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Deux siècles de lectures de « La Comédie humaine » DOSSIER INÉDIT LE JOURNAL CRUEL DE JEAN COCTEAU ENQUÊTE À quoi bon la théorie littéraire ? CRITIQUE Les écrivains fous de jazz ENTRETIEN À TROIS VOIX ARNO BERTINA PIERRE SENGES TANGUY VIEL www.magazine-litteraire.com - Juin 2011 DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 € 3:HIKMKE=^U[UU\:?a@f@a@t@k; M 02049 - 509 - F: 6,00 E BALZAC LE GÉNIE MODERNE DU ROMAN CLASSIQUE Par Marielle Macé, Michael Lucey, Claude Coste, Franc Schuerewegen…

Balzac : le génie moderne du roman classique

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Il n’a pas seulement expérimenté tous les genres, mais aussi tous les rythmes, formats, supports...

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Deux siècles de lectures de « La Comédie humaine »

d o s s i e r

inédit Le journaL crueL de jean cocteau

enquêteà quoi bon la théorie littéraire ?

critiqueLes écrivains fous de jazz

entretien à trois voixarno Bertina Pierre senges tanguy vieL

www.magazine-litteraire.com - Juin 2011

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BaLzacLe génie moderne du roman cLassiquePar Marielle Macé, Michael Lucey, claude coste, Franc Schuerewegen…

3 Éditorial

Juin 2011 | 509 | Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2010 : 1 an, 11 numéros, 58 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

RédactionDirecteur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] éditorial Alexis LacroixChef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93)Conception couverture A noirConception maquette Blandine PerroisDirectrice artistique Blandine Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]/éditrice web Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (12 13) [email protected]

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0410 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

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O n imagine communément que, pour écrire un roman, l’écrivain – un brin désespéré – s’assied à son bureau avec sa liste de personnages, sa liste de thèmes, sa liste de bons mots ou

de formules heureuses, un cadre pour son intrigue, et qu’il essaie à tout prix de relier tous ces éléments, nourrissant, au passage, sa poubelle d’épaisses bou-lettes de papier.Au-delà de cette image, il y a deux écoles. Celle de Nabokov, qui parle de l’inspiration comme d’une « palpitation » (ce qui n’étonne guère de la part de notre chas-seur de papillons). Une palpitation ou un éclair, une sorte de reconnaissance de la part de l’écrivain qui se dit : « Voilà quelque chose sur quoi je peux écrire. » L’approche demande une délicatesse absolue. Malmené, le sujet risque, en effet, de tomber en poussière comme l’aile de l’insecte avant même d’avoir été épinglé par l’artiste entomologiste. C’est qu’il est parfois si ténu : une situation, une réflexion, un souvenir, un soupir, une silhouette qui se détache dans une gare…Et puis, il y a l’école cavalière de Martin Amis, qui estime que le romancier entreprend un voyage et que l’intrigue, telle qu’elle est, tôt ou tard se déplie. L’écrivain doit se fier ici à son intuition. Il doit choisir « entre deux chemins de terre ap-paremment identiques » qui semblent à l’auteur également stériles.

C es deux approches sont tirées du second volume des entretiens parus dans la Paris Review (1). « Des objets d’émerveillement qui

ont construit ma première et plus intense perception de ce que c’est que d’être un auteur », écrit Jonathan Lethem non sans raison. On trouve dans ce livre, outre les deux romanciers cités, Paul Bowles, Truman Capote, Jeanette Winterson, Ian McEwan, Jorge Luis Borges, Isaac Bashevis Singer, Marguerite Yourcenar, William Faulkner… Il n’y a pas un entretien qui ne donne à penser. Pas de gras, pas de propos inutiles.Les auteurs n’y parlent pas seulement du processus

créatif en évitant toute cuis-trerie, toute doxa, toute affèterie… Ils se livrent. Lorsque Singer laisse échapper : « Rien ne nous sauvera » – lui qui, dans chacune de ses his toires, laisse entendre qu’il y a un Dieu, que ce monde et cette vie ne sont pas tout –, nous restons sonnés. De même lorsque William Faulkner nous assène : « Tout jeune écrivain qui suit une théorie littéraire est un fou », ou lorsque Jeanette Winterson nous murmure à l’oreille : « On ne peut pas gagner dans les paris de l’art car il y a tou-

jours quelqu’un en colère contre vous. »

L e propos paraîtra arrogant, mais les écrivains sont ainsi. Pour reprendre Martin Amis, on remarque qu’en général les romanciers ont

deux manières de parler d’eux-mêmes. La première, pour laquelle ils sont assez bons, consiste à jouer aux individus raisonnablement modestes. La seconde présente leurs contemporains comme des vers aveugles et grouillants sur une carcasse en décomposition. Amis raconte qu’un jour William Golding arriva à une réunion littéraire à 18 h 30 pour faire une excellente imitation de l’homme de lettres effacé. À 21 heures, enivré par les questions, l’ego tout regonflé, il montait sur les tables.Nous avons rencontré, pour les entretiens du Maga-zine Littéraire, des écrivains qui avaient l’air tout aussi humbles et timides, mais qui, à notre dernière ques-tion : « Voulez-vous ajouter quelque chose ? », répon-daient : « Oui. Je suis un génie ! » Et c’est finalement par ce travers que l’écrivain est grand.

