

que, de l'aveu même des Allemands, ils furent, en 1914,

un des éléments déterminants de leur défaite sur la

Marne.

N'était-on pas, d'autre part, sûr le point de résoudre le

seul problème qui pour eux se posât encore : celui de l'effi-

cacité sur des troupes défilées dans des tranchées ou par

les formes mêmes du terrain? S'il l'avait été, chez presquetoutes les puissances étrangères, par l'adoption d'obusiers

légers, nous étions en situation de le faire de façon plus

élégante et surtout plus économique, avec notre seul 75.

Son obus explosif était en effet muni depuis quelques

années d'une fusée à retard donnant, grâce aux ricochets,

une efficacité réelle sur les troupes abritées par des tran-

chées du type du champ de bataille. En outre un dispositif

nouveau, inventé par le commandant Malandrin, une pla-

quette qui, placée sur l'ogive du projectile, le freinait sur

sa trajectoire, devait permettre, grâce à l'augmentation de

l'angle de chute, de battre des pentes que le tir normal

du 75 laissait en angle mort.

Au besoin, on pourrait avoir recours à cet effet aux

charges réduites, mais on leur trouvait l'inconvénient de

compliquer le ravitaillement et le service de la pièce.

Page 58: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 41

Que désirer de plus?La puissance? Mais tout le monde était d'accord pour

prévoir que, dans la période des opérations actives, on

n'était pas exposé à rencontrer des obstacles contre les-

quels l'obus explosif de 75 serait impuissant. Si, dans le

développement ultérieur de la campagne, on se heurtait

à des organisations permanentes, ou du type de cette for-

tification, on les masquerait, puis des troupes spécialesvenues de l'arrière en feraient le siège, en utilisant le

matériel de Bange entreposé dans les places.La portée? On savait bien que les armées allemandes dis-

posaient de pièces portant beaucoup plus loin que les

nôtres, mais on estimait qu'elles ne pourraient pas tirer

un parti efficace de cette supériorité et, cela, pour des motifs

d'ordre purement technique.On considérait, en effet, comme indispensable pour la

discipline et la conduite du feu que le capitaine restât

à proximité de sa batterie pendant toute l'exécution du tir.

D'autre part, on jugeait impraticable, en raison des diffi-

cultés de transmission — le téléphone n'inspirait aucune

confiance — de placer un poste d'observation en avant et

loin de la batterie. Comme, enfin, on n'envisageait pasencore l'emploi courant de l'avion pour l'observation d'ar-

tillerie, on en concluait naturellement que l'observateur

du tir ne pouvait être que le commandant de batterie

lui-même maintenu, en toutes circonstances, à côté de ses

canons. Il était donc illusoire de vouloir tirer au delà de la

portée pratique d'observation, comptée à partir de la bat-

terie. Cinq à six kilomètres paraissaient les portées maxima

pratiquement réalisables par l'artillerie de campagne, les

distances normales de tir restant au-dessous de 4.000 mètres.

Aux écoles à feu, neuf tirs sur dix s'exécutaient entre

2.000 et 3.000 mètres.

Quel démenti l'expérience de la guerre devait, dès le

premier jour, donner à un raisonnement en apparence si

logique !

Page 59: Avec Joffre de Agdair à Verdun

42 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Enfin, l'unité de calibre dans la division et dans le

corps d'armée facilitait dans une grande mesure le ravitail-

lement en matériel et en munitions. Elle évitait toute chance

d'erreur sur le champ de bataille. On admettait qu'il était

prudent de n'exiger des canonniers, dont beaucoup appar-

tiendraient à des classes relativement anciennes, que le

maniement d'un seul matériel, avec un ou deux types de

projectiles et un ou deux modèles de fusées.

On croit rêver quand on se rappelle ces craintes univer-

sellement répandues avant la guerre et quand on penseà l'extraordinaire complication du matériel, des projectiles,des charges et des fusées que nos canonniers, même ceux

des plus vieilles classes, ont maniés sans difficulté sérieuse

au cours de la campagne! Un officier de mon état-major

fit, dans la dernière année de la guerre, le calcul qu'il y

avait 41 manières différentes de faire varier les éléments

du tir d'un canon de 120 long (projectiles, charges, fusées).

Telles sont les considérations techniques, en' apparence

secondaires, dont il faut tenir compte, si l'on cherche à

expliquer notre situation en 1911, au point de vue du maté-

riel d'artillerie.

Mais, si cette manière simpliste de résoudre le problèmesuffisait à la plupart de nos experts militaires, tant tech-

niciens que tacticiens, et donnait satisfaction au Gouver-

nement et au Parlement, puisqu'elle n'entraînait aucune

dépense nouvelle, quelques esprits plus avisés en compre-naient tout le danger et ne cachaient pas leurs inquiétudes,en constatant ce qui se passait chez nos voisins de l'Est et,de façon plus générale, dans la majorité des armées étran-

gères.Au premier rang de ceux qui s'élevaient contre l'opinion

de la majorité, il faut citer le général Silvestre. Il avait

suivi, comme représentant de la France, les opérations de

Page 60: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 43

la guerre de Mandchourie, et en était revenu convaincu de

la nécessité de doter nos armées d'obusiers puissants et

de canons à longue portée. Il se heurta à l'opposition des

apôtres du 75, regardé comme l'arme universelle, propre

à toutes les besognes et ne put rien obtenir.

Il y avait aussi le général Foch. Au printemps de 1911,

alors qu'il commandait l'École de guerre et que j'étais

adjoint au cours de tactique générale, il me fit appeler.Je le trouvai arpentant son bureau et mâchonnant le

cigare qu'il ne quittait que pour prendre sa pipe.« Asseyez-vous là, me dit-il, et écoutez. Les Allemands,

77, 105, 120, 150, 210. » (C'était l'énumération des

calibres des bouches à feu dont étaient dotées leurs

armées mobilisées.) « Et nous? 75, et puis 75, et encore

75. Étudiez la question et faites-moi une conférence là-

dessus. »

Dans le langage sibyllin dont il était coutumier, le géné-

ral posait toute la question de l'artillerie lourde. Je la fis,

sa conférence, et ce ne fut pas commode. Car les documents

manquaient. Je ne pouvais m'appuyer que sur les ensei-

gnements de la guerre du Transvaal et de celle de Mand-

chourie. Or ces campagnes différaient à tous égards de celle

que nous avions à préparer. On n'y avait fait, en particu-

lier, usage que de matériels à tir lent : l'introduction des

canons à tir rapide modifiait profondément les conditions

du problème. Contrairement à l'opinion de plusieurs col-

lègues du cadre de l'École et malgré l'ambiance « chasseur

à pied ", j'avais néanmoins conclu en demandant que le

corps d'armée fût doté d'un obusier de calibre moyen

(120mm) et que l'on constituât des artilleries d'armée

comprenant des obusiers de 155mm, des canons longs de

10 c. et, éventuellement, des mortiers de gros calibre.

Dans les premières semaines de la guerre, me trouvant,

comme de coutume, en mission à la 5e armée, je rencontrai

près de Fismes le colonel Besse, qui avait été longtemps

Page 61: Avec Joffre de Agdair à Verdun

44 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

membre de la Commission de tir de l'artillerie de campagneet ensuite professeur à l'École de guerre.

— Eh bien, lui dis-je, mon colonel, croyez-vous main-

tenant à l'artillerie lourde?— Pas encore ! me répondit-il,

Quelle peine on a à renoncer aux idées et surtout aux

préjugés du milieu dans lequel on a longtemps vécu !

Particulièrement documenté à ce sujet, notamment parle général Silvestre, le général Joffre partageait sa manière

de voir sur l'urgence de la création d'une artillerie lourde

de campagne. Il s'en préoccupa dès juillet 1914 et, dans la

persistance de ses efforts pour y parvenir, malgré les

oppositions et les embûches qu'il rencontra, il donna une

première preuve de cette opiniâtreté qui devait devenir

légendaire.Il commença, comme il était indiqué, par s'adresser aux

services techniques compétents. Il leur demanda dans

quels délais ils pourraient fournir un matériel d'artillerie

lourde réunissant, ainsi que les progrès de l'industrie

métallurgique permettaient de le faire, la puissance et la

portée à une mobilité compatible avec les nécessités de la

guerre de mouvement.

Les études concernant les matériels nouveaux étaient

alors réunies entre les mains d'un certain nombre d'officiers

généraux et supérieurs d'une compétence technique indis-

cutable. Plusieurs d'entre eux avaient heureusement par-

ticipé à la mise au point du 75, dont le véritable créateur

fut le colonel Duport. Étroitement unis, ils avaient peu à

peu réussi à écarter et à décourager les initiatives d'hommes

dont la guerre a depuis démontré la haute valeur et le sens

pratique (le commandant Filloux, par exemple, à qui nous

devons le 155 à grande puissance, une des pièces les plus

remarquables qui aient été réalisées pendant la campagne).Une fois maîtres du terrain, ils avaient entrepris une série

d'études, souvent très ingénieuses, mais sans arriver à

Page 62: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 45

faire sortir un matériel satisfaisant. Nous avons vu les

motifs réels de ces lenteurs et de ces atermoiements.

Le directeur de l'artillerie dut avouer qu'il n'était pasen mesure de mettre à l'essai des matériels nouveaux, avant

un an où deux au plus tôt, même s'ils donnaient satis-

faction; il faudrait ensuite acquérir l'outillage nécessaire

à la fabrication. La mise en service de ces matériels ne

pouvait donc être prévue avant quatre ou cinq ans.

Ce n'était pas là ce que voulait le général. Immédiate-

ment il obtenait du ministre le remplacement du directeur

et lui faisait donner un successeur, dont il connaissait l'ac-

tivité et le sens pratique.En même temps, il chargeait le général de Lamothe,

inspecteur des études et des expériences techniques de

l'artillerie, de prendre la question en main, avec ordre

de faire appel à toutes les compétences et de s'adresser à

l'industrie privée, puisque les services d'État étaient

défaillants.

Un programme, établi par une commission composée de

techniciens et d'officiers d'état-major, fut envoyé à nos

industriels, entre qui un concours fut ouvert. En raison

de la nécessité d'aller vite, on ne laissa que quelques mois

aux concurrents : ceux-ci ne purent donc présenter quedes modèles déjà étudiés par eux, en général en vue de

commandes à obtenir de puissances étrangères.Tel fut le canon de 105, présenté par la maison Schnei-

der, du modèle d'une pièce fabriquée par cet établissement

pour la Russie. Bien qu'il satisfît dans l'ensemble, comme

portée, puissance et mobilité aux conditions du programme,la Commission se prononça à l'unanimité, moins la voix

de son président, le général de Lamothe, contre son adop-tion : la pièce manquait de précision, le projectile et la fusée

n'étaient pas au point, on pourrait faire mieux, etc., etc..

L'obstruction commençait, ou plutôt continuait, d'au-

tant plus dangereuse qu'elle était inconsciente : on

ne peut mettre en doute la compétence et la bonne vo-

Page 63: Avec Joffre de Agdair à Verdun

46 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

lonté des membres de la Commission. Mais, comme il

arrive si souvent en France, ils ne voyaient que les inconvé-

nients du matériel proposé, sans tenir compte de ses avan-

tages, dont le plus grand était d'exister. Et puis, comme

nous l'avons déjà dit, et comme on ne saurait trop le répé-

ter, ils ne croyaient ni à la nécessité absolue, ni surtout

à l'urgence d'adopter des pièces de ce genre.Le général Joffre passa outre. Secondé par le président

de la Commission et par le directeur de l'artillerie, le

général Mengin, il trouva d'autre part un ferme appui

auprès de M. Millerand, alors ministre de la Guerre. Ils

se rendirent tous deux à Calais, au début de 1912, et aprèsavoir assisté au tir et à la manoeuvre de la pièce proposée,décidèrent sur place la mise en commande de 200 matériels

de ce calibre.

Ces pièces entrèrent en service à partir des derniers mois

de 1914. Elles furent les premiers canons longs modernes

dont nous disposions au début de la guerre et les aînés

des différents matériels Schneider entrés successivement

en service (155 court, 220 court, 280 court, 155 long modèle

1917, 220 long, etc., tous à tir rapide). L'expérience

prouva que les défauts qu'on lui avait prêtés au pointde vue balistique étaient très exagérés.

Les études de la Commission de Lamothe continuèrent,se portant principalement sur l'obusier de campagne. Ce

fut la répétition de ce qui s'était passé pour le 105 : désir

d'avoir un matériel parfait, hésitations que paraissait

justifier l'adoption de la plaquette Malandrin, difficultés

à prévoir pour obtenir de nouveaux crédits, tout conspiraà ajourner la décision de semestre en semestre. Ce ne fut

qu'en 1914 que la question finit par aboutir. On s'était

enfin décidé à adopter un obusier de 120mm présenté parle Creusot. Des tirs devaient même avoir lieu devant le

ministre dans la deuxième quinzaine de juillet. Les événe-

ments les firent supprimer, mais la commande fut passée.

Page 64: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 47

Le 155 court Schneider, identique dans ses dispositions à

cet obusier de 120, mais beaucoup plus puissant, consti-

tua progressivement au cours de la guerre notre artillerie

lourde divisionnaire. Il a été également adopté par l'armée

américaine. C'est une pièce excellente.

Inutile de dire que le général Joffre ne se laissa pas dé-

courager par ces atermoiements. Ne pouvant doter l'armée,dans le délai très court qu'il s'était imposé, d'un systèmemoderne d'artillerie lourde, il résolut d'utiliser, par des pro-cédés de fortune, les matériels anciens du type de Bange.Leur tir était lent, leur mise en batterie difficile, leur trans-

port à organiser de toutes pièces, mais ils étaient d'une

robustesse à toute épreuve, leurs propriétés balistiquesétaient excellentes et ils présentaient enfin l'avantagedécisif d'être disponibles, en quantité considérable, dans

les places fortes et les arsenaux.

Le problème était double. Il fallait d'une part apporterà ces matériels des modifications facilitant leur transportet leur mise en batterie; il était d'autre part nécessaire de

créer des unités nouvelles pour les servir.

Pour le matériel, on se heurta aux objections habituelles.

Les techniciens étaient d'accord pour trouver déplorable

d'engager des dépenses destinées à tirer parti des piècesdémodées qui, un jour ou l'autre, seraient remplacées pardes modèles modernes. C'est ainsi qu'ils s'opposèrent

opiniâtrement à l'aménagement du vieux 120 long sur

l'affût de 155 court Rimailho, ce qui eût beaucoup aug-menté sa mobilité et pouvait être réalisé de suite, puisquel'on possédait l'outillage nécessaire à la fabrication de

cet affût. En face de cette opposition, le général Joffre

était en réalité désarmé, car elle rentrait dans les vues du

contrôle financier et du monde politique, en évitant la

demande de crédits nouveaux, venant s'ajouter à ceux

consacrés à la fabrication du 105.

Page 65: Avec Joffre de Agdair à Verdun

48 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

On ne put réaliser que quelques améliorations de détail,

notamment en ce qui concerne le vieux canon de 155 court,

dit à « col de cygne», et le mortier de 220 qui furent dotés

de dispositifs facilitant dans une certaine mesure la mise

en batterie et l'exécution du tir. Elles étaient néanmoins

insuffisantes pour permettre l'emploi de pièces de ce calibre

dans les armées de campagne et le générai fut réduit à

n'utiliser, au moins provisoirement, que le plus maniable de

tous ces matériels, le canon de 120 long, monté sur « cin-

goli ».

Je ne puis résister, à ce propos, à la tentation de rappeler

ici une petite histoire bien caractéristique de l'inertie de

nos services techniques d'avant-guerre (il paraît qu'ilsont changé depuis...).

En 1898, j'étais officier d'ordonnance du gouverneur de

Briançon. On parlait beaucoup dans les Alpes d'un dispo-sitif employé par les Italiens pour tirer les pièces de gros

calibre, sans plate-forme. Le progrès était important, car

toute plate-forme est lourde, encombrante et longue à

installer. Ce dispositif consistait, disait-on, dans des

« rotaie à cingoli » (roues à ceinture) inventées par un capi-

taine d'artillerie, nommé Bonagente.Deux sous-officiers de l'artillerie à pied, déserteurs, nie

firent un croquis assez complet de cette rotaia, d'ailleurs

fort simple. C'était une ceinture articulée dont les éléments

se composaient de larges plateaux de bois. On en entourait

la jante de chacune des roues de l'affût et, en élargissantainsi leur surface d'appui, on arrivait à tirer partout,même en terrain marécageux.

Le gouverneur de Briançon obtint de faire fabriquer à

l'arsenal une paire de ces rotaie (la dépense fut, je crois,

de 600 ou 800 francs). Puis on hissa un 155 long sur les

hauteurs du Gondran, on entoura les roues des deux cein-

tures et on tira dans des conditions tout à fait satisfai-

santes.

Page 66: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 49

On fit naturellement un rapport et on n'entendit plus

parler de rien.

Six ou sept ans plus tard, une revue militaire allemande

publia des détails sur l'emploi, par les Autrichiens, de« cingoli » qui semblaient ressembler comme des frères à

ceux des Italiens. Vers cette époque, en 1906, j'accompa-

gnais le président du Comité à Bourges où il assista à des

tirs. On lui proposa, en fin de séance, de lui montrer une

pièce de 155 munie d'un dispositif nouveau en cours d'ex-

périences, qui permettrait de tirer sans plateforme.Plus je tournais autour de la pièce, plus ce dispositif

nouveau me semblait une vieille connaissance. Je demandai

à un officier de la Commission de Bourges où il avait été

fabriqué.« Il vient de Briançon, me dit-il, où il était emmaga-

siné depuis plusieurs années. » C'était le mien : il avait

mis huit ans pour aller de Briançon à Bourges et encore

avait-il fallu que l'on eût appris que les Autrichiens l'utili-

saient !

D'ailleurs, au début de 1914, en étaient seuls pourvus les

120 longs destinés à l'artillerie lourde de campagne, quivenait d'être créée (voir p. 46). Le colonel Fetter, le grand

spécialiste de l'artillerie de siège et de place, fut chargéd'en fabriquer par séries à l'arsenal de Toul, placé sous ses

ordres. Bientôt toutes nos pièces lourdes du modèle de

Bange en furent dotées et ils rendirent d'excellents services

pendant toute la durée de la guerre.

Revenons maintenant à notre sujet.Pour le personnel, ce fut une autre affaire. Il fallait créer

des batteries d'artillerie lourde de campagne : or tout le

contingent était utilisé, jusqu'au dernier homme, dans les

corps existants. Faire des prélèvements sur le personnelaffecté aux autres armes, infanterie, cavalerie, génie, il

n'y fallait pas songer, sous peine de provoquer une levée

générale de boucliers. Diminuer le nombre des batteries

AVECJOFFRE 4

Page 67: Avec Joffre de Agdair à Verdun

50 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

de 75 paraissait imprudent, en raison de notre infériorité

numérique déjà sensible en face de l'artillerie allemande.

Le général proposa de supprimer un nombre assez impor-tant de batteries de côtes. Ces superbes unités, aux effectifs

élevés et remarquablement encadrées étaient tout indi-

quées pour former le noyau de l'organisation nouvelle. La

solution était en outre parfaitement logique, puisque notre

entente de plus en plus étroite avec l'Angleterre assurait

la sécurité de nos côtes et nous garantissait contre une

surprise sur un point quelconque du littoral.

Néanmoins, dès que le projet fut connu, il souleva de

véhémentes protestations dans le monde parlementaireet même dans certains milieux militaires. Les populationsdes villes menacées de perdre leur petite garnison s'ému-

rent. Des officiers généraux, qui avaient, rempli du tempsde leur activité les fonctions d'inspecteurs des côtes ou

d'adjoints aux gouverneurs de nos ports militaires, publiè-rent dans des revues de savants articles, où ils démontrèrent

de façon irréfutable que supprimer une batterie à Saint-

Vaast-la-Hougue, à Royan ou à Port-Vendres, c'était

ouvrir la France à l'invasion étrangère.Il fallut négocier. Après de longues discussions, on put

obtenir la transformation de quelques rares batteries de

côte que l'on dédoubla immédiatement, et on se résignaà des prélèvements sur l'artillerie à pied, destinée en

principe à la garnison des places fortes de la frontière.

En fin de compte, une loi du 15 avril 1914 prescrivit

l'organisation de cinq régiments d'artillerie lourde de

campagne. Quatre de ces régiments étaient armés de 155

court Rimailho et, provisoirement, de 120 Baquet, jusqu'àl'entrée en service du canon de 105. Le 5e régiment, cons-

titué à Rueil, fut doté de 120 long de Bange, à traction

hippomobile, en attendant la fin des expériences faites sur

la traction automobile. (Un seul groupe put être muni de

tracteurs avant la déclaration de guerre.) Une fraction

Page 68: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 51

de ce dernier régiment fut d'ailleurs mise à la dispositiondu général Foch, commandant le 20e corps d'armée, pourles travaux de défense du Grand Couronné de Nancy,travaux dont il demanda, au printemps de 1914, l'exécu-

tion immédiate.

Cette organisation ne fut entièrement en vigueur que le

1er juillet 1914, c'est-à-dire un mois avant la déclaration

de guerre!

C'était évidemment un résultat, mais qui n'était pasen rapport avec les efforts faits depuis trois ans par le

général Joffre. En réalité, cet échec partiel était inévitable.

En fait de matériel, notamment de matériel d'artillerie,rien ne s'improvise. Entre le moment où un type de bouche

à feu est adopté, souvent après de longues études, et

celui où il entre réellement en service, avec ses voitures, ses

rechanges, ses agrès et ses munitions, il faut des années.

Ce ne sont pas les hommes qui s'attelèrent à ces questionsà partir de 1911, qu'il faut incriminer, ce sont leurs prédé-cesseurs.

Mais si notre infériorité matérielle du début de la guerren'entraîna pas les résultats désastreux qu'on était en droit

de redouter, si, pour employer l'expression vulgaire, on

put tenir le coup avec le seul 75 contre une artillerie plus

puissante et de portée plus grande, c'est incontestablement

à la valeur professionnelle du corps des officiers qu'on le

doit. Sortis en majorité de l'École polytechnique, les cadres

de l'armée active étaient complétés par les anciens élèves

de nos autres grandes écoles scientifiques : Centrale,

Mines, etc...; ils trouvèrent en eux des auxiliaires incom-

parables. L'ensemble forma un corps d'élite supérieurà coup sûr aux artilleurs allemands : que n'auraient-ils

pas fait, s'ils avaient disposé d'un matériel comparable à

celui de l'ennemi?

Page 69: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 70: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE VI

LES MUNITIONS

La question de notre approvisionnement en munitions

était plus délicate encore à résoudre que celle de l'arme-

ment.

Pour l'infanterie, peu ou pas de difficultés. Nous possé-dions sur tout le territoire des cartoucheries bien organi-sées et dont le rendement pouvait facilement être intensifié

suivant les besoins. Le personnel était, en grande partie,

composé de femmes; la mobilisation ne devait donc pas

y apporter de troubles sérieux. Les matières premièresentrant dans la fabrication : cuivre, poudre, etc.. ne repré-sentaient pas un tonnage considérable; en réalité, le réap-

provisionnement en munitions d'armes portatives fut assu-

ré pendant toute la guerre sans grosses difficultés.

Il en était tout autrement pour celles de l'artillerie,infiniment plus longues et plus difficiles à fabriquer et

exigeant, outre un personnel technique nombreux, un ou-

tillage important et des matières premières en quantitésénormes.

Et d'abord, quel stock de munitions devait-on constituer

en temps de paix, dans quelles conditions convenait-il

de prévoir la fabrication au cours de la guerre ?

On manquait de données à ce sujet. On n'avait aucune

Page 71: Avec Joffre de Agdair à Verdun

54 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

idée de ce que serait la consommation de l'artillerie au cours

du combat, pour le motif que, comme je l'ai dit plus haut,sauf dans les derniers mois de la guerre de Mandchourie,aucun matériel à tir rapide n'avait paru jusqu'en 1912 surles champs de bataille. D'autre part, quelle serait la durée

de la guerre? Les augures de tous les pays, économistes en

tête, étaient d'accord pour affirmer qu'en raison des effec-tifs en présence, de la consommation énorme en denrées

de toutes sortes qui en serait la conséquence, de la cessa-

tion, au moins partielle, des échanges commerciaux, dutrouble profond apporté à la vie des belligérants, elle serait

très courte, quelques mois à peine. Ensuite un des com-

battants, les deux peut-être, seraient tellement épuisés quela lutte cesserait d'elle-même.

L'histoire a prouvé l'erreur des économistes et des pro-

phètes. Les peuples furent bien épuisés comme on l'avait

prévu, mais leur existence était en jeu et ils continuèrent

la lutte.

Faute de données sérieuses, il fallut se contenter d'hy-

pothèses. L'avis du Conseil supérieur de la guerre futdemandé. Après de longues discussions, on se mit d'accord

pour l'approvisionnement en munitions à constituer dès

le temps de paix, sur le chiffre de 1.500 coups par pièce,

qui paraît aujourd'hui infime mais qui, alors, satisfit à

peu près tout le monde. Seule la Commission de tir du

camp de Mailly, dirigée par le colonel Nollet, la jugea tropfaible. Grâce à l'activité de la direction de l'artillerie qui,

pour éviter des difficultés avec le Contrôle, sacrifia en partied'autres dépenses de son budget, d'urgence moins immé-

diate, les approvisionnements étaient à peu près constitués

au début des hostilités. Notons qu'ils étaient légèrement

supérieurs à ceux des Allemands.

Pour le temps de guerre, on organisa la fabrication des

munitions de 75 dans les ateliers de l'État, mais la produc-tion à prévoir était limitée par les ressources que le service

Page 72: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 55

des poudres pouvait mettre à la disposition du ministre

de la Guerre. Le rendement prévu (13.500 coups par jour)fut encore diminué du fait que, pour les motifs que nous

indiquerons plus loin, les armées ne demandèrent dès le

mois d'août que des obus explosifs, dont le chargementétait à base de phénol. Ce produit nous venait d'Allemagneet nous n'en possédions que des quantités limitées. Les

ateliers de l'artillerie ne purent donc fournir qu'un nombre

restreint d'obus, de qualité excellente d'ailleurs, les seuls

qui n'aient donné lieu à aucun mécompte.On n'eut pas l'idée de pousser plus loin les précautions

du temps de paix. On jugea notamment inutile de prévoirla fabrication de munitions de calibres supérieurs au 75.

La guerre ne devait-elle pas être courte, six mois au plus?Nous retrouverons partout cette conviction, cause ou

prétexte du manque général de préparation, aussi bien

dans le domaine industriel qu'au point de vue économiqueou financier. Il en fut d'ailleurs de même de l'autre côté

du Rhin. Cela leur coûta cher, comme à nous du reste.

De part et d'autre, la leçon ne sera pas perdue, espérons-ledu moins en ce qui nous concerne.

Telle était notre situation en août 1914. Il est à noter

que pour le 75, les approvisionnements se composaient

seulement, pour un peu moins de la moitié, d'obus explo-sifs. Dans la batterie, 7 caissons sur 13 étaient chargés en

schrapnells.Cette proportion était d'ailleurs toute récente. Jusqu'en

1911, un seul caisson seulement par batterie contenait des

explosifs. A cette époque, le directeur de l'artillerie, con-

vaincu de la supériorité de cet obus dans toutes les cir-

constances autres que le tir contre des objectifs animés à

découvert, m'avait demandé mon avis sur l'opportunité

d'augmenter la proportion existante.

Je partageais entièrement la manière de voir du général

Mengin : j'avais même insisté, quelques années auparavant,

Page 73: Avec Joffre de Agdair à Verdun

56 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

dans mon cours de l'École de guerre sur l'efficacité, insuf-

fisamment appréciée (1) de l'obus explosif.— Mon général, lui avais-je dit, je suis d'accord avec

vous; il nous faut plus d'explosifs, mais dans quelle pro-

portion? La question est embarrassante; on pourrait,consulter les oracles : le Conseil supérieur de la guerre,

l'État-Major de l'armée, etc.— Si nous entrons dans cette voie, nous n'en finirons

pas. J'ai organisé mon affaire au point de vue des crédits

et je voudrais passer les commandes le plus tôt possible,dans quelques jours.

— Eh bien, mon général, donnez-moi vingt-quatre

heures de réflexion.

Le lendemain, après en avoir référé au général Joffre

et m'être entretenu avec quelques artilleurs du ministère

et du cadre de l'École de guerre, je répondis au directeur

que, sous toutes réserves, une proportion de moitié parais-sait convenable.

Cette proposition fut adoptée, sans autres formalités.

Dès les premières batailles, elle se révéla encore beaucoup

trop faible. En raison de leur efficacité contre le personnelabrité et contre les obstacles, en raison aussi des facilités

qu'ils donnaient dans le tir, en supprimant le problème si.

délicat du réglage de l'évent, les obus explosifs furent

presque exclusivement employés sur tout le front. Quandla bataille de la Marne s'apaisa, vers le 15 septembre, il

n'y en avait pour ainsi dire plus. On possédait encore

beaucoup d'obus à balles, mais ils restaient inutilisés dans

les coffres des unités.

(1) On n'en tirait pas suffisammentaux écolesà feu pour que les officierspussent avoir une idée exacte de leurs effets. De plus, on prenait dans cesexercices des précautions de sécurité qui ralentissaient sensiblement le tir,inconvénient en réalité beaucoup moins grave qu'on ne le croyait alors.Presque jamais, pendant la guerre, on n'a demandé au 75 la vitesse maximaqu'il était possible d'en obtenir. Ni les approvisionnements, ni le matériel,ni surtout le personneln'auraient résisté à un tel effort, s'il avait été le moinsdu monde continu.

Page 74: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 57

Nos adversaires étaient d'ailleurs dans une situation

analogue, au point de vue de la pénurie en munitions. Des

deux côtés la consommation avait dépassé toutes les pré-visions. Des batteries avaient tiré, en quelques jours de

combat, un nombre de projectiles supérieur à leur dota-

tion prévue pour toute la campagne.Nous aurons l'occasion de revenir sur cette crise, d'une

gravité exceptionnelle et sur la manière dont on parvint à

la conjurer, au prix d'efforts acharnés et en dépit de

difficultés en apparence insurmontables.

Page 75: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 76: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE VII

LA FORTIFICATION

Dès l'apparition des explosifs, vers 1890, on s'était préoc-

cupé du renforcement devenu nécessaire de nos ouvragesdéfensifs construits après la guerre de 1870. Le béton devait

être substitué à la maçonnerie, des mesures nouvelles étaient

à prendre pour la protection et la répartition de l'artille-

rie, etc. Au cours des années suivantes, on procéda pro-

gressivement à cette transformation, dans la mesure des

crédits alloués au budget. Disons tout de suite, à la louangede nos officiers du génie, si attaqués d'autre part et quel-

quefois avec raison, qu'ils firent de bon travail. Alors quele béton des forts de Metz s'effrite et se fendille de lui-

même, comme je l'ai constaté dans bien des ouvrages,notamment dans les plus récents, celui de nos forts a résisté

victorieusement aux charges énormes des explosifs des grosobusiers allemands et autrichiens. Ce fut le cas de Douau-

mont, de Vaux, de Manonviller. A Douaumont, quifut alternativement bombardé par l'obusier allemand de

420 et par l'obusier français de 400, de puissance à peu près

égale, il est impressionnant de voir l'état de conservation

des voûtes de l'ouvrage (1).Mais la transformation de notre fortification n'avait pas

été générale. Les forts de deuxième ligne (Langres, Reims,

(1) Le poids des obus du 420 allemand varie de 400 à 930 kilos avec unecharge d'explosif de 50 à 137 kilos.

Pour le 400 français, le poids des obus varie de 640 à 900 kilos et celui del'explosif de 72 kg. 5 à 180 kilos.

Page 77: Avec Joffre de Agdair à Verdun

60 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Laon, La Fère, Lille, etc..) n'avaient pas été modifiés.

Beaucoup n'étaient plus armés et servaient de magasins.Même en première ligne, les forts intermédiaires, à quel-

ques exceptions près, étaient encore simplement maçonnés

(Haute-Moselle, Hauts-de-Meuse, etc). A Maubeuge, un

fort seulement avait été transformé.

D'autre part, l'organisation de nos places fortes, même

celle des plus importantes, Verdun, Toul, Épinal, Belfort,

laissait beaucoup à désirer. Pas d'observatoires extérieurs,

réseaux téléphoniques rudimentaires et presque partout

aériens, pas de ventilation des locaux souterrains, instal-

lations sanitaires notoirement insuffisantes, etc...

Je n'ai pas l'intention de mettre en parallèle le principede notre organisation défensive d'avant-guerre avec celui

de la fortification allemande. Chez nous, des forts de petites

dimensions, avec quelques rares tourelles de gros calibres,

des ouvrages d'infanterie intermédiaires et l'artillerie à

découvert; éparpillée en dehors des forts. En face, des

groupes d'ouvrages, ou « festen », aux vastes dimensions,

pourvus de tout le nécessaire pour combattre et pour vivre,

l'artillerie presque tout entière cuirassée. Les deux systèmesont leurs avantages et leurs inconvénients et peuvent se

soutenir (1).Ce qui est frappant, quand on étudie sur place les organi-

sations opposées, comme j'ai pu le faire à Verdun ou à

Toul avant la guerre et ensuite à Metz et à Thionville (2),

(1) Un des inconvénients les plus graves et le moins souvent signalés dusystème des cuirassements est l'impossibilité de changer, sans travaux énor-mes, le matériel d'artillerie, quand il se démode,ce qui arrive périodiquementtous les vingt ou vingt-cinq ans. C'est ainsi que les ouvrages de Metz, Thion-ville et Strasbourg ont une artillerie de portée tout à fait insuffisante, si onla compare à celledes piècesmisesen service pendant et après la guerre. Avecle système français, l'artillerie à l'air libre, tirant sa protection de sa dissémi-nation même, les changements de modèle n'offrent aucune difficulté.

(2) On sait que, conformément aux stipulations de l'armistice, ces placesnous ont été livrées intactes, avec leur armement et leurs approvisionnements;au complet.

Page 78: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 61

c'est la différence des moyens mis en oeuvre de part et

d'autre.

Autant nos ouvrages sont étriqués, pauvrement instal-

lés, avec le souci évident de l'économie la plus stricte,autant ceux des Allemands sont traités largement, presqueavec luxe.

Dans l'ouvrage principal de chaque « feste », une salle

des machines spacieuse, parfaitement installée pour l'é-

clairage, la ventilation et même le chauffage central de

tous les locaux. Sa puissance est le plus souvent trois ou

quatre fois supérieure aux besoins, pour parer à tout inci-

dent : une boulangerie, marchant à l'électricité; une salle

d'opérations qu'envieraient bien des hôpitaux du temps de

paix; un réseau téléphonique, comprenant des centaines

de directions, pour relier l'ouvrage à ses voisins et au noyau

central, et desservir en outre tous les organes de l'ouvrage

lui-même; toutes les communications et la circulation

même assurées par des galeries bétonnées dont le dévelop-

pement est souvent considérable, etc., etc. En un mot,et pour employer une expression vulgaire, on a l'impression

que la fortification allemande était une organisation de

riche et la nôtre une organisation de pauvre (1).

La question d'argent ne suffit cependant pas pour expli-

quer de tels contrastes. Évidemment, nous avons dépensé

pour nos places fortes des sommes beaucoup plus faibles

que nos voisins pour les leurs, d'ailleurs moins nombreuses,mais il y a autre chose.

(1) On ne peut se faire une idée de la minutie de ces installations. C'estainsi qu'un commandant de batterie cuirassée pouvait non seulementcommuniquer directement avec ses observatoires et ses tourelles, mais ildisposaitd'une organisation spéciale lui permettant de saisir les conversationsquelescommandantsdes tourellespouvaient avoir entre eux, précaution bienallemande d'ailleurs.

La plupart des forts possédaient des salles de bains spéciales pour lesconducteursdes machines,et des douches réservéesaux employésde la bou-langerie.

Page 79: Avec Joffre de Agdair à Verdun

62 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

En réalité, nous hésitions à développer et même à per-

fectionner notre organisation défensive pour des questions

d'effectifs.

En temps de paix, une organisation du type de celle

de Metz —Thionville comporte un personnel beaucoup plus

nombreux qu'une place comme Verdun. En temps de

guerre, elle exige pour sa défense des forces très élevées,

supérieures à celles que nous affections à notre système

défensif.

Or nos ressources à la mobilisation étaient moins fortes

que celles de l'Allemagne. D'autre part, avec notre passion

de l'offensive à outrance, on cherchait à diminuer le plus

possible le nombre des hommes ne participant pas aux

premières opérations des armées de campagne, opérations

qui devaient décider du sort de la guerre. C'est pour des

motifs de cet ordre qu'à Verdun on avait hésité longtempsà fortifier les hauteurs dominantes de Douaumont et qu'on

avait renoncé à occuper celles de Sivry-la-Perche : on ne

voulait pas augmenter le périmètre à défendre. A Nancy

pareillement, on avait discuté sans fin, en se plaçant à

cet unique point de vue, sur la valeur respective du « Pe-

tit » et du « Grand Couronné ».

Ce souci constant de restreindre le personnel affecté aux

places avait eu des conséquences plus importantes encore

que les défectuosités en somme secondaires signalées plus

haut.

Au fur et à mesure que la portée de l'artillerie devenait

plus grande, les Allemands augmentaient! le diamètre de

leurs organisations défensives. A Metz, par exemple, leurs

plus récentes « festen » (Kronprinz, Kaiserin, Lothrihgen)

étaient portées à 12 et 15 kilomètres du noyau central.

Cette manière de faire était tout à fait logique. Dans une

défense prolongée, il y a danger majeur à ce que tout le

terrain inclus dans les fortifications puisse être pris sous

le feu de l'artillerie à longue portée de l'attaque : difficultés

Page 80: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 63

de mouvement des troupes et des convois, impossibilité de

donner aux unités relevées de la première ligne le reposet la sécurité indispensables, vulnérabilité des formations

sanitaires, destruction des magasins, des arsenaux, de tous

les établissements nécessaires à la vie de la place, etc.

Chez nous, pour les motifs qui viennent d'être indiqués,on ne fit rien à cet égard. Je me rappelle les craintes par-faitement justifiées que m'exposait, au cours d'une mission

dont j'avais été chargé, le général Remy, gouverneur de

Toul. Il voyait l'arsenal de la place et la gare toute prochebombardés par le 130 allemand, dès le début d'un inves-

tissement. A mon retour à Paris, j'en rendis compte, mais

sans résultat : à aucun prix on ne voulait augmenter la

garnison des places fortes.Cette imprévoyance se fût révélée immédiatement si

elles avaient eu à subir un siège régulier. Elle se manifesta

à Maubeuge, où, dès le déploiement de l'artillerie lourde

allemande, le noyau central et les établissements qui l'en-

touraient se trouvèrent sous le feu. Elle fut une des causes

déterminantes de la reddition prématurée de cette place.C'est elle qui, en février 1916, rendit si difficile l'organisationde la défense à Verdun.

Dès les premiers progrès de l'attaque et le refoulement

de la défense extérieure, la citadelle, la ville et les fau-

bourgs, les casernes, les hôpitaux, en un mot tout le ter-

rain s'étendant jusqu'à la ligne des forts de seconde ligne,fut battu par les pièces à longue portée de l'assaillant (1).

En somme, on fit peu pour nos places fortes dans les

(1) L'entrée en action de l'aviation de bombardement, que nul ne prévoyaitavant la guerre, a modifié profondément la situation : le type même de lafortification doit être changé. Les places d'autrefois formant un polygonefermé, avec noyau central réunissant les réserves en hommes et en matérielde la défense,seraient, quellesque fussent leurs dimensions,vulnérables danstoute leur étendue. Il faut revenir à la fortification linéaire, qui seule peut di-minuer l'efficacitédesbombardements aériens, en permettant la disséminationdes élémentsde la défensesur tout le front de la région organisée. Une mu-raille de Chinemoderne.

Page 81: Avec Joffre de Agdair à Verdun

64 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

années qui précédèrent la guerre. On estima qu'il y avait

des lacunes plus urgentes à combler et puis les préoccupa-tions n'étaient pas tournées de ce côté. Avec l'espritoffensif qui dominait dans l'armée, on ne se souciait guère,en réalité, de nos places fortes. On craignait leur attirance

sur les armées en campagne. Le souvenir de ce qui s'était

passé à Metz en 1870 était encore dans toutes les mémoires.

On n'était pas éloigné de croire les forteresses plus dange-reuses qu'utiles.

Sur ce point encore, l'histoire a montré l'étendue de nos

erreurs. La guerre de 1914 a prouvé l'importance de la for-

tification, qu'elle fût improvisée sur le champ de bataille

ou établie dès le temps de paix sur la frontière. Quand la

guerre de tranchées se prolongea, les organisations de

circonstances ne prirent-elles pas, peu à peu, le dévelop-

pement de la fortification permanente?

Quoi qu'il en soit, et malgré ses imperfections de toute

nature, notre réseau fortifié de l'Est était, en 1914, suscep-tible de rendre de précieux services. On en a eu la preuve à

Verdun. Il a eu en outre l'avantage capital d'amener, parsa seule existence sur le terrain, l'état-major allemand à

concevoir et à exécuter ce fameux mouvement enveloppant

par la Belgique qui devait finalement être la cause de sa

défaite. Pendant la bataille de la Marne même, la place de

Verdun à l'Est, à l'Ouest les fortifications, pourtant sans

valeur, du camp retranché de Paris, en étayant nos ailes,contribuèrent puissamment à l'échec du double enve-

loppement de nos armées, but final de la manoeuvre alle-

mande.

Nous reviendrons en détail sur ces points dans la

deuxième partie de ces souvenirs.

Page 82: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE VIII

LE MATÉRIEL TECHNIQUE

SERVICE DE L'INTENDANCE

SERVICE DE SANTÉ

Toujours pour les mêmes raisons, questions d'argent et

négligence systématique de tout ce qui touchait au maté-

riel, nous étions pauvrement équipés au point de vue

technique, surtout en face d'une armée pourvue de tous les

perfectionnements modernes.

Peu de téléphones. Nos batteries n'en possédaient

qu'un, transporté d'ailleurs sur une voiture non suspenduedont les cahots avaient vite fait de le rendre inutilisable.

Leur dotation en fil téléphonique ne dépassait pas quelquescentaines de mètres. Rien à dire de la T. S. F., qui n'était

pas encore entrée dans la pratique courante : seules les

grandes formations (G. Q. G., quartiers généraux et de

corps d'armée) en étaient pourvues. Les commandants

de batterie ne disposaient que de jumelles tout à fait

insuffisantes. Les officiers d'infanterie n'étaient pas même

tenus d'en avoir une. Une commande de lunettes puissantesfaite par l'artillerie (du type allemand, dit à ciseaux) n'avait

pas encore été livrée au début de la guerre.Seul le Service cartographique, réorganisé par le géné-

ral Bourgeois, fonctionnait de manière impeccable. Pen-

dant toute la durée de la guerre d'ailleurs, il n'a cessé de

donner entière satisfaction. Dans les circonstances les plus

difficiles, dans les périodes de crise comme à Verdun en

AVECJOFFRE

Page 83: Avec Joffre de Agdair à Verdun

66 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

1916 et dans le Nord au printemps 1918, il a accomplide véritables tours de force.

Nos approvisionnements du Service de l'Intendance

étaient trop faibles ou incomplets. Grâce à l'alliance an-

glaise, nous pûmes heureusement nous ravitailler à l'étran-

ger dans des conditions relativement aisées et nous n'eû-

mes jamais à souffrir de ce côté, alors que le blocus impo-sait aux Empires du centre les plus dures privations.

Mais pour assurer le ravitaillement des armées en cam-

pagne, les services compétents mettaient une mauvaise

volonté évidente à adopter les idées et les procédés mo-

dernes. L'emploi de la viande frigorifiée rencontrait encore

de véhéments adversaires. Au début de la campagne, on

put voir des troupeaux de bétail sur pied, composés de

bêtes faméliques, suivre les troupes dans leur marche en

avant ou la précéder dans leur retraite comme pendantles guerres de la Révolution et de l'Empire.

Un progrès avait été cependant récemment réalisé par

l'adoption, pour le transport de la viande abattue, des

autobus de la ville de Paris, et de camions spécialement

aménagés à cet effet. Je me rappelle encore les objections,soi-disant techniques, qu'on avait opposées à cette mesure,entre autres un rapport établi par un officier supérieur du

génie très distingué. Il prouvait péremptoirement que les

autobus seraient inutilisables en raison de leur poids et

de leur encombrement et qu'ils ne résisteraient d'ailleurs

pas au service qu'on leur demanderait.

Tous les combattants peuvent témoigner du démenti queles faits ont apporté à ces prévisions, comme à tant d'au-

tres. Les autobus ont résisté à plusieurs années de service

dans les conditions les plus dures et se sont montrés d'une

solidité et d'une souplesse à toute épreuve.

L'histoire des cuisines roulantes est caractéristique de

l'état d'esprit qui régnait avant la guerre.

Page 84: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 67

Le général Silvestre était revenu de Mandchourie per-suadé de la nécessité d'en doter toutes les formations mobi-

bsées. Il fit, à ce sujet, une campagne obstinée et obtint

que la question fût enfin étudiée sérieusement. Les objec-tions furent nombreuses : la plupart des officiers d'infan-

terie leur étaient opposés. Ils estimaient que la cohésion

indispensable à cette arme ne pouvait s'acquérir que parla vie journalière en commun et naissait, dans l'escouade,autour de la marmite et de la gamelle de campement, en

épluchant les pommes de terre et en regardant bouillir

la soupe.

Après de longues discussions, la cuisine roulante fut

néanmoins adoptée en principe. Des essais furent entreprisavec différents modèles présentés par des constructeurs

français et même avec une cuisine russe que l'état-majorde l'armée amie et alliée nous offrit à titre d'échantillon.

