55
Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett AVERTISSEMENT Ce texte a été téléchargé depuis le site http://www.leproscenium.com Ce texte est protégé par les droits d’auteur. En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour la France). Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe. Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues, même a posteriori. Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation. Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs. Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes. 1

AVERTISSEMENT - La plus grande bibliothèque de … · d’os dans ma vraie vie. June, c’est la femme d’expérience qui a morflé, et qui, au lieu de ... sa musique. (réalisant

Embed Size (px)

Citation preview

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

AVERTISSEMENT

Ce texte a été téléchargé depuis le site

http://www.leproscenium.com

Ce texte est protégé par les droits d’auteur.

En conséquence avant son exploitation vous devez obtenirl’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprèsde l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour laFrance).

Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peutfaire interdire la représentation le soir même si l'autorisation dejouer n'a pas été obtenue par la troupe.

Le réseau national des représentants de la SACD (et leurshomologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs etvérifie que les autorisations ont été obtenues, même a posteriori.

Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre,MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doitproduire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect deces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour latroupe et pour la structure de représentation.

Ceci n’est pas une recommandation, mais uneobligation, y compris pour les troupes amateurs.

Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et lepublic puissent toujours profiter de nouveaux textes.

1

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

IRISH COFFEEAubes et Crépuscules de June et Bennett

Chronique contemporaine à deux personnagesde Vincent DELBOY

Coordonnées de l’auteur : [email protected]

Note de l’auteur : Au départ, Bennett O’Grady n’était pas un personnage de théâtre. Il était uniquement unprotagoniste secondaire de mon premier roman, « Les Chaussures d’Audrey O’Neal ». Et,malgré le rôle minime qu’il tenait dans mon manuscrit, je me suis attaché à lui et me suis prisun soir à imaginer quel avait pu être son passé de jeune prostitué avant que je l’allonge sur lespages du roman. Même si je m’attache à ce que chacune de mes créations soit différente desprécédentes, je suis de ceux qui ont besoin d’un fil rouge entre elles : preuve en est sur lepersonnage de Nanie à travers plusieurs pièces de théâtre que j’ai écrites. L’exercice allait êtreun peu différent cette fois-ci, vu que je m’apprêtais à faire passer le jeune irlandais d’uncontexte romanesque à un contexte théâtral. Pour tout dire, quelques scènes de la pièce sontprésentes également dans le manuscrit faisant suite à l’un des opus de la saga d’AudreyO’Neal, série maîtresse de mon activité d’écrivain. Je n’ai eu alors qu’à intensifier etdévelopper la fréquence des rencontres de Bennett avec la patronne de café, secondpersonnage de la pièce. June m’importe beaucoup. Sans doute parce qu’elle est de chair etd’os dans ma vraie vie. June, c’est la femme d’expérience qui a morflé, et qui, au lieu des’aigrir de ses souffrances, met son vécu au service d’un conseil et d’un soutien aux plusjeunes. Un substitut qui a un avantage majeur sur la maman de chacun : elle est prête à toutentendre et à tout dire. A la manière d’un « Harold » et d’une « Maude » forts et sensibles,Bennett et June vont échanger, se soutenir et partager de nombreux petits matins et denombreux crépuscules autour d’un café, à la fois consolés et asservis par la présence del’autre. « Irish Coffee » raconte tout cela, avec ce qu’il faut d’humour et de gravité : une bellehistoire d’amitié atypique qui repousse les frontières de la différence d’âge, de la tolérance etde la dépendance.

BONNE LECTURE !

2

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett 3

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. Le rideau s’ouvre sur le décor d’un troquet à la limite du miteux. June, femmeentre 50 et 60 ans, vêtue d’un pantalon noir fluide et d’un top moulant, est à la porte.)

4

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNE(à son dernier client, que le public ne voit pas)

Oui, mon tout beau, c’est ça : à demain… Et va pas te bourrer la gueule toute la nuit : t’es déjàcomplètement tarté, ma poule. Et cherche un travail : ça t’évitera d’être rond du matin ausoir… C’est ça, bisous, chéri.

(June referme la porte. Elle allume le poste. Musique de « Rio Grande » d’Eddy Mitchell.Elle fredonne la chanson en commençant à débarrasser les tables, en faisant son ménage.Bennett sort en baillant de la porte de l’arrière boutique. Il a 17 ans. C’est un joli garçonblond vénitien. Il est juste vêtu d’un caleçon. Il végète à côté de la porte en s’ébouriffantmollement les cheveux. June réalise qu’il est là.)

JUNE(plaisantant)

Ah, t’es enfin levé, feignasse !

BENNETT(avec la mauvaise humeur du matin)

Qu’est-ce que c’est que cette musique pourrie ?

JUNE(éteignant le poste)

Quand tu auras autant d’années de carrière que Monsieur Schnoll, tu te permettras de critiquersa musique. (réalisant que Bennett ne porte rien de plus que son caleçon) Hé, gamin, tu t’escru au Crazy Horse, ou quoi ? Va te foutre un truc sur les fesses, s’il te plaît.

BENNETTIl est fermé à cette heure-ci, votre rade, non ?

JUNE(ricanant)

Et ben, dis donc, loupiot, tu t’es levé les couilles à l’envers, on dirait ! Si c’est comme ça tousles matins, ça promet !

BENNETT(retournant vers l’arrière boutique)

Vous n’aurez pas l’occasion de le vérifier. Je vous remercie infiniment de votre hospitalité,pour la nuit dernière, mais je ne compte pas rester.

JUNEEt où iras-tu ? T’as pas un rond et pas de boulot… Enfin, si : t’en as un. Mais tu comptes pasl’exercer toute ta vie, j’espère ? (Elle rit) Tu t’imagines tapiner en déambulateur, chéri ? Non,mais, c’est Emile Zola !

BENNETTEmile qui ?

JUNEOh, ils connaissent rien, ces irlandais ! Allez, va t’habiller. Café ?

5

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

BENNETTCafé.

(Bennett quitte la scène. June remet la musique en route et pose la cafetière sur une table.Bennett sort de l’arrière boutique, pieds nus mais portant un pantalon moulant et un petitdébardeur étriqué très court.)

JUNEJe croyais que tu devais t’habiller.

BENNETT(s’asseyant)

C’est malin. Comment croyez-vous que je gagne ma croûte ? On appâte pas les bourgeois deDallas en bossant en scaphandre autonome !

(June rit et s’assoit en face de lui. Ils boivent en même temps une gorgée de café.)

JUNEAaaaaaah… Ca, tu vois, c’est l’un de mes deux moments préférés dans ma garce de vie : lecafé après une putain de journée de boulot.

BENNETTEt votre autre « moment préféré de votre garce de vie », c’est quoi ?

JUNELe café avant une putain de journée de boulot.

BENNETTSuper. Quelle heure est-il ?

JUNE21 heures.

BENNETTJ’ai juste le temps de prendre une douche et je file ! C’est pile poil l’heure où ils sortent dubureau avant d’aller rejoindre leurs bonnes femmes !

JUNE(riant)

Mange un petit quelque chose avant d’y aller, gamin : la pipe, ça épuise !

BENNETT(se levant de table)

Ca ne me fait pas rire. Vous êtes vulgaire.

JUNEHé, là ! Calme ta joie, mignon ! J’essaye simplement de dédramatiser les choses.

BENNETTJe… Je suis désolée, Madame. Je suis un peu à cran.

6

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNEOn l’est tous un peu. Et il n’y a pas de « Madame » qui tienne ! Je m’appelle June.

BENNETTEt moi, Bennett.

JUNEJe sais.

BENNETTComment ? Quand vous m’avez recueilli ce matin, nous n’avons même pas pris le temps denous présenter.

JUNEJ’ai regardé dans ton portefeuille.

BENNETTNe vous gênez pas, surtout ! En voilà, des manières !

JUNEC’est un tapin qui va m’enseigner les convenances : non, mais, on rêve. Excuse-moi, mais unmoutard de 15 ou 16 ans…

BENNETT17.

JUNE(ironique)

Ca change tout. (Elle reprend sur un ton ironique) Donc, un HOMME de 17 ans débarqueivre mort dans mon bar à 6h30 du mat’, me dérange pendant ma mise en place, en medemandant simplement s’il peut entrer, fringué comme une fille de vie, et m’annonçantsimplement qu’il s’est fait virer de son appart’, parce que son proprio a découvert qu’il étaitmineur, prostitué, et sans papiers, et moi, je n’ai pas le droit d’en savoir plus ? « En voilà, desmanières » ? C’est toi, qui es un peu gonflé, mon joli.

(Bennett se renferme.)

JUNEAllez, la salade de museau ! J’ai jamais voulu supporter la tronche en biais d’un bonhomme etd’une bardée de mouflets, ce n’est pas pour commencer à bientôt 60 balais !