[email protected]

Et c’est ainsi que l’écrivain est grand

Selon Martin Amis, écrire revient à choisir « entre deux chemins de terre apparemment identiques » qui semblent stériles.

(1) Paris Review, les entretiens, vol. II, traduit de l’anglais par Anne Wicke, éd. Christian Bourgois, 586 p., 24 €.

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Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Entretien inéditRencontre avec Annie Le Brun, à l’occasion de la parution de son recueil de textes Ailleurs et autrement (éd. Gallimard, lire notre compte rendu p. 48).

AgendaNotre sélection des meilleurs rendez-vous littéraires de l’été.Su

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n° 509 Juin 2011Sommaire

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Cahier critique :� variations jazz par Réda et Cormann Dossier :� Balzac, l’éternel retour Un texte inédit de Jean Cocteau

En couverture : Maison de Balzac/Roger-Viollet. © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 97

Ce numéro comporte 4 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 enveloppe Grand Littré et 1 encart L’Œil sur une sélection d’abonnés.

À quoi bon la théorie littéraire ? Histoire et actualité d’un champ intellectuel prétendument en crise.

L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Analyse À quoi bon la théorie littéraire ?

par Alexandre Gefen. Les points de vue de Pierre Michon et Pierre Jourde

14 La vie des lettres Édition, festivals, spectacles… Les rendez-vous du mois

Le cahier critiqueFiction 26 Jacques Réda, Autobiographie du jazz 28 Carlos Fuentes, Anniversaire 29 Robert Louis Stevenson,

La Malle en cuir ou la Société idéale 30 Georges-Arthur Goldschmidt,

L’Esprit de retour 32 Paul Harding, Les Foudroyés 34 Miguel Syjuco, Ilustrado 35 Nicole Krauss, La Grande Maison 36 Siri Hustvedt, Un été sans les hommes 37 Eduardo Berti, L’Inoubliable 38 Antoine Audouard, Le Rendez-vous

de SaigonPoésie 40 André du Bouchet, Une lampe

dans la lumière arideNon-fiction 42 Rainer Rochlitz, Le Vif de la critique 44 Dante Alighieri, De l’éloquence en vulgaire 45 Alfred Döblin, Voyage en Pologne 46 Laurent Joly, L’Antisémitisme de bureau 48 Annie Le Brun, Ailleurs et autrement 50 Patrice Maniglier (dir.), Le Moment

philosophique des années 1960 en France 51 Cesare Brandi, Théorie de la restauration

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Prochainnuméroenventele30juinDossier : La solitude

Le dossier 54 Balzac, l’éternel retour

dossier coordonné par Maxime Rovere 56 Balzac, aujourd’hui et demain, par Jacques-

David Ebguy et Agathe Novak-Lechevalier 59 Multimédia et hypertexte,

par Marie-Ève Thérenty 60 Vies de Balzac, par Camille Thomine 62 Bibliographie sélective, par Boris Lyon-Caen 64 Splendeurs et misères des journalistes,

par Marie-Ève Thérenty 66 Le don des langues, par Mireille Labouret 68 Nécessaires dérivatifs, par Aude Déruelle 69 B/B, Balzac lu par Barthes, par Claude Coste 70 En tous genres, par Michael Lucey 72 Vautrin et Valjean, par Mireille Labouret 74 Vivre avec style, par Marielle Macé 76 Au train des marchandises,

par Andrea Del Lungo 78 Génie de la médiocrité, par Boris Lyon-Caen 80 Scènes de la vie conjugale, par M. Rovere 82 Au courrier du cœur, par Judith Lyon-Caen 84 Le démiurge pris au piège,

par Franc Schuerewegen 86 Du theatrum mundi à la société

du spectacle, par Agathe Novak-Lechevalier 88 Une mine d’images, par Laure Doumens 91 Qui a écrit Le Député d’Arcis ?�

par Laurent Nunez

Le magazine des écrivains 92 Grand entretien avec Arno Bertina,

Pierre Senges et Tanguy Viel, propos recueillis par Laurent Demanze

98 Admiration Joseph Joubert, par Étienne Beaulieu102 Inédit Extrait du Passé défini (1958-1959),

de Jean Cocteau106 Le dernier mot, par Alain Rey

8Analyse

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sens moderne n’existaient pas encore, mais le poète et le dramaturge étaient responsables de leurs choix esthétiques, qui relevaient des catégories générales de la parole publique. Autant que les philosophes, les lettrés et rhéteurs antiques, de Quintilien à Horace en passant par Cicéron, furent d’infatigables ordonna­teurs de formes et de fins, de conseils stylistiques et de cadres éthiques. C’est ainsi d’une muse active conseillère que procèdent les catégories de Platon quant aux formes d’énonciation et aux buts des poètes, la théorie aristotélicienne des genres litté­raires, les typologies médiévales des styles de Matthieu de Vendôme ou de Jean de Garlande, les traités des grands rhétoriqueurs ou des commentateurs italiens d’Aristote, jusqu’aux poétiques parfois cadenassées et stérilisantes du xviie siècle. Pourtant, dès l’Antiquité, ce dialogue imposé avec les normes est perturbé par une autre conception de la poésie, fondée non sur la maîtrise technique du lan­gage, sur l’ars, mais sur l’inspiration, l’ingenium : Pla­ton oppose déjà au créateur comp­table de ses œuvres et justifiable d’une théorie lorsqu’il cherche à imiter le monde, le poète saisi par une fureur poétique issue des dieux et ne pouvant que susciter l’admiration. S’il fait dire à Socrate que « les poètes composent non grâce à une connaissance rationnelle, mais grâce à un don qui leur est naturel », il édicte dans le Phèdre un ensemble de règles théoriques indispensables. Entre le spontanéisme déresponsabilisant d’une théo­rie de l’inspiration, la fascination pour le dérèglement dionysiaque propre à la parole poétique, et la vision, rhétorique, pédagogique ou philoso phique, d’un poète devant suivre des formes héritées de la tradi­tion, assujetties à la morale et régulées par des prin­cipes et des traditions, la doctrine classique hésite. À la Renaissance, Jodelle opposera les bons poètes saisis de la « sainte fureur des Muses » et ceux qui travaillent « par art, par sueur et par peine », et Du Bellay enjoin­dra les poètes à construire leur propre doctrine sans devoir leurs théories aux rhéteurs.