Ces essais, commencés dans de petites unités (compagnies,

escadrons, batteries), furent poursuivis dans des formations

plus importantes (régiments, divisions), notamment pen-dant la période des manoeuvres d'automne. Ils furent con-

cluants et la Commission qui les avait dirigés proposa

l'adoption de deux types particulièrement réussis, à l'exclu-

sion d'un modèle présenté par un industriel du Nord.

Mais il se trouva que cet industriel était intimement

lié avec un parlementaire très influent. De sorte que, cha-

que année, les grandes manoeuvres finies, alors que les

Services du ministère préparaient les marchés à passeravec les constructeurs dont le modèle avait été retenu,

un ordre supérieur arrivait, remettant tout en questionet prescrivant de nouveaux essais, auxquels la marqueévincée était, cela va sans dire, autorisée à participer.

Tout cela dura pendant des années. Aux manoeuvres de

1913, j'avais l'honneur de piloter le Président de la Répu-

blique, qu'accompagnait le ministre de la Guerre. En cours

de route, M. Poincaré demanda quelques renseignementssur des questions militaires auxquelles il s'intéressait et

Page 85: Avec Joffre de Agdair à Verdun

68 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

notamment sur les cuisines roulantes. Je lui exposai en

toute franchise l'état de la question, en montrant les consé-

quences fâcheuses d'une intervention, qui n'était d'ailleurs

un mystère pour personne dans les milieux intéressés.

« Il est en effet profondément regrettable, dit M. Etienne,

de voir des intérêts particuliers intervenir de la sorte,

quand l'intérêt général est en jeu. »

M. Poincaré eut un sourire.

En fin de compte, l'Administration de la Guerre était dé-

cidée à passer outre et fit admettre qu'il pourrait y avoir

plusieurs types de cuisines roulantes, ce qui permettait

d'aboutir, au moins partiellement. Mais, quand la guerre

éclata, un grand nombre de corps de troupe n'en étaient

pas encore pourvus. Il était heureusement plus facile de

fabriquer des cuisines que des canons et, après quelques

mois, chaque unité en posséda une, à la grande satisfaction

de tous. Je ne crois pas que la disparition du « Cercle des

pommes de terre » ait eu une influence réelle sur la valeur

combative de l'infanterie.

Quoi qu'il en soit, après les tâtonnements du début,le Service de l'Intendance aux armées finit par fonctionner

d'une façon satisfaisante malgré un gaspillage de denrées

de toute nature qu'il fut très difficile de réprimer. Le soldat

français, qui possède de si belles qualités, n'est pas sans

défaut : il a, entre autres, celui de gâcher volontiers tout

ce qu'il reçoit de l'État. Seul peut-être le soldat américain

peut le battre à cet égard. La forme même que prit la

guerre, le stationnement prolongé des unités dans le même

cantonnement ou dans des localités voisines, facilitèrent

d'ailleurs le ravitaillement, ainsi que le fonctionnement du

Service de Santé.

Je n'ai aucune compétence pour parler de ce dernier,du moins pour ce qui est de son matériel technique. Tout

ce que je peux dire, et qui est bien connu, c'est qu'en août

Page 86: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 69

1914, les transports d'évacuation se firent dans des condi-

tions pénibles, faute de matériel et en raison de l'inexpé-rience du personnel. L'aide apportée par les Sociétés de la

Croix-Rouge fut, au début, à peu près inefficace. Comme

dans les autres services, les choses s'arrangèrent peu à peu,

grâce à la bonne volonté de tous, ainsi qu'à l'aide des asso-

ciations civiles et des particuliers, aussi bien Français

qu'Anglais et Américains.

Vers novembre 1914, l'état sanitaire des armées commen-

ça à donner de graves inquiétudes. La fièvre typhoïde,

conséquence fatale des mauvaises conditions hygiéniquesdans lesquelles vivaient les unités de première ligne et de

la pollution des eaux de boisson, fit son apparition et se

développa rapidement. Heureusement, grâce au Dr Vin-

cent, le remède existait. La vaccination antityphique fut

rendue obligatoire. Ses effets furent immédiats. Pendant

toute la durée de la guerre, la morbidité et la mortalité parmaladies infectieuses restèrent très faibles, alors que dans

les guerres précédentes elles avaient entraîné des pertessinon supérieures ou égales, au moins comparables à celles

causées par le feu.

Page 87: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 88: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE IX

L'AÉRONAUTIQUE

Nous possédions, avant la guerre, quelques dirigeables

souples, de petites dimensions, à faible vitesse (45 à

55 kilomètres), répartis entre les places fortes de première

ligne (Verdun, Toul, etc.). Ces appareils étaient de valeurmilitaire médiocre, même en réduisant leurs missions à de

courtes reconnaissances autour de leur port d'attache. Ils

étaient, à tous les points de vue, inférieurs aux dirigeables

rigides, type Zeppelin, dont les Allemands poursuivaientle perfectionnement avec une opiniâtreté qu'aucun dé-

boire — et ils en eurent de cruels — ne put ébranler.

Dès le début de la guerre, nos dirigeables disparurent

rapidement, quelques-uns abattus par nos propres trou-

pes, notamment par des gardes des voies et communica-

tions, dont le sang-froid ne fut pas toujours la qualité

dominante. On ne les remplaça pas. Quant aux Zeppelins

allemands, après des tentatives de reconnaissances quitournèrent mal, leur rôle se réduisit à des expéditions de

bombardement de nuit sur Londres et les côtes anglaises.

La dernière, au début de 1918, se transforma en désastre.

Égarés dans la tempête, les dirigeables vinrent s'abattre un

peu partout, près de Nancy, dans la vallée du Rhône et

même en Méditerranée. On n'entendit plus parler de Zep-

pelins jusqu'à la fin de la guerre.Mais les Allemands avaient fait autour d'eux une telle

réclame qu'en 1914, on craignait vraiment de les voir

intervenir dès la première semaine des hostilités. Rien,

Page 89: Avec Joffre de Agdair à Verdun

72 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

en réalité, ne les aurait empêchés de venir, au début du

mois d'août, bombarder Paris. Pourquoi ne le firent-ils

pas? Il est probable que nous n'en saurons jamais le véri-

table motif.

Préoccupé de ces menaces, l'État-Major de l'armée avait

élaboré un projet de défense très simple : il consistait dans

l'établissement d'un certain nombre de postes de guet

chargés d'alerter des escadrilles d'avions, placées en quin-conce entre la région frontière et la région parisienne, avec

un espacement tel que l'une au moins d'entre elles était

en situation de rattraper et de descendre les dirigeables en

marche vers la capitale. Le nombre des escadrilles prévuesétait restreint, mais notre pénurie était si grande que le pro-

jet n'eut aucune suite. Tout ce qui put être fait au moment

de la déclaration de guerre fut d'installer sur des espaceslibres de Paris, notamment place de la Concorde, quelquescanons de 75 dont le tir, si les Zeppelins s'étaient tenus à

une certaine hauteur, eût été peut-être efficace contre

eux, mais sûrement très dangereux pour les Parisiens.

Qu'ils soient souples ou rigides, que leur perfection

technique soit plus grande encore que celle des derniers

modèles sortis de Friedrichshafen, capables de faire le tour

du monde en quelques jours, il semble maintenant probable

que les dirigeables, en raison de leur extrême vulnérabilité,n'auront jamais qu'une faible valeur au point de vue

militaire. Sauf dans des cas tout à fait particuliers, l'avion

leur sera toujours préféré. On voit seulement l'emploi mé-

thodique du plus léger que l'air sur les côtes où de petits

dirigeables peuvent rendre de réels services dans la

recherche des sous-marins.

Dès l'apparition de l'aéroplane, ou plutôt dès qu'il fut

capable d'exécuter des vols de quelque durée, c'est-à-dire

vers 1909-1910, on comprit le rôle qu'il pourrait être appeléà jouer au point de vue militaire. Toutefois j'attention

ne se porta d'abord que sur la possibilité de lui confier

Page 90: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 73

des missions de reconnaissances, pour étendre et compléterle rôle de la cavalerie.

La réalisation de cette idée rencontra des difficultés

que l'on a peine à se figurer aujourd'hui. Il ne faut pas'oublier en effet que les premiers appareils, de petites

dimensions, d'une vitesse ne dépassant pas 80 à 100 kilo-

mètres, avaient nécessairement un faible rayon d'action.

Il semblait difficile de leur faire tenir l'air plus d'une heure

et demie à deux heures, ce qui limitait à moins de 100 kilo-

mètres le rayon de leurs recherches en avant des lignes. Il

était donc indispensable de tenir constamment les avions

très près de ces lignes, d'où la nécessité de prévoir presque

chaque jour, dans la guerre de mouvement que l'on envi-

sageait seule, de nouveaux terrains d'atterrissage et de

doter les escadrilles d'un parc très mobile leur apportantà pied d'oeuvre les approvisionnements et les rechangesdont elles ont constamment besoin.

On était encore dans la période des tâtonnements et

des essais quand la guerre éclata. D'autre part, nous ne

possédions que 25 escadrilles, juste de quoi en affecter

4 ou 5 à chaque armée pour assurer le service des reconnais-

sances. Notre pauvreté à ce point de vue tenait moins à

des raisons financières qu'à la pénurie en pilotes et en

observateurs. Les premiers modèles d'avions étaient en

effet très défectueux, notamment au point de vue de la

solidité, et les accidents se multiplièrent dans des propor-tions telles que les plus braves hésitaient à se lancer dans

cette voie nouvelle. La situation ne s'améliora que lors-

que l'on eût imposé aux constructeurs des conditions de

fabrication sévères et que l'on eût organisé un service de

réception analogue à celui qui fonctionne depuis de longuesannées dans l'artillerie et auquel nous devons de posséderun matériel de qualité irréprochable.

Les avantages que peut présenter l'emploi de l'avion

pour l'observation et le réglage du tir de l'artillerie avaient,

Page 91: Avec Joffre de Agdair à Verdun

74 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

dès les premiers jours, attiré l'attention d'un certain nom-

bre d'artilleurs, notamment de la Commission de tir du

camp de Mailly. Des essais furent entrepris à plusieurs re-

prises. Le problème était difficile et entièrement nouveau;il exigeait la collaboration d'officiers ayant une formation,une mentalité et des connaissances différentes. Le pointdélicat était la manière d'assurer les communications entre

l'avion et les batteries, problème qui devait plus tard être

résolu par l'emploi de la T. S. F. à bord. Néanmoins la

question était en bonne voie et même un règlement provi-soire allait être établi pour fixer les principes de la coopé-ration de l'artillerie avec l'aéronautique, quand celle-ci

fut placée tout entière dans les attributions du service du

génie. Dès lors la question de l' « aviation d'artillerie »,

sans être écartée a priori, fut remise à des temps meilleurs,où l'on disposerait d'un nombre suffisamment élevé d'ap-

pareils. En pratique, rien n'était fait quand la guerre éclata.

Chez nos adversaires, au contraire, la question était

beaucoup plus avancée et il ne pouvait en être autrement

puisque, contrairement aux errements suivis chez nous,leurs formations de campagne étaient dotées de pièces à

longue portée dont le tir était difficilement suivi et con-

trôlé par des observatoires terrestres. Aussi, dès les premiers

engagements, nos troupes virent-elles s'élever devant elles

des avions qui venaient les survoler en toute sécurité et

dont le retour chez l'ennemi était suivi, à quelques minutes

d'intervalle, par des rafales d'artillerie lourde parfaitement

ajustées sur nos rassemblements et nos colonnes. Sans

parler des pertes subies, l'effet moral produit par cet engin

nouveau, contre lequel on était désarmé, fut, de l'aveu de

tous, extrêmement pénible.

Telle était notre situation au début de la guerre. Dans

le domaine de l'aéronautique, comme dans presque tous

les autres, nous nous étions laissés distancer et il fallut

déployer une singulière énergie pour remonter la côte. On.

Page 92: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 75

y parvint assez vite. Dès la fin de 1914, notre artillerie

commença à faire usage de l'avion pour ses observations

et ses réglages; les méthodes, d'abord rudimentaires, se

perfectionnèrent progressivement et se montrèrent sou-vent supérieures à celles des Allemands. En même temps,notre aviation de reconnaissance et de chasse se consti-

tuait et, en 1916, nous avions dans le domaine de l'air

(en tenant compte bien entendu de l'aviation anglaise)une supériorité incontestable sur nos adversaires. A l'ar-

mistice, l'aviation française était passée de 25 à 258 esca-

drilles.

Page 93: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 94: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE X

L'INSTRUCTION — LES GRANDES MANOEUVRES

LES CAMPS

A parler franc, l'instruction de l'armée laissait fort à

désirer dans les années qui précédèrent la guerre.Celle des hommes du contingent était convenablement

assurée à peu près partout. Le Français moyen est assez

intelligent pour qu'en deux ans, et même dans un délai

moindre, on en fasse facilement un bon troupier. Mais la

difficulté n'est pas là.

Elle commence quand il s'agit des sous-officiers quiforment la véritable ossature des petites unités. Il n'est pasaisé de faire un bon instructeur en vingt-deux mois et,d'autre part, les mauvaises conditions d'application de la

loi de deux ans avaient porté un coup sensible à la valeur

du cadre des sous-officiers de carrière. L'insuffisance de leur

solde, les déboires que la plupart d'entre eux éprouvaient

quand le moment était venu d'obtenir un emploi civil,avaient rebuté une foule de jeunes gens de valeur. On était

obligé, pour combler les vides, d'admettre au rengagementdes candidats de deuxième zone. Dans l'ensemble — sauf

pour la cavalerie où l'encadrement, pour des raisons

diverses dont la plupart n'ont rien de militaire, était facile

à assurer dans de bonnes conditions — nous étions à cet

égard en état d'infériorité marquée vis-à-vis de l'armée

allemande.

Page 95: Avec Joffre de Agdair à Verdun

78 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Notre corps d'officiers était bon dans son ensemble.

Pris isolément, l'officier français était certainement supé-

rieur à l'officier allemand en intelligence et en culture, mais

le Commandement ne faisait presque rien pour développerses qualités militaires.

Sauf les cours de l'École supérieure de guerre, suivis

par un petit nombre d'officiers, et les cours de tir, ceux-ci

d'une durée de quelques semaines seulement, il n'existait

aucun centre d'instruction pour les officiers subalternes

et pour le plus grand nombre d'officiers supérieurs. La

plupart d'entre eux devaient suivre toute leur carrière

avec le bagage, assez mince en réalité, acquis dans les

Écoles militaires (Fontainebleau, Saint-Cyr, Saint-Maixent,

Saumur, Versailles).Sans doute, il incombait aux chefs de corps et de service

de développer cette instruction et bon nombre d'entre eux

s'y efforçaient de leur mieux, mais dans combien de régi-ments les exercices prescrits à cet effet étaient-ils organisés

de façon réellement profitable? En voici un exemple :

Le général Joffre n'avait pas attendu sa nomination

au poste suprême pour s'occuper de cette situation. En

1908, en arrivant à La Fère pour y prendre le commande-

ment d'un groupe, je trouvai le régiment en rumeur. Le

nouveau commandant de corps d'armée — c'était lui —

venait de prescrire qu'il serait exécuté dans chaque groupeun exercice hebdomadaire, sur la carte ou sur le terrain, en

vue de développer l'instruction tactique et technique des

officiers du groupe.Cette prescription ne m'émut pas beaucoup, car je venais

de faire de l'instruction pendant deux ans, sous la direction

d'un maître à cet égard, le colonel Fayolle. Par contre,mes collègues étaient très ennuyés, non de secouer le calme

habituel d'une existence tranquille, cas leur bonne volonté

était certaine, mais parce que, en réalité, ils ne savaient pascomment s'y prendre. Personne ne le leur avait appris et

Page 96: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 79

les directives d'un colonel de réelle valeur, mais presqueaussi inexpérimenté qu'eux, ne suffisaient pas pour les

orienter complètement dans la préparation fort délicate

de ces exercices. Aussi, dans les premiers temps, fit-on de

médiocre besogne : on ne s'improvise pas instructeur,et j'ai connu de très bons officiers qui ne le sont jamaisdevenus.

Si l'instruction des officiers de l'armée active était

insuffisamment assurée, celle des officiers de complémentl'était encore beaucoup moins. On leur faisait bien des

cours dans les garnisons importantes, mais ces cours

étaient peu et irrégulièrement suivis. Que retient-on en

réalité d'une conférence, même bien faite? Peu de choses

en général. L'instruction des officiers de réserve ne se fai-

sait donc guère que pendant les périodes d'instruction

auxquelles ils étaient astreints, en principe tous les deux

ans. C'était peut-être suffisant pour les empêcher de perdrele contact avec les choses de l'armée, mais non pour aug-menter leur bagage des connaissances indispensables. Le

commandement ne les connaissait que superficiellement et

n'estimait pas à leur juste valeur les services qu'ils étaient

capables de rendre.

A ce point de vue, tout au moins, les leçons de la guerren'ont pas été perdues. Au cours même de la campagne, un

système d'instruction complet, trop complet peut-être,avait été organisé, sous l'influence personnelle du général

Pétain, pour les officiers de tous grades, aussi bien du cadre

permanent que du cadre complémentaire. Il a été perfec-tionné depuis' 1919 et fonctionne régulièrement sur tout le

territoire. Les résultats sont aussi bons qu'ils peuventl'être. Si, en effet, avant la guerre, nous possédions en

abondance des éléments excellents dont nous ne savions

pas tirer tout le parti possible, nous avons maintenant

à former un personnel dont le recrutement est devenu

Page 97: Avec Joffre de Agdair à Verdun

80 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

difficile et dont la valeur individuelle a sensiblement

baissé.

Pendant les trois années qui précédèrent la guerre, le

général Joffre s'efforça, par tous les moyens en son pouvoir,de développer cette instruction de l'armée, dont les lacunes

ne lui échappaient pas.Sur son ordre, les exercices de cadres et les manoeuvres

de garnison durent être multipliés et il n'hésita pas, malgréson dur labeur quotidien, à s'imposer de fréquents et sou-

vent pénibles déplacements pour montrer par sa présence

l'importance qu'il y attachait. Il put constater souvent,

non pas de la résistance, mais une sorte d'apathie dont il

était difficile de faire sortir les exécutants. J'ai remarqué

moi-même, au cours de toute ma carrière, combien il est

difficile de secouer beaucoup d'officiers à qui la routine de là

besogne journalière semble avoir enlevé tout ressort. Ils

veulent bien s'occuper toute la journée, parce qu'ils sont

en général de braves gens et de loyaux serviteurs, mais ils

reculent devant un effort intellectuel un peu suivi.

En voici deux exemples :

Au camp de La Courtine, à un exercice de cadres de corpsd'armée auquel assistait le général, j'eus une longue con-

versation avec un des généraux participant à l'exercice,un de mes anciens professeurs de l'École de guerre, homme

de science et de valeur, bien connu dans le monde militaire

et même dans l'Université.

Il faisait un temps abominable.

— Comment votre patron, me dit-il, peut-il s'imposerdeux nuits de chemin de fer pour venir assister, sous la

pluie et par un vent pareil, à des exercices de cadres?

Croit-il véritablement qu'ils servent à quelque chose?

Je dois ajouter que cet officier général qui n'était plustrès loin de l'âge de la retraite, ne s'est pas particulièrement

distingué au début de la campagne.

Page 98: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 81

Au printemps de 1914, le général Joffre débarqua à

Nice pour étudier sur place quelques questions de forti-

fications depuis longtemps en suspens. A la descente du

train, réunion dans les bureaux du gouverneur avec les

commandants de l'artillerie et du génie et les chefs de ser-

vice et examen sur le papier de tous les points en discus-

sion. La séance terminée, se tournant vers le gouverneur,un camarade d'École et d'arme :

— Tout cela est très bien, dit le général Joffre, mais quel

programme m'as-tu préparé? Je repars après-demain à

14 heures.— Mon général, c'est très simple : demain matin, visite

des forts de la Corniche avec le Président de la République

qui, en villégiature à Èze, a manifesté le désir de se joindreà nous. L'après-midi au Mont-Chauve pour voir sur placeles questions les plus intéressantes qui t'ont amené ici.

Ce sera tout. Si tu veux, après-demain matin, on pourrafaire un tour sur le front du Var, mais c'est secondaire.

— Non, répond le général, je ne suis pas venu ici uni-

quement pour voir des moellons. Je veux, demain, avant

d'aller au Mont-Chauve, assister à une manoeuvre de toute

la garnison et après-demain matin, nous irons à l'Au-

tion (1).— Mon général, s'écria l'infortuné gouverneur, complè-

tement affolé, mais c'est impossible. Je n'ai pas le temps

d'organiser une manoeuvre de toute la garnison et d'ail-

leurs la plupart des corps de troupe ont eu à effectuer ces

derniers temps de nombreux déplacements. Je tâcherai

de te montrer un bataillon de chasseurs et une batterie :

c'est tout ce que je peux faire. Quant à aller à l'Aution

dans la matinée d'après-demain, il faut y renoncer. Même

en partant à 5 heures, nous ne serions pas rentrés pour

déjeuner, et puis il y aura encore de la neige là-haut!

(1) PositionavancéedeNice,au nord de Peira-Cava,à proximitéimmédiatede la frontière.

AVECJOFFRE

Page 99: Avec Joffre de Agdair à Verdun

82 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

— Nous aurons demain une manoeuvre de toute la gar-

nison, répliqua le général Joffre sans se laisser toucher, et

après-demain nous irons à l'Aution. Nous partirons à

4 heures et demie : s'il y a de la neige, nous le verrons

bien et si on n'est pas rentré pour le déjeuner, eh bien! on

ne déjeunera pas.Tout se passa comme il l'avait imposé. En revenant de

l'Aution, à temps pour déjeuner et prendre le train,le général me dit, en désignant le gouverneur, qui s'entre-

tenait avec un officier à quelques pas de nous : « Je crois

bien que c'est la première fois qu'il monte là-haut! depuis

qu'il est à Nice. » Et c'était vrai !

Si je rappelle ces souvenirs, ce n'est pas pour incriminer

de bons serviteurs qui, au cours d'une longue carrière,

avaient rendu d'utiles services. Mais ils étaient âgés,n'avaient connu que le temps de paix et ils ne croyaient

plus à la guerre.

D'autres mesures étaient à prendre pour assurer dans

de meilleures conditions l'instruction générale de l'armée.

La première, la plus urgente, était d'augmenter le nombre

de terrains de manoeuvres et de camps d'instruction dont

elle disposait. Le but à atteindre était d'en avoir un nombre

suffisant pour que chaque grande unité d'infanterie ou

de cavalerie pût y passer plusieurs semaines chaque année.

Là seulement, loin de la routine des garnisons et des préoc-

cupations ou des distractions étrangères à la vie militaire,

pouvait s'achever l'instruction d'ensemble de la troupe et

des cadres.

Bien que la situation se fût, à ce point de vue, sensible-

ment améliorée dans les précédentes années, elle était encore

médiocre. Seuls, le camp de Châlons, ceux, récemment

aménagés, de Mailly et de la Courtine et, à un degré

Page 100: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 83

moindre, celui de Sissonne, se prêtaient aux manoeuvres des

grandes unités des trois armes et aux tirs d'importants

groupements d'artillerie. Les autres, créés en général immé-

diatement après 1870, Avord, le Ruchard, Sathonay ré-

servés à l'infanterie, Cercottes, Auvours, Biard, etc. plus

spécialement affectés à l'artillerie, étaient tout à fait

insuffisants. Ceux de l'infanterie avaient des dimensions

trop restreintes, ceux de l'artillerie par suite de leur dispo-sition même (un couloir de quelques centaines de mètres

de large et de 5 à 6 kilomètres de long, avec une butte

naturelle ou artificielle au bout) ne se prêtaient qu'au tir

individuel. des batteries, alors que la véritable unité du

champ de bataille était devenue le groupe et que l'on com-

mençait à étudier des groupements plus importants.Le général Joffre fit établir par le service du Génie un

projet d'ensemble qui comportait des camps de corps d'ar-

mée de 10.000 à 12.000 hectares et un nombre double de

camps de division, de dimensions moitié moindres (1).

Naturellement, la grande difficulté à vaincre était la

question d'argent. Ce projet comportait une dépense très

élevée, aussi bien pour l'acquisition des terrains que pour

l'organisation proprement dite des camps (adduction d'eau,

égouts, casernements, etc.). Conformément à la tradition,on répartit la dépense sur plusieurs exercices. Cette ma-

nière de faire est parfaitement logique, quand il s'agit,comme c'était le cas, de travaux de longue haleine et de

grande importance, mais il faut s'y prendre de façon ration-

nelle. Au lieu d'acquérir en même temps tout le terrain

nécessaire, en ne portant au besoin l'effort de chaque année

que sur un petit nombre de camps, on échelonna pour cha-

cun d'eux les achats sur plusieurs années. Le résultat était

facile à prévoir. La deuxième année, l'hectare de terrain

(1) Il est à remarquer que c'est à ce dernier type que se sont généralementarrêtés les Allemands, mais ils disposaient d'un camp de ce genre par corpsd'armée, alors que chez nous, même en supposant réalisés les projets dugénéral Joffre, nous n'aurions pas atteint ce chiffre.

Page 101: Avec Joffre de Agdair à Verdun

84 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

coûta deux fois plus que là première, la troisième deux

fois plus que la seconde et les acquisitions seraient deve-

nues pratiquement irréalisables, si la guerre n'avait pastout interrompu.

Notons, sans étonnement, que cette leçon ne nous a

guère profité. J'ai eu l'occasion de m'occuper, après la

guerre, de l'organisation du camp de Tahure, au nord de

Suippes, destiné à étendre le camp de Châlons et à per-mettre les tirs à très grande portée de l'artillerie mo-

derne.

Acquis en 1919 ou en 1920, les terrains nécessaires,dont la valeur pour la culture est à peu près nulle,auraient coûté à l'État une somme infime. Mais cette fois

encore on échelonna l'opération, si bien que les prix mon-

tèrent d'une façon fantastique; des influences d'ordre

politique ou plutôt électoral entrèrent en jeu et il fallut

renoncer à donner à l'installation nouvelle l'ampleur quieût été nécessaire.

Pour revenir aux projets du général Joffre, ils donnèrent

lieu, dès qu'ils furent connus, à des agissements et à des

compétitions qui eussent été bien amusantes, s'ils n'avaient

révélé un déplorable état d'esprit.

Un camp avait été prévu en Bourgogne, près de Gra-

vant, sur des plateaux très pauvres, d'où la vigne avait

disparu depuis longtemps et où il ne poussait à peu prèsrien. Avertis des projets de l'Administration de la Guerre,ne fût-ce qu'en voyant s'effectuer quelques reconnais-

sances préliminaires, des cultivateurs firent transportersur des chariots de la terre arable, qu'ils répandirent en

couche mince sur leurs propriétés, et y semèrent quelques

grains de blé ou d'avoine. Il s'agissait de transformer aux

yeux de la Commission d'expropriation des champs de

cailloux en champs de céréales. Ils avaient été vraiment

trop loin et on renonça à installer un camp dans cette

région.

Page 102: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 85

Un jour, le général, occupé, m'adressa une délégationd'un département du Massif Central, un des plus pauvresde France. Elle venait insister pour qu'on établît un campsur son territoire, en donnant comme argument qu'il en

existait un dans le département voisin. Une telle inégalitéétait inadmissible dans une démocratie. J'essayai de leur

montrer qu'un camp n'est pas destiné à accroître les res-

sources financières d'un département, mais à assurer

l'instruction de la troupe et que leurs arguments se retour-

naient contre eux. Le camp existant à proximité était très

suffisant en raison de la faible densité des troupes dans la

région, et il ne pouvait être question d'engager une dépenseélevée uniquement dans l'intérêt particulier des popula-tions.

Ils me quittèrent froidement, annonçant que l'affaire

aurait une suite au Parlement. Il n'en fut plus question.

Quoi qu'il en soit, tout comme pour l'artillerie, ce n'est

pas en trois ans que l'on mène à bien une oeuvre aussi

complexe que l'établissement de tout un système de campset de terrains de manoeuvre.

En août 1914, le travail n'était qu'ébauché et la situation

ne s'était améliorée que par place (notamment à Sissonne,

près de Laon, à Coëtquidan, près de Rennes, et à Auvours,

près du Mans).

Il me reste à dire un mot des manoeuvres d'automne,destinées à être le couronnement et la sanction de l'année

militaire. En principe, toutes les troupes y participaient,soit par division, soit par corps d'armée. Quelques-unesde ces divisions, renforcées par des éléments tirés des ré-

gions voisines, étaient réunies pour permettre, tantôt

dans une région, tantôt dans une autre, des manoeuvres

à grande envergure. Elles étaient dirigées par le vice-pré-

Page 103: Avec Joffre de Agdair à Verdun

86 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

sident du Conseil supérieur de la Guerre, les attachés

militaires étrangers y assistaient et le Président de la

République venait y passer un jour ou deux.

Très utiles aux états-majors, et aux services qu'ellessortaient heureusement de la routine du travail courant,ces manoeuvres, surtout celles qui réunissaient de gros

effectifs, l'étaient beaucoup moins pour la troupe. La

nécessité d'éviter des dégâts, une tendance bien naturelle

à fermer les yeux sur les erreurs de détail, avec l'espoird'en détourner ceux des innombrables invités qui suivaient

les opérations, conduisaient à des invraisemblances sou-

vent frappantes. D'autre part, l'habitude était prise de

donner chaque jour, vers midi, le signal « Cessez le feu »

pour permettre à la troupe de se reposer pendant les heures

les plus chaudes et de gagner ensuite des cantonnements,souvent fort éloignés. Cette manière de faire avait pour

conséquence de précipiter les diverses phases de la manoeu-vre. Elle ne cadrait que trop avec les tendances d'offensive

à outrance que j'ai déjà signalées. Notre infanterie prenaitle contact, se déployait, se portait à l'attaque sans marquer

d'arrêt, sans se soucier même des réactions les plus évi-

dentes de l'ennemi. A cette allure, l'artillerie était naturel-

lement hors d'état de la soutenir ou de lui ouvrir le chemin;c'est tout juste si elle avait le temps de mettre en batterie

à chaque changement de position. A la critique journalière,on lui reprochait régulièrement d'être arrivée trop tard.On n'y attachait d'ailleurs pas une grande importance.L'infanterie ne doit-elle pas mener le combat de bout en

bout (1)?

En 1911, en raison de la tension politique, les manoeuvres

(1) Les choses se passaient de semblable façon aux manoeuvresimpérialesallemandes. La présence du Kaiser en faisait même souvent un véritablespectacle, avec charges de cavalerie, attaques en formations massives, etc..Mais il était entendu que cette «tactique de manoeuvres»n'avait aucun pointcommun,avec la «tactique deguerre ",à laquelle on s'exerçait loin des regardsindiscrets.

Page 104: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 87

qui avaient été prévues dans l'Est furent considérable-

ment réduites et se bornèrent à de courtes opérations effec-

tuées, soit par la cavalerie, soit par la division de Verdun,à proximité de sa garnison. C'est à ces dernières qu'on vit,

pour la première fois, un officier d'état-major, chargé d'une

reconnaissance aérienne, atterrir au milieu des troupes, sur

un terrain de circonstance.

Les années suivantes, au contraire, on opposa l'une à

l'autre deux armées de 2 corps chacune, en 1912 dans la

région de Loudun et de Moncontour, en 1913 dans la

vallée de la Garonne, entre Toulouse et Moissac.Le général Joffre, qui les dirigeait personnellement,

voulut réagir contre les errements signalés plus haut. A cet

effet la manoeuvre fut continue, c'est-à-dire que les opé-rations n'étaient interrompues chaque jour que deux ou

trois heures au milieu de l'après-midi, pour reprendre en-

suite et se poursuivre sans arrêt. Les troupes passaient la

nuit là où elles se trouvaient, le plus souvent au cantonne-

ment-bivouac. On espérait ainsi faire disparaître les invrai-

semblances les plus notoires et donner aux différentes phasesde l'action tout le développement qu'elles comportaient.

Aux manoeuvres de 1912, auxquelles assista le Grand-Duc

Nicolas Nicolaievitch, le futur généralissime de l'armée

russe, accompagné d'une nombreuse mission (1), les choses

se passèrent assez bien. Il en fut tout autrement en 1913.

Les troupes (12e, 16e, 17e, 18e corps et une division colo-

niale) montrèrent d'une façon générale que leur instruction

laissait fort à désirer. Leur tenue même était médiocre.

L'impression d'ensemble fut fâcheuse et des sanctions du-

rent être prises contre quelques-uns des chefs des grandesunités qui y avaient pris part.

(1) Le premier jour des manoeuvres, au moment où le Grand-Duc venaitde monter sur un magnifique pur-sang gris qu'on lui avait soigneusementpréparé à Saumur, le cheval s'abattit, sans motif apparent. Les officiersde l'entourage du Grand-Duc se regardèrent, très frappés de ce mauvaisprésage. Plus d'un d'entre eux a dû s'en souvenir dans la débâcle qui les apresque tous emportés en 1917.

Page 105: Avec Joffre de Agdair à Verdun

88 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Les deux années, j'avais été désigné pour piloter le

Président de la République, Fallières en 1912, Poincaré en

1913. Je me trouvais à côté de ce dernier, occupé à regarderévoluer une batterie de 120 long, du futur régiment d'ar-

tillerie lourde dont j'ai conté l'histoire, avec laquelle on

essayait l'emploi de tracteurs automobiles. Un officier

s'approcha rapidement du Président et, très ému, lui apprit

que le colonel de Winterfeld, attaché militaire allemand,venait d'être victime d'un grave accident. Il se trouvait

avec le colonel Dupont, chef du 2e bureau de l'État-Majorde l'armée, quand leur automobile était entrée en collision

avec une charrette de paysan. Le colonel de Winterfeld

avait été transporté à Grisolles dans un état critique.L'incident était des plus fâcheux à tous les points de

vue. M. Poincaré alla voir le blessé; on fit venir d'urgenceun professeur de la Faculté de Montpellier. Le colonel

avait une fracture du bassin : pendant des semaines au

moins il serait intransportable. On l'installa donc à Gri-

solles, aussi bien qu'on le put. Un médecin et des infirmiers

ne le quittèrent pas.Le colonel de Winterfeld, convalescent, était encore à

Grisolles en 1914. Il fut autorisé à se rendre en Espagne,où il devint le chef de là propagande allemande. En 1918,il accepta d'être l'un des signataires, pour son pays, de

l'armistice du 11 novembre.

A ces causes principales de la faiblesse de l'instruction

dans beaucoup de corps de troupe s'en ajoutèrent d'autres,en apparence secondaires, mais qui ont bien leur importancecomme le début de la guerre ne l'a que trop montré.

D'abord la trop grande dissémination des garnisons.Un bataillon isolé dans une petite ville, privé, en général,des moyens d'instruction suffisants, sans contact avec les

troupes des autres armes, est, au point de vue militaire,dans des conditions déplorables. Malheureusement, l'auto-

rité militaire se heurta sur ce point, comme sur tant d'au-

Page 106: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 89

très à des intérêts particuliers et à des influences électo-

rales telles qu'elle ne put réagir.Il y a encore le maintien indéfini des mêmes officiers

dans les garnisons particulièrement recherchées, telles quecelles du Midi et de l'Ouest. Tous ceux qui étaient origi-naires de ces régions où la vie est facile, ceux qui s'y étaient

mariés ou qui déclaraient y avoir des intérêts, demandaient

à y être envoyés et, dans un délai plus ou moins long,finissaient par l'obtenir. Une fois casés, ils faisaient jouertoutes les influences, notamment les influences locales,

pour y rester et ils y parvenaient presque toujours. J'en

ai connu qui ont fait toute leur carrière au Mans ou à

Rennes, d'autres à Toulouse, à Marseille et à Nice.

Même habitude en ce qui concerne les sous-officiers de

carrière, à un degré encore supérieur. Leurs femmes

avaient généralement un emploi dans la ville où ils s'étaient

mariés et, dès lors, il était impossible de les déplacer. Pen-

dant ce temps, les directions d'armes s'évertuaient, sans y

réussir, à remplir les cadres des garnisons de l'Est, où la vie

était plus dure, le climat plus rude, le service plus pénible.

Le résultat de ces errements, bien caractéristiques d'une

longue période de paix, était que certains corps de troupeavaient perdu peu à peu leur valeur militaire. Une manoeu-vre de quelque durée qui tenait les officiers et les sous-offi-

ciers éloignés de leur foyer, était considérée comme une

catastrophe. La discipline était relâchée, le service lui-

même négligé. On était revenu à la garde nationale séden-

taire.

C'est de là que proviennent à coup sûr bien des mécomptesdu début de la campagne. Sans vouloir reprendre une

polémique qui a fait couler d'autant plus d'encre que les

passions politiques y sont plus vives que partout ailleurs,il est indéniable que certains régiments du Midi n'ont pasmontré dans les premières rencontres les qualités de leurs

camarades du reste de la France. Or, c'est dans les riches

Page 107: Avec Joffre de Agdair à Verdun

90 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

plaines du Languedoc et sur les rives fortunées de la Médi-

terranée que sévissait plus particuherement le fléau de la

camaraderie qui enlevait toute autorité à des cadres com-

posés en permanence des enfants du même pays.Des mesures immédiates furent prises par le Haut Com-

mandement et ces mêmes unités, dont l'attitude au feu

avait été si médiocre, placées sous des chefs énergiques et

surtout nouveaux, réparties dans des corps d'armée issus

en majorité d'autres régions, ne tardèrent pas à donnerentière satisfaction.

C'est au 15e corps ainsi régénéré que s'adressent à justetitre les hommages enthousiastes des Marseillais.

Tout ce que nous venons de dire au sujet de l'instruction

s'applique aux unités du temps de paix qui, à la mobilisa-

tion, complétées par les plus jeunes classes de la réserve,formaient les divisions et les corps d'armée actifs.

On incorpora en outre dans les armées en opération des

divisions de réserve formées de classés plus anciennes.

A quelques exceptions près, au premier rang desquelles il

faut placer la division de Nancy, sous les ordres du général

Fayolle, les divisions de réserve se montrèrent assez mé-

diocres au début de la guerre. L'attitude de quelques-unesfut même franchement mauvaise et il y en eut qui lâchèrent

pied sous la seule menace d'une attaque.

Quant aux divisions territoriales, destinées en principeà la défense des places et des côtes, on voulut en utiliser

quelques-unes au moment de la grande conversion alle-

mande à travers la Belgique. Placées sous les ordres du gé-néral d'Amade, elles furent disposées derrière les canaux

du Nord avec mission de les défendre. Leur attitude fut

lamentable. Elles se débandèrent, sans même attendre le

contact de l'ennemi.

Quelques mois plus tard, ces mêmes réservistes et ces

mêmes territoriaux faisaient preuve d'une solidité iné-

branlable sous le feu ; ils supportaient avec stoïcisme les plus

Page 108: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 91.

dures privations et c'est sûrement l'un d'eux qui a dû

prononcer la phrase légendaire de Forain : « Pourvu que les

civils tiennent ». Le général en chef décidait alors de sup

primer les distinctions entre divisions actives, divisions de

réserve et divisions territoriales. Il n'y avait plus que des

combattants égaux devant leurs devoirs et dans leurs

droits.

D'où provient ce revirement?

Tout d'abord de ce fait, qu'au début de la guerre, les

divisions de réserve et, a fortiori, les divisions territoriales,médiocrement instruites, étaient encore plus mal enca-

drées. Les périodes des réservistes étaient souvent gâchéessans profit sérieux pour l'instruction de la troupe. Un petitnombre seulement des rappelés participaient à des exer-

cices ou à des manoeuvres susceptibles d'entretenir et de

développer leur valeur militaire. La plupart perdaient leur

temps dans des besognes de quartier, sans profit pour eux

ni pour personne.Inutile de parler de l'instruction des territoriaux; pra-

tiquement, elle était nulle et l'empreinte qu'ils avaient

reçue au cours de leur service actif était à peu prèseffacée.

Comme je l'ai déjà dit, à propos de l'instruction des

officiers et des sous-officiers de carrière, celle des cadres de

complément était tout à fait insuffisante. En réalité, on

avait d'eux quelque méfiance. Il a fallu la guerre pourmontrer les services immenses qu'ils étaient susceptiblesde rendre. Ne constituent-ils pas l'élite de la nation?

Telle est, à coup sûr, la première cause des déboires quenous a valu, en 1914, l'attitude d'un certain nombre de

formations de réserve et de territoriale. Il en est naturel-

lement d'autres, dont la plus générale était l'affaiblisse-

ment de l'idée militaire dans le pays. A tous égards, la

période qui s'étend du commencement du siècle à 1914 a

été l'une des plus troubles et des plus déprimantes de notre

histoire contemporaine.

Page 109: Avec Joffre de Agdair à Verdun

92 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

De ces bandes mal instruites et mal commandées, six

mois de. campagne firent des, soldats.

Je me rappelle à ce sujet, une intéressante conversation

avec M. Paul-Boncour, à Chantilly, au début de 1915.

M. Boncour était d'avis que les enseignements des pre-miers mois de la campagne venaient à l'appui des théories

socialistes et des conceptions de Jaurès sur l'organisationdéfensive des États. L'armée active, celle que Jaurès qua-

lifiait, avec un souverain mépris, « d'armée de caserne »,comme il aurait dit « l'armée du bagne », n'avait pu soutenir

le choc des Allemands; c'était aux formations de réserve,celles qui se rapprochaient le plus dû type des milices,

qu'était dû le redressement de la Marne d'abord, et ensuitela résistance victorieuse de nos armées pendant la course à

la mer.

A mon avis, la vérité était tout autre. Nos formations

avaient d'autant mieux tenu en août qu'elles se rappro-chaient davantage du type de l'armée de caserne. C'étaient

sans contredit, les troupes de l'Est et celles d'Afrique quiavaient le moins fléchi sous l'effort de l'ennemi. Là même

où elles avaient été nettement battues, à Morhange comme

à Charleroi, elles n'avaient montré aucun signe de désa-

grégation et étaient restées dans les mains de leurs chefs,officiers et sous-officiers de carrière. Au contraire, la résis-

tance des unités de la réserve et de la territoriale avait

été d'autant plus faible qu'elles se rapprochaient davantagedu type dé la milice et qu'elles comptaient dans leurs

cadres moins d'éléments permanents. Si des formations

de ce genre avaient été seules à supporter le premier choc,nos armées n'auraient jamais pu être assez vite réunies

en mains pour permettre le demi-tour foudroyant de la

Marne.

Sans doute, le tableau avait changé peu à peu. Au creu-

set de la guerre, tous les éléments s'étaient amalgamés.

Mais, c'est qu'après quelques mois d'une campagne extrê-

mement dure, on ne peut plus parler ni d'armée active,

Page 110: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 93

sous les ordres de cadres de carrière, ni de formations de

réserve ou de territoriale, conduites par des civils revêtus

d'un uniforme. Il n'y a plus que des soldats, et des chefs

de guerre.Seules les formations permanentes peuvent donner à la

nation mobilisée, le temps de se transformer en armée véri-

table. Elles sont l'ossature et la véritable sauvegarde de

l'indépendance du pays. L'en priver, c'est risquer d'arriver

trop tard à la parade; il ne faut pas compter réussir deux

fois le tour de force de la Marne.

Je n'ai pas besoin de dire que je ne convainquis pas plusM. Paul-Boncour qu'il ne me persuada lui-même. Je ne sais

plus quel sceptique prétendait que les discussions sont tout

à fait inutiles quand les interlocuteurs ne sont pas du

même avis. Je crois qu'il a raison.

Page 111: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 112: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE XI

LA LOI DE TROIS ANS

LA CAMPAGNE DE CHARLES HUMBERT

Fin 1912, un matin, entrant au ministère dans le cabinet

du général, je le trouvai assis devant son bureau, sur lequelon ne voyait, comme de coutume, ni une feuille de papier,ni une plume, ni un crayon. Mais, contrairement à ses

habitudes, il avait devant lui, tout grand ouvert, un journalet il songeait.

Ce journal annonçait le dépôt, par le Gouvernement

allemand, du projet, dont j'ai déjà parlé, prévoyant une

augmentation considérable des effectifs, qui allaient être

portés progressivement, jusqu'en octobre 1915, à 863.000

hommes, contre 650.000 en 1911 et 700.000 en 1912, et,de plus, demandant l'ouverture d'un crédit de 1 milliard

de marks pour le matériel et les ouvrages de défense.

— Vous avez lu, me dit-il : c'est la loi de trois ans pournous.

— La loi de trois ans pour les troupes spéciales : cava-

lerie, artillerie à cheval?— Non, pour tout le monde.— Mon général, c'est impossible.— Et pourquoi?— Parce que la loi de trois ans, sans restriction et sans

adoucissement, constitue un fardeau si lourd qu'aucun

pays n'a pu encore se l'imposer. Si une pareille loi était

votée, ce qui est douteux, son application rencontrerait

de telles résistances qu'il faudrait l'amender rapidement.

Page 113: Avec Joffre de Agdair à Verdun

96 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Sinon, elle nous conduirait à une réaction antimilitariste

dangereuse. Le service de trois ans ne serait applicable

que s'il était établi pour un temps très court?

—Qu'appelez-vous un temps très court?

— Je ne peux naturellement pas vous donner de chiffres

précis, mon général, mettons deux ans, trois au plus.— C'est bien ainsi que je l'entends, me répondit-il.

Il n'y avait qu'à s'incliner.

Il se mit immédiatement à l'oeuvre. Pendant que l'État-

Major de l'armée établissait le projet de loi, les Directionsd'armes étudiaient les conséquences matérielles qu'auraitson adoption. La plus intéressée dans la question était la

Direction du Génie. II s'agissait d'organiser ou de créer,

dans un délai extrêmement court, des casernements suf-

fisants pour loger une troisième classe. Remarquablement

dirigés par le général Chevalier, sous l'impulsion énergiquedu général Joffre, à qui ces questions étaient particulière-ment familières, les sapeurs mirent les bouchées doubles.

