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LA NAISSANCE DES SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES DANS L'ANTIQUITÉ : LOGIQUE ET HISTOIRE SELON JULES VUILLEMIN1 Thomas Bénatouïl Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2015/1 n° 112 | pages 83 à 100 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130651093 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2015-1-page-83.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Thomas Bénatouïl, « La naissance des systèmes philosophiques dans l'Antiquité : logique et histoire selon Jules Vuillemin1 », Les Études philosophiques 2015/1 (n° 112), p. 83-100. DOI 10.3917/leph.151.0083 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 17/09/2015 09h17. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 17/09/2015 09h17. © Presses Universitaires de France

BENATOUIL Logique Et Histoire Selon Vuillemin

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LA NAISSANCE DES SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES DANSL'ANTIQUITÉ : LOGIQUE ET HISTOIRE SELON JULESVUILLEMIN1 Thomas Bénatouïl

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2015/1 n° 112 | pages 83 à 100 ISSN 0014-2166ISBN 9782130651093

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2015-1-page-83.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Thomas Bénatouïl, « La naissance des systèmes philosophiques dans l'Antiquité : logique ethistoire selon Jules Vuillemin1 », Les Études philosophiques 2015/1 (n° 112), p. 83-100.DOI 10.3917/leph.151.0083--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Les Études philosophiques, n° 1/2015, pp. 83-100

1L’un des grands intérêts de l’analyse des systèmes philosophiques pro-posée par Jules Vuillemin est d’associer étroitement l’histoire et la logique. Vuillemin semble tenir un juste milieu entre deux voies. D’une part la voie historienne de Gueroult ou Goldschmidt, chez qui chaque système produit ses propres critères de rigueur voire sa propre réalité, si bien que l’évaluation comparée des systèmes n’est plus vraiment possible, faute d’une pierre de touche neutre. D’autre part la voie logicienne, où la découverte d’une méthode rigoureuse prétend rendre l’histoire de la philosophie inutile à la recherche, comme dans les sciences. Vuillemin était au contraire convaincu qu’histoire de la philosophie et philosophie rigoureuse doivent aller de pair. J’en veux pour preuve une conférence inédite de 1980, prononcée devant le séminaire de philosophie des universités suédoises, à Cortona et qui se conclut ainsi :

« Les décisions concernant la valeur et les limites de la science sont authen-tiquement philosophiques. La philosophie n’est pas une science. quand elle est appliquée hors des mathématiques pures, la logique exige des déter - minations que le sens commun est incapable de fournir. La physique est requise avec l’histoire des sciences. La physique en tant que telle ne détermine pas les décisions philosophiques. Pour trouver son chemin au milieu d’un si grand nombre de mondes philosophiquement possibles et pour entraîner son esprit à l’examen critique, je ne vois pas de meilleure discipline que des exercices sérieux en histoire comparée de la philosophie2. »

1. une première version de ce texte a été présentée lors de la journée Vuillemin du 12 décembre 2009 aux Archives Poincaré à nancy.

2. « Why should we increase the part of history of science and history of philosophy in philosophical education ? », Archives Vuillemin, boîte 0.9, p. 23 (je traduis) : « Decisions concerning science’s value and limits are philosophic in a genuine way. Philosophy is not a science. When applied outside pure mathematics, logic needs determinations which com-mon sense is powerless to afford. Physics is required with history of science. Physics as such does not determine philosophical decisions. to find one’s bearings among so many open philosophically possible worlds and to inure one’s mind to critical examination, I do not see a better discipline than some serious exercices in comparative history of philosophy. »

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L’histoire de la philosophie nous montre des systèmes philosophiques qui ont résolu de manière cohérente certains problèmes et nous offre donc à la fois un aperçu des différentes manières de résoudre des problèmes analogues et des paradigmes pour résoudre nos problèmes. La notion de système philo-sophique définie par certaines exigences logiques ou l’approche structurale de l’histoire de la philosophie appuyée sur la logique, voilà ce qui a permis à Vuillemin de combiner l’histoire et la logique au service de la philosophie. mais comment s’articulent-elles ? Jusqu’où peut-on pratiquer l’histoire si c’est la logique qui définit les systèmes philosophiques3 ? Dans cet article, je voudrais mettre à l’épreuve l’articulation vuilleminienne entre histoire et logique sur un problème particulier et assez classique, celui de la naissance de la philosophie en Grèce ancienne. Il existe peu de textes sur cette question dans l’œuvre publiée de Vuillemin et ils peuvent laisser penser que l’historien n’a rien à apprendre au philosophe ou au logicien. Complétés par des inédits et lus de plus près, ces textes dissipent toutefois cette première impression et permettent de poser de manière féconde la question du rapport entre histoire et logique, genèse et structure dans la philosophie antique. Cet article vise donc autant à éclairer et discuter l’application de la conception vuillemi-nienne des systèmes philosophiques à l’Antiquité qu’à donner un aperçu de la richesse et de l’intérêt des inédits déposés à nancy dans les Archives Jules Vuillemin.

I. Mythe et raison dans la naissance de la philosophie

1) L’histoire congédiée ?

L’origine et la motivation de cet article résident en fait dans la surprise voire la déception ressenties à la lecture d’un passage de la fin de Nécessité ou Contingence. Jules Vuillemin a énuméré et analysé les types d’assertion fonda-mentale et se propose d’esquisser à partir de cette liste une classification des systèmes philosophiques. Il annonce qu’avant de montrer comment chaque assertion donne naissance à un système et de dresser la table des systèmes, il va décrire comment la philosophie se distingue du sens commun :

Renan a parlé du miracle grec. Les érudits ennemis des miracles n’ont pas encore expliqué ce miracle-là. en conséquence, ne nous demandons pas pourquoi la philo-sophie est née en Grèce. Décrivons ce qu’elle y fut ou ce qu’elle y devint4.

3. sur l’usage de la logique et le type d’histoire de la philosophie mise en œuvre dans les Cinq études sur Aristote de 1967, je me permets de renvoyer à ma préface à Jules Vuillemin, De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, nouvelle version remaniée et augmentée par l’auteur, éditée et préfacée par Thomas Bénatouil, Louvain-La-neuve, Peeters, 2008, pp. v-xxi.

4. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philoso-phiques, Paris, minuit, 1984, p. 284.

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Pourquoi la classification des systèmes philosophiques ou, plus précisément, la définition de la philosophie sur laquelle s’appuie la classification serait-elle incompatible avec l’existence d’une généalogie ou d’une émergence de la philosophie ? Pourquoi doit-elle résulter d’un miracle ? Vuillemin ne dit certes pas cela ; il ne fait qu’invoquer un fait – l’incapacité des érudits à expliquer le miracle grec –, mais ce fait n’a rien d’objectif. La Prière sur l’Acro-pole de Renan date de 1883 ; Vuillemin écrit un siècle plus tard. entre les deux le prétendu miracle grec a fait l’objet de très nombreuses études5 qui ont prétendu le démystifier et retracer l’émergence progressive de la pen-sée philosophique et scientifique grecque à partir de la pensée mythique ou politique6. Le caractère abrupt de la déclaration de Vuillemin, qui balaye d’un revers de main toutes ces études, montre que c’est une conviction plus qu’un constat qui s’exprime ici.

