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  Le balcon ou la représentation pervertie (Lorca, Genet, Pasolini) par Arnaud Marie, doctorant, Université de Par is X-Nanterre [email protected]  _ La notion de huis clos est presque trop étroite pour épingler la très nette tendance de nos trois auteurs, Genet – Lorca – Pasolini, à enfermer leurs personnages dans des lieux clos et distinctement coupés du monde. L’espace dramatique apparaît alors immédiatement comme un ensemble bipolaire qui sépare l’intérieur de l’extérieur, le clos de l’ouvert, ou pour parler comme A. Ubersfeld, un espace A d’un espace non-A. 1  Chez Pasolini, les personnages ne sont pas « assignés à résidence », ils sont a priori libres d’aller et venir à leur gré, mais ils semblent avoir fait le choix de l’isolement volontaire, du repli autarcique. Pour Genet, il en va tout autrement. Le modèle indépassable de l’espace clos est la prison, ou mieux encore, la cellule du prisonnier. Le théâtre de Genet, comme son œuvre romanesque, s’enracine dans un « imaginaire carcéral » 2  qui détermine en profondeur la structure et la répartition des lieux. La maison du théâtre lorquien, quatre murs épais qui interdisent le libre accès au monde, n’est certes pas une prison mais elle y ressemble fort, au point qu’elle semble parfois calquée sur un modèle carcéral. Mais les trois auteurs n’en restent évidemment pas à cette opposition brutale et quelque peu schématique entre intérieur et extérieur. Non pas qu’une telle configuration soit, comme dirait Deleuze trop abstraite : elle ne l’est au contraire pas assez. Mais elle a en tout cas le mérite de fournir un schéma opérant dans la plupart des pièces de notre corpus. _ Il ne s’agira pas ici d’inventorier les avatars des espaces A et non-A, de détailler leurs formes et structures, mais bien plutôt, en suivant l’injonction deleuzienne, d’observer ce qui se passe « entre » les deux pôles. La frontière n’est pas seulement ce qui sépare A et non- A, elle est aussi le lieu de leur articulation complexe. Mieux, elle finit par devenir un espace à part entière qui possède une existence propre. S’intéresser à la frontière, aux zones limitrophes, c’est d’abord porter son attention aux trouées que sont les fenêtres, les portes, voire les serrures des portes. Mais c’est surtout réserver une place toute particulière au balcon, parce qu’il est à l’intersection parfaite entre intérieur et extérieur, parce qu’il donne une réalité 1  Anne Ubersfeld. Lire le théâtre. Editions sociales. 1977, Paris. P. 186. 2  Voir le livre  L’Imaginaire carcéral  d’Aicha El Bas ri. Ed. L’Harmattan. 1999, Paris.

Balcon

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  • Le balcon ou la reprsentation pervertie (Lorca, Genet, Pasolini)

    par Arnaud Marie, doctorant, Universit de Paris X-Nanterre [email protected]

    _ La notion de huis clos est presque trop troite pour pingler la trs nette tendance de nos trois auteurs, Genet Lorca Pasolini, enfermer leurs personnages dans des lieux clos et distinctement coups du monde. Lespace dramatique apparat alors immdiatement comme un ensemble bipolaire qui spare lintrieur de lextrieur, le clos de louvert, ou pour parler comme A. Ubersfeld, un espace A dun espace non-A. 1

    Chez Pasolini, les personnages ne sont pas assigns rsidence , ils sont a priori libres daller et venir leur gr, mais ils semblent avoir fait le choix de lisolement volontaire, du repli autarcique. Pour Genet, il en va tout autrement. Le modle indpassable de lespace clos est la prison, ou mieux encore, la cellule du prisonnier. Le thtre de Genet, comme son uvre romanesque, senracine dans un imaginaire carcral 2 qui dtermine en profondeur la structure et la rpartition des lieux. La maison du thtre lorquien, quatre murs pais qui interdisent le libre accs au monde, nest certes pas une prison mais elle y ressemble fort, au point quelle semble parfois calque sur un modle carcral.