Tout était préparé quand la loi fut votée et, en 1914, les

travaux de construction et d'aménagement étaient à peu

près terminés. Pour qui connaît les lenteurs et les atermoie-

ments habituels de la machine administrative, retards qui,dans le cas présent, auraient pu être excusés en partie

par le manque de personnel de direction et de surveillance,

c'était un beau résultat.

En même temps qu'ils s'occupaient de renforcer nos

effectifs, le Gouvernement et l'Administration de la Guerre

s'efforçaient de combler le plus rapidement possible les

lacunes de notre organisation, en ce qui concerne le matériel.

Un premier programme de dépenses s'élevant à 554 mil-

lions, était déposé sur le bureau de la Chambre des Députésdès le 27 février 1913. Deux autres programmes suivi-rent : au total, les sommes demandées s'élevaient à 1 mil-

Iiard 400 millions environ. Elles ne furent définitivement

Page 114: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 97

votées par le Parlement que le 15 juillet 1914, quinze jours

avant la déclaration de guerre. Mais, dès le dépôt du premier

projet de loi, les Commissions des finances des deux Cham-

bres avaient accordé au ministre l'autorisation d'engagercertains crédits sans attendre le vote définitif du pro-

gramme. Une autorisation analogue fut consentie pourl'exercice 1914.

On travailla donc ferme pendant ces dix-huit mois.

De nombreuses commandes furent passées, notamment parle service de l'artillerie (télémètres, appareils téléphoni-

ques, tracteurs, canons de cavalerie, caissons, auto-canons

contre l'aviation, etc.). Mais, encore une fois, rien ne

s'improvise en fait de matériel et, quand la guerre éclata,une partie seulement des dépenses autorisées avait puêtre utilement employée.

Une fois rédigé, le projet de loi fut soumis à l'examen du

Conseil supérieur de la guerre, qui l'approuva à l'unani-

mité, puis transmis au Conseil des ministres et enfin déposésur le bureau de la Chambre.

Les débats s'ouvrirent le 2 juin 1913 et durèrent jus-

qu'au 19 juillet. Il n'est peut-être pas sans intérêt, ne

serait-ce qu'à titre d'enseignement pour l'avenir, d'en

rappeler les principaux incidents.

Dans la discussion générale, la loi fut défendue successi-

vement par le rapporteur, puis par Joseph Reinach, parAndré Lefèvre qui montra éloquemment les dangers de

l'attaque brusquée dont nous étions menacés, par M. Rai-

berti, enfin par le ministre de la guerre Etienne et par le

président du Conseil Barthou.

Les partis avancés l'attaquèrent avec violence. AprèsM. Félix Chautemps, le général Pedoya et M. Augagneur,M. Albert Thomas fit une forte impression sur la Chambre

en s'attachant à montrer les conséquences économiqueset intellectuelles qu'aurait le maintien au service de toute

notre jeunesse pendant trois années entières. Enfin Jaurès

AVECJOFFRE 7

Page 115: Avec Joffre de Agdair à Verdun

98 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

fit un admirable discours, qu'il est vraiment cruel de relire'

aujourd'hui. Il commença par nier le danger d'une agres-sion que la social-démocratie allemande devait rendre

impossible!« Nous sommes fiers, s'écria-t-il, de l'effort généreux et

persévérant de nos camarades contre les militaristes d'ou-

tre-Rhin, contre l'esprit chauvin, contre toutes les pensées

d'impérialisme et d'agression; nous savons qu'ils luttent

dans les conditions particulièrement difficiles que leur fait

le régime de l'Empire et nous avons le droit, après l'évé-

nement, de sourire de ceux qui nous disaient qu'ils n'oppo-seraient aux armements, à la politique chauvine, qu'une

opposition de simulacre.

« ... Nous avons le droit de dire que l'organisationde 4 millions de citoyens allemands parmi les plus fiers,les plus éduqués, n'est pas sans action sur les destinées du

monde. Le pouvoir le plus absolu est obligé de réfléchir

avant de se jeter dans les aventures, quand il sait qu'il ya 4 millions de consciences groupées qui protestent contre

la politique de provocation (1). »

Hélas ! Un an plus tard, le Gouvernement impérial ne

fut pas obligé de réfléchir et les 4 millions de démocrates

conscients n'eurent pas un instant l'idée de protestercontre l'agression qui se préparait! Quand on relit ces

paroles de Jaurès, quand on se rappelle avec quelle convic-

tion profonde elles furent prononcées, on comprend son

effondrement dans la semaine fatale. Il avait été cruelle-

ment trompé et il avait tout mis en oeuvre pour faire

accepter ses convictions par l'opinion et par le Parlement;sa responsabilité était écrasante et il s'en rendait compte.

Continuant son discours, Jaurès, après avoir raillé ceux

qui croyaient à une attaque brusquée, contraire au géniede l'Allemagne, et traité de chimérique la crainte de la voir

essayer de nous écraser en quelques semaines, pour se

(1) Journal officiel,séance du 17 juin 1913,p. 1989.

Page 116: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 99

retourner contre ses adversaires de l'Est, s'efforça de dé-

montrer qu'une bonne organisation défensive des fron-

tières et, en arrière, la nation, armée et instruite comme il

l'avait demandé dans son ouvrage L'Armée nouvelle, étaient

plus qu'une armée de caserne, même renforcée, capablede nous protéger contre toute attaque.

En somme, la loi, selon lui, était mauvaise, car elle

allait compromettre la prospérité du pays, dangereuse parles ripostes qu'elle entraînerait de la part d'un adversaire

plus nombreux, et enfin inutile puisque les dangers dont on

menaçait la nation étaient imaginaires.

La discussion des articles fut particulièrement pénible.En face d'attaques répétées, la défense fut faible. Le pré-sident du Conseil et le ministre de la Guerre n'étaient passuffisamment au courant des détails pour pouvoir faire face

aux objections et aux contre-propositions qui surgissaientà chaque instant. Parmi les commissaires du Gouverne-

ment, le général Joffre ne montait pas volontiers à la tri-

bune : il n'était pas fait pour les discussions parlementaires.Le général Legrand, sous-chef de l'État-Major de l'armée,ne parvint pas non plus à s'imposer à la Chambre.

D'autre part, on sentait chez tous les députés, même les

mieux disposés, une sourde résistance. Ils savaient que la

loi était impopulaire, que, dans leur circonscription, ils

seraient rendus responsables des charges nouvelles quiallaient peser sur le pays : ils jouaient leur réélection. On

doit admirer ceux qui passèrent outre et n'eurent en vue

que la sécurité générale. « Ta loi va me coûter mon siège,me disait un député d'Eure-et-Loir, mon vieux camarade

d'école Maunoury, le futur ministre de l'Intérieur, mais

je la voterai tout de même. »

Il la vota, et fut réélu.

Malgré ces circonstances défavorables, la loi passa. Après

qu'on eût écarté plusieurs amendements, l'un de M. Auga-

gneur, un autre de MM. Paul-Boncour et Messimy, insti-

Page 117: Avec Joffre de Agdair à Verdun

100 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

tuant le service de trente mois, enfin un dernier de M. Pain-

levé, proposant de trouver provisoirement les effectifs

supplémentaires dont on avait besoin en étendant la

conscription aux indigènes de l'Afrique du Nord et en

abaissant de vingt et un à vingt ans l'âge de l'incorporation,la loi fut votée, le 19 juillet, par 358 voix contre 204.

Au Sénat, la discussion fut beaucoup plus facile et la

loi put être promulguée le 7 août 1913.

A peine en vigueur, elle fut l'objet d'attaques qui allèrent

en croissant au fur et à mesure que s'émoussait l'émotion

première suscitée par la nouvelle loi allemande. Son abro-

gation devint la plate-forme électorale de l'opposition. Nul

doute que si la guerre n'avait pas éclaté en 1914, il n'eût

fallu au moins en adoucir l'application.

Quoi qu'il en soit, et malgré ses imperfections — jecrois en toute sincérité qu'on aurait pu faire aussi bien au

prix d'un effort moindre — le résultat cherché fut obtenu.

Les effectifs amaigris de nos corps de couverture purentêtre renforcés et c'est sans doute la présence à pied d'oeuvrede forces respectables qui préserva nos frontières de ces

attaques brusquées préconisées par tant d'écrivains mili-

taires allemands. Tout porte à croire qu'avant le renfor-

cement de la couverture et les mesures de défense prisesau Grand Couronné (1), une attaque brusquée était pro-

jetée contre Nancy. Sa réussite aurait pu avoir pour nous

des conséquences désastreuses. En facilitant l'enveloppe-ment de nos armées par les deux ailes, ce que la stratégieallemande considère, avec assez de raison, comme le sum-

mum de l'art de la guerre, elle aurait pour le moins consi-

dérablement gêné la rocade de nos troupes de droite vers

notre flanc gauche menacé.

(1) Le Grand Couronné comprend une série de hauteurs dominantes aunord et à l'est de Nancy, sur la rive droite de la Moselle.

Page 118: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 101

Les Allemands ne tentèrent qu'une attaque de ce genre :

ce fut contre la Belgique qui, confiante dans sa neutralité,n'avait pris aucune des mesures auxquelles nous nous étions

résolus. Elle réussit entièrement; au point de vue militaire,la prise de Liège leur a donné tout ce qu'ils en attendaient,le libre passage par les plaines du Hainaut et de la Flandre.

Pendant que les pouvoirs publics s'efforçaient ainsi de

renforcer nos effectifs et de compléter le matériel, une

campagne retentissante était menée dans la presse parM. Charles Humbert, sénateur de la Meuse.

C'est une bien curieuse figure que celle de Charles Hum-

bert, une des plus caractéristiques de cette époque d'avant-

guerre. Ancien sous-officier de l'armée coloniale, il avait

appartenu comme capitaine au cabinet du ministre de la

Guerre, le général André, qui s'était séparé de lui avec une

certaine brusquerie. Entré au journal Le Matin, il se lançaensuite dans la politique et les affaires; il y réussit bril-

lamment. Le verbe haut, le sourire cordial, la poignée de

main et le cigare faciles, il avait conquis en un tournemain

le coeur de ses compatriotes de la Meuse qui l'envoyèrentau Sénat. Une fois ce pas franchi, le gros Charles, comme il

se plaisait à s'appeler lui-même, s'était à peu près spécialisédans les questions militaires. Il avait su se faire une clien-

tèle d'officiers généraux et supérieurs de grande valeur et,

disposant dans les bureaux de l'Administration d'agentssûrs qui le tenaient au courant de ce qui s'y passait et

même ce qui s'y préparait, il avait acquis peu à peu une

influence qui, pour être occulte, n'était pas moins consi-

dérable. C'est ainsi qu'aucune nomination n'était faite dans

la place de Verdun sans son agrément et que tout officier

de la garnison qui n'avait pas réussi à lui plaire était

impitoyablement écarté.

En 1913, il fit paraître dans un journal à sa dévotion une

série d'articles dictés, il faut le croire, par le plus pur

patriotisme, mais qui lui donnaient l'occasion d'attaquer

Page 119: Avec Joffre de Agdair à Verdun

102 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

plus ou moins ouvertement de hautes personnalités admi-

nistratives ou militaires, dont le tort, à ses yeux, était dene pas s'incliner devant sa toute-puissance.

Cette campagne fut complétée par la publication d'unlivre qui eut, à l'étranger surtout, un grand retentissement :

Sommes-nous défendus? Quelques semaines avant la guerre,exactement le 13 juillet 1914, M. Humbert prononçait à

la tribune du Sénat un discours où nos faiblesses étaient

étalées avec une telle insistance qu'il ne fut pas, dit-on,

sans influence sur la détermination prise par l'État-Major

allemand de brusquer une rupture, depuis longtemps

arrêtée dans son esprit.On sait qu'à la fin de la guerre, M. le sénateur Humbert,

inculpé dans l'affaire Lenoir, comparut devant le Conseil

de guerre, qui l'acquitta par 4 voix contre 3. Il se retira

alors provisoirement de la vie publique ; il se préparait à

y faire une rentrée annoncée par la publication d'un livre

nouveau, Chacun son tour, quand il mourut.

Si je me suis étendu un peu longuement sur les événe-

ments et même sur les incidents de 1913 et de 1914, c'est

qu'ils donnent une idée exacte de notre situation intérieure

dans les années qui précédèrent la guerre. Malgré une pros-

périté matérielle indéniable, il régnait dans les esprits;une sorte de malaise contrastant singulièrement avec le

calme de la rue. Sans doute l'opinion publique n'avait

aucun pressentiment du drame qui allait bouleverser le

monde, mais ceux qui depuis vingt ans avaient secouéle pays, l'affaire Dreyfus, celles des fiches et des congré-

gations, sans parler des soubresauts de la politique alle-

mande à notre égard, Tanger, Casablanca, Agadir, avaient

peu à peu compromis son équilibre moral; le scandalede l'affaire Caillaux, qui éclata quelques mois à peineavant la guerre, en donna la preuve. On s'explique que

l'étranger, spectateur souvent malintentionné et rarement

perspicace de notre vie intérieure, ait pu parler de la déca-

Page 120: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 103

dence irrémédiable de la France et en escompter les consé-

quences.Peut-être est-il permis de trouver dans cette opinion,

presque unanimement partagée en dehors de nos fron-

tières, une des causes secondaires de l'attitude allemande

en juillet 1914.

En somme, à l'exception de la loi de trois ans, les me-

sures envisagées pendant la période 1911-1914 pour remé-

dier aux imperfections de notre préparation à la guerren'avaient pu être que partiellement réalisées et notre orga-nisation laissait encore fortement à désirer quand la guerreéclata.

J'ai essayé de montrer la part de responsabilité qui re-

vient à chacun et à tous. Que celui des dirigeants d'alors

qui, en son âme et conscience, n'a à se reprocher ni erreur

ni négligence, jette la première pierre aux autres...

On peut se demander comment le général Joffre qui,mieux que tout autre, pressentait le danger et à qui reve-

nait l'initiative des mesures à proposer pour y faire face,n'a pas obtenu de résultats meilleurs ou ne s'est pas décidé,en présence de l'impuissance partielle de ses efforts, à se

retirer, ne fût-ce que pour attirer solennellement l'attention

du pays sur les périls de la situation.

Il convient de remarquer tout d'abord que son autorité

était alors beaucoup moins grande qu'on se l'imagine

aujourd'hui. J'en ai donné les motifs. Ensuite il ne faut

pas oublier que des campagnes actives ne cessaient d'être

menées contre lui, qui affaiblissaient encore cette autorité.

Sous prétexte que son passé militaire ne le qualifiait passuffisamment pour son poste actuel, les candidats qui rê-

vaient de le supplanter n'hésitaient pas à intriguer contre

lui, aussi bien dans le monde militaire que dans les cercles

politiques.

Page 121: Avec Joffre de Agdair à Verdun

104 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

L'indifférence totale du général pour les querelles de

personnes et pour les menées des ambitieux facilitait

singulièrement le travail de démolition entrepris contre lui.

Une première tentative fut faite en 1912, après les manoeu-

vres d'automne, en faveur d'un général qui, en dehors de

ses qualités militaires incontestables, avait l'avantaged'être le candidat des milieux « bien pensants » de l'armée

et des cercles gravitant autour d'elle. Une deuxième se pro-

duisit, au printemps 1914, dans un parti diamétralement

opposé, au profit d'un général réservé, pendant et après la

guerre, à une carrière militaire et diplomatique assez mou-

vementée. Toutes deux échouèrent, mais qu'elles aient puse produire et avoir été sur le point de réussir, cela prouvebien que l'autorité du chef d'État-Major général, incessam-

ment battue en brèche, même par des collaborateurs

immédiats, était alors loin d'être assise comme elle le fut

dès les premiers jours de la guerre.

Se démettre de ses fonctions, comme l'avait fait le géné-ral Hagron quand on adopta la loi de deux ans sans qu'eus-sent été prises les précautions qu'il jugeait indispensables

pour sauvegarder les intérêts de l'armée? Cet exemplemême prouve le peu d'efficacité d'un tel geste. Démission-

naire, il eût été remplacé par un collègue qui, il le sentait

bien, n'aurait pas eu sa volonté et sa ténacité. Au lieu

d'obtenir une partie du nécessaire, il n'aurait rien obtenu

du tout. Quand on passe en revue les noms de ceux qui, parleur situation et leur ancienneté, auraient pu être choisis

pour recueillir sa succession — sans oublier les candidats

malheureux à qui je viens de faire allusion — on en a la

conviction absolue.

Page 122: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE XII

LE PLAN 17 — LE PLAN W

Il reste à dire un mot des conditions dans lesquelles avait

été élaborée, à l'État-Major de l'armée, la préparation

technique de la guerre.En 1911, quand il fut nommé chef d'État-Major géné-

ral, le général Joffre trouva en vigueur un plan de mobili-

sation, le plan 16, qui prévoyait la concentration de nos

forces à l'abri de nos forteresses de l'Est, avec leur centre

de gravité au sud de la ligne Paris —Verdun. Ces disposi-tions avaient été prises en supposant, comme on le faisait

couramment depuis 1870, que l'effort principal de l'ennemi

se porterait entre Toul et Épinal, région laissée ouverte

à cet effet dans notre dispositif défensif. A cette attaque,nous répondrions par une contre-offensive sur ses deux

ailes. L'hypothèse d'une invasion de la Belgique par les

troupes allemandes n'était pas envisagée.

Néanmoins, sans que l'on crût, de façon ferme, à la pos-sibilité d'une telle manoeuvre, en raison de ses conséquences

internationales, l'attention était de plus en plus attirée de

ce côté par une série de mesures caractéristiques prises

par l'État-Major allemand : création d'un camp très impor-tant dans la région de Malmédy, constructions et améliora-

tion de voies ferrées sur la frontière belgo-allemande, etc...Aussi le général Joffre fit-il immédiatement établir une

variante du plan qui remontait sensiblement vers le Nord

la masse de nos forces. C'est cette variante qui servit de

base au plan 17, établi en 1913 et qui fut appliqué en 1914.

Page 123: Avec Joffre de Agdair à Verdun

106 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Deux de nos armées devaient se concentrer au sud de la

ligne Paris —Verdun, deux au nord de cette ligue, avec

une cinquième armée en réserve derrière la gauche. Aux

ailes, deux groupes de divisions de réserve, dont nous ver-

rons un peu plus loin la mission éventuelle. Enfin, à l'ex-

trême gauche, un corps de cavalerie (corps Sordet).Il était prévu que si les Allemands pénétraient en Bel-

gique, l'armée tenue en réserve entrerait immédiatement

en ligne pour renforcer notre gauche. Le corps de cavalerie

se porterait sur la rive droite de la Meuse, pour éclairer

et couvrir notre flanc. Enfin une brigade d'infanterie

garnirait la rive gauche de la Meuse, de Givet à Namur,

pour en assurer la défense et former soutien de la cavalerie.

Même en envisageant comme possible la violation de

la neutralité belge, on n'eut pas un instant l'idée que les

armées allemandes pourraient passer en force au nord de

la Meuse. Comme nous le verrons plus loin, dans la discus-

sion de leur manoeuvre initiale, une telle extension du front

paraissait irréalisable. C'est pour ce motif que les mesures

prévues ne comportaient, de notre part, qu'une couverture

de notre flanc au sud de la ligne Liège —Namur.Ce furent ces dispositions que l'on appliqua en août

1914. L'ultimatum de l'Allemagne à la Belgique étant du

2 août, et nos transports de concentration ne commençant

que le 5, on eut tout le temps nécessaire pour les varier

en conséquence. Toutefois les troupes déjà en couverture

au voisinage de la frontière belge ne la franchirent qu'après

l'attaque de Liège, qui est du 4 août et sur la demande

officielle du Gouvernement de Bruxelles.

Le plan d'opérations fut difficile à établir. Avec les idées

universellement admises en France, il ne pouvait être

qu'offensif; l'hypothèse d'un passage par la Belgique,non précédé d'une violation de ce pays par l'ennemi,devait être écartée a priori. L'offensive ne pouvait donc

se produire qu'au sud du Luxembourg. D'autre part,

Page 124: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 107

passer au sud du Donon, à travers les Hautes-Vosges, ne

menait à rien. On débouchait en Haute-Alsace, dans un

véritable cul-de-sac formé par la frontière suisse et le

Rhin, fossé infranchissable devant la Forêt Noire. Au nord

du Donon, l'étendue de terrain libre était réduite par les

difficultés de parcours de la région marécageuse des Étangs,

puis par la grande forteresse Metz —Thionville, qu'il ne

fallait pas penser à enlever de vive force. Il y avait donc

un véritable goulot à franchir en contournant Metz parle Nord et par le Sud. Ce fut cette solution que l'on adopta,faute de mieux. Une fois le débouché conquis, l'investisse-

ment des places fortes laissées en arrière serait assuré parles formations de réserve placées à cet effet aux deux ailes

de notre dispositif.Le déclenchement de l'offensive générale devait être

précédé d'une attaque secondaire sur Mulhouse pour tenter

d'attirer de ce côté l'attention de l'ennemi.

Ce projet eût été médiocre, il faut le reconnaître franche-

ment, quand bien même nos armées ne se seraient pasheurtées dans les régions que l'on croyait de parcours facile

à une organisation de champ de bataille, préparée dans

tous ses détails. La résistance devant laquelle vint se briser

l'élan de nos 1re et 2e armées dont le mouvement initial

fut exactement celui que prévoyait le plan d'opérations,montre qu'en face d'un ennemi comme celui que nous

avions à combattre ce plan était inexécutable. C'est cette

erreur, dont nous avons expliqué les motifs, qui pesa si

lourdement sur les premières opérations de la guerre.

Quelques années déjà avant 1914, les états-majors fran-

çais et anglais avaient eu l'idée d'étudier de concert dans

quelles conditions pourrait se faire une intervention des

troupes britanniques, au cas où les deux nations, dont l'en-

Page 125: Avec Joffre de Agdair à Verdun

108 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

tente se resserrait tous les jours, seraient amenées à agirensemble sur le continent contre un ennemi commun.

Le vrai promoteur de cette étude fut le général Wilson,le futur maréchal qui devait disparaître dans des circons-

tances tragiques (1). Il était lié par une étroite amitié au

général Foch dont il partageait les idées et tous deux étaient

d'accord pour rechercher les moyens les plus efficaces de

résister à l'assaut qu'ils sentaient se préparer à l'est. Plein

d'entrain et d'enthousiasme, doué d'une vivacité d'esprit

particulièrement rare, le général Wilson fut le meilleur

artisan de l'union intime entre le War-Office et notre État-

Major, qui devait être si féconde.

Avant de rien entreprendre, il fallait naturellement obte-nir l'agrément des deux Gouvernements. A Paris, il n'y eut

aucune difficulté à vaincre. A Londres, on rencontra d'abord

quelques résistances. Néanmoins le Gouvernement anglaisconsentit à ce que les « experts militaires » fissent ensemble

toutes les études qu'ils jugeraient utiles, mais en déclarantd'une façon formelle que cette entente technique n'enga-geait en rien la Grande-Bretagne, qui conservait toute sa

Liberté d'action, en cas de conflit continental.

Ce fut sur ces bases que l'on ouvrit le « dossier W », ini-

tiale du général Wilson. L'intervention des troupes anglaisesfut étudiée en détail. On régla les conditions de leur débar-

quement dans nos ports de la Manche, l'organisation de

leurs bases de ravitaillement et enfin leur transport dans la

région de la concentration.

Quand la guerre éclata, les mesures prévues s'exécutèrentsans aucun mécompte. En ce qui concerne les transports,le commandement anglais demanda d'abord à les arrêterdans la région d'Amiens. Il tenait à ne rien compromettreau début des hostilités. L'État-Major français préféraitnaturellement les pousser jusqu'à Maubeuge, à la gauche

(1) D'origine irlandaise, le maréchal Wilson fut assassiné en juin 1922par deux de ses compatriotes.

Page 126: Avec Joffre de Agdair à Verdun

L'AVANT-GUERRE 109

de notre dispositif, qui se trouvait de la sorte renforcée

d'une façon très sérieuse. Après quelques discussions, ce

fut notre État-Major qui eut gain de cause et les divisions

anglaises (4 d'infanterie et une de cavalerie) se trouvèrent

en première ligne dès les premiers combats en Belgique.

Inutile de dire que les Allemands se sont emparés de ces

faits et prétendent y trouver la preuve de la préméditationdu Gouvernement britannique. Malgré leur habileté à

dénaturer les faits par les procédés les plus scientifiques,ils n'arriveront pas à faire peser la responsabilité de l'agres-sion sur le ministère au pouvoir en 1914, le plus pacifiste

peut-être qu'on ait jamais connu en Angleterre jusqu'àcette époque.

Page 127: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 128: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DEUXIÈME PARTIE

DE LA SOMME AUX VOSGES

(Août 1914 — Août 1915)

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Page 130: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE I

A PARIS — LE PROLOGUE DU DRAME

24 Juillet — 4 Août 1914

L'émotion soulevée par l'attentat de Serajevo s'était

vite calmée en France et, pendant les trois premièressemaines de juillet, personne certainement ne croyait à

l'imminence d'une guerre européenne. Le Président de la

République, accompagné du président du Conseil, M. Vi-

viani, partit pour la Russie le 15, comme il était convenu

depuis longtemps. L'attention publique était entièrement

prise par l'affaire Caillaux, dont les débats s'ouvrirent le

20 juillet.A l'Ëtat-Major de l'armée, le calme régnait. On mettait

la dernière main à la préparation des exercices d'automne.

Le général Joffre avait été invité aux grandes manoeuvres

anglaises : je devais l'accompagner.

Aussi la stupeur fut-elle profonde quand, le 24, on connut

l'ultimatum envoyé la veille par l'Autriche-Hongrie à la

Serbie. La gravité de la situation éclata immédiatement

aux yeux de tous, même des optimistes impénitents.

Il avait été prévu de tout temps, à l'État-Major de l'ar-

mée, qu'il y aurait, avant le déclenchement de la mobili-

sation générale, une période dite de « tension politique »,dont il conviendrait de profiter pour prendre un certain

nombre de mesures de précaution. Récemment ces mesu-

AVECJOFFRE 8

Page 131: Avec Joffre de Agdair à Verdun

114 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

res, soigneusement étudiées, avaient été classées et numé-

rotées sur une liste communiquée aux commandants de

régions. Il suffisait d'un ordre télégraphique ou télépho-

nique pour que l'une quelconque d'entre elles entrât immé-

diatement en vigueur, indépendamment des autres (1).La première fut décidée le 25. On rappela les officiers

en permission. Ce fut, dans beaucoup de garnisons, une

profonde surprise. On se rendait beaucoup moins compteen province que dans les cercles politiques de Paris de la

gravité de la situation. En même temps, le général Joffre

jugea utile de mettre officieusement les commandants des

corps d'armée de la frontière du Nord-Est au courant des

menaces qui se précisaient d'heure en heure, de manière

à leur permettre de compléter d'urgence et de mettre au

point, s'il y avait lieu, le travail de mobilisation. Le capi-taine Pichot-Duclos partit en automobile pour remplircette mission et passa successivement à Châlons (6e corps),à Nancy (20e), à Epinal (21e) et à Besançon (7e). La

sonnette d'alarme était tirée.

Les jours suivants, l'émotion ne fit que grandir. Au minis-

tère, le couloir du deuxième, étage desservant les bureaux

du chef et des sous-chefs d'état-major ne désemplissait pas.On voyait apparaître des officiers généraux ou supérieursretraités demandant un emploi. Les hommes politiquesabondaient. Les uns donnaient des conseils, d'autres expo-saient leurs craintes, tous offraient leurs services. Un

député, ancien lieutenant d'artillerie, désigné pour corn-;

mander une section de munitions, s'étonnait qu'on lui

(1) L'Administration de la Guerren'avait pas alors de liaisontéléphoniquedirecte avec les commandants de région. Il fallut qu'une crise éclatât pourqu'on s'aperçût des inconvénients d'une semblable lacune. Le personnel desP. T. T. se mit immédiatement à l'oeuvre pour y remédier. Les corridors,les bureaux mêmede l'Etat-Major de l'armée, déjà envahis par une foule de« clients»difficilesà écarter, furent encoreencombrésd'ouvriers et de matérielet remplis du bruit des marteaux. Cen'était pas fait pour faciliter le travail,à un momentoù le calme était plus que jamais nécessaire.

Page 132: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME,AUX VOSGES 115

eût attribué un poste si secondaire. « Mes mandataires,

disait-il, ne comprendront pas que leur élu ne soit pas au

Grand Quartier général ». Beaucoup d'autres avaient des

prétentions analogues et se trouvaient qualifiés pour le

service d'état-major. Si on les avait écoutés, le Commande-

ment eût été entouré d'un nombre considérable de « con-

seillers techniques ».

Le 26 et le 27 juillet, la situation fut pour nous à peu

près stationnaire. Nous n'avions que des échos éloignésdu travail intense de la diplomatie. Par contre, les rensei-

gnements arrivés au 2e bureau de l'Etat-Major de l'armée

commencèrent à signaler en Allemagne des indices de me-

sures militaires soigneusement camouflées. Aussi, dès le

mardi 26, fut-il décidé, avec l'approbation du Gouverne-

ment, de faire revenir dans leur garnison les troupes en dé-

placement pour des manoeuvres ou des exercices de tir.

La 42e division rentra par chemin de fer à Verdun. Les

régiments d'artillerie du 20e corps (8e et 39e), qui venaient

à peine de débarquer au camp de Châlons, furent renvoyésde même. En même temps, des ordres étaient donnés pourla stricte surveillance de la frontière.

Le même jour, l'Autriche déclarait la guerre à la

Serbie.

Le mercredi 29, nous apprîmes la mobilisation partiellede l'armée russe. Les probabilités de guerre augmentaientà chaque heure. D'autre part, les renseignements se préci-saient sur les mesures prises en Allemagne. Les réservistes

étaient rappelés par ordres individuels; on procédait à des

achats de chevaux; des mouvements étaient signalés quisemblaient indiquer la mise en place de la couverture.

Le général Joffre estima qu'il ne fallait plus hésiter

à prendre des mesures analogues, si nous voulions éviter

un retard qui pouvait devenir fatal, en cas de tentative

brusquée de l'adversaire. Il adressa à ce sujet une lettre

Page 133: Avec Joffre de Agdair à Verdun

116 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

des plus énergiques au Gouvernement. Le lendemain seu-

lement fut accordée l'autorisation d'alerter les troupes de

couverture faisant mouvement par voie de terre. Aucun

transport de troupes par voie ferrée ne devait encore

être exécuté.

En même temps, pour bien montrer au monde, et sur-

tout à l'Angleterre, que nous n'étions pas les agresseurs,le Gouvernement, sur l'initiative de M. Poincaré, dit-on,

prescrivit de maintenir la couverture à 10 kilomètres en

arrière de la frontière. Au point de vue militaire, cette

mesure présentait des inconvénients très sérieux, mais il

n'y avait qu'à s'incliner.

L'histoire a prouvé qu'elle avait été très judicieuse. Elle

s'est trouvée, dans la réalité, sans influence réelle sur les

opérations et a contribué dans une large mesure à empêcher

l'Allemagne de déplacer les responsabilités.

Vendredi 31 juillet. — Journée de grosses émotions. Je

copie mes notes :

« Il était temps. Il est certain que la couverture alle-

mande tout entière est en place. Il y a une grosse masse à

Metz, peut-être 2 corps d'armée et demi. S'ils se jettentsur Nancy, ils seront au moins à deux contre un. L'ordre

de mettre en place toute la couverture part à 17 h. 45,mais il ne pourra être entièrement exécuté avant quarante-huit heures. Que se passera-t-il d'ici-là?

« A 22 heures, nous apprenons l'assassinat de Jaurès.

Ce crime stupide pourrait avoir des conséquences sérieuses

à Paris. Par crainte de troubles, le Gouvernement fait

surseoir au départ des cuirassiers de la 1re division de cava-

lerie qui devaient s'embarquer cette nuit même.

« Notre retard dans la mise en place de la couverture au-

rait pu être rattrapé partiellement en lançant l'ordre

de mobilisation aujourd'hui avant 18 heures. Mais le Gou-

vernement hésite encore. Il veut se faire déclarer la guerre,

Page 134: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 117

pour que l'Angleterre marche, mais marchera-t-elle? Si

oui, ne se décidera-t-elle pas trop tard (1)?« L'Allemagne a déclaré hier le Kriegsgefahrzustand, qui

est, en réalité, l'équivalent de notre mobilisation générale.Il n'y a plus à hésiter.

« 1er août. — L'ordre de mobilisation est lancé : premier

jour le 2 août. Les dés sont jetés.

« Dimanche 2 août. — Les Allemands ont envoyé un

ultimatum aux Belges, demandant le passage à travers leur

territoire. Que ce soit, ou non, un scénario, arrangé depuis

longtemps avec feu Léopold, c'est de la folie. Ils vont

soulever contre eux l'Angleterre tout entière qui, cette

fois, se sentira directement menacée. Hier ils ont déclaré

la guerre à la Russie, mais M. de Schoen est toujours à

Paris. Pourquoi?« La couverture est en place : soupir de soulagement.« D'après les renseignements qui arrivent de partout,

l'attitude du pays est merveilleuse et les premières opéra-tions de la mobilisation se font dans un ordre parfait.

« 3 août soir. — Premier résultat de l'ultimatum à la

Belgique : l'Angleterre nous promet le concours de sa

flotte qui garantira la sécurité de nos côtes. C'est déjà

quelque chose, mais ils ont bien de la peine à se décider.

« On prépare le rapatriement de 30 bataillons du Maroc.

Le général Lyautey accepte tout, mais comment va-t-il

s'en tirer? Il lui faudra probablement abandonner le pays,

jusqu'à la côte (2).

(1) Et il y a encoredes gens, je ne dis pas en Allemagne,ce qui s'explique,maisà l'étranger, et mêmeen France, pour affirmerque la guerre a été vouluepar l'Angleterreet que nous n'avons été qu'un instrument entre ses mains !

(2) On sait que le général Lyautey fit le tour de force de conserver tout lepays, presquesans effectifs.Quand, plus tard, on lui eut envoyédesbataillonsterritoriaux, il trouva même le moyen de diminuer, en pleine guerre, l'éten-due de la dissidence.

Page 135: Avec Joffre de Agdair à Verdun

118 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« A 18 h. 45, M. de Schoen a remis au président du Conseil

une lettre contenant la déclaration de guerre de l'Alle-

magne à la France.

« Que fera le Parlement anglais qui se réunit ce soir?

Notre sort et celui de l'Europe sont entre ses mains.

« 4 août. — Rien de décisif encore en Angleterre. II ya évidemment dans le Gouvernement une fraction quihésite devant une intervention immédiate (1).

« Par contre, l'Italie vient de faire une déclaration offi-

cielle de neutralité. Nous avons maintenant la certitude

de disposer à brève échéance des divisions des Alpes et

de celles d'Afrique. C'est un appoint précieux.« Nous partons demain matin pour Vitry-le-François,

à la première heure.

« Après nous être absentés quelques heures, à tour de

rôle, pour dire adieu à nos proches, nous passons la nuit

au ministère... »

(1) Le parti de l'intervention était composéde Asquith, Grey, Churchill.Il avait contre lui : Lloyd George, John Burns, l'ancien chef du parti ouvrieret Lord Morley.Cefut seulementaprès l'entrevue célèbredu chiffonde papieret l'annonce que les troupes allemandes avaient franchi la frontière belge(4 août) que le parti pacifiste put être entraîné. La déclaration de guerre del'Angleterre à l'Allemagneest du 5 août. LordMorleyet John Burnsdonnèrentleur démission.

Page 136: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE II

A VITRY-LE-FRANÇOIS

5 Août — 1er Septembre 1914

Les batailles des frontières.

Nous quittâmes le ministère le 5 août à 6 heures. A cette

heure matinale, dans le vide du boulevard Saint-Germain

encore endormi, le départ fut émouvant. Le général

Ebener, qui restait à Paris comme chef d'État-Major du

ministre, pleurait en nous disant adieu. La route se fit

en automobile. Le ministre de la Guerre, Messimy, accom-

pagna le général jusqu'à Coulommiers. En se quittant, ils

s'étreignirent longuement. Chacun sentait la gravité de

l'heure et le poids des responsabilités qui incombaient

au Commandement.

Dans les localités que nous traversions régnait une tran-

quillité impressionnante. Sur la route, nous doublions

ou nous croisions des hommes âgés — les jeunes étaient

déjà partis — et même des femmes, conduisant leurs

attelages aux Commissions de réquisition. Ils saluaient-

gravement. Jamais pays n'est entré, en pleine connaissance

de cause, dans une lutte d'où dépendait son existence, avec

un calme et une dignité pareils.

A 11 heures, nous arrivions à Vitry, choisi depuis long-

temps pour être le siège du Grand Quartier général des

Page 137: Avec Joffre de Agdair à Verdun

120 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

armées. Les bureaux avaient été préparés au collège, sur

une petite place tranquille longeant la cathédrale. L'ins-

tallation était simple, modeste même, si on la compare à

celle qui fut réalisée plus tard à Chantilly. Une liaison télé-

phonique avait été établie avec le réseau général du terri-

toire et un poste de T. S. F. puissant installé à proximité.Dès l'arrivée, on répartit le travail et le service. Le

cabinet du général Joffre avait été dissous. Il ne gardaitautour de lui, comme officiers de l'armée active, que le

capitaine de Galbert (1), auquel s'adjoignit bientôt le

commandant Gamelin. Bel (2), Fétizon (3) et moi fûmes

versés au 3e bureau (opérations), dont le chef était mon

camarade Pont et qui comprenait, entre autres, quelquesofficiers qui occupèrent ultérieurement des postes impor-tants : Buat, Maurin, Paquette, Brécard, etc... (4).

Un petit nombre seulement de ces officiers restèrent en

permanence à Vitry, pour y faire la besogne incombant au

bureau : réception des comptes rendus et des renseigne-

ments, préparation et rédaction des ordres aux armées et

des instructions aux Services, etc... Les autres furent dési-

gnés pour assurer la liaison avec les cinq armées, auxquel-les s'ajoutèrent bientôt l'armée belge et l'armée britan-

nique. Le colonel Pénelon, de la maison militaire de

M. Poincaré, et le commandant Herbillon, qui rentrait de

mission en Grèce, alternèrent pour remplir les mêmes

fonctions entre le G. Q. G., la présidence de la Républiqueet le Gouvernement.

Je fus désigné pour la 5e armée (général Lanrezac) quiconstituait la gauche de notre dispositif et je ne changeai

(1) Tué à l'ennemi à la tête d'un bataillon de chasseurs.(2) Tué à l'ennemi à la tête d'une brigade d'infanterie.(3) Mort des fatigues de la guerre.(4) Le 3ebureau se renforça bientôt de quelques officiersbrevetés revenant

du front, encore mal remis des blessures reçues dans les batailles d'août etde septembre. Parmi eux, je tiens à citer cet admirable GeorgesRenouard,qui succombaen 1918 aux fatigues de la guerre. Ses deux frères, commeluiofficiersd'infanterie brevetés, avaient été tués. Tous trois étaient fils dugénéral Renouard, l'ancien chef d'État-Major de l'armée. Il leur a survécu.

Page 138: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 121

point d'affectation jusqu'à mon premier départ du G. Q. G.,

au printemps de 1915.

Le service s'organisa rapidement de la façon suivante :

Toutes les fois qu'un événement venait de se produireou était attendu sur le front d'une armée, ou bien encore

quand le G. Q. G. avait à faire au commandant de cette

armée une communication soit urgente, soit d'une impor-tance exceptionnelle, l'officier de liaison se mettait en

route. Avant son départ, il passait dans les bureaux,se mettait au courant des questions intéressant son armée

et prenait les instructions personnelles du major généralet des aides-majors généraux. Le plus souvent même, il

était reçu par le généralissime. A son arrivée au quartier

général de l'armée, il faisait sa tournée en sens inverse,d'abord chez le général commandant, ensuite dans les

bureaux de l'État-Major. Il apportait la bonne parole,fournissait les renseignements nécessaires et impatiemmentattendus sur la situation d'ensemble et faisait connaître

les solutions données par le Commandement aux questionsen instance. Puis il se renseignait lui-même sur les événe-

ments ou les incidents locaux qui s'étaient récemment

produits, ramassait les demandes et les comptes rendus,

prenait note des desiderata, se mettait en un mot à même

de rapporter un tableau exact de la situation de l'armée.

Ce travail prenait facilement la journée. S'il était chargé

par le commandant de l'armée d'une mission urgente pourle G. Q. G., l'officier de liaison rentrait le soir même, le

plus souvent en pleine nuit (1). Sinon, il restait au QuartierGénéral de l'armée, de manière à pouvoir aller faire le

lendemain une tournée dans les postes de commandement

avancés et dans les lignes. Ces visites avaient leur intérêt,car elles permettaient de tâter le pouls des exécutants,

(1) Retours parfois mouvementés. Les accès des villages étaient obstruéspar des barricades sur lesquelleson venait se heurter dans l'obscurité et quedéfendaient des habitants et des gardes de voie de communications(G.V. C.)qui avaient le coup de fusil facile.

Page 139: Avec Joffre de Agdair à Verdun

122 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

d'entendre leurs doléances, souvent justifiées, de leur

apporter le réconfort de renseignements d'ensemble pré-

sentés, cela va sans dire, sous le jour le plus favorable.

Combien de fois ai-je accompagné, à partir de septembre,le général Franchet d'Espérey dans des tournées de ce

genre, qu'il poussait jusqu'aux postes les plus avancés !

Il relevait le moral de tous par sa bonne humeur et son

entrain et s'il cachait sa préoccupation constante du bien-

être de chacun sous une brusquerie affectée, ses courtes

colères ne trompaient personne.Pendant les journées de bataille ou d'engagement impor-

tant, l'officier de liaison ne quittait pas le poste de com-

mandement de l'armée. Il était chargé de téléphoner au

généralissime les péripéties de l'action et, éventuellement,de recevoir de lui, pour être transmis au commandant de

l'armée, les renseignements ou les directives nécessaires

au développement de l'opération.Cette organisation a rendu de remarquables services.

Elle contribua, pour une bonne part, à cette entente étroite

entre états-majors qui ne s'est pas démentie un jour,même aux heures les plus critiques, et qui fut un des élé-

ments essentiels du succès final. Les Allemands n'eurent

rien de semblable, du moins au début de la campagne et

ils purent le regretter, au moment de la Marne surtout.

Nous reviendrons plus loin sur ce point.

Je reprends mes notes.

« 6 août. — Installation à Vitry. Un secrétaire me dit :

« C'est comme à Saint-Quentin, à la dernière manoeuvre« de cadres», ce qui prouve que ces exercices n'ont pas été

inutiles, même pour ce qui est de l'organisation de la

besogne matérielle.

« Les Allemands ont attaqué Liège : attaque brusquée,

probablement menée par deux ou trois brigades actives,avec de l'artillerie lourde. Ils ont réussi à pénétrer dans la

ville. Le corps de cavalerie Sordet a l'ordre d'entrer en.

Page 140: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 123

Belgique par Bouillon, le 7e corps (Bonneau) celui de passer

en Alsace et d'atteindre le front Cernay —Mulhouse.

« 7 août. — On a de la peine à mettre le 7e corps en mou-

vement. La concentration continue régulièrement, mais

les Anglais nous laissent toujours dans l'indécision sur

la date de l'arrivée de leurs troupes. Les Allemands ne

bougent pas. Donc pas d'attaques brusquées à craindre

sur notre front. Ils ne se mettront en mouvement que toutes

forces réunies.

« 8 août. — Le 7e corps est entré à Mulhouse sans résis-

tance. Le corps de cavalerie est à 20 kilomètres de Liège.

Que va-t-il faire si loin?

« 9 août. — En mission à Rethel, Q. G. de la 5e armée.

Lanrezac, bien disposé, est plein d'entrain. II me rappelle

le temps où, chef de bataillon, il animait par sa joyeuse

exubérance les voyages d'études de l'École de guerre.« En rentrant, j'apprends que les Allemands contre-

attaquent à Mulhouse. Il y a eu, depuis deux jours, trois

accrocs sérieux dans les transports de concentration, tous

les trois dans la région de Troyes. C'est au moins bizarre...

« Les Anglais font connaître qu'ils ne seront prêts à

marcher que le 26 août, c'est-à-dire après la date prévue

pour notre mouvement d'ensemble en avant. C'est peut-être

ce qu'ils voulaient. »

Ici j'ouvre une parenthèse.Ce n'est pas la première fois qu'avec une mauvaise hu-

meur évidente, je consigne dans mes notes la lenteur et

les retards de l'armée britannique. Ce ne sera pas la der-

nière. Loin de moi l'idée d'incriminer la loyauté, la bonne

volonté et le magnifique courage dont nos alliés ont donné

des preuves éclatantes au cours de la campagne. Mais il

est certain que, pendant les premiers mois tout au moins,

Page 141: Avec Joffre de Agdair à Verdun

124 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

ces reproches furent fondés, si on se place au point de vue

de l'intérêt commun. Leurs hésitations s'expliquent d'ail-

leurs et se justifient même, à condition d'envisager les

choses avec la mentalité et le tempérament anglais.C'était la première fois, depuis un siècle, que des troupes

britanniques traversaient la Manche pour participer à

une guerre continentale. Elles n'y étaient pas préparéeset il leur fallut un certain temps pour se mettre à la page;D'autre part, leurs effectifs étaient relativement faibles

(4 divisions d'infanterie et une de cavalerie). Un long

espace de temps devait s'écouler avant qu'elles pussentêtre sérieusement renforcées, car tout était à créer, en

Angleterre, à cet égard. Il est donc naturel que Sir

J. French ait tenu à ménager ses effectifs et ait préféréne rien risquer dans cette période initiale. On comprendaussi pourquoi, après les défaites coûteuses qu'il subit

fin août, il n'ait eu qu'une idée : se retirer loin de la lignede combat pour se donner le temps nécessaire à la recons-

titution de ses forces.