Vuillemin semble ainsi s’accorder avec L’origine de la géométrie de husserl sur la présence dès le proto-fondateur de la science et de la phi-losophie (qui naissent ensemble) du sens originaire de ces disciplines7. Vuillemin est certes, comme husserl, conscient de la difficulté d’assigner cette origine et retrouve la prudence des érudits dès la phrase suivante : « Thalès, qui passe pour avoir fondé la géométrie grecque, énonça peut-être, le premier, une proposition philosophique : “tout est eau”, il s’était élevé à un principe inconditionnel et universel8. » mais l’incertitude des

5. Je pense à Francis Cornford, From Religion to Philosophy. A Study in the origins of Western Speculation, London, e. Arnold, 1912, et id., Principium sapientiae. The origins of Greek Philosophical Thought, Cambridge, Cambridge university Press, 1952 ; Pierre-maxime schuhl, Essai sur la formation de la pensée grecque, Paris, Alcan, 1934 ; Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, maspéro, 1968 ; id., Les Grecs sans miracle, Paris, La Découverte, 1983 ; Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, Puf, 1962 ; id., Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 1985 (initialement paru en 1965) ; marcel Détienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, maspéro, 1967 ; et Geoffrey Lloyd, origines et développement de la science grecque. Magie, raison et expérience, trad. de J. Carlier et F. Regnot, Paris, Flammarion, 1990 (paru en anglais en 1979).

6. un autre type de critique du « miracle grec » est celle qui met en lumière le rôle sous-estimé d’autres civilisations ou cultures, antérieures ou postérieures à la Grèce, dans la naissance et le développement des « sciences occidentales ». Pour une histoire et une critique de cette notion, voir Roshdi Rashed, « La notion de science occidentale », in Roshdi Rashed, Entre arithmétique et algèbre. Recherches sur l’histoire des mathématiques arabes, Paris, Belles-Lettres, 1984, pp. 301-318 (d’abord publié in eric Forbes, Human Implication of Scientific Advance, edinburgh, edinburgh university Press, pp. 45-54) que Vuillemin avait lu et qui évoque, p. 307, Renan et le « miracle grec ».

7. edmund husserl, L’origine de la géométrie, trad. et intro. de J. Derrida, Paris, Puf, 1962, pp. 175-178. Ce texte date de 1936.

8. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 284. Je laisse de côté dans cet article la thèse de la solidarité entre histoire des mathématiques et histoire de la philosophie : voir par exemple Jules Vuillemin, La Philosophie de l’algèbre, vol. I : Recherches sur quelques concepts et méthodes de l’algèbre Moderne, Paris, Puf, 1962, p. 4. Cette thèse importante a été bien mise en lumière par Élisabeth schwartz, « histoire des mathématiques et histoire de la philosophie chez Jules Vuillemin », in Roshdi Rashed et Pierre Pellegrin (dir.), Philosophie des mathématiques et théorie de la connaissance. L’Œuvre de Jules Vuillemin, Paris, Blanchard, 2005, pp. 1-28. Voir aussi son article dans ce numéro.

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circonstances ne remet étrangement pas en question l’existence dès l’ori-gine de la philosophie dans son sens le plus strict :

Appelons raison la faculté de poser ou d’élire des principes inconditionnés, quelle que soit leur détermination matérielle. La philosophie, dès son origine fut un système. elle le fut parce qu’elle donnait libre cours à l’essor de la raison9.

Comme chez husserl avec la « question philologico-historique » ou « l’histoire-des-faits »10, le labeur des érudits est dépassé vers une histoire idéale définie par une continuité essentielle entre la science et la philo-sophie grecques et les nôtres. Chez husserl cependant, le contenu de cette continuité n’est pas la méthode axiomatique mais la saisie de l’idéalité, et le mouvement qui établit cette continuité est rétrospectif et relève d’une conscience, si bien que Cavaillès pouvait le critiquer ainsi : « si l’histoire empirique est utilisée comme révélateur d’enchaînements essentiels, c’est à l’envers, non comme mouvement en avant, mais par le mythe d’un retour au passé11. » Vuillemin utilise l’histoire dans le sens suggéré par Cavaillès, mais la philosophie comme expression de la raison sans restriction aucune ou comme « libre » exige, semble-t-il, que la philosophie soit née déjà tout armée. La faculté des principes inconditionnés ne pourrait pas être conditionnée.

2) L’histoire dépassée ?

Le troisième chapitre de What are philosophical systems? apporte quelques éclairages et nuances sur cet usage de l’histoire des débuts de la philosophie12. sa première partie s’intitule From myth to philosophy : the role of the axi-omatic method13. est-ce à dire que Jules Vuillemin propose une description de la genèse de la philosophie à partir du mythe ? Pas du tout. À partir d’une discussion des analyses du mythe par Cassirer et Lévi-strauss, il dis-tingue nettement la rationalité et la systématicité propre au mythe de celles qui définissent la science et la philosophie14. mais l’émergence progressive

9. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 284.10. edmund husserl, L’origine de la géométrie, op. cit., pp. 175 et 205.11. Jean Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, Paris, Vrin, 1976, p. 77. Ce texte

date de 1942. J’emprunte le rapprochement avec Cavaillès à Élisabeth schwartz, « histoire des mathématiques… », art. cit., pp. 7-8 et 22-23, qui explique bien les principes de l’histoire des mathématiques (et de la philosophie) de Vuillemin dans What are philosophical systems? Il me semble qu’il existe néanmoins des points communs entre l’analyse de Vuillemin et celle de husserl.

12. Voir à ce sujet Élisabeth schwartz, « histoire des mathématiques… », art. cit., pp. 7-10.

13. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, Cambridge, Cambridge university Press, 1986, p. 96.

14. mon propos n’est pas de contester cette distinction, mais de poser le problème de son application à l’histoire de la philosophie antique. Vuillemin écrit ailleurs : « un abîme s’est creusé entre mythe et science. néanmoins la mécanique quantique, mutatis mutandis, recourt

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de la philosophie à partir du mythe dans l’Antiquité et toutes les études (mentionnées précédemment) qui l’ont examinée sont laissées de côté. on retrouve donc la thèse anhistorique de Nécessité ou Contingence sous une forme plus précise. Vuillemin ne parle plus de « miracle » mais de la « révo-lution » qu’a nécessairement constituée l’invention de la science par rapport aux mythes.

en quoi a-t-elle consisté ? Vuillemin affirme que « la libre philosophie et la méthode axiomatique sont nées en même temps en Grèce » et que c’est l’application de cette méthode dans les différentes sciences qui fait de la science grecque « un événement unique dans l’histoire de l’humanité »15. D’autres pays ont en effet vu les sciences particulières se développer et les fondements de la politique être discutés, mais il n’y a qu’en Grèce que les sciences furent enseignées et pratiquées dans le cadre d’une éducation libé-rale, et seuls les Grecs ont cherché à traiter rationnellement tous les domaines (religieux, politique, éthique, artistique). Vuillemin est toutefois évidemment conscient des incertitudes historiques de la révolution qu’il célèbre :

on ne s’éveille pas à la vie, on ne quitte pas l’obscurité de la caverne pour la lumière du soleil sans hésitation ni éblouissement. qui fut, s’il a existé, le premier homme à faire le pas décisif ? selon Proclus, il s’agit de Pythagore, qui « transforma la science de la géométrie en une éducation libérale, examinant les principes à partir du début et recherchant les théorèmes immatériellement et intellectuellement », par opposition à Thalès, dont la méthode était « dans certains cas plus générale, dans d’autres plus empirique ». quelle que soit la réponse à donner à la question anecdo-tique de la priorité, un grand nombre de difficultés intellectuelles devait être résolu par un homme recherchant les théorèmes de manière complètement démonstrative, sans recours à l’expérience16.