BENNETTJe… Je vais me grouiller pour faire ma toilette, et je ne vous embêterai plus.

(Bennett va dans l’arrière boutique. June souffle d’agacement et se remet en train sur sonménage, en rallumant le poste. Scène humoristique où elle fait un play-back avec son balai.La chanson se termine. Elle s’assoit quelques secondes, réfléchit, puis se précipite vers laporte de l’arrière boutique en l’ouvrant brutalement.)

JUNE

7

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(hors scène)Dis, gamin, j’ai pensé à un truc rigolo : si, ce soir, on se faisait… Oooooh, mais c’est que t’esmonté comme un percheron, garnement !

(On entend Bennett hurler.)

BENNETT (hors scène)

Non, mais ça va pas, la tête ! Vous pourriez vérifier que je ne suis pas à poil, avant d’entrer ?

JUNE(ressortant précipitamment de l’arrière boutique, comme poussée par Bennett)

Oh, ça va, ça va ! Ben, dis donc : pour quelqu’un qui file son derche à tous les pédés deDallas, je te trouve bien pudique ! Quelle mijaurée, celle-là !

(Bennett ressort à son tour, à moitié habillé.)

BENNETT(mettant un t-shirt et s’asseyant pour enfiler ses chaussures)

Sur ce, j’y vais.

(Il prend son sac à dos et tend la main à June.)

BENNETTMerci beaucoup pour votre hospitalité. Je reviendrais peut-être prendre un café chez vous, unde ces quatre.

JUNE(lui serrant la main)

Reviens demain matin boire un café, en sortant du « travail ».

(Bennett sort de scène sans lui répondre. Noir. Fin du Premier Crépuscule d’Hiver.)

8

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett 9

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. Le rideau s’ouvre sur June en train de faire sa mise en place. Elle est vêtue d’unpantalon noir fluide et d’un haut de couleur. Elle chantonne sur un air d’Eddy Mitchell quipasse sur le poste. Alors qu’elle est derrière le bar, elle sort un album photo et commence àla feuilleter en souriant.)

JUNEPunaise, j’étais sacrément bonasse, en ce temps là !

(On tape à la porte vitrée.)

JUNEOh, c’est pas vrai ! Assaillie dès 6h30 du mat’ !

(Elle referme l’album photo et l’enferme sous le bar. Elle se dirige vers la porte enmaugréant.)

JUNEBande de saoulards d’ouvriers ! Vous pouvez pas attendre une heure, non ? J’ouvre à 7h30 !

(Elle ouvre la porte.)

JUNE(souriant de manière amusée)

Tiens, qui voilà ! Mon poupon irlandais ! Allez, entre, je me caille les miches devant la porteouverte.

(Bennett entre, très sérieux.)

BENNETTJe me demandais si je n’avais pas…

JUNEEt « bonjour » ? C’est pour les chiens, grossier personnage ?

BENNETTPardon, Madame. Bonjour. Je me demandais si je n’avais pas…

JUNE(faisant comme si elle allait le gifler, en riant)

Tu me remets encore du « Madame », galopin, et tu te manges une avoine !

BENNETT(souriant enfin, même faiblement)

Pardon. Bonjour, June.

JUNE(souriant)

Bonjour, Bennett.

BENNETT

10

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

Je me demandais si je n’avais pas oublié mon t-shirt d’hier chez vous, et…

JUNEIl est en train de sécher, chéri. Je ne veux même pas savoir ce que tu as foutu avec, mais çarenardait, mais alors, bien vilain. Je me suis permise de le mettre avec ma machine.

BENNETTMerci. Est-ce que je peux attendre ici qu’il soit sec ?

JUNET’as pas trouvé où roupiller, hein ?

BENNETT(s’asseyant)

Non. Habituellement, je me débrouille toujours pour convaincre mon dernier client de la nuitde me ramener chez lui ; mais là, ça fait quelques temps que c’est une vraie galère.

JUNE(souriant)

De vrais pantouflards, ces mecs. Hop ! Un petit coup dans les bosquets, et puis retour aubercail et ils s’engouffrent sous la couette sans retirer leurs chaussettes. Café ?

BENNETTCafé.

(June va chercher la cafetière et deux tasses, sert Bennett et elle, puis s’assoit en face de lui.)

BENNETTJe suis désolé de vous déranger une nouvelle fois.

JUNEOh, tu ne me déranges pas, au contraire. C’est marrant de trouver un peu de jeunesse dans cetripot dégueulasse !

BENNETT(voulant être poli)

Il n’est pas si dégueulasse que ça.

JUNENe me la joue pas bien élevé, veux-tu. J’ai été reine des nuits parisiennes pendant des lustres,chéri. Quand j’ai ouvert ce tripot dégueulasse, je savais bien que j’ouvrais un tripotdégueulasse.

BENNETT(pouffant)

Vous avez été reine des nuits parisiennes ? Vous ?

JUNE

11

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(se levant d’un bond, faussement vexée)Et comment ! Pourquoi, petit con ? Tu sais que sous cet amas de gras et de rides se cachaitautrefois une nana sacrément bien roulée !

BENNETT(amusé)

Je veux bien vous croire.

JUNEJe faisais tourner les têtes – et les braquemarts – de tous les gars de Paris : épaisse comme uncrayon, la tignasse longue jusqu’au cul, des yeux plus redoutables qu’une kalachnikov… Ah,c’était le bon temps…

BENNETTPourquoi vous avez arrêté ?

JUNEParce que c’était le bon temps, mais, hélas, tout n’en a qu’un seul…

BENNETTTout n’a qu’un seul quoi ?

JUNEBen : un temps. Tout n’a qu’un temps. Hé ben, dis donc, je suis pas tombée sur un diplômé dePolytechnique !

BENNETTFigurez-vous que j’ai eu mon bac l’année dernière, avec un an d’avance.

JUNE(ironique, mais pas méchante)

Mazette ! Je ne savais pas qu’on passait des bacs avec spécialisation « pute », maintenant.

BENNETTNon. C’est dans les arts que je voulais aller.

JUNE(se rasseyant)

Qu’est-ce qui s’est passé ?

BENNETTJ’étais encore à Dublin. J’ai rencontré un mec génial, la trentaine passée, beau comme undieu, gentil comme un ange et qui m’aimait comme un fou…

JUNECa sent déjà le roussi. Continue…

BENNETT

12

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

Il était américain. Il m’a proposé de le suivre et de m’assumer pour que je puisse bosser à latélé. Et puis…

(Les yeux de Bennett s’embuent.)

JUNET’es pas obligé de tout me raconter, gamin.

BENNETTEt puis, après que mes parents m’aient fait savoir que, si je partais avec ce mec aux Etats-Unis, ils ne voudraient jamais me revoir, je suis quand même parti avec lui pour Dallas. Aubout de quelques semaines, il m’a demandé de quitter son appart’, sans la moindreexplication. J’ai su plus tard qu’il avait rencontré un mec de son âge et de sa condition. Alors,il a bien fallu que je me démerde. Dès le premier soir, j’étais dans les sous-bois. J’y airencontré un autre tapin sympa, qui m’a proposé de sous-louer son appart’, vu qu’il s’apprêtaità partir pour l’Arabie Saoudite pour plusieurs mois, pour bosser pour un émir. La suite, jevous l’ai déjà dite: le proprio s’est rendu compte de l’arnaque avant-hier, et il m’a foutudehors.

JUNEC’est moche. Moi, je me suis faite plumer par un gigolo. Il m’a tout pompé, ce connard. Etavec mes derniers sous, je suis venu vivre ici, pour tout oublier, pour tout reprendre à zéro,pour seulement me dire que…

(June se rend compte que Bennett est entrain de s’endormir. Elle tape très fort avec sa mainsur la table.)

JUNEHo ! Tu m’écoutes !

BENNETT(ouvrant faiblement les yeux)

Je… Oui… Oui… C’est juste que je n’ai pas dormi depuis un bon moment.

JUNELaisse, va : ce ne sont que de vieilles histoires de vieilles qui ne veulent pas crever.

BENNETT(se levant)

June, ça ne vous ennuie pas, si je pique un petit roupillon dans l’arrière boutique, en attendantque mon t-shirt ait séché ?

JUNENon, chéri.

BENNETTVous me réveillez juste avant d’ouvrir le bar ?

JUNE(souriant d’avance)

13

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

Pas de problème, gamin. Tu connais le chemin.

(Bennett sort de scène. Noir. Fin de la Première Aube d’Hiver.)

