Benfodil_dilem President [1]

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    Mustapha Benfodil

    Dilem Prsident

    Biographie dun meutier

    INAS EDITIONS

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    A la mmoire des martyrs dOctobre 88 et du Printemps Noir

    Dilem met de la mtaphysique dans ses dessins et les bourre de sens et de contre-sens. De drision, de passion du monde. Dilem est de cette trempe l, de ce gnie l. Il souffre en rigolant, comme un chrubin innarrable. Il nous fait souffrir aussi, jusqu mourir de rire.

    Rachid Boudjedra

    Je pense que Dilem ne peut intresser que parce quil est ce Harrachi, cet meutier, celui sur qui ont t exercs, comme sur une bte de laboratoire, tous les checs de lAlgrie, tout ce quon a connu depuis lIndpendance.

    Ali Dilem

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    Chronique dun dlicieux interrogatoire

    Dans la petite famille des caricaturistes, un nom a rafl tous les suffrages. Jai nomm : Ali Dilem. Ce livre sattache raconter son histoire. A la cl : une compile des moments forts de la vie de notre croqueur croquignolet, avec ce quelle a de tendre, de drle, de cruel, de pathtique, de drangeant, de passionnant et de passionnel.

    Je tiens demble souligner que ce livre est moins une hagiographie au got de pangyrique quune biographie aux airs dalbum de famille. Comme on le verra, la vie de Ali Dilem, si singulire soit-elle, ne se conjugue pas toujours la premire personne du singulier. Car la vie de Dilem est une histoire collective elle seule, et ce titre, le parcours de notre trublion ftiche mrite dtre mdit comme la photographie dune poque, dun moment collectif, tant sa vie se confond avec celle de tout un pays, de toute une gnration. Une gnration qui lacclame et le proclame comme une idole, un symbole, voire carrment un leader, au point de lembarrasser par tant de sollicitation et de sollicitude. Que de fois, en effet, ne sest-il dfendu, tout au long de nos entretiens, dtre le porte-parole dune quelconque jeunesse insurge. Il me disait : Je ne veux pas mimproviser porte-parole dune gnration. Ce serait malheureux quun misrable dessinateur de Mickeys le fasse. Soyons srieux ya l khawa !

    Lon ne peut sempcher en tout cas de voir dans luvre de lditorialiste graphique du quotidien Libert quelque chose qui est de lordre de lengagement ; un engagement rageur confinant au sacerdoce, loin de toute dsinvolture, lui qui a fait de la dmystification de ce pouvoir comme il dit, son dada, pour ne pas dire sa raison dtre. Mohamed Benchicou, son matre penser, rsume parfaitement cet tat desprit lorsquil crit : Dilem a une me de justicier. Il ne dessine pas pour passer le temps mais pour faire mal, pour corcher les crapules et les puissants. (Le Matin du 31 janvier 2002). Ainsi, la vie de Ali Dilem est, en elle-mme, un pamphlet, lui, lmeutier-n qui a port la rvolte sourde de tout un peuple, et quun peuple entier a port.

    Rendons-lui tout le moins grce davoir hiss le dessin de presse au rang dun art populaire. Il tombe sous le sens que lhritage des ans nest pas pour autant balay, Dieu ne plaise. Il serait, au demeurant, ingrat et injuste docculter le travail des pres fondateurs dont je salue ici le mrite, eux qui ont grandement contribu populariser la caricature (mais aussi la BD et le dessin de manire gnrale) mme si avec moins de bonheur, vu lventail rduit des titres de la presse nationale avant 1990. Je pense aux Slim, Maz, Rachid Kaci, Haroun, Fathi Bourayou, Tenani, Ader et autre Amouri, avec un hommage particulier limmense Sid-Ali Melouah qui nous a quitts le 4 juin 2007. A cette constellation de croqueurs lumineux est venue sarrimer une brochette de jeunes talents qui assurent brillamment la continuit : les Ayoub, Gyps, Le Hic, Djamel Noun, Abi Mounir, Dahmani, Elho (Hocine Boukella), Islam, sans oublier cet autre monstre sacr quest Chawki Amari, premier dessinateur, dois-je le rappeler, avoir got aux geles du rgime pour une simple saute dhumour , et qui, lheure mme

