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Orbis Litterarum 1989, 44,222-233 Baudelaire et Ses Hypocrites Lecteurs* Stamos Metzidakis, Washington University, St. Louis, Missouri On sait combien I’apparente agressivitk du narrateur baudelairien choqua la sociktk de son temps. Cependant, le fameux vers ttHy- pocrite lecteur, mon semblable, mon frbren, situk H la fin du texte liminaire des Fleurs du Mal, dkoncerte encore les lecteurs des temps modernes. En regardant de plus prbs cette Bnigmatique expression, il est possible de voir dans le choix de I’adjectif (thy- pocrite)) non pas une simple provocation de la part du narrateur, mais plut6t le sens Btymologique de ccporteur de masque)).Afin de faire ressortir le r61e stratkgique que joue cette idte d’hypocrisie dans I’univers poktique de Baudelaire, le prksent essai cherche H souligner I’importance de cette autre signification du syntagme en question. Avant la seconde moitii du dix-neuvieme siecle, peu de poktes franqais osaient mipriser leurs lecteurs. Mais enfin Baudelaire vint et dibarrassa les poktes, une fois pour toutes, de leur apparente pudeur vis-a-vis de leur public. En effet, depuis le cilkbre texte liminaire des Fleurs du Mul, ctAu Lecteur)), en passant par les pikes archi-sacriltges de ((Rivolte),, jusqu’aux petits poemes en prose du Spleen de Paris, le narrateur baudelairien semble se plaire par moments a faire fi de la plupart des convictions les plus fermes de ses lecteurs. Que ce soit la conception chritienne de Dieu, l’bglise catholique, l‘innocence fonciere des enfants, la pureti de I’amour ou la beauti irriprochable de la femme aimie, tout i&al se digrade sous les crachats impies de notre poite. Uidial qui nous concerne ici est la relation bienveillante et, pour ainsi dire, ((innocente)) qui itait censie exister entre les Ccrivains antirieurs a Baudelaire et leurs lecteurs. Nous choisissons de nous interroger sur cette relation idialisbe parce que, depuis 1’Pge classique, au moins, c’est elle qui exigeait que le potte instruise et plaise i ses lecteurs. Or, chez Baudelaire, il est ivident que cette mime relation subit une transformation radicale. On voit mal, en * Deux versions antkrieures de cet essai ont dkja ktk prhsentks sous forme de communications portant le meme titre: la premikre au congrbs de I”American Associa- tion of Teachers of French’ a New York, le 28 novembre 1985; la seconde H Vanderbilt University (Nashville, Tennessee), le 1 fkvrier 1988.

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Orbis Litterarum 1989, 44,222-233

Baudelaire et Ses Hypocrites Lecteurs* Stamos Metzidakis, Washington University, St. Louis, Missouri

On sait combien I’apparente agressivitk du narrateur baudelairien choqua la sociktk de son temps. Cependant, le fameux vers ttHy- pocrite lecteur, mon semblable, mon frbren, situk H la fin du texte liminaire des Fleurs du Mal, dkoncerte encore les lecteurs des temps modernes. En regardant de plus prbs cette Bnigmatique expression, il est possible de voir dans le choix de I’adjectif (thy- pocrite)) non pas une simple provocation de la part du narrateur, mais plut6t le sens Btymologique de ccporteur de masque)). Afin de faire ressortir le r61e stratkgique que joue cette idte d’hypocrisie dans I’univers poktique de Baudelaire, le prksent essai cherche H souligner I’importance de cette autre signification du syntagme en question.

Avant la seconde moitii du dix-neuvieme siecle, peu de poktes franqais osaient mipriser leurs lecteurs. Mais enfin Baudelaire vint et dibarrassa les poktes, une fois pour toutes, de leur apparente pudeur vis-a-vis de leur public. En effet, depuis le cilkbre texte liminaire des Fleurs du Mul, ctAu Lecteur)), en passant par les pikes archi-sacriltges de ((Rivolte),, jusqu’aux petits poemes en prose du Spleen de Paris, le narrateur baudelairien semble se plaire par moments a faire f i de la plupart des convictions les plus fermes de ses lecteurs. Que ce soit la conception chritienne de Dieu, l’bglise catholique, l‘innocence fonciere des enfants, la pureti de I’amour ou la beauti irriprochable de la femme aimie, tout i&al se digrade sous les crachats impies de notre poite.