14

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett 15

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. La scène s’ouvre sur June en fermeture du bar. Elle est vêtue d’une tenueprintanière. Au poste, on entend « Vieille Canaille ». Tour à tour, June chante les rôlesd’Eddy Mitchell et de Johnny Hallyday. Bennett sort habillé printemps et propre de l’arrièreboutique.)

BENNETTT’as pas vu mon gel ?

JUNECelui pour les cheveux ou pour le…

BENNETTTrès drôle. Pour les cheveux, bien sûr.

JUNECa fait trois mois que tu vis ici, et tu ne sais toujours pas où je range les pots d’avance ?

BENNETT(souriant et allant éteindre le poste)

Non. Et ça fait aussi trois mois que je ne supporte pas Eddy Mitchel.

JUNEDans le placard de la pharmacie.

BENNETT(affublant June d’une bise sur la joue)

T’es une perle.

(Bennett file dans l’arrière boutique et revient avec un pot de gel. Il commence à se coifferdevant le miroir.)

BENNETTAaaaah… Je suis content que les beaux jours reviennent : c’est quand même plus agréablepour bosser.

JUNEJ’aime bien le printemps. On dirait que c’est la seule saison de l’année où les gens sont moinsénervés. Café ?

BENNETT(s’asseyant en face d’elle)

Café. J’ai mis 100 dollars dans la cagnotte, en rentrant ce matin.

JUNEOn ne va pas reparler de ça, gamin. Je ne roule pas sur l’or, mais ce que je gagne me suffit. Jene t’ai jamais rien demandé.

BENNETTQuestion de principe.

16

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNEJe préfèrerais que tu gardes ton oseille pour toi, pour monter tes projets.

BENNETTJe vais m’en sortir. En te donnant 300 dollars par mois, j’ai calculé que, d’ici deux ans, jepourrais commencer à envisager mon avenir avec plus de sécurité.

JUNEEt si tu gardais tout ton pognon pour toi, tu pourrais être barré d’ici moins d’un an.

BENNETTJe te dérange ?

JUNEMais qu’il est bête, c’est pas vrai ! (Elle lui embrasse la main.) Bien sûr que non, tu ne medéranges pas.

(Ils boivent ensemble une gorgée de café. Silence.)

JUNE(sérieuse)

Je voulais te parler d’un truc, Bennett…

BENNETTJe t’écoute.

JUNEQuand tu es rentré ce matin, tu avais l’air un peu… un peu…

BENNETTUn peu quoi ?

JUNEUn peu énergique.

BENNETTUn peu énergique ? Je ne comprends rien de ce que tu dis !

JUNEBon, t’avais l’air camé, voilà !

BENNETT(à la légère)

Aaaaaaah, ça ? Oui, c’est mon dernier client du vendredi soir : il aime bien qu’on baise souscoke.

(June se renferme et boit une gorgée de café. Silence.)

BENNETT

17

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(souriant)Tu vas pas faire la gueule pour ça, quand même ? Pas toi ! T’es toujours en train de parler detes folles nuits parisiennes, et là, tu fais du boudin parce que je me suis envoyé un rail ?

JUNEOn peut s’éclater sans toucher à ça.

BENNETTSi c’est le trip de mon client, je m’y plie. Et puis, ça te va bien de me faire la morale, alors quet’as passé presque quarante années de ta vie morte saoule toutes les nuits !

JUNEC’est pas la même chose. L’alcool, c’est…

BENNETTEt allez, le discours bien pensant : l’alcool, c’est toléré ! L’alcool, c’est convivial ! L’alcool,c’est pas puni par la loi !

JUNEHé, ho ! Calme-toi, mouflet ! Un autre ton avec moi ! (criant soudain) Est-ce que je m’énerve,moi ?

BENNETTMais c’est toi qui me saoules avec tes discours d’un autre siècle, là !

JUNETu te rends pas compte de ce que la dope peut faire sur toi ! Sous coke, tu te sens le plus fort,le plus grand, le plus intouchable : c’est le genre de conneries qui peut complètement te faireoublier la capote !

BENNETT(défiant)

Parce que tu t’imagines qu’on en met chaque fois ? Si c’était le cas, je serai le tapin le pluspauvre de Dallas.

JUNEOn va arrêter de parler de ça, t’es vraiment trop con.

BENNETTAprès tout, ça ne te regarde pas. C’est mon corps, c’est ma vie : j’en fais ce que je veux.

JUNEIl est vraiment grand temps que tu gagnes en maturité, mon petit vieux.

(June se lève, ramasse quelques verres, et s’énerve soudainement à nouveau.)

JUNEEt je n’ai aucune envie d’avoir un junkie séropo chez moi, Ok ?

BENNETT

18

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

Junkie séropo, maintenant ! On sniffe un coup de temps en temps, et, avec toi, on devient unjunkie !

JUNEEt quand tu te seras chopé le sida, qui est-ce qui te torchera quand tu seras plus capable de lefaire ? Qui est-ce qui t’aidera à bouffer quand t’auras même plus la force de porter unefourchette ?

BENNETTT’inquiète pas : ce ne sera pas toi ! Si j’apprends que je suis plombé, j’irai crever tout seulquelque part !

(Bennett file dans l’arrière boutique. June a l’air blasé. Elle s’affaire à son rangement.Bennett ressort de l’arrière boutique habillé pour sortir.)

JUNEBen… Tu termines pas ton café ?

BENNETTNon. Je ne peux plus rien avaler.

JUNE(voulant plaisanter)

C’est dommage : ça va sérieusement t’handicaper dans ton boulot.

BENNETTC’est hallucinant ! On se déchire, et toi, tu trouves encore le moyen de déconner !

JUNEOh la la ! « On se déchire », maintenant ! T’es vraiment le roi des histoires à la « SantaBarbara » ! On discute, c’est tout !

BENNETTT’appelles ça discuter, toi ? Tu m’insultes, et je devrais sourire et passer dessus.

JUNEMais, je ne t’insulte pas, gamin. J’essaye juste de te faire comprendre qu’il ne faut pas joueravec le feu, voilà tout. C’est de ton âge, ces conneries, mais j’estime qu’il est de mon devoirde te mettre en garde.

BENNETTPrimo : tu n’as aucun devoir envers moi. Deusio : tu parles de mon âge, comme si j’avais eule même parcours que mes semblables, alors que, pendant que les autres garçons de 17 ans ontpour unique souci de savoir si ils vont avoir la moto de leurs rêves pour leur 18 ans, moi, j’ensuis à me dire si mon cul suffira à me faire gagner mon pain !

JUNE(excédée)

Tertio : tu m’emmerdes ! Va bosser !

19

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

BENNETTToi aussi, tu m’emmerdes, avec ton attitude de celle qui a tout vu, tout connu !

JUNEOn ne vous apprend plus le mot « relativisme », à l’école ?

BENNETTPour ce que tu y es allée, je m’étonne que tu me donnes des leçons de vocabulaire !

JUNEToxico !

BENNETTMal baisée !

(Bennett sort de scène. Noir. Fin du Crépuscule de Printemps.)

20

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett 21

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. Le rideau s’ouvre sur June. Le bar est déjà mis en place. Derrière le comptoir ellefeuillette son album photo. La musique de « La dernière séance » passe sur le poste. Ellesourit nostalgiquement au fur et à mesure qu’elle tourne les pages. Bennett entre par la portevitrée sans dire un mot. June éteint le poste.)

BENNETT(froid)

Tu as déjà terminé ta mise en place ?

JUNEJ’ai très mal dormi. Je me suis levée très tôt.

BENNETTCa va ?

JUNEComme ça peut.

(Bennett file dans l’arrière boutique. June continue de feuilleter son album photo. Bennettressort de l’arrière boutique avec son sac à dos.)

JUNEBen… Qu’est-ce que tu fais ?

BENNETTJ’ai pris un nécessaire pour quelques jours. Je viendrai chercher le reste de mes affairesrapidement.

JUNEMais qu’est-ce que c’est que cette sortie à la Sarah Bernhard, là ! Déconne pas, Bennett et vadonc te coucher !

BENNETTNous ne sommes pas sur la même longueur d’ondes…

JUNE(explosant)

Mais on a 40 ans de différence ! ! ! Tu ne trouves pas un peu normal qu’on ne pense pas toutde la même façon ? ! ! !

BENNETTNe crie pas. On dirait ma mère.

JUNEEt bien, même si elle a eu tort sur toute la ligne de te foutre dehors, je rêverais qu’elle soie làaujourd’hui pour te flanquer une bonne fessée.

BENNETT(la narguant)

T’inquiète pas : j’ai mes clients pour ça.

22

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNE(rouge de colère)

L’un de ceux qui te bourrent les narines de dope et avec qui tu acceptes de te faire baiser sanscapote ? ! ! !

BENNETT(explosant)

Je me barre ! ! !