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    o jcris ces lignes, risque dy retourner, cette fois, sous la casquette du chroniqueur. Cest donc eux tous, les pionniers aussi bien que leurs pigones toils, que je pense aussi, en faisant ce livre. En dernire analyse, cest toute la saga de cet art qui est rendue ici. Au reste, il me brle dapporter cette prcision de taille: Dilem na jamais command ce livre. Mme si la vanit est humaine, force mest de tmoigner que je nai pas vu en Ali un collectionneur de compliments, encore moins un outrecuidant freluquet schinant qumander la flatterie et arroser sa fleur de Narcisse aux paroles sirupeuses de son entourage. Jai trouv plutt un jeune homme dot de beaucoup de discernement, dune haute exigence morale et intransigeance politique ; un jeune homme profondment inquiet, constamment sur le qui-vive, dune touchante fragilit, habit par une angoisse perptuelle. Il est surprenant de voir combien il est dsabus, lui qui promne un regard plein de dsenchantement sur les choses de ce monde, et qui observe, avec un tonnement mtin la fois de ddain et de dsolation, la faon avec laquelle courtisans et parvenus se jettent petitement sur le superficiel et le mondain. Je me dois donc de rendre justice sa lucidit, son humilit et sa grande sensibilit. Ali Dilem na jamais demand tre immortalis dans un quelconque opuscule. Sil y a un mot qui rsume ce garon, si dmesur soit-il dans son trait et dans son imagination, ce mot serait pudeur . Ya errab ! Au lieu de faire un bouquin sur un gant comme El Badji, on sintresse la vie dun misrable caricaturiste ! martelait-il avec agacement. Sil a accept de jouer le jeu, cest dans lesprit du service minimum , juste de quoi tmoigner dune poque et rendre hommage, loccasion, une flope dartistes et non des moindres quil a eu la chance de croiser sur son chemin : Mekbel, Matoub, les Asselah, Djaout, Martinez, Alloula, Allalou, Boudjedra, Idir, Fellag, Yasmina Khadra, et une lgion dautres grands noms de la culture algrienne. Jai eu beau le prier de me gratifier dun autoportrait, il na pas cd mes instances. Pas plus quil nacceptera de poser pour une sance-photos. Cest dire tout le scrupule quil avait passer pour la star qui dicterait sa biographie un ngre . Il me disait dun ton premptoire, lors de nos aparts : Cest ton bouquin, je ne suis quun sujet.

    *

    Pour la petite histoire, lide de consacrer un livre cet enfant terrible de la presse algrienne, je la dois Abrous Outoudert, lancien directeur de Libert. Le dclencheur du livre ctait, pour tout dire, la premire convocation de Ali Dilem par la police et les dmls quil avait eus, plus tard, avec la justice. Au-del de lmotion et de lindignation que commandaient lurgence de la situation, ces circonstances avaient exacerb mon sentiment que le plus attendrissant de nos empcheurs de tourner en rond mritait un peu plus quun ou deux articles scandaliss. Le soutien bienveillant de Abrous Outoudert ou Monsieur le Directeur comme je me plaisais lappeler, y a fortement pourvu en me suggrant de faire carrment un livre, et en mettant tous les moyens de mon ct, cet effet.

    Il est vrai que les tracasseries judiciaires de Ali Dilem ne constituent pas un prcdent, Chawki Amari layant devanc sous ce chapitre, comme je lavais

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    signal prcdemment. Quon se souvienne, en effet, de ce fameux t 96 o le non moins dcapant caricaturiste et chroniqueur du quotidien La Tribune lpoque avait t incarcr un mois durant, Serkadji, pour un dessin jug attentatoire lemblme national. Si Dilem navait pas t inquit jusqu cette date, ses dessins nen taient pas moins honnis et maudits par les gardiens du Temple et les dfenseurs attitrs des Tawabit al-wataniya, les sacro-saintes constantes nationales. Je touche du bois me dira-t-il, lui qui avait flirt plus dune fois avec les foudres des Ponce Pilate de la tentation liberticide, en incorrigible iconoclaste quil a toujours t. Le 26 janvier 2002, Dilem est convoqu donc par la police pour rpondre dun dessin paru le 29 novembre 2001, et brocardant, une fois de plus, le haut gratin de la hirarchie militaire. Linfo circule comme une trane de poudre dans les rdactions et jette lopinion en moi. Et pour cause. Cest la premire fois que Ali Dilem est est en justice pour un dessin de presse. Ctait un fait indit dans la mesure o ctait bien la premire fois que lauguste MDN, le bien distingu Ministre de la dfense nationale, ragissait dune manire, pour ainsi dire, officielle, une caricature, alors que Dilem nen tait pas son premier coup de patte anti-gnraux .