P référons­nous faire de la littérature un miracle, une entorse aux contraintes de la vérité et aux règles de la langue, un désordre de la raison, ou, au contraire, un projet maîtrisé, un savoir et un dis­

cours exemplaires devant trouver leur juste place dans l’ordre de la pensée ? Souhaitons­nous comprendre la littérature comme un événement de la parole qui ne tire sa légitimité que de lui­même, ou gagnons­nous à l’analyser grâce à une doxa, à la maîtriser grâce à des systèmes, à l’enseigner grâce à des catégories ? Est­ce nous rassurer face aux étourdissements des œuvres et aux humeurs des créateurs que de leur opposer un cadre d’analyse, une exigence de théorie ? Que le savoir et l’action, la philosophie et la vie, soient des frères ennemis, nous le savons bien, mais rares sont dans les productions humaines les do maines où les rapports entre les théoriciens et les praticiens de l’écrit sont si complexes et controversés que dans le champ artistique – et en particulier dans le champ littéraire, où la critique elle­même peut relever de l’art.C’est sans doute que, du modèle classique aux expéri­mentations de la postmodernité, la définition de ce que nous appelons littérature a profondément changé – et subséquemment l’étendue de ce que nous atten­dons des productions littéraires : que l’entreprise de théorisation soit menée par l’auteur lui­même ou par une distante académie, que notre conception de la lit­térature repose sur l’idée de génie ou sur le modèle de l’artisanat, que le poète soit un marginal illuminé ou un professionnel de la République des lettres, que la littérature soit régie par un projet idéologique ou formel ou par l’imagination, qu’elle relève de la rhéto­rique savante ou de l’esthétique de la subjectivité, n’appelle pas une réponse identique à la question des rapports entre création et théorie littéraire et doit nous conduire à penser par époque et par cas.

Le paradigme classiqueSi le xxe siècle a confié aux linguistes le soin de pro­duire de la théorie littéraire, la tâche relevait dans l’An­tiquité du double regard des philosophes et des gram­mairiens. À cette époque, le créateur et l’écrivain au

À quoi bon la théorie littéraire ?En littérature, l’opposition est ancienne entre théorie et pratique. La première serait aujourd’hui en voie de disparition. Mais la ligne de partage ne se serait-elle pas plutôt déplacée ? Histoire d’une faille fondatrice.Par Alexandre Gefen, illustration Amandine Ciosi pour Le Magazine Littéraire

À la Renaissance, Jodelle oppose les poètes saisis par la « sainte fureur des Muses » à ceux qui travaillent « par art, par sueur et par peine ».

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Le xviie siècle ne tranchera pas, mais ne cessera de confronter les poètes à des doctrines issues de la théologie ou de l’Antiquité, et de faire rentrer leurs œuvres dans des cadres formels issus de la culture savante : à l’auteur (Corneille, Boileau, La Fontaine) de relire les Anciens s’il veut en faire évoluer les normes. Et si le Siècle des lumières autorise l’écrivain à formuler des propositions esthétiques originales et à contester les formules classiques, si le climat intel-lectuel de l’époque le pousse à proposer une théorie autonome de la création littéraire dont la vocation est non de prescrire a priori,� mais de comprendre a pos-teriori (c’est au xviiie siècle que s’inventent les « poé-tiques » modernes), il restera obnubilé par une exigence de réflexion théorique et de rationalisation du geste artistique.

L’individualisme romantiquePour que les écrivains s’émancipent des règles et de l’exigence de devoir se confronter à des règles, pour que meurent les « arts poétiques », il faut que naisse la littérature au sens moderne et ses principes radi-caux : le pari démocratique sur le génie du sujet et sa liberté créatrice, l’universalité du jugement qui rend possible la pluralité des œuvres, le primat du nouveau sur l’imitation, l’autonomie de l’art qui le soustrait aux exi gences éthiques et axiologiques de la société. « Le romantisme n’est, à tout prendre, que le libéralisme en littérature », proclame Hugo dans la préface

CRÉD

ITCR

ÉDIT

Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Antoine Compagnon, rééd. Points Essais, 338 p., 9 €.

A-t-on encore besoin de théorie littéraire ? Si oui, peut-on ne pas se laisser aveugler ? Telles sont les questions auxquelles Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, essaie de répondre.

Œuvres complètes (5 vol.), Roland Barthes, éd du Seuil, env. 1 100 p. par vol., 23 € chacun.

Dans une collection semi-poche enfin abordable, les œuvres complètes du grand essayiste et critique.

