Bachelard - La terre et les reveries de la volonte

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  • Gaston Bachelard [1884-1962]

    (1948)

    LA TERRE ET LES RVERIES DE LA VOLONT

    Un document produit en version numrique par Daniel Boulognon, bnvole, professeur de philosophie en France

    Courriel : Boulagnon Daniel [email protected]

    Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 2

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    Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Prsident-directeur gnral, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    Cette dition lectronique a t ralise par Daniel Boulagnon, professeur de philosophie en France partir de :

    Gaston Bachelard (1948)

    LA TERRE ET LES RVERIES DE LA VO-LONT.

    Paris : Librairie Jos Corti, 1948, 5e impression, 409 pp.

    Polices de caractres utilise : Times New Roman, 14 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11.

    dition numrique ralise le 22 septembre 2012 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

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    Gaston Bachelard (1948)

    LA TERRE ET LES RVERIES DE LA VOLONT

    Paris : Librairie Jos Corti, 1948, 5e impression, 409 pp.

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    REMARQUE Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre pas-

    se au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e). Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il

    faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e). Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

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    OUVRAGES DU MME AUTEUR

    la Librairie Jos Corti Lautramont, L'Eau et les Rves. L'Air et let Songes. La Terre et les Rveries du Repos.

    AUX PRESSES UNIVERSITAIRES Le Nouvel Esprit scientifique. L'Exprience de l'Espace dans la Physique contemporaine. La Philosophie du Non. Le Rationalisme appliqu. La Dialectique de la Dure. L'Activit rationaliste dans la Physique contemporaine. Le Matrialisme rationnel. La Potique de l'espace.

    la Librairie Gallimard La Psychanalyse du feu.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 7

    la Librairie Vrin

    Essai sur la Connaissance approche. tude sur l'volution d'un Problme de Physique : la propagation thermique dans les Solides. Le Pluralisme cohrent de la Chimie moderne. Les Intuitions atomistiques. La Formation de l'Esprit scientifique : Contribution une Psychana-lyse de la Connaissance objective.

    la Librairie Stock L'intuition de l'instant.

    la Librairie Eynard (Rolle, Suisse) Paysages (tudes pour 15 burins, d'Albert Flocon, tirage limit).

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 8

    [409]

    Table des matires

    Prface pour deux livres Limagination matrielle et limagination parle. [1]

    PREMIRE PARTIE

    Chapitre I. La dialectique de lnergtisme imaginaire. Le monde rsistant. [17]

    Chapitre II. La volont incisive et les matires dures. Le caractre agressif des outils. [36]

    Chapitre III. Les mtaphores de la duret. [63] Chapitre IV. La pte. [74] Chapitre V. Les matires de la mollesse. La valorisation de la boue. [105] Chapitre VI. Le lyrisme dynamique du forgeron. [134]

    DEUXIME PARTIE

    Chapitre VII. Le rocher. [133] Chapitre VIII. La rverie ptrifiante. [205] Chapitre IX. Le mtallisme et le minralisme. [233] Chapitre X. Les cristaux. La rverie cristalline. [289] Chapitre XI. La rose et la perle. [325]

    TROISIME PARTIE

    Chapitre XII. La psychologie de la pesanteur. [341] Index des noms cits [403]

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 9

    [1]

    La terre et les rveries de la volont

    Prface pour deux livres

    LIMAGINATION MATRIELLE ET LIMAGINATION PARLE

    Tout symbole a une chair, tout songe une ralit.

    (O. MILOSZ, LAmoureuse Initiation, p. 81.)

    I

    Retour la table des matires

    Voici, en deux livres, le quatrime ouvrage que nous consacrons limagination de la matire, limagination des quatre lments mat-riels que la philosophie et les sciences antiques continues par lalchimie ont placs la base de toutes choses. Tour tour, dans nos livres antrieurs, nous avons essay de classer et dapprofondir les images du feu, de leau, de lair. Restait la tche dtudier les images de la terre.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 10

    Ces images de la matire terrestre, elles soffrent nous en abon-dance dans un monde de mtal et de pierre, de bois et de gommes ; elles sont stables et tranquilles ; nous les avons sous les yeux ; nous les sentons dans notre main, elles veillent en nous des joies musculai-res ds que nous prenons le got de les travailler. Il semble donc que soit facile la [2] tche qui nous reste faire pour illustrer, par des images, la philosophie des quatre lments. Il semble que nous puis-sions, en passant des expriences positives aux expriences esthti-ques, montrer en mille exemples lintrt passionn de la rverie pour de beaux solides qui posent sans fin devant nos yeux, pour de bel-les matires qui obissent fidlement leffort crateur de nos doigts. Et cependant, avec les images matrialises de limagination terres-tres commencent, pour nos thses de limagination matrielle et de limagination dynamique, des difficults et des paradoxes sans nom-bre.

    En effet, devant les spectacles du feu, de leau, du ciel 1a rverie qui cherche la substance sous des aspects phmres ntait en aucune manire bloque par la ralit. Nous tions vraiment devant un pro-blme de limagination ; il sagissait prcisment de rver une subs-tance profonde pour le feu si vivant et si color ; il sagissait dimmobiliser, devant une eau fuyante, la substance de cette fluidit ; enfin il fallait, devant tous les conseils de lgret que nous donnent les brises et les vols, imaginer en nous la substance mme de cette l-gret, la substance mme de la libert arienne. Bref, des matires sans doute relles, mais inconsistantes et mobiles, demandaient tre imagines en profondeur, dans une intimit de la substance et de la force. Mais avec la substance de la terre, la matire apporte tant dexpriences positives, la forme est si clatante, si vidente, si relle, quon ne voit gure comment on peut donner corps des rveries tou-chant lintimit de la matire. Comme le dit Baudelaire : Plus la ma-tire est, en apparence, positive et solide, et plus la besogne de limagination est subtile et laborieuse 1

    [3] .

    En somme, avec limagination de la matire terrestre, notre long dbat sur la fonction de limage se ranime et cette fois notre adversai-

    1 Baudelaire, Curiosits esthtiques, p. 317.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 11

    re a des arguments innombrables, sa thse semble imbattable : pour le philosophe raliste comme pour le commun des psychologues, cest la perception des images qui dtermine les processus de limagination. Pour eux, on voit les choses dabord, on les imagine ensuite ; on com-bine, par limagination, des fragments du rel peru, des souvenirs du rel vcu, mais on ne saurait atteindre le rgne dune imagination fon-cirement cratrice. Pour richement combiner, il faut avoir beaucoup vu. Le conseil de bien voir, qui fait le fond de la culture raliste, do-mine sans peine notre paradoxal conseil de bien rver, de rver en res-tant fidle lonirisme des archtypes qui sont enracins dans linconscient humain.

    Nous allons cependant occuper le prsent ouvrage rfuter cette doctrine nette et claire et essayer, sur le terrain qui nous est le plus dfavorable, dtablir une thse qui affirme le caractre primitif, le caractre psychiquement fondamental de limagination cratrice. Au-trement dit, pour nous, limage perue et limage cre sont deux ins-tances psychiques trs diffrentes et il faudrait un mot spcial pour dsigner limage imagine. Tout ce quon dit dans les manuels sur limagination reproductrice doit tre mis au compte de la perception et de la mmoire. Limagination cratrice a de tout autres fonctions que celles de limagination reproductrice. elle appartient cette fonction de lirrel qui est psychiquement aussi utile que la fonction du rel si souvent voque par les psychologues pour caractriser ladaptation dun esprit une ralit estampille par les valeurs sociales. Prcis-ment cette fonction de lirrel retrouvera des valeurs de solitude. La commune rverie en est un des aspects [4] les plus simples. Mais on aura bien dautres exemples de son activit si lon veut bien suivre limagination imaginante dans sa recherche dimages imagines.

    Comme la rverie est toujours considre sous laspect dune d-tente, on mconnat ces rves daction prcise que nous dsignerons comme des rveries de la volont. Et puis, quand le rel est l, dans toute sa force, dans toute sa matire terrestre, on peut croire facile-ment que la fonction du rel carte la fonction de lirrel. On oublie alors les pulsions inconscientes, les forces oniriques qui spanchent sans cesse dans la vie consciente. Il nous faudra donc redoubler dattention si nous voulons dcouvrir lactivit prospective des ima-ges, si nous voulons placer limage en avant mme de la perception, comme une aventure de la perception.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 12

    II Pour nous, le dbat que nous voulons engager sur la primitivit de

    limage est tout de suite dcisif car nous attachons la vie propre des images aux archtypes dont la psychanalyse a montr lactivit. Les images imagines sont des sublimations des archtypes plutt que des reproductions de la ralit. Et comme la sublimation est le dynamisme le plus normal du psychisme, nous pourrons montrer que les images sortent du propre fonds humain. Nous dirons donc avec Novalis 2 : De limagination productrice doivent tre dduites toutes les fa-cults, toutes les activits du monde intrieur et du monde [5] ext-rieur 3. Comment mieux dire que limage a une double ralit : une ralit psychique et une ralit physique. Cest par limage que ltre imaginant et ltre imagin sont au plus proche. Le psychisme humain se formule primitivement en images. En citant cette pense de Nova-lis, pense qui est une dominante de lidalisme magique, Spenl rap-pelle 4

    Nous ne prendrons pas les choses de si haut et il nous suffira de trouver dans les images les lments dun mtapsychisme. Cest quoi tendent, nous semble-t-il, les beaux travaux de C. G. Jung qui dcouvre, par exemple, dans les images de lalchimie laction des ar-chtypes de linconscient. Dans ce domaine, nous aurons de nom-breux exemples dimages qui deviennent des ides. Nous pourrons donc examiner toute la rgion psychique intermdiaire entre les pul-sions inconscientes et les premires images qui affleurent dans la conscience. Nous verrons alors que le processus de sublimation ren-

    que Novalis souhaitait que Fichte et fond une Fantastique transcendantale . Alors limagination aurait sa mtaphysique.

