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Balzac et les femmes

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BALZAC ET LES FEMMES

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DANIELLE ET CLAUDE DUFRESNE

BALZAC ET LES FEMMES

TALLANDIER

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À la mémoire de notre Jacques

© Éditions Tallandier, 1999. 25, boulevard Malesherbes

75008 Paris ISBN : 2-235-02210-3

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DÉJÀ RASTIGNAC

Mai 1821. Honoré de Balzac a vingt-deux ans ; l'âge de tous les rêves, de tous les espoirs, de tous les désenchante- ments aussi... Il vient de passer deux années à Paris, une « permission » que lui a accordée sa famille afin qu'il tente l'aventure littéraire, puisque tel est son plus ardent désir et parce qu'il sent en lui une force irrésistible qui le pousse vers elle ; plus qu'une vocation, c'est la certitude d'être promis à un grand destin. Il a su se montrer éloquent pour décider ses parents à lui accorder une pension de quinze cents francs par an et lui louer, près de la bibliothèque de l'Arsenal, une sorte de galetas. Les sommes déboursées sont certes modestes mais n'en constituent pas moins un sacrifice pour les Balzac aux trois quarts ruinés. C'est dans cette mansarde qu'Honoré est censé « pondre » le chef-d'œuvre qui le tirera des ténè- bres de l'anonymat pour le jeter sous les lumières du succès. En attendant, la vie du jeune homme n'est pas rose tous les jours, si l'on en croit la description qu'il en fera dans La Peau de chagrin, se souvenant de sa propre expérience :

« Rien de plus horrible, écrira-t-il, que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la misère. Les tuiles disjointes laissaient voir le ciel. Mon logement coûtait trois sous pas jour, je brûlais pour trois sous d'huile par nuit, je

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faisais moi-même ma chambre. Deux sous de blanchissage, deux sous de charbon de terre, il me restait deux sous pour les choses imprévues... »

En dépit de toutes ces vicissitudes, la flamme qui brûle déjà en lui guide sa plume et ne lui ôte point sa verve mali- cieuse, comme en témoigne le tableau pittoresque qu'il brosse pour sa sœur Laure, au moment où il intègre le tau- dis qui lui sert d'abri :

« Tu veux, ma chère sœur, des détails sur mon emména- gement et ma manière de vivre. En voici : Tu vas frémir, j'ai pris un domestique !...

- Un domestique, mon frère ? Y penses-tu ? - Le mien se nomme "Moi-même". Lorsque je suis

éveillé, je sonne "Moi-même" et il fait mon lit : - Moi-même ! - Quoi, Monsieur ? - J'ai été piqué cette nuit ; regardez s'il y a des

punaises... - Monsieur, il n'y a point de punaises. Il se met à balayer, mais il n'est guère adroit... C'est un

bon garçon au total ; il a mis mon linge bien en ordre, dans l'armoire, à côté de la cheminée, après l'avoir bien collée en papier blanc 1 »

Même s'il affecte de plaisanter sur sa misère, le climat n'est pas favorable à la création littéraire ; Honoré n'en poursuit pas moins fiévreusement la composition d'une tra- gédie de style pseudo-classique dont le héros sera Cromwell. Il ne doute pas que l'homme qui mit à bas le trône d'An- gleterre lui apportera richesse et célébrité :

1. Cité par André Maurois dans Prométhée ou La Vie de Balzac, Laffont, 1993.

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« Songe à mon bonheur, écrit-il à Laure, si j'illustrais le nom de Balzac ! Quel avantage de vaincre l'oubli... Aussi, lorsque ayant attrapé une belle pensée, je la rends en un vers sonore, je crois entendre ta voix qui me dit : "Allons, courage"... »

Du courage, il n'en manque pas, le jeune Balzac ; son imagination, fuyant les murs lézardés de sa mansarde, l'entraîne vers des lendemains de revanche qui l'aident à mépriser son sort actuel. Toujours pour Laure, il dépeint un avenir de conte de fée :

« Le feu a pris dans mon quartier, rue de Lesdiguières, n° 9 au troisième, dans la tête d'un jeune homme. Les pompiers y sont depuis un mois et demi ; pas possible de l'éteindre. Il s'est pris de passion pour une jolie femme qu'il ne connaît pas. Elle s'appelle la Gloire... J'éprouve aujour- d'hui que la richesse ne fait pas le bonheur et je t'assure que les trois ans que je passerai ici seront pour moi une source de félicité et de souvenirs pour le reste de ma vie. Dormir bien couché, vivre à ma fantaisie, travailler selon mon goût, ne rien faire quand je veux, m'endormir sur l'avenir, n'avoir pour compagnie que des gens d'esprit et les quitter quand ils me fâchent, voir les sots en passant et passer en voyant les sots ; ne penser à Villeparisis qu'en songeant qu'on y est heureux ; La Nouvelle Héloïse pour maîtresse, La Fontaine pour ami, Boileau pour juge, Racine pour exemple... Ah, si cela pouvait durer toujours... »

Que de chimères ! Balzac possède le privilège de les faire surgir à chaque détour de la vie... Hélas, il y a loin de la coupe du rêve aux lèvres de la réussite. Cromwell achevé, lu devant ses parents et quelques amis, révèle toutes les maladresses du débutant qu'Honoré est encore. Pour calmer les justes appréhensions de la famille et aussi pour payer

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les dettes qu'il a contractées - une habitude à laquelle il demeurera fidèle -, Balzac se fait embaucher dans une offi- cine où l'on fabrique à la chaîne ces romans populaires qui, à défaut d'enrichir la littérature, remplissent les poches de leurs auteurs. Dans son esprit, il ne s'agit que d'un palliatif. Par ailleurs, sa sœur Laure s'étant mariée en Normandie, pour combler le vide que ce départ a causé, sans grand enthou- siasme, il est vrai, il accepte de regagner le giron familial, à Villeparisis. Ces deux années d'escapade parisienne lui ont empli la tête d'images tumultueuses et le cœur de désirs inachevés... Une bien mauvaise préparation à l'existence statique qui l'attend au sein d'une famille qui lui a apporté jusque-là plus de déceptions que de satisfactions. À peine installé auprès d'elle, il songe déjà au moyen de lui échap- per, quitte même à se marier s'il le faut, comme il l'écrit à Laure, sous forme de boutade :