A ces observations purement militaires, s'en ajoutent

d'autres, d'ordre général. Anglais et Français ont des tem-

péraments si différents qu'il leur est difficile de se mettre

d'accord, même quand les uns et les autres sont animés

du plus vif désir d'entente, ce qui fut le cas pendant la

guerre. Dans les questions d'ensemble, l'Anglais ne voit

que l'intérêt de son pays, inconsciemment peut-être. C'est

le résultat d'une politique traditionnelle, d'où le sentiment

est soigneusement banni et qui a réussi à assurer à la

Grande-Bretagne une situation prépondérante dans le

monde. De plus, par habitude d'esprit, l'Anglais se refuse

à faire des prévisions à longue échéance. Il ne s'occupe

que de la situation du jour, souvent même que de celle de la

veille; il attend que l'événement se soit produit pour en

saisir les conséquences et y remédier, s'il y a lieu et s'il

le peut. Une histoire millénaire ne lui prouve-t-elle pas

que, si cette manière de faire lui a valu des échecs tempo-

Page 142: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 125

raires, elle l'a toujours conduit à la réussite définitive de

ses projets?Le Français, au contraire, a une tendance, souvent

fâcheuse pour ses propres intérêts, à se laisser guider pardes idées générales, où le sentiment entre pour une bonne

part. Il veut prévoir les événements; il en suppute par

avance, quelquefois à tort, d'ailleurs, les contre-coupsau point de vue de la situation d'ensemble et il s'efforce

de se prémunir contre leurs conséquences.Par là s'expliquent les tiraillements et les divergences

de vue qui marquèrent, pendant la première période de la

guerre, nos relations avec l'État-Major britannique et

eurent, à plusieurs reprises, une répercussion fâcheuse sur

la marche des opérations. Nous verrons plus loin combien

ces différences de mentalité rendirent difficiles les négocia-tions entre les Gouvernements de Londres et de Paris,au cours des événements des Balkans, pendant l'hiver

1915-1916.

« Lundi 10 août. — Le 7e corps a évacué Mulhouse devant

des forces qui paraissent inférieures aux siennes. On ne

peut laisser passer de pareilles faiblesses dans le comman-

dement et l'exécution. En attendant les sanctions, on

crée, avec le 7e corps, la 41e division et le 1er groupe de

divisions de réserve, une armée d'Alsace sous les ordres du

général Pau. Cela doit marcher de ce côté.

« Mercredi 12 août. — Encore une faiblesse inexcusable

du Commandement. Le général Lescot, commandant la

2e division de cavalerie, fait attaquer La Garde et le laisse

reprendre, sans engager ses régiments en réserve. Bilan :

deux batteries perdues.« Les ordres sont donnés pour l'offensive de la droite

(1re et 2e armées, Dubail et Castelnau). Pourvu que l'on

n'ait pas encore des déceptions de ce côté !

Page 143: Avec Joffre de Agdair à Verdun

126 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« Vendredi 14 août. — Les 1re et 2e armées sont déclen-

chées. Jusqu'à présent, elles ne rencontrent pas de résis-

tance : ce sera pour demain. Le 21e corps est au Donon.

« Mais que font les Allemands? Ils n'ont point essayé de

troubler notre concentration. Mais où agiront-ils, une fois

la réunion de leurs forces achevée? Puisqu'ils n'ont rien

tenté contre nos places de l'Est et qu'ils ont fait sauter

Liège, c'est évidemment par le Nord qu'ils veulent manoeu-

vrer. Il semble d'ailleurs qu'ils portent leur masse dé ce

côté : mais jusqu'où s'étendra le mouvement?

« Les premiers contingents britanniques commencent à

arriver.

« Samedi 15 août. — On est anxieux. A droite la 1re ar-

mée ne progresse que péniblement. Le 15e corps, mal ins-

truit, a fait écharper une brigade. Au Nord, Dinant est

fortement attaqué. Le corps de cavalerie se replie sur la

rive gauche de la Meuse. Heureusement que le 1er corps

est là pour l'épauler. La manoeuvre allemande se dessine. »

Je vois encore Buat, assis à côté de moi, devant une carte

d'ensemble des opérations. Il prend une règle plate, la

place de champ sur la ligne Liège —Namur et me dit :

« Voilà la droite allemande ».

Pourquoi ne concevait-on pas encore une manoeuvre

plus étendue, par la rive droite de la Meuse et de l'Oise?

C'est que l'on considérait qu'une pareille extension du

front affaiblirait tellement le centre des armées, assez

audacieuses pour la tenter, que ce centre risquerait d'être

enfoncé de façon irrémédiable. Nous négligions, dans nos

prévisions, l'emploi que nos adversaires comptaient faire

et ont fait en réalité d'une défensive active, utilisant à

plein les obstacles du terrain, la fortification du champ de

bataille et la puissance du feu. C'est là la grande faute de

l'État-Major français, faute qui s'explique, sans l'excuser,

par l'état d'esprit général que nous avons longuement

Page 144: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 127

décrit. C'est à elle que nous devons les désastres du début

de la campagne et l'envahissement de notre territoire.

Mais, nous le verrons bientôt, si des préjugés d'école lui

ont fait perdre la première manche, son énergie lui a permisde gagner la seconde.

" Dimanche 16 août. — Passé la nuit en auto. Arrêt àRethel (5e armée), puis à Sainte-Menehould (4e armée, de

Langle de Cary). J'apporte les instructions définitives

en vue du mouvement général en avant. Rien de nouveauen Alsace. French est arrivé. L'armée anglaise se complète.

Impression meilleure. A Vitry, passage de Serret (1) quirentre de Berlin, par le Danemark, la Norvège et l'Angle-terre (2). Il nous fait un tableau passionné des violences de

la population berlinoise et de l'attitude odieuse des autori-

tés vis-à-vis de l'ambassadeur et de son personnel. Il croit

que le Gouvernement impérial était persuadé que la Russie

et nous céderions au dernier moment, comme en 1905 et

en 1908 (3).

« Lundi 17 août. — Journée relativement calme. Rien au

centre et au Nord. Devant les 1re et 2e armées, l'ennemi

se dérobe. Qu'y a-t-il là-dessous? Plusieurs hypothèses :

recul devant une offensive que l'ennemi croit plus impor-tante qu'elle n'est réellement, espoir de nous attirer sur

le terrain choisi par eux pour la contre-attaque, ou bien

ont-ils toute leur masse au Nord, n'ayant rien laissé au

sud de Metz?

(1) On se rappelle que le lieutenant-colonelSerret avait remplacé le colonelPellé comme attaché militaire en Allemagne.

(2) Après avoir promis à notre ambassadeur de le rapatrier par la Suisse,comme il le demandait, les autorités allemandes l'obligèrent à passer par leDanemark, non sans avoir fait arrêter son train avant la frontière, pour enréclamer le prix en or. Pendant ce temps, M.de Schoenrentrait en Allemagne,par la voie directe, dans un train de luxe mis gratuitement à sa disposi-tion. On assure que le Kaiser, quand il apprit ces incidents, remboursa leprix du train de M. Cambon, par l'intermédiaire de l'Espagne.

(3) Les documents publiés depuis la guerre, en particulier les fameusesannotations marginales du Kaiser, semblent prouver que l'opinion de Serretétait inexacte.

Page 145: Avec Joffre de Agdair à Verdun

128 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« Mardi 16 août. — Même situation. La droite continue

à progresser. La cavalerie a dépassé Sarrebourg.« La division marocaine débarque. Les Anglais commen-

cent à être en nombre. On transporte dans le Nord, pourrenforcer notre flanc gauche, le 18e corps, qui doit être

suivi du 9e. Le Service des chemins de' fer fonctionne par-faitement.

« Tout compris, nous aurons en ligne :

47 divisions actives,26 divisions de réserve,10 divisions de cavalerie.

« On a tout raclé pour le choc décisif qui ne tardera

plus. On va même employer dans le Nord, avec une mission

purement défensive (tenir derrière les canaux) trois divi-

sions territoriales, primitivement destinées à la défense

des côtes. Elles sont sous les ordres du général d'Amade.

« Nous devons une grande reconnaissance à l'Italie.

« Mercredi 19 août. — La 1re armée est coincée dans la

région de Sarrebourg. Si elle tient, l'échec de son offensive

n'aura pas de conséquences graves, car la décision né vien-

dra pas de ce côté. L'essentiel est qu'elle retienne le plusde monde possible devant elle.

« On est rentré à Mulhouse, après une action sérieuse.

« Les Allemands ont décidément de grosses masses (on

parle de 4 corps) sur la rive nord de la Meuse. Les Belgesse replient sur Anvers; ils ne peuvent guère faire mieux.

N'a-t-on pas eu tort de laisser les Allemands faire leur mou-

vement en toute tranquillité, sans les attaquer plus tôt?

On aurait pu se mettre en mouvement le 16.

« Jeudi 20 août. — Journée d'énervement et d'anxiété.

C'est demain que les 3e et 4e armées doivent se porter en

avant, contre le centre ennemi. La 5e se conformera en-

suite à leur mouvement. En Lorraine, les Allemands contre-

Page 146: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 129

attaquent avec des forces considérables. Dubail et Cas-telnau reculent.

« Tout confirme la présence de grosses masses allemandesen Belgique. Ils ont dû entrer à Bruxelles aujourd'hui.

« Mauvaise impression d'ensemble; l'instruction et lecommandement laissent presque partout à désirer et sont

les causes réelles de nos échecs. Que faire quand l'outil estmauvais et se fausse dans la main?

« Vendredi 21 août. — Passé la journée en auto, pour aller

porter à Lanrezac l'ordre de prendre l'offensive. Il hésite*,il craint de faire cavalier seul, sa droite exposée si la4e armée ne progresse pas, et sa gauche découverte; il nefait aucun fond sur les Anglais qui, dit-il, se tiennent sys-

tématiquement en arrière. C'est possible, mais il a le tort

de le crier sur tous les toits.

« Dépression générale, à la veille de grands événements.Toute la Belgique est inondée d'ennemis.

« On prétend que l'Italie mobilise : contre qui?

« Samedi 22 août. — Les actions décisives sont engagées;cela ne va pas : toujours le manque d'instruction de la

troupe et la faiblesse du Commandement. A nombre égal,,et même avec la supériorité numérique, on ne réussit pas,,cela est grave.

«Dimanche 23 août, matin. — Le bilan de la journée d'hier

est lamentable. En Lorraine, recul général jusqu'à la fron-

tière (1).« La 3e armée a une division hors de cause. A la 4e armée,

panique au 17e corps : elle retraite derrière la Meuse.

« A la 5e armée, Lanrezac voulait rester sur la défensive

pour attendre les Anglais à sa gauche et de Langle à sadroite, mais ses divisions sont parties à l'attaque sur la

(1) Bataille de Morhange.

AVECJOFFRE

Page 147: Avec Joffre de Agdair à Verdun

130 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Sambre dans des conditions déplorables et ont subi un

grave échec, sauf au 1er corps (1); le 3e corps est en pleindésarroi. C'est l'effondrement de notre offensive : il va

falloir retraiter pour prendre du champ et se remettre en

ordre. Ensuite seulement, on pourra repartir en avant.

Mais où et quand?

« Lundi 24 août. — La 5e armée est en pleine retraite :

il y a eu panique au 3e corps. Lanrezac est d'autant plus

inquiet pour ses flancs que les Anglais ont subi un échec

très grave à sa gauche (2). Ils reculent grand train. Ailleurs,

l'ennemi ne pousse pas et cela semble se recoller en Lor-

raine. Pour nous, il s'agit maintenant de garder son sang-

froid, de soutenir le moral du pays et surtout de ne paslâcher le morceau. C'est l'oeuvre de tous et surtout la

nôtre. Les Russes et les Anglais tiendront, ce qui leur est

plus facile qu'à nous, d'ailleurs. Ceux-ci préparent des

divisions nouvelles aux Indes, en Egypte, au Canada.

Tous réunis, nous devons réussir; mais ce sera dur et

long.

« Mardi 25 août. — Le décrochage commence dans l'Est

et se fait sans grandes difficultés. Les 1re et 2e armées

contre-attaquent sur Lunéville et cela semble assez bien

marcher.

« Dans le Nord, l'inondation continue. Les Lillois de-

mandent que leur cité soit traitée en ville ouverte! Le

Gouvernement est très nerveux.

« Conversation avec le colonel Ignatieff (3). « Surtout

« ménagez vos armées. La situation n'est pas celle de 1870.

(1) Bataille de Charleroi.(2) Bataille de Mons.(3) Le colonel Ignatieff était, depuis plusieurs années, agent officiel en

France du ministère de la Guerre russe. Très connu rue Saint-Dominique, ilétait traité en.camarade et a rendu de grands services à son pays et à nous-mêmes.

Page 148: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 131

« N'oubliez pas que vous n'êtes qu'une partie dans un

tout. » Il a raison.

« Si l'on peut faire le rétablissement et renforcer la gaucheen temps voulu, tout peut se réparer. On a perdu des plu-

mes, mais la masse est intacte.

« Parti le soir pour Vervins, Quartier Général de Lanre-

zac. La 5e armée est à peu près d'aplomb, mais les diffi-

cultés continuent avec les Anglais; elles s'aggravent même :

on ne se comprend pas. Lanrezac n'est pas l'homme qu'ilfaut pour être en contact avec eux. Son exubérance les

déconcerte; il clame à qui veut les entendre ses griefscontre eux. Les choses s'enveniment et il faut que le généralJoffre aplanisse les difficultés.

« Rentré pendant la nuit après une panne de plusieursheures au nord de Reims.

« Mercredi 26 août. — Trouvé en rentrant une situation

relativement meilleure. Les 1re et 2e armées tiennent

l'ennemi en échec. La 4e n'est pas pressée sur la Meuse.

Le général Joffre part pour Saint-Quentin voir French et

tâcher d'arranger les choses : ce sera dur. L'attitude de

Lanrezac a des conséquences désastreuses. Les Anglais lui

reprochent de ne pas les avoir soutenus et de ne pas agiren « gentleman ». Pour eux, c'est tout dire.

« Je repars pour la 5e armée.

« Jeudi 27 août. — A Marie, au Q. G. de la 5e armée, réu-

nion des chefs d'état-major des corps d'armée et du groupede divisions de réserve Valabrègue. Séance émouvante...,violente altercation avec le chef du 3e bureau complète-ment démoralisé. Je rentre immédiatement à Vitry pourrendre compte au général Joffre de cette situation.

« Malgré mon respect pour le général Lanrezac qui a été

mon professeur et dont j'ai toujours admiré la belle intel-

ligence, je ne crois pas devoir rien cacher au général de

cette crise que traverse la 5e armée.

Page 149: Avec Joffre de Agdair à Verdun

132 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« Le général Joffre ira demain voir sur place ce qu'il doit

faire.

« Hier, les Anglais ont subi un nouvel et grave échec (1).Ils nous reprochent encore amèrement de ne pas les avoir

soutenus ; cette situation ne peut pas durer.

« On met tout en oeuvre pour constituer dans la régiond'Amiens un groupement d'aile gauche sous les ordresdu général Maunoury, mais c'est à peine s'il commence à

se former.

« Si les Allemands continuent d'avancer à la même allure,ils seront devant Paris dans quelques jours. Ils doivent pro-

jeter d'y faire une entrée sensationnelle pour l'anniver-

saire de Sedan. Ce ne sera pas la défaite, mais tout serabien compromis; calme, calme, sang-froid...

« Vendredi 28 août. — L'ensemble reste bon pendant la

journée, mais le soir une violente attaque sur Péronne

réduit à rien les deux divisions de réserve (61e et 62e)

qui sont de ce côté. Comme force sérieuse, nous n'avons

plus à notre groupement de gauche, qu'une division du

7e corps qui vient de débarquer et le corps de cavalerie

qui est fourbu.

« La 5e armée a l'ordre d'attaquer demain dans la direc-

tion de Saint-Quentin pour dégager les Anglais et nous

donner le temps et l'espace nécessaires au renforcement

de notre flanc gauche. Si l'attaque échoue, c'est la retraite

au delà de Paris, dans des conditions qui peuvent devenir

désastreuses. Rien n'arrêtera plus les Anglais qui veulent

se rallier et se refaire sur la basse Seine.

« Samedi 29 août. — De service, la nuit dernière. Les

nouvelles se succèdent, toujours mauvaises. Les camarades

rentrent de liaison, profondément découragés, l'un d'eux

dans un tel état de surexcitation nerveuse qu'il passe des

(1) Près du Cateau.

Page 150: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 133

heures à arpenter le bureau, sans qu'il soit possible de

l'arrêter. Le matin, je suis rompu, physiquement et mora-

lement. Je vais voir le général pour lui porter les comptesrendus de la nuit. Je ne dois pas avoir l'aspect bien brillant,car il m'interpelle dès que j'ai franchi la porte :

« —Quelle tête avez-vous, ce matin ! Qu'est-ce qu'il y a?

« — Il y a, mon général, que j'ai passé la nuit à recevoir

des nouvelles qui n'avaient rien de réconfortant et que...« — Vous aussi, s'écrie-t-il, en frappant son bureau de

son poing fermé, vous êtes comme les autres, n... de D...

Puisque je vous dis qu'on les aura!...

« Je note le mot, tel qu'il a été prononcé. Quoi qu'il ar-

rive, je m'en souviendrai.

« Le soir, nous apprenons que l'attaque de la 5e armée

a réussi au Nord (1), mais que son flanc a été refoulé sur

l'Oise. L'armée Maunoury qui a bien de la peine à se

constituer, recule vers le Sud-Ouest. Comme il était à

prévoir, c'est la retraite obligatoire pour tous et les Alle-

mands seront devant Paris dans trois ou quatre jours.

Préparons nos positions de repli et la contre-offensive. Plus

que jamais, il faut agir, agir toujours et ne pas se borner à

encaisser. Nous serions des criminels si nous recommencions

1870.

« Dimanche 30 août. — Dans son ensemble, la situation

est un peu.meilleure aujourd'hui. Cela tient en Lorraine :

les 3e et 4e armées ont l'ordre de contre-attaquer en pivo-tant sur leur gauche, constituée par le nouveau détachement

d'armée Foch (9e et 11e corps, prochainement renforcés

par une division du 6e). Cela nous donnera toujours un peu

d'air. Lanrezac n'est pas fortement pressé et Maunoury,encore sur la rive droite de l'Oise, non plus.

« D'après un renseignement sérieux (2), des transports

(1) Bataille de Guise.(2) Renseignementexact. Il s'agissait des deux corps d'armée que le Haut

Commandementallemand avait décidé de transporter sur le front oriental.

Page 151: Avec Joffre de Agdair à Verdun

134 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

vers l'Est se feraient à travers la Belgique. Qu'est-ce que

cela signifie?« L'heure critique a sonné. On doit être en plein désarroi

à Paris. Le général pousse le Gouvernement à se retirer

en province. Sa place n'est plus là.

« A la 3e armée, Ruffey est remplacé par Sarrail.

« Lundi 31 août. — Journée neutre : l'offensive des 3e

et 4e armées ne paraît pas donner grand résultat.

« La cavalerie allemande a franchi l'Oise et se porte der-

rière la 5e armée qui va être obligée de se dérober par une

marche de nuit. Heureusement, nous avons surpris un radio

dévoilant le mouvement (1). Notre retraite continue. Il

ressort d'une série d'indications qui paraissent concorder

que l'aile débordante allemande se détournerait de Paris,

probablement pour essayer d'envelopper notre 5e armée.

Elle doit penser que cette armée constitue notre gauche,

puisque les Anglais et Maunoury se sont dérobés et elle la

suppose sans doute à bout de forces. Les Allemands cher-

chent évidemment à frapper le coup final ; mais, si tout celase confirme, leur arrivée devant Paris va se trouver retar-

dée.

«Dimanche 1er septembre. — Les craintes sur la gauche de

la 5e armée obligent à continuer la retraite. Demain, nous

quittons Vitry qui est vraiment un peu trop près de la

(1) Pendant cette première partie de la campagne, grâce au réseau télé-graphique et téléphonique du territoire et à un emploi intensif des officiers;!de liaison, nous sommesarrivés à ne jamais nous servir de la T. S. F. pour latransmission des ordres et des renseignements. Au contraire les.Allemands,occupant un pays où toutes les lignes étaient coupées, ont été conduits à enfaire un grand usage. Nous captions naturellement leurs messages. La plu-part étaient chiffréset il a fallu plusieurs mois pour en trouver la clef. Mais;;souvent, dans l'énervement et la fatigue de la lutte, après avoir reçu à plu-sieurs reprises le signal «non compris », les postes émetteurs se décidaient àenvoyer leurs messages en clair. Nous en avons à plusieurs reprises tiré desrenseignementsd'une haute importance. C'est ainsi que nous avons pu suivre-presque pas à pas le corps de cavalerie Marwitz et nous rendre compte deson degré d'épuisement à la fin du mois d'août.

Page 152: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 135

ligne de combat. Quelle tristesse, après les espoirs des

premiers jours !

« Les Allemands répandent le bruit d'une grosse défaite

russe : ce serait complet (1).« Un quart de la France est déjà envahi. Si on gagne la

partie, cela se réparera vite — mais si on la perd? »

(1) Bataille de Tannenberg, 23-30août.

Page 153: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 154: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE III

A BAR-SUR-AUBE

ET A CHATILLON-SUR-SEINE

2 Septembre — 25 Septembre 1914

La bataille de la Marne.

« Lundi 2 septembre.— Arrivée au nouveau Q. G. à

Bar-sur-Aube. Naturellement de mauvaises nouvelles nous

y attendent. Les Anglais et la 5e armée sont attaqués

vigoureusement par la 1re armée allemande et précipitentleur retraite. Il est décidé qu'on va se rétablir sur une ligne

joignant la Seine, vers Moret-Montereau, à l'Argonne, vers

Sainte-Menehould, la droite appuyée à Verdun, la gaucheà Paris, dont la garnison sera formée par la 6e armée. C'est

de cette ligne, que nous aurons, il faut l'espérer, le tempsd'atteindre sans trop de difficultés, que l'on pourra repartir

pour la contre-offensive, à laquelle il nous faut renoncer

moins que jamais. Jusqu'ici l'ennemi nous a imposé sa

volonté, mais nous ne le lâcherons pas et nous finirons bien

par lui imposer la nôtre.

« Mais il est temps que la marche en arrière prenne fin.

Le moral des troupes, privées de tout repos et qui reculent

toujours, commence à baisser fortement : il est même ad-

mirable qu'il ne soit pas compromis davantage. Quant à

celui de l'arrière, il doit être très bas. Le départ du Gouver-

nement doit avoir lieu aujourd'hui; il fera certainement

une impression déplorable.

Page 155: Avec Joffre de Agdair à Verdun

138 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« Parti après déjeuner pour le Q. G. de Lanrezac, à

Châtillon-sur-Marne. Grosse difficulté pour traverser la

rivière au pont suspendu de Port-à-Binçon, où il y a un

embouteillage formidable. Je trouve l'État-Major en train

de faire ses paquets pour retraiter sur Orbais, où je l'ac-

compagne. Sur toutes les routes, le spectacle navrant de la

fuite devant l'invasion. Quel désespoir d'abandonner à

l'ennemi cet admirable pays !

« Lanrezac est toujours dans le même état d'esprit;les officiers qui l'entourent ne disent rien, mais je sens leur

découragement.« Rentré la nuit avec Maurin. Nous échangeons nos

impressions. »

Nous arrivons aux deux journées qui ont décidé du

sort de la guerre, les 3 et 4 septembre. Elles ont suscité-

une polémique qui commence seulement à s'éteindre.

Certaines personnalités politiques et militaires se sont

efforcées de démontrer que le mérite du célèbre redresse-

ment de la Marne revenait entièrement au général Galliéni,

qui n'avait trouvé au G. Q. G. que résistance et incompré-hension. Sans aller aussi loin, d'autres ont cherché à dimi-

nuer le plus possible le rôle du général Joffre. Pourquoi?

Qu'on se rappelle toujours ce que j'ai dit dans la première

partie de ces souvenirs sur la sourde opposition qui n'a

jamais désarmé contre lui.

Comme toujours, la vérité n'est pas dans ces affirmations

extrêmes et le problème est beaucoup plus complexe

qu'on voudrait le faire croire. Cette vérité, je n'ai pas la

prétention de la posséder, du moins en entier. Je vais

simplement copier mes notes, assez succinctes comme

toujours, car on n'avait ni le temps ni le désir de

beaucoup écrire à ce moment, en les complétant par mes

souvenirs restés très nets, au moins sur certains inci-

dents significatifs. Les conclusions seront ensuite faciles-

à tirer.

Page 156: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 139

« Jeudi 3 septembre.— Ce matin, le général Joffre est

allé à Sézanne pour relever de son commandement le géné-ral Lanrezac. Cette démarche lui coûtait tant qu'il avait

voulu couper les ponts derrière lui. Avant de partir, il

avait fait prévenir le général d'Espérey de prendre immé-

diatement le commandement de l'armée. Le général Lan-

rezac a remercié le général Joffre de le décharger d'un far-

deau devenu trop lourd. Avec du repos, il se remettra vite

et on pourra de nouveau utiliser sa grande intelligence.« A la 5e armée, le 3e corps est maintenant commandé par

Hache, avec Pétain et Mangin comme divisionnaires.

« On parle de changer encore l'emplacement du G. Q. G.

qui serait un peu près pour la bataille générale à prévoirdans cinq ou six jours. Il se confirme en effet que la Ire ar-

mée allemande est tout entière orientée vers le Sud-Est

et il faut en profiter.

« Vendredi 4 septembre.—

Il y a changement dans l'at-

titude de French, qui a l'air de vouloir marcher réelle-

ment. D'accord avec Galliéni et Franchet d'Espérey, on

va tâcher d'avoir le 6 une action concentrique sur la Ire

et sur la IIe armée allemandes. La situation stratégiqueest bonne; tout dépendra de l'exécution, commandement

et troupe.« La chaleur est terrible : la troupe souffre beaucoup et

les transports en chemin de fer ne se font plus que pénible-

ment, en raison de l'avance ennemie. Il est temps qu'ons'arrête dans le mouvement de retraite ininterrompu de-

puis quinze jours, sans quoi on est exposé à voir l'infanterie

se désagréger.« Nous sommes à la veille de la bataille générale. »

C'est tout ce que je lis dans mes notes, mais je me rap-

pelle fort bien ce qui s'est passé au G. Q. G. pendant ces

deux journées.Dans la soirée du 3, on eut la confirmation du change-

Page 157: Avec Joffre de Agdair à Verdun

140 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

ment de direction de la Ire armée allemande. Le lendemain

matin, plusieurs officiers du 3e bureau étaient grbupésdevant une carte au 1/200.000 fixée au mur, sur laquelleon marquait chaque jour, d'après les renseignements arri-

vés pendant la nuit, le front atteint la veille au soir parles armées, ainsi que la marche des colonnes ennemies, telle

que la reconstituait le 2e bureau.

A peine étions-nous réunis que l'un de nous, le comman-

dant Gamelin, rompant le silence — on parlait peu depuis

quelques jours :

« Mais nous les tenons, s'écria-t-il; pour la premièrefois depuis un mois, nous les coiffons. Il faut en profiter

immédiatement, abandonner le rétablissement sur la Seine

et attaquer dès demain. »

Il suffisait d'un coup d'oeil sur la carte pour se convaincre

de la vérité de cette assertion. La Ire armée allemande

défilait devant Paris et notre 6e armée, désignée, comme

nous l'avons vu, pour en être la garnison. La Ve armée alle-

mande contournait Verdun par l'Ouest, et se prolongeaitdevant l'armée Sarrail. Leurs VIe et VIIe armées, tenues

en échec sur la Meurthe et sur la Mortagne et bloquées parnos fortifications de l'Est, étaient hors d'état d'intervenir.

Nous réalisions donc, ou plutôt nous étions en situation

de réaliser, sinon l'enveloppement par les deux ailes de la

masse principale ennemie, au moins celui de son aile

marchante, manifestement très en l'air.

La situation était si nette que la possibilité d'agir comme

le proposait Gamelin s'imposa à tous.

Le chef du 3e bureau, le colonel Pont, entra immédiate-

ment chez le général Berthelot, l'aide-major général chargédes opérations, et lui fit part de notre opinion unanime.

Le général Berthelot avait fait rédiger l'ordre de replisur la Seine, dont j'ai déjà parlé. C'est de là qu'il voulait

faire déboucher la contre-offensive : la tenter immédiate-

ment lui paraissait prématuré. Pont rentra sans avoir pu

Page 158: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 141

le convaincre et avec un refus formel de rien proposer au

général en chef qui fût contraire aux dispositions déjà prises.Nous étions désolés. Théoriquement, le général Berthe-

lot avait peut-être raison, mais nous sentions que, si nous

laissions à l'ennemi le temps de se reprendre et de voir

dans quel piège il allait tomber, l'occasion perdue ne se

retrouverait probablement plus. A ce moment, le généralJoffre entra dans le bureau, comme il le faisait souvent

pendant les premiers mois de la guerre. Prenant une chaise,il s'assit à califourchon devant la fameuse carte pendue au

mur et se mit à la regarder comme nous le faisions tous.

Gamelin, qui avait été pendant de longues années son

officier d'ordonnance et qui, plus encore que nous, lui

parlait en toute liberté, n'hésita pas à lui dire notre opi-

nion, la démarche faite auprès du général Berthelot et

son inutilité.

Le général ne répondit pas tout d'abord; puis se levant :

« C'est entendu, dit-il, on se battra sur la Marne et non sur

la Seine. Mais il faut s'entendre avec French, dont le con-

cours est nécessaire et avec d'Espérey, dont l'armée a le

plus souffert. »

On téléphona immédiatement au général d'Espérey qui

répondit sans hésitation par une adhésion formelle, heureux

pour ses troupes de voir la fin d'une retraite démoralisante,

mais demandant quarante-huit heures pour faire son demi-

tour.

L'adhésion de French fut également obtenue, je ne sais,

pas par quelle voie. Peut-être le général Joffre alla-t-il le

trouver personnellement, je n'en ai pas conservé le sou-

venir. Quoi qu'il en soit, le jour même était rédigé le célèbre

ordre d'opérations pour la journée du 6 septembre.

Et Galliéni?

D'après ce que j'ai su ou supposé, au G. Q. G., son inter-

vention aurait été la suivante :

Averti dès le 3, peut-être un peu plus tôt que nous, du

Page 159: Avec Joffre de Agdair à Verdun

142 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

changement de direction de l'armée von Kluck, il avait eu

immédiatement la conviction que l'occasion de contre-

attaquer se présentait de façon inespérée et qu'il fallait

en profiter sur l'heure. Il téléphona lui-même au généralJoffre. Celui-ci prit conseil du général Berthelot, comme il

était de règle en pareil cas, et le général Berthelot dut lui

faire les objections qu'il renouvela le lendemain matin au

colonel Pont. Il voulait attendre que le mouvement alle-

mand fût plus prononcé, qu'ils eussent plus profondément

pénétré dans la masse.

Ces tractations expliquent la résistance que le généralJoffre opposa tout d'abord aux propositions du généralGalliéni. Elles expliquent aussi pourquoi, le lendemain,

après avoir longuement pesé le pour et le contre, constatant

en outre que l'avis unanime des officiers de son bureau des

opérations était en tous points conforme à celui du gou-verneur de Paris, le général Joffre donna sans plus hésiter

l'ordre d'exécution. En réalité, la décision était déjà prisedans son esprit.

En somme, le général Galliéni eut le mérite de saisir

instantanément la situation nouvelle. Il eut le mérite

bien plus grand et surtout plus rare de comprendre, lui,

gouverneur d'une place forte, que l'armée de Paris, désignée

pour en être la garnison, remplirait bien mieux son rôle

en se joignant aux armées en opérations qu'en attendant

l'attaque de l'ennemi sur la ligne des ouvrages. En l'of-

frant au généralissime, le général Galliéni risquait de la

voir compromise en cas d'échec et, par là, de rendre vaine

toute tentative de résistance de la capitale. Il savait quela responsabilité retomberait entièrement sur lui, et cette

responsabilité, c'est lui-même qui la réclama. Son gesteest la revanche de Metz, il suffit pour assurer sa gloire.

Mais c'est au général Joffre, responsable lui aussi, non

seulement du sort de Paris mais de celui du pays tout entier,

que revient celle d'avoir pris une résolution dont nous

Page 160: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 143

avons peine, aujourd'hui, à concevoir la hardiesse. Mener

à l'attaque, après trois semaines de luttes, d'échecs et de

fatigues inouïes, cinq armées — un million et demi d'hom-

mes —qui, l'avant-veille encore, étaient pour la plupart

en pleine retraite, c'est une de ces manoeuvres dont l'his-

toire ne fournit aucun exemple et qu'on ne recommence

pas. Si elle avait échoué, qui en eût porté le poids devant le

pays et devant la postérité?

Galliéni, Joffre, chacun à sa place, chacun dans son rôle,ont également mérité de la patrie. Plaignons ceux qui pourélever l'un, cherchent à abaisser l'autre; il y a assez de

gloire pour tous les deux.

Je reviens à mes notes. Il est intéressant de voir quellesfurent nos impressions au cours de la bataille.

« Samedi 5 septembre. —Déménagement du G. Q. G.

Nous quittons demain Bar-sur-Aube pour Châtillon-sur-

Seine. Il est temps de s'arrêter : une étape de plus et nous

serions dans le Morvan, la dernière citadelle de la France,disaient nos professeurs de fortifications à Fontainebleau.

Citadelle, soit, mais comment en sortir?

« C'est demain la bataille.

« Dimanche 6 septembre. — A peine arrivé à Châtillon, je

pars pour Romilly, quartier général de la 5e armée. Bonne

impression : le moral de l'état-major est transformé. Il

semble qu'on respire plus largement. Franchet d'Espéreya prescrit de progresser méthodiquement, en s'accrochant

au terrain conquis. Les fautes passées auront servi à

quelque chose. Les comptes rendus sont unanimes pour

signaler le changement de l'attitude de la troupe. Puissance

morale de l'offensive !

« Lundi 7 et mardi 8 septembre.— Passé les deux jours

de bataille à la 5e armée. Le mouvement en avant déclenché

hier continue et tout semble bien marcher : devant nous

Page 161: Avec Joffre de Agdair à Verdun

144 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

les Allemands se replient bon train. Les Anglais avancent

et Maunoury essaie de se rabattre sur l'Ourcq. Violents

combats. La 9e armée (Foch) est très fortement attaquée.La 4e est un peu loin pour la dégager, mais si la 3e (Sarrail)

pousse, il n'y aura pas grand mal. La décision est à l'aile

gauche. Le Q. G. de la 5e armée est transféré à Villiers-

Saint-Georges, à la limite de la zone envahie. Spectacle

pitoyable.

« Mercredi 9 septembre. — Retour à Châtillon en passant

par le champ de bataille d'Esternay. La lutte continue

violente sur toute la ligne. On tient à peu près partout.Il n'y a qu'à attendre avec confiance. Je crois toujours

qu'il n'y aura pas de résultat net, mais énorme usure des

deux côtés, après quoi la guerre prendra une forme nouvelle

beaucoup plus lente.

« Comme cette impression est curieuse ! Après quatre

jours de bataille, on n'a pas encore notion de la victoire,mais seulement celle de l'arrêt de la manoeuvre ennemie.

En même temps la notion de la future période de stabili-

sation vient naturellement à l'esprit.

« Jeudi 10 septembre.— Retour à la 5e armée à Vieils-

Maisons. Les nouvelles sont bonnes à gauche : l'ennemi

recule partout et précipite son mouvement. Est-ce la

menace de la 6e armée ou une véritable défaite sur le front

de la 5e? Nous sommes en tout cas à un instant décisif

et tout semble se déclencher dans un sens favorable.

« Dévastation complète des villages. Les habitants

commencent à rentrer. Où s'étaient-ils cachés ? Interminable

et navrante procession sur les routes.

« Il paraît que cela cède aussi devant la 9e armée. Alors,c'est une véritable victoire (1). Reste la question des 4e

et 3e armées.

(1) Écrit le soir de la cinquièmejournée de bataille...

Page 162: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 145

« Vendredi 11 septembre. — Retour au G. Q. G. Les Alle-

mands cèdent aussi à droite. Ça y est : tout leur front est

en retraite. Ce n'est pas une déroute pour eux, mais l'échec

définitif de leur manoeuvre. Où et comment pourront-ilsla recommencer?

« Quel enthousiasme demain dans le pays quand il

connaîtra la victoire. Mais encore que d'efforts à faire pourles avoir! On pense qu'ils vont essayer de se rétablir sur

l'Oise, avec l'aide de leur VIIe corps de réserve, rendu dis-

ponible par la chute de Maubeuge, et d'un corps ramené

d'Anvers.

« De notre côté, le 13e corps est transporté à l'extrême

gauche. La 6e division anglaise commence à arriver. Tout

va bien.

« Samedi 12 septembre.— Du G. Q. G. à Château-

Thierry, avec la 5e armée. Sur la route, la théorie

des populations qui rentrent. La marche en avant con-

tinue.

« Les journaux ne donnent pas la note attendue : évi-

demment on ne se rend pas compte encore de l'étendue du

succès.

« Dimanche 13 septembre.— Je suis la 5e armée dans sa

progression. On se bat au nord de Reims, où le général

d'Espérey fait à cheval une entrée sensationnelle, sous les

fleurs et aux applaudissements de la foule.

« L'armée est arrêtée, le 3e corps devant les hauteurs de

Brimont, le 10e devant celles de Berru; le 1er corps est

en courtine à Reims. Impossible de déboucher (tranchées,

fil de fer, artillerie lourde). Nous passons la nuit en can-

tonnement d'alerte; une attaque au petit jour sur Reims

n'a rien d'invraisemblable. »

J'ai conservé un souvenir précis de cette journée et de

cette nuit. En descendant de cheval devant l'hôtel de ville,

AVECJOFFRE 10

Page 163: Avec Joffre de Agdair à Verdun

146 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

le général d'Espérey avait été reçu par le maire qui parais-

sait un peu surpris de nous voir si tôt et si près de la lignede feu. Non seulement le bruit de la canonnade ne s'éloignait

pas, mais on entendait nettement le crépitement de la

fusillade.

« Nous sommes tout de même un peu aventurés pour

un état-major d'armée, me dit le général, après la récep-tion officielle. Nous allons voir ce qui se passera ce soir

et, si la progression est arrêtée, nous irons nous instal-

ler un peu en arrière. En tout cas, cantonnement d'alerte

pour tout l'état-major. »

On passa la nuit sur des matelas, dans une salle d'école

située dans une petite rue, près de l'hôtel de ville.

En nous rejoignant le soir, l'un de nous, le colonel

Ganter, nous dit qu'il avait rencontré dans les rues des

gens d'aspect assez louche et qu'il avait vu distinctement

des signaux lumineux à la fenêtre d'une maison.

On le plaisanta ferme. Le lendemain, vers 8 heures,

alors qu'heureusement la plupart d'entre nous avaient

quitté le cantonnement, une salve d'artillerie lourde longues'abattait sur la maison d'école, sans aucun réglage préala-ble. J'ai constaté, quelques jours après, un trou énorme

dans le plafond, juste au dessus de l'endroit où j'avais

passé la nuit.

Une autre salve tuait le sous-chef d'état-major devant

l'hôtel de ville.

On a dit et écrit beaucoup de choses fantaisistes sur l'or-

ganisation de l'espionnage des Allemands en France. Si

une part de vérité existe dans les affirmations lancées à cet

égard, ils ont dû dépenser des sommes énormes pour un

résultat somme toute assez maigre. Mais il est certain que,dans la région de Reims en particulier, ils possédaient

depuis longtemps un personnel nombreux d'agents qui,

placés sous les ordres d'une personnalité très connue dans

le haut commerce du Champagne, a pu leur fournir de

précieuses indications de détail.

Page 164: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 147

« Lundi 14 septembre. — Retour au G. Q. G. La 6e armée,les Anglais et la 9e armée sont accrochées comme la 5e

et ne progressent plus. »

Les armées allemandes, battues mais non désorganisées,avaient atteint la région fixée par leur Haut Commande-

ment. Elles faisaient front et se fortifiaient avec cette

rapidité et cette entente du terrain qu'elles montrèrent

au cours de toute la campagne. La bataille de la Marne

était terminée : après des succès éclatants, la manoeuvre

allemande avait définitivement échoué.

L'histoire de cette manoeuvre, qui restera fameuse, est

à peu près faite aujourd'hui, au moins dans ses grandes

lignes, et les causes essentielles de son échec final sont con-

nues : il n'y a pas lieu d'y revenir longuement. Toutefois,il est un certain nombre de faits qu'il peut être intéressant

de mettre en lumière.

C'est dans la période de 1890 à 1900 que le comte de

Schlieffen, chef du grand État-Major, rompant avec les

errements précédemment suivis, fit décider qu'en cas de

conflit avec ses deux voisins, l'Allemagne se jetteraitd'abord avec toutes ses forces sur la France, la première

prête, pour se retourner ensuite contre la Russie, plus lente

à se mobiliser et à se concentrer.

Pour que cette manoeuvre réussît, il fallait que la partiefût gagnée en quelques semaines sur le front occidental.

C'est pour ce motif que l'État-Major allemand, craignantd'être retardé par le réseau fortifié de notre frontière, se

décida à l'occupation de la Belgique, qui lui donnerait

la libre disposition de la voie d'invasion classique : Meuse —

Sambre —Oise. Dès lors la manoeuvre elle-même s'imposait :

une immense conversion, avec Metz comme pivot, amène-

rait l'aile marchante, soutenue en arrière par une série

Page 165: Avec Joffre de Agdair à Verdun

148 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

de réserves en échelons, sur la Seine, en aval de Paris,et l'ensemble des armées allemandes, laissant devant

notre capitale les forces nécessaires à son investissement,continuerait son mouvement débordant vers le Sud-Est.

Après avoir mis hors de cause les forces françaises dans une

grande bataille à front renversé, il acculerait leurs débrisà la frontière suisse.

Militairement parlant, ce projet véritablement gran-diose était infiniment séduisant et avait toutes chances de

réussir, surtout à l'époque où il a été conçu. Mais, au

point de vue politique, il présentait, comme nous l'avons

déjà vu, un inconvénient majeur. L'invasion de la Belgi-

que constituait une menace directe pour l'Angleterre quine pouvait, presque sous peine de mort, voir tomber

Anvers et les côtes belges entre les mains de sa plus dan-

gereuse rivale économique et maritime.

Il était donc certain qu'elle se rangerait immédiatement

aux côtés des ennemis de l'Allemagne et l'histoire prouve

que depuis la grande Elisabeth, ce n'est pas impunément

que l'on entre en lutte avec elle. Lorsque dans leurs entre-

vues célèbres avec Sir E. Goschen, ambassadeur anglais à

Berlin, Bethmann-Hollweg et Jagow s'étonnaient et même

s'indignaient de l'attitude du Gouvernement britanniquevis-à-vis du leur, ou ils n'étaient pas sincères, ou ils fai-

saient preuve d'un manque de psychologie vraiment in-

croyable, même chez des Allemands.

Quoi qu'il en soit, on peut se demander, en se plaçant

uniquement au point de vue militaire, ce qui se serait

passé si, renonçant à la violation de la Belgique, pour les

motifs que je viens de dire, l'État-Major allemand s'étaitdécidé à prononcer son attaque en la limitant à la frontière

franco-allemande, de Longwy à Belfort.

Sans doute, l'invasion se serait heurtée à des ouvragesfortifiés, sauf cependant au nord de Verdun et entre Toul

et Épinal; sans doute aussi, des places comme Verdun,

Page 166: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 149

Toul, Épinal, Belfort, malgré les lacunes de leur organisa-

tion, n'auraient pu être prises de vive force, comme le

furent Liège et Namur, mais il en eût été tout autrement

des ouvrages intermédiaires : la plupart, nous Pavons vu,étaient simplement maçonnés. Tout porte à croire, et ce

qui s'est passé aux Ayvelles (1), au camp des Romains et

ailleurs confirme cette opinion, qu'ils n'auraient pas tenu

sous le feu de la grosse artillerie allemande. A l'effet de

destruction, décisif contre de simples maçonneries, se serait

ajouté l'effet moral produit par des projectiles dont la

puissance était insoupçonnée. Le fort de Manonviller,le plus moderne de nos ouvrages d'arrêt, entièrement

sous béton, n'a-t-il pas été rendu après quarante-huitheures — toutes ses voûtes restées intactes — par une gar-nison absolument annihilée par un bombardement d'une

intensité inouïe?

Les brèches ainsi ouvertes eussent été assez larges pour

permettre le passage des armées allemandes; il ne faut pasoublier en effet que nos grandes places, dépourvues de

moyens de reconnaissance, d'artillerie à longue portéeet d'observatoires avancés, n'avaient qu'une action exté-

rieure très limitée.

Les armées d'invasion se seraient alors trouvées face à

face avec les nôtres, mais dans quelles conditions ?

L'Angleterre, sans inquiétude du côté d'Anvers, n'eût

probablement pas pris alors position dans le conflit et,même si elle avait compris dès cette époque l'erreur qu'ellecommettrait en adoptant une politique de non intervention,ses troupes n'auraient certainement pas encore paru sur

les champs de bataille. La Belgique restait naturellement

neutre. D'autre part, nous aurions été privés de nos divi-

sions d'Afrique, peut-être même de celles des Alpes, car le

choc se fût produit plus tôt en raison de la moindre distance

à parcourir avant la prise de contact.

(1) Fort isolé près de Mézières.

Page 167: Avec Joffre de Agdair à Verdun

150 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Enfin, il ne faut pas oublier que nos troupes, ainsi pri-

vées d'un appoint précieux, dépourvues d'artillerie lourde,

inférieures en aviation, n'auraient pas songé à compenser

leurs causes de faiblesse par un emploi méthodique de la

fortification du champ de bataille.