Uidial qui nous concerne ici est la relation bienveillante et, pour ainsi dire, ((innocente)) qui itait censie exister entre les Ccrivains antirieurs a Baudelaire et leurs lecteurs. Nous choisissons de nous interroger sur cette relation idialisbe parce que, depuis 1’Pge classique, au moins, c’est elle qui exigeait que le potte instruise et plaise i ses lecteurs. Or, chez Baudelaire, il est ivident que cette mime relation subit une transformation radicale. On voit mal, en

* Deux versions antkrieures de cet essai ont dkja ktk prhsentks sous forme de communications portant le meme titre: la premikre au congrbs de I”American Associa- tion of Teachers of French’ a New York, le 28 novembre 1985; la seconde H Vanderbilt University (Nashville, Tennessee), le 1 fkvrier 1988.

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effet, comment le ton souvent provocateur de l’oeuvre de ce poite aurait pu plaire au lecteur franqais moyen de l’tpoque en question. (Ce dernier fait n’a d’ailleurs pas manqui d’itre pris en considiration par les critiques les plus acharnes des Fleurs du Ma1 lors du fameux proces.)

En tout cas, puisque cette derniere oeuvre est l’une des plus commenttes de toutes les littkratures et a survicu aux changements de goQt que l’on sait depuis le temps de sa parution, on peut affirmer que, d’une faqon ou d’une autre, elle a seduit un vaste public. Nous estimons que l’interit de cette oeuvre derive en partie, au moins, du succes de scandale que provoqua le proces des Fleurs en 1857. AprZs tout, rien ne pique la curiositi des gens, ni n’eveille les passions en eux - m&ne de nos jours - comme un ((outrage aux bonnes moeursv. On n’a pas a chercher loin pour trouver des gens qui se piquent justement de savoir goijter un plaisir qui n’est pas a la portie du premier venu.

Le plaisir particulier que l’on prend a lire Baudelaire, toutefois, contnbue hormement a transformer radicalement la nature de la relation traditionnelle entre poetes et lecteurs. Vu que notre ecrivain n’hesite pas a agresser esthtti- quement et moralement ses lecteurs, on voudrait examiner cette nouvelle relation a partir de la volontt dicidiment perverse qui la ginera. Notre analyse visera a decrire la maniere precise dont l’agressivite ostensible du narrateur baudelairien, a force de modifier a un moment donne les rapports traditionnels entre le poete et son public, constitue un tournant decisif dans l’histoire de la littkrature franqaise. Pour ce faire, nous nous demanderons d’emblee ce que Baudelaire a voulu obtenir de son acte d’agression littkraire. Que signifie, en d’autres termes, sa tentative iconoclaste de changer les habitudes de lecture de son public? Du reste, quelles etaient ces pratiques textuelles habituelles au juste?

La premiere de ces uhabitudes de lectures)) nait de la convention poitique qui, jusqu’a l’ipoque oh Ccrivait notre poite, faisait rigulikrement du lecteur le confident intime des confessions, lamentations ou meditations du narra- teur. Comme Baudelaire devait &re hautement conscient de cette convention quasi-sacrte, il est clair qu’il a choisi une stratigie scripturale qui ne pouvait pas ne pas repousser la plupart de ses lecteurs contemporains. Une telle hypothese n’a rien de choquant ni d’invkrifiable, puisque le seul fait d’avoir traite des themes normalement interdits (satanisme, prostitution, drogues, etc.) obligea Baudelaire a ne s’occuper en theone que de ces quelques happy few dont l’esprit serait suffisamment ouvert pour pouvoir dichiffrer le sens juste de ses vers.

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Qu’est-ce qu’il en est alors de ce singulier dbir de choquer le premier venu plut6t que de lui plaire? S’agit-il d’une simple feinte de la part de Baudelaire ou d’une imposture ironique? Dans cet essai, nous voulons soutenir l’idie que l’acte d’agression constitui par l’oeuvre baudelairienne ne reprisente ni l’une ni l’autre de ces options. Cette agression nous parait une strategie plus complexe; une pratique qui ne peut se comprendre entitrement que si nous approfondissons la conception de l’hypocrisie. De fait, les contours de cette conception se dessinent dts le dibut des Fleurs, ou il est question justement de l’hypocrisie du lecteur dans le fameu vers, ((Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frere.)) En se penchant un instant sur le syntagme, ((Hypocrite lecteur)), nous comprenons cependant qu’il ne peut sufire de constater l’ironie de cette apostrophe insultante sans remarquer quelque chose d’autre. Aprb tout, constater la prisence d’un ton ironique ne jette point de lumiere sur les causes du ccplaisir)) auquel nous faisions allusion plus haut. Une telle dimar- che n’est finalement qu’un pis-aller critique qui mkconnait et sous-estime l’tnorme pertinence de ce changement de perspective pour l’histoire de la littkrature frangaise. Encore faudrait-il expliquer pourquoi un narrateur rica- nerait, et se moquerait si cyniquement du. malheureux lecteur qui, en ce temps-la du moins, ne s’attendait pas a dkcouvrir tant de ((poison)) en ouvrant un recueil de potmes.

