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Le monde-comme-volonte-et-comme-representation

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  • 1.ARTHURSCHOPENHAUER LE MONDECOMME VOLONT ETCOMME REPRSENTATIONTRADUIT EN FRANAIS PAR A. BURDEAU--------tablissement de ldition numrique et mise en page par Guy Heff Avril 2013 Dernire mise jour 1 octobre 2013www.schopenhauer.fr

2. Note sur cette ditionLa prsente dition runit en un seul volume les trois tomes de la traduction dAuguste Burdeau (1912). Nous avons conserv toutes les notes et rfrences. La traduction des citations grecques, latines, anglaises, espagnoles, etc. a t rinsre dans le corps du texte entre crochet. Sauf indication contraire, les notes sont de Schopenhauer. 3. TABLE DES MATIRES ___________ PRFACE DE LA PREMIRE DITION ...................................................... 8 PRFACE DE LA DEUXIME DITION ................................................... 15 PRFACE DE LA TROISIME DITION................................................... 26 LIVRE PREMIER : LE MONDE COMME REPRSENTATION .............. 27 Premier point de vue : la reprsentation soumise au principe de raison suffisante : lobjet de lexprience et de la science ..................................... 27 LIVRE DEUXIME : LE MONDE COMME VOLONT ......................... 128 Premier point de vue : lobjectivation de la volont ................................. 128 LIVRE TROISIME : LE MONDE COMME REPRSENTATION ........ 205 Second point de vue : la reprsentation, considre indpendamment du principe de raison, lide platonicienne. Lobjet de lart .......................... 205 LIVRE QUATRIME : LE MONDE COMME VOLONT ...................... 319 Second point de vue : arrivant se connaitre elle-mme, la volont de vivre saffirme, puis se nie .................................................................................. 319 APPENDICE :............................................................................................... 478 CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE KANTIENNE .................................... 478 SUPPLMENT AU LIVRE PREMIER ....................................................... 621 PREMIRE PARTIE : LA THORIE DE LA REPRSENTATION INTUITIVE ............................................................................................... 622 CHAPITRE I : LE POINT DE VUE IDALISTE ................................ 622 CHAPITRE II : SUPPLMENT A LA THORIE DE LA CONNAISSANCE INTUITIVE OU D'ENTENDEMENT .................. 639 CHAPITRE III : SUR LES SENS ......................................................... 646 CHAPITRE IV : SUR LA CONNAISSANCE A PRIORI .................... 652 SECONDE PARTIE : LA DOCTRINE DE LA REPRSENTATION ABSTRAITE ............................................................................................. 679 OU DE LA PENSE ................................................................................. 679 4. CHAPITRE V : DE LINTELLECT IRRATIONNEL ......................... 679 CHAPITRE VI : APPENDICE A LA THORIE DE LA CONNAISSANCE ABSTRAITE OU RATIONNELLE ...................... 684 CHAPITRE VII : DES RAPPORTS DE LA CONNAISSANCE INTUITIVE ET DE LA CONNAISSANCE ABSTRAITE .................. 692 CHAPITRE VIII : A PROPOS DE LA THORIE DU RIDICULE ..... 714 CHAPITRE IX : A PROPOS DE LA LOGIQUE EN GNRAL ....... 726 CHAPITRE X : A PROPOS DE LA THORIE DU SYLLOGISME .. 732 CHAPITRE XI : A PROPOS DE LA RHTORIQUE ......................... 744 CHAPITRE XII : THORIE DE LA SCIENCE ................................... 746 CHAPITRE XIII : PROPOS DE LA MTHODOLOGIE DES MATHMATIQUES ............................................................................. 757 CHAPITRE XIV : DE L'ASSOCIATION DES IDES ........................ 760 CHAPITRE XV : DES IMPERFECTIONS ESSENTIELLES DE NOTRE INTELLECT ............................................................................ 765 CHAPITRE XVI : SUR LUSAGE PRATIQUE DE LA RAISON ET SUR LE STOCISME ............................................................................ 776 CHAPITRE XVII : SUR LE BESOIN MTAPHYSIQUE DE LHUMANIT ....................................................................................... 789 SUPPLMENT AU LIVRE DEUXIME ................................................... 820 CHAPITRE XVIII : COMMENT LA CHOSE EN SOI EST CONNAISSABLE.................................................................................. 821 CHAPITRE XIX : DU PRIMAT DE LA VOLONT DANS LA CONSCIENCE DE SOI ......................................................................... 831 CHAPITRE XX : OBJECTIVATION DE LA VOLONT DANS LORGANISME ANIMAL ................................................................... 880 CHAPITRE XXI : REVUE ET CONSIDRATION GNRALE ...... 905 CHAPITRE XXII : VUE OBJECTIVE DE LINTELLECT ................ 907 CHAPITRE XXIII : DE L'OBJECTIVATION DE LA VOLONT DANS LA NATURE INANIME......................................................... 931 CHAPITRE XXIV : DE LA MATIRE ................................................ 945 5. CHAPITRE XXV : CONSIDRATIONS TRANSCENDANTES SUR LA VOLONT COMME CHOSE EN SOI .......................................... 960 CHAPITRE XXVI : DE LA TLOLOGIE ......................................... 970 CHAPITRE XXVII : DE LINSTINCT EN GNRAL ET DE LINSTINCT DINDUSTRIE................................................................ 986 CHAPITRE XXVIII : CARACTRE DU VOULOIR-VIVRE ............ 993 SUPPLMENTS AU LIVRE TROISIME .............................................. 1005 CHAPITRE XXIX : DE LA CONNAISSANCE DES IDES ........... 1006 CHAPITRE XXX : DU PUR SUJET DE LA CONNAISSANCE ..... 1010 CHAPITRE XXXI : DU GNIE ......................................................... 1020 CHAPITRE XXXII : DE LA FOLIE ................................................... 1044 CHAPITRE XXXIII : REMARQUES DTACHES SUR LA BEAUT NATURELLE ...................................................................................... 1049 CHAPITRE XXXIV : DE L'ESSENCE INTIME DE LART ............ 1052 CHAPITRE XXXV : LESTHTIQUE DE LARCHITECTURE .... 1057 CHAPITRE XXXVI : REMARQUES DTACHES SUR LESTHTIQUE DES ARTS PLASTIQUES ..................................... 1066 CHAPITRE XXXVII : DE LESTHTIQUE DE LA POSIE .......... 1072 CHAPITRE XXXVIII : DE LHISTOIRE .......................................... 1088 CHAPITRE XXXIX : DE LA MTAPHYSIQUE DE LA MUSIQUE .............................................................................................................. 1097 SUPPLMENT AU LIVRE QUATRIME .............................................. 1108 CHAPITRE XL : AVANT PROPOS ................................................... 1109 CHAPITRE XLI : DE LA MORT ET DE SES RAPPORTS AVEC LINDESTRUCTIBILIT DE NOTRE TRE EN SOI ..................... 1111 CHAPITRE XLII : VIE DE LESPCE .............................................. 1162 CHAPITRE XLIII : HRDIT DES QUALITS ............................ 1171 CHPATITRE XLIV : MTAPHYSIQUE DE L'AMOUR ................. 1186 APPENDICE AU CHAPITRE PRCDENT ...................................... 1219 6. CHAPITRE XLV : DE LAFFIRMATION DE LA VOLONT DE VIVRE .................................................................................................. 1227 CHAPITRE XLVI : DE LA VANIT ET DES SOUFFRANCES DE LA VIE ....................................................................................................... 1233 CHAPITRE XLVII : DE LA MORALE.............................................. 1252 CHAPITRE XLVIII : THORIE DE LA NGATION DU VOULOIRVIVRE .................................................................................................. 1267 CHAPITRE XLIX : LORDRE DE LA GRACE ................................ 1300 CHAPITRE L : PIPHILOSOPHIE .................................................... 1307 7. 8|Le monde comme volont et comme reprsentationPRFACE DE LA PREMIRE DITION ____________________ Si lon veut lire ce livre de la manire qui en rend lintelligence aussi aise que possible, on devra suivre les indications ci-aprs. Ce qui est propos ici au lecteur, cest une pense unique. Nanmoins, quels quaient t mes efforts, il mtait impossible de la lui rendre accessible par un chemin plus court que ce gros ouvrage. Cette pense est, selon moi, celle que depuis si longtemps on recherche, et dont la recherche sappelle la philosophie, celle que lon considre, parmi ceux qui savent lhistoire, comme aussi introuvable que la pierre philosophale, comme si Pline navait pas dit fort sagement : Combien il est de choses quon juge impossibles, jusquau jour o elles se trouvent faites. (Hist. nat., VII, 1.) Cette pense, que jai communiquer ici, apparat successivement, selon le point de vue do on la considre, comme tant ce quon nomme la mtaphysique, ce quon nomme lthique, et ce quon nomme lesthtique ; et en vrit, il faut quelle soit bien tout cela la fois, si elle est ce que jai dj affirm quelle tait. Quand il sagit dun systme de penses, il doit ncessairement se prsenter dans un ordre architectonique : en dautres termes, chaque partie du systme en doit supporter une autre, sans que la rciproque soit vraie ; la pierre de base supporte tout le reste, sans que le reste la supporte, et le sommet est support par le reste, sans supporter rien son tour. Au contraire, lorsquil sagit dune pense une, si ample quelle soit, elle doit soffrir avec la plus parfaite unit. Sans doute, pour la commodit de lexposition, elle souffre dtre divise en parties ; mais lordre de ces parties est un ordre organique, si bien que chaque partie y contribue au maintien du tout, et est maintenue son tour par le tout ; aucune nest ni la premire, ni la dernire ; la pense dans son ensemble doit de sa clart chaque partie, et il nest si petite partie qui puisse tre entendue fond, si lensemble na t auparavant compris. Or il faut bien quun livre ait un commencement et une fin, et il diffrera toujours en cela dun organisme ; mais, dautre part, le contenu 8. 