    2 Noalis, Schriften, II, p. 365. 3 Cf. Henry Vaughan, Hermetical Work, d. 1914, t. II, p. 574 : Imagination is

    a star excited in the firmament of man by some externall Object. 4 Spenl, Thse, p. 147.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 13

    contre par la psychanalyse est un processus psychique fondamental. Par la sublimation se dveloppent les valeurs esthtiques qui nous ap-paratront comme des valeurs indispensables pour lactivit psychique normale.

    III Mais puisque nous sommes en train de limiter notre sujet, disons

    pourquoi, dans nos livres sur [6] limagination, nous nous bornons considrer limagination littraire.

    Il y a dabord cela une raison de comptence. Nous nen ambi-tionnons quune : la comptence de lecture. Nous ne sommes quun lecteur, quun liseur. Et nous passons des heures, des jours lire dune lente lecture les livres ligne par ligne, en rsistant de notre mieux lentranement des histoires (cest--dire la partie clairement cons-ciente des livres) pour tre bien sr de sjourner dans les images nou-velles, dans les images qui renouvellent les archtypes inconscients.

    Car cette nouveaut est videmment le signe de la puissance cra-trice de limagination. Une image littraire imite perd sa vertu danimation. La littrature doit surprendre. Certes, les images littrai-res peuvent exploiter des images fondamentales et notre travail g-nral consiste classer ces images fondamentales mais chacune des images qui viennent sous la plume dun crivain doit avoir sa dif-frentielle de nouveaut. Une image littraire dit ce qui ne sera jamais imagin deux fois. On peut avoir quelque mrite recopier un tableau. On nen a aucun rpter une image littraire.

    Ranimer un langage en crant de nouvelles images, voil la fonc-tion de la littrature et de la posie. Jacobi a crit : Philosopher, ce nest jamais que dcouvrir les origines du langage , et Unamuno d-signe explicitement laction dun mtapsychisme lorigine du langa-ge : Quelle surabondance de philosophie inconsciente dans les replis du langage ! Lavenir cherchera le rajeunissement de la mtaphysique

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 14

    dans la mtalinguistique, qui est une vritable mtalogique 5

    Or, nous sommes dans un sicle de limage. Pour le bien comme pour le mal, nous subissons plus que jamais laction de limage. Et si lon veut bien considrer limage dans son effort littraire, dans son effort pour mettre au premier plan les exploits linguistiques de lexpression, on apprciera peut-tre mieux cette fougue littraire qui caractrise les temps modernes. Il semble quil y ait dj des zones o la littrature se rvle comme une explosion du langage. Les chimis-tes prvoient une explosion quand la probabilit de ramification de-vient plus grande que la probabilit de terminaison. Or, dans la fougue et la rutilance des images littraires, les ramifications se multiplient ; les mots ne sont plus de simples termes. Ils ne terminent pas des pen-ses ; ils ont lavenir de limage. La posie fait ramifier le sens du mot en lentourant dune atmosphre dimages. On a montr que la plupart des rimes de Victor Hugo suscitaient des images ; entre deux mots qui riment joue une sorte dobligation de mtaphore : ainsi les images sassocient par la seule grce de la sonorit des mots. Dans une posie plus libre, comme le surralisme, le langage est en pleine ramifica-tion. Alors le pome est une grappe dimages.

    . Or, toute nouvelle image littraire est un texte original du langage. Pour en sentir laction, [7] il nest pas ncessaire davoir les connaissances dun linguiste. Limage littraire nous donne lexprience dune cra-tion de langage. Si lon examine une image littraire avec une cons-cience de langage, on en reoit un dynamisme psychique nouveau. Nous avons donc cru avoir la possibilit, dans le simple examen des images littraires, de dcouvrir une action minente de limagination.

    Mais nous aurons loccasion de donner dans cet ouvrage de nom-breux exemples dimages qui lancent lesprit en plusieurs directions, qui groupent des lments inconscients divers, qui ralisent des [8] superpositions de sens de manire que limagination littraire ait aussi ses sous-entendus . Ce que nous voulions indiquer, dans ces vues prliminaires, cest que lexpression littraire a une vie autonome et que limagination littraire nest pas une imagination de seconde posi-tion, venant aprs des images visuelles enregistres par la perception.

    5 Unamuno, LEssence de lEspagne, trad., p. 96.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 15

    Ce fut donc pour nous une tche prcise que de limiter nos travaux sur limagination de manire ne considrer que limagination littraire.

    Au surplus, quand nous pourrons aller au bout de notre paradoxe, nous reconnatrons que le langage est au poste de commande de limagination. Nous ferons une large part, surtout dans notre premier ouvrage, au travail parl. Nous examinerons les images du travail, les rveries de la volont humaine, lonirisme qui accompagne les tches matrielles. Nous montrerons que le langage potique quand il traduit les images matrielles est une vritable incantation dnergie.

    Il nentre naturellement pas dans nos projets disoler les facults psychiques. Nous ferons, au contraire, constater que limagination et la volont, qui pourraient, dans une vue lmentaire, passer pour anti-thtiques, sont, au fond, troitement solidaires. On ne veut bien que ce quon imagine richement, ce quon couvre de beauts projetes. Ainsi le travail nergique des dures matires et des ptes malaxes patiem-ment sanime par des beauts promises. On voit apparatre un panca-lisme actif, un pancalisme qui doit promettre, qui doit projeter le beau au-del de lutile, donc un pancalisme qui doit parler.

    Il y a une trs grande diffrence entre une image littraire, qui d-crit une, beaut dj ralise, une beaut qui a trouv sa pleine forme et une image littraire qui travaille dans le mystre de la matire et qui veut plus suggrer que dcrire. Aussi notre position [9] particulire, malgr ses limitations, offre-t-elle bien des avantages. Nous laissons donc dautres le soin dtudier la beaut des formes ; nous voulons consacrer nos efforts dterminer la beaut intime des matires ; leur masse dattraits cachs, tout cet espace affectif concentr lintrieur des choses. Autant de prtentions qui ne peuvent valoir que comme des actes du langage, en mettant en uvre des convictions potiques. Tels seront donc, pour nous, les objets : des centres de pomes. Telle sera donc pour nous la matire : lintimit de lnergie du travailleur. Les objets de la terre nous rendent lcho de notre promesse dnergie. Le travail de la matire, ds que nous lui rendons tout son onirisme, veille en nous un narcissisme de notre courage.

    Mais nous navons voulu dans cette prface que prciser philoso-phiquement notre sujet et quinscrire nos deux nouveaux livres dans la suite des Essais que nous avons publis depuis plusieurs annes sur limagination de la matire. Essais qui devraient constituer peu peu

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 16

    les lments dune philosophie de limage littraire. De telles entrepri-ses ne peuvent gure se juger que dans le dtail des arguments et dans labondance des points de vue. Nous allons donc indiquer brivement les divers chapitres des deux nouveaux Essais en essayant den mon-trer la liaison.

    IV Nous nous sommes dcid diviser notre enqute en deux livres,

    parce que dans le dveloppement de cette enqute nous avons reconnu la trace assez nette des deux mouvements si nettement distingus par la psychanalyse : lextraversion et lintroversion, de sorte que dans le premier livre limagination apparat [10] plutt comme extravertie et dans le second comme introvertie. Dans le premier ouvrage on suivra surtout les rveries actives qui nous invitent agir sur la matire. Dans le second, la rverie coulera le long dune pente plus commune ; elle suivra cette involution qui nous ramne aux premiers refuges, qui valorise toutes les images de lintimit. En gros nous aurons donc le diptyque du travail et du repos.

    Mais peine a-t-on fait une distinction aussi tranche quil faut se souvenir que les rveries dintroversion et les rveries dextraversion sont rarement isoles. Finalement toutes les images se dveloppent entre les deux ples, elles vivent dialectiquement des sductions de lunivers et des certitudes de lintimit.

    Nous ferions donc une uvre factice si nous ne donnions pas aux images leur double mouvement dextraversion et dintroversion, si nous nen dgagions pas lambivalence. Chaque image, dans quelque partie quen soit ltude, devra donc recevoir toutes ses valeurs. Les images les plus belles sont souvent des foyers dambivalence.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 17

    V Voyons alors la suite des tudes runies sous le titre : Les rveries

    de la volont. Dans un premier chapitre, nous avons voulu prsenter, dune ma-

    nire sans doute un peu trop systmatique, la dialectique du dur et du mou, dialectique qui commande toutes les images de la matire terres-tre. La terre, en effet, la diffrence des trois autres lments, a comme premier caractre une rsistance. Les autres lments peuvent bien tre hostiles, mais ils ne sont pas toujours hostiles. Pour [11] les connatre entirement, il faut les rver dans une ambivalence de dou-ceur et de mchancet. La rsistance de la matire terrestre, au contraire, est immdiate et constante. Elle est tout de suite le partenai-re objectif et franc de notre volont. Rien de plus clair, pour classer les volonts, que les matires travailles de main dhomme. Nous avons donc essay de caractriser, au seuil de notre tude, le monde rsistant.

    Des quatre chapitres suivants, deux sont consacrs au travail et aux images des matires dures, deux aux images de la pte et aux matires de la mollesse. Nous avons longtemps hsit sur lordre donner ces deux paires de chapitres. Limagination de la matire incline voir dans la pte la matire primitive, la prima materies. Et ds quon vo-que une primitivit, on ouvre au rve dinnombrables avenues. Par exemple, Fabre dOlivet crit : La lettre M, place au commence-ment des mots, peint tout ce qui est local et plastique 6

    6 G. Fabre dOlivet, La Langue hbraque restitue, Paris, 1932, t.II, p. 75. Un

    autre archologue de lalphabet dit que la lettre M reprsente les vagues de la mer. De cette opinion celle de Fabre dOlivet, on voit la dualit dune ima-gination de la forme et dune imagination de la matire.

    . La Main, la Matire, la Mre, la Mer auraient ainsi linitiale de la plasticit : Nous navons pas voulu suivre tout de suite de telles rveries de primitivit

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 18

    et nous avons dabord envisag limagination de lnergie, imagina-tion qui se forme plus naturellement dans les combats du travail contre la matire dure. En abordant tout de suite la dialectique Imagi-nation et Volont nous prparons les possibilits dune synthse pour limagination des matires et de limagination des forces. Nous nous sommes donc dcid commencer par les images de la duret. Dailleurs, [12] sil fallait tout dire sur un choix bien arrt entre les images du mou et celles du dur, on ferait trop de confidences sur sa vie intime.