L’existence d’étapes, d’une genèse progressive et même laborieuse de la méthode axiomatique est reconnue. en outre, ce n’est plus Thalès mais Pythagore, un personnage un peu postérieur, qui est maintenant invoqué sur la foi de Proclus comme l’initiateur de cette histoire17. mais l’analogie platonicienne

aux mêmes procédés que Platon » (Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 306). Platon recourt également à bien des procédés du mythe, en particulier dans le Timée (qui est le sujet de ce passage). Comment décider de quel côté il se trouve ?

15. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 100. Je traduis.16. Idem. Je traduis.17. Dans cet article, je laisse entièrement de côté la question de la justesse historique

des hypothèses de Vuillemin attribuant à tel ou tel auteur ou texte un rôle dans l’invention de l’axiomatique. Dans ses différents textes, Vuillemin varie ses exemples (choisis dans une période allant de Thalès à euclide) et formule ses analyses de manière à ne pas les faire dépendre de telle date ou de tel contexte (philosophique ou mathématique) de naissance de la méthode déductive, sans doute parce qu’il avait connaissance des débats existant entre les historiens des mathématiques grecques sur ces points précis : voir en particulier Árpád szabó, « Wie ist die mathematik zu einer deduktiven Wissenschaft geworden ? », Acata Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, 1956, t. IV, pp. 109-151, republié in Jean Christianidis, Classics in the History of Greek Mathematics, Dordrecht, Kluwer, 2004, pp. 45-80 et Árpád szabó, Les débuts des mathématiques grecques, trad. de m. Federspiel, Paris, Vrin, 1977 ; critiqué par Richard Knorr dans « on the early history of axiomatics. The interaction of mathematics and

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de la sortie de la caverne efface à nouveau l’histoire réelle sous l’histoire idéale. suivent en effet trois problèmes liés à la nature de la méthode axiomatique et exemplifiés chez les Pythagoriciens, chez euclide, dans les débats de l’Aca-démie sur les mathématiques et leurs usages. Des moments assez éloignés et différents de l’histoire de la pensée grecque deviennent les tâtonnements d’une même révolution axiomatique.

3) L’histoire contournée ?

Dans un texte inédit un peu postérieur, remontant à 1988-198918, la per-spective est cependant un peu différente. Dans le corps du texte, Vuillemin se propose d’examiner « la marche du rationalisme dans ses modèles scienti-fiques » puis leurs applications dans la philosophie grecque. Il précise cepen-dant : « L’ordre ainsi proposé n’est ni historique, ni logique : il a pour seule fin de rendre plus aisées l’analyse et l’exposition » (p. 2). Peut-être était-ce ainsi qu’il fallait lire les textes précédents : moins comme des réécritures logiques de l’histoire de la pensée antique que comme des présentations didactiques. Plus loin (p. 11), Vuillemin évoque une objection selon laquelle il est plus « naturel » de supposer que les mathématiciens ont emprunté leur concept aux politiques, artistes, poètes, philosophes que l’inverse : il pourrait s’agir d’une allusion aux études de Cornford ou Vernant que j’ai citées plus haut. or Vuillemin estime qu’il n’a pas à répondre, parce qu’il ne s’interroge pas sur les causes mais sur la spécificité du rationalisme et ne met en avant les mathématiques que comme l’expression la plus claire et la plus distincte de ce rationalisme, ce qui n’implique en rien sa primauté chronologique ou logique, problème qu’il a mis entre parenthèses en commençant.

Cette mise entre parenthèses est-elle un nouveau dépassement de l’his-toire ? non. Vuillemin semble plutôt avoir réaménagé son analyse et renoncé aux oppositions un peu trop tranchées entre mythe et science. Je ne veux pas dire qu’il concède maintenant à Lévi-strauss la rationalité des mythes. Dès l’introduction du texte, il a fait allusion aux ethnologues qui « ont cru retrouver dans les mythes une université de type structural » (p. 1) et réaffirmé l’opposition qui existe selon lui entre la prétendue rationalité des mythes et le rationalisme occidental, le critère de démarcation étant la méthode axio-matique. Vuillemin décrit néanmoins ensuite une genèse antique du ratio-nalisme où le passage des mythes à la science ne constitue ni un miracle ni une révolution brutale.

Après avoir présenté les procédés de manipulation de figure caracté-ristiques des mathématiques égyptiennes ou orientales, il indique en effet

philosophy in Greek antiquity », in Jaako hintikka, David Gruender, evandro Agazzi, Theory change, ancient axiomatics, and Galileo’s methodology, Dordrechts, Reidel, 1981, pp. 145-186, republié in Jean Christianidis, Classics in the History of Greek Mathematics, Dordrecht, Kluwer, 2004, pp. 81-109.

18. « Les origines et le développement du rationalisme grec », Archives Vuillemin, boîte 19.3.b.

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que Thalès et les Pythagoriciens ont eu recours à ces procédés. La spéci-ficité et la scientificité des mathématiques grecques sont liées à leur usage des démonstrations. Vuillemin cite cette fois Démocrite comme exemple, donc un auteur encore plus tardif, puis revient au témoignage de Proclus sur Pythagore. L’originalité de la démonstration pythagoricienne (par l’absurde) de l’irrationalité de racine de 2 est soulignée19, mais Vuillemin précise ensuite que le pythagorisme « reposait sur un principe mythique : “tout est nombre” suggéré par la musique et l’astronomie » (p. 7). Le mythe côtoie donc la démonstration, et c’est leur interaction qui est féconde : la démonstration de l’irrationalité de racine de 2 réfute le principe mythique, oblige ainsi à des reconstructions de la science mathématique et révèle des problèmes épisté-mologiques. Plus loin (p. 10), Vuillemin fournit un second exemple de cette interaction entre le mythe et la science à propos de l’astronomie, avec le principe mythique de la perfection du mouvement circulaire uniforme, qui a dominé l’astronomie antique et ne fut réfuté que par Kepler20.

en mettant un mythe pythagoricien « à l’origine du rationalisme occi-dental », Vuillemin dit qu’il fait preuve de « plus d’audace que de prudence » (p. 10). Il me semble qu’il fait au contraire preuve de beaucoup plus de prudence que quand il parlait de miracle ou de révolution. Il ne fait plus dépendre sa conviction quant à la spécificité de la science et de la philoso-phie grecques d’une histoire idéale qui néglige la transition laborieuse entre mythe et science.