(June file à toute vitesse derrière le comptoir, sort son album photo et le balance violemmentsur la table devant laquelle Bennett se tient.)

JUNE(très en colère, pointant l’album photo)

Avant que tu te casses, fais-moi au moins le plaisir de jeter un œil là-dessus ! ! ! (Elle montrenerveusement la cafetière.) Café ? ! ! !

BENNETT(jetant son sac à dos à terre et s’attablant violemment )

Café ! ! !

(June vient se poster debout à côté de lui, ouvre l’album et lui pointe nerveusement les photosen tournant les pages à toute vitesse.)

JUNELà ! Là ! Là ! Là ! Et encore là ! Ca, ce sont tous mes amis homos d’il y a trente, vingt, dixans ! Et où sont-ils aujourd’hui ? !

BENNETT(sombre)

Je ne sais pas.

JUNEDans le bide des vers de terre, petit merdeux!

(Silence.)

JUNEEt pourquoi ? Parce qu’ils sont tombés sur des salopards qui n’en avaient rien à foutre ! (Ellemime ses propos.) Et hop ! Un p’tit coup dans le pif, un p’tit coup dans le cul, et un dernierp’tit coup dans le cimetière ! Tous flingués par la came et par le sida ! ! ! Alors, maintenant, tufais ce que tu veux !

(Elle referme l’album, sert le café, et va ranger l’album derrière le comptoir. Silence.)

BENNETT(hurlant soudain et fondant en larmes)

Tu crois que c’est facile ? ! Tu crois que j’ai le choix ? ! Toi, t’as toute ta vie derrière toi, avectes bonheurs et tes remords ! Moi, des bonheurs, je n’en ai jamais eus, et quant aux remords, ilfaudra déjà que j’aie fait quelque chose de ma putain de vie pour savoir ce que c’est ! ! ! Toi,

23

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

tu as un bar, des gens avec qui tu discutes, un chez toi ! Moi, je n’ai que la prostitution pourme dire que je fais quelque chose ! ! !

JUNEOh, ton concerto de violons, tu le joues à quelqu’un d’autre, mais pas à moi ! T’as pas de cheztoi ? Et ici, c’est quoi ?

BENNETTC’est pas chez moi : c’est chez toi ! ! !

JUNET’es tout de même une belle petite enflure ! Je fais tout pour te foutre la paix, je te nourris, teblanchis, te file un pieu, et tu trouves encore le moyen de me reprocher mes conseils ? Jedoute que tous les tapins du monde puissent avoir le même traitement ! Je t’expliquesimplement qu’il ne faut pas que tu te drogues et qu’il faut que tu protèges tes rapportssexuels, et je me retrouve traitée comme une merde dans ma propre maison ! C’est uncomble ! Quelle arrogance !

BENNETTTu vois : tu viens de le dire !

JUNE(blasée)

Mais quoi, bordel ?

BENNETTQue tu es dans TA propre maison !

JUNETu détournes le premier sujet de notre conversation en te victimisant : c’est n’importe quoi, etça ne prend pas avec moi.

(Bennett engloutit son café, attrape nerveusement son sac et file vers la porte. Bennett filedans l’arrière boutique. June se prend les tempes en soufflant.)

JUNEAvant de te coucher, aère un peu ta chambre : ça coince sévère, là-dedans !

(Silence.)

JUNEHo, gamin, je te cause !

(Silence. June va dans l’arrière boutique.)

JUNE(hors scène)

Oh, c’est pas vrai : mais quelle tête de cochon tu fais !

(Bennett déboule sur scène, chargé, en plus de son sac à dos de sacs plastiques de toutessortes, débordant d’affaires.)

24

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

BENNETTVoilà, comme ça, tu n’auras plus du tout à supporter mes odeurs !

JUNE(revenant sur scène)

On peut pas dire que t’es facile, hein ? Et où tu vas dormir, bougre d’âne ? !

BENNETT(méprisant, ouvrant largement la porte d’entrée du bistrot, prêt à sortir)

C’est le printemps. Comme tu peux le voir, il fait très beau. La belle étoile sera parfaite.

(Il fait un pas dehors. Le public ne le voit plus. Grondement de tonnerre, suivi d’un bruitagede pluie torrentielle. Bennett entre à nouveau sur le pas de la porte. June pouffe.)

BENNETT(blasé)

Putain de mois de mars.

(June éclate de rire, et, toujours sur le pas de la porte, Bennett ne tarde pas à éclater de rireaussi. Noir. Fin de l’Aube de Printemps.)

25

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett 26

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. June, vêtue d’une robe d’été, est à la porte du bar avec un verre à la main, parlantà un client.)

JUNEBen, oui, je sais, mon gros : il est tout juste 21 heures. Je suis crevée. C’est ça : je te garde tonverre en doggy-bag. Allez, ciao, ma poule. Et dis à ta femme qu’elle t’achète des chemisettes :sous ton col roulé en plein mois d’août, t’as vraiment l’air d’un abruti !

(June ferme la porte et débarrasse la table à côté du comptoir, en chantonnant. Bennettapparaît en caleçon. Il s’étire, et sourit à June, l’air ensommeillé.)

BENNETT(bâillant)Brian ?

JUNE(lui souriant)

Evidemment : Brian. Quel autre saoulard fait la fermeture du bar tous les soirs ? Bonjour, moncœur.

BENNETT(lui faisant une bise sur la joue)

Bonjour, ma June.

(Bennett s’assoit à la table.)

BENNETTJ’ai dormi comme un loir… J’adore l’été : c’est le seul moment de l’année où je parviens àtrouver le sommeil facilement.

JUNE(blaguant)

Tu m’étonnes : tes nuits de boulots sont moins remplies, ils sont tous en vacances avec leursbonnes femmes et leurs marmots. Café ?

BENNETT(bâillant à nouveau)

Café.

(June vient servir le café.)

JUNEAh, plus de sucre… Je vais en chercher !

(June file hors scène.)

BENNETTFaudrait que t’arrêtes, avec ton sucre dans le café. T’as pas fait de check-up depuisl’antéchrist, et je suis sûr que tu te tapes un taux de glycémie capable de faire blêmir un…

(La lumière s’éteint.)

27

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

BENNETTJune, je crois que les plombs ont encore sauté ! (Pas de réponse) Ho, June !

(June reparaît en chantant, portant un gâteau d’anniversaire couvert de bougies.)

JUNE(chantant)

Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, Bennett ! Joyeuxanniversaiiiiiiiiiiiiiire !

BENNETT(touché)

Oh, non ! Tu t’es souvenu ?

JUNE(l’affublant d’une bise)

Les 18 ans de ma petite pute préférée, ça ne se loupe pas ! Allez, fais un vœu et souffle !

(Bennett ferme les yeux, puis souffle)

JUNEBravo ! Et ton vœu, c’est quoi ?

BENNETTAh, si je te le dis, il ne se réalisera pas !

JUNESuperstition de bonne femme ! Peu importe ! Tu veux faire quoi ?

BENNETTComment ça ?

JUNEPour ton anniversaire, tu veux faire quoi ?

BENNETT(blaguant)

Oh, j’avais pensé faire quelques pipes au square et finir ma soirée avec un quadragénairemarié ventripotent sur le siège arrière de la Mustang de son épouse.

JUNE(souriant)

Tu ne peux pas te donner ta soirée ? Allons, gamin : 18 ans ! On pourrait aller se faire ungueuleton et terminer à se dessouder en boîte ! T’as pas envie de danser ?

BENNETTSi. Mais ça, on peut le faire ici, non ?

28

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Bennett allume le poste et sélectionne un titre. Les premières notes de « Pas de Wooggie-Booggie » retentissent.)

BENNETTNote l’effort surhumain que je suis en train d’accomplir.

JUNETais-toi, imbécile, et fais-moi danser !

(Bennett entraîne June dans un rock endiablé. Pendant la scène, ils chantent et ils rient.Moment de bravoure dansé. Au bout d’un moment, June se détache de lui et va éteindre leposte.)

JUNE(essoufflée)

Pouce ! (Elle reprend sa respiration.) C’est plus de mon âge, ces conneries !

BENNETT (moqueur)

Et alors ? Où elle est, la reine des nuits parisiennes ?

JUNEElle est comme les autres : décapitée !

(Bennett se rassoit et boit une gorgée de son café.)

BENNETTBon, je vais mettre le gâteau au frigo et j’y vais.

(June se rapproche de lui et lui prend la main.)

JUNEOn n’a qu’une jeunesse, gamin. Tu n’as pris aucune nuit de repos depuis que tu vis ici.

(Silence.)

JUNEDemain, c’est dimanche : le bar est fermé.

BENNETTUn gueuleton et la nuit en boîte, tu disais ?