    Entre les deux ples de limagination des matires dures et des ma-tires molles, une synthse soffrait nous avec la matire forge. Nous avions l loccasion de montrer les valeurs dynamiques dun mtier complet du point de vue de limagination matrielle, puisquil utilise les quatre lments, dun mtier hroque qui donne lhomme les puissances dun dmiurge. Nous avons consacr un long chapitre aux images de la forge ; elles commandent un dynamisme masculin qui marque profondment linconscient. Ce chapitre sert de conclu-sion la premire partie du livre o sont troitement runis les carac-tres de limagination de la matire et ceux de limagination des for-ces.

    La deuxime partie du premier livre envisage des images o ltre

    qui imagine sengage moins. propos de certaines images littraires du Rocher et de la Ptrification traites dans les chapitres VII et VIII, on pourrait mme noter un refus de participation : les formes du ro-cher simaginent distance, en prenant du recul. Mais le rve des ma-tires ne se contente pas de contemplation lointaine. Les rves de pier-re cherchent des forces intimes. Le rveur sempare de ces forces, et quand il en est matre il sent sanimer en lui une rverie de la volont de puissance que nous avons prsente comme un vritable complexe de Mduse.

    De ces rves de pierre toujours un peu massifs, toujours plus ou moins lis aux formes extrieures nous sommes pass lexamen des images du mtallisme. Nous avons montr que les intuitions vitalistes qui jourent un si grand rle dans lalchimie sont normalement actives

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 19

    dans limagination [13] humaine et quon en trouve leffet dans de nombreuses images littraires relatives aux minraux.

    Nous avons fait la mme dmonstration, dans deux petits chapitres, pour le rve des substances cristallines et pour les images de la perle. Il nest pas difficile, dans les rveries touchant ces matires, de mon-trer la valorisation imaginaire des pierres prcieuses. La polyvalence de la valeur est ici sans borne. Le bijou est une monstruosit psycho-logique de la valorisation. Nous nous sommes born en dgager les valeurs imaginaires formes par limagination matrielle.

    La troisime partie du premier livre ne comporte quun chapitre.

    Nous y traitons dune psychologie de la pesanteur. Cest un problme qui doit tre trait deux fois : une premire fois, en psychologie a-rienne, comme thme de vol, une seconde fois, en psychologie terres-tre, comme thme de chute. Mais ces deux thmes, si contraires logi-quement, sont lis dans les images et de mme que nous avions parl de la chute dans notre livre LAir et les Songes, il nous faudra, dans le prsent livre, consacr aux images dynamiques de limagination ter-restre, parler des forces de redressement.

    De toute manire, un essai sur limagination des forces trouve sa conclusion normale dans une image des luttes de lhomme contre la pesanteur, dans lactivit dun complexe que nous avons nomm le complexe dAtlas.

    VI Le deuxime volume, qui doit achever nos tudes sur limagination

    de la terre, a pour titre : La Terre et les Rveries du Repos, et pour sous-titre : Essai sur les Images de lIntimit.

    [14]

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 20

    Dans le premier chapitre nous avons runi et class les images, toujours renouveles, que nous voulons nous faire de lintrieur des choses. Limagination est, dans ces images, tout entire sa tche de dpassement. Elle veut voir linvisible, palper le grain des substances. Elle valorise des extraits, des teintures. Elle va au fond des choses, comme si elle devait trouver l, dans une image finale, le repos dimaginer.

    Nous avons cru utile de faire ensuite quelques remarques sur lintimit querelle. Le deuxime chapitre se prsente donc comme une dialectique du premier. Sous une surface tranquille, on stonne souvent de trouver une matire agite. Le repos et lagitation ont ainsi leurs images bien souvent juxtaposes.

    Cest sur une semblable dialectique que nous avons dvelopp le troisime chapitre sur limagination des qualits substantielles. Cette imagination des qualits nous parat insparable dune vritable tona-lisation du sujet imaginant. Nous rejoignons ainsi bien des thmes d-j rencontrs dans les rveries de la volont. En somme, dans limagination des qualits, le sujet veut saisir, avec des prtentions de gourmet, le fond des substances, et en mme temps il vit dans la dia-lectique des nuances.

    Dans une deuxime partie, nous avons tudi, en trois chapitres, les grandes images du refuge : la maison, le ventre, la grotte. Nous avons trouv une occasion pour prsenter, sous une forme simple, la loi de lisomorphie des images de la profondeur. Un psychanalyste naura pas de peine prouver que cette isomorphie provient dune mme tendance inconsciente : le retour la mre. Mais un tel diagnos-tic fait tort la valeur propre des images. Il nous a sembl quil y avait lieu dtudier sparment [15] les trois itinraires de ce retour la m-re. Ce nest pas en rduisant le psychisme ses tendances profondes quon expliquera son dveloppement dans des images multiples, sura-bondantes, toujours renouveles.

    Aussitt traites les images littraires de la grotte, nous avons examin une couche inconsciente plus profonde, moins image. Sous le titre Le Labyrinthe, nous avons suivi des rves plus troubls, plus tortueux, moins tranquilles qui dialectisent le rve des refuges plus spacieux. Par bien des cts les rves de la grotte et les rves de laby-

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 21

    rinthe sont contraires. La grotte est un repos. Le labyrinthe remet le rveur en mouvement.

    Dans une troisime et dernire partie, nous avons group trois peti-

    tes tudes qui apportent trois exemples de ce que pourrait tre une en-cyclopdie des images. Les deux premires tudes sur le serpent et sur la racine peuvent dailleurs tre associes au dynamisme du cauche-mar labyrinthique. Avec le serpent labyrinthe animal, avec la raci-ne, labyrinthe vgtal, nous avons retrouv toutes les images dy-namiques du mouvement tordu. La solidarit de ces tudes de deux tres terrestres avec les tudes dveloppes dans La Terre et les Rve-ries de la Volont est ds lors manifeste.

    Le dernier chapitre sur Le Vin et la Vigne des Alchimistes tend montrer ce quest une rverie concrte, une rverie qui concrtise les valeurs les plus diverses. La rverie des essences pourrait naturelle-ment fournir le thme de nombreuses monographies. En prsentant lbauche dune telle monographie, nous avons voulu prouver que limagination nest pas ncessairement une activit vagabonde, mais quelle trouvait au contraire toute sa force quand elle se concentrait sur une image privilgie.

    [16]

    VII Avant den finir avec ces observations gnrales, expliquons-nous

    sur une omission qui nous sera sans doute reproche. Nous navons pas collectionn dans un livre sur la terre les images de labourage. Ce nest pas faute assurment dun attachement la terre. Bien au contraire, il nous a sembl que ce serait trahir le verger et le jardin que den parler dans un court chapitre. Il faudra tout un livre pour exposer lagriculture imaginaire, les joies de la bche et du rteau. Dailleurs la posie strotype de la charrue masque tant de valeurs quune psy-

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 22

    chanalyse serait ncessaire pour dbarrasser la littrature de ses faux laboureurs.

    Mais dans le dtail mme de nos tudes, nous avons encore nous excuser de certaines insuffisances de lanalyse. En effet, nous navons pas cru devoir morceler certains de nos documents littraires. Quand il nous a sembl quune image se dveloppait sur plusieurs registres, nous en avons group les caractres, malgr le risque de perdre lhomognit des chapitres. Limage, en effet, ne doit pas tre tu-die en morceaux. Elle est prcisment un thme de totalit. Elle ap-pelle la convergence les impressions les plus diverses, les impres-sions qui viennent de plusieurs sens. Cest cette condition que limage prend des valeurs de sincrit et quelle entrane ltre tout entier. Nous esprons que le lecteur pardonnera les digressions et les longueurs voire les rptitions quentrane ce souci de laisser aux images leur vie la fois multiple et profonde.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 23

    [17]

    La terre et les rveries de la volont

    PREMIRE PARTIE

    Retour la table des matires

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 24

    [17]

    La terre et les rveries de la volont

    PREMIRE PARTIE

    CHAPITRE I

    LA DIALECTIQUE DE LNERGTISME IMAGINAIRE.

    LE MONDE RSISTANT

    ... Lhostilit nous est plus proche que tout.

    (RILKE, Elgies de Duino, IV.) Le travail manuel est ltude du monde extrieur.

    (EMERSON.)

    I

    Retour la table des matires

    La dialectique du dur et du mou commande toutes les images que nous nous faisons de la matire intime des choses. Cette dialectique anime car elle na son vritable sens que dans une animation toutes les images par lesquelles nous participons activement, ardem-ment, lintimit des substances. Dur et mou sont les premiers quali-ficatifs que reoit la rsistance de la matire, la premire existence dynamique du monde rsistant. Dans la connaissance dynamique de la matire et corrlativement dans les connaissances des valeurs dy-namiques de notre tre rien nest clair si nous ne posons pas

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 25

    dabord les deux termes dur et mou. Viennent ensuite des expriences plus riches, plus fines, un immense domaine [18] dexpriences in-termdiaires. Mais dans lordre de la matire, le oui et le non se disent mou et dur. Pas dimages de la matire sans cette dialectique dinvitation et dexclusion, dialectique que limagination transposera en dinnombrables mtaphores, dialectique qui sinversera parfois sous laction de curieuses ambivalences jusqu dfinir, par exemple, une hostilit hypocrite de la mollesse ou une invite agaante de la du-ret. Mais les bases de limagination matrielle rsident dans les ima-ges primitives de la duret et de la mollesse. Ces images sont si vrai-ment lmentaires quon pourra toujours les retrouver malgr toutes les transpositions, en dpit de toute inversion, au fond de toutes les mtaphores.