« Dans ton entourage à Bayeux, trouve-moi quelque bonne veuve héritière. Vante-moi : vingt-deux ans, bonnes façons, bon enfant, l'œil vif, du feu et la meilleure pâte de mari que le ciel ait jamais pétrie ! Je te donne 50 % sur la dot... Ce qui me choque le plus depuis que je suis ici, c'est cette susceptibilité que l'on a chez nous. Oh, il n'y a pas dans le monde deux familles comme la nôtre et nous y sommes tous uniques en notre genre... »

Quand il porte ainsi sur sa famille un jugement sans complaisance, c'est surtout à sa mère qu'il pense, une mère dont l'indifférence a repoussé son besoin de tendresse et qui entend exercer sur lui autorité à défaut de tendresse. À l'aube de sa vie, il n'a connu de l'amour que des reflets fugitifs, mais son imagination en a conçu une vision magni- fiée, qu'il confie à son journal intime :

« Aimer, c'est sentir autrement que tous les autres

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hommes, écrit-il le 11 juillet 1821, c'est vivre dans un monde idéal, splendide de toutes les splendeurs. C'est ne connaître ni le temps, ni ses divisions ; ni jour, ni nuit, ni hiver, ni printemps. Le jour et le printemps sont la présence de l'objet aimé. Il n'y a dans la nature qu'un seul individu : celui que l'on aime ; le reste n'est rien. Je n'ai que deux passions : l'amour et la gloire... »

L'amour et la gloire... Ces deux mots reviennent sou- vent sous sa plume ou dans ses propos. Tous les ado- lescents de caractère les ont prononcés, mais Honoré, lui, se sait insatiable. Il a soif de succès et il est impatient de s'abreuver. Toujours à sa sœur Laure, qui tout au long de sa vie sera la confidente de ses pensées, il écrit à la même époque :

« Qu'ai-je besoin de la fortune et de ses jouissances quand j'aurai soixante ans ? Un vieillard est un homme qui a dîné et qui regarde ceux qui aiment en faire autant. Or, mon assiette est vide, la nappe est terne, les mets insipides. J'ai faim et rien ne s'offre à mon avidité. Rien n'est encore satisfait et rien ne le sera jamais. »

Dans le secret de son cœur, il est déjà Rastignac. Pour donner la vie à ce personnage qui passera à la postérité, il lui suffira de regarder ses propres sentiments dans un miroir. On peut sourire de cette ambition débridée qu'il ne cherche pas à dissimuler ; on peut condamner cette impa- tience forcenée, elle lui inspirera des entreprises insensées qui déboucheront, le plus souvent, sur de cruels échecs ; en fait, cet état d'esprit n'est que l'illustration de ses certi- tudes. Balzac croit en lui profondément, il croit de manière absolue que la réussite est au bout du chemin, ce qui expli- que sa hâte à le parcourir, ce qui explique aussi qu'il se pré- cipite en avant les yeux fermés, sans prendre garde aux

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embûches. Mais après chacune de ses chutes, il se relève et repart à l'assaut. Touchant Balzac, naïf Balzac, dont aucune des trahisons du destin ne saurait abattre l'enthousiasme. Et ce qu'il y a de réconfortant, c'est que finalement, il aura eu le dernier mot, il aura eu raison de croire en lui, de sentir que son génie le porterait vers les sommets, bien que son triomphe arrivât trop tard pour qu'il pût en goûter l'ivresse. Les hommes, ces ingrats de naissance, en témoignent qui célèbrent toujours son culte et déposent les couronnes de leur admiration au pied du monument de son œuvre.

Autre facteur à considérer si l'on veut appréhender sa personnalité : dans les rêves du jeune Balzac, la poursuite du succès s'accompagne d'une quête incessante de l'amour ; il veut réussir, mais il veut avant tout être aimé. Sans amour, de quoi lui servirait-il de grimper au mât de la célé- brité ? Les lauriers qu'il glanera par ses écrits, il les offrira à celle qui sera l'élue de son cœur... Quelle qu'elle soit, car il est convaincu de la rencontrer tout autant qu'il est convaincu de rencontrer la fortune.

Pour expliquer ce besoin d'être aimé qui l'obsède, sans doute faut-il remonter loin en arrière. Les impressions recueillies dans sa petite enfance poursuivent l'homme durant son existence, même s'il n'en a pas conscience.

Pour Honoré, la frustration a commencé au berceau : en même temps que de son lait, dès sa naissance, sa mère l'a sevré de sa tendresse. Né le 20 mai 1799, à Tours, il est mis en nourrice quelques jours plus tard dans un village des environs. Il ne regagnera le foyer familial qu'à l'âge de quatre ans, avant de devenir, à huit ans, pensionnaire au collège de Vendôme, sans que, dans l'intervalle, sa mère ait jamais répondu aux élans de sa nature généreuse. Cette absence de chaleur de la part d'un être auquel il vouait une

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véritable adoration devait le marquer profondément et se refléter dans l'un de ses livres, Le Lys dans la vallée. S'ins- pirant de sa propre histoire, il écrivait :

« Quelle disgrâce physique ou morale me valait la froideur de ma mère ? Étais-je donc l'enfant du devoir, celui dont la naissance est fortuite ? Mis en nourrice, oublié par ma famille pendant trois ans, quand je revins à la mai- son paternelle, j'y comptais pour si peu de chose que je subissais la compassion des gens... »

Plus tard, il proférera contre sa génitrice une accusation encore plus grave quand il s'écriera : « Je n'ai pas eu de mère ! »