    Mais les trois auteurs nen restent videmment pas cette opposition brutale et quelque peu schmatique entre intrieur et extrieur. Non pas quune telle configuration soit,

    comme dirait Deleuze trop abstraite : elle ne lest au contraire pas assez. Mais elle a en tout cas le mrite de fournir un schma oprant dans la plupart des pices de notre corpus.

    _ Il ne sagira pas ici dinventorier les avatars des espaces A et non-A, de dtailler leurs formes et structures, mais bien plutt, en suivant linjonction deleuzienne, dobserver ce qui se passe entre les deux ples. La frontire nest pas seulement ce qui spare A et non-A, elle est aussi le lieu de leur articulation complexe. Mieux, elle finit par devenir un espace part entire qui possde une existence propre. Sintresser la frontire, aux zones limitrophes, cest dabord porter son attention aux troues que sont les fentres, les portes, voire les serrures des portes. Mais cest surtout rserver une place toute particulire au balcon, parce quil est lintersection parfaite entre intrieur et extrieur, parce quil donne une ralit

    1 Anne Ubersfeld. Lire le thtre. Editions sociales. 1977, Paris. P. 186.

    2 Voir le livre LImaginaire carcral dAicha El Basri. Ed. LHarmattan. 1999, Paris.

  • spatiale la frontire, mais aussi parce quil offre un surplomb que seul le spectateur, dans la salle, connat.

    _ Le balcon est dabord un topos (au deux sens du terme) de la littrature amoureuse, romanesque. Espace privilgi mais ambigu, il rapproche les amants tout en les maintenant distance, il rend possible tout la fois les hommages respectueux de lamant en conqute3, et la satisfaction clandestine du dsir charnel.4 Le balcon est aussi un espace soumis un rgime de visibilit trs particulier dans la mesure o un personnage peut sy mettre en scne, construire une image qui, du sol, passera pour la ralit mais aussi parce quon peut, du balcon, voir sans tre vu. On y est, pour tout dire la fois acteur et spectateur.

    On verra donc comment le balcon peut tre la fois un dispositif dsirant et un espace purement thtral, comment il est surtout, rebours du topos, chez les trois auteurs, le lieu o se rvle la perversion et o la reprsentation se pervertit.

    ***

    _ Les personnages de Pasolini et de Genet ont beau tre enferms, confins dans un espace clos, ils ne semblent pas vouloir sortir. Lextrieur nexerce sur eux aucune sduction. Il en est mme comme Yeux Verts, lun des prisonniers de Haute Surveillance de Genet, qui nont que faire des visites et prfrent rompre tout lien avec lextrieur. La clture, mme si elle est impose, dicte par le modle carcral, na rien dune entrave au dsir. Bien au contraire, cette clture semble tre la condition mme de lavnement du dsir : le couple dOrgie de Pasolini a besoin dun retranchement total pour se livrer ses pratiques perverses. Dans un tel cadre, le topos du balcon, na aucune raison de faire son apparition.

    Il en va diffremment chez Lorca pour qui la clture prend une vritable valeur coercitive : elle spare le dsir de son objet, interrompt la circulation des flux dsirants. On pense videmment aux cuatro paredes, la lourde porte de la maison de Bernarda Alba. Tout est mis en uvre par cette dernire pour interdire ses filles laccs la rue . La rue, chez Lorca, cest le dehors, lespace o l honneur est en pril, lespace o la transgression devient possible. Cependant, lerreur serait de croire que la rue est un espace de libert. On y reste plac sous haute surveillance , la merci des regard inquisiteurs du voisinage, du

    3 Je pense ici Romo et Juliette de Shakespeare : acte II scne 2.

    4 Romo et Juliette, acte III scne 5.

  • quen dira-t-on, et, en somme, dun univers asphyxiant de traditions ancestrales dont les quatre murs ne sont que lincarnation visible et incontournable. Entre un espace A, carcral et un espace non-A o lon risque trop facilement de se perdre, le balcon peut jouer un rle essentiel.