Tous les atouts étaient donc dans les mains des Aile-

mands. Sans doute, gênés par le manque d'espace, dans leur

manoeuvre habituelle d'enveloppement par l'une ou parles deux ailes de l'adversaire, ils n'auraient pu comptersur une victoire mettant définitivement les forces ennemies

hors de cause. Mais elle leur aurait donné, dès la fin d'août,

toute liberté d'agir immédiatement, avec la plus grande par-tie de leurs forces, sur le front oriental. Même indécise

dans ses résultats tactiques, une bataille livrée dans cesconditions leur aurait permis de se tenir sur la défensive

dans des conditions bien meilleures qu'ils le firent à partir

de l'hiver 1914-15. Leur ligne eût été deux fois plus courte

et ils se seraient encore trouvés en bonne posture pour

prendre en Pologne une offensive susceptible d'amener

la décision sur ce théâtre d'opérations.Nous n'avions donc pas tort de dire plus haut (p. 140)

que notre réseau fortifié de l'Est a joué, par sa seule pré-sence sur le terrain, un rôle de première importance au

début de la guerre. Si l'État-Major allemand n'avait passurestimé sa force de résistance (1), il eût vraisemblable-

ment adopté un plan qui, ramenant la guerre sur le front

occidental à un duel entre l'Allemagne et la France, nous

(1) Le prestige de la fortification était tel que le 30 août, le général vonBülow, commandant la IIe armée, monta de toutes pièces,une attaque degrand style, avec déploiement d'artillerie lourde, contre la place de La Fère,où il n'y avait plus depuis de longues années ni canons, ni garnison de dé-fense. (Les troupes de campagne étaient naturellement parties à la mobilisa-tion.)

La IIIe armée perdit de même un jour devant Reims, dont les forts étaientdésarmés.

Le légendaire service d'espionnage des Allemands était-il en défaut ou,malgré leurs renseignements, ne pouvaient-ils croire à l'abandon réel de cespoints d'appui?

Page 168: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 151

aurait placés dans une situation plus critique encore quecelle de l'été 1914.

Quoi qu'il en soit, et l'hypothèse d'une attaque directe

écartée, c'est le plan de Schlieffen que le Commandement

allemand s'était décidé à appliquer. On sait maintenant,et nos adversaires eux-mêmes le reconnaissent, que, s'ila échoué, c'est d'abord que les circonstances n'étaient plusles mêmes qu'au moment de son élaboration, c'est ensuite-.

que les successeurs de Schlieffen (retraité en 1905 et mort,

en 1913), en ont saboté l'exécution.

En 1898-1900, date de l'établissement du plan, non seu-

lement l'Entente cordiale n'existait pas, mais encore nos

relations avec l'Angleterre, à la suite de l'aventure de

Fachoda, étaient très tendues. Celles de l'Angleterre et de la

Russie n'étaient pas meilleures, ainsi que devaient le

prouver, quelques années plus tard, divers incidents de la

guerre de Mandchourie. L'entrée de cette dernière puis-sance dans une entente éventuelle anglo-française semblait

une hypothèse invraisemblable.

Quand, sous l'influence personnelle d'Edouard VII, las

situation diplomatique se transforma, l'État-Major de-

Berlin maintint son plan primitif, soit que, d'accord avec la,

diplomatie allemande, il ne pût penser que le contre-coupde l'entrée des troupes en Belgique déciderait l'Angleterreà intervenir sur l'heure, soit que, plutôt, il considérait

cette intervention comme négligeable au point de vue mili-

taire. La fameuse phrase de Guillaume II, porte-paroleinconscient de son État-Major, sur « la misérable petitearmée anglaise », le ferait croire. Il est impossible de se

tromper plus lourdement sur le rôle que peut jouer une

puissance comme la Grande-Bretagne, quand elle sent sesintérêts vitaux directement menacés (1).

(1) Le passagedes armées allemandes par la Belgiquea peut-être aussi étédicté par le désir de mettre immédiatement la main sur ce pays, dont l'an-

Page 169: Avec Joffre de Agdair à Verdun

152 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN !

Quant à l'erreur capitale commise par de Moltke au pointde vue stratégique, l'histoire en est faite aujourd'hui; il

suffit de la rappeler en quelques mots :

Pour fortifier l'aile marchante, dont il attendait la déci-

sion, von Schlieffen, avec une remarquable prescience de la

puissance d'une défensive rationnellement organisée et

sachant utiliser le feu et le terrain, ne laissait au sud de Metz

que des forces peu importantes, en majeure partie composées

d'unités de réserve. Moltke, au contraire, crut nécessaire

d'y maintenir deux fortes armées, la VIe et la VIIe. Ces deux

armées infligèrent bien tout d'abord à nos 1re et 2e armées

les défaites de Sarrebourg et de Morhange, mais elles

n'exploitèrent pas leur succès, et elles ne devaient pas le

faire, puisque le rôle qui leur avait été assigné était pure-ment défensif. Elles se montrèrent même si peu mordantes

que nos contre-attaques réussirent partiellement et qu'ellesne purent nous empêcher de faire d'importants prélève-ments sur notre aile droite, au profit de la gauche menacée.

Elles ne jouèrent aucun rôle dans la bataille de la Marne.

Cette première erreur fut aggravée au cours des opéra-tions. Quand la Prusse orientale fut envahie, de Moltke,cédant sans doute aux sollicitations de hautes personnalités

qui, originaires de cette province, véritable berceau de

l'armée allemande, y possédaient encore d'immenses pro-

priétés, décida d'y envoyer deux corps d'armée et une divi-

sion de cavalerie prélevés sur le front occidental. Le plus

grave fut qu'il enleva ces deux corps à l'aile marchante!,de qui dépendait le sort de la manoeuvre. Les transports

1

commencèrent le 25 août. L'aile droite allemande, ainsi

amputée, diminuée en outre des trois corps laissés en

n'exion,avouée ou déguisée, était un des buts de guerre du parti pangerma-niste.

Cela ressort assez nettement du refus opposé par l'Allemagne aux propo-sitions de paix faites en août 1917 par le pape Benoît XV, propositions quiavaient pour base le rétablissement de l'indépendance intégrale de la Bel-gique, en échange de la restitution à l'Allemagne de ses colonies (Voirà cesujet la RevuedesDeux-Mondes,septembre 1929).

Page 170: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 153

arrière, deux devant Anvers et un devant Maubeuge, sans

échelons en soutien derrière elle, n'était plus en état de

remplir sa mission. Il ne pouvait plus être question pourelle d'aborder la Seine en aval de Paris. Il se fût créé

ainsi entre les Ire et IIe armées un trou d'une centaine de

kilomètres avec l'armée de Paris entre elles. Plusieurs corpsd'armée eussent été nécessaires pour assurer la liaison et

masquer la place, alors que les Allemands ne disposaient

plus, pour remplir cette mission, que des cavaleries Marwitz

et Richthofen, déjà épuisées et à peu près hors d'état

d'agir. Force fut donc à von Kluck, commandant la Ire ar-

mée, d'obliquer vers le Sud-Est, de sorte que cinq armées

allemandes se trouvèrent coincées entre les môles de Verdun

et de Paris, avec toutes nos forces devant elles. La manoeu-vre enveloppante se terminait en une attaque frontale,exécutée dans les plus mauvaises conditions. C'était la

faillite de la conception de l'État-Major.Tout cela est connu. Examinons maintenant quelques

points sur lesquels l'attention ne semble pas avoir été

suffisamment attirée.

C'est un principe universellement admis en stratégie

que le premier objectif d'une armée d'invasion doit être

l'armée ennemie. Pas de détachements pour occuper des

objectifs géographiques. Une fois l'armée ennemie hors de

cause, ces objectifs tomberont d'eux-mêmes.

C'est en s'y conformant que les Ire et IIe armées alle-

mandes traversèrent la Belgique et la France du Nord au

pas de charge, poursuivant nos troupes en retraite avec la

seule pensée de les accrocher, de les envelopper et de les

battre.

Pas un instant il ne vint à l'esprit du Commandement

allemand de mettre la main sur nos ports de la mer du

Nord et de la Manche. Or il est certain que, sauf Dunker-

que, qui possédait un gouverneur énergique, et une garnison

sérieuse, bien que médiocrement composée, aucun de ces

Page 171: Avec Joffre de Agdair à Verdun

154 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

ports, ni Calais, ni Boulogne, ni Abbeville, ni même Le

Tréport et Dieppe, n'aurait résisté une heure à un détache-

ment aussi faible qu'on peut le supposer.Fin septembre, en pleine course à la mer, le général

Joffre m'y envoya en mission pour lui rendre un compteexact de la situation. Dunkerque excepté, je trouvai par-tout les autorités civiles, navales et militaires — ces der-

nières composées d'officiers de complément ou retraités

déjà âgés — à mille lieues de supposer que les opérationsde guerre pussent s'étendre jusqu'à la mer. Qu'était-cedeux mois plus tôt, en août !

Or ces ports n'étaient pas des objectifs géographiques.Ils jalonnaient et tenaient les lignes de communication

de l'armée anglaise et leur possession avait, pour l'Entente,une importance primordiale.

C'est qu'en effet les armées de l'Entente n'avaient passeulement pour base le territoire français, mais encore tout

le territoire britannique, reliés ensemble par la Manche.

L'occupation par l'envahisseur d'Anvers, de Bruges et

d'Ostende s'est révélée des plus gênantes pendant toute la

durée de la guerre : qu'aurait-ce été si Dunkerque, Calais

et Boulogne étaient tombés entre ses mains? Le Pas-de-

Calais barré, la Manche tout entière intenable aux navires

de l'Entente, les communications entre la France et

l'Angleterre réduites à la voie de l'Océan, infiniment plus,

longue et moins sûre, certes ce n'était pas la fin de la

guerre, mais c'était son issue singulièrement compro-mise.

Les Allemands l'ont d'ailleurs vite compris et dès octo-

bre, l'inscription « Nach Calais » remplaçait sur leurs wa-

gons militaires le « Nach Paris » du début. Mais il était troptard et les armées de l'Entente leur barraient le chemin.

Malgré les efforts désespérés qu'ils firent pour s'ouvrir le

passage à Ypres et sur l'Yser, leurs sacrifices devaient

aboutir à un échec complet : l'heure était passée.

Page 172: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 155

Encore une erreur du Commandement allemand, dont

les conséquences ont été lourdes pour l'agresseur.

Il nous reste à en signaler, ou plutôt à en expliquer une

autre, d'ordre technique, si l'on peut dire, mais non moins

importante.En 1870 Moltke, l'ancien, l'oncle de celui de 1914, était

un homme de soixante-dix ans; le Roi, qui l'accompagnait,en avait soixante-treize. Il était naturel de voir ces deux

vieillards se tenir loin du front et s'installer avec le plusde confort et le moins de risques possible.

Cet éloignement était d'ailleurs sans inconvénients

graves en raison des méthodes qui s'imposèrent au chef

d'Ëtat-Major général; vis-à-vis des trois commandants

d'armée, le Prince royal, le prince Frédéric-Charles et

Steinmetz, le « lion de Nachod », il était tenu à des ména-

gements d'autant plus grands que son passé militaire ne

comportait aucun fait de guerre éclatant et que, chef d'État-

Major depuis treize ans, c'était par ses qualités d'instruc-

teur et d'organisateur qu'il avait conquis ses grades et sa

situation présente. Il se contenta donc de donner aux

commandants d'armée de courtes directives et leur laissa

la bride sur le cou, au moins pendant la première périodedes opérations. L'unité de doctrine devait assurer la coor-

dination des efforts.

Malgré de nombreuses malfaçons dans l'exécution, cette

manière de comprendre le Commandement réussit —

toute autre nation aurait eu le même succès — vis-à-vis

des armées françaises en 1870. L'indigence intellectuelle

et technique de leurs chefs était telle en effet que nos

admirables troupes furent condamnées à se faire tuer ou

à capituler, sans essayer de rendre ou même de parer les

coups. L'État-Major allemand ne trouva pas devant lui

un adversaire, mais un simple plastron.Il eut le tort d'ériger en système une méthode de com-

mandement qui n'était qu'un pis-aller.

Page 173: Avec Joffre de Agdair à Verdun

156 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Moltke le jeune suivit religieusement les méthodes de

Moltke l'ancien. Il y était d'ailleurs incité par son état de.

santé déjà compromis et par le penchant de son augustemaître à éviter les coups. Pendant la bataille de la Marne,le G. Q. G. allemand fut maintenu à Luxembourg.

Entre les armées et lui, les communications étaient très

difficiles, lignes télégraphiques et téléphoniques coupées,

manque d'organisation du service des liaisons par offi-

ciers, etc...En somme, le Haut Commandement n'intervint pour

ainsi dire pas dans la direction de la bataille et l'on sait quec'est un lieutenant-colonel du grand État-Major, en mis-

sion, qui prit l'initiative du mouvement de repli.

Quand le général de Moltke se rendit sur le front le

11 septembre, c'était la première fois qu'il y paraissait,ce fut aussi la dernière.

Comment s'étonner qu'une pareille carence de l'auto-

rité suprême ait conduit à la défaite, en face d'un chef

actif et énergique, en liaison constante avec ses comman-

dants d'armée et les tenant solidement en mains? Comparezl'inertie du grand État-Major de Luxembourg, à l'activité

incessante du nôtre, à l'ardeur de ceux qu'on appelait,non sans ironie, les jeunes Turcs (1), qui jamais ne perdi-rent de vue, même dans les moments les plus sombres,la nécessité de réagir! Si le Commandement françaisn'avait pas été animé d'une foi dans le succès final querien ne put abattre, s'il n'avait pas fait preuve d'une éner-

gie combative qui ne se démentit pas un instant, aurait-il

saisi comme il l'a fait l'occasion fugitive qui, sans doute,ne se serait plus jamais présentée?

Les armées françaises furent commandées; les armées

allemandes ne le furent pas : c'est là un des secrets du

« Miracle de la Marne ». C'est par là que sont rachetées

nos humiliations de l'année terrible.

(1) A quarante-neuf ans, j'étais un des doyens du G. Q. G.

Page 174: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 157

En résumé :

Deux armées sont en présence, à peu près de même force

numérique; toutes deux sont composées de troupes braves,

endurantes, héritières de cent générations de guerriers,dont les hauts faits remplirent l'histoire, bien avant même

notre ère.

L'une d'elles est merveilleusement instruite et équipée,rien ne lui manque. Elle est encadrée de façon unique,c'est peut-être le plus bel outil de guerre qui ait été forgé

depuis les Romains. Elle est, à bien des points de vue,

supérieure même à la Grande Armée de Napoléon. Elle est

conduite par un État-Major qui a, depuis 1866, la réputationd'être un organe parfait de préparation à la guerre et le

détenteur de la vérité stratégique. Cet État-Major a

élaboré un plan d'opérations, d'une audace déconcertante,mais où tout a été soigneusement calculé et prévu.

L'autre est pauvre en matériel; son instruction est mé-

diocre et faussée par l'exagération de l'esprit d'offensive

à outrance, son encadrement laisse à désirer ; son Comman-

dement, gêné par les instructions formelles que lui a don-

nées un Gouvernement, respectueux des traités au bas

desquels la France a posé sa signature, a été amené à éla-

borer un projet d'opérations difficile à exécuter, dangereuxdans ses conséquences.

Et c'est la première de ces armées qui est battue, défi-

nitivement battue!

Quelle conclusion en tirer?

Elle est simple : la valeur du soldat mise à part (quelles

troupes européennes autres que les Français, les Anglaiset les Allemands auraient été capables de « tenir le coup ",

pendant ces semaines tragiques?), c'est le Commandement

français et son auxiliaire, l'État-Major, qui ont gagné la

bataille de la Marne : c'est le Commandement allemand

qui l'a perdue.

Page 175: Avec Joffre de Agdair à Verdun

158 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Avant de reprendre mes notes, je crois le moment venu

de dire quelques mots d'un problème qui, dès septembre

1914, se posa au Commandement avec une acuité singu-

lière : celui des munitions.

Nous avons vu dans quelles conditions réduites avait été

prévue la fabrication du temps de guerre (13.500 coupsde 75 par jour). Nous avons vu aussi que la question du

ravitaillement avait changé d'aspect, dès les premiers

engagements, du fait que la consommation comporta

presque exclusivement des obus explosifs. Déjà le 17 août,

le général en chef demandait au Service de l'artillerie de

l'intérieur de pousser la fabrication des projectiles de

75 uniquement en obus de cette nature. Bientôt la consom-

mation s'avéra tellement supérieure aux prévisions (1)

que, de lui-même, ce Service se tourna vers l'industrie

privée pour obtenir son concours. Dans la deuxième quin-zaine d'août, des études étaient entreprises à ce sujet, de

concert avec plusieurs grands industriels, notamment

MM. Schneider et Louis Renault. Après la bataille de la

Marne, la crise éclata, violente. Si des mesures urgentesn'étaient pas prises, on allait manquer de munitions;on avait dépensé en moins d'un mois l'approvisionnement

prévu pour toute la guerre !

Tous se mirent à la tâche avec une activité et une abné-

gation admirables. Les industriels se formèrent en groupes;ils se chargèrent de recruter des sous-traitants et d'organi-ser la fabrication. Le 20 septembre, le ministre les réunis-

sait et leur demandait de fournir 40.000 projectiles par jour.Il s'engageait à faire revenir immédiatement du front les

ouvriers spécialistes nécessaires. Le 26 septembre, les chefs

de groupes promettaient de livrer à bref délai 34.000 projec-tiles par jour.

(1) Cette consommation alla en croissant pendant toute la durée desopérations. Dans le dernier semestre (avril-octob;re1918) elle atteignit lechiffrede 224.000coups de 75par jour.

Quant à la consommation totale en 75 pendant la guerre, elle s'éleva à163 millionsde projectiles.

Page 176: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 159

De grosses difficultés se posaient. Sans doute, les matières

premières ne feraient pas défaut, malgré l'envahissement

de nos provinces du Nord et de l'Est, qui nous privait de la

plus grande partie de notre industrie métallurgique. Celle-ci

se trouvait réduite aux usines du centre (bassin de Saint-

Étienne, etc.), mais l'Angleterre acceptait de nous fournir

de l'acier et il était possible de s'en procurer aux États-

Unis. Le phénol, qui nous manquait entièrement, pouvait

également nous être cédé par notre alliée, en attendant quela fabrication fût montée chez nous. Ce qui manquait à

l'industrie, c'étaient les machines-outils nécessaires à la

fabrication des obus par les procédés employés en tempsde paix dans les établissements de l'État et aussi un

personnel de maîtrise et d'ouvriers spéciaux qui ne s'im-

provise pas.On fut donc amené, à la demande des industriels, à

admettre l'usage de procédés simplifiés et à adoucir les

conditions très dures de réception des projectiles terminés.

C'est ainsi que, faute de presses à emboutir, le procédéde l'emboutissage fut remplacé par le forage à froid pourla fabrication des corps d'obus. Puis ce fut celle des gaines

porte-détonateurs qui donna lieu à de nombreux mécompteset retarda les premières livraisons.

Néanmoins, grâce au concours de toutes les bonnes volon-

tés, des résultats, en apparence excellents, purent être

assez rapidement obtenus. Le 10 novembre 1914, la fabri-

cation était déjà de 18.000 projectiles par jour. Fin décem-

bre, elle s'élevait à 56.000. Le problème paraissait résolu;il ne l'était pas.

Peu après la mise en service des projectiles ainsi fournis

par l'industrie privée, on signala des accidents graves; les

obus se gonflaient dans l'âme et amenaient l'éclatement des

tubes. Ces accidents se multiplièrent naturellement avec

le nombre des obus employés et bientôt à une crise de

munitions succéda une crise de matériel. Après les obus,c'étaient les canons qui allaient nous faire défaut et leur

Page 177: Avec Joffre de Agdair à Verdun

160 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

fabrication en grande quantité était encore plus difficile à

organiser que celle des obus.

Il fallut donc faire machine en arrière et revenir pour ces

derniers aux procédés de fabrication et aux épreuves de

réception du temps de paix. Le rendement, après avoir

augmenté rapidement, diminua de même et, pendanttoute l'année 1915, la pénurie en munitions et en matériel

se fit durement sentir. Dans bien des formations du front,on fut obligé de remplacer un certain nombre de batteries

'de 75 par des batteries composées du vieux 90 de Bange.D'autre part les projectiles n'étaient livrés aux armées

qu'avec une parcimonie d'avare. Dans les secteurs tran-

quilles, on arrivait à ne plus leur allouer que 2 ou 3 coups

par jour et par pièce de 75. Le général Joffre tenait lui-

même la comptabilité des munitions sur un petit carnet

qui ne le quittait jamais; je crois bien que c'est le seul

document militaire qu'il ait jamais conservé dans sa poche !

Peu à peu la situation s'améliora. Les machines-outils

commandées en Angleterre et surtout aux États-Unis

se montèrent progressivement. En même temps la fabri-

cation des canons s'organisait parallèlement à celle des

projectiles. Mais ce ne fut qu'en 1916 que la crise put être

considérée comme définitivement résolue. En janvier 1917,le rendement journalier atteignait 240.000 coups de 75

et 41.000 de 155. En octobre 1918, il était de 191.000 coupsde 75 et de 37.500 coups de 155.

Reprenons maintenant le récit des événements depuisle jour où notre contre-offensive vint se heurter à des posi-tions solidement aménagées et défendues par les armées

allemandes reconstituées et regroupées.Le Commandement français tenta tout d'abord de ren-

verser l'obstacle là où il paraissait le moins résistant, c'est-à-

dire entre les Ire et IIe armées allemandes. Pendant toute

Page 178: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 161

une semaine —jusqu'au 20 septembre

— nos tentatives

pour prendre pied sur la rive droite de l'Aisne et gagner du

terrain au nord de Reims se renouvelèrent avec acharne-

ment. Elles ne réussirent point; il fallait renoncer à percerle front de l'ennemi.

Immédiatement, on entreprit de le déborder par le Nord,là où on pouvait encore espérer trouver le terrain libre;son aile gauche, appuyée à Metz, au Rhin et à la frontière

suisse, était évidemment inattaquable. La rocade des trou-

pes commença donc de notre aile droite à la gauche; mais

toutes les tentatives faites pour déborder l'ennemi se

heurtèrent à des troupes nouvelles qu'il appelait en hâte

pour tenter contre nous la manoeuvre que nous essayionscontre lui : c'est la fameuse « course à la mer ».

Elle se déroula, avec des vicissitudes diverses, pendantles derniers jours de septembre et se continua pendant tout

le mois d'octobre, pour aboutir au début de novembre

aux sanglantes batailles des Flandres (Ypres, Yser). L'en-

jeu était, des deux côtés, de première importance. Pour nous,il s'agissait de chasser l'ennemi de notre territoire en le

débordant, pour lui, comme nous l'avons déjà indiqué,de s'emparer des ports de la mer du Nord et de la Manche,dont la possession lui eût peut-être donné la victoire défi-

nitive.

Lutte acharnée, qui se termina sans résultat décisif,chacun des belligérants étant parvenu à faire échec aux

projets de son adversaire, mais demeuré incapable d'at-

teindre le but qu'il s'était proposé. Le front se cristallisa,en quelque sorte, de la mer du Nord au Jura. Une guerrenouvelle commença, qui devait durer trois ans et demi!

Ce sont les péripéties souvent émouvantes et même tra-

giques de cette lutte de deux mois dont je trouve l'écho

dans mes notes quotidiennes.

« Mardi 15 septembre.— Nous continuons à attaquer,

mais sans progresser sensiblement. Il y a eu hier des luttes

AVECJOFFRE 11

Page 179: Avec Joffre de Agdair à Verdun

162 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

violentes sur l'Aisne et au nord de Reims. On ne pourra en

sortir que par des actions débordantes de Maunoury ou

de Foch.

« Le G. Q. G. de la 5e armée a été ramené à Ro-

migny.

« Mercredi 16 septembre.— Parti à 4 heures pour Romi-

gny et de là à Pargny, P. C. de l'armée. La situation est

stationnaire. On va faire effort par la gauche, en négligeantles hauteurs de Brimont et de Berru, sur lesquelles on se

casserait les dents.

« Jeudi 17 septembre. — A Jonchery, nouveau P. C. de

l'armée. La boue et la pluie rendent les transports automo-

biles difficiles. Si l'on est obligé cet hiver de revenir pour les

ravitaillements de toutes sortes à la traction par chevaux,les opérations deviendront encore plus lentes.

« Sur tout le front l'ennemi s'est retranché. De retour au

G. Q. G., j'apprends la formation, aux ordres du général de

Castelnau, d'une armée d'aile gauche (14e et 20e corps,

pour commencer). Les Allemands font de même. A ce jeu-là,nous en avons pour longtemps.

« Samedi 19 septembre.— En mission à Romigny. Les

combats continuent, sans résultat sérieux de part et d'au-

tre. Les Allemands emploient maintenant un canon de

21 c. qui produit de gros effets : il y a de fortes pertes au

18e corps. Ils bombardent Reims : dans l'après-midi nous

voyons nettement des obus tomber sur la ville et sur la

cathédrale. Brusquement une longue flamme jaillit : ce

sont les échafaudages qui entouraient une des tours quiflambent. Nous sommes atterrés. Que restera-t-il de cet

admirable chef-d'oeuvre? Jamais nous n'aurions pu croire

un peuple qui se vante de sa « culture » capable d'un tel

crime.

« On amène constamment des maraudeurs allemands

Page 180: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 163

restés dans la forêt de Reims, après la retraite. Ils exploitent

pour vivre les fermes et les écarts, se cachent pendant le

jour et, la nuit, attaquent les isolés, notamment les esta-

fettes. Il faut se débarrasser de ces gens-là, dont la pré-sence énerve la troupe et les populations, qui voient des

espions partout. Que ne raconte-t-on pas à ce sujet? Si-

gnaux de nuit, lignes téléphoniques enterrées aboutissant

à des maisons habitées en apparence par d'excellents

Français, sans compter le vieux berger qui promène son

troupeau derrière les batteries qu'il désigne ainsi aux avions

et aux observateurs ennemis, etc., etc.. Il y a certainement

une part de vérité, mais qui doit être bien faible, dans

toutes ces légendes.

«Dimanche 20 septembre.— Retour au G. Q. G. On signalede fortes attaques allemandes sur la 5e et sur la 6e armée.

Il est de plus en plus douteux que les sections engagéesdonnent un résultat décisif. Nous formons une armée

d'aile gauche pour envelopper la droite allemande et les

Allemands une armée d'aile droite pour déborder notre

gauche. Résultat? On va se coincer là, comme sur le reste

du front, face à face, dans les tranchées. Si l'on ne peut

agir excentriquement par Dunkerque et Ostende, la situa-

tion actuelle se prolongera indéfiniment.

« Lundi 21 septembre. — On est nerveux au G. Q. G.

Nos efforts n'aboutissent pas et on commence à être

inquiet au sujet des approvisionnements en munitions

d'artillerie.

« Mardi 22 septembre.— Les Allemands ont pris pied

sur les Hauts de Meuse, à la suite d'une panique d'une

division de réserve. Cela n'ira pas loin, il faut l'espérer, mais

c'est très fâcheux à tous les points de vue. Après six semaines

de guerre, de telles défaillances ne devraient plus se pro-duire.

Page 181: Avec Joffre de Agdair à Verdun

164 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Les lettres commencent à arriver (1). On sent, d'après les

journaux, que l'incendie de la cathédrale de Reims a

surexcité l'opinion publique, qui paraît n'avoir jamais été

aussi montée. Que diront les neutres? Rien, probablement,

pour ne pas se compromettre. D'ailleurs sauront-ils jamaisla vérité? L'attitude du Vatican sera en particulier inté-

ressante à suivre.

« Mercredi 23 septembre.— On a perdu tout le terrain

jusqu'à la Meuse, y compris Saint-Mihiel et le Camp des

Romains. Heureusement le 8e corps est là et tout se termi-

nera, comme ailleurs, par de la fortification. Néanmoins

cette hernie, si on ne peut la réduire, sera très gênante

pour nos communications avec la région de l'Est.

« A gauche, le 13e corps est fixé dans la région de Lassi-

gny. Demain ce sera le tour du 4e. Décidément il n'y a de

solution possible que dans une action de force tentée fran-

chement sur les derrières de l'ennemi. Si nous n'avons pasde disponibilités, pourquoi ne pas avoir recours aux Japo-nais? Ils ne pourraient agir que dans quelques mois, mais,

quoiqu'il arrive, une campagne d'hiver est certaine; d'au-

tant plus que les Russes, après leurs défaites en Prusse

orientale, ne seront pas en état d'agir avant longtemps.

(1) Lesmesuresprévuesdans le plan de mobilisation,pour le servicepostalen temps de guerre, le plaçaient dans les attributions de la «Trésorerieet desPostes aux Armées", dirigéepar des fonctionnairestrès distinguésde l'Admi-nistration des Finances (inspecteurs,personnel de la Cour des Comptes, desContributions, etc.), mais n'ayant naturellement aucune idée de leurs fonc-tions nouvelles. En principe, le courrier destiné aux combattants était cen-tralisé dans les dépôts des corps qui devaient les réexpédier sur le front. Cemouvementde va-et-vient et la rapidité de déplacement des armées dans lapremière phase de la guerre, amenèrent un embouteillage inextricable etpendant quelques semainesl'avant fut entièrement coupé de l'arrière. Cettesituation pénible, dangereuse même pour le moral de la troupe, ne pouvaitdurer. On eut alors l'idée, évidemment paradoxale, de s'adresser pour leservicepostal à l'Administration des Postes. Elle mit rapidement sur pied

une organisation rationnelle, fondéesur la création de « secteurs,postaux "communsà tous les corps opérant dans la même région, qui fonctionna àla satisfaction de tous.

Page 182: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 165

Nous sommes, de ce côté, un peu moins avancés qu'au début

de la campagne.

« Vendredi 25 septembre. — On a capté un radio chiffré

qui, pour la première fois, s'adresse à toutes les armées en

opérations. Est-ce le signal d'une action d'ensemble sur

tout notre front? C'est possible, probable même. En tout

cas, on alerte les armées et je vais coucher à la 5e, à Ro-

migny.« Demain, nouveau déménagement du G. Q. G. ; Châtil-

lon-sUr-Seine était trop loin du nouveau front et le service

des liaisons s'en ressentait. On va s'installer à Romilly-

sur-Seine, à 30 kilomètres en aval de Troyes ; on sera plus

près des lignes et dans une région d'accès facile, en chemin

de fer et en auto. »

Page 183: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 184: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE IV

A ROMILLY-SUR-SEINE

26 Septembre — 28 Novembre 1914.

La coursa à la mer.

« Samedi 26 septembre.— A l'aube, violente attaque

sur le front de l'armée : si elle se produit sur les autres ar-

mées, c'est que l'ennemi veut reprendre sa manoeuvre

interrompue. Mais les conditions ne sont plus les mêmes

et nous devons tenir.

« Rentré au G. Q. G. Vu en passant les arrières de la

5e armée. Impression excellente, ordre, cantonnements

bien tenus, routes remises en état, etc.. Au retour, j'ap-

prends qu'il y a bien eu des attaques, mais qu'elles ont

été repoussées partout. L'ennemi a dû subir de grosses per-tes. En tout cas, rien de décisif.

« Dimanche 27 septembre.— Pas de changement dans la

situation. Castelnau est bloqué par des forces au moins

égales aux siennes. D'ici deux ou trois jours, il disposerades 10e et 11e corps. Cela lui suffira-t-il pour avancer?

Toujours pas de décision en vue; car, en Belgique, si on y

pénètre, on se heurtera à des organisations préparées et

renforcées depuis six semaines. Et alors?

« Le Grand-Duc Nicolas fait savoir à ses « chers alliés »

qu'il va aussi vite que possible, mais quand pourra-t-il

attaquer? Quoiqu'il en soit, il s'engage à prendre l'offensive

sur la rive gauche de la Vistule. Espérons-le... !

Page 185: Avec Joffre de Agdair à Verdun

168 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« Lundi 28 et mardi 29 septembre.— Les attaques sur

tout le front se ralentissent, sauf à gauche, où la bataille

continue violente, mais où l'équilibre semble rétabli par

l'arrivée de nouvelles forces allemandes.

« Mercredi 30 septembre. — Anvers est fortement attaqué.

La place tombera certainement et sans doute très vite. Sa

chute fera une grosse impression, surtout sur les Anglais qui

se sentiront personnellement touchés !

« Jeudi 1er et vendredi 2 octobre. — Grande tournée dans

le Nord. Le général Joffre veut savoir comment les choses

se passent de ce côté, car toute cette région va se trouver

d'ici peu englobée dans la zone des combats.

« Parti à 15 heures, j'arrive le soir à Breteuil, quartier

général de Castelnau. A son extrême gauche, de Maud'huy

va essayer de déboucher demain. Espérons que l'on aura

cette fois un résultat positif. Passé à Senlis que les Alle-

mands ont systématiquement incendié, au moment de leur

repli. Ils ont assassiné le maire.

« Le lendemain, Doullens, Boulogne et Calais, où je trouve

des gens parfaitement tranquilles, avec la mentalité que

peut avoir le commandant d'armes de Bergerac ou celui

de Quimperlé. Je les mets au courant de la situation qui les

émeut fort. Ils n'ont rien et ne peuvent rien faire.

« A Dunkerque, il en est tout autrement. Je retrouve

comme gouverneur le général Bidon que j'ai connu comme

capitaine au Mans et à Douai. Il travaille ferme à la mise

en état de défense du front de terre de la place, en utilisant

les bataillons territoriaux et les batteries à pied dont il

dispose. Il est bien orienté sur la situation et envisageavec calme l'éventualité d'un siège. Il demande que l'ion

étudie l'appui que pourraient lui donner les escadres fran-

çaise et anglaise.« Dîner et coucher chez le maire, Terquem. Pour la pre-

mière fois depuis deux mois, j'ai la sensation du home et de

la vie de famille.

Page 186: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 169

« Samedi 3 octobre. — Retour au G. Q. G. par Cassel —

où j'ai la surprise de me trouver nez à nez avec un convoi

composé d'autobus de Londres — Hazebrouck, Béthune,

Arras, Doullens, Breteuil. La ligne de bataille remonte

indéfiniment vers le Nord. Sur la route, je tombe sur un

régiment de cavalerie qui, parti d'Épinal, vient de débarquer

et ignore tout de la situation où il se trouve. Il marche en

colonne sur la route, sans un éclaireur, comme s'il rentrait

à Saint-Germain de la revue de Longchamp. Je préviens

le colonel de ce qui se passe. Il tombe des nues en apprenant

qu'il est à l'extrême gauche des armées alliées et que s'il

veut coucher à Lens, comme il en a l'intention, il lui faudra

probablement se battre...

«A Breteuil, on me met au courant de la situation exacte.

Les transports continuent vers le Nord (45e division,

21e corps qui doit débarquer à Lille et à Armentières, s'il

peut le faire.) Les Anglais commencent à s'agglutiner de ce

côté.

« Le général de Castelnau, qui vient d'être cruellement

frappé par la mort d'un fils, paraît très déprimé. Lui aussi

vient de passer deux nuits terribles. Mais ce n'est pas

le moment de se laisser abattre.

« Dimanche 4 octobre. — Mauvaise journée. La gauche

est fortement attaquée. Le moral est bas à Breteuil. Le

général Anthoine, chef d'État-Major de l'armée, me télé-

phone « qu'il voit le ciel en noir, du côté de l'Est ». Il craint

que les territoriaux de Brugère ne lâchent pied (1). On ne

fait rien de sérieux pour occuper Lille.

« En fin de journée, on décide :

« 1° La liberté de de Maud'huy, qui devient indépendant

de Castelnau;« 2° La désignation de Foch comme adjoint au généra-

(1) Cesont lesdivisionsterritoriales côtières, placéesprimitivement souslesordres du général d'Amade qui déjà, pendant la bataille de la Marne, avaientcausé plus de difficultés qu'elles n'avaient rendu de services.

Page 187: Avec Joffre de Agdair à Verdun

470 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

lissime, avec action sur toutes les troupes opérant au nord

de l'Oise.

« Espérons que ceux qui voient les choses en noir re-

prendront un peu confiance.

« Une dépêche du Grand-Duc Nicolas annonce qu'il a

remporté de grands succès en Pologne et en Calicie, sur les

Autrichiens, bien entendu. Une grosse partie va se jouerdans la région de Cracovie. Si la Silésie pouvait être enva-

hie, cela arrangerait bien des choses, en obligeant les Alle-

mands à des prélèvements sérieux sur notre front. Sinon,il ne faut pas se faire d'illusion; c'est le blocage completdes Vosges à la mer, vers Dunkerque ou Ostende, à brève

échéance, une quinzaine de jours tout au plus. Les Belgesse démoralisent à Anvers. Pourvu qu'ils en sortent assez tôt

pour se joindre à nous!

« Lundi 5 octobre. — Mission à la 5e armée. Stagnationsur le front, sauf à la 2e armée, où le 4e corps continue à

perdre du terrain.

« Au Nord, la cavalerie allemande se répand vers Haze-

brouck. De ce côté, les Anglais arrêtent leurs débarquementsau sud de Boulogne. Ils ont voulu être à l'aile gauche, ce

qui est logique, puisqu'ils se rapprochent ainsi de leurs

bases, mais ce n'est pas une raison pour qu'ils restent systé-

matiquement en arrière.

« Mardi 6 octobre. — Retour à la 5e armée pour étudierune attaque sur Corbeny, avec appui d'artillerie lourde.

« Aujourd'hui, de Maud'huy doit attaquer au Nord etau Sud de Lens, avec le 21e corps. Mais! à 18 heures, catas-

trophe annoncée par le général Anthoine. Le centre de la2e armée (4e corps) va être percé et on n'a plus rien à mettre

derrière pour étayer. Émotion. A ce moment arrive Foch,dont le programme était de passer la nuit au G. Q. G. etde joindre Castelnau demain matin. Nous le supplions de

partir immédiatement et il se remet en route. »

Page 188: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 171

Comme nous l'avons su plus tard, il se passa cette nuit-

là au Quartier Général de la 2e armée, une scène émouvan-

vante, d'une importance considérable pour la suite des

événements.

En arrivant, le général Foch trouve le commandant

de l'armée et son chef d'état-major découragés. Un ordre

de repli derrière la Somme était préparé et allait être en-

voyé à tous. C'était, sinon l'abandon du Nord de la France

et du Pas-de-Calais, tout au moins la séparation défini-

tive des armées française et anglo-belge. Nous avons mon-

tré plus haut, à propos de la manoeuvre initiale des Alle-

mands par la Belgique, les conséquences qu'aurait entraî-

nées un tel abandon.

Le premier soin du général Foch fut de déchirer l'ordre

de retraite.

Puis il arriva, grâce à cette force de persuasion qui éma-

nait de lui, de sa confiance inébranlable dans l'avenir,à remonter le moral du général de Castelnau et à le décider

sur l'heure à se séparer de son chef d'état-major, un des

jeunes officiers généraux les plus remarquables de sa géné-

ration, mais qui n'arrivait pas toujours à dominer son

extrême nervosité. Enfin, il fit rédiger un ordre d'opérations

qui prescrivait un mouvement général en avant, notam-

ment pour le 4e corps, le plus éprouvé et le plus compromis.« Je savais bien, disait le général Foch en racontant cette

scène quelques semaines plus tard, je savais bien qu'il

n'attaquerait pas, malgré l'ordre qu'on lui donnait, mais

au moins il ne f... t plus le camp ! »

Pour apprécier, comme elle le mérite, cette intervention

du général Foch, il ne faut pas oublier qu'un mois plus

tôt, en Lorraine, il était, en qualité de commandant du

20e corps, le subordonné immédiat du général de Castel-

nau, que la décision récente du généralissime venait de

mettre sous ses ordres...

« Mercredi 7 octobre. — La cavalerie allemande remonte

Page 189: Avec Joffre de Agdair à Verdun

172 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

vers le Nord-Est. On ne voit pas bien pourquoi. Anvers va

tomber. Pourvu que l'armée belge ne s'y laisse pas prendre,avec les 6.000 fusiliers marins que nous y avons envoyés !

« Vendredi 9 octobre. — A Romigny, à la 5e armée.

Visite des 1er et 3e corps. On prépare l'attaque pour le 10

ou le 11. On continue à capter des messages de Richthofen

et de Marwitz. La cavalerie allemande semble être tout à

fait sur les boulets.

« Samedi 10 octobre. — Anvers est tombé. L'armée belgese retire au nord de Gand. Cette chute d'Anvers va libérer

d'importantes forces allemandes et leur donner un solide

point d'appui pour leur aile droite.

« Foch s'occupe d'organiser et de coordonner les choses

dans le Nord. C'est une grosse chance qu'il soit là-bas; il

a toute la confiance des Anglais qui maintenant vont être

tous réunis devant Saint-Omer. Il aurait fallu pouvoir tenir

la ligne de l'Escaut, de Gand à Espierre, mais il est peu

probable qu'on y parvienne. En tout cas, il est nécessaire

de ne pas reculer au delà de la Lys, sans quoi on n'aura

plus de profondeur pour défendre les côtes.

« Palabre avec les Belges qui voudraient aller se refaire

du côté de Calais, ou mieux, de Boulogne. Il est indispen-sable qu'ils restent sur leur propre territoire.

« C'est demain que se déclenche l'attaque de la 5e armée.

« Du 12 au 15 octobre. — L'opération de la 5e armée a

échoué. Motifs : front trop grand, pays très difficile, no-

tamment dans la région d'Heurtebise et au nord de Craonne;force des organisations allemandes (fil de fer, treillagescloués aux arbres en avant des tranchées, mitrailleuses,

etc...}; manque de liaison de l'infanterie et de l'artillerie

à pied qui sert les gros calibres ; diminution de la valeur

offensive de l'infanterie qui se rouille dans les tranchées.

« Au nord, les Anglais continuent à s'agglutiner. Ils

Page 190: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 173

vont recevoir bientôt une division des Indes. Leur 1er corps

est à Hazebrouck. 31.000 Canadiens sont en route. Des

pourparlers sont engagés pour la coopération d'une division

portugaise...« Les Anglais voient rouge depuis la chute d'Anvers.

C'est un coup direct pour eux; French déclare qu'il veut

aller à Bruxelles.

« Foch, en attendant, continue à faire pression vers

Lille. Les Belges se reconstituent sur la ligne Furnes —

Dixmude.

« Du côté des Russes, une grande bataille est engagée

sur la Vistule. Cela paraît bien marcher. S'ils pouvaient

obtenir une décision, même partielle, cela arrangerait les

choses de notre côté.

« La 5e armée transporte son Quartier Général à Jonche-

ry-sur-Vesle.

« Du samedi 17 au samedi 24 octobre. — La semaine est

caractérisée par une très forte concentration des forces

allemandes dans le Nord. Il y a là les XXIIe, XXIIIe,

XXVIe et XXVIIe corps de nouvelle formation. L'ennemi

veut évidemment percer à tout prix entre les Anglo-Belges

et nous. Très fortes attaques dans la région d'Arras. Les

Belges tiennent péniblement, les Anglais mieux, mais sans

pouvoir avancer. On constitue pour les étayer un groupe-

ment d'Urbal (9e corps et 42e division). Il est regrettable

que nous n'ayons pas de plus fortes disponibilités, car les

nouveaux corps allemands doivent être beaucoup moins

solides et surtout moins bien encadrés que les autres. Gros

succès russe au sud de Varsovie. Suffira-t-il pour amener

de ce côté une retraite générale des Autrichiens et des Alle-

mands?

« Dimanche 25 et lundi 26 octobre. — L'action se continue

dans le Nord, très violente. Les Belges épuisés cèdent du

terrain entre Nieuport et Dixmude, mais, à l'est d'Ypres,

Page 191: Avec Joffre de Agdair à Verdun

174 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

le corps d'Urbal et les Anglais progressent. Les radios alle-

mands montrent qu'ils sont inquiets et ont engagé toutes

leurs réserves tactiques. Pourrait-on espérer une rupture

d'équilibre sur cette partie du front?

« En Pologne, tout paraît aller bien. Le silence du commu-

niqué allemand est significatif.

« Mardi 27 et mercredi 28 octobre. — A l'extrême gaucheles attaques ont cessé. Les Allemands concentrent leurs

moyens entre Ypres et Roulers où d'Urbal avance nette-

ment, mais lentement. Il n'ira pas bien loin, mais l'échec

de la manoeuvre débordante ennemie annoncée urbi et

orbi, n'en est pas moins net jusqu'à présent.« Passé à Reims, en revenant de Jonchery. Revu la

cathédrale. On devrait, à la paix, laisser les choses dans

l'état actuel avec une simple toiture légère pour empêcher

que les voûtes encore debout ne tombent. Peut-être ainsi

les générations futures oublieront-elles moins vite...

« Télégramme russe : c'est décidément une grande vic-

toire (1). Les Russes semblent vouloir faire le rabattement

vers le Sud, pendant que leur extrême gauche avance

contre les Autrichiens.

(1) Il s'agit d'une offensive massive des Russes, débouchant de Novo-Georgievsk,de Varsovie et d'Ivangorod sur la rive gauchede la Vistule. Surleur flanc droit, ils se heurtèrent aux Allemandsqui repoussèrent leurs atta-ques; mais,plus au sud, lesAutrichienscédèrent. L'ensembledesforcesaustro-allemandes dut retraiter et se replier en Silésie et en Galicie occidentale.Les Russes investirent de nouveau Przemysl. Mais les armées allemandesn'étaient nullement désorganiséeset, dès la fin de la retraite, Hindenburg,qui avait été nommé le 1er novembre au commandement de tout le frontoriental, se prépara à la contre-offensive.

Cette contre-offensive,puissamment montée, déboucha le 11 novembreentre Vistule et Wartha, dans le flanc des armées russes orientées vers Cra-covie. Malgré une contre-attaque russe qui, partie de Varsovie, la mit uninstant dans une situation critique, la manoeuvre allemande réussit et setermina, au début de décembre,par la prise de Lodz.

En même temps, les Autrichiens remportaient une véritable victoire dansla région de Cracovie.Les opérations se ralentirent alors et prirent l'allurede la guerre de tranchées, sans qu'une décision ait été obtenue d'un côté oude l'autre.