L'influence de ce comportement maternel sur l'état d'âme de Balzac justifie qu'on s'attarde un instant auprès de cette femme à la personnalité déconcertante. Laure Sallembier est une belle jeune fille de dix-neuf ans quand, en 1797, elle épouse Bernard-François Balzac, de trente-deux ans son aîné. Quelles raisons peuvent expliquer ce mariage insolite avec un célibataire de cinquante et un ans ? Sans doute s'agit-il d'une de ces unions arrangées par les familles, comme cela se faisait alors fréquemment. En tout cas, il n'est pas question d'amour de la part de Laure, dont la froi- deur sentimentale contraste avec un joli visage et le désir de plaire aux hommes de son entourage. Quant à Bernard- François Balzac, c'est un autodidacte qui s'est élevé de sa condition de fils de paysan à celle de haut fonctionnaire par les ressources de sa volonté et de son habileté. Il conser- vera ses fonctions à travers plusieurs régimes, démontrant à cette occasion une rare virtuosité dans l'art de retourner sa veste. Admirateur de la nature, bon vivant, le mariage ne l'a pas fait renoncer aux « gaillardises » de sa vie de gar- çon. Par ailleurs, peu contrariant, il laisse son épouse vivre

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à sa guise. Laure en profite largement, non seulement en effectuant de fréquents voyages à Paris, sa ville natale, où sa famille réside, mais aussi en entretenant autour d'elle une véritable « cour d'amour ». Parmi ses admirateurs, un riche gentilhomme tourangeau, Jean de Margonne, occupe une place privilégiée. Au point que la rumeur lui attribuera la paternité du dernier enfant qui naîtra au foyer des Balzac. Si l'on ajoute que Laure est éprise de sciences occultes et qu'elle consulte régulièrement des tireuses de cartes, on en déduira que ses obligations lui laissent peu de temps pour s'occuper de ses enfants ; outre Honoré, deux filles vont naître auxquelles, pour marquer sa position dominante dans son ménage, Mme Balzac attribue son propre prénom ; elle les nomme Laure et Laurence. Enfin, il y a Henry, ce fameux dernier-né, le seul auquel Laure manifeste la ten- dresse qu'elle a refusée à Honoré, sans doute parce que étant l'enfant du péché, il est de ce fait l'enfant du plaisir...

Durant les six années qu'il passe au collège de Ven- dôme, Honoré reçoit en tout et pour tout deux fois la visite de sa mère. À son indifférence, Laure joint une avarice sor- dide. Sous prétexte que trop d'argent de poche risque de pervertir la mentalité d'un jeune garçon, Honoré n'a même pas de quoi s'offrir ces friandises qui complètent l'ordinaire frugal de la pension et dont ses petits camarades se régalent sous ses yeux.

Ainsi, pendant l'enfance d'Honoré, la seule affection, le seul témoignage de chaleur humaine lui vient de sa sœur cadette. Laure est née un an après son frère et elle l'a rejoint chez la femme du garde-chasse de Saint-Cyr-sur-Loire, où il est en nourrice. Les deux petits « exilés » se rapprochent l'un de l'autre et trouvent dans leur commune tendresse une compensation naturelle à l'absence de la mère. Bien qu'à

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peine plus âgé qu'elle, animé par le cœur généreux qu'il montrera si souvent au cours de sa vie, Honoré s'est insti- tué le protecteur de sa sœur. Revenant sur le passé, Laure, des années plus tard, évoquera avec émotion les sentiments qui les unissaient :

« Dans la même situation que lui vis-à-vis de nos parents, élevés ensemble, nous nous aimâmes tendrement... Je n'ai pas oublié avec quelle vélocité il accourait à moi pour m'éviter de rouler les trois marches hautes, inégales et sans rampes, qui conduisaient de la chambre de notre nourrice au jardin. Sa touchante protection continua au logis pater- nel où, plus d'une fois, il se laissa punir pour moi, sans trahir ma culpabilité. Quand j'arrivais à temps pour m'accu- ser : "N'avoue donc rien une autre fois, me disait-il, j'aime à être grondé pour toi"... »

Ce qui renforce encore davantage les liens entre le frère et la sœur, c'est une commune tournure d'esprit, une cer- taine ironie pour considérer les relations de leurs parents, bourgeois de province, qui cherchent à se donner des allures d'aristocrates. Les Balzac eux-mêmes ne résistent pas à cette tentation et s'affublent d'une particule, à laquelle ils n'ont aucun droit, mais qu'ils jugent en rapport avec la situation de Bernard-François. Celui-ci vient d'être nommé adjoint au maire de Tours et cette promotion a donné un coup de pouce aux ambitions mondaines de Laure Balzac. Mais elle n'a pas modifié son comportement à l'égard de son fils. Lorsque celui-ci, spontanément, dans un réflexe charmant comme on en a à son âge, se jette au cou de sa mère, il se heurte à un regard glacial et il est prié « de ne pas déranger sa coiffure ».

Comment Laure n'est-elle pas attendrie par ce petit gar- çon à l'humeur souriante, par son sourire confiant, par ses

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démonstrations d'attachement ? Il y a pourtant à porter au crédit de Laure, et ce n'est pas rien, qu'elle percevra assez vite l'intelligence et la personnalité de son rejeton. Quand il parlera de sa vocation littéraire, loin de jeter les hauts cris, sa mère, comme on l'a vu, favorisera ses desseins et l'ai- dera à tenter sa chance. Dès ses années de pension, Balzac manifeste une précocité et un don d'observation très en avance sur son âge. Il brossera d'ailleurs son propre por- trait dans Louis Lambert, un de ses livres, où il se mettra fréquemment en scène. C'est ainsi qu'il écrit, parlant de lui, à travers son héros :

« À l'âge de douze ans, son imagination, stimulée par le perpétuel exercice de ses facultés, s'était développée au point de lui permettre d'avoir des notions si exactes sur les choses qu'il percevait par la lecture seulement, que l'image imprimée dans son âme n'en eût pas été plus vive s'il les avait réellement vues ; soit qu'il procédât par analogie, soit qu'il fût doué d'une espèce de seconde vue par laquelle il embrassait la nature... »

En attendant qu'il trouve sa voie, Honoré donne quelque inquiétude aux siens : il a beaucoup maigri et semble consi- dérer ses études avec indifférence. En revanche, il n'est pas indifférent aux belles jeunes femmes qu'il rencontre, lors d'un bal donné à Tours. Ses premiers émois demeurent sur un terrain platonique, mais qu'on se rassure, il n'en sera pas toujours ainsi.