JUNEAllez, va mettre un futal et une chemise, on est parti !

(Noir. Fin du Crépuscule d’Eté.)

29

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett 30

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. Bruits de clés. Bennett et June entrent dans le bar. Le public voit à leur démarchequ’ils sont éméchés. Bennett s’assoit lourdement sur une chaise.)

BENNETTBouh ! Je suis vanné ! Malheur : 7 heures du mat’ ! C’était bien, cette petite virée, hein ?

JUNE(passant derrière le comptoir)

Oh, que oui ! Tu vois : je t’avais bien dit que ça te ferait du bien de décompresser un peu.

BENNETTOuais… Et ça m’a permis de retrouver le monde des vivants.

JUNECafé ?

BENNETTCafé. Je mets un peu de musique.

(Bennett va allumer le poste. Musique de « Couleur menthe à l’eau » d’Eddy Mitchell. Junevient servir le café et s’assoit en face de Bennett. Ils boivent ensemble une gorgée de café.)

BENNETTTu sais ce qui m’agace le plus dans ta musique ?

JUNENon, mon grand.

BENNETTC’est que c’est en français : je ne comprends rien. Là, tu vois, par exemple, je sens bien aurythme du truc et à la voix du type que c’est une ballade mélancolique, mais j’avoue que lefait de ne pas savoir ce qui se dit me gêne profondément.

JUNECa raconte l’histoire d’une jolie fille, une fille de bar…

BENNETTUne entraîneuse ?

JUNE(blaguant)

Ne prends pas ton cas pour une généralité, chéri… Non, c’est juste une jeune fille de quartier,qui rêve d’amour et de gloire. Elle est belle, elle est crâneuse, elle veut mettre tous leshommes à sa botte…

BENNETTPourquoi ? Ils lui ont fait du mal ?

JUNE

31

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

Ce n’est pas dit dans la chanson, mais je ne crois pas… Non, elle se rassure comme ça, parcequ’elle sait qu’elle ne sera jamais la star qu’elle veut être – ça, ce n’est pas dit non plus, maiscomme j’ai oublié d’être conne, je l’ai compris… Eddy Mitchell rêve de l’aborder, mais il abien compris qu’il n’aura aucune chance…

BENNETTQuelle couille molle !

JUNEEt il a raison. Lui, il est gentil, il est romantique… Et la fin de la chanson donne raison à sesappréhensions : la fille aux yeux menthe à l’eau range sa mégalo, et se casse avec un meclooké loubard…

BENNETTEt ensuite ?

(June va éteindre le poste.)

JUNEEnsuite ? La chanson n’en raconte pas plus. Mais je pense que, quelques années plus tard, lafille larguée se dit qu’elle aurait mieux fait de mettre son orgueil dans son sac à mains, etqu’elle aurait du considérer avec plus d’attention le mec discret et gentil qui la regardait dansle bar, sans oser l’accoster.

BENNETTC’est pour toi ?

JUNEC’est pour moi, quoi ?

BENNETTC’est pour toi, qu’il l’a écrite, la chanson, Eddy Mitchell ?

BENNETTOh, non ! Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Si Eddy Mitchell m’avait écrit une chanson, chéri,je serais sa bourgeoise depuis un paquet d’années. Non, ce n’est pas pour moi qu’il a écritcette chanson.

(Silence. Bennett fait signe à June de se rasseoir, ce qu’elle fait en souriant nostalgiquement.)

BENNETTEt après qu’elle se soit faite larguer, qu’est-ce qu’elle a fait, la fille aux yeux menthe à l’eau ?

JUNEElle n’a jamais plus eu aucune histoire sérieuse, alors qu’elle n’avait que 25 ans… Et elle estdevenu quelqu’un d’autre.

BENNETTQui ?

JUNE

32

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

June.

BENNETTC’est vrai que je ne m’étais jamais posé la question, mais, « June », pour une française, c’estbizarre. C’est quoi, ton vrai prénom ?

BENNETTSi je te le dis, tu vas te foutre de ma gueule !

BENNETTNon, vas-y !

JUNEJosette.

BENNETTEt ben ? C’est pas mal. C’est…

(Il ne peut dissimuler son rire.)

JUNE(riant)

Tu vois, p’tit con !

BENNETTJe me suis toujours demandé à quoi tu pouvais ressembler, jeune.

JUNEA la même chose que maintenant.

BENNETT(riant)

Allons ! Je veux dire avant que tu t’empâtes et que tu aies cette gueule un peu tapée.

JUNETu veux voir ?

(Elle se tire le visage. Ils rient.)

BENNETTNon, sérieusement.

(June sourit, passe derrière le comptoir et ramène l’album photo avant de se rasseoir.)

JUNE(ouvrant l’album)

Là, c’est moi, à vingt-cinq ans.

BENNETTLa vache ! Mais t’étais super canon.

33

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNE(pas peu fière)

Ouais, j’étais pas mal, ouais. Et là, regarde : c’était en soirée.

BENNETTMais… Mais les mecs avec toi, c’est… ?

JUNEEt ouais, mon p’tit vieux : ce sont les Stones.

BENNETTTu les as beaucoup fréquentés ?

JUNEOh, beaucoup, non. On se buvait quelques tournées ensemble, au hasard des grandes soiréesparisiennes…

BENNETT(malicieux)

Tu t’en es tapé un ?

JUNEJe me les suis tous tapés, chéri.

BENNETTTous ? ! En même temps ? !

JUNENon, trésor, un par un. Je tenais à ma réputation.

BENNETT(moqueur)

C’est vrai que se taper tous les membres d’un groupe de rock les uns après les autres, plutôtque tous en même temps, ça change tout.

JUNE(montrant une autre photo)

Et là, c’est moi à 30 ans.

BENNETTWaouw, la classe ! Tu portes vachement bien le tailleur, tu sais !

JUNEC’est la photo que « Paris Match » avait utilisé pour sa couverture, quand je suis passéedirectrice de la publication chez Marie-Claire.

BENNETTRe-waouw ! ! ! Et… Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite, pour que tu en arrives là ?

(Silence. Bennett se rend compte de son manque de tact.)

34

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

BENNETTJe… Oh, pardon, June. Je voulais dire…

JUNELaisse, t’as raison. (Elle montre une autre photo.) Après, il s’est passé ça.

BENNETTEt bien, ma cochonne : quel canon ! C’était ton mec ?

JUNEOui et non. Il avait dix ans de moins que moi. On se rendait service. Je le sortais, il mebaisait… Ca a duré presque vingt ans. Jusqu’à ce que je me bousille la vie en bringues, que jeme fasse une réputation d’alcoolo dans le milieu de la presse, que je me fasse virer sans rienretrouver derrière, et que je réalise qu’il fallait que je me barre loin avec le peu d’économiesqui me restaient, pour oublier qu’il n’était que mon gigolo et que c’était à lui que je devais maperte.

BENNETT(prenant la main de June)

Et tu as atterri ici, pour ouvrir le troquet miteux le plus accueillant des Etats-Unis, et finir tesjours avec un prostitué pédé de 40 ans ton cadet.

(Ils rient.)

BENNETTJ’aurais aimé que ma mère te ressemble.

JUNENe dis pas ça. C’est une conne pour le moment, mais je suis persuadée qu’elle réalisera bienvite que se détourner de son enfant n’est pas la meilleure solution pour terminer sa vie enpaix.

BENNETTPeut-être. Mais il y a lui.

JUNELui, ton père ?

BENNETTOui. Je le déteste. Ma sœur s’est cassée avec le premier venu quand elle a eu à peine 18 ans,parce qu’elle en avait marre de cette espèce d’abruti.

JUNEJe ne le connais pas, mais peut-être ne mérite-t-il pas que tu le traites de cette manière.

BENNETTTu le considèrerais de la même façon que moi, si tu le rencontrais.

JUNEPeut-être qu’il souffre, tout bêtement.

35

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

BENNETTOui, il souffre. Il souffre d’un énorme manque de réussite professionnelle. Alors, il nous atoujours gonflé avec sa foutue rigueur, son espèce de côté malsain à ne nous considérer quedans un cursus scolaire, sans nous voir comme des êtres humains. L’école, les notes : il n’yavait que ça… Je ne te raconte pas le coup de massue quand ils ont su que j’étais pédé et quej’allais me barrer à l’étranger avec un mec qu’ils n’avaient jamais vu !

JUNEIl a gueulé ?

BENNETTIl m’a tapé sur la gueule. Ce qui m’a conforté dans mon choix de quitter la maison.

JUNE(lui prenant la main et lui souriant)

T’as raison : c’est une espèce d’abruti, hélas, beaucoup trop répandue.