Page 192: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 175

« Samedi 31 octobre. — Les Allemands attaquent avec

violence vers Ypres. Ils y accumulent toutes leurs réserves

(avec le XVe corps actif). Les Anglais ont besoin d'être

soutenus par des troupes de Foch. Il faut tenir, car un échec

aurait des conséquences graves. D'après les déclarations

des prisonniers, les Allemands annoncent partout qu'ilsattendent de cette attaque un résultat décisif.

« Dimanche 1er novembre. — Mission à Cagny, Q. G. du

général de Castelnau. Le moral est meilleur, mais le nouveau

chef d'état-major est aussi nerveux et beaucoup moins

poli que son prédécesseur et beau-frère.

« Lundi 2 novembre. — Rentré au G. Q. G. La situation

s'est maintenue hier dans le Nord, malgré l'extrême vio-

lence des attaques allemandes. Les Anglais affirment avoir

eu 11 divisions sur les bras. Dans tous les cas, ils ont fait

de très grosses pertes.« Comme on le prévoyait depuis longtemps, la Turquie

vient de se déclarer officiellement pour les Empires cen-

traux. Il peut en résulter des conséquences très fâcheuses

pour nous, notamment pour les Russes qui vont avoir un

ennemi de plus à combattre et pour les Anglais dont les

communications avec l'Inde seront menacées. Par contre,

peut-être cette décision de la Turquie décrochera-t-elle

en notre faveur les États balkaniques, ses ennemis héré-

ditaires.

« Mardi 3 novembre. — On se bat toujours sur le front,mais dans les Flandres la lutte est moins violente. Échec

à la droite de la 6e armée. La 69e division est rejetée sur

la rive sud de l'Aisne. Pour rétablir les affaires, on passe le

secteur à la 5e armée.

« Mercredi 4 et jeudi 5 novembre. — Parti à 14 heures pouraller voir Foch à Cassel, le mettre au courant de la situa-

Page 193: Avec Joffre de Agdair à Verdun

176 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

tion générale et lui demander son avis : faut-il continuer

l'action vers Roulers, en y mettant toutes les réserves?

« A la suite d'une panne d'auto, je suis obligé de coucher

à Saint-Pol et ne peux voir Foch que le lendemain matin.

Longue et intéressante conversation. Il croit que les Alle-

mands ne tarderont pas à retraiter par échelons (naturelle-

ment, en exposant ses idées, il les mime en quelque sorte,et porte successivement en arrière le pied gauche et le

pied droit). Les événements de Pologne vont les obliger à

conserver sur notre front une stricte défensive; seule

l'occupation d'une ligne de résistance plus courte que leur

ligne actuelle leur permettra de le faire dans de bonnes

conditions.

« Il me raconte son action continue sur les Anglais. Il

se refuse à les relever par des divisions françaises comme ils

le demandent, mais il leur garantit que toujours ils le trou-

veront à côté d'eux pour les soutenir. En faisant appel à

l'honneur et à la loyauté britanniques, il finit par les

persuader et ils tiennent.

« Vendredi 6 novembre. — Les pronostics de Foch ne se

réalisent guère. Les Allemands attaquent furieusement

sur Ypres.

« Samedi 7 novembre. — Tournée à Jonchery. On a reprisune partie du terrain perdu par la 69e division. Dans le

Nord, les attaques allemandes ne se renouvellent pas.« Confirmation de la victoire russe sur les Autrichiens.

Il va falloir que les Allemands prennent une décision. On

croit toujours ici qu'ils vont reculer et s'installer sur une

ligne plus courte et plus facile à défendre (1).

(1) Ces prévisionsne devaient se réaliser qu'en février 1917, quand Hin-denburg fit exécuter, au nord de l'Oise et en Picardie, un recul des lignesalle-mandes qui modifia du tout au tout les conditions de notre attaque en voiede préparation sur l'Aisne. Ce fut là une des causes de nos funestes échecsd'avril 1917. Il sembleprobable que si les Allemandss'y étaient décidésdès

Page 194: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 177

« Dimanche 8 à mardi 10 novembre. — Mission à Châlons

(Q. G. de de Langle de Cary) et à Jonchery. Visite des tran-

chées de la 51e division et des P. C. du 18e corps et de la

35e division. Au retour, j'apprends que tout recommence

dans le Nord. Les fusiliers marins ont perdu Dixmude.

On fait flèche de tout bois pour renforcer Foch. Il faut

absolument que cela tienne.

« Mercredi 11 novembre. — Journée pénible. Les attaquesredoublent de violence dans le Nord, autour d'Ypres. Les

troupes sont épuisées; voilà douze jours qu'elles se battent

sans repos. On en est au point où un dernier effort de l'en-

nemi pourrait tout faire craquer. On continue à envoyer à

Foch des renforts par pièces et morceaux : il aura 12 ba-

taillons demain, 16 autres après-demain; mais cela suf-

fira-t-il ?

« S'il ne s'agissait que de la perte d'un peu de terrain à

Ypres, il n'y aurait pas grand mal, mais, si la retraite

commence, dans les conditions où elle se fera, où s'arrê-

tera-t-on ?

« Jeudi 12 novembre. — Dans le Nord, les attaques sont

moins violentes. Les premiers renforts arrivent et la situa-

tion se consolide. Il semble que le moment le plus dur soit

passé. Le 2e bureau n'a aucun renseignement pouvant faire

croire que les Allemands dégarnissent leur front ouest au

profit de l'autre. S'ils s'arrêtent, c'est qu'ils sont à bout

de souffle.

« Vendredi 13 novembre. — Journée calme. Dans le Nord,il y a détente; on va pouvoir donner un peu de repos aux

troupes et commencer à tout remettre en ordre. Foch

l'hiver 1914-15,ils auraient pu à ce moment obtenir la décisionsur le frontoriental. MaisFalkenhayn, le remplaçant de de Moltke, n'était pas l'hommede pareilles audaces.

AVECJOFFRE 12

Page 195: Avec Joffre de Agdair à Verdun

178 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

a engagé les bataillons au fur et. à mesure de leur arrivée

dans la zone de combat en les envoyant boucher les trous

qui s'ouvraient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Le

résultat a été obtenu, mais il règne sur tout le front un

désordre inexprimable. Un véritable puzzle, disent les cama-

rades qui en reviennent. »

En réalité, la bataille des Flandres était finie. Après avoir

fait un effort colossal et subi des pertes bien supérieures à

celles de la bataille de la Marne, les Allemands renonçaient

à leur offensive vers Calais et s'enterraient sur la ligne

même où ils avaient été arrêtés.

Sur tout le front, il y eut une période d'accalmie, qui

dura pendant la deuxième quinzaine de novembre. L'inté-

rêt pendant ces quelques semaines était en Pologne où se

jouait une partie très serrée (1).

Le dimanche 29 novembre, le G. Q. G. se déplaça encore

une fois pour se rapprocher du front. Il s'installa à Chan-

tilly, où il devait rester pendant la longue période de. la

guerre de tranchées.

(1) Voir la note de la page 174.

Page 196: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE V

A CHANTILLY ET DANS LA WOEVRE

29 Novembre 1914 — Août 1915.

Les tranchées.

Après leur échec définitif dans les Flandres, les Alle-mands renoncèrent, provisoirement tout au moins, à cher-

cher de notre côté, une victoire qui par deux fois leur avait

échappé. Tout l'effort des Empires centraux se porta sur

le front russe où, pendant les mois les plus durs de l'hiver,se déroulèrent des opérations massives qui faillirent, à

plusieurs reprises, amener une décision.

Pendant que les Russes faisaient, au sud, dans les Kar-

pathes, un effort considérable qui les amenait sur la

crête même des montagnes, menaçant directement la

plaine hongroise, Hindenburg entreprenait au Nord une

campagne hardie qui, après d'éclatants succès tactiques(batailles d'hiver de Mazurie, 7-22 février 1915), délivrait

complètement la Prusse orientale. Faute de moyens, il

ne put exploiter à fond sa victoire et le front se stabilisa

de nouveau de ce côté. Il fut toutefois en état d'aider ses

alliés dont la situation, après la chute de Przemysl

(22 mars), était devenue extrêmement critique. Grâce à

l'intervention des troupes allemandes, les Russes ne par-vinrent pas à déboucher et, après avoir subi des pertes

énormes, furent contraints de suspendre leur offensive.

De notre côté, les Allemands se bornèrent à renforcer

Page 197: Avec Joffre de Agdair à Verdun

180 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

leurs organisations défensives et à tenter des attaques

partielles, destinées à nous tenir en haleine et aussi à

améliorer les conditions de leur installation sur le terrain

(conquête d'observatoires, de positions dominantes, de

couverts, etc...).Notre Commandement ne cessa pas tout d'abord de tenter

de rompre les organisations ennemies. Une série d'attaques

importantes furent mises sur pied et s'exécutèrent sur

divers points du front, notamment en décembre dans le

Nord et dans la deuxième quinzaine de février en Cham-

pagne. Mais elles échouèrent ou ne donnèrent que des ré-sultats partiels. Partout ailleurs, il y eut seulement des

actions locales, souvent très coûteuses. L'usure de l'infan-terie fut considérable, surtout dans les parties du front où,comme en Argonne et dans les Vosges, les tranchées ad-

verses se faisaient face en terrain boisé. Nulle part on ne

put obtenir de résultats de quelque importance.En réalité, cet échec des efforts tentés pendant l'hiver

1914-15 était la conséquence, d'abord de la rigueur de la

température (bien que les batailles qui se livraient à ce

moment même sur le front oriental et, plus tard, celles de

Verdun et de l'Aisne aient prouvé que de grandes opérations

peuvent se tenter par tous les temps), ensuite et surtout de

notre pénurie en moyens matériels d'action. Sans parler,en effet, de la crise des munitions qui était encore dans la

période aiguë, nous étions démunis des armes que rendaitnécessaire la transformation du caractère des opérations.Pour la guerre de tranchées, c'est-à-dire pour une lutte à

distances si courtes qu'elle se transformait souvent en

corps-à-corps, contre les obstacles que l'ennemi accumulait

sur son front, fils de fer, tranchées, abris maçonnés et

même bétonnés, etc..., il fallait des armes nouvelles.

Tout d'abord, une artillerie légère pour être transportéeà bras en première ligne, dans les tranchées mêmes et assez

puissante pour bouleverser les organisations ennemies.

Dès le temps de paix, les Allemands avaient fabriqué des

Page 198: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 181

« minenwerfer » destinés, en principe, à la guerre de siège

mais qui répondaient aux exigences de la guerre de position.Pour les motifs que nous avons longuement indiqués, nous

n'en possédions pas. Comme toujours, en France, il fallut

improviser (1).En attendant la sortie des premiers modèles de cette

« artillerie de tranchée », on essaya de nombreux engins

que d'ingénieux inventeurs apportaient de toutes parts.

La plupart étaient destinés à la destruction des réseaux de

fils de fer qui constituaient l'obstacle le plus gênant pour

les troupes d'assaut et le plus difficile à supprimer. Les

tranchées et les abris pouvaient, au besoin, être boule-

versés par notre artillerie lourde divisionnaire ou de corps

d'armée, placée en arrière des premières lignes, mais avec

des observateurs avancés. Le canon de 155 court était le

plus efficace contre de semblables objectifs.On essaya des harpons, comme dans la marine, qui,

lancés au moyen d'une sorte de catapulte, devaient, quand

on les ramenait à soi, arracher les piquets et entraîner le

fil de fer. On tenta également de porter jusque dans les

(1) On pensa, pour commencer, à utiliser notre vieux canon de 80 demontagne et le mortier lisse en bronze de 15 centimètres qui datait de plusd'un siècle.On y renonça vite, en raison de leur manque de portée.

Puis, on construisit des mortiers de 58, de modèles différents, de portéesvariant de 350 à 1.250mètres, ensuite des mortiers van Deuren, de propriétésà peu près équivalentes. Enfin on établit des engins plus puissants et pluslourds, mortiers de 150, tirant jusqu'à 2.000mètres, mortiers de 240, lançantà la mêmedistance des bombesde 50 kilos et, pour terminer la série, mortiersde 340,lançant à 2.300mètres des projectiles de 195kilos. (En raison de sonpoids et des difficultésde son installation, ce dernier fut abandonné en 1918.)

De son côté, la Maison Schneider établissait un matériel tirant le mêmeprojectile que le canon de 75.

En même temps, on organisait des batteries d'artillerie de tranchée dontle nombre ne cessade croître jusqu'à la fin de 1917.A cette date, il atteignaitle chiffre de 264, pour diminuer en 1918, quand le caractère des opérationscommençaà changer. Au 1ernovembre 1918,alors qu'on était presque revenuà la guerre en terrain libre, il n'y avait plus que 160 batteries de tranchée,dont 72de 58, 43 de 75/150et 45de 240.

Si dans les derniers mois de la guerre, le rôle de l'artillerie de tranchée allasans cesseen diminuant, il avait été considérable en 1916et surtout en 1917.Quand ellesdisparurent, les batteries de «crapouillots «avaient écrit de bellespages dans l'histoire de l'artillerie française.

Page 199: Avec Joffre de Agdair à Verdun

182 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

réseaux de longues tringles garnies d'un chapelet de car-

touches explosives. Ces procédés de fortune ne donnèrent

que des résultats médiocres.

Après bien des déboires, on reconnut que la ma-

nière la plus pratique de faire, dans les réseaux, des

brèches réellement praticables aux colonnes d'assaut, était

d'utiliser le canon, notamment le 75 et le 155 court à tir

rapide. Par contre, cette destruction exigeait des consom-

mations en munitions, évidemment variables avec la

forme du terrain, la distance et la profondeur des réseaux,

mais toujours très élevées (500 à 1.000 coups de 75 pour

une brèche de 25 mètres de largeur). L'application en grand

de ce procédé, dans les batailles où de gros effectifs étaient

engagés, ne pouvait donc être envisagée qu'après la fin

de la crise des munitions. En mettant les choses au mieux,

ce résultat ne devait être atteint qu'au printemps de 1915.

En attendant, on pressait la fabrication des premiers

modèles de crapouillots qui, sans donner complète satis-

faction, avaient paru utilisables. On entamait égalementcelle des grenades à main qui constituaient la meilleure

arme de l'infanterie dans le combat rapproché (1).

(1) Le G. Q. G. désirait également doter les unités d'infanterie d'un certainnombre d'armes à grand débit mais plus maniables et plus faciles à installerdans les tranchées que la mitrailleuse réglementaire : mitrailleuses légèresoufusils-mitrailleurs.

En qualité d'artilleur, je fus chargé de m'occuper de la question. Monpre-mier soin fut d'aller trouver le général Desaleux, le spécialiste réputé en arméeportatives à qui nous devions la nouvelleballe de fusil (balle D.).Après étude,le général Desaleux, doublé du fidèle Meunier, un contrôleur d'armes quifaisait autorité dans ces questions, me répondit que l'artillerie pouvait secharger de la fabrication d'un fusil-mitrailleur dont les études étaient pour-suivies depuis longtemps. Ces armes seraient faites à Châfellerault. Aprèsquelques mois nécessaires à l'acquisition de machines-outils et à la mise entrain, il en sortirait 900 par mois. Un tel programme était inadmissible.

Je repris mon képi et allai trouver mon vieux camarade d'école Chauchat,lui aussi spécialiste des armes portatives, mais qui avait une conceptionplus exacte des nécessités de l'heure. Après une étude rapide, Chauchat medonna sa réponse. Il s'engageait à fournir en quelques mois 40.000 fusils-mitrailleurs. « Ce sera de la ferblanterie, me dit-il, mais cela tirera, " Il tintparole et son fusil-mitrailleur, malgré des défectuosités réelles, est resté enservice pendant toute la guerre et même longtemps après.

Page 200: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 183

Ce furent là les préoccupations essentielles du G. Q. G.

pendant les premiers mois de l'hiver 1914-15. On étudiait

en même temps les modalités des actions que l'on se pro-

posait de tenter dès que l'on disposerait des moyens maté-

riels nécessaires. Toute une doctrine était à créer et, chose

encore plus difficile, à répandre dans l'armée jusqu'aux

plus petites unités. Le résultat de ces efforts fut l'offensive

de mai 1915 en Artois, dont les résultats, malgré les succès

partiels obtenus, devaient être si décevants.

Il semble donc inutile de transcrire ici les notes que jecontinuais à prendre journellement au cours de cette

période, où je continuais à assurer, comme par le passé, la

liaison avec la 5e armée, à Jonchery, et, éventuellement, à

remplir des missions temporaires sur divers points du front.

Ces trois mois d'hiver, décembre, janvier et février,furent très durs à passer,

—pour la troupe d'abord, qui souffrait terriblement du

froid et des intempéries. On commençait seulement à

organiser les tranchées et les abris dans des conditions

rationnelles et à les rendre véritablement habitables ;— pour le Commandement, préoccupé parles questions de

matériel, hanté par la persistance de la crise des munitions,

découragé par l'échec des tentatives de rupture du front

ennemi, hésitant encore sur les meilleures méthodes à

employer pour des opérations qui prenaient une forme

inattendue. En réalité la nouvelle tactique de combat

ne s'élabora que progressivement, au prix de nombreux

et coûteux déboires qui la firent modifier constamment.

Comme il est logique, elle se transforma chez l'ennemi à

peu près dans les mêmes conditions que chez nous et il yeut similitude constante entre nos méthodes et les leurs;

—pour le pays tout entier, déçu dans les espoirs qu'avait

fait naître la victoire de la Marne et qui voyait remise à une

date indéterminée la fin de ses angoisses et de ses sacrifices.

Page 201: Avec Joffre de Agdair à Verdun

184 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Pendant que les Alliés traversaient cette période d'im-

puissance et de découragement sur le front occidental,

les Allemands qui, après leurs échecs de l'automne, s'y

tenaient sur une stricte défensive, remportaient en Prusse

orientale et en Pologne des succès qui, sans être décisifs,

affaiblissaient assez l'armée russe pour la rendre de long-

temps incapable d'une nouvelle offensive. Non seulement

Hindenburg et Ludendorff avaient rétabli une situation

critique, mais ils avaient préparé la voie à l'offensive fou-

droyante qu'ils devaient prendre en Pologne au cours du

printemps et de l'été 1915.

En février 1915, j'étais promu au grade de colonel.

Conformément à une règle excellente suivie au G. Q. G.,le moment était venu pour moi d'aller prendre un comman-

dement sur le front. Le général Joffre voulut bien me pro-mettre de me nommer, par intérim, à la première brigaded'infanterie qui se trouverait disponible. C'était une vraie

faveur pour un colonel d'artillerie nouvellement promu.Ce fut au 31e corps que cette vacance se produisit et je

commençai immédiatement mes préparatifs de départ. Le

9 mars, je quittai Chantilly, persuadé que je n'y reviendrais

plus qu'en passant. Il devait en être autrement.

La brigade à laquelle j'étais affecté tenait un secteur dans

la plaine de la Woëvre, au pied des Côtes de Meuse, entre

Toul et Commercy. Depuis les combats d'août et de

septembre 1914, il ne s'était rien passé d'important danscette région où, de part et d'autre, on conservait une atti-

tude passive. A peine quelques actions de détail et d'in-

termittents tirs d'artillerie lourde sur les cantonnements

ou les premières lignes.

Après quelques semaines remplies par des reconnaissan-ces détaillées du secteur, par des tournées dans les ligneset par des inspections destinées à prendre contact avec les

Page 202: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 185

cadres et la troupe, je fus tout à fait au courant de mes

fonctions nouvelles. Je ne tardai pas à sentir le poidsd'une existence monotone et sans véritable intérêt mili-

taire. C'était l'isolement dans un village lorrain, sans les

émotions de la lutte et où l'oisiveté forcée n'était inter-

rompue que par l'envoi ou la réception de papiers adminis-

tratifs que la période de stabilisation rendait tous les jours

plus nombreux. Comme diversion, des bombardements

dont les résultats étaient en général insignifiants et quel'ennemi nous prodiguait avec une régularité mathéma-

tique.Je ne tardai pas d'ailleurs à me rendre compte de l'effet

produit sur le personnel de la brigade par la vie qu'ellemenait dans le secteur. Les unités passaient à tour de rôle

trois ou quatre jours dans les tranchées de première ligneet dans les cantonnements de repos. Les ravitaillements:

et les relèves se faisaient de nuit, car l'observatoire alle-

mand de Montsec dominait la plaine à petite distance,rendant toute circulation de jour impossible pour les.

détachements, difficile pour les isolés. Les troupes au reposdans les cantonnements se trouvaient donc condamnées à

rester abritées du lever du jour à la tombée de la nuit.

On s'efforçait bien de, les occuper par des exercices en

chambre et par des corvées de toute nature, mais, en réalité,de longues heures se traînaient péniblement dans une oisi-

veté à peu près complète. Peu à peu, la routine régna en

maîtresse, l'entrain disparut, même chez les jeunes offi-

ciers : la brigade n'eût certainement pas pu participerà des opérations de quelque importance sans une mise au

point préalable, énergiquement menée et suffisamment

prolongée.

Cet état d'esprit était celui de toutes les unités qui te-

naient les parties du front où il ne se produisait pas de per-

pétuelles frictions, comme en Argonne, sur certains pointsdes Hauts de Meuse (Grurie, Eparges) ou encore dans les

Page 203: Avec Joffre de Agdair à Verdun

186 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Vosges. Il y avait, en réalité, à cette époque, deux caté-

gories de corps d'armée et de divisions : les « Gladiateurs »

que l'on utilisait dans toutes les grandes attaques (1er corps,

20e, coloniaux, division marocaine, etc...) et les autres.

Cet état de choses dont les inconvénients étaient graves

persista jusqu'en 1917. Le général Pétain y mit fin, avec

juste raison. Il explique le peu de succès des seules opé-rations que j'ai à signaler pendant cette période, non sur

le front même de mon secteur, où il ne se produisit rien,mais à proximité immédiate. Je veux parler de la tenta-

tive faite en avril pour étrangler la hernie de Saint-Mihiel.

L'opération se fit à la fois en débouchant par la régiond'Étain (général Gérard) et par celle de Regnéville-Bois de

Mormart (général Roques). Exécutée par des troupes mal

remises en mains, disposant de moyens insuffisants, sur-

tout en artillerie, gênée par des pluies persistantes quiavaient rendu à peu près impraticable la plaine argileusede la Woëvre, elle échoua finalement, après quelques succès

partiels. Le plus notable fut la prise des Éparges, obser-

vatoire précieux, mais dont la conquête nous avait coûté

très cher.

Le printemps et une partie de l'été se passèrent ainsiLes grands événements qui se déroulaient, tant sur le

front occidental qu'en Orient, en Italie, en Pologne ou sur

mer (offensive franco-anglaise en Artois, expédition des

Dardanelles, torpillage du Lusitania, offensive victorieuse

des Allemands en Russie) ne nous étaient connus que parles communiqués officiels et par les journaux. Quelquefoisun camarade de l'État-Major de l'armée ou du G. Q. G.,en mission dans la région, venait nous faire une courte

visite et nous donnait des renseignements plus précis.

Cette existence monotone, sans efforts et sans résultats

tangibles, d'où était bannie toute satisfaction d'ordre

militaire, m'était réellement à chargé. Aussi est-ce avec

Page 204: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DE LA SOMME AUX VOSGES 187

une joie véritable que je reçus le 23 août un coup de

téléphone me rappelant au G. Q. G. pour une « mission

de longue durée ». Une nouvelle période d'action s'ouvrait

pour moi, qui devait être pleine d'émotions, souvent très

pénibles, mais toujours d'un intérêt puissant.

Page 205: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 206: Avec Joffre de Agdair à Verdun

TROISIÈME PARTIE

DANS LE PROCHE ORIENT

(Août 1915 — Février 1916)

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Page 208: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE I

LA SECTION D'ÉTUDES

LA PREMIÈRE ANNÉE DE GUERRE

DANS LES BALKANS

Dès mon arrivée à Chantilly, je fus mis au courant parle général Pelle de la mission qui m'était confiée. La com-

plexité toujours croissante des questions en suspens dans

la péninsule des Balkans, en Asie-Mineure et dans le bassin

oriental de la Méditerranée, l'importance de nos intérêts

dans ces régions où des événements graves étaient à pré-

voir, avaient décidé le Gouvernement, sur la propositiondu général Joffre, à créer une « Section d'études », chargéede l'examen de tous ces problèmes. Elle devait fournir au

Conseil supérieur de la Défense nationale, récemment réorga-

nisé, les renseignements dont il aurait besoin pour prendreses décisions et prescrire les mesures d'ensemble imposées

par la situation (1).

Cette Section d'Études était composée du général Gra-

ziani, chef d'État-major de l'armée à Paris, représentantle ministre de la Guerre, de M. William Martin, ministre

plénipotentiaire, représentant le ministre des Affaires étran-

gères, du capitaine de vaisseau Grasset, représentant le

(1) Présidé par M. Poincaré, ce Conseil comprenait les ministres de laGuerre (général Galliéni), de la Marine (Amiral Lacaze), des Affaires étran-gères (M.Briand), des Finances (M.Ribot), des Colonies(M.Doumergue),del'Intérieur (M. Malvy), deux ou trois ministres d'État sans portefeuille etle général Joffre.

Page 209: Avec Joffre de Agdair à Verdun

Î92 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

ministre de la Marine et de moi qui représentais le G. Q. G.

Me trouvant le plus jeune de grade, je devais remplirles fonctions de secrétaire.

Deux mots sur le fonctionnement matériel de cet organenouveau.

Les questions étudiées par la Section, sur l'ordre du

ministre ou du généralissime, quelquefois même de sa pro-

pre initiative, quand il se produisait un fait nouveau pou-vant nécessiter des décisions urgentes, étaient l'objetde notes arrêtées en commun et tirées à un petit nombre

d'exemplaires numérotés. Ce tirage se faisait au ministère

de la Guerre, le plus souvent dans la nuit qui précédaitune réunion du Conseil de la Défense. Il était exécuté en

ma présence par des agents de toute confiance, dont plu-sieurs appartenaient à la Sûreté générale. On brûlait

devant moi les brouillons et j'emportais les exemplairessur chacun desquels j'écrivais le nom du destinataire :

Membre du Conseil, Cabinet du Ministre, 3e bureau du G. Q.

G., etc... On les remettait ensuite en mains propres, sous

pli cacheté. Aucune fuite ne paraissait donc possible et,chose incroyable, nous eûmes bientôt la preuve qu'il s'en

produisait ! Une seule explication était vraisemblable. En

sortant de séance, quelques ministres remettaient leur

portefeuille aux attachés qui les avaient accompagnés,et ces jeunes gens y trouvaient les notes dont ils s'em-

pressaient de prendre connaissance. Quelle tentation pour

eux d'en parler avec des intimes, sous le sceau du secret,bien entendu, non sans doute dans de mauvaises intentions,mais par légèreté, par désir de montrer qu'ils étaient au

courant des secrets d'État!

Pour mettre fin à ces fuites, sans blesser aucune suscep-

tibilité, il fut entendu avec M. Poincaré qu'à la fin de cha-

que séance du Conseil, je reprendrais les notes à leurs desti-

nataires, en commençant par la sienne. Les fuites cessèrent

immédiatement.

Page 210: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 193

Notre Section travailla jusqu'à la fin de l'année, et on

peut dire qu'elle rendit au Conseil de la Défense des services

qui furent réellement appréciés. Elle établit 24 notes,traitant toutes les questions relatives au théâtre d'opéra-tions de la Méditerranée orientale : continuation ou abandon

de l'expédition des Dardanelles, occupation de Salonique,aide à apporter à la Serbie, projets de débarquement sur

la côte nord-ouest de l'Asie Mineure et à Alexandrette,mesures à prendre vis-à-vis de la Grèce, guerre économique,

etc... Toutes ces questions furent étudiées assez à fond

pour servir de base à une discussion étendue et à des déci-

sions précises du Conseil supérieur de la Défense. Malheu-

reusement elles étaient infiniment complexes et mettaient

souvent en opposition, ouverte ou latente, les intérêts et

les tendances des puissances de l'Entente. Il ne faut donc

pas s'étonner de leurs hésitations, de leurs lenteurs, de

leurs erreurs même. Toutes les coalitions ont connu cette

cause de faiblesse. Que de temps et de forces dépensées en

vain! que d'occasions perdues, que de catastrophes qu'un

peu d'énergie et de prévoyance aurait permis d'éviter!

Le spectacle quotidien de cette impuissance, de ces sourdes

oppositions, de ces piétinements impardonnables, était

infiniment pénible. On en trouvera le tableau véridiquedans les notes personnelles que je continuais à prendre tous

les jours et que je reproduis plus loin, sans en adoucir les

termes souvent très vifs et quelquefois même, je le recon-

nais maintenant, un peu excessifs.

Toutefois, avant d'ouvrir mes cahiers, je crois indis-

pensable de rappeler succinctement les événements qui

s'étaient passés dans les Balkans depuis le commencement

de la guerre jusqu'à l'été 1915 (1).

(1) Pour la première partie de cet historique, je me suis inspiré d'une re-marquable étude de M. Albert Pingaud, parue dans le numéro du 1ernovem-bre 1929de la Reçue des Deux-Mondes.

AVECJOFFRE 13

Page 211: Avec Joffre de Agdair à Verdun

194 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

En août 1914, les États de la Péninsule sortaient à peined'une période de crise aiguë ouverte par une guerre menée

en commun contre la Turquie et suivie par une lutte

sanglante entre les vainqueurs de la veille pour le partagedes dépouilles du vaincu. Les traités de Londres et de

Bucarest (mai et août 1913) avaient réglé ces questions,

mais, si la paix matérielle avait été obtenue, elle était loin

de régner dans les esprits.Au centre de la Péninsule, la Bulgarie, qui avait supporté

le principal effort de la première guerre de 1912, s'était

vue frustrée d'une partie des territoires qu'elle avait con-

quis ou qu'elle convoitait : au Sud-Est, Andrinople et la

Thrace jusqu'à la ligne Enos —Midia, repris par les Turcs,au Sud le territoire de Cavalla, attribué à la Grèce, au Nord

une partie de la Dobroudja, échue à la Roumanie, à l'Ouest

enfin la Macédoine méridionale que lui réservait un traité

de partage en règle (13 mars 1912) et que la Serbie s'était

fait donner au dernier moment, comme compensation de

n'avoir pu obtenir l'accès à la mer qui lui avait été promis.Bien que la Bulgarie fût pleinement responsable de ses

déboires, puisque c'était elle qui, après la défaite des Turcs,avait traîtreusement attaqué ses alliés de la veille, elle

aspirait tout entière à une revanche. Son attitude, au début

du conflit mondial, fut d'autant plus incertaine et énigma-

tique qu'elle avait à sa tête un personnage louche, d'une

intelligence supérieure, mais dénué de tout sens moral et

d'un caractère si faux que l'on pouvait tout attendre de

lui et tout redouter. Quand la guerre éclata, désirant avant

tout voir venir les événements pour se ranger à coup sûr

du côté du vainqueur, le tsar Ferdinand prodigua les

assurances pacifiques à la Russie, dont la Bulgarie était

de temps immémorial la cliente et en quelque sorte la

protégée, mais il évita soigneusement de prendre aucun

engagement vis-à-vis de l'Entente.

Au Sud, la situation de la Grèce était complexe. A sa

tête un Roi, de valeur médiocre, beau-frère du Kaiser

Page 212: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 195

et nettement germanophile. Un président du Conseil,M. Vénizelos, entièrement gagné à notre cause, dont il

attendait la satisfaction des espérances de son pays. Dansla population, une haine invétérée de tous les voisins, Ita-

liens, Serbes et surtout Bulgares et Turcs, l'ambition de

voir le roi Constantin et la reine Sophie sacrés empereursd'Orient à Constantinople comme l'annonçait une vieille

prédiction universellement répandue dans le pays. Ce payslui-même, en raison de sa situation géographique et de son

manque de ressources, à la merci de l'Entente dont lesflottes pouvaient à tout moment le bloquer et l'affa-

mer.

Depuis le 1er juin 1913, la Grèce et la Serbie étaient liées

par un traité d'alliance, comportant un engagement desecours réciproque en cas d'agression d'une tierce puis-sance. La Grèce était en opposition avec la Turquie à pro-pos de certaines îles de la mer Egée. Double raison pourmarcher avec l'Entente. Mais la Russie montrait vis-à-vis

d'elle une malveillance à peine déguisée, inquiète de ses

visées sur Constantinople. Aussi, quand Vénizelos, dès le

début du mois d'août 1914, fit des avances à l'Entente et,d'abord encouragé par elle, lui proposa officiellement une

alliance effective, fut-il repoussé, avec des phrases aimables

mais parfaitement nettes. C'est la Russie qui porte la

responsabilité de cette première maladresse qui devait

nous coûter cher. Elle fut suivie par l'Angleterre qui estima

préférable d'attendre le moment où la Turquie se serait

déclarée contre nous. Quant à la diplomatie française,elle était, en Orient, à l'entière dévotion du cabinet de Saint-

Pétersbourg.La Roumanie, d'autre part, repoussa nettement une de-

mande d'intervention. Il était déjà fort beau, à son pointde vue, qu'elle eût refusé de se solidariser avec les Empiresdu Centre et le prix que l'on mettait à sa neutralité devait

suffire pour lui assurer, au moment du règlement final, les

avantages qu'elle convoitait.

Page 213: Avec Joffre de Agdair à Verdun

196 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Telle était la situation en août 1914. Une intervention

vigoureuse et concordante des puissances de l'Entente eût

été nécessaire pour la modifier à notre avantage. Les diplo-mates de Londres, de Pétersbourg et de Paris s'agitèrentbien pendant les mois qui suivirent, mais leur action fut

tellement décousue, elle laissa percer de telles divergences

d'idées, qu'elle devait échouer lamentablement.

L'Angleterre, obéissant à la suggestion de Vénizelos,travaillait à la reconstitution du bloc balkanique de 1912,en le tournant contre les puissances centrales, conceptionséduisante mais dont les événements de la deuxième guerre

balkanique montraient les difficultés de réalisation.

La diplomatie russe, au contraire, visait à chercher la clef

de toutes les difficultés orientales dans une alliance avec la

Bulgarie, alliance que l'on obtiendrait en imposant aux

autres peuples balkaniques, Serbie, Grèce et Roumanie,des concessions territoriales en sa faveur. Ces concessions

devaient, au moment de la paix générale, valoir à ces trois

puissances des compensations aux dépens de l'ennemi com-

mun.

Ce plan d'action était absolument illogique, puisqu'ildemandait à des nations victorieuses de se sacrifier au

profit de leur ennemi de la veille. On leur proposaiten somme de lâcher la proie pour l'ombre. Il était donc

condamné à un échec certain. Néanmoins, la diplomatie

française s'y rallia immédiatement; M. Delcassé, sur quison ambassade à Saint-Pétersbourg paraît avoir eu une

influence néfaste, ne souleva pas la moindre objection.

L'Angleterre fut ainsi obligée de donner son adhésion, au

moins apparente.Ce furent les tentatives de la diplomatie de l'Entente

pour se concilier la Bulgarie qui occupèrent tout l'hiver

1914-1915. Sans découvrir son jeu, en la tenant perpé-tuellement en haleine, le tsar Ferdinand sut la tromper et

l'endormir avec un art consommé, jusqu'au jour où il

crut pouvoir jeter le masque.

Page 214: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 197

Entre temps, le 1er novembre, la Turquie s'était offi-

ciellement déclarée contre nous. C'était à prévoir. L'Alle-

magne y commandait en maîtresse depuis de longues an-

nées. Dès le 2 août, un traité d'alliance offensive et défen-

sive avait été signé entre les deux puissances. Seules des

raisons d'opportunité avaient retardé la rupture, dont de

nombreux symptômes avaient montré l'imminence.

Cet événement était gros de conséquences pour les deux

adversaires.

Il entraînait l'isolement complet de la Russie, avec quiles puissances occidentales ne pourraient plus avoir quedes relations infiniment lentes et précaires. Il allait donner

à ses adversaires la tentation de s'ouvrir une communica-

tion directe avec leur nouvel allié et de s'en servir pourétablir leur suprématie dans la Méditerranée orientale.

Une première tentative fut faite en décembre 1914. Mais

si l'offensive autrichienne échoua complètement, grâce à

l'héroïque défense de la Serbie, ce ne fut qu'un épisode et,à la fin de l'année, la situation dans les Balkans restait

aussi confuse et aussi grave pour l'Entente qu'en août 1914.

Sa diplomatie avait montré l'impuissance inhérente à

toutes les coalitions. Nous verrons qu'elle ne fit pas de

meilleure besogne au cours de l'année 1915.

Plus encore que les autres puissances de l'Entente,

l'Angleterre s'était sentie touchée par l'entrée en ligne de

la Turquie. C'était une menace directe pour le canal de Suez,un point vital pour l'Empire britannique. D'autre part la

Russie, fortement pressée au Caucase par Enver-Pacha,lui demandait de faire une démonstration en « quelqueendroit ».M. Winston Churchill, premier Lord de l'Amirauté,

homme d'un caractère ardent et même aventureux,

proposa de s'emparer de Constantinople, en forçant les

Dardanelles. Il n'envisagea tout d'abord qu'une opération

Page 215: Avec Joffre de Agdair à Verdun

198 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

navale, dont le principe fut adopté, malgré certaines résis-

tances, par les autorités techniques compétentes. En exécu-tion de ce plan, des tentatives de forcement eurent lieu le

18 et le 25 février. Les résultats furent tout à fait décevants

et le projet initial dut être abandonné. On jugea nécessaire

que l'action de la flotte fût facilitée par celle des troupes,

débarquées avec mission de compléter les destructions

faites par l'artillerie de bord et de s'emparer des positions

qui commandent le long couloir des Dardanelles.

L'Angleterre se mit en conséquence à préparer l'entrée

en ligne de quatre divisions et s'adressa à ses alliés pourobtenir leur concours.

La Russie le promit avec d'autant plus d'enthousiasme

qu'en vertu d'une convention qu'elle venait de signer avec

la France, l'Angleterre et l'Italie, ses droits sur Constan-

tinople étaient définitivement reconnus par ses alliés.

Ceux-ci allaient lui tirer les marrons du feu.

En France, le général Joffre se montra nettement opposéaux projets Churchill. D'abord parce qu'il savait mieux

qu'un autre, en qualité d'officier du génie, l'impuissancede l'artillerie de bord contre les fortifications côtières,surtout quand ses objectifs ont, par leur site, un fort

commandement sur la mer, ce qui était précisément le

cas. L'échec de la flotte américaine devant Cuba, dans la

guerre de l'Indépendance (1895-98) a confirmé ce principe,connu de tous ceux qui ont fait quelque étude d'histoire

militaire.

D'autre part, il hésitait à consentir des prélèvementssur le front français. Il sentait que c'était là que se joueraitla partie décisive et qu'il y aurait un danger grave à en

distraire d'importants éléments de résistance. Quelquesmois plus tard, les événements devaient montrer, d'une

façon éclatante, combien ses craintes étaient fondées.

Qu'aurions-nous fait en février 1916, à Verdun, si nous

avions eu à ce moment plusieurs centaines de mille hommes

engagés sur le théâtre oriental des opérations, comme

Page 216: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 199

l'avait demandé avec obstination un parti politique appuyésur de puissants éléments militaires ?

Mais l'opposition du général Joffre ne prévalut pas en-

tièrement. Les Anglais insistaient à Paris, où ils trouvaient

des partisans nombreux, séduits par leur projet et d'ail-

leurs incapables d'estimer à leur juste valeur les difficultés

qu'on devait immanquablement rencontrer. Le Gouverne-

ment français donna donc son adhésion. Au point de vue

maritime, elle fut complète. Une escadre fut formée pour

participer à l'action navale. Sur terre, on accorda, pour

commencer, une forte division de 15.000 hommes. En pré-sence du refus catégorique du généralissime de prélevercette division sur le front, le ministre donna l'ordre de la

constituer au moyen d'éléments tirés des dépôts de France

et de l'Afrique du Nord. Elle fut placée sous les ordres du

général d'Amade.

L'expédition tout entière était mise sous le commande-

ment anglais, sur terre comme sur mer. Pour son malheur

et pour le nôtre, il devait se montrer d'une insuffisance

déconcertante.

Pour terminer, ajoutons que les préparatifs se firent avec

une telle lenteur et une absence de précautions telle que la

Turquie qui, au point de vue militaire, était entièrement

menée par le général Liman von Sanders, assisté de nom-

breux officiers et spécialistes allemands, eut tout le tempsde rassembler ses troupes et d'organiser sa défense (1).

On ne fut prêt qu'en mars 1915.

Le projet définitif consistait à forcer l'entrée des Darda-

nelles avec la flotte et ensuite à débarquer les troupes à la

(1) On avait primitivement prévu l'entrée en action, par un débarquementsur la côte de la MerNoire, d'un corps d'armée russe. Très pressés sur leursautres fronts, les Russes ne firent rien. Peut-être une intervention résolue deleur part aurait-elle amené un renversement de la situation dans un sens favo-rable aux alliés.

Page 217: Avec Joffre de Agdair à Verdun

200 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

pointe de la péninsule de Gallipoli, sur les plages qui en-

tourent le cap d'Helles. On se demande qui a bien pu avoir

l'idée d'une semblable opération. Même en admettant la

réussite, absolument improbable, de l'escadre, attaquerla Turquie en partant de l'extrémité de la presqu'île de

Gallipoli, une bande de terre longue de 80 kilomètres, d'une

largeur moyenne de moins de 20 kilomètres, sans abris,sans eau, sans ressources d'aucune sorte, était une véritable

folie. Suivant une image bien connue, c'était vouloir

soulever un fusil en le saisissant par la pointe de la baïon-

nette.

La tentative de forcement des passes eut lieu le 18 mars.

Elle échoua complètement et les pertes furent lourdes :

3 cuirassés dont un français (le Bouvet) coulés par des mines,3 autres gravement endommagés. Le feu des navires n'avait

pas réussi à éteindre celui des forts échelonnés sur les deux

rives du Détroit. L'amiral de Robeck, qui commandait

les escadres alliées, ne jugea pas possible de renouveler le

combat. (Deux mois plus tard, deux autres de ses cuirassés

devaient encore être coulés, mais, cette fois, par des sous-

marins.) (1).

Le Haut Commandement anglais, exercé par Sir Jan

Hamilton, ne se découragea pas. Il se contenta de changerson fusil d'épaule. Si la flotte n'avait pu réussir à ouvrir

la porte à l'armée de terre, l'armée de terre ouvrirait la

porte à la flotte.

(1) On a prétendu que les Anglais escomptaient, pour réussir, les effetsproduits par leur cavalerie de Saint-Georges sur les commandants turcsdes ouvrages et des batteries de côte et que, par malchance, ou à la suited'indiscrétions, ces commandants auraient été, par ordre du général voaSanders, remplacés, la veille même de l'opération, par des officiersallemands.Tout est possible, mais quelle imprudence de faire reposer le succès d'uneopération aussi importante sur de pareilles hypothèses! D'ailleurs, mêmedélivrés du feu des ouvrages, nos navires restaient exposésaux mines et auxsous-marinsqui auraient rendu bien aléatoire leur action ultérieure.

Page 218: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 201

Mais naturellement cette armée n'était pas prête. On

l'avait envoyée se constituer et s'équiper à Alexandrie.

Ce ne fut que plus tard, en avril, qu'elle se concentra sur sa

base définitive, à Moudros, dans l'île de Lemnos.

Le débarquement se fit le 25 avril. Il fut exécuté de vive

force, devant un ennemi prévenu de longue date et re-

tranché comme savent le faire les Turcs, surtout quand ils

sont dirigés par des officiers allemands. Il y avait du fil

de fer jusque dans la mer ! Malgré les efforts et la bravoure

des troupes anglaises et françaises, qui se montrèrent

vraiment héroïques, on ne put gagner que quelques kilo-

mètres et le corps expéditionnaire dut se cramponner au

sol sur un espace restreint, un véritable mouchoir de poche.Il se retrancha là où il se trouvait et la guerre de position

commença, mais avec la mer à dos, en face un ennemi actif

et tenace et, sur le flanc, les ouvrages de la côte sud du dé-

troit qui couvraient de leurs projectiles tout le terrain

occupé par les Alliés.

Les Anglais continuèrent. Ils envoyèrent 6 divisions.

De notre côté, le corps expéditionnaire, placé successive-

ment sous les ordres des généraux d'Amade, Gouraud et

Bailloud, fut porté à 2 divisions.

Une série d'attaques faites pour donner de l'air, échouè-

rent avec de fortes pertes. Enfin, au mois d'août, le Com-

mandement anglais se décida à tenter, ce par quoi il aurait

dû commencer : un débarquement de forces importantessur les derrières des positions turques, que l'on savait

dégarnies et sans défense. L'expédition prévue comportaitun débarquement fait dans la baie de Suwla, avec des opé-rations de détail dans celle d'Anzac et sur le front. Par

extraordinaire, le secret fut bien gardé et les troupes

anglaises purent s'installer sur la plage sans rencontrer

de résistance. Mais elles n'allèrent pas plus loin. Le Com-

mandement n'eut pas un instant l'idée de s'emparer des

Page 219: Avec Joffre de Agdair à Verdun

202 AVEC JOFFRE D AGADIR A VERDUN

hauteurs qui la dominait; ne fallait-il pas débarquer les

approvisionnements et tout le matériel dont une troupe

anglaise ne peut se séparer? Quand, après quelques jours

d'inaction, il prescrivit la marche en avant, il était troptard. Les hauteurs étaient solidement tenues et il fallait

renoncer à s'en emparer.Le corps expéditionnaire resta donc entassé dans un

véritable nid à projectiles, subissant chaque jour, et

sans aucun profit, des pertes sensibles. Quoique beaux

joueurs, les Anglais finirent par s'émouvoir et le généralJan Hamilton ainsi que d'autres personnalités militaires

furent relevés de leurs commandements. Mais il était troptard.