Pour bien saisir le sens de l’hypocrisie baudelairienne, on ne saurait mieux dibuter que par une analyse du sonnet, ((Epigraphe pour un livre condamnb. Ce sonnet, rappelons-nous, est le texte qui, d’apres certains, aurait servi de priface pour la troisitme idition des Ffeurs du Maf.’ La lecture de cet tpigraphe nous apprend immidiatement que le genre de lecteur ccpaisible et bucolique)) qui se dilecte a lire des poisies antirieures aux Fleurs doit jeter ce livre empesti avant meme de le lire. Pourquoi? D’abord, parce que le lecteur a i l courrait le risque de ma1 prendre et l’intention et le sens de ses mots. En deuxihe lieu, le lecteur traditionnel croirait carrtment malade l’auteur d’un recueil si dilibtriment scandaleux:

Jette! tu n’y comprendrais rien, Ou tu me croirais hystkrique.

En un sens, il faut admettre que grice a cet avertissement, Baudelaire nous montre un aspect quasi-amical de son narrateur. Dans la mesure ou nous le voyons privenir ainsi son public de la nature ccaffreuse)) de ses p o h e s , il ne serait donc pas impossible de lui en savoir gri, plutBt que de vouloir l’en

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condamner. A ce moment-la, le dit ccavertissement)) fonctionnerait comme une sorte de garde-fou, un garde-fou sauvant tous ceux qui, autrement, seraient privis de leur repos, faute d’etre tombis par malheur sur des icrits odieux.

Toutefois, ce repos, si riminiscent du repos que l’on retrouve chez des lcrivains comme Pascal ou Madame de la Lafayette a l’ige classique, consti- tue la cible majeure de ce passage tiri de ccL‘Epigraphe)). D’ou une certaine hlsitation de notre part a I’igard de la sincirite du narrateur. Veut-il vraiment avertir, ou seulement reformer son’lecteur virtuel? Que signifie cette attaque contre les rapports traditionnels entre lecteurs et auteurs? Qu’en est-il du statut du lecteur ap rb qu’il se voit si violemment arrachi a son r61e histori- quement passif? A notre sens, ce qu’il faut en conclure, c’est que I’avertisse- ment de Baudelaire (dont le ton menaqant et agressif va servir de modtle stylistique pour les debuts de bien d’autres textes, dont notamment Les Chants de Maldoror de Lautriamont et Les Nourritures Terrestres de Gide) donne lieu a la naissance d’un lecteur nouveau. Ce lecteur nouveau, on plus exactement, moderne, se distingue de son frtre ((dimodi)) par ce qu’il ne reqoit plus innocemment ou naivement les leqons et morales d’un poete supposi bienfaisant. Pour reprendre la belle formule de Maldoror, le lecteur moderne a besoin de s’enhardir et de devenir ccmomentaniment firoce comme ce qu’il lit)). N’itant pas moins firoce ni originellement (coupable)) que son interlocuteur diabolique, il doit se justifier devant un juge spkculaire. Cette obligation I’amkne a se ((confessem en quelque sorte auprb de son ccfrtre)) satanique, et

La nouvelle poisie qui s’annonce ici se prisente donc comme un violent affront au lecteur.2 A l’encontre du lecteur dicrit par Balzac dans Le PPre Goriot - qui, on s’en souvient, s’enfoncait dans (tun moelleux fauteuib) en se disant ccPeut-itre ceci va-t-il m’amusern - le lecteur moderne se trouve dans une situation ou il lui incombe de choisir entre relever ou refuser le difi que h i lance le narrateurlagre~seur.~ A condition qu’il veuille I’accepter, le lecteur refera sa rhitorique ccchez Satan, le rusk doyen)), pour citer encore une phrase de ((L‘Epigraphe)). Grice a cet apprentissage on ne peut plus infernal, le lecteur nouveau sera actif au lieu d’itre passif. I1 ne se risignera plus a recevoir gracieusement les idits d’un Dieu cm ccbon)) (le potte), ce ditenteur d’un Logos incontesti. Au contraire, lui va participer directement a la cria- tion d’une oeuvre d’art. Pour y participer, il va se transformer, coOte que cotte, en une sorte de medium amoral, de vase communicant ou s’effectueront

admettre qu’il souffre des memes tentations que lui.