Cependant, les événements politiques vont bouleverser la vie de la famille Balzac. On a vu avec quelle virtuosité Bernard-François était passé de la royauté à la République, puis de la République à l'Empire. Mais en 1814, l'Empire s'effondre et les Bourbons sortent du purgatoire. Bernard- François juge plus prudent de ne plus demeurer à Tours où

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il aurait eu quelque peine à faire oublier le zèle avec lequel il avait servi Napoléon. Nommé directeur des Vivres pour la 1 division militaire à Paris, il émigre avec sa « tribu » dans la capitale ; Balzac est élevé au lycée Charlemagne. Pour sa part, il voit sans plaisir revenir les Bourbons car l'épopée napoléonienne avait enflammé son imagination, comme on peut s'en douter de la part d'un jeune garçon qui rêve de gloire et d'aventure. Le voici à présent bachelier et aussi étudiant en droit. Il se voyait auteur dramatique, mais ses parents ont jugé qu'il s'agissait là d'une route par trop buissonnière. En même temps qu'il suit des cours à la Sor- bonne, il fait un apprentissage pratique dans l'étude d'un avoué. On imagine ce garçon bouillant de vie, débordant de gaieté, manipulant à longueur de journées des dossiers pous- siéreux ? Rien d'étonnant à ce qu'il sème parmi les jeunes clercs le vent de la fantaisie. Au point qu'un jour, il recevra de son patron ce billet révélateur : « Monsieur Balzac est prié de ne pas venir aujourd'hui car il y a beaucoup d'ouvrage. »

Mais s'il maudit la routine dans laquelle il est enfermé, il cueille au passage des images, a connaissance de drames ou de bouffonneries qui, rangés dans un coin de sa mémoire, en jailliront plus tard entre les pages de la Comédie humaine.

Pendant qu'Honoré épluche des documents dans son étude, tout en rêvant à ses futurs lauriers littéraires, un évé- nement fâcheux pour les Balzac inaugure l'année 1819 : Bernard-François, qui a maintenant soixante-treize ans, est mis à la retraite d'office. Ce qui signifie que de huit mille francs, les revenus de la famille tombent à moins de deux mille. Dans ces conditions, impossible de continuer de mener à Paris l'existence de bourgeois fortunés. Comme ils n'entendent pas déchoir vis-à-vis de leurs relations, les Balzac choisissent l'« exil ». Villeparisis, non loin de Paris,

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sur la route de Meaux, est alors une bourgade champêtre de cinq cents habitants ; les Balzac y louent dans la Grand-Rue une maison à deux étages, assez vaste pour y loger parents et enfants, et aussi la grand-mère Sallembier, venue après son veuvage, vivre avec ses enfants. Ce qui est la moindre des choses, puisque son gendre a réussi à la ruiner à moitié en plaçant son argent dans des investissements hasardeux. Quant à Honoré, c'est à cette époque, comme nous l'avons vu, qu'il intègre sa mansarde de la rue Lesdiguière et s'at- telle à des projets littéraires qui, dans son esprit, lui vau- dront la fortune et la renommée. Nous avons vu également que ni l'une ni l'autre ne seront au rendez-vous et que pour ne pas laisser à ses parents l'entière charge de son entretien, Honoré se lancera dans des besognes d'écriture qu'on pour- rait assimiler à de la littérature « au poids ».

À peine installés à Villeparisis, les Balzac ont fait la connaissance d'un jeune ingénieur des Ponts et Chaussées, Eugène Surville. Venu travailler à la réfection du canal de l'Ourcq, ancien polytechnicien, Surville loge dans une auberge du village. Tout de suite, il manifeste un vif intérêt pour la jeune Laure, mais celle-ci ne lui prête qu'une atten- tion distraite. Et puis voilà qu'un jour, on apprend que Sur- ville est l'enfant naturel d'un gentilhomme, un monsieur Midy de La Greneraye, disparu aujourd'hui, qui, par testa- ment, a reconnu son rejeton et lui a légué douze cents livres de rentes annuelles. Cette nouvelle modifie radicalement l'optique du père de Laure. On ne repousse pas un rentier à particule, surtout lorsque celle qu'on porte n'est pas telle- ment authentique. Laure est donc priée de regarder le brave Surville avec davantage de complaisance. Lui ou un autre, pourquoi pas ? se dit-elle, et c'est ainsi qu'au mois de mai 1820, Laure épouse son adorateur. Celui-ci se montrera

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pour Honoré un ami fidèle, ce qui justifie qu'il trouve sa place dans la vie de notre héros. Peu après, Surville muté à Bayeux, le jeune ménage part pour la Normandie, ce qui libère une chambre dans la maison de Villeparisis. Comme par ailleurs, les espoirs d'Honoré se sont révélés chimé- riques, il est sommé par sa mère de ne plus gaspiller son temps à Paris... Il faut dire que les derniers temps, si Honoré avec son Cromwell a raté ses débuts au théâtre, en tant qu'auteur, dans les coulisses, il s'est montré plus brillant en tant qu'acteur auprès de certaines jeunes comédiennes. C'est d'ailleurs cette forme d'activité qui a provoqué l'ultimatum de Mme Balzac et son fils a obtempéré à contrecœur. Les femmes ont déjà pris dans sa vie une place de choix et elles ne lui sont pas cruelles, si l'on en croit ce que Laure Sur- ville écrira un jour à Adèle Hugo, la propre épouse de Victor :

« Il voulait plaire et de très piquantes aventures commen- çaient alors ; elles sont trop vivantes pour être rapportées. Je puis seulement assurer que jamais homme n'eut plus le droit d'être fat dès le début de sa vie. N'a-t-il pas fait un jour un étrange pari avec notre grand-mère : celui de faire la conquête d'une fort jolie Parisienne, très courtisée, que notre grand-mère lui avait elle-même désignée, persuadée qu'elle était que la tâche était au-dessus des moyens de son petit-fils et qu'elle gagnerait à coup sûr. L'enjeu était de cent écus et que croyez-vous qu'il arriva ? Honoré gagna et grand-mère dut ouvrir les cordons de sa bourse... »

Pari insolite de la part d'une respectable aïeule qui prouve que Mme Sallembier avait les idées plus larges que sa fille ! Les succès du jeune Balzac sont d'autant plus éton- nants qu'il n'a pas le physique d'un séducteur. Le portrait que brossait de lui Mme Récamier, dont il allait faire plus tard la connaissance, était rien moins que flatteur :