    Souvent poste sa fentre qui donne sur la rue, la savetire prodigieuse de Lorca suscite mille convoitises. Elle sen enorgueillit ou sen amuse mais lorsque les hommages se

    font trop pressants, elle doit se barricader derrire sa fentre, car le dsir de lAutre a manqu de franchir la frontire et denvahir lespace A. Dans un court dialogue, La jeune fille, le Marin et lEtudiant , le personnage fminin, comme la savetire, attise le dsir des hommes mais cette fois retranche sur son balcon o elle ne risque pas de perdre sa virginit. Elle se plat admirer les hommes, gote leurs boniments, avoue mme clairement quelle nest quune dvergonde , mais sacharne laisser, comme dit Freud, le dsir insatisfait . Le balcon est ici un dispositif nvrotique et plus prcisment hystrique du dsir. Alors que dans Romo et Juliette, la scne du balcon etait un prlude lacte de chair (certes clandestin mais lgitime aux yeux de Dieu), il ny a pas, chez Lorca, de rapport sexuel. Lunion, en tout cas, ne peut tre consomme lintrieur, dans un espace o lhonneur est svrement protg par une loi inflexible. Tout se passe comme si le dsir, ne pouvant se soumettre cette loi, tait condamn se heurter aux portes, murs et fentres, ou bien, comme ici, languir sur/sous un balcon. Seule Adela et son amant, dans La Maison de Bernarda Alba, parviendront streindre. Mais la scne aura lieu dehors, dans lespace non-A, et la faute prcipitera lissue tragique de la pice.

    Dans Les amours de Don Perlimplin avec Blise en leur jardin, on a affaire une configuration de lespace toute particulire. Les spectateurs doivent pouvoir apercevoir un balcon au fond de la scne 5 (comme dans Les Bonnes de Genet). Mais ce balcon donne lui-mme sur un autre balcon. Du premier, Don Perlimplin, vieil homme qui na jamais connu de femme va voir apparatre sur le second Blise, magnifique jeune fille demi nue. Ainsi plac la hauteur de Blise, Perlimplin occupe manifestement la position du spectateur de la beaut fminine. A linstar de Cyrano, Marcolfe, la servante, dicte alors au vieillard sa dclaration de mariage. Plus loin, Perlimplin avoue Blise devenue sa femme : Je tai pouse pour tout ce quon voudra mais je ne taimais pas. Je ne pouvais imaginer ton corps avant de lavoir vu par le trou de la serrure, quand on te mettait ta robe de marie. Et cest alors que jai senti lamour. Oui alors ! Comme un profond coup de lancette en pleine

    5 F.G Lorca in uvres Compltes tome II, Gallimard, La Pliade, 1990, Paris. P. 303.

  • gorge. 6 Pendant que dj, dinnombrables amants pntrent chaque nuit chez Blise, en passant par ce mme balcon quil tait lui condamn scruter seulement, Perlimplin passe naturellement du rle de spectateur celui de voyeur. Mais du balcon au trou de serrure, Lorca ne fait que drouler le mme fil, celui dun dsir castr, qui dnie pourtant la castration. Par del la bance qui spare les deux balcons, par del lultime porte de la chambre nuptiale, Perlimplin peut aimer Blise distance, dtailler son corps, fantasmer le phallus imaginaire qui lui manque (comment interprter autrement la prsence incongrue de cette horrible lancette ?) On a donc quitt la scne nvrotique pour son envers : la scne perverse. Il ny a toujours pas de rapport sexuel mais les personnages sen accommodent trs bien : ils ont autre chose faire.

    _ Avec ses deux balcons placs en vis--vis, Don Perlimplin construit un espace qui savoue immdiatement thtral. Ce quun seul balcon suggre dj, deux le rendent plus explicite encore. Du ct de Blise, le balcon se fait scne, du ct de Perlimplin, il est le balcon du spectateur. On est ici au plus prs du thtre dans le thtre, en tout cas, dune zone de lespace dramatique o le thtre se montre comme tel.