9|Le monde comme volont et comme reprsentationdevra ressembler un systme organique : do il suit quici il y a contradiction entre la forme et la matire. Cela tant, il ny a videmment quun conseil donner qui voudra pntrer dans la pense ici propose : cest de lire le livre deux fois, la premire avec beaucoup de patience, une patience quon trouvera si lon veut bien croire bonnement que le commencement suppose la fin, peu prs comme la fin suppose le commencement, et mme que chaque partie suppose chacune des suivantes, peu prs comme celles-ci la supposent leur tour. Je dis peu prs , car cela nest pas exact en toute rigueur, et lon na de bonne foi rien nglig de ce qui pouvait faire comprendre demble des choses qui ne seront entirement expliques que par la suite, ni rien en gnral de ce qui pouvait contribuer rendre lide plus saisissable et plus claire. On aurait mme pu atteindre jusqu un certain point ce rsultat, sil narrivait pas tout naturellement que le lecteur, au lieu de sattacher exclusivement au passage quil a sous les yeux, sen va songeant aux consquences possibles ; ce qui fait quaux contradictions relles et nombreuses qui dj existent entre la pense de lauteur, dune part, et les opinions du temps et sans doute aussi du lecteur, dautre part, il peut sen venir ajouter dautres, supposes et imaginaires, en assez grand nombre pour donner lair dun conflit violent dides ce qui en ralit est un malentendu simple : mais on est dautant moins dispos y voir un malentendu, que lauteur est parvenu force de soins rendre son expos clair et ses expressions limpides au point de ne laisser aucun doute sur le sens du passage quon a immdiatement sous les yeux, et dont cependant il na pu exprimer la fois tous les rapports avec le reste de sa pense. Cest pourquoi, comme je lai dj dit, la premire lecture exige de la patience, une patience appuye sur cette ide, qu la seconde fois bien des choses, et toutes peut-tre, apparatront sous un jour absolument nouveau. En outre, en sefforant consciencieusement darriver se faire comprendre pleinement et mme facilement, lauteur pourra se trouver amen parfois se rpter : on devra lexcuser sur la difficult du sujet. La structure de lensemble quil prsente, et qui ne soffre pas sous laspect dune chane dides, mais dun tout organique, loblige dailleurs toucher deux fois certains points de sa matire. Il faut accuser aussi cette structure spciale, et ltroite dpendance des parties entre elles, si je nai pu recourir lusage, prcieux dordinaire, dune division en chapitres et paragraphes, et si je me suis rduit un partage 9. 10 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nen quatre portions essentielles, qui sont comme quatre points de vue diffrents. En parcourant ces quatre parties, ce quoi il faut bien avoir garde, cest ne pas perdre de vue, au milieu des dtails successivement traits, la pense capitale do ils dpendent, ni la marche gnrale de lexposition. Telle est ma premire et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qutant philosophe il a affaire en moi un autre philosophe). Le conseil qui suit nest pas moins ncessaire. En effet, il faut, en second lieu, lire, avant le livre lui-mme, une introduction qui, vrai dire, nest pas jointe au prsent ouvrage, ayant t publie il y a cinq ans sous ce titre : De la quadruple racine du principe de la raison suffisante; essai de philosophie1. Faute de connatre cette introduction et de stre ainsi prpar, on ne saurait arriver pntrer vraiment le sens du livre actuel ; ce quelle contient est suppos par cet ouvrage-ci, comme si elle en faisait partie. Jajoute que si elle navait point paru il y a plusieurs annes, elle ne pourrait toutefois pas tre place comme une introduction proprement dite en tte de cet ouvrage : elle devrait tre incorpore au livre premier : celui-ci comporte en effet certaines lacunes, il y manque ce qui est exprim dans lessai ci-dessus indiqu ; de l des imperfections auxquelles on ne peut remdier quen se rfrant la Quadruple racine. Mais je rpugnais lide de me recopier, ou de me torturer chercher dautres mots pour redire ce que jai dj dit, et cest pourquoi jai prfr lautre parti : ce nest pas cependant quil ne met t possible de fournir, du contenu de lessai prcit, un expos meilleur, ne ft-ce que par cette raison que je leusse dbarrass de certains concepts que mimposait alors un respect excessif envers la doctrine de Kant, tels que les catgories, le sens intime et la sensibilit extrieure, etc. Toutefois, il faut le dire, si ces concepts subsistaient l, cest uniquement parce que je ne les avais pas encore examins assez fond ; si bien quils constituaient seulement un accessoire, sans lien avec mon objet essentiel, et quil est par suite facile au lecteur de faire lui-mme les corrections ncessaires dans les quelques passages de lessai auxquelles je pense ici. Cette rserve faite, il faut avant tout avoir compris, avec laide de cet crit, ce que cest que le principe de raison suffisante, ce quil signifie, quoi il stend et quoi il ne sapplique pas, et enfin quil ne prexiste pas avant toutes choses, en telle manire que le monde entier existerait seulement en 1Cet ouvrage a t traduit en franais par M. Cantacuzne. Un vol. in-8, Germer Baillire (1882). 10. 11 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nconsquence de ce principe et en conformit avec lui, comme son corollaire, mais au contraire quil est simplement la forme sous laquelle lobjet, de quelque nature quil soit, est connu, du sujet, qui lui impose ses conditions en vertu de cela seul quil est un individu connaissant : il faut, dis-je, avoir compris ces choses, pour pouvoir entrer dans la mthode de philosopher qui se trouve essaye ici pour la premire fois. Cest encore par cette mme rpugnance soit me rpter mot pour mot, soit redire la mme chose avec des expressions moins bonnes, les meilleures que jaie pu trouver ayant t puises dj, que jai laiss subsister dans le prsent ouvrage une autre lacune encore : en effet, jai mis de ct ce que javais expos dans le premier chapitre de mon essai Sur la vision et sur les couleurs et qui aurait t ici fort bien sa place, sans un seul changement. Il est ncessaire aussi, en effet, de connatre au pralable ce petit crit. Enfin jai une troisime demande exprimer au lecteur, mais elle va de soi : je demande en effet quil connaisse un fait, le plus considrable qui se soit produit depuis vingt sicles en philosophie, et pourtant bien voisin de nous je veux parler des ouvrages principaux de Kant. Leffet quils produisent sur un esprit qui sen pntre vritablement ne peut mieux se comparer, je lai dj dit ailleurs, qu lopration de la cataracte. Et pour continuer la comparaison, je dirai que tout mon but ici est de prouver que joffre aux personnes dlivres de la cataracte par cette opration, des lunettes comme on en fait pour des gens dans leur cas, et qui ne sauraient tre utilises, videmment, avant lopration mme. Toutefois, si je prends pour point de dpart ce que ce grand esprit a tabli, il nen est pas moins vrai quune tude attentive de ses crits ma amen y dcouvrir des erreurs considrables, que je devais isoler, accuser, pour en purifier sa doctrine, et, ne gardant de celle-ci que le meilleur, en mettre les parties excellentes en lumire, et les utiliser. Comme, dautre part, je ne pouvais interrompre et embrouiller mon exposition en y mlant une discussion continue de Kant, jai consacr cette discussion un Appendice spcial. Et si, comme je lai dit dj, mon ouvrage veut des lecteurs familiers avec la philosophie de Kant, il veut aussi quils connaissent lAppendice dont je parle : aussi, ce point de vue, le plus sage serait de commencer par lire lAppendice, dautant quil a par son contenu des liens troits avec ce qui fait lobjet de mon livre premier. Seulement, on 11. 12 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nne pouvait non plus viter, vu la nature du sujet, que lAppendice ne se rfrt et l louvrage lui-mme : do il faut conclure tout simplement que, comme partie capitale de luvre, il demande tre lu deux reprises. Ainsi donc la philosophie de Kant est la seule avec laquelle il soit strictement ncessaire dtre familier pour entendre ce que jai exposer. Si cependant le lecteur se trouvait en outre avoir frquent lcole du divin Platon il serait dautant mieux en tat de recevoir mes ides et de sen laisser pntrer. Maintenant supposez quil ait reu le bienfait de la connaissance des Vdas, de ce livre dont laccs nous a t rvl par les Oupanischads, et cest l mes yeux le plus rel avantage que ce sicle encore jeune ait sur le prcdent, car selon moi linfluence de la littrature sanscrite sur notre temps ne sera pas moins profonde que ne le fut au XVe sicle la renaissance des lettres grecques, supposez un tel lecteur, qui ait reu les leons de la primitive sagesse hindoue, et qui se les soit assimiles, alors il sera au plus haut point prpar entendre ce que jai lui enseigner. Ma doctrine ne lui semblera point, comme dautres, une trangre, encore moins une ennemie ; car je pourrais, sil ny avait cela bien de lorgueil, dire que, parmi les affirmations isoles que nous prsentent les Oupanischads, il nen est pas une qui ne rsulte, comme une consquence aise tirer, de la pense que je vais exposer, bien que celle-ci en revanche ne se trouve pas encore dans les Oupanischads. Mais je vois dici le lecteur bouillir dimpatience, et, laissant enfin chapper un reproche trop longtemps contenu, se demander de quel front je viens offrir au public un ouvrage en y mettant des conditions et en formulant des exigences dont les deux premires sont excessives et indiscrtes, et cela dans un temps si riche en penseurs, quil ne se passe pas danne o en Allemagne seulement les presses ne fournissent au public au moins trois mille ouvrages pleins dides, originaux, indispensables, sans parler dcrits priodiques innombrables et de feuilles quotidiennes linfini ? Dans un temps o lon est mille lieues dune disette de philosophes et neufs et profonds ; o la seule Allemagne peut en montrer plus de tout vivants que nen pourraient prsenter plusieurs des sicles passs en se runissant ? Comment, va dire le lecteur fch, comment venir bout de tout ce monde, si, pour lire un seul livre, il faut tant de crmonies ? 12. 13 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nJe nai rien rpliquer, absolument rien, tous ces reproches ; jespre toutefois avoir mrit la reconnaissance des lecteurs qui me les feront, en les avertissant temps de ne pas perdre une seule heure lire un livre dont on ne saurait tirer aucun fruit si lon ne se soumet pas aux conditions que jai dites ; ils le laisseront donc de ct, et avec dautant plus de raison, quil y a gros parier quil ne leur conviendrait pas : il est bien plutt fait pour un groupe de pauci homines, et il devra attendre, tranquillement et modestement, de rencontrer les quelques personnes qui, par une tournure desprit vrai dire singulire, seront en mesure den tirer parti. Car, sans parler des difficults vaincre et de leffort faire, que mon livre impose au lecteur, quel est, en ce temps-ci, o nos savants sont arrivs cette magistrale situation desprit, de confondre en semble le paradoxe et lerreur, quel est lhomme cultiv qui tolrerait dentrer en relations avec une pense avec laquelle il se trouverait en dsaccord sur tous les points peu prs o il a son sige fait et o il croit possder la vrit ? Et en outre, quelle ne serait pas la dsillusion de ceux qui, ayant pris louvrage sur son titre, ny trouveraient rien de ce quils sattendaient y trouver, par cette seule raison quils ont appris lart de spculer chez un grand philosophe1, auteur de livres attendrissants, mais qui a une seule petite faiblesse : cest de prendre toutes les ides quil a apprises et reues dans son esprit avant lge de quinze ans, comme autant de penses fondamentales et innes de lesprit humain. En vrit, la dception ici encore serait trop forte. Aussi mon avis aux lecteurs en question est bien formel : quils mettent mon livre de ct. Mais je sens quils ne me tiendront pas quitte si bon compte. Voil un lecteur qui est arriv la fin dune prface, pour y trouver le conseil cidessus : il nen a pas moins dpens son bel argent blanc ; comment pourra-til rentrer dans ses frais ? Je nai plus quun moyen de men tirer : je lui rappellerai quil y a bien des moyens dutiliser un livre en dehors de celui qui consiste le lire. Celui-ci pourra, linstar de beaucoup dautres, servir remplir un vide dans sa bibliothque : proprement reli, il y fera bonne figure. Ou bien, sil a quelque amie claire, il pourra le dposer sur sa table ouvrage ou sur sa table th. Ou bien enfin, ce qui vaudrait mieux que tout et ce que je lui recommande tout particulirement, il pourra en faire un compte-rendu critique. 