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« Balzac n'a rien d'un amoureux - écrivait la belle égérie de Chateaubriand - ni le ton, ni les manières, ni les grâces. Il sait qu'il n'est pas un Adonis, plutôt un magot de Chine : petits yeux dont la flamme inquiète, taille grosse et courte, épais cheveux noirs en broussaille, figure osseuse, grande bouche édentée ; quand il se met sur son cinquante-et-un, comme il dit, il a l'air d'un garçon tailleur endimanché. »

Impression sévère, mais exacte, du moins en apparence. Car dès qu'on l'écoute, il y a dans ses propos une telle couleur, les mots qu'il emploie ont une telle puissance d'évocation, il émane de sa personne un tel charme, que les femmes dont il entreprend la conquête ont bien du mal à résister à la fougue de ce jeune garçon. Jusqu'alors, il n'a connu que des aventures sans lendemain, que des étreintes fugitives, mais bientôt, c'est une vraie femme que le destin va mettre sur sa route ; nous allons voir qu'elle aussi sera submergée, envahie, dominée par cet amoureux hors du commun. C'est qu'il bouillonne en lui tant de rêves chimé- riques, tant d'espoir insensés, c'est qu'il bâtit tant de châ- teaux en Espagne, qu'il règne autour de lui un climat de fièvre auquel nulle femme ne peut demeurer insensible. Plus tard, dans l'un de ses romans, en décrivant l'un de ses héros, c'est à lui-même qu'il fera référence, à lui-même lors- qu'il était encore aux portes de l'adolescence :

« Combien de contes des Mille et Une Nuits tient-il dans une adolescence ? Combien de lampes merveilleuses faut-il avoir maniées avant de reconnaître que la vraie lampe Mer- veilleuse est ou le hasard, ou le travail, ou le génie ? Pour quelques hommes, ce rêve fait par l'esprit éveillé dure peu, le mien dure encore ! Dans ce temps, je m'endormais tou- jours grand-duc de Toscane, millionnaire, aimé par ma prin- cesse, célèbre... »

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Cher Balzac, cher conquérant de l'impossible, jusqu'à son dernier souffle, son cœur battra ainsi au rythme de l'espoir toujours recommencé...

Il lui faut pourtant bien redescendre des nues et repren- dre contact avec une réalité qui n'est pas tellement réjouis- sante. Son retour à Villeparisis n'a rien de celui d'un enfant prodigue ; non seulement, ses parents n'ont pas tué le veau gras pour le fêter, mais encore les jours s'écoulent avec une monotonie désespérante. Son autre sœur, Laurence qui, elle aussi, possède un joli brin de plume, fait en quelques phrases une description désolante de la langueur quoti- dienne qui pèse sur le cercle familial :

« À Villeparisis, écrit-elle, nous ne sommes pas d'une gaieté folle, nous ne sommes pas tristes ; nous sommes de bons bourgeois. Le soir, le whist ou le boston, quelquefois l'écarté, la chasse aux cousins, la bouillie... Quelques bêtises spirituelles d'Honoré, et puis nous allons nous coucher... »

Balzac lui-même, lorsqu'il évoque pour Laure Surville l'atmosphère familiale, n'est guère plus joyeux :

«Je te dirais très confidentiellement, que cette pauvre maman tourne à être comme Bonne-Maman, et pis. J'es- pérais que l'époque où elle se trouve pourrait influer sur toute sa machine et changer son caractère ; il n'en sera rien, oh, Laure, prends garde à toi, prenons garde à nous, dans sa jeunesse, on se fait des illusions ; ce n'est que petit à petit qu'on entre dans cette maladie-là. Ce qui me plaît, c'est que maman dit toujours : "Oh, cette pauvre mère, qu'elle est fatigante, quelle triste maladie, etc. etc." et encore hier, je l'entendais se plaindre comme Bonne-Maman, s'inquié- ter du serin comme Bonne-Maman, prendre en grippe tour à tour Laurence ou Honoré, changer de sentiments avec la rapidité de l'éclair, ne se souvenir que de qui est favorable

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à l'opinion qu'elle soutient momentanément. Et les exagé- rations !... Peut-être est-ce la peur que j'ai de voir ma mère tourner à cela qui me fait voir ainsi ? En tout cas, je sou- haite le contraire pour elle et pour moi... »

Non, il ne s'amuse pas à Villeparisis, notre Honoré, et il guette avidement la circonstance ou le prétexte qui lui per- mettront de s'en évader. Et pourtant, sans qu'il s'en doute, c'est au sein de ce village qu'il va rencontrer ce qu'il attend avec tant de fiévreuse impatience : un grand amour.

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II

PREMIER AMOUR

À Villeparisis, Bernard-François a retrouvé un ancien col- lègue, Gabriel de Berny, ancien conseiller à la Cour. M. de Berny et sa femme habitent une vaste demeure qui, sans en avoir l'aspect, a la prétention de passer pour un château, sans doute parce que Mme de Berny, entourée de ses neuf enfants, joue volontiers les châtelaines. La maison située à l'extrémité du village a, en quelque sorte, baptisé la maî- tresse des lieux et ses filles ; on les appelle « les dames du bout » ; un vaste jardin aux allées romantiques apporte à la demeure la quiétude de ses ombrages et des bancs de pierre incitent à la méditation. L'un de ces bancs va jouer un rôle dans la vie sentimentale d'Honoré.

Les Berny et les Balzac entretiennent les meilleures rela- tions, bien qu'elles ne se situent pas sur un pied d'égalité ; l'attitude de Mme de Berny à l'égard des dames Balzac est mêlée d'une nuance de condescendance, tandis que Laure Balzac et ses filles manifestent à leurs voisines un respect évident. Peut-être cette pratique est-elle due à ce titre de « comte » que M. de Berny affiche ostensiblement bien qu'il se le soit attribué lui-même et que sa particule ne paraisse guère plus authentique que celle des Balzac... C'est d'ail- leurs un curieux personnage que ce Berny. D'un abord

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plutôt rugueux, avec l'âge, il commence à perdre la vue et son comportement vis-à-vis de son entourage s'en ressent, notamment dans ses rapports avec sa femme. Celle-ci, qui se prénomme Laure, comme la mère et la sœur de Balzac, n'avait que seize ans au moment de son mariage. Née à Versailles, elle avait eu Marie-Antoinette pour marraine et, en témoignage de fidélité à la mémoire de l'infortunée sou- veraine, elle était toujours vêtue de blanc ; elle habillait de même ses filles. Elle avait en effet gardé le souvenir de ses visites au Trianon, lorsqu'elle était petite fille, et que la reine lui apparaissait en robe blanche. Sous la Terreur, son mari et elle avait été jetés en prison ; le 9 Thermidor leur avait sauvé la vie.