Disons tout de suite qu'en janvier 1916, quand les der-

niers soldats alliés quittèrent cette terre de malheur, le

bilan de l'opération, dont l'échec avait porté un couptrès dur au prestige de l'Entente en Orient, était le sui-

vant :

TUES BLESSÉSEFFECTIF OU DISPARUS

TOTAL OFFI- OFFI-

CIERSTROUPE CIERS TROUPE

Armée anglaise. 460.000 1.785 31.737 5.053 114.676

Armée française. 79.000 193 3.555 390 22.921

TOTAL. 539.000 1.978 35.292 5.443 137.597

L'expédition des Dardanelles est un des épisodes les

plus douloureux de la guerre. On ne peut dire cependant

qu'elle ait été entièrement sans résultats. Elle entraîna

une usure considérable de l'armée ottomane, dégagea le

front d'Arménie et contribua à l'inaction des Turcs sur

les théâtres d'opérations de l'Europe orientale. Mais ce fut

acheter bien cher des avantages secondaires, alors que le

Page 220: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 203

résultat décisif, primitivement cherché, fut manqué parles incohérences et les retards de la préparation aussi bien

que par les malfaçons techniques de l'exécution (1).

(1) Le lieutenant-colonelDesmazesa fait, en 1925,une remarquable étudede l'expédition des Dardanelles. Je me suis permis d'y puiser largement pourla rédaction de ce résumé.

Page 221: Avec Joffre de Agdair à Verdun
Page 222: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE II

L'OCCUPATION DE SALONIQUE

L'ÉCRASEMENT DE LA SERBIE

LA CRISE ANGLO-FRANÇAISE

Septembre — Novembre 1915.

Telle était la situation dans le Proche Orient quand la

Section d'Études se mit au travail. Comme d'habitude,

je notais chaque soir les événements et les impressionsde la journée. Je rouvre donc mes cahiers. Outre les détails

sur tout ce qui se passait dans les Balkans, ils renferment

des indications sommaires sur les événements qui se dé-

roulaient sur les autres fronts. De ceux-ci, les plus impor-

tants étaient, du côté russe, le succès foudroyant des

Austro-Allemands qui avaient atteint la ligne Wilna —Brest-Litovsk et, de notre côté, la préparation d'une

offensive de grand style qui devait être menée simulta-

nément en Champagne et en Artois.

Pendant les derniers jours d'août, je relève seulement :

« Prise de contact, étude de la situation aux Dardanelles

et dans les Balkans. Le commandant Langlois rentre de

Russie. Le moral reste bon, dit-il, bien que la situation

soit difficile. Toujours le manque de fusils, dont le Comman-

dement russe se plaint depuis l'hiver dernier. Le Grand-Duc

Nicolas est débarqué, sans doute à la suite d'intrigues de

cour. Il peut en résulter des conséquences fâcheuses, car

son influence sur l'armée était considérable.

Page 223: Avec Joffre de Agdair à Verdun

206 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« 6-10 septembre. — La question des Dardanelles est

entrée dans une phase nouvelle depuis l'échec de la tenta-

tive anglaise dans la baie de Suwla. Le Gouvernement

français qui, depuis le 5 août, a placé les deux divisions

d'Orient sous les ordres du général Sarrail (resté d'ailleurs

à Paris), le charge d'étudier une action par la rive sud des

Dardanelles. Le général Sarrail fait un rapport demandant

6 divisions, y compris les deux qui sont déjà là-bas. Le

général Joffre s'oppose énergiquement à un nouvel affai-

blissement de notre front, surtout au moment où nous

préparons une action importante. Mais il se heurte à des

influences politiques puissantes, qui lui sont manifeste-

ment hostiles.

« 11-12 septembre. — Les Allemands sont certainement au

courant de nos préparatifs en Champagne et en Artois.

Il est d'ailleurs difficile d'obtenir un effet de surprise dans

des opérations de ce genre. Il semble qu'ils ramènent sur

notre front la grosse artillerie dont ils se sont servis contre

les places fortes polonaises.« La Panouse (1) envoie un rapport sur la fabrication

d'obus à l'acide prussique à la Badische Anilin de Ludwigs-hafen. Que les Allemands nous préparent-ils encore?

« On reparle d'une menace des Bulgares et des Austro-

Allemands contre la Serbie.

« Il y a eu à Calais une entrevue entre Millerand, Joffre,

Sarrail, Kitchener, French et Wilson. Les Anglais ont

accepté avec empressement le projet Sarrail, tout à leur

avantage et promis de relever nos divisions déjà engagéesaux Dardanelles. Le général Joffre a obtenu que rien ne se

ferait avant octobre. D'ici là, il se sera passé beaucoupde choses, sur notre front et peut-être en Orient.

« 13-14 septembre. — Situation inchangée. Au quai

(1) Le colonelde La Panouse était notre attaché militaire à Londres.

Page 224: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 207

d'Orsay, on affirme que les Bulgares ne marcheront pascontre les Serbes, mais en Grèce le Roi et l'armée se décla-

rent ouvertement pour l'Allemagne.« La Section d'Etudes établit une note sur la guerre écono-

mique (1).

« 15-18 septembre.— Il y a une grosse crise intérieure en

Russie, conséquence fatale des défaites du printemps et de

l'été. Les Allemands suscitent des grèves dans les milieux

industriels. Le parti progressiste est en lutte ouverte avec

le Gouvernement qui ajourne la Douma.

« Ici, toujours mêmes tiraillements au sujet des Darda-

nelles. Le général Sarrail met la dernière main au projet

d'expédition dont le principe a été adopté à la Conférence

de Calais. Au ministère, on prépare les mesures d'exécu-

tion. Les divisions de France doivent s'embarquer vers le

10 octobre. L'opposition du général Joffre est impuissanteà contrebalancer l'influence d'un parti puissant au minis-

tère et dans les sphères gouvernementales.

« 19 septembre.— Les Allemands ont pris Wilna.

« Notre attaché militaire à Sofia affirme que la Bulgarieva mobiliser le 22 et envoie déjà sa cavalerie sur la fron-

tière serbe. Si le renseignement se confirme, c'est la faillite

de la politique de l'Entente dans les Balkans et, pour com-

mencer, l'abandon de l'expédition nouvelle que l'on pré-

pare au ministère.

« Le succès de notre attaque prochaine en Champagne est

de plus en plus nécessaire pour nettoyer la situation. Cela

(1) Cefut vers cette époque que je rencontrai un de nos plus célèbres éco-nomistes,M.Edmond Théry, qui, pendant toute la guerre, aimait à se montrerrevêtu de l'uniforme de lieutenant-colonel d'artillerie, avec la plaque degrand officierde la Légion d'honneur. Il m'expliqua de façon péremptoireque la guerre cesserait infailliblement le 1er juin 1916.A cette date, les Alle-mands n'auraient plus un grain de blé à se mettre sous la dent.

Depuis cette prédiction, j'ai perdu une partie de mon admiration pour lasciencede l'économiepolitique et pour ses apôtres.

Page 225: Avec Joffre de Agdair à Verdun

208 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

se présente bien : les préparatifs se font dans des conditions

favorables et les exécutants ont confiance.

« 22-23 septembre. — La Bulgarie mobilise. La Grèce re-fuse de marcher contre elle, sous prétexte que les Serbes

ne peuvent pas fournir pour une action commune les

150.000 hommes prévus par le traité serbo-grec.« Et la Roumanie?

« Vu William Martin. On télégraphie à la Grèce que les

Alliés l'appuieront si elle marche contre les Bulgares, en

cas d'attaque contre la Serbie. Des ordres sont donnés pour

préparer à cet effet l'enlèvement d'une fraction du corps

expéditionnaire des Dardanelles. C'est la vraie solution;il faudrait l'embarquer tout entier et l'envoyer à Salo-

nique.« En Champagne, la préparation d'attaque continue.

« 24 septembre. — Réveil sous la pluie et dans la brume :

c'est la guigne. Sera-t-on forcé de remettre l'attaque?La Grèce mobilise : c'est déjà quelque chose.

« 25 septembre.—

Temps brumeux et pluie. Néanmoins

la préparation a pu continuer hier. En Champagne, l'ordre

d'assaut est pour 9 h. 15.

« En Artois, l'action doit également se déclencher au-

jourd'hui, mais l'heure n'est pas encore fixée.

« A 13 heures, on sait que les Anglais ont occupé Loos.

En Champagne, la première ligne est franchie à peu près

partout. L'artillerie allemande ne réagit que faiblement.

Le général Marchand est blessé.

« 26 septembre. Matin. — En Artois, c'est raté. On s'est

heurté à des tirs de barrage qui ont tout arrêté. En Cham-

pagne, la première position est enlevée : on a fait une brèche,

dans la deuxième, à Navarin. 8.000 prisonniers.

« Midi. — On a fait 12.000 prisonniers.

Page 226: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 209

« Soir. — On arrive sur les deux fronts d'attaque à

20.000 prisonniers et une trentaine de canons. C'est un

succès incontestable. Il s'agit maintenant de le transformer

en victoire.

« La Bulgarie proteste de ses bonnes intentions. Est-ceun premier résultat de nos attaques? Quoi qu'il en soit,Delcassé est toujours à la remorque de Sazonow, quiinsiste pour persévérer dans la politique de ménagementsvis-à-vis de la Bulgarie. Le Gouvernement russe repousseles propositions de la Serbie qui voudrait tomber sur le dos

des Bulgares avant qu'ils aient achevé leur concentration.

Ce serait pourtant la vraie solution, la seule chance peut-être de se tirer d'une situation de plus en plus menaçante.Mais de tels procédés sont difficilement admis par les Gou-

vernements d'une coalition. La Serbie aurait dû les mettre

devant le fait accompli.

« 27 septembre. — On n'a guère progressé en Champagneoù l'attaque se heurte à une deuxième position continue.

En Artois, les Anglais subissent, de fortes contre-attaques.Il semble bien que l'offensive soit définitivement bloquée.Elle se termine sur un vrai succès tactique (20.000 à 25.000

prisonniers, une centaine de canons), mais après?... Un

pareil effort ne peut se recommencer avant de longs mois

(reconstitution des grandes unités et des approvisionne-ments en munitions, etc.).

« Dans les Balkans, c'est toujours le gâchis. Les Russes

déclarent nettement qu'ils ne marcheront pas contre les

Bulgares. Quant aux Anglais, ils disent non moins nette-

ment qu'ils n'iront à Salonique qu'avec l'autorisation de la

Grèce...

« 28 septembre. — En Champagne, quelques progrès.Pétain demande plusieurs jours pour reprendre les atta-

ques. Et les munitions ?

« Les Grecs autorisent le passage des troupes de l'Entente

AVECJOFFRE 14

Page 227: Avec Joffre de Agdair à Verdun

210 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

par Salonique. On donne à Bailloud l'ordre d'y envoyerune division (1). Un ultimatum est préparé à l'adresse de la

Bulgarie : ou démobiliser ou marcher avec nous. L'envoi en

est retardé, du fait des Anglais, comme toujours. Ce sera

un beau geste, mais à quoi sert de défendre ce qu'on ne

peut empêcher et d'ordonner ce qu'on ne peut imposer?

« 29 septembre. Matin. — Hier soir, le général Joffre est

rentré de Champagne avec l'idée de tout arrêter de ce côté.

Pendant la nuit, on téléphone que plusieurs régiments ont

passé. Alors?

« Le Tsar vient d'adresser un télégramme de félicitations

aux troupes françaises pour le succès de leurs dernières

attaques. Peut-être cela décidera-t-il le Gouvernement

français, qui jusqu'à présent a conservé un silence complet,à suivre son exemple.

« A midi, le général de Castelnau téléphone lui-même au

3e bureau du G. Q. G. : « Trois divisions ont passé; non

« nobis, sed tibi Gloria, Domine. »

« Le soir, on rend compte que le renseignement était

faux. Il s'agissait de quelques éléments qui, après une

pointe en avant, ont été ramenés ou ont disparu. Toutest à reprendre après une préparation méthodique, et,si l'on ne réussit pas, nous voilà encore bloqués pour tout

l'hiver. Marchons-nous vers la solution la plus mauvaise :

la fin de la guerre par l'épuisement total des adversaires?

« 1er octobre. — On hésite pour savoir si on doit reprendre

l'attaque en Champagne. Les diplomates de l'Entente

continuent à échanger des notes et à tenir des conversations,certainement profondes, mais qui n'aboutissent à rien.

« 2 octobre. — Les troupes françaises (une division des

(1) La décisiondu Gouvernementfrançais est du 26 septembre;

Page 228: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 211

Dardanelles, une brigade mixte formée à Belfort, un régiment de cavalerie transporté d'Egypte) commencent à

débarquer à Salonique. On demande instamment aux

Russes de faire acte de présence à côté des Serbes, si la

Bulgarie les attaque.

« 3 octobre. — Le général Sarrail reçoit le commandement

des troupes destinées « à opérer en Serbie ». Avant de

partir, il doit étudier les modalités et les conditions d'exé-

cution de cette expédition.

« 4 et 5 octobre. — Voyage à Calais. Entrevue Millerand,

Augagneur (ministre de la Marine), Joffre, d'une part,Balfour et Kitchener d'autre part. On se réunit à la garemaritime. La discussion est longue. On décide enfin quela France et l'Angleterre constitueront un corps expédi-tionnaire de 130.000 hommes pour les Balkans. Mais les

Anglais font des difficultés pour prélever des troupes sur

celles des Dardanelles et ils se refusent à participer à

toute opération de guerre en dehors de Salonique, si les

Grecs ne marchent pas avec nous. Au fond, il y a résistance

sourde de leur part. Ils ont peur d'être entraînés trop loin

dans une expédition où ils n'ont pas un intérêt personnelimmédiat et dont les chances de succès sont très aléa-

toires.

« Si, comme il est probable, l'attaque austro-bulgarecontre la Serbie, se déclenche dans huit jours, nous arri-

verons trop tard, comme d'habitude.

« En rentrant à Chantilly, on apprend que Vénizelos a

déclaré à la Chambre que la Grèce marcherait, même

contre l'Allemagne, mais...

« 6 octobre. — On télégraphie d'Athènes que le roi

Constantin a débarqué Vénizelos. La situation est parfai-tement nette : la Grèce ne marchera pas avec nous et le

Page 229: Avec Joffre de Agdair à Verdun

212 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Roi n'attend qu'une occasion favorable pour se déclarer

contre l'Entente.

« A Paris, le Gouvernement a enfin conscience du fiasco

lamentable de notre diplomatie dans les Balkans. Avec

M. W. Martin, nous établissons d'urgence une note pourlui donner une base de discussion et de décision.

« On a repris l'attaque en Champagne.

« 7 octobre. — C'est-bouclé en Champagne. Dans le Nord,on doit attaquer le 10, mais le résultat est malheureuse-

ment à prévoir.« Conférence avec Lord Kitchener. Les attaques austro-

allemandes contre la Serbie ont commencé : de petitsdétachements ont franchi le Danube. Rien encore du côté

bulgare. Le transport à Salonique d'une deuxième divi-

sion française est commencé, ainsi que celui de la 16e divi-

sion anglaise.

« 9 octobre. — Delcassé malade va se retirer. La faillite

de sa politique l'a mis au lit. Grandeur et décadence.

« Les sous-marins allemands et autrichiens deviennent

gênants en Méditerranée. Ils nous ont mis par le fond deux

sections de munitions. On répand d'autre part le bruit de

troubles sérieux en Tunisie, sur la frontière tripolitaine (?).« L'attaque sur le Danube se dessine. Dans quinze jours,

la liaison Allemagne —Autriche —Bulgarie —Turquie seraassurée par le territoire serbe. Ce sera peut-être le plus

grand succès que nos ennemis auront remporté depuis le

début de la guerre.« Il est enrageant de voir saboter une situation aussi

belle que celle que nous avions dans les Balkans.

« 10 octobre. — Les Serbes crient à l'aide, mais, pourattendre la décision des Anglais, on envoie aux troupes

débarquées l'ordre de ne pas pénétrer sur le territoire

serbe. Bien plus, les troupes anglaises envoyées à Salonique,

Page 230: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 213

sont toujours sur rade, avec défense de débarquer. Cela

tourne au grotesque.

« 12-13 octobre. — En pleine crise! Delcassé s'en va en

faisant claquer les portes. Séance pénible à la Chambre.

Lutte très violente au nord de la Serbie. Les Anglais se

décident à débarquer une division à Salonique et nous

en profitons pour donner aux nôtres l'autorisation de passeren Serbie. On demande à la Russie d'intervenir par la

Roumanie, de manière à l'entraîner.

« M. William Martin rentre de Londres. Tout ce que le

Gouvernement anglais et le War Office veulent faire

revient à mettre l'Egypte à l'abri d'une attaque. Ils étu-

dient une expédition sur Alexandrette. En s'y installant

ils couperaient la seule route permettant d'amener en

Syrie des troupes d'Asie Mineure. Pour nous entraîner, ils

consentent à nous reconnaître comme zone d'influence la

Syrie et la Cilicie. A l'Italie reviendrait la région d'Idaléa.

Quant à la Serbie, c'est le cadet de leurs soucis. Ils ne voient

même pas le danger que ferait courir à leurs communi-

cations avec l'Inde et l'Extrême-Orient l'installation de

bases allemandes et autrichiennes sur la mer Egée.« Le général Joffre s'oppose toujours à l'envoi de forces

nouvelles, quelles que soient les circonstances.

« 14-15 octobre. — Voilà maintenant que les Anglaisnous demandent de leur relever deux divisions du front

occidental, pour leur permettre de les envoyer à Salonique.Or ils tiennent 100 kilomètres avec 36 divisions, alors quenous en avons 650 avec 90 divisions ! Il veulent de plusles faire passer par l'Egypte, sous prétexte de les équiper.En bon français ou en bon anglais cela veut dire : vous

allez nous relever deux divisions que nous enverrons défen-

dre l'Egypte (contre laquelle d'ailleurs une attaque en force,venant de la Syrie, est sinon impossible, au moins très

improbable).

Page 231: Avec Joffre de Agdair à Verdun

214 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« Pendant ce temps, les Serbes continuent à reculer

devant les Autrichiens. Si nous n'avions pas perdu des

semaines en discussions stériles, nous pourrions avoir

50.000 hommes chez eux, dès maintenant, et cela change-rait singulièrement la face des choses.

« Le général Joffre a télégraphié à Alexeief, qui a remplacéle Grand-Duc Nicolas dans le Commandement des armées

russes, en insistant pour qu'il agisse par la Roumanie.

Pas encore de réponse.

« 16-17 octobre. — M. Millerand est parti pour Londres,

pour tâcher de faire comprendre la situation au Gouverne-

ment anglais.« Les Serbes crient misère. Ils sont pressés sur leur front

pendant que les Bulgares font effort sur Kumanowo, pourles couper de la mer. Comment vont-ils se dégager? Leurseule ligne de retraite va être par le Monténégro, mais dans

un pays presque impraticable, sans compter que l'hiver

approche !

« 18 octobre. — Pas de nouvelles de Serbie. Millerand

télégraphie que les Anglais se décident à envoyer deux

divisions de France directement à Salonique. Pourquoine pas les prendre tout de suite aux Dardanelles? La Bel-

gique nous fait offrir une division pour les Balkans. Le

geste est amical, mais elle fera bien mieux de conserver tout

son monde sur son territoire et dans la France du Nord.

Quant à la Russie et à l'Italie, elles continuent à se dérober,

malgré la pression qu'on cherche à exercer sur elles.

« 19 octobre. — Conférence Joffre-French. Les Anglais

persistent à demander que nous relevions les deux divi-

sions qu'ils vont retirer du front pour les envoyer en Orient

et naturellement on cède — et ils en ont 10 en réserve!

« La Russie offre de nous expédier 13.000 hommes par

Arkhangelsk, sans armes bien entendu. Intervention à

Page 232: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 215

échéance de plusieurs mois et qui ne nous mènera pasloin (1).

« 20-23 octobre. — La gravité de' la crise s'accentue :

l'enveloppement de l'armée serbe continue. Si les Anglaisse décidaient franchement, on pourrait encore tenir le

coup dans les 'Balkans, quitte à lâcher les Dardanelles,

pour disposer de forces suffisantes. Sinon la France n'a qu'àse retirer du théâtre oriental qui ne l'intéresse pas directe-

ment, en laissant une division en Crète pour conserver

un gage et tenir la Grèce en respect.« Crise intérieure : le ministère est divisé; on parle d'un

remaniement prochain. D'autre part, il n'y a pas de Direc-

tion supérieure de la Guerre. Seul le général Joffre est en

situation de l'exercer. On fait mine de la lui offrir, mais avec

des restrictions qui le font hésiter.

« Crise anglaise : le parti libéral va peut-être faire placeau parti conservateur.

« L'attitude de la Grèce est de plus en plus ambiguë. La

Bulgarie et elle, ou tout au moins les deux souverains,doivent être liés par un traité secret.

« 24-25 octobre. — Les Russes annoncent qu'ils vont con-

centrer 3 corps d'armée en Bessarabie. Fournier (notreattaché militaire en Serbie) télégraphie que « la situation

est sans issue ».

« 26-27 octobre. — On continue à piétiner. Dans l'impos-sibilité d'arriver à une solution pratique, le Gouvernement

(1) Elle nousa menésbeaucoupplus loin qu'on ne le pensait, mais pas dansle sens qu'on pouvait espérer. Aprèsla révolution de Pétrograd, l'attitude desrégiments russes envoyés en France devint telle qu'il fallut les retirer dufront pour mettre nos troupes à l'abri d'une propagande néfaste. On lesréunit au camp de la Courtine, dans la Creuse; des révoltes éclatèrent. Lecamp fut mis au pillage et il fallut livrer de véritables batailles pour venir àbout des mutins.

Page 233: Avec Joffre de Agdair à Verdun

216 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

décide que le général Joffre ira à Londres pour obtenir du

Gouvernement anglais une décision ferme et immédiate.

« 28-31 octobre. — Mission à Londres. Le général partle 28 au soir. Il est accompagné de M. William Martin,

qui sera son introducteur dans le monde politique, du

colonel Pont, du commandant Billotte et de moi. Traversée

par Boulogne sur un torpilleur dont le commandant, hanté

par la crainte de nous voir tous sauter sur une mine, ne

commence à respirer que quand nous entrons dans le portde Folkestone. Dès l'arrivée à Londres, on se met à l'oeuvre

et immédiatement nous nous rendons compte de la diffi-

culté de notre tâche. Pendant deux jours entiers, matin et

soir, nous répétons la même chose et essayons de montrer

aux officiers du War-Office la nécessité d'agir et d'agir vite.

Ils sont infiniment aimables et ont le sourire en permanence,mais ils ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendrela situation et les conséquences désastreuses de notre

inaction. Ils ergotent pendant des heures sur le rendement

du port de Salonique et du chemin de fer du Vardar.

En réalité, tout confirme nos prévisions et peut se résumer

ainsi :

« D'abord les Anglais appréhendent une campagne d'hiver

dans les Balkans, dans un pays particulièrement difficile

et inhospitalier. Ils affirment qu'ils ne sont pas organisés

pour une expédition de ce genre. C'est pour ce motif

qu'ils cherchent à nous démontrer l'impossibilité d'aller

au secours des Serbes, en raison du peu de rendement des

organes de ravitaillement.

« Et puis, la raison principale, c'est qu'ils n'en voient pasla nécessité pour eux, Anglais. Maintenant qu'ils ont, parleur faute, manqué Constantinople, leur seul désir, en

Méditerranée orientale, est de conserver la liberté de passage

par le canal de Suez. Ils y mettront 500.000 hommes, s'ils

le croient nécessaire, ce qui n'est pas. Tout le reste leur est

indifférent.

Page 234: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 217

« Pendant que nous travaillons, sans résultat appréciable,avec les seconds rôles du War-Office, le général Joffre tâche

de convaincre lord Kitchener, qui est le premier à réduire

la stratégie anglaise— et par suite celle de l'Entente —

aux deux objectifs que j'ai déjà dits : tenir Suez et Calais

et abandonner le reste, s'il le faut. A force d'insistance, il

obtient un résultat appréciable.

« Après deux jours de conférences et réunion d'un Conseil

de Cabinet spécial, les Anglais consentent à envoyer85.000 hommes à Salonique, le plus tôt possible. Mais il

est entendu qu'ils ne seront pas employés à des opérationsde guerre en dehors de la place et que, si les Français entrent

en Serbie, le rôle des troupes anglaises se réduira à garderleur ligne de communication. Nous avions bien pensé à

leur proposer cette solution, mais nous n'avions pas osé

le faire, tant nous la trouvions humiliante pour eux ! Ils

ajoutent qu'ils n'ont pris cette décision que pour ne pasnous lâcher et parce que les Russes promettent de faire un

effort de leur côté.

« En résumé, succès personnel pour le général Joffre,mais qui ne constitue qu'une amorce pour l'avenir et nous

prépare encore bien des difficultés.

« Ces deux jours passés à Londres ont été rendus péni-bles à la mission française par les luttes qu'elle dut soutenir

en permanence pour faire prévaloir une opinion dont elle

sentait la vérité absolue. A tous les autres points de vue,nos alliés se montrèrent plus qu'aimables, véritablement

cordiaux. L'accueil fait à la mission par les autorités

militaires et civiles, ainsi que par la population fut même

extrêmement chaud. Je vois encore le général Joffre et le

maréchal Kitchener sortir ensemble du War-Office. A

l'apparition de ces deux chefs, imposants par leur stature,le maréchal serré dans sa capote kaki, le général enveloppédans son large manteau bleu, une longue acclamation

s'éleva de la foule massée devant les marches de l'entrée.

Page 235: Avec Joffre de Agdair à Verdun

218 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

Cette ovation se renouvela devant l'ambassade de France

où la mission déjeunait et le soir encore devant l'hôtel

de Lord Kitchener où le maréchal donnait un grand dîner

en son honneur. Nous eûmes à plusieurs reprises l'occasion

de nous entretenir avec les dirigeants de la politique an-

glaise, Asquith, Balfour, Lloyd George. Ce fut certaine-

ment ce dernier, avec son masque puissant et ses traits

accusés, qui nous donna le plus l'impression d'un homme

d'action et de volonté.

« En rentrant à Paris, le 31, nous apprenons la constitu-

tion d'un ministère Briand, avec le général Galliéni à la

Guerre et l'amiral Lacaze à la Marine. Des difficultés

sont à craindre, non entre le général Joffre et le généralGalliéni qui se connaissent et s'estiment depuis longtemps,mais entre le G. Q. G. et l'entourage du nouveau ministre.

« 1er-2 novembre. — Pas de changements dans la situa-

tion d'ensemble. Le général Gouraud va partir pour Udine,déterminer les conditions de l'intervention italienne, si

on peut l'obtenir. Cadorna semble favorable, mais il

reste la question de la haine séculaire des Italiens contre

les Serbes et les Grecs, ce qui complique singulièrement la

situation.

« 3 novembre. — L'encerclement des Serbes continue.

Ils pourraient peut-être encore retraiter sur Uskub, mais

ils n'en prennent pas le chemin. Pourra-t-on les alimenter

par l'Adriatique? C'est très douteux.

« La Section d'études fait une nouvelle note posant la

question de l'évacuation des Dardanelles.

« 4-5 novembre.— Réunion du Conseil supérieur de la

Défense nationale, qui se prononce pour le maintien pro-visoire de nos troupes aux Dardanelles.

« Arrivée à Paris de Lord Kitchener; il viendrait de-

mander d'employer une ou deux divisions destinées à

Page 236: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 219

Salonique pour relever les troupes fatiguées des Darda-

nelles. C'est une manière d'éluder les promesses faites à

Londres. Les troupes fatiguées seront naturellement hors

d'état d'être employées, à Salonique; on les enverra en

Egypte, jusqu'à ce qu'il ne soit plus temps d'agir en faveur

des Serbes et le tour sera joué. Les Anglais n'ont pas beau-

coup d'idées, mais il y tiennent : l'Egypte et rien autre.

« Le ministre de la Guerre et Briand ont consenti en

principe; ils se sont fait rouler. Notre conviction à ce sujet

est telle que, d'accord avec le général Graziani et M. William

Martin, je demande immédiatement une audience au

ministre pour lui exposer de nouveau la situation. Le gé-

néral Galliéni me reçoit à 11 h. 30 du soir et paraît con-

vaincu. Mais il a l'air bien fatigué et cassé; ce n'est plus

que l'ombre de lui-même.

« 6 novembre. — Lord Kitchener est allé au G. Q. G.

demander au général Joffre son agrément, mais celui-ci, très

énergique, a refusé. Il a fini par obtenir de Kitchener l'en-

gagement formel que les 85.000 hommes promis à Londres

seraient envoyés à Salonique sans retard. Kitchener va

partir pour l'Orient. Le Gouvernement anglais aurait-il

l'intention d'en faire un commandant en chef des armées

alliées en Orient, de manière à prendre la haute main sur

ce théâtre d'opérations? Cela lui permettrait de mener les

choses à sa guise et de sauvegarder les intérêts britanni-

ques encore mieux que dans le passé.

« 7 novembre. — En Grèce, le Cabinet Zaïmis, au pou-

voir depuis le renvoi de Vénizelos (5 octobre), est remplacé

par un ministère présidé par un vieillard nommé Scou-

loudis et composé uniquement de germanophiles avérés.

Les intentions du roi Constantin sont de plus en plus

claires.

« Les deux premières divisions anglaises de renfort

(22e et 28e) commencent à débarquer à Salonique.

Page 237: Avec Joffre de Agdair à Verdun

220 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« 8 novembre. — Il devient urgent de liquider la question

grecque. Le nouveau ministère ne cache pas ses préférenceset son attitude est dès le premier jour inamicale. Notre

situation à Salonique et dans la Serbie méridionale, où

Sarrail a l'ordre de pénétrer pour essayer de donner la

main aux Serbes, peut devenir tragique. Si ceux-ci sont

mis hors de cause, que deviendrait le corps expéditionnaire,

attaqué de front par les Austro-Bulgares et pris à revers

par les Grecs? Il faut agir vite et ferme (mise en demeure,saisie des ports, blocus et, au besoin, bombardement des

côtes).« Les Russes semblent renoncer à forcer le consentement

de la Roumanie et songent à employer en Galicie le corpsd'armée qu'ils réunissent en Bessarabie. Rien à attendre

de ce côté. D'autre part, le ravitaillement des Turcs et

des Bulgares par le Danube a commencé, conséquenceimmédiate et grave de l'échec de notre action dans les

Balkans. Pourvu que la Roumanie ne se déclare pas à son

tour contre nous!

« 11-12 novembre. — Pas de changement important dans

la situation. On a décidé l'envoi d'une escadre alliée devant

Athènes, mais il n'y a pas encore de mesure d'exécution.

« Lord Kitchener, pendant son séjour à Paris, est revenu

à son idée de l'expédition d'Alexandrette, en employantles forces anglaises encore maintenues aux Dardanelles.

Toujours la même pensée : la sécurité de l'Egypte. Il est

certain que la saisie d'Alexandrette et des défilés du Taurus

paralyserait l'action de la Turquie en Syrie et, éventuelle-

ment, vers le canal de Suez. Si les Anglais se décident,il faudra que nous soyons représentés et nous ne dispose-rons à cet effet que de la division du cap Helles. La Section

d'études fait une note dans ce sens (1).

(1) C'était la deuxième. Déjà, à la date du 13 octobre, elle avait essayéde montrer qu'un débarquement à Alexandrette présentait des aléas consi-

Page 238: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 221

« Kitchener va se rencontrer à Salonique avec Sarrail (1)

qui s'est décidé à rejoindre son poste, après avoir demandé

qu'on lui envoie 400.000 hommes. Il sait très bien qu'ilne peut les avoir, mais, quoi qu'il arrive maintenant, sa

responsabilité sera à couvert. Il doit pénétrer en Serbie

méridionale pour tendre la main aux Serbes vers Véles,mais il ne disposera que de 3 divisions françaises. Les

Anglais restent en arrière, comme ils l'ont exigé à la

conférence de Londres. Dans ces conditions, il ne pourraaller loin, surtout en hiver, dans un pays aussi difficile

que la vallée du Vardar. Son action se réduira à un geste,

probablement impuissant.

« A Paris, toujours même indécision gouvernementale.De multiples influences sont en jeu. Les timides (Ribot,

Lacaze, etc.) veulent tout abandonner en Orient, crai-

gnant une catastrophe. Ceux qui ne tremblent pas devant

les responsabilités (Poincaré, Doumergue, Briand épaulé

par Berthelot) envisagent la situation avec plus de sang-froid et comprennent l'intérêt capital de notre présence à

Salonique. L'entourage de Galliéni, qui veut prendre la

haute main sur la direction de la guerre, sabote tant qu'il

peut l'action du G. Q. G. Enfin il y a un parti politique

qui ne voit dans les événements actuels qu'une excellente

occasion de pousser Sarrail au Commandement en chef.

« Tant que nous n'aurons pas une Direction supérieurede la Guerre assurée par un homme d'action (au besoin

par deux ou trois, tant le fardeau est lourd, mais de même

dérables et pouvait entraîner une consommation de forces qui seraient plusutilement employées ailleurs. Seule l'Angleterre devait en tirer quelqueavantage pour le renforcement de la défense de l'Egypte et le développementde son influencepersonnelle en Syrie.

(1) Le général Sarrail s'était embarqué le 7 octobre à Marseille sur leProvence.Incident curieux : ce magnifique paquebot avait été attaqué enmer Egée par un torpilleur français qui, dans le brouillard, l'avait pris mal-gré ses dimensions(192mètres de long) pour un submersible ennemi! Il de-vait, d'ailleurs, être coulé peu après.

Page 239: Avec Joffre de Agdair à Verdun

222 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

esprit et de même énergie), rien ne marchera. Parole de

Foch : « L'Allemagne n'a pu vaincre les armées des Alliés,« elle est en train de vaincre leurs Gouvernements. » C'est

la raison même. Pour faire la guerre, il faut un chef :

Frédéric II, le Comité de Salut public, Napoléon.

« 15 novembre. — C'est toujours l'anarchie. A la Marine,on n'a pas encore donné d'ordres pour la concentration

des bateaux qui doivent faire la démonstration devant

Athènes ! On parle de les faire venir de Toulon, alors quenous avons une escadre entière dans la Méditerranée

orientale! La seule mesure qui ait été prise, et elle peutêtre efficace, est d'arrêter dans les ports de l'Entente les

navires à destination de la Grèce.

« On continue à s'agiter autour de la question de la

Direction de la Guerre, mais sans aboutir. Toutes ces

intrigues sont pénibles au général Joffre et il ne s'emploie

pas avec assez d'énergie à les faire cesser.

« 16 novembre. — Les divisions anglaises destinées à Salo-

nique sont envoyées à Alexandrie ou retenues sur ce point.On peut dire que les Anglais sont entêtés !

« Quant aux Italiens, tout ce qu'ils feront c'est d'occuperl'hinterland de Durazzo et de Vallona, à leur profit bien

entendu. C'est beau les alliés ! Il est vraiment décevant de

faire la guerre dans de telles conditions !

« 17 novembre. —Quatre ministres anglais sont à Paris.

Cet important arrivage diplomatique a probablement pourbut de revenir sur la question de Salonique. Ils ne peuvent

pas se décider à abandonner leur idée initiale : lâcher les

Balkans et consacrer toutes leurs forces à assurer la défense

de l'Egypte. Grosse agitation souterraine à Paris pour donner

à Galliéni la direction suprême de la guerre et cantonner

le général Joffre dans le théâtre des opérations du front

occidental. C'était inévitable.

Page 240: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 223

« 18 novembre. —Après discussions nouvelles, les Anglais

ont fini par promettre l'envoi immédiat à Salonique de la

28e division, encore à Alexandrie, et de la 26e en cours de

transport. On aurait donc, sauf imprévu, 4 divisions an-

glaises au lieu de 5 promises, réunies dans huit jours à

Salonique. Il aura fallu deux mois pour obtenir ce résultat !

« Les escadres se concentrent enfin à Milo et la mise en

demeure à remettre par M. Guillemin, notre ministre en

Grèce, est prête. Pendant ce temps, les Serbes, qui avaient

manifesté l'intention de se porter sur Uskub, ne font rien

de ce côté et veulent décidément retraiter sur le Monténé-

gro. S'il en est ainsi, Sarrail demande à se retirer sur Salo-

nique.

« 19-20 novembre. —Changement à vue : les Serbes font

connaître qu'ils vont attaquer sur Uskub. On avertit

immédiatement Sarrail, mais le télégramme, parti du

Cabinet du ministre, est conçu dans des termes tels que le

général ne peut avoir qu'une pensée, la retraite.

« La mise en demeure à la Grèce, rédigée par Berthelot

dans des termes énergiques, est remaniée par le Conseil

des ministres qui supprime les demandes de garantie,de sorte qu'en réalité, il ne reste rien. De leur côté, les

Alliés relâchent les bateaux grecs qu'ils avaient arrêtés

dans leurs ports. Enfin, la concentration navale de Milo

n'est pas encore terminée. C'est vraiment désespérant.

« 21-22 novembre. — Pas d'éléments nouveaux. Les Serbes

ont attaqué sur Uskub, comme on les a poussés à le faire,mais Sarrail est beaucoup trop loin pour les aider. Nous

récoltons les fruits de notre politique.

« 23 novembre. — Les Serbes ont renoncé à leur tenta-

tive dans la direction d'Uskub et se retirent comme ils

peuvent sur l'Albanie.

Page 241: Avec Joffre de Agdair à Verdun

224 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« 24 novembre. — Il y a eu une séance mouvementée au

Conseil supérieur de la Défense. L'opposition entre les

différentes tendances s'est manifestée au grand jour, ainsi

que celle qui règne entre la rue Saint-Dominique et Chan-

tilly. M. Briand a ramené le calme eh promettant que la

question de la Direction supérieure de la Guerre serait

résolue dans quelques jours.« Pachitch envoie un émouvant télégramme, faisant

l'historique des événements des deux, derniers mois. C'est

un acte d'accusation terrible contre l'Entente responsablede l'anéantissement de la Serbie.

« Un radio donnant un renseignement non contrôlé

sur la « marche d'une division allemande vers Stroumiza »,c'est-à-dire dans le flanc droit de Sarrail lui est envoyé

par le Cabinet du ministre sous une forme telle que lanouvelle doit lui paraître certaine et le danger imminent.

Quand on veut faire une enquête sur les responsabilitésdes auteurs de l'envoi de cette petite dépêche d'Ems, ori-

ginaux, copies, etc... restent introuvables. On se décide à

passer l'éponge...

« 25-28 novembre. — Même situation. Les débris de l'ar-

mée serbe s'écoulent à travers les montagnes vers l'Adria-

tique. Sarrail a commencé sa retraite, dans des conditions

rendues très pénibles par les conditions climatériques et

par les difficultés du terrain. Du côté grec, il y a légèredétente. Les mesures prises, quoiqu'insuffisantes, ont pro-duit un certain effet. A moins que cette attitude ne soit

concertée entre les deux beaux-frères. Nous disposons eneffet contre la Grèce d'une arme d'efficacité immédiate et

absolue, le blocus.

M. Briand a confirmé au général Joffre que la crise du

Commandement va être résolue en sa faveur. Il y a d'au-

tant plus urgence qu'une conférence doit se réunir le5 décembre à Chantilly, pour coordonner l'action des Alliés

sur les différents théâtres d'opérations. Il faut que tout

Page 242: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 225

soit réglé avant son ouverture et que le général Joffre

puisse parler au nom de toutes les armées françaises.

« 29 novembre. — La Section d'études fait un rapportsur les instructions à envoyer à Sarrail. Elle conclut au

maintien de nos forces en Serbie méridionale. Arrivée de

Gilinski, agent permanent de liaison de l'armée russe : il

doit participer à la conférence.

« 2er décembre. — Il y a eu ce matin réunion du Conseil

supérieur de la Défense, très ému de l'attitude de la Grèce

qui redevient tout à fait équivoque. Certains membres

du Conseil nous voient déjà attaqués à Salonique par des

forces écrasantes et réduits à capituler. Ils réclament

l'évacuation qui, assurent-ils, pourrait se faire sans dif-

ficultés, car la Grèce aurait tout intérêt à la favoriser.

M. Doumergue s'est élevé énergiquement contre une telle

mesure et a montré facilement que l'abandon de Saloniquedans de pareilles conditions, sous la protection avouée de

la Grèce, c'est-à-dire avec le consentement tacite de l'Alle-

magne, serait une véritable humiliation pour l'Entente.

« Rencontré ce matin M. Etienne, notre ancien ministre.

Lui aussi est très ému. « Nous allons être attaqués à Salo-

nique par 500.000 Allemands. Nos pauvres soldats, nos

pauvres soldats ! » Je me suis efforcé de le rassurer en lui

montrant l'impossibilité pour les Empires Centraux d'a-

mener, en ce moment, des forces pareilles par l'unique voie

du Vardar.

« En réalité, il y a une campagne d'intimidation dont

l'origine doit être en Allemagne et qui se répand par la

Grèce. Elle prouve en tout cas que notre présence là-bas

gêne considérablement nos ennemis, qui n'ayant pas de

disponibilités suffisantes pour nous chasser, cherchent à

nous faire partir par d'autres moyens. Lord Kitchener quia fait en Orient une tournée dont le but n'est pas net,contribue à la répandre, car elle sert ses projets et paraît

AVECJOFFRE

Page 243: Avec Joffre de Agdair à Verdun

226 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

confirmer son opinion. On assure qu'il a déclaré partout, à

Rome, à Salonique, à Athènes même, que l'évacuation

s'impose.« Si la question du Commandement est résolue dans le

sens promis, il va falloir lui constituer d'urgence un État-

Major spécial qui puisse fonctionner pour la conférence

du 5 décembre. Le G. Q. G. actuel est suffisamment occupé

avec le front occidental. Il y a toujours à craindre une hos-

tilité plus ou moins déguisée de la part de l'entourage du

ministre.

« 2-3 décembre. — Les décrets nommant le généralJoffre au commandement de toutes les armées françaises

ont paru. Sarrail dépend donc directement de lui. Pelle va

prendre, à Chantilly, la direction de l'État-Major des

théâtres d'opérations extérieures (T. O. E.).« La crise avec l'Angleterre est ouverte, officielle et

aiguë. Sur le rapport de Lord Kitchener, le Gouvernement

de Londres demande l'évacuation de Salonique. Tout le

travail fait depuis deux mois devient sans objet. Ils ne

veulent pas comprendre. On se heurte à un véritable mur.

« Les délégués des deux Gouvernements, de notre côté

Briand, les ministres de la Guerre et de la Marine, et le

général Joffre vont se réunir à Calais. Il paraît que Lord

Kitchener a mis le marché en mains à son Gouvernement.

Sa situation en Angleterre est telle qu'on a dû s'incliner.

« La création du T. O. E. va entraîner la disparition de

la Section d'études. Elle n'aura vécu que quelques mois,mais aura fait de la bonne besogne et aura, en réalité,constitué le noyau de l'organisation nouvelle. Ses efforts

n'auront malheureusement pas servi à grand chose.

« 4 décembre. — Conférence de Calais. Les Anglaisfont connaître leur décision d'évacuer Salonique. Nous

n'avons qu'à encaisser. C'est un coup grave porté à l'Al-

liance, un échec considérable pour son action en Orient,

Page 244: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 227

la confirmation de cette triste réalité que, dans une coali

tion, chacun ne cherche qu'à tirer son épingle du jeu.

« 5 décembre. — Le Gouvernement français informe offi-

ciellement le Gouvernement anglais qu'il n'accepte pasl'évacuation : c'est le conflit.

« 6 décembre. — Réunion au G. Q. G. de la conférence

interalliée : Gilinsky, French, Porro représentent, avec le

général Joffre, les quatre nations contractantes. Il est

difficile d'arrêter un plan d'action générale quand il y a

opposition formelle entre les Gouvernements de Paris et

de Londres. Et puis quoi faire? A la conférence, tous les

experts, sauf les Anglais, ont été d'accord pour reconnaître

la possibilité de rester à Salonique.« On affirme que Kitchener s'est engagé vis-à-vis du

roi Constantin, ce qui expliquerait son intransigeance.

« 7 décembre. — Continuation de la conférence. Le Gou-

vernement anglais ne répond toujours pas à la contre-

déclaration du nôtre.

« Le général Joffre me dit qu'il a l'intention de m'en-

voyer à Salonique, voir ce qui s'y passe. Vis-à-vis du Con-

seil supérieur de la Guerre, il s'est porté garant de la pos-sibilité de tenir la place, avec les forces qui vont y être

réunies, même contre une attaque germano-bulgare. Il

lui importe donc de savoir où en sont les mesures de dé-

fense qu'a dû prendre Sarrail. Bien que placé maintenant

sous ses ordres directs, ce dernier persiste à garder une

attitude boudeuse et n'a, avec le G. Q. G., que le moins

de relations possible. On a toutes les peines du monde

pour lui tirer des renseignements précis sur sa situation

et ses besoins.

« 8 décembre. — Ma mission est officielle. Je fais mes pré-

paratifs de départ, qui ne sont pas longs.

Page 245: Avec Joffre de Agdair à Verdun

228 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

«La Conférence de Chantilly est terminée. D'antre part,les Anglais paraissent enfin céder. Ils vont envoyer Kitche-

ner en France pour s'entendre directement avec Joffre

« en militaires ». Ils ont reculé au dernier moment devant

une rupture dont les conséquences seraient incalculables.

Sarrail continue sa retraite. L'attitude de Constantin pa-raît plus conciliante. Il demande seulement à ne pas être

traité en « roi nègre ».

« 9 décembre. — Tournée de départ. Conférence avec

l'amiral Lacaze, très préoccupé de l'activité des sous-marins

ennemis en Méditerranée. Visite au général Galliéni et

aux Affaires étrangères.« Il y a accord entre Joffre et Kitchener. Celui-ci promet

que les troupes anglaises resteront à Salonique autant queles nôtres. Il va donner l'ordre de débarquer le matériel

qu'il avait maintenu sur rade (alors qu'on le croyait à

terre depuis longtemps!). Il a une manière de tenir sa

parole qui ne donne pas confiance pour l'avenir.

« Départ à 20 heures, avec le capitaine Daille, qui m'a

été adjoint. »

Page 246: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE III

A SALONIQUE— PREMIÈRE MISSION

Décembre 1915.