La Faute à Mallarmé. L’Aventure de la théorie littéraire, Vincent Kaufmann, éd. du Seuil, « La Couleur des idées », 320 p., 23 €.

Ce que la théorie littéraire a fait à notre pensée de la littérature. Sur une question délicate, un bel essai suivi d’entretiens avec

les grands acteurs du « moment théorique » des années 1980, de Julia Kristeva à Philippe Sollers.

Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Pierre Michon, éd. Albin Michel, 390 p., 22 €.

Un éblouissant recueil d’entretiens, où l’on découvre un Pierre Michon fin critique et profond observateur des processus secrets de la création.

Histoire des poétiques, Marc Angenot et Jean Bessière (dir.), éd. Presses universitaires de France, 512 p., 33 €.

Derrière son austérité universitaire, une synthèse magistrale sur les théories que cache l’art d’écrire.

Littérature et authenticité. Le Réel, le Neutre, la Fiction, Pierre Jourde, éd. L’Esprit des Péninsules, 256 p., 19,50 €.

Articulant expérience littéraire, philosophie et critique, une réflexion sur la notion faussement simple d’« authenticité ».

Bardadrac, Gérard Genette, éd. du Seuil, « Fiction & Cie », 456 p., 22 €.

Codicille, Gérard Genette, éd. du Seuil, « Fiction & Cie », 316 p., 19 €.

Quand un grand théoricien de la littérature aborde sous la forme ludique de Mémoires alphabétiques les frontières de la fiction et de l’essai.

La Case blanche. Théorie littéraire et textes possibles, La Lecture littéraire n° 8, textes réunis et présentés par Marc Escola et Sophie Rabau, éd. Presses universitaires de Reims, 284 p., 15 €.

Un recueil sur la question des « textes possibles », l’un des points de rencontre de la critique et de la théorie les plus stimulants aujourd’hui. À lire aussi à ce propos, un entretien avec Marc Escola, « Fiction critique », paru dans la revue Vacarme (n° 54, hiver 2011) et accessible en ligne : www.vacarme.org/article1991.html.

À lire

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entre autres, la trilogie qu’inau-gure La Machine molle) sera confié au musicien Éric Lareine, la « prose spontanée » de Sur la route de Kerouac, calquée sur les improvisations du jazz, résonnera grâce à l’acteur Jacques Bonnaffé, et les rugosités du mythique poème Howl, d’Allen Ginsberg, seront servies par la voix du comédien Denis Lavant. Les organisateurs de la manifes-tation ont voulu renouer avec la parole de ces écrivains, et notam-ment leur poésie (les voix de Neal Cassady, de Gregory Corso ou de Gary Snyder), dont les aspérités ont trop souvent été gommées par les imageries qu’ont inspirées leurs expériences. « Transportée sur scène, l’écriture devient incantatoire, puissante, évoca-toire et les images se déplient », affirme Serge Roué, le directeur du Marathon. Espérons que « l’étincelle entre le lecteur et le texte » jaillira ici.Et ailleurs… Car la programma-tion permettra aussi de redécou-vrir les poussières fertiles que la constellation Beat a ramassées ou essaimées. « Nous voulons sur-tout faire entendre la parole d’un tempérament, d’une invention et de parcours fascinants, des frater-nités littéraires et intellectuelles formidables », confie Serge Roué. Les visiteurs ne s’étonneront pas, dès lors, d’assister à des mises en voix de poètes que la tradition lit-téraire dit « bohèmes », tels Rim-baud ou Nerval, d’auteurs améri-cains qui firent de la vie au grand air leur marotte littéraire, comme Jack London, Henry David Tho-reau ou Mark Twain (dont un inédit paraît aux éditions Tris-tram (1)), ou de contemporains comme Bruce Chatwin, David Wojnarowicz ou la chanteuse Patti Smith, dont les errances tra-cent des diagonales connectées au mouvement beat. Enfin, la

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D errière son enva-hissante mytho-logie, la beat ge-neration cache des écrivains très

divers, mais aux préoccupations communes. Le festival littéraire toulousain le Marathon des mots célébrera ce qui fut moins un mouvement littéraire qu’un col-lège de regards disparates portés vers un même horizon de liberté, de vitesse et d’excès. « Pour bri-ser la barrière du langage avec

des mots, il faut que vous soyez en orbite autour de votre esprit. » Ce mantra de Jack Kerouac ser-vira de devise à un cycle de lec-tures et de soirées thématiques du Marathon des mots. En effet, l’un des grands axes de la sep-tième édition du festival toulou-sain (dont le chapitre principal fait la part belle au Printemps arabe) croisera la « route » des écrivains « hobos, poètes et autres voyageurs célestes », courbe asymptotique ou bolide

festival�Le Marathon des mots, sur la routePrintemps arabe et beat generation : tels sont les deux axes de la 7e édition du festival toulousain.