1Jacobi. 13. 14 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o n_________________ Ceci soit dit pour plaisanter : mais, dans cette existence dont on ne sait si lon doit rire ou pleurer, il faut bien faire la plaisanterie sa part ; il nest pas un journal assez grave pour sy refuser. Maintenant, pour revenir au srieux, je prsente ce livre au public avec la ferme conviction que tt ou tard il rencontrera ceux pour qui seuls il est fait ; au surplus, je me repose tranquillement sur cette pense, quil aura lui aussi la destine rserve toute vrit, quelque ordre de savoir quelle se rapporte, et ft-ce au plus important : pour elle un triomphe dun instant spare seul le long espace de temps o elle fut taxe de paradoxe, de celui o elle sera rabaisse au rang des banalits. Quant linventeur, le plus souvent il ne voit de ces trois poques que la premire ; mais quimporte ? si lexistence humaine est courte, la vrit a les bras longs et la vie dure : disons donc la vrit. crit Dresde, aot 1818. 14. 15 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nPRFACE DE LA DEUXIME DITION _________________ Ce nest pas mes contemporains, ce nest pas mes compatriotes, cest lhumanit que joffre mon uvre cette fois acheve, dans lesprance quelle en pourra tirer quelque fruit : si tard que ce soit, il ne mimporte, car tel est le lot ordinaire de toute uvre bonne en quelque genre que ce soit, davoir beaucoup attendre pour tre reconnue telle. Oui, cest pour lhumanit, non pour la gnration qui passe, tout occupe de son rve dun instant, que ma tte a, presque contre le gr de ma volont, consacr toute une longue vie dun travail ininterrompu ce livre. Il est vrai que le public, tout ce temps durant, ny a pas pris intrt ; mais je ne vais pas l-dessus prendre le change : je nai cess de voir dautre part le faux, le mauvais, et la fin labsurdit et le non-sens1, entours de ladmiration et du respect universel ; jai de la sorte appris ceci : quil faut bien que les esprits capables de reconnatre ce qui est solide et juste soient tout fait rares, rares au point quon peut passer douze annes en chercher autour de soi sans en trouver ; sans quoi il ne se pourrait pas que les esprits capables de produire les uvres justes et solides fussent eux-mmes assez rares, pour que leurs uvres fissent exception et saillie au milieu du cours banal des choses terrestres, et pour quenfin ils pussent compter sur la postrit, perspective qui leur est indispensable pour refaire et revivifier leurs forces. Celui qui prend cur, qui prend en main une uvre sans utilit matrielle, doit dabord nattendre aucun intrt de la part de ses contemporains. Ce quoi il peut sattendre, par exemple, cest voir une apparence vaine de la ralit quil cherche se prsenter, se faire accepter, avoir son jour de succs : ce qui dailleurs est dans lordre. Car la ralit en elle-mme ne doit tre cherche que pour elle-mme : sans quoi on ne la trouvera pas, car toute proccupation nuit la pntration. Aussi, et lhistoire de la littrature en fait foi, il nest nulle uvre de valeur qui, pour arriver sa pleine valeur, nait rclam beaucoup de temps, cela surtout quand elle tait du genre instructif et non du genre divertissant ; et pendant ce temps, le faux brillait dun grand clat. Il y aurait bien un moyen : ce serait dunir la ralit avec lapparence de la 1La Philosophie de Hegel. 15. 16 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nralit ; mais cela est difficile et parfois impossible. Cest la maldiction de ce monde de la ncessit et du besoin, que tout doit servir des besoins, faire la corve pour eux : aussi, par sa nature mme, il ne permet pas quun effort noble et lev, quel quil soit, ainsi leffort de lesprit vers la lumire et la vrit, se dploie sans obstacle, ou puisse seulement sexercer pour lui-mme. Non pas : ds que pareille chose sest manifeste, ds que lide en a t introduite par un exemple, aussitt les intrts matriels, les desseins personnels, singnient sen servir soit comme dun instrument, soit comme dun masque. Il tait donc naturel, ds que Kant eut rnov aux yeux de tous la philosophie, quelle devnt un instrument pour de certains intrts : intrts dtat en haut, intrts individuels en bas ; pour prciser, ce nest pas elle qui a subi ce sort ; cest celle que jappelle son double. Tout cela ne peut nous tonner : les hommes ne sont, pour une majorit norme, incroyable, capables par nature mme que de buts matriels : ils nen peuvent concevoir dautres. Par consquent, leffort dont nous parlons, vers la vrit seule, est trop haut, trop exceptionnel, pour quon puisse sattendre voir la totalit des hommes, ou un grand nombre, ou seulement mme quelques-uns, y prendre intrt. Si, malgr cela, on voit parfois, comme il arrive aujourdhui en Allemagne, un grand dploiement dactivit dpense tudier, crire, discourir des choses de la philosophie, on peut de confiance affirmer que le vritable primum mobile, le ressort cach de tout ce mouvement, si lon veut bien mettre de ct les grands airs et les dclarations pompeuses, cest quelque but tout rel et nullement idal, un intrt individuel, un intrt de corporation, dglise, dtat, mais bref un intrt matriel ; que, par suite, ce qui met en train toutes les plumes de nos prtendus savants universels, ce sont des raisons de parti, des vises, et non des vues ; et quenfin, dans toute cette troupe en moi, la dernire chose dont on se proccupe, cest la vrit. Celleci ne rencontre point de partisans, et, dans lardeur de cette mle philosophique, elle peut suivre paisiblement son chemin, aussi inaperue quelle let t dans la froide nuit du sicle le plus tnbreux emprisonn dans les dogmes dglise les plus troits, dans ces ges o elle ntait transmise qu un petit nombre dinitis, comme une doctrine occulte, quon nosait bien souvent confier quau parchemin. Aucun temps, jose le dire, nest moins favorable la philosophie que celui o elle est indignement exploite ou comme moyen de gouvernement, ou comme simple gagne-pain. Imagine-t-on que dans une telle pousse et une semblable cohue, la vrit, 16. 17 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o ndont nul na souci, va surgir par-dessus le march ? Mais la vrit nest pas une fille qui saute au cou de qui ne la dsire pas ; cest plutt une fire beaut, qui lon peut tout sacrifier, sans tre assur pour cela de la moindre faveur. Tandis que les gouvernements font de la philosophie un instrument de politique, les professeurs de philosophie voient dans leur enseignement un mtier comme un autre, qui nourrit son homme ; ils se poussent donc vers les chaires, protestant de leurs bonnes intentions, cest--dire de leur dvouement aux projets des hommes dtat. Et ils tiennent leurs engagements : ce nest ni la vrit, ni lvidence, ni Platon, ni Aristote, mais uniquement la politique laquelle ils sont infods qui devient leur toile, leur critrium dcisif, pour juger du vrai, du bon, du remarquable ou du contraire. Tout ce qui ne rpond pas au programme accept, ft-ce luvre la plus considrable et la plus merveilleuse en telle matire, est condamn, ou, sil y a pril le faire, touff dans un silence universel. Voyez leur leve de boucliers contre le panthisme : qui donc serait assez simple pour lattribuer une conviction personnelle ? Mais aussi, comment la philosophie, devenue un gagne-pain, ne dgnrerait-elle pas en sophistique ? Cest en vertu de cette ncessit, et parce que la maxime : Je chante celui dont je mange le pain , est ternellement vraie, que les anciens voyaient dans le trafic de la sagesse la marque distinctive du sophiste. Ajoutez cela quen ce bas monde il est ordinaire de rencontrer presque partout la mdiocrit : elle seule peut raisonnablement sacheter prix dargent ; il faut donc, ici comme ailleurs, savoir sen contenter. Aussi voyons nous dans toutes les universits allemandes cette aimable mdiocrit travailler, par des procds elle, crer la philosophie qui nexiste pas encore, et cela sur un type et un plan prescrits davance, spectacle dont il y aurait quelque cruaut se moquer. Tandis que la philosophie, depuis longtemps dj, tait ainsi asservie des intrts gnraux ou personnels, jai, pour mon compte, suivi paisiblement le cours de mes mditations ; il est vrai de dire que jy tais comme contraint et entran par une sorte dinstinct irrsistible. Mais cet instinct tait fortifi dune conviction rflchie : jestimais que la vrit quun homme a dcouverte, ou la lumire quil a projete sur quelque point obscur, peut un jour frapper un autre tre pensant, lmouvoir, le rjouir et le consoler ; cest lui quon parle, comme nous ont parl dautres esprits semblables nous et qui nous ont consols nous-mmes dans ce dsert de la vie. En attendant, on 17. 18 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o npoursuit sa tche et pour elle et pour soi. Mais, privilge singulier et remarquable des conceptions philosophiques ! celles-l seules quon a labores et approfondies pour son propre compte peuvent ensuite profiter aux autres, et jamais celles qui de prime abord leur sont destines. Les premires sont aisment reconnaissables la parfaite sincrit dont elles sont empreintes : rarement est-on dispos se duper soi-mme, et se servir, comme on dit, des noix vides. Par suite, aucune trace de sophisme, aucun verbiage dans les crits : toute phrase confie au papier paie aussitt de sa peine celui qui la lit. De l cet clatant caractre de loyaut et de franchise dont mes uvres sont comme marques au front : par ce premier trait elles contrastent dj vivement avec celles des trois grands sophistes de la priode postkantienne. Mon point de vue est uniquement celui de la rflexion, consultation de la raison toujours fidlement communique, jamais je ne recours linspiration, quon dcore du titre dintuition intellectuelle ou de connaissance absolue, mais dont le vritable nom serait jactance vide et charlatanisme. Anim de cet esprit, et tmoin en mme temps de la faveur universelle que rencontraient la fausse et la mauvaise philosophie, des honneurs accords cette jactance1 et ce charlatanisme2, jai depuis longtemps renonc aux suffrages de mes contemporains. Comment une gnration qui a pendant vingt ans proclam un Hegel, ce Caliban intellectuel, le plus grand des philosophes, qui a fait retentir de ses louanges lEurope entire, comment, dis-je, cette gnration pourrait-elle rendre jaloux de ses applaudissements le spectateur dune pareille comdie ? Elle na plus de couronnes de gloire dcerner ; sa faveur est prostitue, son mpris sans effet. Le srieux de mes paroles a pour garant ma conduite : si je mtais le moins du monde souci de lapprobation de mes contemporains, jaurais supprim vingt passages de mes crits qui heurtent de front toutes les ides reues, et mme ont parfois quelque chose de blessant. Mais je regarderais comme un crime den sacrifier une syllabe, pour me concilier la faveur du public. Jamais je nai eu quun guide, la vrit : en mattachant la suivre, je ne pouvais compter sur une autre estime que la mienne propre ; aussi dtournais-je les yeux de la dcadence intellectuelle du sicle et de la corruption presque universelle de notre littrature, o lart dadapter aux petites penses les grands mots a t conduit au plus haut point. Si, malgr 1 2Fichte et Schelling. (Note de Schopenhauer.) Hegel. 