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froidement, pour ainsi dire, les difftrentes optrations linguistiques qui per- mettent la communication entre deux Ctres disaffectis. S’il a l’audace de continuer sa lecture de ces vers empoisonnis, le lecteur manifeste par la mCme le dtsir de passer au-dela du ((bien)) et du ccmal)) apparents des visions kvoquies pour trouver du nouveau, tout comme ce fameux crvieux capitaine)) ((<Mort>)) de la fin du poime, aLe Voyage)).

A ce propos, rappelons le passage suivant que nous tirons de la premitre version de la dtdicace des Fleurs que Baudelaire dtdie a Thtophile Gautier:

Je sais que dans les rtgions Cthirtes de la veritable PoCsie, Ie Ma1 n’est pas, non plus que le Bien, et que ce mistrable dictionnaire de milancholie et de crime peut legitimer les reactions de la morale, comme le blasphimateur confirme la Religion.

Aussi le lecteur francais moyen de l’tpoque dispost a lire Les Fleurs du Ma1 a-t-il a refaire mttaphoriquement ses classes de potsie chez le diable, afin de voir le beau dans le laid. Seule cette re-formation lui permettra de savourer les parfums dtlicats de ces exquises fleurs maladives. Cette conversion hermi- neutique exige qu’il se soumette tgalement a une sorte de re-cyclage esthtthi- que. Le recyclage dont i l s’agit forcera le lecteur a stparer les signifiants et les signifiis des mots qu’il lit, et a rendre au potme la facticiti intertextuelle originelle dont il est issu. Se mtfiant dtsonnais du message potentiellement (trust)) de l’auteur, il abandonnera volontiers ce dernier cornme point de repire sOr. L‘individu dttrompt de la sorte remplira bien les fonctions du lecteur moderne telles qu’elles sont dtfinies par Roland Barthes et bien d’autres critiques contemporains. C’est, en effet, en ces termes que Barthes fait le portrait du lecteur nouveau:

(([...I le lecteur est l’espace m%me 03 s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite l’kriture; l’unite d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination; mais cette destination ne peut plus Etre pkrsonnelle: le lecteur est un h o m e sans histoire, sans biographie, sans psycho- Iogie; il est seulement ce quelqu’w qui tient rassembli dans un m%me champ toutes les traces dont est constitui I’k~rit)).~

Lire les poisies de Baudelaire, c’est donc les faire fonctionner en tant qu’artifi- ce rhttorique ou gymnastique verbale. Le lecteur rklamt par notre poete n’a que faire de ses premizres riactions de rivulsion devant certains mots ou certaines images qui le rkvoltent ou troublent. Di-moralisi, il se trouve simplement chargi d’une tilche toute nouvelle devant le texte baudelairien. Cette tiche I’amtne a creuser diffiremment dans la configuration rhttorique

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particuliere de ces vers inhabituels pour en extraire la beauti. Travaillant ainsi a c6ti de l’ecrivain, et en mCme temps que lui, le lecteur moderne agit comme s’il suivait le pricepte ulterieur de Lautrkamont: ((La pobie doit Ctre faite par tous)).

Nianmoins, c o m e le passant dCcrit par le poete americain Walt Whit- man, il sera convii, lui aussi, a aimer le narrateur. Bien qu’il puisse parai- tre paradoxal, notre poete essaie de choquer son lecteur pour mieux le st- duire. Tout se passe comme si plus Baudelaire croyait scandaliser son lec- teur au moyen de certaines innovations thimatiques et stylistiques, plus il pensait piquer l’imagination et la curiosite saine de ce dernier. Pour cette raison, lorsque Baudelaire s’adresse (dans ((L‘Epigraphe)) encore) a son fu- tur lecteur, il dit, mi ... ton oeil sait plonger dans les gouffres/Lis-moi, pour apprendre a m’aimer)). Or, ce lecteur/complice du poete se caractkrise es- sentiellement, et des les premieres pages des Fleurs, par son hypocrisie. Le cilebre vers du texte ctAu lecteur)), ((Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frere)) ne laisse aucun doute sur ce point. Dans cette optique, il ne suffit pas que le lecteur fasse sa rhttorique chez Satan. I1 doit aussi re- connaitre son identitt fonciere avec l’a.uteur, son ttant-hypocrite comme lui.