Bob Dylan et Allen Ginsberg sur la tombe de Jack Kerouac, au milieu des années 1970.

filant tout droit qui, de Jack Lon-don à Cormac McCarthy en pas-sant, bien sûr, par la beat gene-ration, charrie les mots et le rythme des âmes mi-vagabondes, mi-comètes.Comédiens et artistes se succé-deront pour mettre en voix les plus grands textes répondant à cette thématique, à commencer par l’hydre à trois têtes de la beat generation. L’halluciné Festin nu de William Burroughs (dont l’édi-teur Christian Bourgois republie,

« La seule façon d’exprimer la vitesse et la tension et les niaiseries extatiques de l’époque. »

Jack Kerouac,� à propos du style de Sur la route

La vie des lettres

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Juin 2011 | 509 | Le Magazine Littéraire

nuit blanche du 25 juin donnera lieu à un cabaret littéraire et musical à partir de 23 h 30 où la musique succédera aux lectures avec une « ballade dans la famille beat generation » associant notamment les inflexions de Lou Reed et de Patti Smith aux mots de Philip K. Dick, de Jim Harrison ou encore de Bret Easton Ellis.Face à cette programmation si riche, proposant de lire tout un pan du xxe siècle littéraire à la lueur de l’allumette « Beat », il convient de dresser un constat : ces auteurs et ces mythes sus­citent une fascination constante. Il y a tout juste un an, nous dé­couvrions le texte original de Sur la route (1951), celle que Jack Kerouac venait de parcourir en compagnie de Neal Cassady (le célèbre Dean Moriarty de la ver­sion publiée en 1956), et qu’il re­déroula à son retour en un seul paragraphe emporté, dépourvu de virgules, sur un long rouleau de papier fixé à sa machine à écrire. « J’ai eu l’idée du style spontané de Sur la route en voyant comment le bon vieux Neal Cassady m’écrivait ses lettres, toutes à la première per­sonne, rapides, folles, confes­sionnelles, totalement sérieuses, très détaillées avec des noms véritables dans son cas (puisque c’étaient des lettres) […]. Nous avons échangé tant de discus­sions rapides tous les deux, sur des magnétophones, remontant jusqu’à 1952, et nous les écou­tons tellement que nous en avons déduit que c’était la seule façon d’exprimer la vitesse et la tension et les niaiseries exta­tiques de l’époque. » L’époque ? C’est celle où, du mi­lieu des années 1940 aux sixties beatniks en passant par la décen­nie maccarthyste, Kerouac, Gins­berg, Burroughs – et plus tard le jeune Gregory Corso – squattent l’appartement de Joan Vollmer à New York ; celle où Allen Gins­berg comparaît pour obscénité à la suite de la publication et de la lecture en public de Howl ; celle où il écrivait : « Vivant comme des bêtes/souillant nos propres nids,/Fumée et vapeur, verre/brisé et cannette de/bière,/Gaz

d’échappement/Merde de civili­sation qui jonche les/rues,/Fine brume noire sur appartements/cours d’eau qui charrient les/graisses/camarades poissons morts […]. » Celle où peut­être beaucoup d’entre nous se re­connaissent. Celle dont se sou­vient aujourd’hui l’artiste Patti Smith, lauréate du National Book Award 2010 pour Just Kids. « Il y a toujours un moment dans sa vie où l’on découvre ces textes, où on les redécouvre. Ce sont des auteurs transgénérationnels. Chez Patti Smith, c’est tout cet univers qui se déploie », confirme Serge Roué.Le cinéma s’est aussi emparé de ces œuvres. Les cinéphiles se souviennent sans doute du Festin nu de Cronenberg d’après Bur­roughs ou de la version filmée par Scorsese en 1973 de Bertha Boxcar, d’après Ben Reitman, un aïeul anarchiste des beat, plus connu pour avoir été l’amant de la militante Emma Goldman. De son vivant, Kerouac avait espéré pouvoir céder les droits de Sur la route à Marlon Brando, mais le projet n’aboutit pas. Le voyage aurait pu re prendre en 1994 lorsque Francis Ford Coppola, détenteur des droits, entreprit de l’adapter avec Godard derrière la caméra. Réels échecs ou signes d’une impossibilité de rendre grâce à la « prose spontanée » de Kerouac ? Le Brésilien Walter Salles (Carnets de voyage) aurait­il mieux fait de ne pas s’y frotter ? Toujours est­il que sa version, avec Sam Riley, Garrett Hedlund et Kristen Stewart, sortira sur les écrans français le 7 décembre. Un film biographique de Rob Eps­tein et Jeffrey Friedman mettra quant à lui en scène James Franco dans le rôle d’Allen Ginsberg, au moment du procès de Howl. De quoi entretenir le culte. Noémie Sudre(1) N° 44, Le Mystérieux Étranger, dont Le Magazine Littéraire n° 507, avril 2011, vous proposait un extrait.

CRÉD

IT

« Des existentialistes au sens littéral »

É crivain et critique d’art, Gérard­Georges Lemaire a traduit, entre autres, Burroughs et Ginsberg (qu’il a bien connus) et a récemment composé une anthologie de la beat gene-