« 10 décembre. — En arrivant à Marseille, nous apprenons

que le Sant'Anna, le paquebot de la Compagnie CyprienFabre qui doit nous mener à Salonique avec un bataillon

d'infanterie et le personnel de deux batteries de 105, ne

partira que demain dans l'après-midi. Encore doit-il

s'arrêter à Toulon pour prendre un supplément de car-

gaison. Cela fera déjà quarante-huit heures de retard.

« Au cours des démarches administratives que comporte

toujours un embarquement, nous faisons la connaissance

du capitaine de réserve Bouet, gendre de Sarrail, qu'il a

pris dans son cabinet; il fera route avec nous. Notre conver-

sation roule, naturellement, sur son beau-père. »

Depuis longtemps je connaissais le général Sarrail que

j'avais rencontré souvent de 1897 à 1900, alors qu'il était

chef de bataillon à l'état-major de Lyon et que je remplis-sais les fonctions peu enviées d'officier d'ordonnance du

gouverneur de Briançon. Je l'avais retrouvé à Paris,

commandant militaire du Palais Bourbon et directeur de

l'infanterie au ministère. Entre temps il avait commandé

l'École de Saint-Maixent. Nous étions à cette époque en

excellents termes. A maintes reprises, le matin, au bois,

il m'arrivait de faire demi-tour quand je le rencontrais

et de l'accompagner jusqu'à la fin de sa promenade à che-

Page 247: Avec Joffre de Agdair à Verdun

230 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

val. Je le retrouvais aussi chez le général Valabrègue,chef de cabinet du ministre.

Le général Sarrail donnait l'impression d'un homme re-

marquablement intelligent et énergique, d'esprit très vif,avec un mélange de brusquerie et de finesse. Malheureu-

sement ses actes étaient le plus souvent guidés par des préoc-

cupations tout à fait étrangères au service. D'idées avan-

cées, mais surtout anticlérical militant, il n'envisageait les

questions militaires qu'au double point de vue de la poli-

tique et de la religion. On était ou on n'était pas « des siens ».

Ce sectarisme, ouvertement déclaré quand il était au minis-

tère, avait naturellement soulevé contre lui un grand nom-

bre d'officiers de son arme, qui en avaient été ou s'en

croyaient les victimes. Il était, en somme, capable du

meilleur ou du pire suivant les inspirations que lui dic-

taient ses préoccupations dominantes.

Parti, à la mobilisation, comme commandant du 6e corps,il avait, dès le 30 août, remplacé le général Ruffey dans le

commandement de la 3e armée et s'était fort bien montré

au moment de la Marne, en se maintenant devant Verdun,dans des conditions très difficiles. Puis son attitude pendantla période de stabilisation avait donné lieu à de nombreuses

critiques, peut-être exagérées par l'esprit de parti et dont

j'ignore la valeur réelle, car je n'ai jamais eu, au G. Q. G.,à m'occuper de cette partie du front. Son remplacementavait été demandé par le général Dubail, commandant le

groupe d'armées dont il dépendait. Il avait conçu contre

ce général et contre le général Joffre des sentiments de

rancune dont je devais bientôt constater la profondeur.

Quand l'armée d'Orient fut mise sous l'autorité directe

du général Joffre, le général Sarrail ressentit particuliè-rement l'amertume de cette dépendance et ne s'en cacha

pas. Affectant une attitude correcte, s'observant pour ne

jamais dépasser les limites qui séparent la stricte obéis-

sance de l'indiscipline déclarée, il cherchait par tous les

moyens, sinon à s'en affranchir officiellement, tout au moins

Page 248: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 2311

à la rendre pratiquement illusoire. Il avait en outre con-

servé avec certains milieux politiques des relations étroites ;il les assurait par l'envoi régulier d'officiers de son cabinet,

qui faisaient constamment la navette entre Salonique et

Paris, mais sans jamais pousser jusqu'à Chantilly, dont ils

devaient ignorer l'existence.

« 12 décembre. — Nous embarquons à 16 heures. Comme

la rade de Toulon est fermée la nuit, nous allons faire les

bouchon à l'Estaque, pour attendre le lever du jour.

« 13 décembre. — A 8 heures, nous entrons dans la petiterade de Toulon. Rien ne paraît. Sur mes instances, car j'aihâte de partir, le commandant Japy, commandant le

Sauf Anna se décide à envoyer un officier prévenir la

marine de notre arrivée. Au bout de quelques heures, un-

remorqueur nous amène une gabarre portant 35 sacs de

pommes de terre et une barrique de vin. C'est pour un tel

fret, que l'on eût pu si facilement expédier de Toulon à

Marseille par chemin de fer, que le Sant'Anna — 14.000

tonnes —perd vingt-quatre heures représentant pour le

moins une dépense de quelques mille francs ! Nous devions

également embarquer des canonniers pour servir les deux

57mm italiens et les quatre 47mm que l'on nous a généreu-sement accordés pour nous défendre contre les sous-marins,

L'Amirauté les a tout simplement oubliés. A la dernière

minute, on racole dans la cour de la caserne des équipagesde la flotte quelques braves mathurins, et l'on nous les

expédie, dès qu'ils ont fait leur sac. Inutile de dire qu'ilsn'ont jamais vu les canons qu'ils sont appelés à servir et

n'ont aucune idée de leur maniement.

« L'Administration de la Marine est une belle chose, sur-

tout en temps de guerre !

« Malgré le mauvais temps, une avarie de machines et

la rencontre d'un submersible qui inquiéta fort notre com-

Page 249: Avec Joffre de Agdair à Verdun

'232 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

mandant, mais fut reconnu plus tard comme étant de

nationalité française, le voyage se fit sans incidents nota-

bles. Les sous-marins nous laissèrent tranquilles et ce fut

fort heureux, car nos moyens de défense étaient illusoires

et les passagers si nombreux que leur sauvetage, en cas

d'attaque, eût été à peu près impossible (1). Le 18 au ma-

tin, nous pénétrions dans le port de Salonique, par un

temps de brume tout à fait septentrional.

« 18 décembre. — Sitôt débarqué, je me présente au gé-néral Sarrail. Accueil non pas froid, mais glacial. « Je suis

avisé de votre visite, me dit-il, j'ai donné des ordres

pour que vous ayez toute liberté dans l'accomplissementde votre mission. » C'est tout, même pas le geste de me

tendre la main. Naturellement, son état-major se tient

dans une réserve absolue, et Daille et moi avons quelquedifficulté à nous installer. Salonique est en effet une vraie

fourmilière. Les rues, où la boue atteint des hauteurs in-

soupçonnées en Europe occidentale, débordent de trou-

piers français, anglais, grecs. On rencontre les accoutre-

ments: les plus extraordinaires, on entend toutes les lan-

gues, même le français : c'est la tour de Babel.

« Mais tout se tasse et, dès l'après-midi, nous pouvonscommencer à travailler.

« Les troupes françaises viennent seulement de rentrer

de Serbie et d'après les premiers renseignements, leur re-

traite a été pénible. Pays impossible, froid extrême. Le

défilé de Demir-Kapou, où la voie du chemin de fer de

Belgrade a peine à trouver place à côté du Vardar, a laissé

à tous un souvenir ineffaçable. Malgré les restrictions et les

sous-entendus, on a dû y laisser pas mal de matériel.

« C'est à peine si la troupe commence à se remettre et

si l'organisation défensive du camp retranché est ébauchée.

Je m'en aperçois immédiatement en visitant la base de

(1) Le Sant'Anna fut coulé quelques mois plus tard.

Page 250: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 233

ravitaillement. Tout est à faire et les moyens manquent.Dès mon retour au bureau de l'État-Major, j'envoie au

G. Q. G. par télégramme une demande urgente de matériel

pour les services du Génie, de l'Intendance et de Santé.

En mettant tout au mieux, il ne sera pas ici avant quinze

jours.

« 19 décembre. — Étude détaillée de ce port qui a été

l'objet de tant de discussions avec les Anglais. En réalité,

nous avions raison et ses installations, à condition de les

compléter et de les perfectionner, seront suffisantes pourun corps de 150.000 hommes, et même pour des effectifs

beaucoup plus élevés. De ce côté déjà, on signale des

difficultés avec les autorités grecques. Longue conversa-

tion avec l'amiral Gauchet et l'amiral de Bon,

« 20 décembre. — Tournée sur le front. Nous occupons

la partie ouest (divisions Regnault, Bailloud et Leblois).

Le pays est entièrement dévasté et ruiné. Les luttes conti-

nuelles qui s'y livrent depuis des années, on pourrait dire

des siècles, Pont vidé de ses habitants. Une seule route

empierrée et dans un état déplorable : les ponceaux mena-

cent ruine. Tout est à faire au point de vue des commu-

nications et ce sera un travail formidable. Quand dispo-sera-t-on du matériel nécessaire ? Il va falloir des kilomètres

et des kilomètres de voie étroite. Le pays ne produit ni

une pierre, ni un morceau de bois.

« Halte à Topci (déjeuner avec le général Bailloud), à

Watiiuck, et dans le campement du 175e régiment d'in-

fanterie. L'installation de la troupe tout à fait rudimentaire.

C'est de ce côté qu'il faut porter les premiers efforts. L'hi-

ver est très dur et Pété brûlant.

« Le tracé de la ligne de défense paraît rationnel, mais

la ligne elle-même n'existe qu'à l'état d'ébauche. »

En rentrant à Salonique, j'appris avec surprise que le

Page 251: Avec Joffre de Agdair à Verdun

234 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

général de Castelnau venait d'arriver. L'officier qui l'ac-

compagnait m'expliqua la cause de cette visite inattendue.

A Paris, l'agitation à propos de Salonique allait en aug-mentant. Des renseignements, dont l'origine était facile

à deviner, exagéraient les difficultés rencontrées dans l'ex-

pédition en Serbie et les. pertes, en réalité légères,subies au cours de la retraite. On parlait d'une attaqueimminente des armées austro-bulgares, avec la complicitéde la Grèce, dont les troupes se joindraient à celles de

l'ennemi. Le général Joffre, naturellement assez ému de

cette agitation, avait fait partir le général de Castelnau parles voies les plus rapides (train spécial jusqu'à Tarente

et ensuite un de nos meilleurs croiseurs, l'Ernest-Renan).Il devait lui rapporter immédiatement une impressiond'ensemble sur la situation. Peut-être aussi avait-il saisi

une occasion d'affirmer à tous son autorité directe sur l'ar-

mée d'Orient. En tout cas, le choix du général de Castelnau

pour une mission qui devait le mettre en contact avec le

général Sarrail, l'héritier des Chouans en tête-à-tête avec

celui des Jacobins, était bien fait pour montrer qu'aux

yeux du généralissime les sentiments et surtout les passions

personnelles devaient se taire devant les intérêts supérieursdu pays.

Les deux généraux, ainsi que le chef d'état-major et

quelques officiers spécialistes, étaient encore en conférence

quand j'arrivai dans les bureaux. Du fait de ma mission, jeme crus autorisé à entrer et à assister à la fin de la séance

où tout se passa avec une correction parfaite. On examina

toutes les questions militaires et politiques en suspens.— « Et le roi Constantin, demanda le général de Castel-

nau en s'adressant au général Sarrail, qu'en faites-vous?

Il est la cause de toutes nos difficultés. »— Mais oui, mon général, on m'a même proposé de

hâter ou de provoquer son départ, mais j'ai refusé; à

mon avis, de tels procédés sont indignes de nous, même

dans les circonstances actuelles.

Page 252: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 235

— « Vous avez raison, soupira le général de Castelnau,tout à fait raison. Il y a bien le vieux dicton : salus populi,

suprema lez erto... Enfin... n'en parlons plus!... »—

Qui aurait jamais dit, observa le général Sarrail,avec un sourire, que ce serait moi le défenseur du trône.

Pour la première fois les visages se détendirent et l'at-

mosphère devint plus légère dans le bureau du commandant

de l'armée d'Orient.

Le soir, j'exposai au général de Castelnau les premiersrésultats de mon enquête. Ils confirmaient son impressiond'ensemble : tout était à faire; mais, en se mettant immé-

diatement à l'oeuvre et à condition de disposer du matériel

nécessaire, la situation pouvait se transformer rapidement.Il me prescrivit, de la part du général Joffre, de terminer

ma visite des installations de la défense et, au retour, de

m'arrêter à Athènes et à Rome pour consulter nos repré-sentants sur la situation générale. Il repartit le lendemain

sur l' Ernest-Renan.

« 21 décembre. — Tournée sur le front anglais, par Ay-vali et Langaza. L'organisation défensive est encore plusrudimentaire que dans notre secteur. Les Anglais sont

avant tout désireux de s'installer confortablement. Peut-

être ont-ils raison. Au retour, visite du parc d'aviation —

tout est encore dans la boue — ce qui n'empêche pas de

travailler ferme (commandant Denain).

« 22 décembre. — Journée d'informations politiques.Le matin, conférence avec le Consul de France. Il me dépeintles difficultés de la situation. Nous sommes campés dans

une ville étrangère, où fourmillent les éléments les plus

disparates et les plus dangereux. On lui signale constam-

ment l'infiltration de Bulgares ou de Turcs. Il y a des

armes et des explosifs cachés partout. En outre, les auto-

rités civiles, obéissant à un mot d'ordre, ne satisfont nos

demandes qu'avec une répugnance visible et après d'in-

Page 253: Avec Joffre de Agdair à Verdun

236 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

terminables atermoiements. L'installation des troupes et

des services rencontre, de ce fait, les plus grands obstacles.

On nous fait la grève perlée.« Déjeuner avec le colonel Descoins, commandant la

place, et M. Argyropoulo, ancien préfet de Salonique, du

temps de Vénizelos. M. Argyropoulo est entièrement des

nôtres. Il a fait toutes ses études en France et une partiede sa famille est française : sa soeur a épousé Guy de Wendel.

Il m'expose la situation intérieure de la Grèce. Il y a de

nombreux partisans de l'Entente, mais qui sont surveillés

et traqués. On les fait même disparaître, quand on le peutsans scandale. Les officiers emboîtent le pas derrière le

Roi et la Reine Sophie et la grande masse laisse faire.

Constantin — le tueur de Bulgares— est encore populaire.

Il me confirme l'influence sur l'opinion publique de la

vieille prophétie disant que ce sera sous une Reine du

nom de Sophie que Constantinople fera retour à la Grèce!...

Seule une action très énergique mettra l'Entente à l'abri

des embûches qu'on lui tend de toutes parts.« A une table voisine déjeune M. Politis (1), directeur

des Chemins de fer, ancien élève de notre École polytech-

nique. On échange quelques mots. Lui aussi est en priseavec des difficultés inextricables. Il fait ce qu'il peut pourfaciliter nos transports de troupes et de matériel, mais il

se heurte à des résistances venant d'en haut comme du

personnel d'exécution. En se plaçant au point de vue

technique, il est d'ailleurs presque impossible de faire face

à la situation actuelle avec un réseau défectueux et d'un

rendement dérisoire.

« Dans l'après-midi, long entretien avec le Père Lebry,

supérieur des Lazaristes, à qui j'avais adressé un mot, de

la part de M, William Martin. Depuis trente-cinq ans dans

(1) Son frère a été professeurà notre Écolede Droit à Paris. Il fut l'un desfondateurs du tribunal international de La Haye. Il est aujoud'hui ministrede Grèceen France.

Page 254: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 237

la Péninsule, le Père Lebry connaît admirablement la

psychologie de ses habitants. Il ne se fait aucune illusion

sur la possibilité d'obtenir une collaboration sincère et

durable des populations chrétiennes qui s'y heurtent

depuis des siècles. Il termine, en souriant, par cette affir-

mation un peu surprenante dans sa bouche : « Au fond, ce

« qu'il y a de mieux dans les Balkans, ce sont les Turcs et

« ma solution, c'est Constantinople à la Turquie ! »

« En fin de journée, conversation avec le lieutenant-

colonel Tricoupis, chef d'État-Major du corps d'armée grec,en garnison à Salonique (1). Il est tout à fait passé du côté

de nos ennemis. Je m'en aperçois dès les premiers mots.

« Pourquoi restez-vous ici? Vous allez être attaqués par« une puissante armée austro-bulgare (thème connu). Sans

« compter que sur votre frontière même vous êtes sous la

« menace d'une poussée formidable de l'armée allemande.

« Vous n'avez pas trop de tout votre monde pour tenir. »

Je ne cache pas à mon interlocuteur ma façon de penserà son égard et la lui manifeste dans des termes si vifs quela légère difficulté de parole dont il souffre d'habitude, se

transforme en un bégaiement tel qu'il ne peut plus pro-noncer un mot.

« Pour me remettre, je vais voir le commandant Racti-

van, mon ancien élève de l'École de guerre, avec qui j'avaiseu des relations excellentes. J'ai la satisfaction de trouver

un ami fidèle de la France qui pleure sur le « déshonneur que« la conduite du Roi inflige à l'armée grecque. »

(1) J'avais beaucoup connu Tricoupis en France, où il avait été successive-ment sous-lieutenant dans un régiment d'artillerie du Mans, élève à l'Ecolede Fontainebleau, puis à celle de Saumur. Il avait enfin suivi les cours del'École de Guerre. Nous le considérions tout à fait comme un camarade, àqui rien n'était caché. En 1922,le générai Tricoupis fut mis, dans les derniersjours de la campagne d'Asie-Mineure,à la tête de l'armée hellénique. Il futemporté dans la tourmente qui mit fin aux espérancesde la Grècesur la riveorientale de la mer Egée.

Troismois après notre entrevue de Salonique, je me suis souvenu à Verdundes paroles de Tricoupis. Il était bien renseigné sur les projets allemands.

Page 255: Avec Joffre de Agdair à Verdun

238 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

« En somme, de ces consultations diverses, se dégage une

idée assez nette de notre situation actuelle à Salonique.« Nous avons imposé notre présence à la Grèce. Si elle

renferme de nombreux éléments qui nous sont favorables,il n'en est pas moins vrai que son Gouvernement est à

l'entière dévotion de l'Allemagne. Il ronge son frein, car

nous pouvons affamer le pays, mais ses agents font tout

leur possible pour entraver notre action. En outre, son

armée est mobilisée. Elle occupe tous les points straté-

giques, sur la frontière, à Salonique même. La questionest donc de savoir si, menacés par derrière, nous serons

attaqués sur notre front, où tout est encore à créer. La

situation deviendrait alors angoissante, mais il ne semble

pas que cette hypothèse doive se réaliser pour le moment.

Nous nous sommes retirés de Serbie sans être sérieusement

pressés. La marche en avant d'importantes masses autri-

chiennes ou allemandes n'est guère vraisemblable dans les

circonstances actuelles et, s'ils ne sont pas fortement épaulés,les Bulgares se tiendront tranquilles. Ils occupent les ter-

ritoires qu'ils convoitaient et ne demandent rien de plus.Les Turcs non plus ne bougeront certainement pas. Dans

un mois d'ailleurs, à condition de travailler, la situation

sur notre front peut devenir très forte.

« Si nous n'avons pas de soucis de ce côté et, s'il ne reste

que les difficultés avec le Gouvernement grec, on pourra les

résoudre avec du doigté et de l'énergie. Le général Sarrail

a toutes les qualités voulues pour réussir dans cette tâche.

« 23 décembre. — Dans la matinée, mise en ordre de mes

notes, rassemblement dans les bureaux de l'État-Majordes rapports et des demandes qui n'ont pu faire l'objetde télégrammes et préparatifs de départ.

« Après le déjeuner, visite d'adieu au général Sarrail,aussi peu aimable qu'à l'arrivée, et à 15 heures embarque-ment sur le Tirailleur, un torpilleur que l'amiral Gauchet

a bien voulu mettre à ma disposition, faute d'autres moyens

Page 256: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 239

pratiques d'aller à Athènes. Le lieutenant de vaisseau

Mottez, qui le commande, nous accueille en camarades. Il

est enchanté de faire un petit tour qui le distraira de la

garde monotone qu'il monte devant les filets et les barrages

du port de Salonique.

« 24 décembre. — Arrivée au Pirée, au lever du soleil,

qui dore les marbres roux de l'Acropole. Les souvenirs

classiques reviennent à la mémoire. Mais nous ne sommes

pas ici en croisière touristique.« Aussitôt débarqués, nous montons à Athènes par le

chemin de fer. A la « Maison de France », je retrouve le

lieutenant-colonel Braquet, attaché militaire, un ancien

compagnon d'exil à Briançon. Il me présente au ministre,

M. Guillemin. D'après M. Guillemin, les mailles du réseau

dont l'Allemagne enveloppe la Grèce se resserrent tous

les jours. La censure, la police, la T. S. F. sont actuelle-

ment à l'entière disposition de la Légation allemande. A

son avis, nous devons nous tenir tranquilles, tant que la

situation ne sera pas complètement assurée à Salonique.

Mais alors, agir : pas de déclaration écrite, des actes. Les

moyens de coercition sont entre nos mains, il faudra les

mettre en oeuvre, sans hésiter. La lutte est engagée de ce

côté entre l'Allemagne et nous sur un terrain où nous

pourrons avoir tous les atouts. Nos ennemis le sentent

bien d'ailleurs, sans quoi le Kaiser aurait depuis longtemps

obligé son beau-frère à prendre officiellement parti dans le

conflit. En sortant du bureau de M. Guillemin, conférence

avec le commandant de Roquefeuille, attaché naval, sur

l'organisation austro-allemande du ravitaillement des sous-

marins en Méditerranée orientale. Ils ont racolé partout

des agents et ont organisé de nombreux dépôts d'essence.

Tout les favorise : configuration des côtes où l'on trouve

partout des rades parfaitement abritées, nombreuses îles

en bordure des principales routes maritimes, facilité d'uti-

liser, pour les ravitaillements, les innombrables petits

Page 257: Avec Joffre de Agdair à Verdun

240 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

voiliers grecs qui sillonnent la mer Egée, etc... Il estime

que nos pertes iront sans cesse en grandissant, si on ne

prend pas des mesures de défense efficaces. Faute de

moyens, celles qui existent actuellement sont presqueillusoires. Les Anglais, dont les ressources maritimes sontinfiniment supérieures aux nôtres, sacrifient tout à la mer

du Nord et à la Manche.

« A ce point de vue, le commandant de Roquefeuille,n'a rien à m'apprendre. Après un rapide déjeuner avec

M. Guillemin, et une visite non moins rapide à l'Acropole,nous partons à la nuit tombante. Dans la soirée traversée

du canal de Corinthe.

« 25 décembre. — Arrivée à Brindisi, à 15 heures, sans

incident. Trouvé là, en carafe, la mission du général de

Mondésir, chargée de faire la liaison avec l'armée serbe.

Le Roi Pierre est à Brindisi, traité moins en hôte qu'en

prisonnier. D'ailleurs les Italiens ne cachent pas leurs

sentiments vis-à-vis des Serbes, qu'ils considèrent comme

des ennemis. Sous prétexte de se prémunir contre les

maladies contagieuses, ils leur ont interdit de retraiter

sur Vallona et Durazzo, et ont déclaré que si des éléments

passaient outre à cette défense, ils les recevraient à coupsde fusil. Ils auraient même arrêté et confisqué à leur profitdes bateaux chargés de farine et de blé que les Gouverne-

ments anglais et français envoyaient à Saint-Jean-de-

Medua pour le ravitaillement des fugitifs, dès leur arrivée à

la côte. Il faut espérer que ce n'est là qu'un faux bruit,et que la haine de peuple à peuple — même en Méditer-

ranée — ne va pas jusque-là.« Partis le soir de Brindisi, nous arrivons à Rome le

26 au matin.

« 26 décembre. — Au palais Farnèse, je trouve l'attaché

militaire, le colonel François, qui m'introduit auprès de

M. Barrère. L'ambassadeur me fait un tableau lumineux

Page 258: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 241

de la situation. L'entrée en action de l'Italie a été enlevée

presque par surprise. La majorité du pays voulait la neu-

tralité. Sans doute elle hait l'Autriche, mais elle est, au

fond, en admiration devant la force allemande et elle la

craint. En entrant dans l'Entente, l'Italie a voulu faire

une bonne affaire, plus avantageuse que le maintien de

son union avec les Empires centraux. Maintenant que les

choses traînent, il y a du mécontentement un peu partout.La combinaison ne rend pas. Il faut que nous évitions soi-

gneusement de heurter l'opinion publique italienne au

sujet de la Serbie.

« Départ à 11 heures du soir. Sur le quai de la gare, le

colonel François m'annonce qu'on a décidé de transporterles débris de l'armée serbe en Tunisie, où elle sera dans

de bonnes conditions pour se reconstituer.

« 28 décembre. — Rentrée à Paris et à Chantilly. »

AVECJOFFRE 16

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Page 260: Avec Joffre de Agdair à Verdun

CHAPITRE IV

A SALONIQUE— DEUXIÈME MISSION

Janvier 1916.

Les premiers jours de ma rentrée au G. Q. G. furent

employés à la rédaction de rapports sur la mission dont

j'avais été chargé et à des comptes rendus verbaux dans

les ministères, Guerre, Marine, quai d'Orsay. Je me mis

également au courant de la situation générale qui n'avait

pas subi de grands changements dans les trois dernières

semaines. La question de l'armement de l'armée russe

restait aussi décevante. Ils demandaient 1.200.000 fusils

et en avaient reçu 250.000 de la France et du Japon.

Arkhangelsk bloqué à fond par les glaces, les communica-

tions avec notre alliée de l'Est se trouvaient à peu prèsinexistantes. Ne parlait-on pas d'utiliser la voie Cap de

Bonne-Espérance —Dalny?La suppression de la Section d'études me rendait

disponible. Je pensais immédiatement à retourner sur le

front où je n'avais fait qu'une vague apparition, dans un

« secteur privé de feux », comme on disait. Le printemps1916 ramènerait certainement l'activité sur toute la ligne.Je m'abouchais à cet effet avec le commandant Bel. En

attendant une affectation, je me proposais de rester quel-

ques jours dans un repos relatif.

Le 3 janvier, on apprit que des bombes avaient été lan-

cées sur Salonique. Par représailles, le général Sarrail

Page 261: Avec Joffre de Agdair à Verdun

244 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

avait fait arrêter les consuls des puissances ennemies,d'où grosse émotion en Grèce.

Le 4 et le 5, le général Sarrail signale la concentration

de troupes sur la frontière grecque. Il estimait que les

chances d'attaques augmentaient. Le lendemain, le généralJoffre me faisait appeler.

« Il semble qu'une action se prépare contre Salonique,me dit-il. D'après vos comptes rendus, l'organisation de la

défense n'était encore qu'ébauchée il y a une huitaine de

jours. Vous m'avez dit que vous croyiez possible de la ren-

dre sérieuse en quelques semaines. Nous avons envoyé à

Sarrail tout le matériel qu'il a demandé ou que vous

. avez demandé pour lui. Son armée est renforcée. En

somme, il a tout ce qu'il voulait, sauf deux divisions et

encore, la division Brulard (1) qui se refait à Mytilène,n'est pas loin, s'il est attaqué. »

Et, aussi tranquillement qu'il m'eût prescrit d'aller à

Compiègne ou à Senlis, il ajouta : « Vous allez retourner

là-bas. Voyez à fond tout le front, y compris celui des

Anglais et rendez-moi compte par télégramme de l'état dela défense. En revenant, s'il ne s'est rien passé qui vous

retienne à Salonique, arrêtez-vous à Corfou pour me direvotre impression sur l'armée serbe », et il termina : « Ta-

chez d'amadouer Sarrail, vous lui porterez le cordon de

Grand-Croix de la Légion d'honneur, cela lui fera plaisir et

il se détendra peut-être. A votre retour, on tâchera devous caser de façon intéressante. »

Les jours suivants, je fis mes préparatifs de départ et

le 13, dans la journée, je m'embarquai à Marseille sur le

Lutétia, le beau paquebot de la Compagnie Sud-Atlan-

tique. Un accident de T. S. F. nous empêcha de nous mettre

en route le soir même; mais le 14 au matin, nous prîmesdéfinitivement le départ et le Lutétia, à sa vitesse maxima

de 19 noeuds, sa seule sauvegarde contre une attaque de

(1) Qui achevait de se rembarquer aux Dardanelles.

Page 262: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 245

sous-marins, nous mit à Salonique en moins de quatre

jours. Le 17 au soir, nous entrions dans le port.

« 18 janvier.—

Débarquement. L'accueil de Sarrail,

qui avait été froid à mon premier voyage, est cette fois

violent. Il s'élève avec colère contre le G. Q. G. qui ne

lui accordera les renforts qu'il demande que quand il sera

trop tard. La vue du Grand cordon que je lui apporte, ne

le calme que de façon toute passagère...« En sortant de son bureau, soupir de soulagement. Je

m'installe à l'hôtel et vais faire une tournée d'arrivée chez

le consul et les amiraux. De bons camarades, le colonel

Fillonneau, le général Dauvé, qui commande l'artillerie,se montrent compatissants pour ma solitude et m'accueil-

lent à leur table.

« Première impression rassurante : l'expulsion des consuls

ennemis et surtout la destruction du pont de Demir-Hissar

ont mis les Grecs hors d'eux mais leur ont inspiré de salu-

taires réflexions. D'autre part, il y a bien eu des rassem-

blements nouveaux sur la frontière, mais, jusqu'à présent,il n'y a pas d'indice d'une attaque prochaine. »

En deux mots, voici ce qui s'était passé à propos de ce

pont sur lequel le chemin de fer Salonique —Constantinople

(la seule ligne reliant Salonique à l'intérieur, en dehors

de celle du Vardar) franchit la Strouma.

Inquiet des rassemblements qu'on lui signalait dans la

vallée de cette rivière, qui est la grande voie d'accès de

Bulgarie en Macédoine, n'ayant aucune confiance dans les

troupes grecques en couverture, qui pouvaient d'une heure

à l'autre se transformer en avant-gardes des armées

d'invasion, le général Sarrail résolut de prendre de ce

côté la seule mesure de précaution réellement efficace quifût à sa disposition. Le 12 au soir, un fort détachement

français quittait Salonique par train spécial et le 13 au matin

mettait la main sur le pont. La compagnie grecque qui

Page 263: Avec Joffre de Agdair à Verdun

246 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

le gardait, stupéfaite, n'eut pas l'idée de tenter une résis-

tance quelconque. Quelques heures plus tard, le pontsautait. Sa destruction devait apporter une gêne considé-

rable à l'ennemi, en cas d'une attaque convergente sur

Salonique.

« 19 janvier.— Commencement des tournées sur le front.

Je prends la ligne par l'ouest (bas Vardar). Le général

Regnault, commandant la division, m'accompagne à cheval

dans la visite de la gauche de son secteur. On a beaucouptravaillé depuis trois semaines. Il y a des tranchées, des

abris. Les défenses accessoires ne s'organisent que lente-

ment. Quoi qu'on fasse, on n'arrive à transporter en avant

que des quantités insuffisantes de matériel.

« 20 janvier. — Fin du seoteur de la division Regnault.Mêmes constatations que dans l'autre partie du secteur.

Déjeuner à Doganzi, avec Topart, qui commande une bri-

gade.

« 22 janvier. — Secteur de la division Bailloud. Les tran-

chées sont faites. Le général— soixante-huit ans — les

franchit devant moi comme un jeune homme et se retourne

pour me tendre galamment la main. La ligne de feu a

dès maintenant une force de résistance réelle. Partis à

8 heures, nous mettons pied à terre à 1 heure, gelés et

mourants de faim. Je retrouve Reginald Kann (1), l'écri-

vain militaire bien connu, qui fut correspondant de l' Illus-

tration pendant la guerre de Mandchourie. Après le déjeu-

ner, quand nous reprenons notre voiture pour rentrer à

Salonique, nous voyons le général Bailloud, couvert de

peaux de moutons, remonter à cheval, pour une nouvelle

tournée. La résistance physique de cet homme est extra-

ordinaire.

(1) Mort au Maroc,en 1925.Il était ancienSaint-Cyrien.

Page 264: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 247

« 22 et 23 janvier.— Secteur de la division Leblois, à

cheval sur le Galiko. Pour la rejoindre, on n'a rien trouvé

de mieux que de me faire voyager en dreysine, par un

froid de 10° au-dessous de zéro, et un vent du nord, cousin

germain du mistral. En somme, le front français est cons-

titué. L'armement serait insuffisant si on avait à résister

à une attaque disposant d'une puissante artillerie lourde,

largement approvisionnée. Mais il est bien peu probable

que l'assaillant puisse amener des moyens comparables à

ceux qu'il met en action sur le front occidental. On a beau-

coup travaillé aux routes. Le réseau se complète tous les

jours. »

Les 24 et 25 janvier furent consacrés à la visite du front

anglais. Le général Mahon, commandant l'armée britan-

nique qui devait y faire une inspection, avec le général

Howell, son chef d'état-major, avait bien voulu m'inviter

à l'accompagner. Nous partîmes de grand matin et le soir,

après avoir changé quatre fois de chevaux et couvert

85 kilomètres, nous arrivions à l'extrême droite de la ligne,au golfe d'Orfano. Nous avions suivi dans toute sa largeurla dépression qui sépare du continent la péninsule de Chal-

cidique et que jalonnent les beaux lacs de Langaza et de

Bezik. Par là passait la grande voie romaine de Durazzo

à Constantinople par Thessalonique. Elle est maintenant

réduite à une simple piste.Je trouvai l'organisation du front anglais moins avan-

cée que la nôtre, et surtout conçue de façon trop primitive.Heureusement le secteur — trop étendu pour les forces

dont ils disposaient (5 petites divisions, affaiblies par une

quantité de corvées et de services) — se trouvait protégéen partie par les lacs. Une attaque sérieuse de ce côté

ne paraissait d'ailleurs pas probable, elle n'eût mené à

rien.

Malgré un accueil très cordial, la nuit au camp d'Orfano

fut pénible. Comme abri, une tente, avec quelques roseaux

Page 265: Avec Joffre de Agdair à Verdun

248 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

comme lit, une couverture de cheval pour me réchauffer,

une selle comme mobilier et 5 degrés au-dessous de zéro !

Le général Mahon n'était d'ailleurs pas mieux installé. Les

Anglais adorent le confortable, mais ils ne savent pas pra-

tiquer aussi bien que nous le système D.

Le lendemain matin, visite des lignes de défense de la

droite du secteur et retour facilité par l'emploi d'une

vedette sur le lac de Bezik. Néanmoins, le soir, j'étaisfourbu.

« 26 janvier. — Le général Sarrail, poursuivant sa poli-

tique de gages et d'intimidation, prépare aux Grecs une

nouvelle surprise. Il va mettre la main sur le fort de Kara-

boroum qui tient sous son feu le port et la rade de Salonique.Visite détaillée du grand parc, des établissements de la

base et du camp de Zeitenlick. Il y a encore beaucoup à

faire, malgré l'importance de l'oeuvre déjà accomplie.

Télégramme au G. Q. G. au sujet des envois de matériel.

« 27 janvier. — Le matin, visite de la partie du front

anglais qui touche le nôtre : Langaza et Demir Glava.

Grosse animation. Mais dans l'ensemble, il y a retard sur

nous. L'opération de Karaboroum est pour demain matin.

Préparatifs de départ.

« 28 janvier.—

L'opération a parfaitement réussi. La

garnison a évacué sans difficulté le fort, dont le commandant

était d'ailleurs absent. Constantin va être hors de lui,mais nous ne risquons plus d'être pris dans le dos à Salo-

nique même.

« Si l'on avait depuis trois mois montré cette décision,notre situation dans les Balkans serait tout autre et la

Serbie serait encore vivante.

« Dans la matinée, visite d'adieux au général Sarrail.

Malgré la joie qu'il éprouve de la réussite de son coup de

main, il se montre de plus en plus violent dans ses récri-

Page 266: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 249

minations. Je ne reviendrai certainement plus ici, mais je

plains les camarades du G. Q. G. qui me remplacerontdans la liaison avec l'armée d'Orient. A 15 heures, embar-

quement. Je retrouve avec plaisir le Tirailleur et le com-

mandant Mottez. En raison de l'incident de Karaboroum

et pour éviter toute apparence de provocation, l'Amiral

Gauchet croit préférable de ne pas montrer nos couleurs au

Pirée d'ici quelques jours et nous filons directement sur

Corfou.

« 29 janvier.— Traversée sans incidents par le canal

de Corinthe et le golfe de Lépante. Devant Corinthe, nous

longeons la côte à la toucher. Au nord se dessinent les

hauteurs du Parnasse. Quel admirable pays et quelle

profonde empreinte a laissée en nous l'éducation classiquede notre jeunesse!

« Pour ne pas arriver avant le jour et trouver le port en-

core fermé, nous passons une partie de la nuit à l'ancre

dans une petite anse d'Ithaque. Au matin, nous sommes à

Corfou.

« Je retrouve la mission de Mondésir. Les premiers ba-

teaux transportant les Serbes sont arrivés. Pour les rece-

voir, le Gouvernement français a envoyé le bataillon de

chasseurs d'Alauzier et ce ne sera pas inutile.

« Rien ne peut en effet donner une idée du spectacle

qu'offrait le lazaret de Vido où on avait réuni les premiers

arrivants; ce n'était pas les débris d'une armée en retraite,

mais les survivants de l'exode de tout un peuple fuyant de-

vant un envahisseur effroyablement haï. Il y avait des vieil-

lards de soixante ans et des enfants de douze. Dans leur re-

traite à travers les montagnes, en plein hiver, par des che-

mins affreux, ils avaient tellement souffert du froid et de

la faim, que l'on croyait avoir des mourants devant soi.

J'en ai vu tomber brusquement pour ne plus se relever;

c'étaient de véritables squelettes, recouverts d'une peau

jaune et terreuse. Le contraste entre cette misère et la

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250 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

splendeur d'un merveilleux pays, éclairé par un clair soleil,

était atroce. »

Et ce sont ces hommes qui, transportés à Bizerte, nourris,habillés et armés par nous, devaient reprendre leur placede combattants à l'armée d'Orient et, en 1918, rentrer

les premiers dans leur pays, chassant devant eux les der-

niers de ces Autrichiens qui s'étaient flattés de les asservir

à jamais !

Peuple admirable, d'une vitalité prodigieuse et à quil'avenir est largement ouvert, si grands que soient les

obstacles que lui suscite et ne cessera de lui susciter l'Ita-

lie, jalouse de sa grandeur nouvelle, inquiète de le voir

prendre pied sur les rives de cette Adriatique où elle pré-tend dominer en maîtresse !

L'encerclement de la Yougoslavie est déjà amorcé parla mainmise de l'Italie sur l'Albanie, par les avances quele Gouvernement de Rome prodigue à la Bulgarie et à la

Hongrie. Peut-être bientôt les Slaves du Sud auront-ils

encore à lutter pour leur indépendance. Mais, s'ils gardentleurs précieuses qualités natives de courage, d'abnégationet de patriotisme, s'ils savent se conserver les alliances,

et les amitiés fidèles qui les soutiennent, ils sortiront vic-

torieux de cette épreuve nouvelle.

« 31 janvier. — Le matin, visite aux camps de Govino

et d'Ipsos, où on a l'intention de rassembler les Serbes,

après qu'ils seront nettoyés et habillés. Leur séjour à

Corfou ne pourra d'ailleurs être que temporaire, faute de

ressources et des moyens nécessaires à la reconstitution

d'une armée. Dès que les unités élémentaires auront été

reformées et que les malheureux seront en état de marcher,il y aura intérêt à les retirer d'ici.

« Le soir, tournée dans le sud de l'île, où des camps sont

également prévus. Au retour, visite de l'Achilleion, le pa-lais de l'impératrice Elisabeth, acheté après sa mort tra-

gique par le Kaiser qui y séjournait tous les ans quelques

Page 268: Avec Joffre de Agdair à Verdun

DANS LE PROCHE ORIENT 251

jours. C'est une belle maison, style grec, dans un site

admirable. Guillaume a fait remplacer la statue de Heine,le poète préféré de l'Impératrice, mais l'ennemi intime des

Prussiens, par un colossal Achille en fonte, don de je ne sais

quelle chambre de commerce allemande. Il paraît que, le

soir, quand il était à Corfou, de gros projecteurs éclairaient

à toute distance ce vilain produit de l'industrie métal-

lurgique d'outre-Rhin.

« On avait dit que l'Achilleion avait été organisé en

centre de ravitaillement des sous-marins. On n'a trouvé

trace de rien. Quoiqu'il en soit, on va l'utiliser comme

ambulance.

« 2 février.— De Corfou à Brindisi, avec le général de

Mondésir, qui s'est joint à nous et, dans la nuit, voyage de

Brindisi à Rome.

« 3 février. — Séjour à Rome. M. Barrère me reçoit à

nouveau. Il estime que notre occupation de Corfou donne

de l'ombrage à l'Italie. Il insiste sur la nécessité d'une unité

de direction pour la constitution de l'armée serbe. »

Le soir, je me remettais en route et le 4 j'étais à Chantilly.En arrivant, j'appris tout d'abord ma nomination au

commandement de l'artillerie du 20e corps d'armée. C'était

un poste de choix, qui devait me permettre d'assister et

de prendre une part active à toutes les grandes opérationsfutures. Le 20e corps n'était pas de ceux que l'on laisse en

arrière quand la bataille est engagée. Immédiatement

après, visite au général Joffre, que je trouvai rassuré sur

la capacité de défense de Salonique, mais qui me parut

préoccupé des résistances sourdes qu'il sentait autour de lui

et surtout dans les milieux gouvernementaux. Le lende-

main, comptes rendus à M. Briand et au général Galliéni.

L'impression que m'avait causée le ministre quelques mois

Page 269: Avec Joffre de Agdair à Verdun

252 AVEC JOFFRE D'AGADIR A VERDUN

auparavant fut encore plus forte. C'était évidemment

un malade, un grand malade.

Le 9 et le 10, je fis mes préparatifs de départ. Au déjeu-ner d'adieu chez le général Joffre, je retrouvai le général

Lyautey, de séjour en France. La conversation tomba sur

le général Mangin. « Mangin, s'exclama le général Lyautey,

je le connais bien : on peut lui obéir, on ne peut pas le

commander. » Jugement profondément vrai, comme de-

vaient le prouver les événements du printemps 1917.

Avant de me mettre en route, je fis une tournée d'adieux

dans les bureaux. « Que se passe-t-il de nouveau, demandai-

je au colonel Dupont, qui dirigeait le 2e? — Il se passe quele 14 nous serons attaqués à Verdun (1) et que le 20e corpssera immédiatement appelé en renfort. »

Je partis après déjeuner. Je me souviens qu'à ce dernier

repas à Chantilly, on me présenta un jeune sous-lieutenant,désigné pour remplacer Puaux dans la confection du com-

muniqué. Il s'appelait de Pierrefeu et a su depuis la guerretirer parti de son séjour au G. Q. G. et de la confiance qu'onlui avait témoignée.

Dès mon arrivée à Moyen, près de Gerbéviller, je com-

muniquai au général Balfourier, commandant le corpsd'armée qui y était au repos, les prévisions de Dupont.Elles se réalisèrent de point en point. Le 21 au matin,

l'attaque se déclanchait : le même soir, nous recevions

l'ordre de départ. Le 22, nous nous embarquions à Charmes;le 23, nous arrivions à Vavincourt, et, le 24 février au matin,nous entrions dans l'enfer de Verdun.

(1) Renseignement parfaitement exact. L'attaque avait été fixée au 14et fut remise au 21 à cause du mauvais temps.

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TABLE DES MATIÈRES

PagesNOTICE BIOGRAPHIQUE V

INTRODUCTION VII

PREMIERE PARTIE

L'AVANT-GUERRE

(Juillet 1911 à Juillet 1914)

CHAPITRE I. — De l'École militaire au boulevard desInvalides 3

CHAPITRE II. — Le général Joffre 7

CHAPITRE III. —Le Haut Commandement et les États-

Majors 13

CHAPITRE IV. — La préparation matérielle de la guerre. 25

CHAPITRE V. — Armement de l'infanterie et de l'artil-lerie 37

CHAPITRE VI. — Les munitions 53

GHAPITRE VII. — La fortification 59

CHAPITREVIII. — Le matériel technique. — Service del'Intendance. — Service de Santé. 65

CHAPITRE IX. —L'aéronautique 71

CHAPITRE X. — L'instruction. — Les grandes manoeu-vres. — Les camps 77

CHAPITRE XI. — La loi de trois ans. — La campagnede Charles Humbert. 95

CHAPITRE XII. — Le plan XVII. — Le plan W. 105

Page 271: Avec Joffre de Agdair à Verdun

TABLE DES MATIERES

DEUXIEME PARTIE

DE LA SOMME AUX VOSGES

(Août 1914 à Août 1915)Pages

CHAPITRE I. — A Paris. — Le prologue du drame

(24 juillet-4 août 1914). 113

CHAPITRE II. — A Vitry-le-François. — Les bataillesdes frontières (5 août-1er septembre1914) 119

CHAPITRE III. —A Bar-sur-Aube et à Châtillon-sur-Seine. — La bataille de la Marne

(2 septembre-25 septembre 1914). 137

CHAPITRE IV. — A Romilly-sur-Seine. — La course àla mer (26 septembre-28 novembre

1914) 167

CHAPITRE V. — A Chantilly et dans la Woëvre. — Lestranchées (29 novembre 1914-août

1915) 179

TROISIÈME PARTIE

DAMS LE PROCHE-ORIENT

(Août 1915 à Février 1916)

CHAPITRE I. — La section d'études de la Défense na-tionale. — La première année de

guerre dans les Balkans 191

CHAPITRE II. — L'occupation de Salonique. — L'écra-sement de la Serbie. — La crise

anglo-française (septembre-novem-bre 1915) 205

CHAPITRE III. — A Salonique. — Première mission

(décembre 1915). ........ 229

CHAPITRE IV. — A Salonique. — Deuxième mission

(janvier 1916) 243

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IMPRIMERIEBERGER-LEVRAULT.NANOY-PARIS-STRASBOURG.- 1932

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