    Plus que Lorca, cest Genet qui va jouer de ce ressort interne propre au balcon. Dans Les Bonnes dj, on voit, la fin de la pice Solange sapprocher du balcon alors que Claire, sa sur, tente encore de la retenir : Laisse moi sortir, crie-t-elle. Nous allons parler au monde. Quil se mette aux fentres pour nous voir. 7 Solange bouscule ensuite sa sur qui scroule. Symboliquement Madame est enfin morte et Solange peut sengager sur le balcon et dclamer sa tirade victorieuse. Elle veut montrer au monde ce qui ne devait pas tre vu. Mais, espace dexhibition, le balcon va aussi se rvler un point de vue sur lextrieur. Solange voque, dans sa tirade, la vision dun cortge funbre imaginaire ; elle se voit elle-mme, accompagnant sa sur sa dernire demeure . Solange, on le voit bien, est alors la fois actrice et spectatrice, sortie de la chambre pour interrompre le jeu des masques et pourtant toujours prisonnire de simulacres trompeurs. Elle proclame la mort de Madame mais cest le corps de sa sur quelle voit passer. La foule se masse pour cet enterrement en grande pompe, mais cest elle Solange, condamne mort que lon vient acclamer. La ronde des tourniquets sacclre subitement au point quon ne distingue plus le dehors du dedans, le rel de limaginaire. Arrive ce point culminant, la crmonie des deux surs

    6 Ibid. P. 311.

    7 Genet Thtre complet, Gallimard, La Pliade, 2002 Paris, P. 159.

  • peut trouver enfin son aboutissement : Solange revenue du balcon tue Claire. Alors mme que le rituel vient, au balcon, de soffrir un public mme virtuel comme cest le cas ici quil sexhibe dsormais dans toute sa thtralit, il touche enfin au rel. On est alors aux antipodes de la tragdie qui se termine gnralement par le dvoilement de la vrit.

    Genet ne sintresse gure la vrit et ne se satisfait pas non plus de son envers, le mensonge de la fiction. Il veut produire des simulacres ; des moments o, comme sur le balcon des Bonnes, la confusion est son comble, o il sagit, comme dit Deleuze, de dissoudre lidentit des choses. 8 Le simulacre na pas pour vocation reprsenter et imiter mais nous faire oublier quil est quelque chose reprsenter et imiter. La scne du balcon, nos yeux est une ruade spectaculaire de Genet pour sarracher la mimesis thtrale. Claire nest pas la seule victime ; travers elle cest le thtre qui est symboliquement mis mort, le thtre lorsquil se contente de reproduire sur scne un salon bourgeois. En quittant la pice pour le balcon Solange, dos au public, semble renoncer jouer le jeu plus longtemps.

    Dans Splendids, puis dans Le Balcon, Genet va creuser sans relche ce sillon. Dans les deux pices, comme dans Les Bonnes, la scne du balcon na lieu qu la fin : comme si Genet ne singniait construire un univers vraisemblable une prise dotage dans un palace ; des notables qui sadonnent leurs vices dans un bordel que pour mieux le faire, in fine, clater sur un balcon, dans la profusion des simulacres. Mais la pice Le Balcon marque une tape particulirement dcisive dans la production thtrale de Genet. Dans le huitime et trs bref tableau, Madame Irma, tenancire du bordel, sexpose au balcon, grime en reine, accompagne des notables et de Chantal, ex-prostitue devenue lincarnation de la rvolution qui fait rage dans la ville. Un coup de feu clate, Chantal est tue face un public rel cette fois, le peuple rvolt, qui assiste l au triomphe du pouvoir en place sur la rvolution en cours. Une fausse reine lemporte sur une fausse Marianne joue par une prostitue qui peu avant proclamait : jai eu tant de rles tenir, que je les connais presque tous .9 Puissance du simulacre qui prend, pour la premire fois dans le thtre de Genet une dimension politique. La perversion individuelle de chaque personnage du Balcon se mue en perversion collective et le simulacre devient alors un rouage essentiel dune rflexion plus vaste sur le pouvoir comme orchestration du semblant.