ration. Cet ancien collaborateur du Magazine Littéraire redes­sine pour nous les contours de ce groupe.Contre quelle définition fan­tasmée doit­on se prémunir, et quelle est, selon vous, la vraie unité de la beat generation ? Gérard-Georges Lemaire. L’expression « beat generation » apparaît sous la plume de Kerouac dans la première ver­sion de Sur la route puis dispa­raît de la version définitive. Les mythologies que nous connaissons, principalement autour des voyages et de la drogue, ce sont les auteurs eux­mêmes qui les ont créées. Ils étaient leurs propres pro­tagonistes, puis ils ont cessé de parler les uns des autres et ont rompu avec l’expression. Ils représentent tout sauf un mouvement. Ils avaient une vision insolite du monde plus qu’ils ne partageaient un manifeste. Les œuvres de Kerouac, de Burroughs et de Ginsberg sont très différentes les unes des autres. Ce qui les lie, c’est avant tout une quête existentielle, le désir de dire les choses les plus in avouables. Ce sont des existentialistes au sens littéral.Rééditions, films, festivals… Pourquoi la beat generation est­elle si actuelle ? La beat generation n’a pas d’actualité. Il y a des actualités ponc­tuelles, comme la redécouverte du rouleau de Sur la route. Mais tout a été voilé par une histoire d’éthique. Ces auteurs n’étaient pas politisés ou systématiquement révoltés contrairement à ce que l’on croit. Ils n’étaient que des écrivains, des gens discrets même pour la plupart. Un roman peut être lucide et prémonitoire, mais il est très rare qu’il change la face du monde. Il faut de la distance pour les aborder. Je fais donc confiance aux jeunes lecteurs pour leur redonner leur actualité.Ces écrivains ont inventé des rythmes et ont donné un nouveau souffle à l’écriture… La beat generation a créé une littérature extrêmement égotiste et non formelle. Kerouac se réfère directement au jazz qui, en dehors de la question du rythme, aborde celle de l’improvisation. Chez Burroughs, c’est l’expérimentation qui prime, il se réclamait de Tristan Tzara, de Dada, des avant­gardes. Quant à Ginsberg, il a beaucoup utilisé William Blake, les rêveries, les fantaisies reli gieuses. Ils admiraient tous la langue de Dostoïevski et celle de Kafka. Et tous, à leur manière, se sont rejoints sur le jazz, l’écriture expéri­mentale, l’influence des surréalistes et le mysticisme bouddhique. Tout un programme de lecture. Propos recueillis par N. S.

Trois questions à Gérard-GeorGes Lemaire

À voirLe Marathon des mots,

7e édition, Toulouse, du 23 au 26 juin. www.lemarathondesmots.com/

À lireThe Beat Generation, anthologie rassemblée par

Gérard-Georges Lemaire, avec des textes de Burroughs, Ginsberg, Gysin, Kerouac… éd. Flammarion, 1 100 p., 30 €.

Le Magazine Littéraire | 509 | Juin 2011

26 Critique |Fiction

Autobiographie du jazz, Jacques Réda, éd. Flammarion, 368 p., 23 €.

Le Grand Orchestre, Jacques Réda, éd. Gallimard, 136 p., 16,50 €.

Vita Nova Jazz, Enzo Cormann, éd. Gallimard, 238 p., 19,90 €.

P arler de musique n’est jamais chose aisée. Et la difficulté est sans doute plus grande encore quand il s’agit du jazz – genre mouvant, agité, vagabond. Deux Français s’y essaient. L’un, Jacques

Réda, est poète, éditeur et chroniqueur de jazz ; l’autre, Enzo Cormann, écrivain et homme de théâtre. Le premier publie un vaste panorama (Autobiogra-phie du jazz) ainsi qu’un texte plus intime (Le Grand Orchestre), le second a quant à lui choisi la forme romanesque (Vita Nova Jazz).Pour le lecteur novice, l’Autobiographie du jazz offre une parfaite introduction. Conçu comme un recueil de portraits des plus grands acteurs de l’histoire du jazz, le volume fait défiler des noms légendaires tels que Django Reinhardt, Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Charlie

Parker, Charles Mingus, Miles Davis, John Coltrane, Ray Charles… D’autres figures plus discrètes aussi, à la clarinette, au saxophone, au piano. Des musiciens fourmis, dont on découvre l’importance secrète. En retraçant leurs parcours, Jacques Réda les sort de l’ombre et les place à l’avant-scène. De cette manière,

il dessine une histoire proprement collective, plurielle, composant, au fil de ce vade-mecum, un big band foisonnant, où chaque instrument existe pour lui en même temps qu’il participe d’un tout. Plus qu’une succession d’artistes épars œuvrant dans une même direc-tion, c’est alors une unité qui émerge de l’ensemble : « un être », écrit Réda, « un seul être », je.On comprend ici le titre, et cette idée d’« autobiographie » – le jazz comme individu, prêt à raconter toutes les phases de son existence,

depuis l’enfance jusqu’à l’âge avancé qui est aujourd’hui le sien. Son récit, qui occupe les vingt premières pages du livre, commence comme il convient : « Vous vous

Variations jazz

Par Thomas Stélandre

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Personne ne peut dire ce qu’est le jazz, pour la bonne raison que le jazz n’est pas, mais court, mais coule, flue. Jadis masque de dévo-tion pour embrouiller l’oppres-seur, aujourd’hui concept inassi-gnable, virus protéiforme – Protée, dieu du jazz !

Vita Nova Jazz Enzo Cormann

Duke Ellington et Frank Sinatra, en 1967.