4) L’histoire assumée

Il me semble que l’on peut trouver une confirmation de cette hypothèse dans un autre texte inédit, postérieur semble-t-il au précédent, qui est demeuré à l’état manuscrit21. Le texte commence en évoquant le passage de l’humanité de l’état théologique (le mythe) à l’état métaphysique (la raison) au vie siècle avant Jésus-Christ en Asie mineure et dans le sud de l’Italie. Le titre du texte parle de miracle et Vuillemin affirme que « nous ignorons les causes de cette

19. Ibidem, p. 6 : « Pour reprendre les termes de Proclus (ou d’eudème), la démonstration pythagoricienne est purement théorique […]. La voie suivie, réduction par l’absurde, est abs-traite et accessible à l’intelligence pure. » Cf. Richard Knorr, « on the early history of axio-matics… », art. cit., pp. 156-157 qui est d’accord sur la nouveauté de cette démonstration, mais estime qu’elle (et donc l’effort d’axiomatiser la géométrie et l’arithmétique) ne remonte pas au début du cinquième siècle mais à Théodore, au seuil du quatrième siècle.

20. Les deux exemples se trouvent déjà dans Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., pp. 102-103 mais avec une formulation différente insistant sur la rupture avec le mythe, qui « croît par agrégation sans limite fixe ». Dans Jules Vuillemin, « La raison au regard de l’instauration et du développement scientifique », in Theodore Geraets (dir.), Rationality to-day. La rationalité aujourd’hui, ottowa, Éditions de l’université d’ottawa, 1979, p. 69, les deux exemples illustrent le rôle de la raison (définie par son « objet supra-sensible ») dans « l’instauration » de la science en Grèce. L’originalité du texte inédit de 1988-1989 est donc de rapprocher la « faculté de transcender l’expérience » propre à la raison et le mythe, et d’établir entre eux une sorte de collaboration voire de continuité.

21. Archives Vuillemin, boîte 7*16, « Du mythe à la philosophie et aux sciences : le miracle grec et la nature de la métaphysique ».

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révolution ». mais il reconnaît immédiatement l’existence d’une « constel-lation de dispositions favorables » d’ordre culturel et politique, et suggère ensuite : « quand l’homme invente, c’est peut-être en vain qu’on cherche à expliquer son histoire. Bornons-nous donc à décrire comment les Grecs ont rationalisé le mythe… » Certains des historiens de la pensée antique que j’ai mentionnés plus haut ne disent pas autre chose : quand ils montrent l’émergence de la philosophie à partir de la pensée mythique et religieuse, ils prétendent décrire et contextualiser et non expliquer ou réduire.

La description que Vuillemin donne alors du passage de la religion à la métaphysique propose justement bien des avancées par rapport à ce qu’on a lu auparavant. D’abord, Vuillemin ne se préoccupe plus des analyses du mythe par Lévi-strauss, mais s’intéresse aux mythes grecs qui constituent le contexte effectif de la naissance de la philosophie. or les récits d’homère et hésiode ne sont pas équivalents aux mythes mis en série par l’anthropologie structuraliste. Vuillemin note que ces auteurs prennent déjà leur distance par rapport à certains aspects du mythe, même s’ils n’en contestent pas la logique (en particulier la narration et les divinités anthropomorphiques). Leur mise en cause au nom de principes cohérents signe la naissance de la métaphysique. quel est son lien avec les mathématiques ? Vuillemin est à nouveau plus prudent qu’auparavant. Il reconnaît que nous ignorons si les premières recherches axiomatiques furent le fait des théologiens ou des mathématiciens. Les exemples certains dont nous disposons sont les raison-nements par l’absurde de Parménide22 ou de socrate : on a encore avancé dans le temps et l’on évite désormais le raccourci Pythagore-euclide. Plus loin, Vuillemin cite certes Thalès et Démocrite, mais c’est pour s’interroger sur le lien qui pourrait exister entre leur physique et leurs travaux géométriques. en ce qui concerne Pythagore, Vuillemin reprend son analyse de l’importance des deux principes « métaphysiques universels » (qu’il appelait « mythiques » dans le texte précédent) pythagoriciens dans l’histoire des sciences.

Ces exemples s’insèrent en fait dans une critique de l’histoire positiviste fondée sur « le préjugé d’une science sans hypothèse ». Vuillemin souligne que l’histoire montre au contraire que la métaphysique est à l’origine de la science et de la morale « positives ». Cette réfutation historique de Vuillemin est d’autant plus convaincante qu’elle est effectivement fondée sur une « attention » à l’histoire concrète et incertaine de la naissance de la métaphy-sique à partir du mythe, et non sur une autre histoire idéale, symétrique de celle des positivistes, du type de celle de Proclus.

si dans Nécessité ou Contingence et dans What are philosophical systems?, l’histoire de la naissance des systèmes est très rapide, tournée contre « l’histoire

22. Ils sont évoqués de manière plus détaillée dans « Les origines et le développement du rationalisme grec », Archives Vuillemin, boîte 19.3.b., pp. 12-13. L’hypothèse selon laquelle la méthode déductive serait d’origine éléate, et donc philosophique, Parménide et Zénon ayant ensuite influencé les mathématiciens pythagoriciens, a été défendue par Árpád szabó, « Wie ist die mathematik… », art. cit., et id., Les Débuts des mathématiques grecques, op. cit. (publié en 1969).

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empirique » et quasiment ad hoc, les inédits nous montrent que Vuillemin était ou devint conscient de ces limites et a cherché à rendre son histoire de la naissance de la raison plus précise et plus sensible à l’intrication des types de discours, sans pour autant renoncer aux principes de son analyse. Il ne s’agit donc pas de se plier aux exigences de prudence des érudits ou de leur concéder que l’histoire est le domaine de l’ambiguïté et de l’incertitude. L’enjeu est de comprendre comment est née et a été appliquée l’exigence de cohérence dans les sciences et la philosophie antiques, et surtout le rôle effec-tif que cette exigence a joué dans leur développement, afin de ne pas fonder l’analyse des systèmes philosophiques, et plus généralement de la méthode axiomatique, sur une histoire idéale et, pour tout dire, mythique. Je voudrais maintenant, avec plus d’audace que de prudence, discuter dans cet esprit les analyses du développement des systèmes philosophiques antiques proposées par Vuillemin.

II. Axiomatique et débat dans l’élaboration des systèmes antiques

1) Le rôle moteur de l’axiomatique

Dans tous les textes que j’ai examinés, Vuillemin maintient ferme une thèse (et divers exemples censés la prouver) : le rôle décisif et discriminant de la méthode axiomatique dans la définition du rationalisme grec. Il faut maintenant examiner de plus près ce rôle. L’analyse de Vuillemin est bien résumée dans l’article inédit de 1988-1989 déjà cité. Vuillemin a montré la naissance de la méthode axiomatique en mathématiques avec la réfutation par l’absurde du mythe pythagoricien. Il passe au rationalisme en philoso-phie, qu’il décrit ainsi :

Les philosophes recherchent des notions primitives ou catégories et des prin-cipes premiers. Ils utilisent, tant pour bâtir sur ces notions et ces principes des sys-tèmes explicites ou déguisés que pour parvenir à ces éléments mêmes, l’appareil de la logique, la réduction à l’absurde, la régression23.