18. 19 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o ntout, je ne puis me flatter davoir chapp aux imperfections et aux dfaillances qui me sont naturelles, tout au moins ne les aurai-je pas aggraves par dindignes compromis. Pour ce qui regarde cette seconde dition, je me flicite de navoir, aprs vingt-cinq annes coules, rien y retrancher : mes convictions essentielles ont donc, pour moi du moins, subi lpreuve du temps. Les changements introduits dans le premier volume1, qui lui seul reproduit tout le contenu de la premire dition, ces changements, dis-je, ne portent jamais sur le fond, mais uniquement sur des dtails accessoires ; ils consistent presque toujours en quelques brves explications ajoutes et l au texte. Seule la critique de la philosophie kantienne a t considrablement remanie et claircie par de nouveaux dveloppements ; ces additions nauraient pu trouver place dans un supplment isol, analogue ceux que jai runis dans le second volume, et qui forment un appendice chacun des livres du premier, o jexpose ma doctrine personnelle. Si jai adopt pour ceux-ci un tel systme de corrections et de dveloppements, cest que, durant les vingt-cinq annes qui en ont suivi la premire rdaction, ma mthode et ma manire dexposer se sont tellement modifies, quil met t peu prs impossible de fondre en un tout unique les matires du premier et du second volume : une telle synthse et t aussi prjudiciable lun qu lautre. Je donne donc sparment les deux uvres, et souvent je nai rien chang la premire exposition, l o je parlerais aujourdhui dautre sorte ; cest que je nai pas voulu gter par la critique mticuleuse de la vieillesse luvre de mes jeunes annes. Les corrections ncessaires ce point de vue soffriront delles-mmes lesprit du lecteur avec le secours du second volume. Ils se compltent lun lautre, dans la plus entire acception du mot et offrent, au point de vue de la pense, la mme relation que les deux ges quils reprsentent. Ainsi, non seulement chacun des deux volumes renferme ce quon ne trouve pas dans lautre, mais encore les mrites de lun sont prcisment ceux qui chez lautre font dfaut. Si donc la premire partie de mon uvre est suprieure la seconde par les qualits qui sont le propre de lardeur juvnile et de la vigueur native de la pense, en revanche la seconde lemporte sur elle par la maturit et la lente laboration des ides, le fruit dune longue 1Louvrage comporte en allemand deux volumes ; la traduction (de A. Burdeau) en comprend trois ; le premier volume dont parle ici Schopenhauer embrasse donc jusquau milieu du second volume de la traduction. 19. 20 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nexprience et dun effort persvrant. lge o javais la force de concevoir tout dune pice lide fondamentale de mon systme, puis de la poursuivre dans ses quatre ramifications pour revenir ensuite leur tronc commun, enfin de la dvelopper avec clart dans son ensemble, alors jtais incapable de parfaire toutes les parties de mon uvre avec cette exactitude, cette pntration et cette ampleur, que peut seule donner une mditation prolonge ; condition ncessaire pour prouver une doctrine, pour lclairer de faits nombreux et de documents varis, pour en mettre en lumire tous les aspects, en faire ressortir dans un puissant contraste les perspectives diverses, enfin pour en distinguer avec nettet les lments et les disposer dans le meilleur ordre possible. Je reconnais quil et sans doute t plus agrable pour le lecteur davoir entre les mains un ouvrage venu dun seul jet que deux moitis de livre, dont on ne peut se servir quen les rapprochant lune de lautre ; mais je le prie de considrer quil met fallu pour cela produire, un moment donn de mon existence, ce qui ne pouvait ltre qu deux moments diffrents, autrement dit, runir au mme ge les dons que la nature a dpartis deux priodes distinctes de la vie humaine. Je ne saurais mieux comparer cette ncessit de publier mon uvre en deux parties complmentaires lune de lautre quau procd employ pour rendre achromatique lobjectif dune lunette, que lon ne peut construire dune seule pice : on la obtenu par la combinaison dune lentille concave de flint avec une lentille convexe de crown, et les proprits runies des deux lentilles ont amen le rsultat dsir. Au reste, lennui quprouvera le lecteur davoir en main deux volumes la fois sera peut-tre compens par la varit et le dlassement que procure dordinaire un mme sujet, conu dans la mme tte et dvelopp par le mme esprit, mais des ges fort diffrents. Il y a intrt cependant, pour celui qui nest pas encore familiaris avec ma philosophie, de commencer par lire le premier volume en entier, sans sinquiter des Supplments, et de ny recourir quaprs une seconde lecture ; autrement il embrasserait difficilement le systme dans son ensemble, tel quil napparat que dans le premier volume ; le second, au contraire, ne prsente que les points essentiels de la doctrine confirms par plus de dtails et de plus amples dveloppements. Au cas o lon ne serait pas dispos relire le premier volume, on ferait bien nanmoins de ne prendre connaissance du second quaprs avoir achev le premier et de le lire part dans lordre de succession des chapitres. Ceux- 20. 21 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nci, il est vrai, ne se relient pas toujours trs troitement entre eux, mais il sera facile de suppler cet enchanement par les souvenirs du premier volume, si une fois on sen est bien pntr ; dailleurs, on trouvera partout des renvois aux passages correspondants de ce premier volume, et cet effet jai substitu dans la seconde dition des paragraphes numrots aux simples traits qui marquaient les divisions dans la premire. Dj dans la prface de la premire dition, jai dclar que ma philosophie procde de celle de Kant, et suppose par suite une connaissance approfondie de cette dernire ; je tiens le rpter ici. Car la doctrine de Kant bien comprise amne dans tout esprit un changement dides si radical, quon y peut voir une vritable rnovation intellectuelle ; elle seule, en effet, a la puissance de nous dlivrer entirement de ce ralisme instinctif, qui semble rsulter de la destination primitive de lintelligence : cest une entreprise laquelle ni Berkeley ni Malebranche ne sauraient suffire, enferms quils sont lun et lautre dans les gnralits : Kant, au contraire, descend dans les derniers dtails, et cela avec une mthode qui ne comporte pas plus dimitation quelle na eu de modle ; sa vertu sur lesprit est singulire et pour ainsi dire instantane ; elle arrive le dsabuser absolument de ses illusions et lui faire voir toutes choses sous un jour entirement nouveau. Et cest ainsi quil se trouve tout prpar aux solutions plus positives encore que japporte. Dautre part, celui qui ne sest pas assimil la doctrine de Kant, quelle que puisse tre dailleurs sa pratique de la philosophie, est encore dans une sorte dinnocence primitive : il nest pas sorti de ce ralisme naf et enfantin que nous apportons tous en naissant ; il peut tre propre tout, hormis philosopher. Il est au premier ce que le jeune homme mineur est au majeur. Si cette vrit a aujourdhui un air de paradoxe, on en jugeait autrement dans les trente premires annes qui ont suivi lapparition de la Critique de la raison pure : cest que, depuis cette poque, a grandi une gnration qui, vrai dire, ne connat pas Kant. Pour le comprendre, il ne suffit pas, en effet, dune lecture rapide et superficielle ou dune exposition de seconde main. Ce fait, dautre part, est le rsultat de la mauvaise direction imprime aux intelligences, qui lon a fait perdre leur temps sur les conceptions desprits mdiocres et par suite incomptents, ou, qui pis est, de sophistes hbleurs, indignement vants. De l cette inexprimable confusion dans les principes premiers de la science, pour tout dire, cette paisse grossiret de pense mal dguise sous la prtention et la prciosit de la 21. 22 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nforme, et qui caractrise les uvres philosophiques dune gnration leve pareille cole. Or, cest une dplorable illusion de croire quune doctrine comme celle de Kant puisse tre tudie ailleurs que dans les textes originaux. Je dois mme dnoncer au public les analyses qui en ont t donnes, et surtout les plus rcentes ; il y a quelques annes peine, jai dcouvert dans les crits de certains hgliens des expositions de la philosophie kantienne qui touchent au fantastique. Mais aussi, comment des esprits fausss et dtraqus ds la premire jeunesse par les extravagances de lhglianisme seraient-ils encore en tat de suivre les profondes spculations dun Kant ? Ils sont de longue main habitus prendre pour une pense philosophique le plus vide des bavardages, traiter de finesse une sophistique misrable, et de dialectique un art puril de draisonner ; force daccepter les combinaisons les plus insenses de termes contradictoires, o lesprit se torture et spuise inutilement dcouvrir un sens intelligible, ils en sont arrivs se fler le cerveau. Ce nest pas dune critique de la raison, dune philosophie quils auraient besoin, mais bien dune medicina mentis, et dabord, en guise de purgatif, dun petit cours de sens-communologie1 ; aprs quoi on verrait sil y a lieu de leur parler philosophie. Cest donc en vain que la doctrine de Kant serait cherche ailleurs que dans ses propres ouvrages, toujours fconds en enseignements, mme quand ils contiennent des fautes ou des erreurs. Cest surtout de son originalit quon doit dire, ce qui sapplique dailleurs tout vrai philosophe, quil ne peut tre connu que par ses propres crits, et jamais par ceux des autres. Car les penses des intelligences dlite ne se prtent pas au filtrage travers un esprit ordinaire. Conues sous ces fronts larges, levs et prominents, au-dessous desquels brille une prunelle de flamme, elles perdent toute vigueur et toute vie, ne sont plus elles-mmes, transportes entre les troites parois de ces crnes bas, dprims et pais, dont les regards errants semblent toujours pier quelque intrt personnel. On ne saurait mieux comparer ces sortes de cerveaux quaux miroirs surface ingale, o les objets apparaissent tout contourns et dprims, et prsentent, au lieu dune figure aux belles proportions, une image grimaante. Les conceptions philosophiques ne peuvent tre communiques que par les gnies mmes qui les ont cres ; et si lon se sent attir vers la philosophie, cest dans lintime sanctuaire de leurs uvres quil faut aller consulter les matres immortels. Les chapitres essentiels des livres dun vritable penseur jettent 1En franais dans le texte. 22. 