Juin 2011 | 509 | Le Magazine Littéraire

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demandez probablement où et quand je suis né, mais je n’en sais rien moi-même. » Il (le jazz) se revoit ensuite, jeune encore, accompa-gnant les corvées dans les champs de coton. Puis, adolescent, débar-quant à La Nouvelle-Orléans, son blues en bagage. Il joue dans les rues, avant d’investir les bars enfumés. Le succès venant, son nom s’affiche bientôt en lettres lumineuses. « Il y avait désormais partout des gens capables de savoir et de dire où, quand et comment le gars Jazz se manifestait en personne. En personne à travers des milliers d’autres qui, en effet, me ressemblaient et pour qui mes leçons res-taient claires et vivantes. » Parmi ses disciples, un certain Duke Elling-ton, pianiste, compositeur, chef d’orchestre.Jacques Réda voit en Duke Ellington un des « deux piliers » du mou-vement, « pour sa réalisation orchestrale » (l’autre étant Louis Arms-trong, « pour le champ de l’improvisation »). Le Grand Orchestre, complément personnel à l’entreprise plus objective de l’Autobiogra-phie, lui est tout entier consacré. On y apprend comment le jazz, en la personne d’Ellington, est entré dans la vie du jeune Réda. C’était un dimanche de printemps, en 1947. L’oreille collée contre le haut-parleur d’un phonographe, il entend le « chant inouï ». Adelaide Hall est au micro ; à ses côtés, l’orchestre de Duke. Partant de ce saisisse-ment premier, le poète raconte, sur plus d’un demi-siècle, la trajec-toire du « grand orchestre ». Les concerts, les voyages, les succès ; les musiciens qui passent, ceux qui restent. Son regard est moins celui de l’érudit que du passionné. Et si les références abondent, elles n’ex-cluent pas le néophyte, qui toujours peut se raccrocher aux simples branches du discours d’émotion. Car Réda s’attache en premier lieu à transcrire du son, du mouvement, de la vie. On l’aura compris, Le Grand Orchestre ne se veut « en aucune manière une biographie de Duke Ellington ni une étude historique ou musicologique de son œuvre ». Les deux livres comprennent ainsi un monceau d’éléments discographiques, qui permettent au lecteur d’aller écouter et, par lui-même, de ressentir les rythmes, hors les marges. C’est là la seule façon d’aborder le jazz : en l’éprouvant.Le constat est le même pour Jim Erris, personnage central et désaxé de Vita Nova Jazz d’Enzo Cormann, dernier volet du triptyque roma-nesque « Artisans cosmiques », tissé de trajectoires singulières d’ar-tistes. Selon Jim, la musique doit se vivre, rien d’autre. « La musique est la musique, dit-il. La musique joue, la musique donne matière à entendre (pas à penser). » La soixantaine abîmée, fumeur, buveur, l’homme a connu la gloire durant vingt-cinq ans, du temps du Vita Nova Jazz, orchestre dont il était le souffle (au saxophone) et la tête pensante. Mais, depuis dix ans, plus rien : le groupe s’est dissous après la condamnation de Jim pour violences conjugales. Invité à ressusciter l’ensemble à l’occasion d’un concert anniversaire, il rédige une longue lettre confession adressée à sa victime. Ou plutôt qu’une lettre, un solo. « Solo for B. » B. comme Babeth, Elisabeth. De cette histoire d’amour à rebours, il fait une histoire de la mu sique. Syncopée ou uptempo, elle apparaît en reflet vivant de cette « forme indocile, irrégulière par excellence » qu’est le jazz.Là où Réda conserve un certain classicisme formel, Cormann s’ac-corde au rythme de son sujet. On ne s’étonnera pas de son statut de jazz poet. Depuis 1991, il forme avec Jean-Marc Padovani un compa-gnonnage artistique, La Grande Ritournelle, qui a vu naître une ving-taine d’ouvrages et quelques enregistrements, le tout autoédité. Sur son site (cormann.net), il est question de « l’extrême précarité de l’édition jazzistique européenne contemporaine ». Dès l’avant-propos à l’Autobiographie, Réda évoque lui aussi l’« avenir à mesure de plus en plus incertain » du jazz, avant de le faire parler en très vieux mon-sieur : « Est-ce qu’on va se décider à me laisser mourir en paix ? », demande-t-il. La réponse, celle du poète, est peut-être à chercher dans les dernières notes du Grand Orchestre : « Ainsi je plane, et je danse enfin avec toi, car ce cercle est celui d’une vie sans fin. »

Je te verrai dans mes rêves, Alain Gerber, éd. Fayard, 204 p., 18 €.

R omancier émérite et spécialiste de jazz, Alain Gerber fait se rejoindre depuis des années ces deux voix dans de vastes biographies de jazzmen où, justement, le roman-

cier ne s’interdit pas d’épauler le spécialiste. Armstrong, Billie Holiday, Chet Baker, Miles Davis ont ainsi été passés au crible de ce mélange de savoir et d’écriture. Je te verrai dans mes rêves pousse plus loin encore cette démarche. Peut-être vous sou-venez-vous d’Accords et désaccords, ce film de Woody Allen où Sean Penn jouait le rôle d’Emmet Ray, un jazzman génial que l’histoire avait totalement oublié ? C’est ce même Emmet Ray qui sert de point de départ à cette fausse (?) biographie, où notre auteur se lance à son tour sur les traces de ce musicien de génie dont lui parle lors d’un déjeuner à Venise, devinez qui ? Woody en personne. Gerber, titillé, part à la recherche du musicien et découvre qu’il a effectivement existé. Et il raconte son enquête, suite de rencontres et d’entretiens, et ce qui en découle, à savoir la découverte de la personnalité d’un musicien de génie, fasciné par Django Reinhardt et incapable de donner sa mesure. On retrouve là, au-delà de l’évidente familiarité de Gerber avec le monde du jazz et ses plus petits maîtres, le talent de l’écrivain pour la demi-teinte, cette façon de faire sourdre en ayant l’élé-gance de ne pas la nommer la plus déchirante des mélancolies.