Afin d’apprkcier une telle invitation (laquelle, avouons-le tout de suite, insulte bien plus qu’elle n’invite), il faudrait remarquer l’ordre irrigulier du premier syntagme choisi par Baudelaire. On a tort, en fait, de voir dans ce groupe nominal ((hypocrite lecteur)) une simple divalorisation morale du lecteur au moyen de l’adjectif ((hypocrite)). Cette faute de lecture est d’autant plus grave que l’adjectif ((hypocrite)) se place d’ordinaire aprts le substantif. Dans la perspective qu’est la n6tre, au contraire, l’auteur qui tcrit ((hypocrite lecteur)) dipeindrait moins un lecteur de mauvaise foi qu- ’un hypocrite qui lit. L‘acte de lire en soi constitue ainsi dkja pour Baude- laire un acte hypocrite, un acte qui transforme inivitablement celui qui s’y livre, en comkdien ou ccporteur de masque)) (le sens Ctymologique du mot ((hypocrite))). Vu sa pritendue fraterniti avec le poite, il va sans dire que le poete aussi est impliqui dans cette hypocrisie. Dicidiment donc, nous ne nous trouvons plus ici en une piriode littkraire ou I’on lit pour le dou- ble plaisir de s’instruire et de s’amuser. Plus haut, nous avons signal6 la peine qu’avaient bien des lecteurs comtemporains a isoler les aspects ((plai- sants)) des Fleurs. A prisent, il est ivident que dans la mesure ou l’on ignore et l’identiti rielle du ((maitre)), et celle de son ccileve)), on a igale- ment beau chercher une quelconque ((morale)) a la fin de ces textes trans-

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gressifs. Puisque ces deux pBles traditionnels de la communication sont mis en question, il n’est plus concevable que le poete instruise et plaise dans l’univers baudelairien de la mime manitre qu’auparavant. Car enfin, a quels signes siirs reconnaitrait-on le vrai ctconnaisseun), ou encore, le vrai ((sage))?

Relevant d’une certaine esthitique dicadente, le poete et le lecteur mo- dernes, tels que les dicrit Baudelaire, icrivent et lisent donc afin de se masquer. Bien kcxire ou lire un texte vraiment moderne revient, en ce sens, a porter le dernier masque de sa sociiti, a etre h la mode. men d’itonnant alors a ce que Baudelaire se voulGt dandy. Du reste, comment une esthiti- que semblable n’aurait-elle pu voir le jour, puisqu’elle fut celle de toute une giniration de pobtes? Faut-il rappeler combien les pottes comme Bau- delaire et Rimbaud espiraient etre absolument modernes?’ En tout cas, le masque du poete moderne, pas moins que celui du lecteur moderne, donne a l’un c o m e a l’autre la possibiliti de sortir de soi, d’oublier, ne serait- ce que pendant le temps du phimomthe littiraire, sa condition humaine, trop humaine. OG que nous le retrouvions dans l’oeuvre de Baudelaire, le masque a pour fonction principale la libiration du moi poitique de ses contraintes existentielles, dont la plus importante, bien entendu, est celle du temps. Vetu d’un masque, le narrateur oublie son moi, son identiti afin d’ichapper, tout comme son lecteur, a cet Ennui qui les divore.

Selon Baudelaire, ce monstrueux Ennui montre sa face hideuse surtout lorsque l’on se rend compte du passage du temps, de la durie finie des moments d’extase. Dans la grande majorite des poemes de Baudelaire, la condition humaine, on le sait, se difinit prkisement par rapport au temps. Y ichapper irnpliquerait, en consiquence, un effort spicial pour l’oublier. Mais, ((oublier le temps)) ne signifie pas autre chose que disirer tuer le temps. Dans le potme en prose ccLe Galant Tireurn, par exemple, on releve cette phrase si caractiristique du probltme: ccTuer ce monstre-la [le Temps] n’est-ce pas l’occupation la plus ordinaire et la plus ligitime de chacunb Puisqu’il faut tuer le monstre, plusieurs (carmesn devront Stre proposies. Dans le texte ((Enivrez-Vousn, Baudelaire va jusqu’a inumirer les diffirents moyens d’intoxication (vin, poisie ou vertu) qui sont a la disposition de tous. Etant donni que le trait commun chacun de ces moyens est l’artifi- cialiti, nous pouvons ajouter aussi les masques a cette liste. Apris tout, les masques ont ces merveilleux et paradoxaux attributs d’Ctre faits par l’homme et d’gtre nianmoins des agents qui facilitent l’oubli de la condi-

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tion humaine. La fascination baudelairienne pour les masques tiendrait en ce sens a leur capaciti de crier une autre sorte de ccparadis artificiel)).6