(Pendant tout le monologue de June, Bennett s’endort progressivement sans que June ne s’enrende compte.)

JUNEMon père nous tapait sur la gueule aussi, sur mes frères et moi. J’ai été la première à mecasser. Les premières années, je ne voulais même pas entendre parler de lui. Et puis, on s’estmis à se revoir une ou deux fois par an. Et puis, ça a été plus que ça. Et puis, il a changé, jecrois… On change à n’importe quel âge. Il ne m’a jamais dit qu’il regrettait, je n’ai jamaisoublié ce qui s’était passé… Mais j’ai vécu avec. Ce n’était pas du pardon, mais ça yressemblait beaucoup. Et quand il a cassé sa pipe, il y a quatre ans, j’ai été malheureusecomme les pierres. On est bizarrement fait, tout de même. On déteste les gens, et pourtant, ilsnous manquent quand on n’a plus l’occasion de se dire qu’on les déteste. Sans doute parcequ’on fait semblant de les détester, pour conserver notre amour propre et avancer la tête haute.C’est pour ça qu’il ne faut pas que tu le juges trop vite, il est très certainement…

(June se rend compte que Bennett s’est endormi sur la table. Elle se lève, et, debout à côté delui, lui caresse les cheveux.)

JUNE(tendre)

Quel beau petit ingrat tu fais ! Tu me racontes les sordides petits détails de ton passé, et moi,quand je fais pareil, tu te mets à roupiller !... T’as raison, va : c’est de ton âge de te foutre detout sauf de ta petite carcasse. (Silence) Un jour, tu vas te barrer. Tu vas laisser ta vieillecopine pochtronne en carafe… Et t’auras bien raison : ta vie est devant toi. Prends-la à bras lecorps. (Silence) On peut dire que tu as bien chamboulé mon existence, gamin : c’est pas tousles jour qu’une vieille chose comme moi a l’occasion de prouver qu’elle sert encore à quelquechose.

(Elle adresse un doux baiser sur la nuque de Bennett. Dans son sommeil, il grogne et tournela tête. June sourit, va derrière le comptoir, et revient avec un plaid, dont elle recouvre lesépaules de Bennett.)

JUNE

36

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

Fais de beaux rêves, gamin : tu en as bien besoin.

(June quitte la scène. Noir. Fin de l’Aube d’Eté.)

37

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

38

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. La scène s’ouvre sur June en fermeture du bar. Musique d’Eddy Mitchell. Bennettse lève, déjà habillé, sans que June ne le voie.)

BENNETT(faisant une bise à June dans son dos)

Hello.

JUNE(surprise)

Oh, tu m’as fait peur, imbécile ! Déjà prêt ?

BENNETTOuais. J’ai mal dormi.

JUNEQu’est-ce qui se passe ?

BENNETTOh, la nuit dernière, je ne suis tombé que sur des tordus et des peine-à-jouir. C’était long.

JUNEAh, les affres du métier… Y’a que ça ?

BENNETTOui. Enfin, non. C’était quand, exactement, que j’ai baisé avec le producteur, là ?

JUNETu m’en demandes ! Fin août, début septembre, je crois. Et alors ?

BENNETTEt alors, on est fin novembre et je n’ai aucune nouvelle. Pourtant, j’ai envoyé ma lettre demotivation et des photos dès le lendemain, comme il me l’avait demandé. Je me dis de plus enplus qu’il a fait tout ça pour avoir sa baise gratis !

JUNEC’est pas sûr, gamin. T’es beaucoup trop joli pour qu’il n’ait sincèrement pas pensé que tupouvais faire partie de son écurie. Et puis, ce n’est qu’un stage à la télé dont il t’a parlé, pas unposte de présentateur de JT.

BENNETTC’est sûr. Mais c’est quand même rageant.

JUNEAh, impatiente jeunesse ! Café ?

BENNETTCafé. Des fois, j’aimerais me réveiller, et sentir à côté de moi cet enfoiré pour qui j’ai quittémon pays, et me dire que ces 18 derniers mois n’ont été qu’un cauchemar.

JUNE

39

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(servant le café)Et non ! Je suis là, bien là, et prête à te foutre des coups de pied dans ton superbe petit derrièrepour t’empêcher de broyer du noir !

BENNETT(souriant)

T’es gentille. Bien. (Il engloutit son café.) Je file vers mes cinglés et mes embouchés de laprostate !

JUNEBonne soirée, chéri.

BENNETTA demain matin.

(Bennett sort de scène. June éteint la musique et va vers le téléphone. Elle compose unnuméro.)

JUNE(au téléphone)

Allô… ? Oui, bonjour, Madame O’Grady, c’est June… Bien : il va bien. Il vient de partir autravail… Je sais : ce job de barman en discothèque, ce n’est pas son avenir, mais il en a besoinen ce moment… Non, il n’a personne dans sa vie, à l’heure actuelle, je crois… Oh, non, non,non, non : il ne me dérange pas. Et puis, il vaut mieux qu’il soit chez moi, pas vrai ?... Ne meremerciez pas, je le fais avec plaisir : c’est un môme très attachant… Ne pleurez pas… Je saisqu’il vous manque, mais, même si je vous parait dure, il fallait y penser avant, vous ne croyezpas ?... Allez, séchez vos larmes… Mais il sait que vous souffrez : vous êtes sa mère, il nel’oublie pas ! Mais c’est trop tôt pour le revoir. Ca vaut mieux pour le moment qu’on se parleen cachette… Là, il attend une réponse pour la télé ; je suis sûre qu’il réussira… (blagueuse)Aaaaaah, arrêtez de ma remercier et de pleurer comme ça, ou je raccroche !... Je vais vouslaisser, Madame O’Grady, j’ai encore du travail. A bientôt.

(June raccroche et remet le poste en marche. Noir. Fin du Crépuscule d’Automne.)

40

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. Chanson entraînante d’Eddy Mitchell. June chante en dépouillant le courrier.)

41

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNE(chantant)

Lalalalalalalalalala, factuuuuuuuure ! Lalalalalalalalalalalala, factuuuuuuuuure !Lalalalalalalalalala, encore une putain de factuuuuuuuuuuuuure ! Lalalalalalalalalal…

(En décachetant la dernière enveloppe, elle s’arrête net de chanter, alors que la musiquecontinue. Alors que les yeux de June parcourent le courrier, le public se rend compte à sonattitude qu’il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle. Bennett entre par la porte vitrée. Junecache en hâte le courrier sous le comptoir. )

BENNETT(souffle et éteint le poste)Ca gueule, ton truc, là !

JUNETu t’en es prise une de traviole, ou quoi ?

BENNETTPardon. Bonjour.

JUNEC’est mieux, chéri. Café ?

BENNETTCafé. (Il s’assoit.) Quelle nuit horrible !

JUNE(servant le café)

Qu’est-ce qui s’est passé ?

BENNETTQue des cons ! Le feuj’ qui me demande une ristourne – on croit rêver ! La quadra qui scrute àla fenêtre pendant que je le suce pour voir s’il n’y a personne qu’il connaît qui passe ! A unmoment, j’ai presque cru que c’était un agent du KGB ! J’ai même baisé avec une femme !

JUNE(riant aux éclats)

Non ? ! ! !

BENNETTSi. Et je peux te jurer que je suis certain d’être pédé, maintenant.

JUNEAh ? Demi-molle ?

BENNETTNon, ça, ça va, je maîtrise. Mais alors, tous ces nichons partout…

JUNEOuais, au moins deux, quoi.

42

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

BENNETTCa fait déjà deux de trop.

JUNE(lui faisant une bise avant de s’asseoir en face de lui)

Vilain petit misogyne, va !

BENNETTEt puis, il y eu l’autre, là : le producteur de la dernière fois.

JUNE(gênée)

Ah… Lui…

BENNETT(ne voyant pas la gêne de June)

Il arrive avec sa gueule enfarinée, après une absence de plusieurs mois, et il me parle commesi j’étais son mec. Non, mais, je te jure : il est gonflé !

JUNECa…

BENNETTOn baise – mal, comme la première fois – et du coup, je me dis, quand même, que je vais luidemander s’il a bien reçu mon courrier. Et là, il prend l’air abruti et il me répond que non…T’es sûre que t’as mis assez de timbres sur l’enveloppe ?

JUNEJe crois. Peut-être pas. Je ne me rends pas bien compte.

BENNETTC’est peut-être ça, alors. En tout cas, j’espère pour lui qu’il a dit vrai, sinon…

JUNE… Sinon, tu vas passer une bonne nuit de sommeil là-dessus, attendre pour ton stage, et, sijamais tu n’as pas de réponse, prospecter ailleurs.

BENNETTTu dois avoir raison. (Il bâille.) Je dors debout : je vais me pieuter.