    Et maintenant, sil est vrai, comme nous en donnerons bien des preuves, que limagination de la rsistance que nous attribuons aux choses donne la premire coordination aux violences que notre volon-t exerce contre les choses, il devient vident que cest dans le travail excit si diffremment par les matires dures et par les matires mol-les que nous prenons conscience de nos propres puissances dynami-ques, de leurs varits, de leurs contradictions. Par le dur et par le mou nous apprenons la pluralit des devenirs, recevant des gages bien dif-frents de lefficacit du temps. La duret et la mollesse des choses nous engagent de force dans des types de vie dynamique bien diffrents. Le monde rsistant nous promeut hors de ltre statique, hors de ltre. Et les mystres de lnergie commencent. Nous som-mes ds lors des tres rveills. Le marteau ou la truelle en main, nous ne sommes plus seuls, nous avons un adversaire, nous avons quelque chose faire. Si peu que ce soit, nous avons, de ce fait, un destin cos-mique. La brique et le mortier, dit Melville 7

    7 H. Melville, Pierre, trad., p. 261.

    , [19] reclent des se-crets plus profonds que la fort et la montagne, douce Isabelle. Tous ces objets rsistants portent la marque des ambivalences de laide et de lobstacle. Ils sont des tres matriser. Ils nous donnent ltre de notre matrise, ltre de notre nergie.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 26

    II Les psychanalystes nous feront tout de suite une objection : ils

    nous diront que les vrais adversaires sont humains, que lenfant ren-contre les premires interdictions dans la famille, et quen gnral les rsistances qui briment le psychisme sont sociales. Mais se borner, comme le fait souvent la psychanalyse, la traduction humaine des symboles, cest oublier toute une sphre dexamen lautonomie du symbolisme sur laquelle nous voulons prcisment attirer lattention. Si dans le monde des symboles, la rsistance est humaine, dans le monde de lnergie la rsistance est matrielle. La psychanaly-se, pas plus que la psychologie, na su trouver de bons moyens pour estimer les forces. Elle manque de ce dynamomtre psychique que reprsente le travail effectif de la matire. Elle est, comme la psycho-logie descriptive, rduite une sorte de topologie psychique : elle d-termine des niveaux, des couches, des associations, des complexes, des symboles. Elle apprcie sans doute, par leurs rsultats, les pul-sions dominantes. Mais elle na pas apprt les moyens dune vrita-ble dynamologie psychique, dune dynamologie dtaille qui entre dans lindividualit des images. Autrement dit, la psychanalyse se contente de dfinir les images par leur symbolisme. peine dcele une [20] image impulsionnelle, peine mis jour un souvenir trauma-tisant, la psychanalyse pose le problme de linterprtation sociale. Elle oublie tout un domaine de recherches : le domaine mme de limagination. Or, le psychisme est anim dune vritable faim dimages. Il veut des images. En somme, sous limage, la psychanaly-se cherche la ralit ; elle oublie la recherche inverse : sur la ralit chercher la positivit de limage. Cest dans cette recherche quon d-cle cette nergie dimage qui est la marque mme du psychisme actif.

    Trop souvent pour le psychanalyste la fabulation est considre comme cachant quelque chose. Elle est une couverture. Cest donc une fonction secondaire. Or, ds que la main prend part la fabula-tion, ds que des nergies relles sont engages dans une uvre, ds

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 27

    que limagination actualise ses images, le centre de ltre perd sa substance de malheur. Laction est aussitt le nant du malheur. Le problme qui se pose est alors le maintien dun tat dynamique, la res-titution des volonts dynamiques dans une rythmanalyse doffensivit et de matrise. Limage est toujours une promotion de ltre. Imagina-tion et excitation sont lies. Sans doute hlas ! il y a des excita-tions sans image, mais tout de mme il ny a pas dimages sans excitation.

    Essayons donc de caractriser rapidement, avant den dvelopper longuement ltude, limagination de la rsistance, la substantialit imaginaire du contre.

    III Que serait une rsistance si elle navait une persistance, une pro-

    fondeur substantielle, la profondeur mme de la matire ? Les psycho-logues peuvent [21] bien rpter que lenfant soudainement courrouc frappe la table contre laquelle il vient de se heurter8

    8 Est-ce vraiment une exprience si naturelle ? Que de parents qui enseignent

    eux-mmes cette purile vengeance leurs enfon- ons !

    . Ce geste, cette colre phmre, dlivre trop vite lagressivit pour que nous y trou-vions les vraies images de limagination agressive. Nous verrons par la suite les trouvailles imaginaires de la colre discursive, de la colre qui anime le travailleur contre la matire toujours rebelle, primitive-ment rebelle. Mais, ds prsent, on doit comprendre que limagination active ne commence pas comme une simple raction, comme un rflexe. Il faut limagination un animisme dialectique, vcu en retrouvant dans lobjet des rponses des violences inten-tionnelles, en donnant au travailleur linitiative de la provocation. Limagination matrielle et dynamique nous fait vivre une adversit provoque, une psychologie du contre qui ne se contente pas du coup,

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 28

    du choc, mais qui se promet la domination sur lintimit mme de la matire. Ainsi la duret rve est une duret sans cesse attaque et une duret qui renouvelle sans cesse ses excitations. Prendre la duret comme le simple motif dune exclusion, dans son premier non, cest la rver dans sa forme extrieure, dans sa forme intangible. Pour un rveur de la duret intime, le granit est un type de provocation, sa du-ret fait offense, une offense quon ne vengera pas sans armes, sans outils, sans les moyens de la ruse humaine. On ne traite pas le granit avec une colre denfant. Il faudra le rayer ou le polir, nouvelle dialec-tique o la dynamologie du contre trouvera loccasion de multiples nuances. Ds quon rve en travaillant, ds quon vit une rverie de la volont, le temps prend une ralit matrielle. [22] Il y a un temps du granit comme dans la philosophie hglienne de la Nature il y a un pyrochronos , un temps du feu. Ce temps de la duret des pierres, ce lithochronos ne peut se dfinir que comme le temps actif dun tra-vail, un temps qui se dialectise dans leffort du travailleur et dans la rsistance de la pierre, il apparat comme une sorte de rythme naturel, de rythme bien conditionn. Et cest par ce rythme que le travail reoit la fois son efficacit objective et sa tonicit subjective. La temporali-t du contre reoit ici dminentes inscriptions. La conscience du tra-vail sy prcise la fois dans les muscles et les articulations du tra-vailleur et dans les progrs rguliers de la lche. Ainsi la lutte du tra-vail est la plus serre des luttes ; la dure du geste travailleur est la plus pleine des dures, celle o limpulsion vise le plus exactement et le plus concrtement son but. Celle aussi qui a la plus grande puissan-ce dintgration. ltre travaillant, le geste du travail intgre en quelque sorte lobjet rsistant, la rsistance mme de la matire. Une matire-dure est ici une mergence dynamique au-dessus dun espa-ce-temps. Et encore une fois, dans cette matire-dure, lhomme se ralise plutt comme devenir que comme tre. Il connat une promo-tion dtre.

    Le projet empenn par une jeune nergie se fiche droit dans lobjet, il sy accroche, il sy attache. Aussi le projet en voie dexcution (le projet matriel) a, tout compte fait, une autre structure temporelle que le projet intellectuel. Le projet intellectuel, bien souvent, se distingue trop de lexcution. Il reste le projet dun chef qui commande des excutants. Il rpte souvent la dialectique hglienne du matre et de

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 29

    lesclave, sans bnficier de la synthse quest la matrise du travail acquise dans le travail contre la matire.

    IV Ainsi la matire nous rvle nos forces. Elle suggre une mise en

    catgories dynamiques de nos forces. Elle donne non seulement une substance durable notre volont, mais encore des schmes temporels bien dfinis notre patience. Aussitt, la matire reoit de nos rves tout un avenir de travail ; nous voulons la vaincre en travaillant. Nous jouissons par avance de lefficacit de notre volont. Quon ne stonne donc pas que rver dimages matrielles oui, simplement les rver cest aussitt tonifier la volont. Impossible dtre distrait, absent, indiffrent, quand on rve dune matire rsistante nettement dsigne. On ne saurait imaginer gratuitement une rsistance. Les ma-tires diverses, dployes entre les ples dialectiques extrmes du dur et du mou dsignent de trs nombreux types dadversits. Rcipro-quement, toutes les adversits quon croit profondment humaines, avec leurs violences cyniques ou sournoises, avec leur clat ou leur hypocrisie, viennent, dans des actions contre des matires inanimes particulires, trouver leur ralisme. Mieux que nimporte quel com-plment, le complment de matire spcifie lhostilit. Par exemple : battre comme pltre dsigne tout de suite lacte dun violent blafard, sans courage, ple ivresse en poussire.

    En tudiant les images matrielles, nous y dcouvrirons pour parler tout de suite en psychanalyste limago de notre nergie. Au-trement dit, la matire est notre miroir nergtique : cest un miroir qui focalise nos puissances en les illuminant de joies imaginaires. Et comme dans un livre sur les images il est sans doute permis dabuser des images, nous dirions volontiers que le corps dur qui disperse tous [24] les coups est le miroir convexe de notre nergie, tandis que le corps mou en est le miroir concave. Ce qui est bien certain, cest que les rveries matrielles changent la dimension de nos puissances ; el-

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 30

    les nous donnent des impressions dmiurgiques ; elles nous donnent les illusions de la toute-puissance. Ces illusions sont utiles, car elles sont dj un encouragement attaquer la matire dans son fond. Du forgeron au potier, sur le fer et dans la pte, nous montrerons par la suite la fcondit des rves du travail. En prouvant dans le travail dune matire cette curieuse condensation des images et des forces, nous vivrons la synthse de limagination et de la volont. Cette syn-thse, qui a reu si peu dattention de la part des philosophes, est ce-pendant la premire des synthses considrer dans une dynamologie du psychisme spcifiquement humain. On ne veut bien que ce quon imagine richement.