Autant Gabriel de Berny se montre bourru, autant Laure de Berny a le souci de plaire et de séduire ; à Villeparisis, elle préside les fêtes paroissiales avec une bonne grâce sou- riante et ne refuse jamais son obole aux quelques nécessi- teux de la commune. Cette attitude lui vaut la sympathie de tous, de même que la grâce de son maintien provoque l'ad- miration des visiteurs mâles de la « maison du bout ». Sous l'apparence d'une union sans nuage, bien qu'ayant donné naissance à neuf enfants, les Berny ont traversé des orages. Pendant cinq années, de 1800 à 1805, le couple a vécu séparé. Laure a alors entretenu une liaison avec un Corse du nom de Campi, personnage peu recommandable selon la rumeur. De ces amours coupables une fille est née qu'on a appelée Julie. Après quoi, l'amant corse disparu, les Berny ont fini par se réconcilier, au point que Julie, devenue une belle jeune fille, est souvent reçue à Villeparisis. Les mau- vaises langues du pays prétendent que la fringale de plaisirs de Laure ne s'est pas apaisée avec le temps et qu'un des voisins du ménage, M. Manuel, en sait quelque chose... La

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dame a toutefois des excuses car depuis longtemps son mari ne se soucie plus de ses états d'âme.

En 1822, quand Laure de Berny entre dans la vie de Balzac, elle a quarante-cinq ans, soit un an de plus que la propre mère du jeune homme. Elle ne cache ni son âge ni le fait qu'elle est grand-mère et, malgré sa coquetterie natu- relle, elle ne songe nullement à séduire un jeune garçon de vingt-deux ans plus jeune qu'elle. Le temps n'a pourtant pas altéré sa séduction. Des prémices de son roman d'amour avec Balzac, dans l'excellente biographie qu'il a consacrée à l'écrivain, André Maurois nous fournit une image vivante :

« Peu à peu, il [Balzac] osa la désirer, car elle restait désirable. Le visage, sans beauté saisissante, rayonnait de bonté spirituelle. La peau du cou et des épaules semblait celle d'une jeune fille. Surtout il devinait que cette femme, et elle seule, pouvait lui apporter ce qui lui manquait : du goût, la connaissance du monde, et l'apaisement d'une frin- gale d'amour avivée par son âge, ses lectures et les gaillar- dises de son père. Il aima soudain, sans savoir grand-chose de l'amour. »

Comment a pu naître entre cette dame, sinon respectable, du moins respectée, et cet adolescent, encore en apprentis- sage de l'existence, une passion assez forte pour balayer sur son passage le mur des années et le vent de la médisance ? Qu'on se représente en effet les obstacles qui se dressent entre ces deux êtres, toutes les raisons qui s'opposent à ce qu'ils deviennent les acteurs d'une histoire d'amour... Mystères du cœur humain, dont les pulsions échappent aux règles et aux principes...

Plongé à Villeparisis dans une existence monotone, qui contraste avec celle qu'il vient de mener à Paris durant deux ans, Honoré rend de fréquentes visites à ces dames « du

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bout ». Sa présence est justifiée par des leçons de fran- çais qu'il donne à quelques-unes des filles de la maison. À chaque fois, il rencontre leur mère et s'attarde volontiers à bavarder avec elle. Il est subjugué par l'esprit de Laure, par la pertinence et l'originalité de ses idées qui contrastent avec les commensaux habituels de ses parents, personnages pour la plupart sans intérêt ni distinction. De surcroît, elle lui apparaît auréolée par sa jeunesse brillante, vécue auprès de la reine Marie-Antoinette. Laure apporte au jeune homme ce reflet de l'Ancien Régime qu'il n'a pas connu mais dont les traditions de chevalerie et d'élégance enflamment son imagination.

De son côté, Laure est charmée par la fougue d'Honoré, par la confiance avec laquelle il dépeint son avenir. Même si elle raille souvent ses vantardises, ses projets mirifiques, les espoirs dont il fait son menu quotidien, elle est impres- sionnée par la vive intelligence d'Honoré, par la personna- lité qu'elle décèle en lui. Elle est émue également quand il évoque son enfance solitaire de mal-aimé et l'abandon où l'a laissé sa mère.

Ce ne sont là que propos badins en apparence, mais der- rière eux se dissimulent déjà des sentiments troubles, même si ni l'un ni l'autre n'en ont conscience. En tout cas, pour donner le change, à lui-même comme aux autres, c'est sur un ton volontairement détaché qu'Honoré évoque pour sa sœur ses rapports avec la famille Berny :

« Je te dirai que Mlle de Berny a manqué se casser en trois en tombant, que Mlle Élisa est moins bête que nous nous l'étions imaginé, qu'elle a du génie pour la haute pein- ture et notamment pour la caricature, qu'elle est musicienne jusqu'au bout de... Que Mme de Berny s'est faite mar- chande d'avoine, de son, de blé et de fourrage parce qu'elle

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s'est aperçue, après quarante ans de réflexions, que l'argent est tout. M. de Berny n'y voit pas plus cette année-ci que l'autre et il a diminué sa friture d'enfants (on prétend que M. Manuel a tenu la queue de la poêle) en en mettant deux au collège ; un des deux a une bourse. Mme Michelin est accouchée d'une Micheline dont M. Michelin est le titu- laire. Du reste, les enfants de Mme de Bemy sont les seuls dans le monde qui sachent rire, danser, manger, dormir et parler comme il faut et la mère est toujours une femme très aimable et très aimante... ! »