23 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o ncent fois plus de jour sur ses doctrines que les languissantes et confuses analyses, produits dintelligences mdiocres et presque toujours enttes du systme la mode ou dopinions elles. Ce quil y a de vraiment tonnant, cest lavidit et la prfrence marque du public pour ces productions de seconde main. On dirait quil existe une affinit lective qui attire lun vers lautre les tres vulgaires ; il semble que la parole dun grand homme leur soit plus agrable, lorsquelle passe par la bouche dun de leurs pareils. Peut-tre aussi pourrait-on voir l une explication du principe de lenseignement mutuel, en vertu duquel les leons dont les enfants profitent le mieux sont celles quils reoivent de leurs camarades. Un dernier mot aux professeurs de philosophie. Jai toujours admir la pntration, la sret et la dlicatesse de tact qui leur ont fait envisager ds son apparition ma philosophie comme une chose absolument trangre leur manire de voir, et mme comme une invention dangereuse, ou, pour employer une expression triviale, comme un article quils ne tiennent pas dans leur boutique ; jai aussi beaucoup admir la remarquable sagacit politique avec laquelle ils ont du premier coup trouv la seule tactique praticable mon endroit, lensemble parfait avec lequel ils lont adopte, la fidle persvrance quils ont mise la suivre. Ce procd, qui se recommande dailleurs par sa simplicit, consiste, suivant le mot heureux de Gthe, affecter dignorer ce quon veut faire ignorer (im Ignoriren und dadurch sekretiren), supprimer purement et simplement tout ce qui a quelque mrite et quelque importance. Le succs de cette tactique du silence est encore favoris par les cris de corybantes dont les membres de la ligue philosophique saluent tour de rle les nouveau-ns de leur intelligence. Cela force le public regarder de leur ct, et remarquer de quel air dimportance ils se congratulent mutuellement. Comment mconnatre lopportunit dune telle conduite ? Qui donc peut trouver redire la maxime : Primum vivere, deinde philosophari ? Ces messieurs veulent vivre avant tout, et vivre de la philosophie, ils nont quelle pour nourrir femme et enfants, et ils courent les risques de laventure, malgr lavertissement que leur donne Ptrarque : Povera e nuda vai filosofia. Or, ma doctrine nest gure propre servir de gagne-pain ; elle manque des lments les plus essentiels toute philosophie dcole bien rtribue ; elle na pas de thologie spculative, ce qui doit former (quoi quen dise cet importun de Kant dans sa Critique de la raison) le thme principal de tout enseignement 23. 24 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nphilosophique ; ce qui, il est vrai, oblige aussi parler sans cesse de choses tout fait inconnaissables. Bien plus, je ne prends mme point parti sur cette fiction si utile et aujourdhui indispensable, qui est la dcouverte propre des professeurs de philosophie, je veux dire lexistence dune raison possdant lintuition immdiate et la connaissance absolue : il suffit pourtant den bien faire entrer tout dabord lide dans lesprit du lecteur pour pouvoir ensuite se lancer avec la plus grande aisance, quatre chevaux de front, comme on dit, sur ce terrain que Kant a entirement et dfinitivement interdit lintelligence humaine, sur ce domaine situ au-del de toute exprience possible, o se trouvent, ds lentre, rvls naturellement et disposs dans le meilleur ordre, les dogmes essentiels du christianisme moderne, ml de judasme et doptimisme. Quy a-t-il, je vous prie, de commun entre ma philosophie, dpourvue de ces donnes fondamentales, qui ne connat aucun gard, qui ne fait pas vivre, qui se perd dans la spculation, nayant pour toile que la vrit toute nue, sans rmunration, sans amitis, le plus souvent en butte la perscution, et poursuivant nanmoins sa marche, sans regarder droite ou gauche, quy a-t-il de commun, je le rpte, entre elle et cette bonne alma mater, cette philosophie universitaire dexcellent rapport, qui, charge de cent intrts et de mille mnagements divers, savance avec circonspection et en louvoyant, sans jamais perdre de vue la crainte du Seigneur, les volonts du ministre, les dogmes de la religion dtat, les exigences de lditeur, la faveur des tudiants, la bonne amiti des collgues, la marche de la politique quotidienne, lopinion du jour et mille autres inspirations du mme genre ? En quoi ma recherche calme et svre du vrai ressemble-t-elle aux discussions dont retentissent les chaires et les bancs des coles, et dont le secret mobile est toujours quelque ambition personnelle ? Ce sont l, jose le dire, deux formes radicalement distinctes de la philosophie. Aussi ne trouve-ton chez moi aucune espce daccommodement, aucune camaraderie : ce qui narrange personne, sauf peut-tre celui qui cherche uniquement la vrit. Mais ce nest pas laffaire des sectes philosophiques actuelles, toujours la poursuite de quelque but utilitaire ; je nai leur offrir, moi, que des vues dsintresses, qui ne peuvent en aucune faon cadrer avec leurs desseins personnels, ayant t formes en labsence de tout dessein prconu. Pour que ma doctrine devnt une philosophie dcole, il faudrait la venue de temps nouveaux. Il ferait beau voir aujourdhui quune philosophie comme la mienne, qui ne rapporte rien, et une place au soleil et ft un objet dattention 24. 25 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o ngnrale. Cest ce quil fallait prvenir tout prix, et, pour cela, tous devaient marcher contre elle comme un seul homme. Mais contester et contredire des ides nest pas toujours chose aise, et le procd est dautant plus scabreux quil a linconvnient dattirer lattention du public sur la chose en litige : qui sait si la lecture de mes crits ne let pas dgot des lucubrations des professeurs de philosophie ? Car, lorsquune fois on a tt des uvres srieuses, rarement continue-t-on se plaire la farce, surtout celle du genre ennuyeux. La conspiration du silence universel laquelle on sest arrt tait donc le seul systme de dfense possible ; je conseille fort de sy tenir et de le faire durer aussi longtemps quil se pourra, cest--dire tant que cette ignorance affecte ne sera pas souponne dtre une ignorance relle ; il sera toujours temps alors de changer de front. En attendant, il demeure loisible chacun de drober et l quelque petite plume pour sen parer au besoin, lexubrance de la pense ntant pas le mal dont nos gens ont souffrir. La mthode du silence et de lignorance systmatiques peut russir assez longtemps encore, et durer au moins tout le temps qui me reste vivre. Si, par hasard, quelque voix indiscrte a dj protest, elle sest bientt perdue dans le tapage de lloquence professorale, trs habile leurrer, avec des airs de gravit, le bon public, et dtourner ailleurs son attention. Je conseillerais pourtant le maintien svre de lunion dans la dfense et une active surveillance lgard des jeunes gens, qui sont parfois terriblement indiscrets. Je noserais dailleurs garantir lternel succs dune tactique si admirable, et je ne puis rpondre du dnouement final. Car cest chose souvent bien trange que le gouvernement de cet excellent public, si facile mener en gnral. Sans doute, les Gorgias et les Hippias, matres de lopinion, ont pu peu prs dans tous les temps faire triompher labsurde, et les voix isoles sont dordinaire couvertes par le chur des dupeurs et des dups ; et pourtant, luvre de bonne foi conserve toujours je ne sais quelle action extraordinaire, calme, lente et profonde ; aussi, arrive-t-elle bientt, par une sorte de miracle, dominer ce grand tumulte : comme on voit un ballon se dgager peu peu des paisses vapeurs du sol pour planer dans les pures rgions, do aucune force humaine ne saurait le faire redescendre. Francfort-sur-le-Mein, fvrier 1844. 25. 26 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nPRFACE DE LA TROISIME DITION __________________ Le vrai et le bien feraient plus aisment leur chemin dans le monde, si ceux qui en sont incapables ne sentendaient pour leur barrer la route. Combien duvres utiles ont t dj ou retardes ou ajournes, quand elles nont pas t entirement touffes par cet obstacle ! Cette cause a eu pour effet, en ce qui me concerne, de ne me permettre de publier qu lge de soixante-douze ans la troisime dition du prsent ouvrage, dont la premire remonte ma trentime anne. Je me console de ce malheur en rptant le mot de Ptrarque : Si quid tota die currens, pervernit ad vesperam, satis est. (De vera sapientia, p. 140.) Et moi aussi me voil enfin arriv au but, et jai la satisfaction de voir quau moment o finit ma carrire, mon action commence ; jai aussi lespoir que, selon une loi bien vieille, cette action sera dautant plus durable quelle a t plus tardive. Le lecteur pourra constater que rien de ce que renfermait la seconde dition na t supprim dans celle-ci : elle a t, au contraire, assez considrablement augmente, puisque, imprime dans le mme caractre, elle contient 136 pages de plus que la seconde. Sept ans aprs lapparition de cette dernire, jai publi deux volumes intituls : Parerga et Paralipomena. Tous les morceaux runis sous le second mot de ce titre ne comprennent que des additions lexpos systmatique de ma philosophie ; ils auraient donc trouv leur place naturelle dans les deux prsents volumes ; mais force ma t de les imprimer alors nimporte o, incertain que jtais de vivre assez pour voir cette troisime dition. Ils se trouvent dans le deuxime volume des Parerga. On les reconnatra aisment aux titres mmes des chapitres. Francfort-sur-le-Main, septembre 1859. 26. 27 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nLIVRE PREMIER : LE MONDE COMME REPRSENTATION Premier point de vue : la reprsentation soumise au principe de raison suffisante : lobjet de lexprience et de la scienceSors de ton enfance, ami, rveille-toi ! (J.-J. Rousseau) 27. 28 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o n1 Le monde est ma reprsentation. Cette proposition est une vrit pour tout tre vivant et pensant, bien que, chez lhomme seul, elle arrive se transformer en connaissance abstraite et rflchie. Ds quil est capable de lamener cet tat, on peut dire que lesprit philosophique est n en lui. Il possde alors lentire certitude de ne connatre ni un soleil ni une terre, mais seulement un il qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre ; il sait, en un mot, que le monde dont il est entour nexiste que comme reprsentation, dans son rapport avec un tre percevant, qui est lhomme lui-mme. Sil est une vrit quon puisse affirmer a priori, cest bien celle-l ; car elle exprime le mode de toute exprience possible et imaginable, concept de beaucoup plus gnral que ceux mme de temps, despace et de causalit qui limpliquent. Chacun de ces concepts, en effet, dans lesquels nous avons reconnu des formes diverses du principe de raison, nest applicable qu un ordre dtermin de reprsentations ; la distinction du sujet et de lobjet, au contraire, est le mode commun toutes, le seul sous lequel on puisse concevoir une reprsentation quelconque, abstraite ou intuitive, rationnelle ou empirique. Aucune vrit nest donc plus certaine, plus absolue, plus vidente que celle-ci : tout ce qui existe existe pour la pense, cest--dire, lunivers entier nest objet qu lgard dun sujet, perception que par rapport un esprit percevant, en un mot, il est pure reprsentation. Cette loi sapplique naturellement tout le prsent, tout le pass et tout lavenir, ce qui est loin comme ce qui est prs de nous ; car elle est vraie du temps et de lespace eux-mmes, grce auxquels les reprsentations particulires se distinguent les unes des autres. Tout ce que le monde renferme ou peut renfermer est dans cette dpendance ncessaire vis--vis du sujet et nexiste que pour le sujet. Le monde est donc reprsentation. Cette vrit est dailleurs loin dtre neuve. Elle fait dj le fond des considrations sceptiques do procde la philosophie de Descartes. Mais ce fut Berkeley qui le premier la formula dune manire catgorique ; par l il a rendu la philosophie un immortel service, encore que le reste de ses doctrines ne mrite gure de vivre. Le grand tort de Kant, comme je lexpose dans lAppendice qui lui est consacr, a t de mconnatre ce principe fondamental. En revanche, cette importante vrit a t de bonne heure admise par les sages de lInde, puisquelle apparat comme la base mme de la philosophie vdanta, attribue Vysa. Nous avons sur ce point le tmoignage de W. Jones, dans sa dernire dissertation ayant pour objet la philosophie asiatique : 28. 