    Pourquoi avoir appel cette pice Le Balcon ? Sans doute Genet a-t-il reconnu dans ce lieu le point crucial dune double rupture ; dune part avec un thtre trop intime - lunivers de la prison et des malfrats, le huis clos du ressassement obsessionnel dautre part

    8 Deleuze, Diffrence et rptition, PUF 1968, Paris, P. 92.

    9 Genet, Ibid. P. 314.

  • avec la mimesis au thtre. Du balcon, le personnage se tourne galement vers lAutre qui prend une figure de plus en plus relle (ce sera ensuite le Ngre, lArabe) et pervertit la reprsentation en inaugurant un nouvel espace thtral o, grce au systme des paravents, le simulacre rgnera en matre.

    _ Dans ses premires pices, Genet a besoin de rpter cette scne du balcon qui lemmne progressivement vers un style dramaturgique qui lui est propre. Il a dabord cru quil suffisait de montrer aux bourgeois lenvers du dcor, la prison, les malfrats, pour subvertir le thtre. Mais il sest aperu bien vite de la porte limite de jeux de miroirs, si fascinants soient-ils dans un cadre inchang : celui de la reprsentation mimtique du thtre bourgeois. Pasolini, lorsquil crit ses cinq pices majeures semble quant lui avoir dj trouv son style . Dune part parce quil sest acharn, des annes durant laborer une criture thtrale qui lui chappait : ses tentatives avortes lui ont permis de comprendre ce quil ne voulait pas / plus faire ; dautre part parce que la dcouverte du cinma a jou chez lui un rle librateur.

    Il ny a, ma connaissance quun seul balcon dans le thtre pasolinien et ce nest pas un hasard sil est voqu dans un souvenir dun des personnages. Si le balcon a pu jouer un rle dcisif, sil a permis une dcouverte dterminante, comme cetait le cas chez Genet, il nest dsormais plus ncessaire. Pasolini ne semble voquer le balcon que pour mieux dvoiler un thtre o il nest plus besoin de balcon. Voil ce que raconte l homme dans Orgie : sur ce balcon [il parle de la maison de son enfance] venait le fils de pauvres voisins () chaque jour il venait et je lattachais aux barreaux / du balcon. Chaque jour il pleurait. / Chaque jour je lui disais que je le gardais l, / et quil ne reverrait jamais sa mre. / Mon cur durcissait comme un membre 10Cest dans ce souvenir que lhomme trouve lvnement inaugurateur de sa perversion sadique, thme qui sera soumis variations durant toute la pice. Pourquoi une telle scne sur un balcon ? Parce que le jeune homme tait ainsi ouvert la lumire de lt, lumire qui tait une protection / o se dfaisait la protection du giron maternel / et celle des bras du pre ; rvlant les immensits du monde / auxquelles appartenait cette immense valle avec sa lumire. 11

    Il ne sagit donc pas cette fois de rechercher les regards dun public : le texte prcise ailleurs que la rue reste dans lombre, mais daccder, au contraire limmensit lumineuse

    10 Pasolini, Thtre, Actes Sud, Babel, 1995. P. 404.

    11 Ibid.

  • du monde, mme sil faut, pour cela, sarracher la douceur de lespace familial. On ne peut manquer ici de songer la scne finale de la premire squence du film dipe Roi du mme Pasolini. Dans cette scne nocturne, lenfant, dipe, sort de son lit, saventure jusquau balcon de sa chambre, do il aperoit, juste en face de lui, la fentre dune grande demeure bourgeoise, son pre et sa mre qui dansent et sembrassent. A ce moment prcis, clate un feu dartifice qui surprend lenfant, lequel se met alors pleurer, tendant sa main dsesprment en direction des deux absents. Dans cette anticipation de la scne primitive, qui dailleurs, dans le film, est vcue avec angoisse par lenfant quelques instants aprs, on retrouve les mmes motifs que dans Orgie : la lumire, dabord, avec ce feu dartifice impromptu, et, ensuite, la sparation douloureuse de lenfant et de la mre, crise du manque tre lacanien et naissance du complexe ddipe.