Cette description suit plusieurs exemples, en particulier l’usage de raisonne-ment par l’absurde chez Parménide, les définitions par division chez Platon ou l’élaboration des règles de la syllogistique d’Aristote aux stoïciens. mais Vuillemin reconnaît que tout cela ne suffit pas pour montrer « le rationa-lisme grec aux prises avec une réduction à l’absurde du type qu’en mathé-matiques offrait l’assertion pythagoricienne “toutes les grandeurs sont des nombres” » : une « pièce essentielle » manque qui permettrait « de montrer à l’œuvre l’axiomatique non seulement dans l’élaboration de tel ou tel sys-tème […] mais encore dans la distribution même de ces systèmes en tant

23. « Les origines et le développement du rationalisme grec », Archives Vuillemin, boîte 19.3.b, p. 14.

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qu’à partir d’une contradiction assurée entre des principes ils proposent chacun leur reconstruction spécifique de l’édifice de chaque système » (p. 14).

Cette pièce, Vuillemin la trouve dans trois argumentations : les para-doxes de Zénon sur le mouvement, le Dominateur et le Parménide de Platon. on trouve une analyse des arguments de Zénon de ce point vue dans What are philosophical systems?, où l’argument de la flèche est examiné comme un exemple d’usage de la déduction chez les philosophes grecs : Vuillemin recons-titue logiquement l’argument, montre qu’il est valide, en extrait 4 prémisses qui produisent la contradiction ensemble, si bien que l’une d’entre elles doit être rejetée pour la supprimer24. Vuillemin évoque ensuite très brièvement le Dominateur, qui montre encore plus clairement comment la philosophie fonctionne et se développe à partir de la méthode axiomatique25. telle est en effet l’une des ambitions de Nécessité ou Contingence. Dans l’introduction de ce livre, Vuillemin parle du Dominateur comme fournissant un « fil conduc-teur » qui « organise » les systèmes philosophiques concernant la nécessité et la contingence, qui permet de « classer » ces systèmes. Il ne s’agit néan-moins pas seulement de cela, mais bien de montrer le rôle historique crucial de l’axiomatique : « Le Dominateur en fait foi, les philosophies naissent en prenant conscience des incompatibilités auxquelles ces notions conduisent quand on les met en rapport et qu’on développe systématiquement leurs conséquences26. » La logique est le moteur de l’histoire de la philosophie. Le Dominateur « fixe un programme aux philosophes » (p. 8) et on peut mon-trer qu’ils l’ont effectivement suivi, ce qui atteste que « les Grecs faisaient leur le précepte kantien attribuant à la cohérence le premier rang dans les vertus requises du philosophe27 ».

Dans What are philosophical systems?, Vuillemin discute plusieurs objec-tions à cette conception de la philosophie (pp. 105-107). Je laisse de côté les objections philosophiques qui nient que la philosophie doive prendre la forme d’un système et qui ne concernent pas directement le problème que j’examine. La seule objection historique que Vuillemin considère briè-vement est celle qui invoque le fait que certains philosophes grecs se sont

24. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., pp. 107-112. Cf. Jules Vuillemin, « sur deux cas d’application de l’axiomatique à la philosophie : l’analyse du mouvement par Zénon d’Élée et l’analyse de la liberté par Diodore Kronos », Fundamenta Scientiae, 1985, n° 6/3, pp. 209-219. Vuillemin a en outre laissé sur les paradoxes de Zénon un manuscrit complet mais qui n’était pas prêt pour la publication (« Zénon d’Élée et l’indé-cidable », Archives Vuillemin, boîte 1*, 320 pages). Je laisse de côté le troisième exemple, le Parménide de Platon, sur lequel il existe également au moins un texte inédit (difficile à dater), qui cherche à montrer comment les différentes hypothèses du Parménide développent et dis-cutent les paradoxes de Zénon (« Logique. origine de la logique », chap. III et IV, Archives Vuillemin, boite XV, 6).

25. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems ?, op. cit., p. 112 : « A kind of struc-tural history is then open to philosophy ».

26. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 8 puis p. 275.27. « Les origines et le développement du rationalisme grec », Archives Vuillemin,

boîte 19.3.b, p. 15.

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opposés à la défense aristotélicienne du principe de contradiction, à savoir les sophistes et héraclite. or, selon Vuillemin, les premiers ne pensent pas ce qu’ils disent et le second ne niait pas le principe de contradiction28. L’objection oublie les pyrrhoniens et la réponse est un peu courte, mais je ne vais pas disputer sur ce point, qui me semble effectivement mineur par rapport à une autre objection historique moins évidente et plus difficile pour la reconstruction de la genèse des systèmes philosophiques antiques proposée par Vuillemin.

2) Apories logiques et philosophies antiques

Ce problème concerne le rôle de paradoxes comme le Dominateur ou ceux de Zénon dans la construction des systèmes philosophiques antiques. est-il central ou marginal ? Je ne songe pas à contester que les grandes doc-trines de l’Antiquité à partir de Platon peuvent toutes être « classées » en fonction des prémisses du Dominateur qu’elles acceptent ou rejettent. Pour Aristote, les stoïciens, les épicuriens et Carnéade, des textes attestent qu’ils ont connu et cherché à résoudre le Dominateur29. De ce point de vue, seul le cas de Platon est problématique30. mais telle n’est pas ma question. Je me demande si la résolution de contradictions comme le Dominateur a vraiment joué un rôle moteur dans l’élaboration des systèmes antiques ou si elle a été au contraire commandée par des systèmes déjà formés autrement.

Certes, les dialogues de Platon regorgent de paradoxes, mais ils ont rarement la forme et la rigueur logiques de ceux de Diodore et ne sont pas résolus de manière axiomatique. Certes, le fondateur du stoïcisme, Zénon de Cittium, aurait payé très cher un dialecticien qui lui avait appris divers para-doxes logiques (dont le Moissonneur). mais, si l’on examine le statut accordé par nos philosophes à ces arguments, je ne suis pas du tout sûr qu’ils les jugeaient décisifs31. Ils mettaient parfois un point d’honneur à les résoudre,

28. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., pp. 105-106. Cf. « Les ori-gines et le développement du rationalisme grec », Archives Vuillemin, boîte 19.3.b, p. 15.

29. Voir Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., 2e et 3e parties, ainsi que le résumé dans Jules Vuillemin What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 112, qui formule les choses ainsi : pour l’école stoïco-mégarique qui accepte toutes les prémisses implicites de l’aporie, le Dominateur « délimite a priori le nombre et la nature des variantes possibles d’une ontologie générale », alors que les autres écoles mettent en question l’une ou l’autre des prémisses implicites.

30. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., pp. 27 et 253, parvient à le rat-tacher au Dominateur du fait qu’Aristote formule virtuellement le Dominateur dans un texte du De caelo qui réfute le Timée. Pour un réexamen du Timée dans cette perspective, voir marwan Rashed, « Il Timeo : negazione del principio di necessità condizionale, matematica e teodicea », in Riccardo Chiaradonna (dir.), Il platonismo e le scienze, Roma, Carocci, 2012, pp. 65-79.

31. Il serait intéressant d’examiner de quel type de traitement relèvent des apories comme celle du Dominateur du point de vue des auteurs antiques. Aristote, en particulier, le traite-rait-il dans les Réfutations sophistiques ou s’agit-il pour lui d’une aporie substantielle ? Le fait que le fameux texte sur la bataille navale figure dans le De interpretatione suggère une position intermédiaire : il ne s’agit pas d’un sophisme, mais pas non plus d’un vrai problème physique, métaphysique ou éthique.