D’un cBti, donc, le masque du poete ou du lecteur reprtsente un moyen efficace, parmi d’autres, de s’enivrer, comme on I’a dtja dit. Nous souvenant encore de la phrase cli d’ctEnivrez-vous)), nous remarquons que ((pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps [...I pour ne pas itre les esclaves martyrisis du Temps)),, Baudelaire priconise ceci: ((Enivrez-vous sans cesse, de vin, de musique, ou de pobie, a votre guise)) (C’est nous qui soulignons). Le poete, en tant que poete, s’enivre de sa propre potsie grice a la separation artistique qu’il effectue entre son viritable moi souffrant et contraint, et le masque porti par son personnage imaginaire, c’est-a-dire cet 6tre fictif que le narrateur baudelairien met en sclne tant6t dans des pays de cocagne, tantBt dans des alc6ves embaumtes. Mais le lecteur se grise autant que le poete car, dans son cas a lui, c’est son propre langage (qu’il prtflre hypocrite- ment a celui de poete) qui finit par ccmasquer)) les mots et penstes de I’ecrivain. De ce point de vue, le lecteur moderne serait, de nature, bien plus critique que tous ceux qui le pricedtrent dans I’histoire des lettres. Le lecteur cctradi- tionneb se serait content6 du simple plaisir de devenir le confident de I’auteur, de devenir Un avec l’oeuvre qu’il lisait, alors que son analogue moderne, h i , aurait choisi plut6t de doubler le texte de sa propre identiti. Pour citer Roland Barthes a nouveau:

((Lire [de maniire traditionnelle], c’est desirer l’ceuvre, c’est vouloir etre I’oeuvre, c’est refuser de doubler l’ceuvre en dehors de toute autre parole que la parole mCme de I’aeuvre [...I Passer de la lecture B la critique, c’est changer de disir, c’est disirer non plus l’aeuvre, mais son propre langage~.’

Compte tenu de l’tnorme prestige accord6 actuellement aux polmes de Bau- delaire, ainsi que des dtbats thtoriques autour de beaucoup de ses textes (sue l’on songe au sonnet crLes chatan, en particulier*), il ne serait peut-?Are pas trop osi ici de suggirer en passant que ce sont vraisemblablement les critiques modernes, mieux que tout autre groupe, qui constituent les vtritables ((hypocrites lecteurs)) auxquels notre potte faisait allusion le siecle passt. Ne sachant pas trop ou s’arrite la poesie ni ou commence l’interprttation de celle-ci, certains (tels Jacques Demda en France et Harold Bloom aux Etats- Unis) sont allis jusqu’a avancer l’idte - on ne peut plus provocatrice, d’ail- leurs - que la critique vaut autant que la dittirature)). Ces nouveaux ((hypocrites lecteurs)) auraient tant dtsiri itre A la place de (mais)) crtateurs,

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qu’ils se seraient crus les freres naturels de ces derniers, leurs ccsemblables)), en un mot.

Pour en revenir a l’oeuvre de Baudelaire, il est nianmoins certain que les poemes ctLe Masque)), ((Riversibilittn et ((Abel et Cairn, et bien des poemes en prose, tels que ccLe Miroin), ((La Chambre Double>) et ccLaquelle est la vraieb dimontrent combien ce problime de l’identiti reprtsente une prioccupation constante de ce poite. Dans chacun de ces textes, non seule- ment le narrateur, mais aussi le lecteur se demandent fnlassablement qui fait quoi, a quel moment, et ainsi de suite. Avons-nous besoin de rappeler que le long poeme du ccVin et du Haschishn avait igalement pour sous-titre cette phrase-ci, (Cornparis comme moyens de multiplication de l’individualitkw? Par leur dtlirante mise-en-question de la notion d’une identitt finale ou transcendentale, tous ces tcrits font ressortir l’idie chez Baudelaire que I’acte d’hypocrisie est un acte humain intluctable, que nous ignorerons a tout jamais notre ccvrai>) Moi. De ce point de vue, porter un masque n’aurait pas it6 un simple choix panni d’autres. Le travestissement aurait t t i plutbt une partie integrante de la condition humaine elle-mime.

Dans le systime baudeliirien, cet acte contre la communication pure et simple fournit cependant a I’icrivain et au lecteur un curieux moyen de communiquer avec la foule. La, nous dtcouvrons une seconde dimension significative de cette conception un peu particulitre de I’hypocrisie. A I’igard du potte qui figure dam le texte ((Les Foules)), par exemple, Baudelaire note qu’i l’aide du masque, le poite (centre quand il veut dans le personnage de chacunw. Ce qui est inttressant de noter ici, c’est qu’il ne s’agit pas des personnes rielles de la foule, mais seulement de leur personnage. Shakespea- rien a I’extrime, Baudelaire laisse entendre par la que nous sommes tous, des notre naissance, des comtdiens irrimidiables sur la scene du monde. Ne nous connaissant et n’ttant connus qu’en tant qu’autres (cf. le stade du miroir de Lacan), nous apparaissons ainsi comme autant de porteurs de masques tternels.