    Le 16 juin 2001, soit quelques mois avant cette affaire, le mme Dilem avait provoqu un toll en annonant une grve de la faim pour protester contre les amendements introduits dans le Code pnal, et qui visaient clouer le bec la profession en portant au centuple le barme des sanctions prvues contre les journalistes coupables de diffamation, entendez surtout celle qui sen prenait la personne du prsident de la Rpublique ou les Corps constitus. Dans lun des articles introduits dans cet dit, il tait clairement soulign que le dessin de presse tait log la mme enseigne. Du coup, daucuns diront juste titre quil ne manquait que le nom de celui qui cette mise en garde peine voile tait adresse, savoir Ali Dilem himself. Si bien que lon a surnomm cet oukase, lamendement Dilem . Une drle de conscration

    Au dtour dune question sur lpisode de son assignation, Dilem aura ces mots la bouche : Un gnral qui a peur dune caricature, je trouve a mesquin. Cest pas sympa pour lALN ! Un pays qui est drang par un caricaturiste, je trouve a dramatique. En fvrier 1994 dj, Ali est convoqu avec Mekbel la Prsidence pour rpondre dune srie de dessins o il taquinait le Prsident Zeroual en le surnommant Zorro . Loin de sassagir, il persvre dans la chose o il a le plus excell : linsolence. Mais cet agitateur coquin a-t-il seulement conscience de son audience, et,jallais direde son aura ? Il nen fait pas un motif de fiert en tout cas. Il est mme consum par la gne ds que je commence lui parler comme un hros populaire. Jaurais aim tre un hros en sauvant une gamine noye dans Oued el Harrach ! me fait-il, avec ce ct redjla (viril) qui est, dirait-on, consubstantiel de son caractre.

    *

    Pertinent, impertinent, tortur, tourment, gnreux, exasprant, gouailleur, affectueux, timide, tmraire, motif, survolt, djant, corch vif, cassant, attachant, tranchant, attendrissant, impulsif, bref : il a pour lui une kyrielle dadjectifs. Mais tous les adjectifs, tous les superlatifs, sont impuissants devant son

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    gnie et son tonnante lucidit, sa personnalit dconcertante, et son caractre si droutant. Cependant, quelle que ft ltiquette quon pourrait lui coller, il est un sentiment qui traverse avec constance tous ses tats dme : son incommensurable amour pour son peuple et sa passion de lAlgrie. Rien que pour cela, je voulais appeler ce livre : Dilem LAlgrien. Jai rarement rencontr quelqu'un daussi authentique. Quelqu'un qui rtorque une jeune fille qui sest entiche de lui : Va voir quelqu'un de plus intressant, ana ndir el mikiate ! (moi je fais des Mickeys). La vrit est quil a dautres chats fouetter, lui, comme foutre la merde dans la monarchie bouteflkienne en lchant son arme de guignols contre les apparatchiks du systme. Il et pu aligner les glorioles en menant une vie dartiste mondain et mollement consensuel, mais voil : il a ce serment rageur dans le ventre quil porte comme un ulcre de la colre.

    Par moments, il me donnait la nette impression quil sinterdisait dtre heureux. Jai fait le deuil de ma jeunesse entonne-t-il. Toute la journe enferm dans sa boite de Rotring. Tout le temps reclus dans ses doutes, ternellement insatisfait de lui-mme. Quest-ce quil aurait aim tre un anonyme parmi les anonymes ! Il me jurait quil aurait volontiers chang sa vie contre celle dun illustre inconnu ; une femme, trois gosses, une Passat 78 et un deux-pices Bab-Ezzouar. Quest-ce que tu es bien quand tu nes pas conscient de la gravit des choses ! fulmine-t-il. Un type qui vit dans sa bulle, au propre plus quau figur. Oui. Le dessinateur le plus en vue, le plus envi, boude le confort gras et facile. Sa vie est un trip. Il dessine et dsespre avec ses tripes, il ne sait pas tricher, il fait tout avec ses tripes, avec une rare abngation, et une virtuosit hors pair.