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mais dans un souci de protection contre des objections sophistiques et non d’élaboration de leur système32. Le lien entre les solutions offertes par chaque système et les principes du système peut dès lors être assez faible. Vuillemin en est d’ailleurs tout à fait conscient :

Les prémisses auxquelles parvient l’analyse [d’une démonstration d’incompati-bilité] forment un tout hétéroclite. Cléanthe et Chrysippe mettent en cause, dans le Dominateur, des prémisses très différentes, sans cesser, pour autant, d’appartenir à la même école philosophique. en revanche, bien que la négation du tiers-exclu puisse passer pour parente de la négation de la bivalence, tout oppose l’atomisme d’Épicure et l’hylémorphisme d’Aristote33.

on ne peut pas mieux dire qu’il existe un lien contingent entre le Dominateur d’une part et l’élaboration voire la distribution des différents systèmes qui y ont répondu. et l’on ne trouve d’ailleurs dans l’Antiquité aucune clas-sification (a priori ou a posteriori) des différentes doctrines en fonction de l’articulation entre nécessité et contingence (ou liberté) : il s’agit d’un pro-blème débattu par plusieurs auteurs, mais non d’un problème perçu comme fondateur et discriminant. Les grands critères de classification des doctrines reconnus dans l’Antiquité correspondent en fait aux problèmes fondamentaux de chacune des parties de la philosophie (logique, éthique, physique) tels qu’ils sont formulés à partir du début de l’époque hellénistique mais dont on peut trouver des esquisses chez Aristote et même Platon : le critère de la vérité34, la définition de la fin (telos) et du bonheur35 et le nombre et le type de « causes » ou de « principes » (du monde) admis36.

La solution de Vuillemin à ce problème est de « changer de méthode et [de] remonter aux raisons a priori des choix ». C’est la « méthode synthétique » que

32. Chrysippe recommandait par exemple de ne traiter les paradoxes et objections (des académiciens ou des mégariques) qu’une fois les « éléments » solidement établis et uniquement pour « détruire leur caractère persuasif », comme un avocat réfute les arguments de la partie adverse après avoir présenté sa version de l’affaire : voir Plutarque, De stoicorum repugnantiis 1035f et 1036d, avec Daniel Babut, « sur les polémiques des anciens stoïciens », Philosophie Antique, 2005, n° 5, pp. 65-91 et Thomas Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006, pp. 79-86 sur la dimension défensive de la dialectique stoïcienne.

33. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 273. Cf. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 115.

34. Voir sextus empiricus, Contre les logiciens I (= Adversus Mathematicos VII) avec l’article de marwan Rashed dans ce numéro, qui examine les principaux témoignages sur le sujet et souligne bien (p. 80) le fait que le débat sur le critère n’a pas la même forme logique que celui sur le Dominateur. on trouve déjà plusieurs éléments du débat sur le critère dans le Ménon, le Théétète et les Seconds analytiques, même si les problèmes n’y sont pas formulés en termes de « vérité » mais de « science ».

35. Voir les classifications des définitions de la fin élaborées par Chrysippe ou Carnéade résumées par Cicéron, Academica Priora II, 138 et De finibus bonorum et malorum V, 15-23. on trouve déjà une esquisse de ces classifications dans le Gorgias, le Philèbe et l’Éthique à Nicomaque.

36. Voir Ps.-Plutarque, opinions des philosophes I, 2-3 et, déjà, Aristote, Métaphysique A, 3-10 (mais aussi, en un sens, le Phédon et le Timée), ainsi que le De natura deorum de Cicéron, où le critère de classification explicite est plutôt la relation entre dieu et le monde, mais où la question du nombre de principes est sous-jacente.

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95 La naissance des systèmes philosophiques dans l’Antiquité

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déploie la quatrième partie de Nécessité ou Contingence et le dernier chapitre de What are philosophical systems? Cette méthode suppose « de s’affranchir du caprice qui reste inhérent aux événements » pour remonter aux « principes des modalités du nécessaire et du contingent », que Vuillemin trouve dans les types de prédication, dont la « classification […] commande la classification des systèmes philosophiques, qui commande, à son tour, la classification des modalités » (p. 12). tel est le contexte et l’explication ultime du recours au « miracle grec » contre l’histoire effective, examiné au début de la première partie ; la méthode synthétique vise une classification a priori des systèmes philosophiques possibles et légitimes, non seulement dans l’Antiquité mais aussi dans toute l’histoire de la philosophie.

toutefois, si la méthode synthétique s’émancipe des « inévitables péri-péties de l’histoire » (p. 273), elle ne dépasse pas pour autant toute forme d’histoire au profit d’une pure logique des systèmes :

Cette méthode aura, par conséquent, à procéder à une déduction radicale, dont aucune forme d’histoire ne saurait tenir lieu, quoique, seule, l’histoire puisse la jus-tifier, au sens où l’expérience justifie la théorie37.

L’histoire sans la déduction est aveugle, mais la déduction sans histoire est vide. C’est la solidarité entre histoire de la philosophie et logique caractéris-tique de la systématique de Vuillemin, comme je l’ai remarqué en commen-çant. or, malgré le dédain pour les érudits et le refus corrélatif de poser le problème de la genèse de la norme de systématicité (auquel je vais revenir), cette solidarité entre histoire et logique est toujours à l’œuvre dans la qua-trième partie de Nécessité ou Contingence. À vrai dire, cette dernière partie synthétique de Nécessité ou Contingence s’avère même, à mes yeux du moins, aussi voire plus « historique » que les précédentes, en ce sens qu’elle rend mieux compte des intentions philosophiques et du contenu des différents systèmes antiques (sauf peut-être pour l’épicurisme) que les parties analy-tiques, plus proches des textes et des arguments mais beaucoup moins sen-sibles à l’esprit et à la structure d’ensemble de chaque doctrine38.

L’aporie du Dominateur et ses résolutions antiques, examinées dans ces parties analytiques, attestent donc le souci de la cohérence et l’existence de débats entre systèmes autour de certains paradoxes, mais ne prouvent pas le rôle moteur ou génétique de la méthode axiomatique ni dans l’élaboration ni dans la distribution des systèmes antiques. on peut dès lors se deman-der si Vuillemin n’a pas projeté sur les philosophes antiques une méthode

37. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 274.38. Cette impression est confirmée et même expliquée par l’article de marwan Rashed

dans ce numéro, qui montre de manière convaincante que la classification « synthétique » ou la déduction a priori des systèmes par Vuillemin est (à l’insu de Vuillemin, semble-t-il) en affinité avec la classification antique en termes de critère de la vérité, ce qui conduit à s’inter-roger sur l’articulation entre approche analytique et approche synthétique dans Nécessité ou Contingence.

