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Aspects sensoriels et temporalité. La vue, le goût et le toucher comme acteurs de l'incertitude temporelle dans L'Étranger de Camus. 1. Problématique de recherche Lorsque le lecteur aborde L’Étranger (1942) d'Albert Camus, il est frappé, comme cela l'a fréquemment été souligné, par le rapport au temps du personnage principal. Ainsi, la première phrase du roman, « Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » semble annoncer d'emblée une incertitude temporelle. L'emploi extensif du passé composé dans le roman a aussi souvent été mis en évidence. Cependant, le lecteur de L'Étranger peut également guider sa lecture en mettant en lumière les diverses références à la perception sensorielle faites par le narrateur. Ainsi, la vue, le toucher et le goût semblent se poser en acteurs dans le récit de Camus. Partant des théories narratives de Mieke Bal (1997) et de l'évidentialité (Diewald & Smirnova 2010), j'aimerais apporter une nouvelle lumière sur l'incertitude temporelle du roman de Camus. Les questions posées à cet égard seront les suivantes. De quelle manière le rôle accordé aux sens de la vue, du toucher et du goût par le sujet focalisateur contribue-t-il à l'incertitude temporelle qui caractérise L'Étranger? Le rôle de la perception sensorielle est-il lié à des valeurs d’évidentialité, celle- ci étant considérée dans un sens restreint comme « l’indication par le locuteur de la source de l’information véhiculée par son énoncé » (Barbet & de Saussure 2012, p.3, Diewald & Smirnova 2010, p.6, Lazard, 2001). Si l’évidentialité entre en jeu, la question qui se pose est de savoir comment les événements sont produits par le biais de la perception sensorielle de Meursault, le personnage principal du roman. Pour illustrer les propositions ébauchées ci-dessus, je citerai comme exemple significatif l’une des scènes entourant l’enterrement de la mère de Meursault. Ainsi, lors du trajet effectué par celui-ci pour se rendre à l’église sous un soleil brûlant, le sujet focalisateur remarque que « le soleil avait fait éclater le goudron. Les pieds y enfonçaient et laissaient ouverte sa pulpe brillante. » (p. 29). La perception visuelle du sujet focalisateur alliée à la sensation tactile des pieds s’enfonçant dans l’asphalte constitue la source de l’évidence qui lui permet d’affirmer dans l’énoncé suivant : « Au-dessus de la voiture, le chapeau du cocher, en cuir bouilli, semblait avoir été pétri dans cette boue noire. » (p. 29) La vision du chapeau du cocher est reliée au goudron par le verbe « sembler ». Celui-ci indique l’évidence qui permet au narrateur d’associer par relation indexicale (Diewald & Smirnova 2010, p.10 , Bal & Bryson 1991) mais aussi par relation métonymique la perception visuelle doublée d’une sensation tactile de l’asphalte et du chapeau. Partant de ce fragment, cité en exemple, la question qui se pose est tout d’abord de savoir de quelle manière les relations mises à jour ci-dessus sont exemplaires pour d’autres fragments du roman. Le rôle que joue la perception sensorielle comme signe évidentiel et comme acteur dans la narration de l’oeuvre sera ensuite questionné afin de dégager la relation du sujet focalisateur au temps et à l’incertitude temporelle qui découle de cette relation dans le roman de Camus. 2. Méthodologie La lecture détaillée (close reading) de fragments significatifs de la problématique relevée servira de point de départ. Les théories narratives de Bal ainsi que les travaux de Diewald & Smirnova entre autres sur l’évidentialité fourniront les outils afin d'opérer cette lecture détaillée. 3. Perspectives adoptées Au niveau de l'histoire, les éléments (lieux, acteurs, événements et temps) qui servent de support à la perception sensorielle du sujet focalisateur seront mis en lumière. Au niveau du récit, les aspects liés à la perception du sujet focalisateur (Bal, 1997, van Alphen,1992) permettront de saisir le rôle des sens dans leur relation à la temporalité. En mettant en avant le rôle des marqueurs d’évidentialité (Diewald & Smirnova 2010) dans les fragments choisis, je tenterai d’éclaircir cette relation entre perception et temporalité. Bibliographie Alphen, Ernst van. (1992). Francis Bacon and the Loss of Self. London : Reaktion Books

Bal, Mieke. (1997). - etranger-tame. · PDF fileBal, Mieke. (1997). Narratology. Introduction to the Theory of Narrative . Toronto : University of Toronto Press Bal, Mieke, and Norman