    Sur le balcon dOrgie, en revanche, il y a deux personnages, la victime, le petit pauvre spar de sa mre, trs proche du petit dipe du film, et son bourreau qui profite de labsence de ses parents pour sadonner perversion anti-dipe. Le premier est tourn vers lintrieur de la maison quil rejoindrait, ntaient ces chanes qui le retiennent. Le second, au contraire est tendu vers le dehors, cette immensit lumineuse que lon peut tout la fois concevoir comme la jouissance infinie laquelle il aspire et la clart cruelle de la conscience transgressive.

    Le balcon est donc le lieu o se rvle une double posture du personnage pasolinien : dun ct, la posture nvrotique, rgressive, de lautre la posture perverse. Les deux tendances saffrontent dans luvre pasolinienne : la premire, on la retrouve essentiellement dans la posie et bien sr dans un film comme dipe Roi, tout entier plac sous le signe de la mre. La seconde spanouit au thtre et trouve son expression ultime dans le film Sal.

    [Mais revenons au personnage dOrgie], que dcouvre-t-il sur son balcon ? Il dcouvre sa diffrence : une diffrence deux visages ; sexuelle dabord parce quil exprimente une forme de sexualit diffrente, dviante ; sociale ensuite, parce que sa victime est un petit pauvre . Comme si la violence de la perversion ne pouvait quentrer en rsonance avec la violence des rapports de classe. Dans les deux cas, se retrouvent le matre et lesclave, que ce soit dans lespace social ou dans lespace mental du pervers.

    Il reste nous demander pourquoi cette scne du balcon napparat que sous la forme dun souvenir : pourquoi Pasolini ne cherche-t-il pas la reconstituer sous les yeux du spectateur ? Pasolini, mon sens, lance ici un avertissement son public : il entend lui signifier, avant que ne dbute pour de bon la suffocante crmonie dOrgie, quil ne trouvera

  • pas sur scne la reproduction mimtique dune ralit familire, quil lui sera donc interdit de se plonger dans la torpeur de lhabituelle illusion thtrale. En saventurant sur le balcon, le personnage dOrgie a laiss derrire lui le salon bourgeois archtype de lespace thtral naturaliste et semble dcouvrir une scne aride o toute reprsentation est pervertie. Le spectateur est donc prvenu : il ne manquera pas, lui aussi dtre entran, compromis dans ce jeu pervers aux rsonances politiques. Il doit comprendre quil nassistera pas une reprsentation de la diffrence, mais la rptition, la mise en variation de cette diffrence. Pour reprendre la distinction deleuzienne : la reprsentation se subordonne les diffrences quelle ramne lidentique, aligne sur une norme implicite. La rptition montre la diffrence allant diffrant ,12 ressurgissant toujours comme diffrence. Pour Pasolini, comme pour Deleuze, le thtre de la rptition soppose au thtre de la reprsentation 13

    ***

    Antichambre de lamour et du tragique dans le topos shakespearien, le balcon est devenu la scne privilgie dun dsir nvros ou pervers. Alors quil tait lespace du rapprochement progressif des corps appels sunir, le balcon est devenu le lieu de la fuite hystrique, ou de la mise en scne perverse. Le balcon semble alors figurer lcart qui rend le rapport sexuel impossible. Mais le dsir ne sarrte pas pour autant de circuler : le balcon nest pas le lieu o il trouve sa bute et senlise, mais au contraire un espace dagencement avec lAutre, la femme, le pauvre, le peuple, et videmment le public. Il peut alors se montrer alors sous un jour profondment politique.

    Sur le balcon se joue aussi le sort du thtre qui, pour donner forme ce dsir, le rendre visible sans en dnaturer la diffrence, doit en pouser la singularit. Sur le balcon, le thtre fait sa mue, se dtourne de la reprsentation de la mimesis pour une esthtique du simulacre et de la rptition.

    12 Deleuze, Ibid. P. 79.

    13 Deleue, Ibid. P. 19.