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96 Thomas Bénatouïl

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qu’il attribue à Russell, qui recommandait au logicien de « meubler l’esprit d’autant de difficultés qu’il est possible » car elles jouent le même rôle que les expérimentations en physique39. Renvoyant en note à la remarque de Russell, Vuillemin écrit que « la philosophie grecque, comme toute philosophie libre, consiste à formuler des problèmes [puzzles] (la tâche de la philosophie éris-tique) et à exposer l’éventail des solutions possibles (la tâche des systèmes philosophiques au sens propre)40 ».

tout se passe comme si l’éristique et les différents systèmes n’étaient qu’apparemment en conflit et œuvraient en réalité à un but commun dans le cadre d’une sorte de division du travail logique : « L’éristique servait les intérêts de la philosophie41. » on peut douter que les philosophes grecs cités par Vuillemin, y compris Aristote, approuveraient cette présentation de leur entreprise et de leurs objectifs42. Pris tous ensemble, leurs systèmes aboutissent sans doute à explorer les différentes solutions possibles aux problèmes de la raison, mais ces systèmes antiques n’étaient justement pas conçus pour être pris ensemble comme un éventail, et aucun ne semble avoir été élaboré pour résoudre ces problèmes logiques ou à partir d’eux. Bien qu’il me soit impossible de le démontrer ici, il me semble en parti-culier que la systématicité revendiquée par les doctrines philosophiques antiques ne peut pas être définie seulement par la méthode axiomatique (ses règles de déduction et ses objectifs fondationnels), mais a bien d’autres dimensions, dont certaines sont héritées des mythes43 ou empruntées à la rhétorique.

3) Le rôle moteur du débat

Vuillemin a néanmoins raison de souligner le rôle capital de l’éristique et plus généralement des polémiques et du désaccord entre doctrines dans l’his-toire de la philosophie antique, et de soutenir que « c’est le sentiment de cette

39. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 285, n. 4 et What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 112, n. 58. Voir aussi Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 273 sur l’anti-nomie de l’ensemble de tous les ensembles chez Russell et la conférence inédite publiée dans ce numéro.

40. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 112. Je traduis.41. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 284.42. on peut également douter qu’ils aient procédé comme Russell, même si l’on pourrait

rapprocher sa recommandation de certains conseils dialectiques d’Aristote (voir par exemple Topiques I, 14 sur la collecte des prémisses dialectiques).

43. Dans la mesure où il distingue nettement, on l’a noté en commençant, le philo-sophe du scientifique, Vuillemin reconnaît que la philosophie ne rompt pas entièrement avec le mythe, comme on l’a vu dans la partie précédente à partir de certains inédits : « Pour résumer, la philosophie résulte de la réorganisation des deux dimensions des signes mythiques. Le récit mythique cède la place à la recherche de principes vrais obéissant aux règles de la méthode axiomatique. C’est le premier usage, fondationnel, de l’axiomatique pour la philosophie. en même temps, cependant, la philosophie cherche à réformer et à res-taurer l’ontologie mythique disqualifiée par l’axiomatique. une ontologie déterminée rem-place la référence équivoque à la réalité » (Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 114. Je traduis).

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97 La naissance des systèmes philosophiques dans l’Antiquité

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diversité irréconciliable qui distingue la philosophie du mythe44 ». Autrement dit, on doit rappeler fermement avec Vuillemin et contre les diverses tenta-tives contemporaines de réduire la pensée philosophique antique à une sorte de philosophia perennis (qu’elle soit définie au moyen de la phénoménologie, du comparatisme des langues et pensées indo-européennes ou bien du souci thérapeutique et de l’adoption d’une « manière de vivre ») que « l’historien sait d’instinct que l’ennemi de la philosophie, ce n’est pas tant la sophistique, qui défie la raison, que l’éclectisme qui l’endort »45.

L’utilité critique des sophistes et la fonction positive de la dissension sont certes niées ou sous-estimées par de nombreux philosophes antiques, même si Platon et Aristote semblent parfois les reconnaître46. mais cela n’empêche pas qu’elle est bien réelle : « La raison philosophique est née et vit du débat (contest)47. » Le débat et même la polémique semblent caractéristiques de l’histoire de la philosophie de Parménide à la fin de l’époque hellénistique : les systèmes s’élaborent, souvent de leur propre aveu, à partir de quelques thèses fondamentales et distinctives mais aussi en cherchant des solutions aux problèmes rencontrés par leurs prédécesseurs, et se perfectionnent en se défendant contre les objections de leurs adversaires et en prenant position dans des débats structurants, qui donnent même lieu à des classifications des différentes positions possibles et exclusives les unes des autres48. Il faut juste préciser, suite aux remarques de la section précédente, que, si ces débats, pro-blèmes et objections incluent des apories logiques du type du Dominateur, ils sont très loin de s’y réduire.

mais quel statut a le débat dans l’analyse historique des systèmes de Vuillemin ? Il semble s’agir d’un effet plutôt que d’une cause motrice : « Appliquée à l’ontologie, l’axiomatique produit inévitablement le pluralisme et le désaccord49. » Alors que dans le domaine des sciences, le pluralisme et le débat liés à l’axiomatique sont limités et que les différents systèmes se cor-rigent et intègrent leurs prédécesseurs, cela n’est pas possible en philosophie.

44. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 285. Cf. « Les origines et le déve-loppement du rationalisme grec », Archives Vuillemin, boîte 19.3.b, p. 16 : « pluralisme et conflit appartiennent à l’essence de la philosophie », par différence avec la science et le sens commun appuyé sur le mythe.

45. Jules Vuillemin, Nécessité ou Contingence, op. cit., p. 289.46. Ce sont les sceptiques, en particulier la nouvelle Académie, héritière de Platon, qui

l’assument véritablement dans l’Antiquité (et qui pourraient d’ailleurs également être vus comme appliquant la méthode de Russell en philosophie : partir des apories). mais ils ne visent pas à construire des systèmes, ce qui confirme l’antithèse entre recherche de la systéma-ticité et reconnaissance de la pluralité des doctrines dans l’Antiquité.

47. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 113. Je traduis.48. Voir les notes 34-36 ci-dessus et, pour une présentation d’ensemble de ce fonction-

nement dialectique à partir du cas de la période hellénistique et impériale, Thomas Bénatouïl, « Philosophic schools in hellenistic and Roman times », in mary Louise Gill et Pierre Pellegrin (dir.), A Companion to Ancient Philosophy, Londres, Blackwell, 2006, pp. 415-429 (424-426).

49. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 113. Cf. « Les origines et le développement du rationalisme grec », Archives Vuillemin, boîte 19.3.b, p. 16 : « La méthode rationaliste, l’âme de la philosophie grecque, crée le désaccord. »

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La divergence et les débats entre systèmes sont engendrés par l’usage de la méthode axiomatique. Vuillemin justifie cette thèse tantôt par le fait que les prémisses de la philosophie sont trop générales et trop nombreuses pour qu’elle soit réductible à la science50, tantôt par le principe selon lequel « poser, c’est se diviser et choisir51 ». Le débat présuppose dans les deux cas l’axioma-tique, dont il est une conséquence inévitable.

L’interprétation que donne Vuillemin de la pluralité divergente des sys-tèmes semble ici analogue, sur un point au moins52, à celle de Kant : elle est un effet naturel de la marche libre de la raison dans sa remontée aux prin-cipes53, qui rencontre des apories irréductibles et donne lieu à des positions inconciliables. La différence est que cette marche de la raison n’est pas du tout interprétée par Vuillemin comme un usage illégitime de la raison54 et que le choix entre ces différentes positions est assumé plutôt que refusé et dépassé dans le cadre d’une critique de la raison théorique ouvrant sur la raison pra-tique (voir le Canon de la raison pure)55.