Incapable de s’assurer de I’identitt viritable de personne, Baudelaire ne peut donc jamais communiquer pleinement avec des gens particuliers. Se mkfiant autant de son interlocuteur que de lui-mime, il prend toujours ses distances. Cela ne veut pas dire que le p d t e et son lecteur doivent renoncer entitrement a vouloir circuler parmi les gens de la foule, a essayer leurs r6les afin de mieux les connaitre. Pour peu qu’ils s’imaginent dans la peau d’une prostituie, d’une vieille dame, d’un bon bourgeois, de Jisus ou du Diable, ces

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deux individus pourront certes se rkjouir de l’aspect libtrateur du phinomene litttraire et profiter mentalement du rtpit existentiel que leur procure la magie des mots.g Mais, en dernibe analyse, tout dtplacement imaginaire aux endroits supposts ccmeilleursn et toute tentative de communication avec des Etres ctadmirables)) finissent toujours par tchouer chez Baudelaire. Ces Cchecs risultent de ce que le poete est sans cesse dtgoOte par ce qu’il perGoit en s’approchant d’un Etre ou d’un objet prttendument admirable.

A titre d’exemple, citons ces ttres dtcripits alltgoriques que sont les ccvieilles putaina) et les ccpoetes illustres)) aux ((visages sans levres)), aux cdevres sans couleur)), aux ccmbchoires sans dents)) et aux ((doigts convulses d’une infernale fievre)) qui apparaissent dans le poime ((Le Jew). Ces Etres, que nous voyons apparaitre dans un rEve du narrateur, incarnent a merveille tout ce qui, dans un premier temps, attire le pokte. Mais ce mEme attrait ne fait a la longue que l’effrayer et le decevoir. De la mEme maniere, la belle statue autour de laquelle tourne le narrateur dans ctLe Masque)) s’avire ((blasphime de l’art)) lorsque celui-ci dkcouvre que la beaute statuaire n’ttait en fin de compte qu’un masque voilant un (tmonstre bicephale)). Ou encore, rappelons la fameuse et surprenante dkcouverte de I’horrible gibet au tournant de l’ile de Venus, deesse de la Beautt, dans c(Un voyage a Cytheren. Tout se passe comme si plus Baudelaire contemplait quelqu’un ou quelque chose, moins il pouvait se le figurer idtalement; plus l’objet ou 1’Etre mtditt (fOt-il sa propre personne) devenait litteralement monstrueux pour lui. D’od la tentation d’avancer l’idee suivante, qui provient d’une ttude rtcente: ((Si Baudelaire choisit si souvent (la foule) - c’est afin de nous dire qu’il craint de ne pas ;ire, en devenant chacun)).I0

Un peu comme Henri Michaux et bien d’autres artistes du vingtieme siecle, Baudelaire aurait donc eu peur de mettre un masque exclusif, c’est-a-dire de se donner ou de donner au monde autour de lui, une seule et unique identitt. Convaincu de la nature rusie ou ((glissanten de la rkalitt humaine, il ne pouvait s’empEcher de la concevoir en termes d’hypocrisie. A coup sOr, cette conception du monde timoigne de son angoisse du va-et-Gent constant du monde moderne, angoisse assez caracttristique, du reste, de la modernitt elle-meme. Prendre un ((bain de multitude)) (l’expression est utilisie dans le texte ((Les Foules))) est nianmoins un moyen eficace dont dispose Baudelaire pour jouir de cette masse anonyme d’hypocrites lecteurs. Apris tout, puis- qu’ils portent un nombre illimitt de masques, ces lecteurs manquent totale- ment d’identite humaine rkelle, identitt ccspleenitique)) par excellence.

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Le seul salut riside donc dans un emploi dilibiri de masques. Disormais, on peut qualifier ces masques de cccriateurs)). 11s sont criateurs dans cet univers fictif sans pareil car ils forment la matiire brute dont le poite a besoin pour faire un texte poitique. Ce sont ces masques que la poite croit voir non seulement sur les fronts de tous les Ctres individuels qu’il observe, mais aussi sur son propre visage. A la lumitre des travaux de Derrida et de Deleuze, quoi de plus (<modeme)), en effet, que cette notion d’un monde surpeupli de fant8mes fondamentalement inconnaissables (ou, si l’on priftre, connaissables, bien qu’uniquement en termes de masques et de simulacres)? Si Baudelaire qualifie son lecteur ((d’hypocriten, c’est que, d’apris h i , le lecteur, pas moins que n’importe quel autre &re, porte toujours un masque.