    En fait, cest peut-tre sous son aspect dnergie imagine que le dualisme philosophique du sujet et de lobjet se prsente en plus franc quilibre ; en dautres termes, dans le rgne de limagination, on peut aussi bien dire que la rsistance relle suscite des rveries dynamiques ou que les rveries dynamiques vont rveiller une rsistance endormie dans les profondeurs de la matire. Novalis a publi dans Athenaeum des pages qui clairent cette loi de lgalit de laction et de la rac-tion transpose en loi de limagination. Pour Novalis, dans chaque contact sengendre une substance, dont leffet dure aussi longtemps que dure le toucher . Autant dire que la substance est dote de lacte de nous toucher. Elle nous touche comme nous la touchons, durement ou doucement. Novalis continue : Cela est le fondement de toutes les modifications synthtiques de lindividu. Ainsi, pour lidalisme magique de Novalis, cest ltre humain qui veille la matire, [25] cest le contact de la main merveilleuse, le contact pourvu de tous les rves du tact imaginant qui donne vie aux qualits sommeillant dans les choses. Mais nul besoin de donner linitiative limaginant com-me le fait lidalisme magique. Quimporte en effet qui commence les luttes et les dialogues, quand ces luttes et ces dialogues trouvent leur force et leur vivacit dans leur dialectique multiplie, dans leur conti-nuel rebondissement. Et notre tche, beaucoup plus simple, consistera montrer la joie des images dpassant la ralit.

    Mais, bien entendu, la ralit matrielle nous instruit. force de manier des matires trs diverses et bien individualises, nous pou-vons acqurir des types individualiss de souplesse et de dcision. Non seulement nous devenons adroits dans la facture des formes, mais nous devenons matriellement habiles en agissant au point dquilibre

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 31

    de notre force et de la rsistance de la matire. Matire et Main doi-vent tre unies pour donner le nud mme du dualisme nergtique, dualisme actif qui a une tout autre tonalit que le dualisme classique de lobjet et du sujet, tous deux affaiblis par la contemplation, lun dans son inertie, lautre dans son oisivet.

    En fait, la main qui travaille pose le sujet dans un ordre nouveau, dans lmergence de son existence dynamise. Dans ce rgne, tout est acquisition, toute image est une acclration, autrement dit, limagination est lacclrateur du psychisme. Limagination va, systmatiquement, trop vite. Cest l un caractre bien banal, si banal quon oublie de le signaler comme essentiel. Si lon considrait mieux cette frange mobile des images autour de la ralit et, corrlativement, ce dpassement dtre quimplique lactivit imaginante, on compren-drait que le psychisme humain se spcifie comme une force dentranement. La simple existence est alors comme [26] en retrait, elle nest quune inertie, quune lourdeur, quun rsidu de pass et la fonction positive de limagination revient dissiper cette somme dhabitudes inertes, rveiller celte masse lourde, ouvrir ltre pour de nouvelles nourritures. Limagination est un principe de multiplica-tion des attributs pour lintimit des substances. Elle est aussi volont de plus tre, non point vasive, mais prodigue, non point contradictoi-re, mais ivre dopposition. Limage, cest ltre qui se diffrencie pour tre sr de devenir. Et cest avec limagination littraire que cette dif-frenciation est tout de suite nette. Une image littraire dtruit les images paresseuses de la perception. Limagination littraire dsima-gine pour mieux rimaginer.

    Alors tout est positif. Le lent nest pas du rapide frein. Le lent imagin veut aussi son excs. Le lent est imagin dans une exagra-tion de la lenteur et ltre imaginant jouit non pas de la lenteur, mais de lexagration du ralentissement. Voyez comme ses yeux brillent, lisez sur son visage la joie fulgurante dimaginer la lenteur, la joie de ralentir le temps, dimposer au temps un avenir de douceur, de silence, de quitude. Le lent reoit ainsi, sa faon, le signe du trop, le sceau mme de limaginaire. Il suffit de trouver la pte qui substantialise cette lenteur voulue, celte lenteur rve, pour en exagrer encore la mollesse. Louvrier, pote la main ptrissante, travaille doucement cette matire de llasticit paresseuse jusquau moment o il y d-couvre cette activit extraordinaire de fine liaison, cette joie tout inti-

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 32

    me des tout petits fils de matire. Il nest gure denfants qui naient jou entre le pouce et lindex de cette viscosit. De telles joies subs-tantialises, nous donnerons par la suite bien des preuves. Nous ne voulons, pour linstant, quencadrer toutes les exagrations matrielles entre ces deux ples [27] dexagrations que sont le trop dur et le trop mou. Ces ples ne sont pas fixes, puisque deux partent des forces de provocation. Les forces de la main ouvrire y rpondent et des deux cts entreprennent dtendre notre imprialisme sur la matire.

    Toujours limagination veut commander. Elle ne saurait se soumet-tre ltre des choses. Si elle en accepte les premires images, cest pour les modifier, les exagrer. On le verra mieux quand nous tudie-rons les transcendances actives de la mollesse. Quelle est prcieuse pour notre thse, cette pense de Tristan Tzara (Minuits pour Gant, XVIII) : Il prfrait ptrir la rafale plutt que se donner la molles-se.

    En gros, et pour prparer des dialectiques plus fines, on peut dire que lagressivit quexcite le dur est une agressivit droite, tandis que lhostilit sourde du mou est une agressivit courbe. Le minralogiste Rom de lIsle crivait : La ligne droite est particulirement affecte au rgne minral. [...] Dans le rgne vgtal, la ligne droite se ren-contre encore assez frquemment, mais toujours accompagne de la ligne courbe. Enfin, dans les substances animales, [...] la ligne courbe est la dominante 9

    9 Cf. Hegel, Philosophie de La Nature, trad. Vera, t. I, p. 568. Un gomtre

    (Tobias Dantzig, A la Recherche de lAbsolu, trad., p. 206) oppose la sv-re ligne droite la douceur ronde du cercle . On comprendrait mal ces va-leurs morales si lon oubliait le rle de limagination dynamique.

    . Limagination humaine est un rgne nouveau, le rgne qui totalise tous les principes dimages en action dans les trois rgnes minral, vgtal, animal. Par les images, lhomme est apte achever la gomtrie interne, la gomtrie vraiment matrielle de tou-tes les substances. Par limagination, lhomme se donne lillusion dexciter les puissances informantes de toutes [28] les matires : il mobilise la flche du dur et le boulet du mou il aiguise la minrali-t hostile du dur et il mrit le fruit rond du mou. De toute manire, les images matrielles les images que nous nous faisons de la matire sont minemment actives. On nen parle gure ; mais elles nous

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 33

    soutiennent ds que nous avons pris confiance en lnergie de nos mains.

    V Si la dialectique du dur et du mou classe si facilement les sollicita-

    tions qui nous viennent de la matire et qui dcident de la volont de travail, on doit pouvoir vrifier, par les prfrences pour les images du dur et pour les images du mou ainsi que par la complaisance pour certains tats msomorphes de nombreuses dductions de la carac-trologie. Sans doute le caractre est, en grande partie, une production du milieu humain ; sa psychanalyse relve surtout du milieu fami-lial10

    Mais nous entendons napporter quune contribution trs limite un aussi vaste problme. Le caractre se confirme dans des heures de solitude si favorables aux exploits imaginaires. Ces heures de totale solitude sont automatiquement des heures dunivers. [29] Ltre hu-main, qui quitte les hommes jusquau fond de ses rveries, regarde enfin les choses. Rendu ainsi la nature, lhomme est rendu ses puissances transformantes, sa fonction de transformation matrielle, si seulement il vient la solitude non comme une retraite loin des hommes, mais avec les forces mmes du travail. Un des plus grands attraits du roman Robinson Cruso cest quil est le rcit dune vie laborieuse, dune vie industrieuse. Dans la solitude active, lhomme

    . Cest dans la famille, dans les groupes sociaux les plus serrs quon voit se dvelopper la psychologie sociale du contre. Par bien des traits, on peut mme dfinir le caractre comme un systme de dfense de lindividu contre la socit, comme un processus dopposition une socit. Une psychologie du contre devrait donc surtout tudier les conflits du moi et du sur-moi.

    10 Cf. Lacan, Les Complexes familiaux dans la Formation de lIndividu (Encyclopdie Franaise, t. VIII : Sur la vie mentale).

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 34

    veut creuser la terre, percer la pierre, tailler le bois. Il veut travailler la matire, transformer la matire. Alors lhomme nest plus un simple philosophe devant lunivers, il est une force infatigable contre lunivers, contre la substance des choses.

    Dumzil 11

    Quand une matire toujours neuve en sa rsistance [30] lempche de devenir machinal, le travail de nos mains redonne notre corps, nos nergies, nos expressions aux mots mmes de notre langage, des forces originelles. Par le travail de la matire, notre caractre se res-soude notre temprament. En effet, les exploits sociaux tendent le plus souvent crer en nous un caractre oppos notre tempra-ment. Le caractre est alors le groupe des compensations qui doivent masquer toutes les faiblesses du temprament. Quand les compensa-tions sont par trop mal faites, vraiment mal associes, la psychanalyse doit entrer en scne. Mais que de dsharmonies lui chappent, du seul fait quelle ne soccupe gure que des instances sociales du caractre ! La psychanalyse, ne en milieu bourgeois, nglige bien souvent laspect raliste, laspect matrialiste de la volont humaine. Le travail sur des objets, contre la matire, est une sorte de psychanalyse natu-relle. Il offre des chances de gurison rapide parce que la matire ne nous permet pas de nous tromper sur nos propres forces.

    , rsumant un travail de Benveniste et Renou, dit que ladversaire du dieu indo-iranien de la victoire est plutt un neutre ( La Rsistance ) quun masculin, plutt un concept inanim quun dmon, [...] (le combat) est essentiellement celui du dieu assaillant, offensif, mobile [...] et de quelque chose de rsistant, de lourd, de passif . Ainsi le monde rsistant na pas droit tout de suite la. Per-sonnalit ; il faut dabord quil soit provoqu par les dieux du travail pour sortir de la lourdeur anonyme. Dumzil rappelle le dieu-charpentier Tvastar qui a, comme fils , ses ouvrages. La cra-tion est donc saisie ici dans son sens polyvalent. Limage en est use, elle est aussi masque par trop dabstraction. Mais, dans le tra-vail effectif, elle reprend une valeur qui irradie dans les domaines les plus divers. Dans le travail, lhomme satisfait une puissance de cra-tion qui se multiplie par de nombreuses mtaphores.