Remarquons au passage les derniers mots de ce billet, soulignés avec intention ; Balzac ne peut s'empêcher de revenir à la personnalité de Laure de Berny dont il est vrai- semblablement amoureux, même s'il n'a pas encore voulu se l'avouer et encore moins l'avouer à celle qui est l'objet de ce sentiment. Ses visites, de plus en plus fréquentes, chez les Bemy vont précipiter les événements. La patience n'est pas la vertu dominante d'Honoré, en amour encore moins que sur d'autres terrains ; chez lui les sentiments marchent au canon et l'ardent désir de cette femme l'obsède. Sous l'empire d'une passion soudaine, il veut ignorer ce qui décou- ragerait un autre que lui : elle est mariée, elle a vingt-deux ans de plus que lui, de grandes filles, dont l'une est mariée, la belle affaire ! Plongé dans une grisante euphorie, lui-même se voit soudain beau et séduisant, ce qui est loin de corres- pondre à la réalité... Qu'importe, son exaltation du moment lui inspire une description complaisante de sa propre per- sonne qu'il transcrira dans Wann Chlore, un roman qu'il écrira bientôt :

« Il est d'une inépuisable bonté qui n'exclut pas la

1. Voisin des Balzac, à Villeparisis.

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finesse ; spirituel, il est franc, libre dans ses manières, dans ses expressions. Il est petit, mais bien proportionné, la cou- leur de son teint, ses gestes vifs, tout indique en lui le défaut des tempéraments nerveux, cette exaltation dans la pensée, cette chaleur dans les sentiments qui ne laissent jamais le temps de consulter la froide raison. »

Ne sourions pas à la lecture de ce portrait trop flatteur ; tous les écrivains authentiques ont tendance à mêler leur existence à celle de leurs héros et à se parer des traits sédui- sants de ceux-ci. Souvent, Balzac transposera les épisodes de sa vie et les personnages qui les peuplent dans ses récits. Ainsi, troublé par le souvenir de la voix grave et mélo- dieuse de Laure de Berny, en prêtera-t-il les sonorités au personnage de Mme de Mortsauf, l'héroïne du Lys dans la vallée :

« Ses accents étaient des parfums, son rire un chant d'hi- rondelle... Le souffle de son âme se déployait dans le repli des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d'une flûte ; il expirait onduleusement à l'oreille d'où il précipi- tait l'action du sang. Sa façon de dire les terminaisons en i faisait croire à quelque chant d'oiseau ; le che, prononcé par elle, était comme une caresse et la manière dont elle attaquait les i accusait le despotisme du cœur. Elle étendait ainsi, sans le savoir, le sens des mots et nous entraînait dans un monde surhumain. Combien de fois n'ai-je pas laissé une discussion que je pouvais finir pour aspirer l'air qui sortait de sa lèvre chargé de son âme, pour étreindre cette lumière parlée avec l'ardeur que j'aurais mise à serrer la comtesse sur mon sein. Quel chant d'hirondelle joyeuse quand elle pouvait rire ! Mais quelle voix de cygne quand elle parlait de ses chagrins ! »

La possession de Laure lui apparaît d'autant plus comme

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un eldorado que les femmes qu'il a connues jusqu'à présent ne lui ont laissé aucun souvenir durable, sans doute parce qu'elles n'étaient pas à la hauteur de l'idéal auquel il aspirait. Ce désenchantement de sa jeunesse, lui aussi, a fait l'objet d'une transcription littéraire dans La Peau de chagrin :

« Sans cesse arrêtée dans ses expansions, mon âme s'était repliée sur elle-même. Plein de franchise et de naturel, je devais paraître froid, dissimulé... J'étais timide et gauche, je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire, je me déplaisais, je me trouvais laid, j'avais honte de mon regard. Malgré la voix intérieure qui doit soutenir les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait : "Courage ! Marche !" Malgré les révélations soudaines de ma puis- sance dans la solitude, malgré l'espoir dont j'étais animé en comparant les ouvrages nouveaux à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi comme un enfant. J'étais la proie d'une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses, et je me sentais dans le néant... J'avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui vit aux lumières, qui rend toutes ses pensées par des phrases convenues ou par des mots que dicte la mode. Enfin, gar- dant en moi des feux qui me brûlaient, ayant une âme sem- blable à celle que les femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont elles sont avides, possédant l'énergie dont se vantent les sots, toutes les femmes m'ont été traîtreusement cruelles... Oh, se sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et n'avoir trouvé personne, pas même une courageuse et noble Marceline ou quelque vieille marquise ! Porter des trésors dans une besace et ne pouvoir rencontrer quelque jeune fille curieuse pour les lui faire admirer ! J'ai souvent voulu me tuer de désespoir... »

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Lignes révélatrices ; même s'il faut tenir compte de l'ins- piration littéraire qui porte l'écrivain à exagérer ses infor- tunes, et aussi de la mode des temps romantiques qui exacerbe les sentiments, Balzac révèle souvent les ressorts de sa personnalité à travers ses œuvres et c'est en cela qu'elles sont riches d'enseignement. Sans doute s'apitoie-t-il un peu trop sur son sort qui n'a pas été tellement malheureux jus- qu'à présent, mais cela aussi, c'est un des privilèges de l'écrivain. D'ailleurs, il est certain qu'il a ressenti cruelle- ment l'indifférence de sa mère et que l'absence de tendresse qui en a découlé lui a donné des complexes, pour employer le langage d'aujourd'hui. Il n'en apprécie donc que davan- tage le comportement chaleureux, presque complice, de Laure de Bemy. Devant elle, avant même qu'il lui ait déclaré son amour, il a pu ouvrir les vannes de son cœur, libérer son besoin de confidences, s'épancher de tous les refoulements qu'il a dû comprimer jusque-là. Une fois encore, tout le bien-être ressenti au contact de cette femme généreuse fera l'objet d'un traitement littéraire dans un autre de ses livres, Madame Firmiani :

« Avez-vous, pour votre bonheur, rencontré quelque per- sonne dont la voix harmonieuse imprime à la parole un charme également répandu dans ses manières, qui sait par- ler et se taire, qui s'occupe de vous avec délicatesse, dont les mots sont heureusement divisés et dont le langage est pur ? Sa raillerie caresse, sa critique ne blesse point ; elle ne disserte pas plus qu'elle ne dispute, mais elle se plaît à conduire une discussion et l'arrêter à propos. Son air est affable et riant, sa politesse n'a rien de forcé, son empresse- ment n'est pas servile, elle réduit le respect à n'être plus qu'une ombre douce ; elle ne vous fatigue jamais et vous laisse satisfait d'elle-même et de vous. Sa bonne grâce, vous