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Aspects sensoriels et temporalité. La vue, le goût et le toucher comme acteurs de l'incertitude temporelle dans L'Étranger de Camus. 1. Problématique de recherche Lorsque le lecteur aborde L’Étranger (1942) d'Albert Camus, il est frappé, comme cela l'a fréquemment été souligné, par le rapport au temps du personnage principal. Ainsi, la première phrase du roman, « Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » semble annoncer d'emblée une incertitude temporelle. L'emploi extensif du passé composé dans le roman a aussi souvent été mis en évidence. Cependant, le lecteur de L'Étranger peut également guider sa lecture en mettant en lumière les diverses références à la perception sensorielle faites par le narrateur. Ainsi, la vue, le toucher et le goût semblent se poser en acteurs dans le récit de Camus. Partant des théories narratives de Mieke Bal (1997) et de l'évidentialité (Diewald & Smirnova 2010), j'aimerais apporter une nouvelle lumière sur l'incertitude temporelle du roman de Camus. Les questions posées à cet égard seront les suivantes. De quelle manière le rôle accordé aux sens de la vue, du toucher et du goût par le sujet focalisateur contribue-t-il à l'incertitude temporelle qui caractérise L'Étranger? Le rôle de la perception sensorielle est-il lié à des valeurs d’évidentialité, celle-ci étant considérée dans un sens restreint comme « l’indication par le locuteur de la source de l’information véhiculée par son énoncé » (Barbet & de Saussure 2012, p.3, Diewald & Smirnova 2010, p.6, Lazard, 2001). Si l’évidentialité entre en jeu, la question qui se pose est de savoir comment les événements sont produits par le biais de la perception sensorielle de Meursault, le personnage principal du roman. Pour illustrer les propositions ébauchées ci-dessus, je citerai comme exemple significatif l’une des scènes entourant l’enterrement de la mère de Meursault. Ainsi, lors du trajet effectué par celui-ci pour se rendre à l’église sous un soleil brûlant, le sujet focalisateur remarque que « le soleil avait fait éclater le goudron. Les pieds y enfonçaient et laissaient ouverte sa pulpe brillante. » (p. 29). La perception visuelle du sujet focalisateur alliée à la sensation tactile des pieds s’enfonçant dans l’asphalte constitue la source de l’évidence qui lui permet d’affirmer dans l’énoncé suivant : « Au-dessus de la voiture, le chapeau du cocher, en cuir bouilli, semblait avoir été pétri dans cette boue noire. » (p. 29) La vision du chapeau du cocher est reliée au goudron par le verbe « sembler ». Celui-ci indique l’évidence qui permet au narrateur d’associer par relation indexicale (Diewald & Smirnova 2010, p.10 , Bal & Bryson 1991) mais aussi par relation métonymique la perception visuelle doublée d’une sensation tactile de l’asphalte et du chapeau. Partant de ce fragment, cité en exemple, la question qui se pose est tout d’abord de savoir de quelle manière les relations mises à jour ci-dessus sont exemplaires pour d’autres fragments du roman. Le rôle que joue la perception sensorielle comme signe évidentiel et comme acteur dans la narration de l’œuvre sera ensuite questionné afin de dégager la relation du sujet focalisateur au temps et à l’incertitude temporelle qui découle de cette relation dans le roman de Camus. 2. Méthodologie La lecture détaillée (close reading) de fragments significatifs de la problématique relevée servira de point de départ. Les théories narratives de Bal ainsi que les travaux de Diewald & Smirnova entre autres sur l’évidentialité fourniront les outils afin d'opérer cette lecture détaillée. 3. Perspectives adoptées Au niveau de l'histoire, les éléments (lieux, acteurs, événements et temps) qui servent de support à la perception sensorielle du sujet focalisateur seront mis en lumière. Au niveau du récit, les aspects liés à la perception du sujet focalisateur (Bal, 1997, van Alphen,1992) permettront de saisir le rôle des sens dans leur relation à la temporalité. En mettant en avant le rôle des marqueurs d’évidentialité (Diewald & Smirnova 2010) dans les fragments choisis, je tenterai d’éclaircir cette relation entre perception et temporalité. Bibliographie Alphen, Ernst van. (1992). Francis Bacon and the Loss of Self. London : Reaktion Books

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Bal, Mieke. (1997). Narratology. Introduction to the Theory of Narrative. Toronto : University of Toronto Press Bal, Mieke, and Norman Bryson. 1991. ‘Semiotics and Art History’. In The Art Bulletin 73, 174*208 Barbet, Cécile & de Saussure, Louis. (2012). Modalité et évidentialité en français in Langue française (n°173) consulté sur https://www.cairn.info/revue-langue-francaise-2012-1-page-3.htm Camus, Albert. (1942, 1957). L'étranger. Paris : Gallimard Diewald, Gabriele & Smirnova, Elena. 2010. Evidentiality in German.Linguistic realization and regularities in grammaticalization. New York / Berlin: de Gruyter, Mouton. Lazard, Gilbert. 2001. “On the grammaticalization of evidentiality” in Journal of Pragmatics 33, p. 359-367. Elsevier