    11 Dumzil, Mythes .et Dieux des Germains ; p. 97.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 35

    De toute manire, en marge de la ralit sociale, avant mme que les matires soient dsignes par les mtiers instaurs dans la socit, il nous faut considrer les ralits matrielles vraiment premires, tel-les quelles sont offertes par la nature, comme autant dinvites exer-cer nos forces. Alors, seulement, on remonte aux fonctions dynami-ques des mains, loin, profondment, dans linconscient de lnergie humaine, avant les refoulements de la raison prudente. Limagination est alors brisante ou liante, elle arrache ou elle soude. Il suffit de don-ner un enfant des substances assez varies pour voir se prsenter les puissances dialectiques du travail manuel. Il faut connatre ces forces premires dans les muscles du travail pour mesurer ensuite leur co-nomie dans les uvres rflchies.

    [31] Ici, nous faisons donc un choix qui va limiter troitement le champ

    de nos recherches. Entre lhomme chef de clan et lhomme maitre de forges, nous choisissons le matre ouvrier, celui qui participe au com-bat contre les substances. La volont de puissance inspire par la do-mination sociale nest pas notre problme. Qui veut tudier la volont de puissance est fatalement astreint examiner dabord les signes de la majest. Ce faisant, le philosophe de la volont de puissance sadonne lhypnotisme des apparences ; il est sduit par la paranoa des utopies sociales. La volont de travail que nous voulons tudier dans cet ouvrage nous dbarrasse tout de suite des oripeaux de la ma-jest, elle dpasse ncessairement le domaine des signes et des appa-rences, le domaine des formes.

    Bien entendu, la volont de travail ne peut se dlguer, elle ne peut jouir du travail des autres. Elle aime mieux faire que faire faire. Alors le travail cre les images de ses forces, il anime le travailleur par les images matrielles. Le travail met le travailleur au centre dun univers et non plus au centre dune socit. Et sil faut au travailleur, pour tre vigoureux, des images excessives, cest la paranoa du dmiurge quil va les emprunter. Le dmiurge du volcanisme et le dmiurge du neptunisme la terre flamboyante ou la terre dtrempe offrent leurs excs contraires limagination qui travaille le dur et celle qui travaille le mou. Le forgeron et le potier commandent deux mondes diffrents. Par la matire mme de leur travail, dans lexploit de leurs forces, ils ont des visions dunivers, les visions contemporaines dune Cration. Le travail est au fond mme des substances une Gen-

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 36

    se. Il recre imaginativement, par les images matrielles qui laniment, la matire mme qui soppose ses efforts. Lhomo faber dans son travail de [32] la matire ne se contente pas dune pense gomtrique dajustage ; il jouit de la solidit intime des matriaux de base ; il jouit de la mallabilit de toutes les matires quil doit ployer. Et toute cette jouissance rside dj dans les images pralables qui encouragent au travail. Elle nest pas un simple satisfecit qui suit un travail accompli. Limage matrielle est un des facteurs du travail ; elle est le tout proche avenir, lavenir matriellement prfigur, de chacune de nos actions sur la matire. Par les images du travail de la matire, louvrier apprcie si finement les qualits matrielles, il par-ticipe de si prs aux valeurs matrielles quon peut bien dire quil les connat gntiquement, comme sil portait tmoignage de leur fidlit aux matires lmentaires.

    VI Dj la sensation tactile qui fouille la substance, qui dcouvre, sous

    les formes et les couleurs, la matire, prpare lillusion de loucher le fond de la matire. Aussitt limagination matrielle nous ouvre les caves de la substance, elle nous livre des richesses inconnues. Une image matrielle dynamiquement vcue, passionnment adopte, pa-tiemment fouille, est une ouverture dans tous les sens du terme, dans le sens rel, dans le sens figur. Elle assure la ralit psychologique du figur, de limaginaire. Limage matrielle est un dpassement de ltre immdiat, un approfondissement de ltre superficiel. Et cet ap-profondissement ouvre une double perspective : vers lintimit du su-jet agissant et dans lintrieur substantiel de lobjet inerte rencontr par la perception. Alors, dans le travail de la matire, se renverse celle double perspective ; les [33] intimits du sujet et de lobjet schangent ; il nat ainsi dans lme du travailleur un rythme salutaire dintroversion et dextraversion. Mais si lon investit vraiment un ob-jet, si on lui impose, malgr sa rsistance, une forme, lintroversion et lextraversion ne sont pas de simples directions, de simples index d-

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 37

    signant deux types opposs de vie psychique. Elles sont des types dnergie. Ces nergies se dveloppent en schangeant. Ltre tra-vaillant vit ncessairement la succession de leffort et du succs im-mdiats. Alors que dans ladversit humaine, tout chec, si minime quil soit, rebute lintroverti, dans ladversit objective, la rsistance excite louvrier dans la mesure mme o son orgueil de matrise le marque dune introversion. Dans le travail, une forte introversion est gage dnergique extraversion. Dailleurs, une matire bien choisie, en rendant au rythme dintroversion et dextraversion sa vritable mo-bilit, procure un moyen de rythmanalyse, dans le sens o Pinheiro dos Santos emploie ce terme 12

    Sans doute, limagination ne pntre que dans des profondeurs tout imaginaires ; mais le dsir de pntrer se dsigne par ses images : il prend dans les images de pntration matrielle une dynamique qui [34] le spcifie, dynamique faite de prudence et de dcision. La psy-chanalyse classique aura intrt tudier de prs ces images de pn-tration qui accompagnent laction sur diverses matires, les tudier pour elles-mmes, sans se prcipiter, comme elle le fait trop souvent, leur interprtation. Alors limagination ne sera plus taxe de simple puissance de substitution. Elle apparatra comme un besoin dimages, comme un instinct dimages qui accompagne, en toute normalit, des instincts plus frustes, plus lourds, par exemple, des instincts aussi lents que les instincts sexuels

    . Dans le travail dans le travail avec ses justes rves, avec les rves qui ne fuient pas le travail cette mo-bilit nest ni gratuite, ni vaine ; elle est place entre les dialectiques extrmes du trop dur et du trop mou, au point appropri aux forces heureuses du travailleur. Cest propos de ces forces, dans lentranement psychique gnral de ces forces appliques avec ma-trise, que ltre se ralise comme imagination dynamique. Alors nous connaissons la fois limagination amarre et limagination pntran-te. Il faut tre oisif pour parler de limagination vagabonde.

    13

    12 Cf. Bachelard, La Dialectique de la Dure, chap. VIII.

    . La constante opportunit de limagination qui se renouvelle et se multiplie dans les images mat-rielles diverses ne manquera pas dapparatre si lon tudie les images

    13 En suivant le lent mrissement des dsirs, on voit bien que la conqute est lente. Cest la dfaite qui est brve. Le dsir lentement form se dfait en un instant.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 38

    les plus actives, celles de la pntration matrielle. On verra alors lutilit psychologique dun rapprochement de la volont de pntra-tion et des images qui encouragent la pntration effective. Ce rap-prochement nous mettra au nud de rciprocit o les images devien-nent impulsionnelles et o les impulsions peuvent augmenter leur satisfaction par des images. Lacte et son image, voil un plus qutre, une existence dynamique qui refoule lexistence statique si nettement que la passivit nest plus quun nant. En dfinitive, limage nous soulve, nous augmente ; elle nous donne le devenir de laugmentation de soi.

    Ainsi, pour nous, limagination est le centre mme do partent les deux directions de toute ambivalence : lextraversion et lintroversion. Et si lon suit les images dans leur dtail, on se rendra compte que les valeurs esthtiques et morales confres aux images spcialisent les ambivalences. Les images [35] effectuent finement, avec une ruse es-sentielle montrant et cachant, les massives volonts qui luttent au fond de ltre. Par exemple, sur une image visuelle choye on peut dceler cette scoptophilie quont signale certains psychanalystes (cf. Lacan, loc. cit.), o se runissent les deux tendances de voir et de montrer. Et aussi, que dimages pleines dostentation qui ne sont que des masques ! Mais, naturellement, les images matrielles sont plus engages. Elles reprsentent prcisment lengagement dynamique. Quand on en vient aux intimits de la matire, lagressivit franche ou retorse, droite ou oblique, se charge des valeurs contraires de la force et de ladresse, trouvant dans lexprience de la force toutes les certi-tudes extraverties, dans la conscience de ladresse toutes les convic-tions introverties. Luvre et louvrier sy dterminent mutuellement, vrit sans doute banale, mais qui se multiplie dans de si nombreuses nuances quil faudra de longues recherches pour la prciser.

    Nous allons donner, dans le chapitre suivant, une premire bau-

    che, un premier prtexte de cette dtermination mutuelle, en prsen-tant dabord quelques remarques sur la volont incisive, sur la volont de tailler et dentailler, et en faisant ensuite une rapide incursion dans le travail rel des matires pour appeler lattention sur le caractre dy-namique des outils, considrs trop souvent dans leur simple aspect formel. Nous aurons ainsi un premier dessin de la double perspective que nous indiquions plus haut et qui se trouvera marque dabord dans

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 39

    une sorte denqute psychanalytique et ensuite par une rflexion sur les conditions dynamiques des premiers succs du travail des mati-res.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 40

    [36]

    La terre et les rveries de la volont

    PREMIRE PARTIE

    CHAPITRE II

    LA VOLONT INCISIVE ET LES MATIRES DURES. LE CARACTRE AGRESSIF

    DES OUTILS

    Tu as un cur pour lesprance et des mains pour le tra-vail.

    (O. V. de L. MILOSZ, Miguel Maara, p. 78.)