Quoique son authenticiti morale ou ithique soit ainsi minie, notre potte accepte I’idie que le lecteur, tout comme h i , a besoin d’ichapper 6 son sort humain misirable. C’est finalement pour cette raison que les diguisements qu’il voit partout dans son univers poitique - sur ses ccfrires>)/lecteurs, ainsi que sur ses autres personnages revis - reviennent curieusement sur lui, comme en une image spiculaire. Tout compte fait, on peut dire que Baudelaire lit hypocritement son lecteur dam la mesure od il se lit en un Ctre qu’il considire comme son double.” Au cours de cette singuliire ((lecture)), I’hypocrisie du monde apparait moins comme un vice que comme un simple fait servant A difinir la condition humaine a ce temps-la. A l’instar d’un portrait ou d’un ((caractire)) des moralistes classiques, la phrase ((Hypocrite lecteur)) aurait donc tenu une place fort importante dans l’auto-reprisentation d’une sociiti nouvelle qui commenGait voir le jour. Rien d’itonnant alors a ce que le ccp2re)) de la moderniti poitique n’ait pu se passer d‘un lecteur moderne.

NOTES 1. Pour l’histoire de ce texte, voir 1Vdition de Claude Pichois des CEuvres Complites,

t. 1, Pans, Bibliothkque de la PlSade, 1975, pp. 11034. Toutes nos citations des ceuvres de Baudelaire renvoient A cette kdition.

2. Pichois suggbre que l’agressivitk de la voix narratrice de Baudelaire doit se placer sous le signe de la cmodernitb de celui-ci.

3. C‘est ce passage dlbbre qui sert de point de dkpart A l’analyse de Gerald Prince des diffkrents lecteurs encodks dans le texte littiraire, lecteurs pour lesquels, on le sait, il a propod le tenne de marratairesB. Voir son article, ((Introduction B l’ttude du narratairen, PoLtique, 14, 1973, pp. 177-96.

4. ((La Mort de l’Auteum, Manteia 5, 1968, p. 17.

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5. On sait qu’en Angleterre aussi, cet esprit dkadent genera une predilection ana- logue pour les masques. Voir, par exemple, I’essai critique d’Oscar Wilde intitule ((The Truth of Masks)).

6 . A ce sujet, il n’est peut-&tre pas sans interit de rappeler, a titre anecdotique, cornbien de ma1 avait le peintre Courbet a faire un bon portrait de Baudelaire. Au grand dksespoir du peintre, le potte aurait ((change de visage tous les jours)). Qui plus est, c’ktait par plaisir, selon Courbet.

7. Critique et Viritk, Pans, Seuil, 1966, p. 79. 8. Voir Les chats de Baudelaire. Une confrontation de mithodes, ed. Maurice Delcroix

9. Sans doute est-ce dans cette liberation-la qu’il faut chercher le c6tt ccplaisanb) de et Walter Geerts, Namur, Belgique, Presses Universitaires de Namur, 1980.

la poesie baudelairienne. 10. Lucienne Serrano, Jeux de Masques, Pans, A-G Nizet, 1977, p. 92. 11. I1 est important de souligner que cette identite existe uniquement sur le plan moral,

non pas sur le plan poktique. Eric Gans explique cette particulariti de I’hypocrisie baudelairienne en precisant que ctLe potte qui dit ((nous)) maintient l’uniciti de sa voix: I’autre est admis comme son ccegal)) existentiel et ethique, mais ce n’est pas un ccegals poetique. Admettre cette derniire egalite serait finalement abolir la poesie)). In ccMon semblable, mon frtre)), Stanford French Review, 8, 1984, p. 84-5. C’est nous qui traduisons.

Stamos Metzidakis, n t le 27 novembre 1952 a Springfield, Massachusetts (USA). Assistant Professor of French et Director of Undergraduate Studies in French a Washing- ton University, St. Louis, Missouri (USA). A publi6 de nombreux essais sur la littiratu- re franCaise des 192me et 20kme siicles, ainsi que sur la thkorie littkraire moderne, surtout la semiotique. Auteur du livre Repetition and Semiotics: Interpreting Prose Poems (Birmingham, Alabama: Summa Publications,, 1986).