29 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o n Le dogme essentiel de lcole vdanta consistait, non nier lexistence de la matire, cest--dire de la solidit, de limpntrabilit, de ltendue (ngation qui, en effet, serait absurde), mais seulement rformer sur ce point lopinion vulgaire, et soutenir que cette matire na pas une ralit indpendante de la perception de lesprit, existence et perceptibilit tant deux termes quivalents1. Cette simple indication montre suffisamment dans le vdantisme le ralisme empirique associ lidalisme transcendantal. Cest cet unique point de vue et comme pure reprsentation que le monde sera tudi dans ce premier livre. Une telle conception, absolument vraie dailleurs en elle-mme, est cependant exclusive et rsulte dune abstraction volontairement opre par lesprit ; la meilleure preuve en est dans la rpugnance naturelle des hommes admettre que le monde ne soit quune simple reprsentation, ide nanmoins incontestable. Mais cette vue, qui ne porte que sur une face des choses, sera complte dans le livre suivant par une autre vrit, moins vidente, il faut lavouer, que la premire ; la seconde demande, en effet, pour tre comprise, une recherche plus approfondie, un plus grand effort dabstraction, enfin une dissociation des lments htrognes accompagne dune synthse des principes semblables. Cette austre vrit, bien propre faire rflchir lhomme, sinon le faire trembler, voici comment il peut et doit lnoncer ct de lautre : Le monde est ma volont. En attendant, il nous faut, dans ce premier livre, envisager le monde sous un seul de ses aspects, celui qui sert de point de dpart notre thorie, cest-dire la proprit quil possde dtre pens. Nous devons, ds lors, considrer tous les objets prsents, y compris notre propre corps (ceci sera dvelopp plus loin), comme autant de reprsentations et ne jamais les appeler dun autre nom. La seule chose dont il soit fait abstraction ici (chacun, jespre, sen pourra convaincre par la suite), cest uniquement la volont, qui constitue lautre ct du monde : un premier point de vue, en effet, ce monde nexiste absolument que comme reprsentation ; un autre point de vue, il nexiste que comme volont. Une ralit qui ne peut se ramener ni au premier ni au second de ces lments, qui serait un objet en soi 1 The fundamental tenet of the Vedanta school consisted not in denying the existence of matter, that is of solidity, impenetrability, and extended figure (to deny which would be lunacy), but in correcting the popular opinion of it, and in contending that it has no essence independent of mental perception ; that existence and perceptibility are convertible terms. (Asiatic researches, vol. IV, p. 164.) 29. 30 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o n(et cest malheureusement la dplorable transformation qua subie, entre les mains mme de Kant, sa chose en soi), cette prtendue ralit, dis-je, est une pure chimre, un feu follet propre seulement garer la philosophie qui lui fait accueil.2 Ce qui connat tout le reste, sans tre soi-mme connu, cest le sujet. Le sujet est, par suite, le substratum du monde, la condition invariable, toujours sous-entendue de tout phnomne, de tout objet ; car tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet. Ce sujet, chacun le trouve en soi, en tant du moins quil connat, non en tant quil est objet de connaissance. Notre propre corps lui-mme est dj un objet, et, par suite, mrite le nom de reprsentation. Il nest, en effet, quun objet parmi dautres objets, soumis aux mmes lois que ceux-ci ; cest seulement un objet immdiat1. Comme tout objet dintuition, il est soumis aux conditions formelles de la pense, le temps et lespace, do nat la pluralit. Mais le sujet lui-mme, le principe qui connat sans tre connu, ne tombe pas sous ces conditions ; car il est toujours suppos implicitement par elles. On ne peut lui appliquer ni la pluralit, ni la catgorie oppose, lunit. Nous ne connaissons donc jamais le sujet ; cest lui qui connat, partout o il y a connaissance. Le monde, considr comme reprsentation, seul point de vue qui nous occupe ici, comprend deux moitis essentielles, ncessaires et insparables. La premire est lobjet qui a pour forme lespace, le temps, et par suite la pluralit ; la seconde est le sujet qui chappe la double loi du temps et de lespace, tant toujours tout entier et indivisible dans chaque tre percevant. Il sensuit quun seul sujet, plus lobjet, suffirait constituer le monde considr comme reprsentation, aussi compltement que les millions de sujets qui existent ; mais que cet unique sujet percevant disparaisse, et, du mme coup, le monde conu comme reprsentation disparat aussi. Ces deux moitis sont donc insparables, mme dans la pense ; chacune delles nest 1La quadruple racine du principe de raison, 22, p. 129. Trad. fran. de Cantacuzne. Paris, G. Baillire et Cie, 1882. 30. 31 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nrelle et intelligible que par lautre et pour lautre ; elles existent et cessent dexister ensemble. Elles se limitent rciproquement : o commence lobjet, le sujet finit. Cette mutuelle limitation apparat dans le fait que les formes gnrales essentielles tout objet : temps, espace et causalit, peuvent se tirer et se dduire entirement du sujet lui-mme, abstraction faite de lobjet : ce quon peut traduire dans la langue de Kant, en disant quelles se trouvent a priori dans notre conscience. De tous les services rendus par Kant la philosophie, le plus grand est peut-tre dans cette dcouverte. cette vue, jajoute, pour ma part, que le principe de raison est lexpression gnrale de toutes ces conditions formelles de lobjet, connues a priori ; que toute connaissance purement a priorise ramne au contenu de ce principe, avec tout ce quil implique ; en un mot, quen lui est concentre toute la certitude de notre science a priori. Jai expliqu en dtail, dans ma Dissertation sur le principe de raison, comment il est la condition de tout objet possible ; ce qui signifie quun objet quelconque est li ncessairement dautres, tant dtermin par eux et les dterminant son tour. Cette loi est si vraie que toute la ralit des objets en tant quobjets ou simples reprsentations consiste uniquement dans ce rapport de dtermination ncessaire et rciproque : cette ralit est donc purement relative. Nous aurons bientt loccasion de dvelopper cette ide. Jai montr, de plus, que cette relation ncessaire, exprime dune manire gnrale par le principe de raison, revt des formes diverses, selon la diffrence des classes o viennent se ranger les objets au point de vue de leur possibilit, nouvelle preuve de la rpartition exacte de ces classes. Je suppose toujours implicitement, dans le prsent ouvrage, que tout ce que jai crit dans cette dissertation est connu et prsent lesprit du lecteur. Si je navais pas expos ailleurs ces ides, elles auraient ici leur place naturelle. 31. 32 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o n3 La plus grande diffrence signaler entre nos reprsentations est celle de ltat intuitif et de ltat abstrait. Les reprsentations de lordre abstrait ne forment quune seule classe, celle des concepts, apanage exclusif de lhomme en ce monde. Cette facult quil possde de former des notions abstraites, et qui le distingue du reste des animaux, est ce quon a de tout temps appel raison1. Il sera trait spcialement de ces reprsentations abstraites dans la suite ; pour le moment, nous ne parlerons que de la reprsentation intuitive. Celle-ci comprend tout le monde visible, ou lexprience en gnral, avec les conditions qui la rendent possible. Kant, comme nous lavons dit, a montr (et cest l une dcouverte considrable) que le temps et lespace, ces conditions ou formes de lexprience, lments communs toute perception et qui appartiennent galement tous les phnomnes reprsents, que ces formes, dis-je, peuvent non seulement tre penses in abstracto, mais encore saisies immdiatement en elles-mmes et en labsence de tout contenu ; il a tabli que cette intuition nest pas un simple fantme rsultant dune exprience rpte, quelle en est indpendante et lui fournit ses conditions, plutt quelle nen reoit delle : ce sont, en effet, ces lments du temps et de lespace, tels que les rvle lintuition a priori, qui reprsentent les lois de toute exprience possible. Tel est le motif qui, dans ma Dissertation sur le principe de raison, ma fait considrer le temps et lespace, aperus dans leur forme pure et isols de leur contenu, comme constituant une classe de reprsentations spciales et distinctes. Nous avons dj signal limportance de la dcouverte de Kant tablissant la possibilit datteindre par une vue directe et indpendante de toute exprience ces formes gnrales de lintuition sensible, sans quelles perdent pour cela rien de leur lgitimit, dcouverte qui assure la fois le point de dpart et la certitude des mathmatiques. Mais il est un autre point non moins important noter : le principe de raison, qui, comme loi de causalit et de motivation, dtermine lexprience, qui, dautre part, comme loi de justification des jugements, dtermine la pense. Ce principe peut revtir une forme trs spciale, que jai dsigne sous le nom de principe de ltre : considr par rapport au temps, il1Kant est le seul qui ait obscurci cette conception de la raison ; je renvoie sur ce point lAppendice consacr sa philosophie, et aussi mes Problmes essentiels de lthique (Du fondement de la morale, 6, p. 148-154 de la 1re dition). 32. 