    I

    Retour la table des matires

    Quun objet inerte, quun objet dur soit loccasion dune rivalit non seulement immdiate, mais encore dune lutte poursuivie, retorse, renouvele, voil une observation quon pourra toujours faire si lon donne un outil un enfant solitaire. Loutil aura tout de suite un com-plment de destruction, un coefficient dagression contre la matire. Viendront ensuite des tches heureuses sur une matire matrise, mais la premire supriorit se prend comme une conscience de pointe ou de biseau, comme la conscience de torsion si vive dans le manche dune vrille. Loutil veille le besoin dagir contre une chose dure.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 41

    La main vide, les choses sont trop fortes. La force humaine alors se rserve. Les yeux en paix voient les choses, ils les dcoupent sur un fond dunivers et la philosophie mtier des yeux prend la [37] conscience de spectacle. Le philosophe pose un non-moi vis--vis du moi. La rsistance du monde nest quune mtaphore, elle nest gure plus quune obscurit , gure plus quune irrationalit. Le mot contre na alors quun aspect de topologie : le portrait est contre le mur. Le mot contre na aucune vertu dynamique : limagination dy-namique ne lanime pas, ne le diffrencie pas. Mais si lon tient un couteau dans la main, on entend tout de suite la provocation des cho-ses.

    Nous ne saurions trop donner dimportance la distinction de la main nue et de la main arme. Quoi quen pense une psychologie na-turaliste, il y a une discontinuit entre longle et le grappin. Le grappin accroche pour donner libre champ une agressivit supplmentaire. Loutil donne lagression un avenir. La psychologie de la main outil-le doit tre instaure en premire instance. La main outille refoule toutes les violences de la main nue. La main bien outille rend ridicu-le la main mal outille. Le bon outil maladroitement mani provoque le rire de tout un atelier. Un outil a un coefficient de vaillance et un coefficient dintelligence. Il est une valeur pour un ouvrier valeureux. Les vritables rveries de la volont sont ds lors des rveries outil-les, des rveries qui projettent des tches successives, des lches bien ordonnes. Elles ne sabsorbent pas dans la contemplation du but, ce qui est prcisment le cas pour le vellitaire, pour le rveur qui na pas lexcitation de la matire effective, qui ne vit pas la dialectique de la rsistance et de laction, qui naccde pas linstance dynamique du contre. Les rveries de la volont ouvrire aiment les moyens autant que les fins. Par elles limagination dynamique a une histoire, se conte des histoires.

    Mais avant ces exploits de loutil triomphant, voyons les songeries du premier couteau.

    [38]

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 42

    En quatre pages dune belle densit de pense, Georges Blin a donn les lments principaux dune psychanalyse matrielle du dsir dentaille 14

    Le problme est pos dans toute sa nettet ds les premires li-gnes : La mle satisfaction qui nat du geste dentailler doit tre mi-se en rapport avec certaines formes contrites de notre sadisme. Toute intgrit nous provoque. On peut discuter sans fin sur la primaut de linstinct sadique ou sur la primaut des images sduisantes. On peut dire ici, pour dfendre le premier point de vue, que le sadisme cherche des objets entailler, blesser. Linstinct a toujours sa disposition une volont incisive. Mais on peut tout aussi bien prtendre que limage rveille linstinct assoupi, que limage matrielle nous provo-que, et que le monde rsistant appelle notre agression. De toute ma-nire on doit conclure que limagination et la volont sont ici au plus proche.

    .

    En effet, quelle quitude on va trouver dans ce sadisme contrit tourn contre un objet sans dfense humaine. Ce sadisme sexerce sous bonne couverture, en dehors de toute action du sur-moi. On se souvient de la leon de morale que reut le jeune Franklin qui essayait sa hachette contre les arbres fruitiers du jardin. Mais il y a tant de sau-les dans la campagne, tant de baguettes dans les halliers qui nont pas t pris en garde par le sur-moi ! Ces objets de la rgion matrielle libre, ces objets qui nont pas reu les interdits sociaux nous provo-quent cependant. Pour comprendre cette provocation directe dun ob-jet du monde rsistant, il faudrait dfinir une instance matrielle nou-velle, une sorte de sur-a contre quoi nous voulons exercer nos forces, non seulement dans lexubrance de notre trop-plein dnergie, mais [39] dans lexercice mme de notre volont incisive, de notre volont amasse sur le tranchant dun outil.

    Sans doute aucun psychanalyste nacceptera une telle instance. Les psychanalystes traduisent tout dans leur interprtation sociale. Ils nauront pas de peine montrer que toute action contre les choses vient en substitution hypocrite dune action contre le sur-moi. Mais cest oublier une composante des images que de prsenter seulement leurs aspects instinctuels et leurs aspects sociaux. Cest de cet oubli

    14 Posie 45, n 28, pp. 44 suiv.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 43

    que provient cet phmrisme de la psychanalyse qui lui fait dsigner tous ses complexes du nom des hros lgendaires. Au contraire, une doctrine de limagination matrielle et de limagination dynamique doit saisir lhomme dans le monde des matires et des forces. La lutte contre le rel est la plus directe des luttes, la plus franche. Le monde rsistant promeut le sujet dans le rgne de lexistence dynamique, dans lexistence par le devenir actif, do un existentialisme de la for-ce.

    Bien entendu, la provocation a mille voix. Cest le propre de la provocation de mler les genres, de multiplier les vocables, de faire de la littrature et cette intgrit de la matire dure qui nous provoque va tre attaque, non seulement par la main arme, mais par des yeux ardents, par des injures. Lardeur combative, le neikos, est polyvalent. Mais nous ne devons pas oublier sa valeur premire, la racine mme de la force rveille, la fois en nous et hors de nous.

    Pour limagination dynamique, il y a, de toute vidence, au-del de la chose, la sur-chose, dans le style mme o le moi est domin par un sur-moi. Ce morceau de bois qui laisse ma main indiffrente nest quune chose, il est mme bien prs de ntre que le concept dune chose. Mais mon couteau samuse lentailler, ce mme bois est tout de suite [40] plus que lui-mme, il est une sur-chose, il prend sur lui toutes les forces de la provocation du monde rsistant, il reoit natu-rellement toutes les mtaphores de lagression. Un bergsonien ny ver-rait que dcoupage formel alors que lobjet, le sur-objet, vient minciter et me constituer comme groupe des volonts agressives, dans un vritable hypnotisme de la force.

    Si lon suit alors limagination matrielle dans les diffrences si nombreuses des matires molles et des matires dures, on comprend quelles dterminent dans ltre rvant une anatomie des instances multiples de la volont de puissance. Tant que les psychologues nauront pas tudi minutieusement les diffrentes formes de volont de puissance matrielle, ils seront mal outills pour discerner toutes les nuances de la volont de puissance sociale. celle seule condi-tion, on peut prospecter les rapports de la ralit et de la mtaphore, on peut analyser les forces de conviction en action dans le langage.

    Par exemple, les termes que Georges Blin emploie laissent suppo-ser quil sagit de lentaille dune chair susceptible de satisfaire le

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 44

    sadisme contrit . Mais lisons mieux et nous verrons quun menuisier peut accepter cette vue de chirurgien : La lame parcourt la peau comme un clair bien dirig ou, plus insistante, progresse suivant la dialectique deux temps de la scie. Elle laisse un sillon si sr, si per-tinemment scientifique que lesprit sen trouve fort aise cependant que la chair ptit...

    Cette science, cette lenteur, cette comparaison tranquille des jouis-sances du couteau et de la scie, tous ces rves, ont naturelle-ment t prises dans lentaille des matires, sur un bois tendre. Mais il semble que les images aient ici deux complments dobjets : le bois tendre et la chair rebondie. Des mtaphores matrielles vont de lun lautre. Cest [41] grce cette dualit que le sadisme trouve ses subs-tituts paisibles et masqus, ses innocents tmoignages . Tout peut se dire sur le registre matire inerte, qui serait laveu dun grand cri-me sur le registre chair. Blin va justement de lune lautre, profitant de lambigut dlicieusement sadique de la provocation : Le geste dentamer comporte dans bien des cas quelque chose de dloyal qui nest pas fait pour dplaire. La vritable entaille lentaille mi-bois, en sifflet prend au point faible, de biais, en diagonale, la ligne quelle rompt. La hache du bcheron connat bien cette perfidie de loblique. Jamais elle nattaque de face, angle droit, la branche dans laquelle elle inscrit son coup. Nous verrons en dtail, dans la partie objective du prsent diptyque, toute la porte de ces coups obli-ques, toute la ruse du travail volontairement indirect. Cette psycholo-gie du biseau est note ici par Georges Blin dans son caractre dloyal profond. En entaillant la branche de saule en sifflet lenfant ralise dj sur ce bois enfantin la dloyaut humaine. Agissant sur la mati-re, il dvoile mme un caractre souvent cach de la mauvaise foi. En effet, tandis que la mauvaise foi dans les rapports humains est presque toujours dfensive, presque toujours morose, la mauvaise foi prend ici sa valeur dattaque, son sens agressif, heureux, sadique, actif.

    Il ne faut pas stonner que des expriences psychologiquement si actives soient revcues dans des domaines si diffrents. Sous une for-me un peu trop synthtique, Georges Blin rsume les leons du cryp-togramme naturel matriel de lentaille : La volupt dentailler doit tre pour une bonne part ramene au plaisir que lon prouve sur-monter une rsistance objective : joie dtre ou de manuvrer linstrument le plus dur, dagir dans le sens du saillant le plus conton-

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 45

    dant et dimprimer son projet dans [42] la matire qui cde. Impria-lisme aveuglant du relief le plus rsistant : de la charrue, du diamant, du poignard, des dents.

    On sent bien que seule une analyse matrielle pourrait donner tou-tes les fonctions dun semblable texte. Notre vie est remplie de ces expriences curieuses, de ces expriences que nous taisons et qui m-nent en notre inconscient des rveries sans fin. Il est des substances si spciales qu les attaquer avec une fine lame on connat une agressi-vit neuve. Quon songe seulement la fente nette et frmissante dune gele traverse par le couleau, belle chair qui ne saigne pas... Est-ce pour cela que le dur et pur Axel, de Villiers de lIsle-Adam, servait son hte un cuissot de sanglier garni de confiture de coing ?

    Cette matire de sadisme dans une assiette, celle matire laissant le couteau rveur travailler sous bonne couverture, voil une matire dinconscient que la psychanalyse matrielle doit spcifier. Si lon prte un peu dattention la matire, ses formes multiples, on voit que cette psychanalyse est en face dune lche considrable. Dans ce simple essai nous ne pouvons voquer que des exemples particuliers.