Cette solution « pluraliste » au problème posé par l’existence des sys-tèmes philosophiques est très originale dans l’histoire de la philosophie, et je la trouve pour ma part philosophiquement très convaincante. mais elle se heurte aux problèmes historiques que j’ai posés. D’une part, elle risque de donner lieu à une histoire idéale et autonome plutôt que concrète et contex-tualisée de la philosophie. D’autre part, elle surestime la part effectivement prise par les paradoxes logiques et la méthode axiomatique dans l’élaboration et la distribution des systèmes antiques56. Pour résoudre ces deux problèmes (qui ne sont sans doute que deux formulations d’un même problème) sans

50. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 113.51. Ibidem, p. 285.52. Pour une comparaison entre la classification des systèmes de Vuillemin et celle de

Kant, voir Baptiste mélès, « Les Classifications des systèmes philosophiques. Étude archi-tectonique, logique et mathématique », Thèse de doctorat de l’université Blaise Pascal de Clermont Ferrand, 2011, pp. 379-389.

53. Kant parle de « dialectique naturelle de la raison humaine » dans la Critique de la raison pure (A 669/B 697), mais il désigne sans doute par là « l’état de nature » de la raison (qui est un état de « guerre » : A 751/B 779) plutôt qu’une propriété spécifique qui découle de sa nature. Le dépassement de l’expérience est cependant bien un « penchant de sa nature » (A 797/B 825).

54. Kant dit que les idées de la raison pure « ne peuvent jamais être dialectiques en elles-mêmes », mais que « leur abus » produit « une apparence trompeuse » (Critique de la raison pure, A 669/B 697). Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, op. cit., p. 106, refuse la confusion entre système et dogmatisme donnant lieu à des antinomies : une ontologie univer-selle dépasse l’expérience et « n’a rien à voir avec l’univers en lui-même », mais « construit un système complet des phénomènes » (je traduis).

55. Cf. stéphane Chauvier, « La philosophie de la classification des systèmes philoso-phiques : criticisme et décisionnisme », in Roshdi Rashed et Pierre Pellegrin (dir.), Philosophie des mathématiques et théorie de la connaissance, Paris, Blanchard, 2005, pp. 187-204, p. 187.

56. toutes les objections historiques que j’ai esquissées dans la section précédente, à propos de l’usage de la méthode axiomatique dans l’Antiquité, se ramènent au fond à un problème historique et philosophique beaucoup plus général, qui a été bien mis en lumière dans Chauvier, ibidem, p. 194 : « Cette compréhension de la nature des systèmes philo-sophiques ne représente pas la manière dont les bâtisseurs de systèmes comprenaient eux-mêmes leur propre entreprise. »

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99 La naissance des systèmes philosophiques dans l’Antiquité

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renoncer à l’analyse des systèmes de Vuillemin, il me semble qu’une voie prometteuse serait d’inverser la liaison établie entre axiomatique et débat par Vuillemin, c’est-à-dire de donner au débat un rôle moteur et même pro-ducteur, du moins du point de vue de l’explication historique, plutôt que d’en faire un simple effet de l’usage – miraculeux ou révolutionnaire – de la méthode axiomatique. telle est l’hypothèse élaborée par Geoffrey Lloyd dans le sillage de certaines analyses de Jean-Pierre Vernant : la pratique intensive du débat dans la sphère politique a conduit en Grèce à la diffusion sociale d’exigences de justification de ses positions, qui ont progressivement donné naissance à diverses méthodes d’argumentation (rivales les unes des autres) et à leur élaboration réflexive et systématique : la rhétorique, la dialectique et la démonstration57.

L’intérêt de cette analyse historique est qu’elle ne méconnaît pas du tout la spécificité de la science et de la philosophie grecques par rapport au mythe et par rapport aux autres traditions scientifiques antérieures. Geoffrey Lloyd prend au contraire cette spécificité, à savoir le souci de la rigueur démonstra-tive, la recherche des principes et le fait de se poser des problèmes épistémo-logiques (plutôt que strictement logiques), comme point de départ, et c’est elle dont il cherche à rendre compte et qu’il estime pouvoir mettre en rela-tion avec la pratique et les impératifs du débat politique ou judiciaire dans les cités grecques. Cette hypothèse historique n’est donc pas incompatible avec le rôle que donne Vuillemin à l’axiomatique dans l’histoire de la philo-sophie antique, mais elle est beaucoup plus attentive aux contextes culturels et sociaux et à la genèse progressive des modèles de raisonnement qui ont finalement abouti aux normes logiques de systématicité revendiquées par les philosophes.

Cette approche offre donc, me semble-t-il, une voie pour élaborer une histoire des systèmes philosophiques antiques sans miracle grec ni idéali-sation, qui reconnaîtraient les traits distinctifs de ces systèmes mis en lumière par Vuillemin. La « constellation de dispositions favorables » qu’évoque Vuillemin dans le manuscrit inédit le plus tardif que j’ai cité dans ma pre-mière partie ressemble d’ailleurs beaucoup aux conditions socio-politiques qui viennent d’être évoquées. Il reste néanmoins sans doute un écart irré-ductible et donc un choix à faire entre une conception faible du contexte socio-politique comme favorisant ou stimulant le développement de certains modes de pensée propres à la raison, et une conception forte selon laquelle

57. Voir Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, op. cit., pp. 41-42 et surtout Geoffrey Lloyd, origines et développement de la science grecque, op. cit., pp. 248-276 et id., Pour en finir avec les mentalités, trad. de F. Regnot, Paris, La Découverte, 1993, pp. 94-109. Cette hypothèse se trouve également sous une forme beaucoup moins précise chez un historien des mathématiques grecques comme Richard Knorr, « on the early history of axiomatics… », art. cit., pp. 178-179. Voir aussi Jean-Louis Gardies, L’organisation des mathématiques grecques de Théétète à Archimède, Paris, Vrin, 1997, pp. 269-289 sur « les origines grecques de l’exi-gence de démonstration », qui rapproche et distingue les formes de démonstration (en parti-culier dilemmatique) en vigueur dans les procès athéniens et chez les sophistes et celles des mathématiciens.

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les conditions socio-politiques sont de véritables causes productrices de la raison philosophique, qui en ont déterminé la forme même. or ce choix ne repose en dernière instance ni sur la logique ni sur des faits historiques, mais relève de la liberté ou des dispositions de chaque historien-philosophe, tout comme celui entre les différents systèmes philosophiques possibles selon Jules Vuillemin58.

Thomas BénatouïlumR 8163 savoirs, textes, langage, université Lille-3

58. sur les fondements, enjeux et problèmes de ce « décisionnisme » d’inspiration fich-téenne de Jules Vuillemin, auquel pour ma part je souscris, voir stéphane Chauvier, « La phi-losophie de la classification des systèmes philosophiques… », art. cit., et Pascal engel, « Jules Vuillemin, les systèmes philosophiques et la vérité », in Roshdi Rashed et Pierre Pellegrin (dir.), Philosophie des mathématiques et théorie de la connaissance, op. cit., pp. 29-43.

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