33 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nengendre la succession des moments de la dure ; par rapport lespace, la situation des parties de ltendue, qui se dterminent lune lautre linfini. Si, aprs avoir lu la dissertation qui sert dintroduction au prsent ouvrage, on a bien saisi lunit primitive du principe de raison, sous la diversit possible de ses expressions, on comprendra combien il importe, pour pntrer fond lessence de ce principe, de ltudier, tout dabord, dans la plus simple de ses formes pures : le temps. Chaque instant de la dure, par exemple, nexiste qu la condition de dtruire le prcdent qui la engendr, pour tre aussi vite ananti son tour ; le pass et lavenir, abstraction faite des suites possibles de ce quils contiennent, sont choses aussi vaines que le plus vain des songes, et il en est de mme du prsent, limite sans tendue et sans dure entre les deux. Or, nous retrouvons ce mme nant dans toutes les autres formes du principe de raison ; nous reconnatrons que lespace aussi bien que le temps, et tout ce qui existe la fois dans lespace et dans le temps, bref tout ce qui a une cause ou un motif, tout cela ne possde quune ralit purement relative : la chose, en effet, nexiste quen vertu ou en vue dune autre de mme nature quelle et soumise ensuite la mme relativit. Cette pense, dans ce quelle a dessentiel, nest pas neuve ; cest en ce sens quHraclite constatait avec mlancolie le flux ternel des choses ; que Platon en rabaissait la ralit au simple devenir, qui narrive jamais jusqu ltre ; que Spinoza ne voyait en elles que les accidents de la substance unique existant seule ternellement ; que Kant opposait la chose en soi nos objets de connaissance comme de purs phnomnes. Enfin, lantique sagesse de lInde exprime la mme ide sous cette forme : Cest la Maya, cest le voile de lIllusion, qui, recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut dire sil est ou sil nest pas, un monde qui ressemble au rve, au rayonnement du soleil sur le sable, o de loin le voyageur croit apercevoir une nappe deau, ou bien encore une corde jete par terre quil prend pour un serpent. (Ces comparaisons ritres se trouvent dans nombre de passages des Vdas et des Pouranas.) La conception exprime en commun par tous ces philosophes nest autre que celle qui nous occupe en ce moment : le monde comme reprsentation, assujetti au principe de raison.4 33. 34 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nSi lon a une ide nette de la forme sous laquelle le principe de raison apparat dans le temps considr en lui-mme, forme do dpend toute numration et tout calcul, on a par l mme pntr lessence totale du temps. Celui-ci, en effet, se ramne tout entier cette dtermination spciale du principe de raison, et ne possde aucun autre attribut. La succession est la forme du principe de raison dans le temps ; elle est aussi lessence mme du temps. Si, de plus, on a bien entendu le principe de raison, tel quil rgne dans lespace pur, on aura galement puis toute lide de lespace. Car lespace nest rien de plus que la proprit dont jouissent les parties de ltendue de se dterminer rciproquement : cest ce quon appelle la situation. Ltude dtaille de ces diverses positions et lexpression des rsultats acquis dans des formules abstraites qui en facilitent lusage, cest l tout lobjet de la gomtrie. Enfin, si lon a parfaitement compris ce mode spcial du principe de raison, qui est la loi de causalit et qui rgit le contenu des formes prcdentes, temps et espace, ainsi que leur perceptibilit, cest--dire la matire, on aura du mme coup pntr lessence mme de la matire considre comme telle, celle-ci se rduisant tout entire la causalit : cette vrit simpose, ds quon y rflchit. Toute la ralit de la matire rside, en effet, dans son activit, et aucune autre ne saurait lui tre attribue, mme en pense. Cest parce quelle est active quelle remplit et lespace et le temps ; et cest son action sur lobjet immdiat1, matriel lui-mme, qui engendre la perception, sans laquelle il ny a pas de matire ; la connaissance de linfluence exerce par un objet matriel quelconque sur un autre nest possible que si ce dernier agit son tour sur lobjet immdiat, autrement quil ne faisait tout dabord : cela se rduit tout ce que nous en pouvons savoir. tre cause et effet, voil donc lessence mme de la matire ; son tre consiste uniquement dans son activit. (V. pour plus de dtails la Dissertation sur le principe de raison, 21, p. 124, trad. franaise.) Cest donc avec une singulire prcision quon dsigne en allemand lensemble des choses matrielles par le mot Wirklichkeit (de wirken, agir)2, terme beaucoup plus expressif que celui de Realitt (ralit). Ce sur quoi la matire agit, cest toujours la matire ; sa ralit et son essence consistent donc uniquement dans la modification produite rgulirement par une de ses parties sur une autre ; 1Schopenhauer entend par l le corps humain. (Note du trad.) Mira in quibusdam rebus verborum proprietas est, et consuetudo sermonis antiqui qudam efficacissimis notis signat. 2 34. 35 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nmais cest l une ralit toute relative ; les rapports qui la constituent ne sont dailleurs valables que dans les limites mmes du monde matriel, absolument comme le temps. Si le temps et lespace peuvent tre connus par intuition chacun en soi et indpendamment de la matire, celle-ci ne saurait en revanche tre aperue sans eux. Dune part, la forme mme de la matire, quon nen saurait sparer, suppose dj lespace ; et, dautre part, son activit, qui est tout son tre, implique toujours quelque changement, cest--dire une dtermination du temps. Mais la matire na pas pour condition le temps et lespace pris sparment ; cest leur combinaison qui constitue son essence, celle-ci rsidant tout entire, comme nous lavons dmontr, dans lactivit et la causalit. En effet, tous les phnomnes et tous les tats possibles, qui sont innombrables, pourraient, sans se gner mutuellement, coexister dans lespace infini, et, dautre part, se succder, sans plus de difficult, dans linfinit du temps ; ds lors, un rapport de dpendance rciproque, et une loi qui dterminerait les phnomnes conformment ce rapport ncessaire deviendrait inutile et mme inapplicable : ainsi, ni cette juxtaposition dans lespace, ni cette succession dans le temps ne suffisent engendrer la causalit, tant que chacune des deux formes reste isole et se dploie indpendamment de lautre. Or, la causalit constituant lessence propre de la matire, si la premire nexistait pas, la seconde aussi disparatrait. Pour que la loi de causalit conserve toute sa signification et sa ncessit, le changement effectu ne doit pas se borner une simple transformation des divers tats pris en eux-mmes : il faut dabord quen un point donn de lespace, tel tat existe maintenant et tel autre tat ensuite ; il faut, de plus, qu un moment dtermin, tel phnomne se produise ici et tel autre l. Cest seulement grce cette limitation rciproque du temps et de lespace lun par lautre que devient intelligible et ncessaire la loi qui rgle le changement. Ce que la loi de causalit dtermine, ce nest donc pas la simple succession des tats dans le temps lui-mme, mais dans le temps considr par rapport un espace donn ; ce nest pas, dautre part, la prsence des phnomnes tel endroit, mais leur prsence en ce point un instant marqu. Le changement, cest--dire la transformation dtat, rgle par la loi de causalit, se rapporte donc, dans chaque cas, une partie de lespace et une partie correspondante du temps, donnes simultanment. 35. 36 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nCest donc la causalit qui forme le lien entre le temps et lespace. Or nous avons vu que toute lessence de la matire consiste dans lactivit, autrement dit dans la causalit ; il en rsulte que lespace et le temps se trouvent ainsi coexister dans la matire : celle-ci doit donc runir dans leur opposition les proprits du temps et celles de lespace, et concilier (chose impossible dans chacune des deux formes isole de lautre) la fuite inconstante du temps avec linvariable et rigide fixit de lespace : quant la divisibilit infinie, la matire la tient de tous deux ; cest grce cette combinaison que devient possible tout dabord la simultanit ; celle-ci ne saurait exister ni dans le temps seul, qui nadmet pas de juxtaposition, ni dans lespace pur, lgard duquel il ny a pas plus davant que daprs ou de maintenant. Mais lessence vraie de la ralit, cest prcisment la simultanit de plusieurs tats, simultanit qui produit tout dabord la dure ; celle-ci, en effet, nest intelligible que par le contraste de ce qui passe avec ce qui reste ; de mme, cest lantithse du permanent et du variable qui caractrise le changement ou modification dans la qualit et la forme, en mme temps que la fixit dans la substance, qui est la matire1. Si le monde existait seulement dans lespace, il serait rigide et immobile : plus de succession, de changement ni daction ; laction supprime, la matire lest du mme coup. Si le monde existait seulement dans le temps, tout deviendrait fugitif ; alors, plus de permanence, plus de juxtaposition, plus de simultanit et partant plus de dure ; plus de matire non plus, comme tout lheure. Cest de la combinaison du temps et de lespace que rsulte la matire, qui est la possibilit de lexistence simultane ; la dure en drive aussi, et rend possible son tour la permanence de la substance sous le changement des tats2. La matire, tenant son tre de la combinaison du temps et de lespace, en conserve toujours la double empreinte. La ralit quelle tire de lespace est atteste dabord par la forme qui lui est inhrente ; ensuite et surtout, par sa permanence ou substantialit : le changement, en effet, nappartient quau temps, qui, considr en lui-mme et dans sa puret, na rien de stable ; la permanence de la matire nest donc certaine a priori que parce quelle repose sur celle de lespace3. La matire, dautre part, tient du temps par la 1Jtablis dans le Supplment que matire et substance ne font quun. (Note de Schopenhauer.) On comprend ainsi que Kant ait pu dfinir la matire : ce qui se meut dans lespace , puisque le mouvement rsulte de la combinaison de lespace et du temps. (Note de Schopenhauer.) 3 Et non sur celle du temps, comme le veut Kant : cela est tabli dans lAppendice. (Note de Schopenhauer.) 2 36. 37 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nqualit (ou accident), sans laquelle elle ne saurait apparatre ; et cette qualit consiste toujours dans la causalit, dans laction exerce sur une autre matire, par suite dans le changement, qui fait partie de la notion de temps. Cette action nanmoins nest possible en droit qu condition de se rapporter la fois lespace et au temps, et tire de l toute son intelligibilit. La dtermination de ltat, qui doit ncessairement exister dans tel lieu tel moment donn, voil quoi se borne la juridiction de la loi de causalit. Cest parce que les qualits essentielles de la matire drivent des formes de la pense connues a priori, que nous lui assignons aussi, a priori, certaines proprits : par exemple, de remplir lespace ; cest limpntrabilit, qui quivaut lactivit ; de plus, ltendue, la divisibilit infinie, la permanence qui nest que lindestructibilit ; enfin, la mobilit ; quant la pesanteur, peuttre convient-il (ce qui dailleurs ne constitue pas une exception la doctrine) de la rapporter la connaissance a posteriori et cela en dpit de lopinion de Kant qui, dans ses Principes mtaphysiques de la science de la nature, la range parmi les proprits connaissables a priori. De mme quil ny a dobjet en gnral que pour un sujet, et sous la forme dune reprsentation, de mme chaque classe dtermine de reprsentations dans le sujet se rapporte une fonction dtermine, que lon nomme facult intellectuelle (Erkenntnissvermgen). La facult de lesprit correspondant au temps et lespace considrs en soi a t appele par Kant la sensibilit pure (reine Sinnlichkeit) : cette dnomination peut tre conserve, en souvenir de celui qui a ouvert une voie nouvelle la philosophie ; elle nest cependant pas absolument exacte ; car sensibilit suppose dj matire. La facult correspondant la matire, ou la causalit (car ces deux termes sont quivalents), cest lentendement, qui na pas dautre objet. Connatre par les causes, voil, en effet, son unique fonction et toute sa puissance. Mais cette puissance est grande ; elle stend un vaste domaine et comporte une merveilleuse diversit dapplications, relies cependant par une unit vidente. Rciproquement, toute causalit, et, par suite, toute matire, toute ralit, nexiste que pour lentendement, par lentendement. La premire manifestation de lentendement, celle qui sexerce toujours, cest lintuition du monde rel ; or, cet acte de la pense consiste uniquement connatre leffet par la cause : aussi toute intuition est-elle intellectuelle. Mais elle narriverait jamais se raliser sans la connaissance immdiate de quelque effet propre servir de point de dpart. Cet effet est une action prouve par 37. 