Car tout n’est en apparence qu’échecs et ratages, que rencontres manquées et désirs inassouvis dans cette vie obscure. Et pourtant Ray a connu la grâce du talent, ce don qui justifie tout, y com-pris qu’on le gaspille.À moins que tout cela ne soit que men-songe. Car la question de la fiction plane tout au long de ce court récit, qui ne se pare du nom de « roman » qu’en pages intérieures, laissant sa couverture maintenir le doute. Est-ce vrai ou nous

mène-t-on en bateau ? Gerber a-t-il fait d’Emmet Ray le Boro-nali (1) du jazz, ou ce dernier a-t-il vraiment existé ? On se doute que non, mais on aimerait bien que oui. Journaliste conscien-cieux, je me suis dit : « Passons un coup de fil à M. Gerber pour savoir s’il n’y a là que canular ou au contraire réévaluation histo-rique. » Mais je ne l’ai pas fait. Parce que le charme persistant de Je te verrai dans mes rêves tient aussi à cette indécision, à ce balancement subtil entre ce qui a peut-être été et ce qui aurait pu être. Et l’idée du bonheur qui sera peut-être éprouvé un jour, en fouillant dans les bacs à vinyles d’un disquaire, de tomber sur un enregistrement d’Emmet Ray (allez savoir, peut-être celui d’« I’ll See You in My Dreams ») vaut bien de vivre dans cette incertitude…

(1) Dans leur jeunesse, Roland Dorgelès et ses amis avaient fait peindre un tableau à un âne en lui attachant un pinceau à la queue, et l’avaient exposé en signant « Boronali », anagramme du nom de l’âne de La Fontaine. L’« œuvre » suscita l’enthousiasme de quelques critiques d’art.

Dans l’ombre de DjangoPar Hubert Prolongeau

Dossier 54 Dossier

Le Magazine Littéraire | 509 | Juin 2011

Balzac est l’écrivain de l’éternel retour : pour rien au monde, aucun lecteur, défendant quelque esthétique que ce soit, ne voudrait renoncer aux romans de cet incroyable créa­teur. Depuis Dieu, nul n’avait osé se lancer dans la composition d’un univers entier. Honoré, lui, n’était encore qu’un trentenaire, pris dans le vif de son siècle, au cœur de la vie littéraire et des tourments politiques, har­celé par des soucis d’argent, lorsqu’il se lança dans cette titanesque entreprise. Peu à peu, année après année, l’œuvre grandit, se ren­força, se compliqua, jusqu’à ce qu’elle pût enfin se dresser comme un arbre de bronze, déployant dans l’éternité ses embranche­ments narratifs, indestructible témoignage de la grandeur de l’esprit humain.Mais ce Balzac monumental n’est pas tout à fait l’aspect que nous voudrions présenter. Comme un iceberg à la dérive, la gigan­tesque œuvre balza­cienne non seule­ment se déplace, mais se déforme au fil du temps : aujourd’hui, nous ne lisons plus « La Comédie humaine » avec nos yeux d’hier. De jeunes chercheurs inventent presque chaque jour de nouvelles lunettes, à double, triple, quintuple foyer. L’impressionnante capacité d’observation de Balzac, sa pénétration psychologique, son sens du social, sa manière de démasquer les préjugés et de mettre en valeur les « mondes » dans lesquels évoluent les marchands, les jeunes filles, les ambitieux, bref sa géniale propension à percevoir les articulations à grande et à petite échelle, lui ont permis d’an­ticiper des mouvements qui sont au cœur de

B nos préoccupations. De plus, Balzac incarne à lui seul la démultiplication des modes d’écriture par laquelle son époque ressemble tant à la nôtre. L’enjeu n’est pas seulement d’expérimenter tous les genres littéraires, mais d’approcher l’écriture dans des formats, des rythmes, des propos irréductiblement divers. Or le commerce de la librairie ou la production matérielle du livre passionnèrent tout autant Balzac que les questions esthé­tiques. Auteur de comptes rendus dans les journaux, de préfaces pour les éditeurs, d’une abondante correspondance, il s’est autant livré, dans sa production littéraire, aux contes érotiques qu’aux grandes fresques héroïques, et c’est dans cette déferlante de pages et de pages qu’il établit le roman comme un art majeur. Lire Balzac aujourd’hui

est donc tout sauf un exercice réservé aux érudits et aux sco­laires : c’est la meilleure manière de se rendre sensible aux enjeux contem­

porains (en particulier, ceux qui touchent aux sciences sociales), tout en les retrempant dans une vision du monde qui n’a pas renoncé à la poursuite de l’idéal. Sans la rai­deur démonstrative de Zola, un ton ou une octave moins lyrique que Stendhal, Balzac a mis au point une littérature d’universelle bienveillance qui montre l’humanité telle qu’elle est : une organisation pas entièrement cohérente, dont les « acteurs » vivent chacun leurs bonheurs et leurs drames. Il a ainsi construit une œuvre qui incite à prendre place en son époque, afin de ne jamais renon­cer à vivre mieux, autrement. M. R.

Balzac, tirage ancien réalisé d’après le daguerréotype original de Louis-Auguste Bisson.

Balzac l’éternel retour

Dossier coordonné par Maxime Rovere

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Il n’a pas seulement expérimenté tous les genres, mais aussi tous les rythmes, formats, supports...

Dossier Dossier 55

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