    II Passons maintenant de succinctes remarques sur le travail effectif

    de la matire. Si lon veut prendre une vue un peu synthtique du travail humain,

    cest en se rfrant aux matires travailles quon aura le plus de ga-rantie de nen laisser chapper aucun caractre. En particulier, la clas-sification des outils daprs leur forme dfinitive consacre par un long usage ne donne pas un bon cadre pour tudier les progrs techni-ques. [43] Un spcialiste comme Leroi-Gourhan a reconnu lincertitude dune chronologie des outils prhistoriques daprs leur constitution. Selon lui, cest la matire qui conditionne toute techni-

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 46

    que 15

    , et lethnologie primitive sclaire dans le classement sui-vant :

    1. Solides stables pierre, os, bois. 2. Solides semi-plastiques qui prennent par la chaleur une

    certaine plasticit (mtaux). 3. Solides plastiques qui prennent la duret en schant

    poteries, vernis, colles. 4. Solides souples peaux, fils, tissus, vanneries.

    Devant une telle pluralit de substances auxquelles le travail

    sintresse, on voit ltendue du problme pour une analyse matria-liste du travail qui voudrait remonter la primitivit dintrts si di-vers. Lre scientifique o nous vivons nous loigne des a priori ma-triels. En fait, la technique cre les matires exactes rpondant des besoins bien dfinis. Par exemple, la merveilleuse industrie des mati-res plastiques nous offre maintenant des milliers de matires aux ca-ractristiques bien dtermines, instituant un vritable matrialisme rationnel que nous tudierons dans un autre ouvrage. Mais le probl-me du travail primitif est tout diffrent. Alors, cest la matire qui suggre. Los, la liane le rigide et le flexible veulent percer ou lier. Laiguille et le fil contiennent le projet inscrit dans ces matires. Quand apparaissent les arts du feu, la fonte du minerai et du moulage, la phnomnologie du contre se complique trangement. Il semble mme quon assiste une inversion de la phnomnologie. En effet, par le feu le monde rsistant est en quelque manire vaincu de lintrieur. Cest lhomme qui offre maintenant [44] au mtal vaincu la solidit des moules. La taille du solide dur et le moulage du corps mou solidifi se prsentent alors dans une dialectique matrielle des plus nettes, dialectique qui bouleverse toutes les perspectives bergso-niennes. La participation de louvrier mtallurgiste la mtallit prend ainsi une profondeur insigne. Nous la retrouverons quand nous tudie-rons limagination matrielle du mtal. Nous ne lindiquons ici que

    15 Andr Leroi-Gourhan, LHomme et la Matire, p. 18.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 47

    pour montrer la varit du problme des images matrielles. Pour linstant nous ne voulons traiter que de la phnomnologie directe et nenvisager que la rsistance le premier aspect, la duret initiale.

    Bien entendu, on comprend que cette phnomnologie soit essen-tiellement une dynamologie et que toute analyse matrialiste du tra-vail se double dune analyse nergtique. Il semble que la matire ait deux tres : son tre de repos et son tre de rsistance. On trouve lun dans la contemplation, lautre dans laction. Le pluralisme des images de la matire est, de ce fait, encore multipli. Ainsi, comme le remar-que Leroi-Gourhan, la percussion (acte humain par excellence) se fait au moyen de trois sortes doutils selon quil sagit :

    1. dune percussion pose, tel le couteau appuy sur le bois

    ce qui donne une taille prcise, mais peu nergique ; 2. dune percussion lance, telle la taille coups de serpe ce

    qui donne une taille imprcise, mais nergique ; 3. dune percussion pose avec percuteur : le burin a son tran-

    chant pos sur le bois, le marteau frappe sur le burin. Ici commence la dialectique des outils et leur synthse. On a r-uni les avantages de la percussion pose (prcision) et de la percussion lance (force).

    On sent que trois psychismes diffrents, trois dynamismes [45] du

    contre trouvent ici leur caractre actif dominant. En particulier, le tra-vail du troisime genre nous fait accder une connaissance et une puissance qui nous placent dans un rgne nouveau : le rgne de la for-ce administre. Les deux mains apparaissent dans leur privilge res-pectif : lune a la force, lautre a ladresse. Dj dans la diffrenciation des mains se prpare la dialectique du matre et de lesclave.

    Toute offensivit spcifiquement humaine attaque ladversaire de deux manires la fois. Par exemple, on comprendrait mieux la do-mestication animale si on lexaminait comme la coopration de deux hommes. Le cavalier dit au palefrenier : Mets-lui le tord-nez, je sau-terai sur son dos et le cheval est attaqu doublement. Il semble que lanimal nait pas t pourvu, par la nature, de rflexes synthtiques qui puissent le dfendre contre une attaque combine, si peu naturelle,

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 48

    si humaine. Le travail deux mains appelle les mmes remarques. Les deux mains qui ne se diffrencient pas dans le travail de la pte travail fminin prendront lune et lautre leur valeur dynamique particulire dans le travail du troisime genre, contre une matire du-re. Cest pourquoi la matire dure va nous tre rvle comme une grande ducatrice de la volont humaine, comme la rgulatrice de la dynamognie du travail, dans le sens mme de la virilisation.

    III En effet, avec le travail adroit, avec ladresse dans le travail de la

    matire dure, on peut liminer bien des fantasmes dnoncs par la psychanalyse. Pour prendre un exemple prcis, esquissons quelques remarques [46] en marge de toute la littrature amasse par la psycha-nalyse autour des rveries du trou 16

    En marge de ce qui se dit nous suggrons dattacher une importan-ce ce qui se fait dans un travail prcis et dans un travail fort. On ne peut manquer alors de voir les rveries tendances anales ou sexuel-les peu peu supplantes et non pas refoules mesure que se dveloppent les actions dun travail effectif, surtout quand ce travail vise atteindre des formes gomtriques bien dfinies, ralises dans une matire rsistante. La matire dure fixe en quelque sorte lextraversion. La forme gomtrique tablir appelle lattention pour ainsi dire la pointe de lextraversion. Deux raisons pour que la dia-lectique de lintroversion et de lextraversion si mobile, si rythmique dans la vie oisive soit fortement polarise au profit de lextraversion. Au fur et mesure que le rond devient cercle, que le trou prend la forme nettement circulaire, les images de la rverie libidineuse seffacent, de sorte que lon pourrait dire que lesprit gomtrique est un facteur dauto-psychanalyse. Cest naturellement bien plus sensible

    .

    16 Cf. Juliette Boutonier, LAngoisse, passim.

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 49

    si le trou doit avoir des formes plus compliques : carr, toile, poly-gone...

    Mais le dbat nest pas clos si facilement entre lintroversion et lextraversion. Les sductions dintroversion restent possibles aprs mme les efforts vers lobjet matriel et le travail gomtrique. Quel-quefois dans le petit coin du carr, dans la pointe de ltoile, le satyre vient rire...

    En gnral la difficult psychanalyse et la facilit infantilise. Cest pourquoi il est bien malais de caractriser psychologiquement le fo-rage par rotation. Cest une trs grande invention technique. Il dter-mine certainement une drivation des rveries [47] sexuelles qui ac-compagnent souvent le forage direct. Cependant, quelle joie ambigu dtre le maitre dune machine qui fait entrer le foret dans la plaque mtallique avec une si douce violence, dune si douce faon que ce-la entre comme dans du beurre . Il y a donc substitution par limagination dun complment de matire. Ces substitutions dtermi-nent toujours des rveries polyvalentes, marques de limportance de limagination matrielle. Ces rveries jouent sur la plus grande des contradictions : la contradiction des matires rsistantes. Ces rveries veillent dans lme du travailleur des impressions dmiurgiques. Il semble que le rel soit vaincu dans le fond mme de ses substances, et finalement cette grande victoire fait oublier sa facilit et promeut le travailleur dans les rgions de la volont libre des fantasmes des impulsions primitives.

    Ainsi ds quon aura rendu au travail ses aspects psychologique-ment dynamiques, en associant immdiatement toute action la cons-cience dtre actif, on comprendra que la phnomnologie du trou ne puisse se faire sur la seule base de la phnomnologie visuelle. La r-frence aux pulsions organiques ne pose pas non plus le problme rel de la dynamologie active. Il faut, selon nous, resserrer le couplage forme et force et atteindre cette efficacit daction qui fait le prix des a priori du travail, a priori qui donnent issue une volont dagir uti-lement, rellement, matriellement, en dterminant dans le rel le complment dobjet de tout projet subjectif.

    On na donc pas tre surpris si lchelle de duret des matires travailles est bien des gards une chelle de maturit psychologi-que. Le trou fait dans le sable, puis dans la terre meuble, correspond

  • Gaston Bachelard, La terre et les rveries de la volont. (1948) 50

    une ncessit psychique de lme enfantine. Il faut que lenfant vive lge du sable. Le vivre est la meilleure manire de le dpasser. Des interdictions ce sujet [48] peuvent tre nocives. Il est intressant de voir un Huskin, dont la jeunesse a t lourdement surveille, crire : Ce que jaimais par-dessus tout, ctait de creuser des trous, forme de jardinage qui, hlas ! navait pas lapprobation maternelle 17. Ruskin semble rationaliser sur un ton de plaisanterie linterdiction ma-ternelle. Il admet quil faut dfendre lenfant de marcher dans les plates-bandes . Do ce paradoxe dun enfant qui avait un jardin et qui ny trouvait pas la nature ! Et pourtant les tendances de lenfant vers la nature sont si naturelles quil faut bien peu despace, bien peu de terre pour que limagination y prenne racine. Dans un jardin de banlieue, des enfants imagins par Philippe Soupault 18

    En fait, la mre de Ruskin voulait un enfant propre. Nous aurons loccasion de revenir sur ce point. Mais quelle trange ducation que celle dun enfant quon empche, quand dj il en a la force, quand ses forces rclament cet exploit, de faire des trous dans la terre, sous prtexte que la terre est sale. En suivant les souvenirs de lcrivain anglais, on comprendra la fois les p