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la retrouverez empreinte dans les choses desquelles elle s'environne. Chez elle, tout flatte la vue et vous y respirez comme l'air d'une patrie. Cette femme est naturelle. En elle, jamais d'efforts, elle n'affiche rien, ses sentiments sont sim- plement rendus parce qu'ils sont vrais ; à la fois tendre et gaie, elle oblige avant de consoler. Vous l'aimez tant que, si cet ange fait une faute, vous vous sentez prêt à la justifier. »

Oui, elle enchante Honoré la conversation de Laure et comme elle le change des propos quotidiens entendus chez lui ! Quand elle évoque pour lui ses souvenirs d'enfance, liés aux images d'Épinal de la royauté, il se sent transporté. Le dérivatif est d'autant mieux venu que la famille Balzac traverse une mauvaise passe. L'année précédente, Laurence, sa seconde sœur, à son tour, s'est mariée avec un jeune homme au nom ronflant, Armand-Désiré Michaut de Saint- Pierre de Montzaigle. Mme Balzac était toute fière d'avoir mis la main sur ce gendre, aussi abondamment fourni en quartiers de noblesse. Hélas, derrière cette façade brillante se cachait une situation financière catastrophique, aggravée par l'incapacité du marié. Bientôt, la pauvre Laurence s'est aperçue qu'elle était tombée dans un piège, tandis que son époux faisait appel à sa belle-famille pour le ren- flouer. Ce climat n'est pas fait pour arranger le caractère de Mme Balzac et Honoré ne trouve de soulagement que lors- qu'il franchit les grilles de « la maison du bout ». Il les franchit de plus en plus souvent, au point que ses assiduités finissent par soulever certaines rumeurs. Les premières à s'apercevoir de la passion naissante du jeune homme pour leur mère sont les filles aînées de Mme de Berny et cette constatation est loin de leur faire plaisir. Mais Balzac ne se préoccupe pas des commérages, d'où qu'ils viennent, ses désirs sont au-dessus des considérations mesquines.

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Chose plus étonnante, de son côté, sans oser en convenir encore, Laure de Berny est émue par ce garçon qui semble si bien la comprendre et dont la qualité humaine le distin- gue du milieu auquel il appartient. Bientôt, elle ira jusqu'à lui tenir des propos qui témoignent d'une étonnante vigueur de langage dans la bouche d'une femme aux manières aris- tocratiques :

« Vous êtes une fleur venue sur le fumier, vous êtes un œuf d'aigle couvé chez des oies, vous êtes un arbre jeune et vigoureux qu'étouffent les lianes et les ronces. Mais j'ai le sentiment que vous arracherez vos liens avant qu'il soit longtemps et enverrez au diable les conventions imbéciles et ceux qui les appliquent. »

Pressent-elle déjà qu'elle sera l'instrument de cette déli- vrance ? C'est possible. En tout cas, un tel langage va droit au cœur d'Honoré. Pour que cette femme ait si bien pénétré le secret de ses aspirations, pour qu'elle ait deviné qu'il étouffait sous l'autorité d'une mère abusive, c'est que, sans aucun doute, elle partage ses sentiments. C'est en tout cas la conclusion qu'il en tire et dont nous retrouverons un écho, plus tard, dans Le Lys dans la vallée.

« Le privilège de la femme que nous aimons plus qu'elle nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. Pour ne pas voir un pli se former sur vos fronts, pour dissiper l'expression boudeuse de vos lèvres, nous donnons notre sang, nous dépensons l'avenir... »

La conviction d'être compris de Laure lui donne de l'au- dace. Avant de livrer le secret de son cœur, il prend quand même certaines précautions :

« D'abord vous y verrez la matière d'une des meilleures railleries qui soit au monde, ou un amusement tel que le comporte votre genre d'esprit... » écrit-il à Laure. Mais

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quelques semaines plus tard, vraisemblablement au mois de mars 1822, il lâche l'aveu que son cœur ne peut plus retenir :

« Quand vous m'êtes apparue, ce fut avec cette grâce qui environne tous les êtres dont l'infortune vient du cœur ; j'aime d'avance ceux qui souffrent. Ainsi, pour moi, votre mélancolie fut un charme, vos malheurs un attrait, et, du moment que vous avez déployé les agréments de votre esprit, toutes mes pensées se sont involontairement ratta- chées au doux souvenir que j'ai conservé de vous. Songez, Madame, que loin de vous, il existe un être dont l'âme, par un admirable privilège, franchit les distances, suit dans les airs un chemin idéal, et court avec ivresse vous entourer sans cesse, qui se plaît à assister à votre vie, à vos senti- ments, qui tantôt vous plaint, et tantôt vous souhaite, mais qui vous aime avec cette chaleur de sentiments et cette franchise d'amour qui n'a fleuri que dans le jeune âge, un être pour qui vous êtes plus qu'une amie, plus qu'une sœur, presque une mère, et même plus que tout cela, vous lui êtes une espèce de divinité visible à laquelle il rapporte toutes ses actions. En effet, si je rêve grandeur et gloire, c'est pour en faire un marchepied qui me conduise à vous, et si je commence une chose importante, c'est en votre nom. Vous m'êtes, sans le savoir, une véritable protectrice. Enfin, ima- ginez tout ce qu'il y a de tendre, d'affectueux, de gracieux, d'expansif dans le cœur humain, et je crois l'avoir dans le mien, lorsque je pense à vous. »

Lorsqu'on est une femme mal mariée, qui a goûté au plaisir, mais qui s'en trouve sevrée, il n'est pas facile de résister à un amour si joliment exprimé. Cette lettre trouve un écho dans le cœur de Laure. Comme Honoré l'a perçu, elle est malheureuse. La quarantaine venue, elle s'efforce de chasser les ardeurs de son tempérament et de reconstruire

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Cet ouvrage a été imprimé par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT

Mesnil-sur- l'Estrée pour le compte des Éditions Tallandier

en février 1999