(Il avance vers l’arrière boutique et se retourne vers June au moment de passer la porte.)

BENNETTTu crois que j’y arriverai ?

JUNETu as tout pour, chéri. Dors bien.

BENNETTJe vais essayer. Bonne journée.

43

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Bennett sort de scène. June s’assure qu’il est bien parti, puis ressort le courrier sur lequelelle s’était arrêtée. Elle le parcourt à nouveau, avec un air triste. Sa lecture se fait en voix offd’homme.)

VOIX OFF D’HOMMEA l’attention de Bennett O’Grady. Objet : réponse à une demande de stage. Monsieur, nousaccusons réceptions de votre courrier du 8 septembre 2006. Malgré ses qualités, votre dossiern’a pas retenu notre attention. En effet, les stagiaires venant rejoindre nos équipes doiventjustifier d’un diplôme ou d’une expérience précédente sur un plateau de télévision. Voussouhaitant l’aboutissement de vos démarches futures, nous vous prions d’agréer, Monsieur,l’assurance de notre entière considération.

(June chiffonne la lettre et prolonge avec sa propre voix amère et froide la fin du courrier.)

JUNECordialement…

(June déchire la lettre en petits morceaux et la jette à la poubelle. Elle va ouvrir la porte dubar.)

JUNE(ouvrant la porte vitrée)

Salut, les gars !

(Noir. Fin de l’Aube d’Automne.)

44

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. June est en fermeture du bar, habillée hiver. Elle est à la porte vitrée.)

JUNE(à son dernier client tardif)

45

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

C’est ça, mon tout beau. Et mets les deux pieds bien l’un devant l’autre : le dernière fois, c’estles flics qui t’ont ramené chez ta bonne femme… Non ! Pas un dernier gorgeon : t’en assuffisamment dans le carafon !

BENNETT(hors scène, venant de dehors)

Salut, Brian ! (Il entre précipitamment et fait une bise à June au passage.) Hello, ma June !Pffoou ! Il fait un froid de canard !

JUNEM’en parle pas ! (discrètement en chuchotant) Putain, t’étais où ? Je me suis fait un sangd’encre : il est 21h30 et t’es pas rentré depuis hier ! (à Brian) Et toi, arrête de bloquer la porteavec ton pied, ahuri : y’a plus de bibine, point, barre !

BENNETT(allant à la porte)

Allez, Brian : exit, rideau, à plus tard dans la vie !

(Il ferme la porte.)

JUNETu lui as niqué le pied, je crois.

BENNETT(riant)

Mariné comme il l’est, il n’a rien senti !

(Bennett s’assoit.)

BENNETTAaaaaah, ça fait du bien de se poser !

JUNENon, mais, t’as vu l’heure ? Tu aurais pu me passer un coup de fil, quand même : je me suistout imaginé ! (voyant l’air béat de Bennett) Ooooooooh… Vous m’avez l’air bien gai, jeunehomme ! Café ?

BENNETTCafé. Oui, ça va plutôt bien. Tu vois, ma vie est tellement abominable, que le moindre petitdétail qui l’égaye me suffit.

JUNE(servant le café, puis s’asseyant en face de lui)

Oh… Raconte-moi tout.

BENNETT(à la manière d’un conteur)

Imagine : 2 heures du mat’, un froid à fendre les pierres, même pour un mois de janvier, deux,trois passes bâclées et personne à l’horizon. Soudain, sortant de la brume, une grosse bagnolegrise s’arrête à côté de moi. La vitre fumée se baisse…

46

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNEDerrière : un gros porc qui transpire.

BENNETTPas du tout. Une gueule magnifique, la trentaine, des yeux verts de gris, la mâchoire carrée, lesourire à trois millions, le costard cravate, les cheveux fraîchement coupés…

JUNE(s’éventant en riant)

Si j’étais pas ménopausée, j’aurais des vapeurs ! Continue.

BENNETTEt la voix qui va avec ! Le ton grave, mais chaleureux. Il me dit : (Il imite son client.) « Etalors, beau gosse, on se ballade ? ».

JUNEOh, le gros lourd ! Et alors ?

BENNETTMoi, crâneur – ils adorent ça ! – je lui réponds : « Non, ça se voit pas : je pousse deswagonnets au fond d’une mine. ». Il rigole et me fait signe de monter. A peine garés à l’abri,je m’attaque à sa braguette. Là, il m’arrête et me dit qu’il veut discuter d’abord. Je lui répondsque je n’ai pas que ça à faire, et il me tend un billet de 500 dollars !

JUNEMonsieur sait vivre !

BENNETTAlors, sans rien me dire de lui, il me demande de parler de moi. Je lui raconte ma vie, tout :Dublin, mes parents, mes projets d’avenir, toi… Et je me rends compte qu’il est presque 4heures du matin. Du coup, je lui explique qu’il va falloir qu’on baise vite, si je ne veux pasperdre ma nuit de boulot. Il m’embrasse… Longtemps…

JUNEEt oui, le boulot !

BENNETTEt bien, non… J’y ai pris du plaisir… On a commencé à se toucher… Et on a fait l’amour…(Il se reprend.) Heu, on a baisé, je veux dire ! En plus d’être monté comme un âne, il m’a faitprendre un pied d’enfer ! Tu te rends compte, June : c’est la première fois depuis que je fais ceboulot que je prends mon pied !

JUNE(assombrie)Continue…

BENNETT

47

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

On se rhabille, et il me dit qu’il a faim. Alors, il m’emmène à la station service, me laisse seuldans la voiture et revient avec deux cafés et deux muffins. On bouffe, on parle un peu et ons’endort… Je me réveille en cata dans la bagnole et je me rends compte qu’il est presque 20heures : j’ai dormi d’un trait ! Je le secoue et je lui explique que j’ai perdu du pognon endormant avec lui. Il me répond en souriant : « Si ce n’est que ça… ». Et il me file (Bennettsort une liasse de billets de sa poche.) 4 000 dollars ! ! !

JUNEEt ?

BENNETT« Et ? » ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? 4 000 dollars ! ! ! Sur ce, gentleman oblige, ilme ramène presque jusque devant la porte du bar. Au moment où je sors, il me fait : « On peutpeut-être prendre rendez-vous ? ».

JUNE(inquiète)

Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

BENNETT(riant)

Je l’ai envoyé chier, mais d’une force ! ! ! Pour qui il se prend ? C’est bon, quoi : le fantasmedu cadre sup’ qui craque sa paye avec une pute, je le connais !

JUNE(rassurée)

J’ai eu peur. T’as eu raison, gamin : il ne faut pas tout mélanger.

BENNETT(engloutissant son café)

Je vais me coucher deux, trois heures, et je retourne au boulot.

JUNEQuelle santé !

BENNETT(à la porte de l’arrière boutique)

Tu te rends compte, June : 4 000 dollars !

JUNEDors bien, mon cœur !

(Bennett lui envoie un baiser de loin et quitte la scène. Noir. Fin du Second Crépusculed’Hiver.)

48

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(Lumière. June est en mise en place du bar. Bennett entre par la porte vitrée.)

JUNEBonjour, grand garçon.

BENNETT

49

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

(souriant)Bonjour, ma June.

(Il s’assoit et semble attendre. June prend l’air interloqué.)

JUNEQuoi ? (Silence) Ah ! Café ?

BENNETTCafé.

(June vient servir le café, puis retourne derrière le comptoir.)

BENNETTBen… Tu ne t’assois pas avec moi ?

JUNE(malicieuse)

Quel jour on est ?

BENNETTHeu… Mardi ?

JUNEMardi combien ?

BENNETTMardi… Mardi 13 janvier, normalement.

JUNE(l’approchant, une lettre à la main, peu sûre d’elle)

Joyeux anniversaire, chéri.

BENNETTAlzheimer te guète : je suis d’août.

JUNENOTRE anniversaire, chéri.

(Silence)

BENNETT(souriant à June)

C’est vrai. Un an déjà. J’ai rien vu passer.

JUNE(fébrile, lui tendant la lettre)

Lis.

(Bennett décachette la lettre, puis s’assombrit.)

50

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

BENNETTC’est pas ton écriture.

JUNENon. Tu auras le droit de m’en vouloir après, mais lis d’abord.

(La lecture de Bennett se fait en voix off de femme.)