38 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nles corps organiss : ceux-ci, objets immdiats des sujets auxquels ils sont unis, rendent possible lintuition de tous les autres objets. Les modifications que subit tout organisme animal sont connues immdiatement ou senties, et, cet effet tant aussitt report sa cause, on a sur-le-champ lintuition de cette dernire comme objet. Cette opration nest nullement une conclusion tire de donnes abstraites, non plus quun produit de la rflexion ou de la volont : elle est une connaissance directe, ncessaire, absolument certaine. Elle est lacte de lentendement pur, vritable acte sans lequel il ny aurait jamais une intuition vritable de lobjet, mais tout au plus une conscience sourde, vgtative, en quelque sorte, des modifications de lobjet immdiat : ces modifications se succderaient sans prsenter aucun sens apprciable, si ce nest peut-tre pour la volont, titre de plaisirs ou de douleurs. Mais de mme que lapparition du soleil dcouvre le monde visible, ainsi lentendement, par son action soudaine et unique, transforme en intuition ce qui ntait que sensation vague et confuse. Cette intuition nest nullement constitue par les impressions quprouvent lil, loreille, la main : ce sont l de simples donnes. Aprs seulement que lentendement a rattach leffet la cause, le monde apparat, tendu comme intuition dans lespace, changeant dans la forme, permanent et ternel en tant que matire ; car lentendement runit le temps lespace dans la reprsentation de matire, synonyme dactivit. Si, comme reprsentation, le monde nexiste que par lentendement, il nexiste aussi que pour lentendement. Dans le premier chapitre de ma dissertation sur la Vue et les Couleurs, jai dj expliqu comment, avec les donnes fournies par les sens, lentendement cre lintuition, comment, par la comparaison des impressions que les diffrents sens reoivent dun mme sujet, lenfant slve lintuition ; jai montr que l seulement se trouvait lexplication dun grand nombre de phnomnes relatifs aux sens : par exemple la vision simple avec deux yeux, la vision double dans le strabisme ou dans le cas o lil voit simultanment plusieurs objets placs des distances ingales lun derrire lautre, enfin les diverses illusions quamne toujours un changement subit dans lexercice des organes des sens. Mais jai tudi plus longuement et plus fond cet important sujet dans la seconde dition de ma Dissertation sur le principe de raison, 211. Tous les dveloppements qui sy trouvent auraient ici leur place naturelle et pourraient tre reproduits maintenant, mais je nai gure moins de rpugnance 1P. 74 de la traduction franaise. 38. 39 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o n me copier moi-mme qu copier les autres, et je ne saurais dailleurs donner de mes ides une nouvelle exposition plus claire que la premire ; au lieu donc de me rpter, je renvoie le lecteur ma Dissertation, le supposant au courant de la question que jy ai traite. Lapprentissage de la vision chez les enfants et les aveugles-ns qui ont t oprs ; la perception visuelle simple, malgr les deux impressions que reoivent les yeux ; la vision double ou la sensation tactile galement double, quand lorgane du sens est plus ou moins drang de sa position naturelle ; le redressement des objets par la vue, lorsque leur image vient se peindre renverse au fond de lil ; lapplication de la couleur, phnomne tout subjectif, aux objets ; le ddoublement de lactivit de lil par la polarisation de la lumire ; enfin les effets du stroscope : toutes ces observations constituent autant darguments solides et irrfutables pour tablir que lintuition nest pas dordre purement sensible, mais intellectuel ; on peut dire, en dautres termes, quelle consiste dans la connaissance de la cause par leffet, au moyen de lentendement : elle suppose donc la loi de causalit. Cest cette loi qui, dune manire primitive et absolue, rend possible toute intuition, par suite toute exprience ; on ne saurait donc la tirer de lexprience, comme le veut le scepticisme de Hume, qui se trouve ruin dfinitivement et pour la premire fois, par cette considration. Il nexiste, en effet, quun moyen dtablir que la notion de causalit est indpendante de lexprience et quelle est absolument a priori : cest de montrer que lexprience est, au contraire, sous sa dpendance. Or, cette dmonstration nest possible quen procdant comme nous venons de le faire et comme nous lavons expos tout au long dans les passages cits plus haut : il faut prouver que la loi de causalit est dj implique dune manire gnrale dans lintuition, dont le domaine est gal en extension celui de lexprience. Il sensuit quune telle loi est absolument a priori par rapport lexprience, qui la suppose comme condition premire, loin dtre suppose par elle. Or, les arguments de Kant, dont jai fait la critique dans ma Dissertation sur le principe de raison, 231, ne suffisent pas tablir cette vrit.5 1P. 128 et suiv. de la traduction franaise. 39. 40 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o nMais de ce que lintuition a pour condition la loi de causalit, il faut se garder dadmettre aussi, entre lobjet et le sujet, un rapport de cause effet. Ce rapport nexiste quentre lobjet immdiat et lobjet mdiat, autrement dit toujours entre objets. Cest lhypothse errone du contraire qui a fait natre toutes les discussions absurdes sur la ralit du monde extrieur. On y voit aux prises le dogmatisme et le scepticisme, le premier apparaissant tantt comme ralisme, tantt comme idalisme. Le ralisme pose lobjet comme la cause dont le sujet devient leffet. Lidalisme de Fichte fait, au contraire, de lobjet un effet du sujet. Mais comme, entre le sujet et lobjet (on ne saurait trop insister sur ce point), il nexiste aucun rapport fond sur le principe de raison, jamais aucune des deux opinions dogmatiques na pu tre dmontre : cest donc au scepticisme que revient en somme la victoire. De mme, en effet, que la loi de la causalit prcde lintuition et lexprience, dont elle est la condition, et nen peut tre tire, ainsi que le pensait Hume, de mme la distinction de lobjet et du sujet est antrieure la connaissance, dont elle reprsente la condition premire, antrieure aussi par consquent au principe de raison en gnral : ce principe nest, en effet, que la forme de tout objet, le mode universel de son apparition phnomnale. Mais lobjet supposant toujours le sujet, il ne peut jamais exister entre eux aucune relation causale. Ma Dissertation sur le principe de raison a justement pour but dtablir que le contenu de ce principe nest autre que la forme essentielle de tout objet, cest--dire le mode universel dune existence objective quelconque, envisage comme telle. Mais, ce point de vue, lobjet suppose perptuellement le sujet comme son corrlatif ncessaire : celui-ci reste donc toujours en dehors de la juridiction du principe de raison. Tous les dbats touchant la ralit du monde extrieur ont eu pour origine cette extension illgitime du principe de raison appliqu aussi au sujet, et il est rsult de ce malentendu primitif que le problme lui-mme devenait inintelligible. Dune part, le dogmatisme raliste, considrant la reprsentation comme un effet de lobjet, a la prtention de sparer ce qui ne fait quun, je veux dire la reprsentation et lobjet ; il admet ainsi une cause absolument distincte de la reprsentation, un objet en soi, indpendant du sujet, cest--dire une chose absolument inconcevable ; car dj, en tant quobjet, cette chose implique le sujet, dont elle nest que la reprsentation. Le scepticisme, qui prend lui-mme son point de dpart dans la mme erreur initiale, oppose cette doctrine ceci, que dans la reprsentation leffet seul est 40. 41 | L e m o n d e c o m m e v o l o n t e t c o m m e r e p r s e n t a t i o ndonn, et nullement la cause ; que jamais, par suite, ce nest lessence des objets, mais uniquement leur action que lon connat ; que cette action na sans doute aucune analogie avec leur nature intime ; quen thse gnrale mme, on aurait tort de le supposer gratuitement, puisque dabord la loi de causalit drive de lexprience et que, dautre part, on ferait reposer la ralit de lexprience sur cette loi. ces deux thories on peut rpondre tout dabord que lobjet et la reprsentation ne sont quune seule et mme chose, ensuite que ltre des objets nest autre que leur action mme ; que cest dans cette action que consiste leur ralit ; quenfin chercher lexistence de lobjet en dehors de la reprsentation du sujet, ltre des choses relles en dehors de leur activit, cest l une entreprise contradictoire et qui se dtruit elle-mme ; que, par suite, la connaissance du mode daction dun objet dintuition puise lide de cet objet en tant que tel, cest--dire comme reprsentation, puisquen dehors de celle-ci il ne reste rien de connaissable dans cet objet. ce point de vue, le monde peru par lintuition dans lespace et le temps, le monde qui se rvle nous tout entier comme causalit, est parfaitement rel et est absolument ce quil se donne pour tre ; or, ce quil prtend tre entirement et sans rserve, cest reprsentation, et reprsentation rgle par la loi de causalit. En cela consiste sa ralit empirique. Mais, dautre part, il ny a de causalit que dans et pour lentendement ; ainsi, le monde rel, cest-dire actif, est toujours, comme tel, conditionn par lentendement, sans lequel il ne serait rien. Mais cette raison nest pas la seule : comme, en gnral, aucun objet, moins de contradiction, ne saurait tre conu sans un sujet, on doit refuser, par suite, aux dogmatiques la possibilit mme de la ralit quils attribuent au monde extrieur, fonde, selon eux, sur son indpendance lgard du sujet. Tout le monde objectif est et demeure reprsentation, et, pour cette raison, est absolument et ternellement conditionn par le sujet ; en dautres termes, lunivers a une idalit transcendantale. Il nen rsulte pas quil soit illusion ou mensonge ; il se donne pour ce quil est, pour une reprsentation, ou plutt une suite de reprsentations dont le lien commun est le principe de causalit. Ainsi envisag, le monde est intelligible un entendement sain