VOIX OFF DE FEMMEMon chéri, ça fait presque deux ans que tu es parti. Je voulais t’écrire pour te dire que ton pèreet moi avons réfléchi. Nous t’aimions déjà tel que nous te connaissions, et nous sommes àprésent prêts à t’aimer tel que nous ne te connaissons pas. Nous avons compris que l’on ne faitpas des enfants pour qu’ils nous ressemblent. Avec ton accord, nous souhaiterions reprendrecontact avec toi. Nous avons bien conscience que tu ne reviendras pas vivre à la maison. Nousvoulons seulement continuer de t’entourer de notre amour, même si nous l’avons mal faitauparavant. N’en veux pas à ton amie June de nous avoir contactés. Elle a juste compris notredouleur, compris la tienne, et voulu les changer en bonheur. Papa et moi t’aimons de toutnotre cœur. Nous espérons avoir de tes nouvelles bientôt et te voir nous rendre visite à Dublin.Et si, d’aventure, une personne partageait ta vie à ce moment-là, quelle qu’elle soit, la portelui est grande ouverte. Nous t’aimons, mon chéri. Maman.

(Bennett étouffe un hoquet.)

BENNETTJ’espère que tu ne lui as pas tout dit.

JUNEJe ne suis pas folle. Tu es censé être barman en discothèque.

BENNETT(riant doucement dans son sanglot)

On peut dire qu’elle est crédule : barman en boîte, alors que je suis à peine majeur et que jesuis en situation irrégulière ici !

JUNETu ne m’en veux pas trop ?

(Il ne dit rien et la serre dans ses bras. Silence de quelques secondes.)

BENNETTMerci d’avoir fait en sorte que je les revoie.

JUNEMerci d’avoir fait en sorte que je t’aime suffisamment pour trouver le cran de la faire.

(Ils s’enlacent à nouveau.)

BENNETT(gêné)

Je… J’ai… Moi aussi, j’ai une nouvelle à t’annoncer…

51

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNE(s’asseyant)

Ah ?

BENNETTJe… Je vais partir de chez toi, June…

(Silence)

JUNEIl est revenu, c’est ça ?

(Bennett hoche la tête.)

JUNEFallait bien que je m’en doute. Même si tu l’as envoyé balader, on sentait bien que tun’attendais que ça : le revoir. Comment ça s’est passé ?

BENNETTJe venais à peine de partir d’ici, hier soir, et, au coin de la rue, il m’attendait dans sa voiture.Au début, j’ai été très agressif. Il m’a promis la même somme que la fois d’avant, sij’acceptais de dîner avec lui et de passer la nuit dans son appartement. J’ai cédé, et déjà, cen’était pas l’argent qui me motivait. On est allé dans un super resto, il m’a offert une rose. Etpuis, on est allé chez lui. Il m’a raconté sa vie. Il est directeur exécutif pour AWLM sur leTexas.

JUNEAWLM ? La grosse boîte de fringues ? Et sur tout le Texas ? Ca, c’est du lourd, gamin !

BENNETTIl part l’année prochaine à Paris, pour être à la tête de la branche française.

JUNEAh ! Il y a toujours une ombre au tableau !

BENNETTIl m’a fait l’amour… Dans une vraie chambre… Dans de vrais draps… Et ensuite, il… Il m’aassuré que plus personne ne me ferait de mal, et qu’avec lui, je réussirai ma vraie vie. Alors…Je vais aller chez lui et le suivre en France l’année prochaine.

JUNE(masquant sa douleur)

Fais gaffe, trésor : ce discours-là, on te l’a déjà tenu une fois.

BENNETTJe le sais. Mais j’ai envie de prendre le risque, June.

(Silence. Elle se lève, lui prend la main et l’embrasse.)

52

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNE(de plus en plus touchée)

Si ça foirait à un moment où à un autre, mon troquet miteux et moi, on t’attendra.

(Silence.)

JUNE(faussement ravie)

Allez, mauvaise graine, va te coucher !

BENNETTJune… Je… Non. Il m’attend dehors dans la voiture.

JUNEAh… Bon, alors, dépêche-toi de réunir tes affaires.

(Bennett sourit à pleines dents. Au passage, elle lui flanque une tape sur les fesses et il courtdans l’arrière boutique. June attend que Bennett soit parti dans les parties privées du bar enpoursuivant son ménage. Elle s’arrête subitement, et ses yeux s’embuent. Bennett revient avecson sac à dos. June s’essuie les yeux.)

BENNETTCa y est, je suis prêt ! (June reste retournée, sans parler.) Ben… Qu’est-ce qu’il t’arrive ?(Silence) Oh, June ! Tu pleures pas… ?

(Elle se retourne, rayonnante.)

JUNEMais non, p’tit con ! Au contraire ! Viens par-là, mon biquet : j’ai droit à mon dernier câlin !

(Bennett pose son sac et prend June dans ses bras quelques secondes. Ils se lâchent et seregardent.)

BENNETTPourquoi « un dernier » ?

JUNEUn dernier quoi ?

BENNETTUn dernier câlin.

JUNE(l’ébouriffant)

Allons, p’tite chose ! Je voudrais pas faire d’ombre à ton trentenaire beau comme un dieu,monté comme un diable, et riche comme un roi ! Tu t’es trouvé un mec et un papa en mêmetemps : faut qu’il assume, maintenant !

BENNETT(souriant)

T’es bête…

53

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

JUNENon, c’est toi qui es bête de le faire attendre. Allez, file, gamin, je veux plus te voir !

BENNETT(à la porte)

Bon, je passe te voir dans la semaine ?

JUNEPasse en fermeture, le soir. On prendra un café en attendant que ton jules sorte du bureau.

BENNETTC’est cool. Et ben… A dans deux, trois jours, alors ! (Il commence à ouvrir la porte.) Oh,June… Tu ne veux pas sortir avec moi, juste pour voir à quoi il ressemble.

JUNE(rit)

J’ai passé l’âge de fantasmer comme une midinette, chéri. Et je suis à la bourre sur monménage. Tu me l’emmèneras la prochaine fois.

BENNETTOk… Let’s go ! Bises, ma June !

JUNEBises, mon coeur !

(Bennett quitte le bar. June va vers la porte vitrée, fait un signe de salut en souriant, etregarde la voiture s’éloigner. Elle reste figée sur la porte vitrée.)

JUNE(grande émotion dans ce monologue)

« A dans deux, trois jours »… Et dire que tu y crois, mon grand, au moment où tu le dis… Turéaliseras vite qu’on ne se reverra plus. C’est mieux pour toi. Tu vas te dire tous les jours quetu es un vrai chien de ne pas venir me rendre visite… Et m’oublier sans t’en rendre compte…Et moi, je vais accrocher ton souvenir quelque part dans ma vieille tronche, et repenser à toide temps en temps… Beaucoup au début, un peu moins à la fin…

(Elle va vers le poste et met en route le poste. La musique de « M‘Man » accompagne la suitedu monologue pendant qu’elle danse toute seule en se serrant dans ses propres bras,fredonnant les premières paroles de la chanson.)

JUNE« M’man, je viens juste d’avoir mes quatorze ans, je suis plus un môme, je suis devenugrand… »… (Elle s’arrête de chanter.) Peut-être que si, plus jeune, j’avais été pute, moi aussi,j’aurais pu rencontrer « Monsieur Lui »… Peut-être… (Elle ferme les yeux en continuant àdanser. La lumière baisse progressivement.) Bon courage, mon Bennett… Bonne vie…

(Au moment où la lumière se tamise au maximum, on tape à la porte vitrée.)

JUNE(coupant la musique, puis courant vers la porte)

54

Irish Coffee – Aubes et Crépuscules de June et Bennett

Qu’es-ce que t’as oublié, mon Bennett ? T’as pas de tête, mon pauvre gamin, tu… (Elleregarde à travers la porte vitrée, et le public peut sentir la déception de June.) Oh ! ! ! Onpeut plus déprimer tranquille, ou quoi ? ! (Elle se rapproche de la vitre.) Ouais, quoi ? Onn’est pas encore ouvert !

(On entend une voix étouffée derrière la porte. June ouvre pour entendre.)

JUNEJ’ai rien compris.

VOIX OFF DE LA JEUNE FILLE(hors scène)

Laissez-moi entrer, Madame, s’il vous plaît. J’ai passé la nuit dehors : j’ai froid…

JUNE(scrutant de haut en bas la jeune fille)

Avec le peu que tu portes sur le croupion, je ne suis qu’à moitié surprise ! Allez, rentre cheztoi te couvrir !

VOIX OFF DE LA JEUNE FILLE(hors scène)

Je… Je peux pas rentrer, Madame. Ils ont quitté la ville en me mettant dehors…

JUNEEcoute, ma belle : j’ai autre chose à foutre que de m’occuper des clochardes. Allez, trace taroute…

(June referme la porte. Elle se retourne, avance vers le bar, puis retourne à la porte et larouvre.)

JUNEBon, allez, tu vas pas squatter mon paillasson toute la sainte journée, à trembler de froidcomme une connasse ! File dans l’arrière boutique, tu trouveras une douche et un pieu !

FIN

55