    Car son lot, cest dtre, justement, lempcheur de tourner en rond, lemmerdeur en chef de la Rpublique, le frondeur tellement maudit et tellement adul. Chez lui, cest presque existentiel. Cest ontologique. Ce petit emmerdeur qui pousse loutrance jusqu loutrage, nayant cure des consquences, et qui a le culot de cracher dans la gueule des gnraux en leur criant : Cassez-vous ! . Qui tutoie les Toufik, les Belkheir, les Lamari, les Nezzar et le reste de la bande aux Majors avec la hargne de celui qui na pas les jetons, et qui na pas froid aux yeux. Celui qui part de cette boutade dcapante, usant en matre du sens de la formule, comme dans ces rpliques au vitriol, la fois hilarantes et si bien tournes, qui fusent de ses bulles : Le premier facteur de mortalit en Algrie cest le pouvoir ! , avant de jeter cette saillie cinglante : Je ne mexplique pas comment un Toufik peut se brosser les dents le soir et aller tranquillement se coucher !

    *

    Je me demande parfois comment a-t-on pu voir en lui un dandy arrogant, voire un excrable bad-boy , juste parce quil est pass, tel un rouleau-compresseur, sur tous nos tabous. Il est vrai que son char na pas fait dans le dtail, crabouillant sans mnagement notre pudibonderie trique et chafouine. Mais si cest cela son tort, alors, soit ! Grand bien nous fasse ! On gagnerait mme prendre exemple sur lui et mettre un peu de gaiet pimente dans notre train-train constip et gav de biensance. Car cest de cela, en dfinitive, que Dilem est coupable : davoir grill tous nos feux rouges en brlant, au passage, nos formules de politesse. Pourtant, grattez-moi ce vernis et cest une fleur bleue qui

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    apparat. Cela va peut-tre en surprendre plus dun mais Dilem a une vritable hantise du juste ton. Jugez plutt : Le danger pour nous, et je ne parle pas que pour la caricature, cest que, force de vouloir trop en faire, on en fait trop. Il faut que ce qui est irrespectueux, que ce qui est irrvrencieux, ne devienne pas vulgaire. En voil un, de dilemme type ! Une autre de ses gageures. De ces exercices de haute voltige dont il a le secret. Cest tout fait lui, au demeurant ; les douches cossaises, a le connat. Copie conforme de son trait, tout la fois sobre et jouissif, dpouill et jubilatoire. Vritable numro dquilibriste auquel il se livre quotidiennement, souvent avec bonheur, lui qui chaque jour donne limpression davoir pouss le bouchon un peu plus loin, pour notre plus grand plaisir, et repouss de quelques bornes, les limites de la hachma (honte), de la horma (pudeur), de linterdit et de lindicible. Il va mme jusqu prescrire : Il faut des pornos algriens ! Lui qui oblige parfois quelques esprits bien pensants, dont, si cela se trouve, des lecteurs assidus de Libert, dcouper la lucarne de la 24 avant de faire entrer le journal la maison. Ils esprent, en bon matre-censeurs quils sont, veillant sur la morale et sur les murs comme des curs de campagne, que cacher ce dessin que leur prude hypocrisie ne saurait voir, pargnerait leur fille modle quelque estafilade sulfureuse de ce plaisantin impnitent.

    Il ne faut pas tre sorti de Saint-Cyr pour comprendre que ce qui est dmesur, au bout du compte, et comme lui-mme le fait remarquer, ce nest pas tant lexubrance de son trait que la saga Algrie que Ali nous dpeint chaque jour avec un savant mlange de tendresse et de cruaut. A situation radicale, attitude radicale professe-t-il. Pile poil. Cest exactement sa devise. Pour lui, une caricature se doit dtre la mesure de la dmesure de nos aberrations nationales, car, dit-il, la colre est ce quil y a de plus lgitime comme raction avoir en Algrie . Et la colre devient, de ce fait, le sentiment national le plus partag. Ce disant, il me rappelle cette description de Mahmoud Darwich propos du caricaturiste-martyr Naji Al Ali : Homme-contre, envahi par la colre, ce nest pas par le succs mondain quil brille ; cest par son talent, tendu vers un seul but : la beaut. Mais il refuse lart pour lart, mme si lart cre de la beaut. Il trouve que lart est un luxe, quand les hommes manquent de pain. 1 Un portrait qui me parat sappliquer parfaitement notre Ali national.

    Oui. Dilem soutient mordicus quil nexagre rien, que cest notre quotidien abject qui exagre. Quil ne fait que traduire, in fine, le ras-le-bol de trente millions dAlgriens et vomir leur BASTA ! . Je nai jamais converti un Algrien assne-t-il encore, en une formule qui rsume tout et qui voque cette intelligence de connivence comme il lappelle, qui le lie ses millions de lecteurs. Je nai jamais cru aux lendemains qui chantent. Je ne peux pas dessiner des oiseaux et des fleurs quand il y a 400 personnes gorges plaide notre corch. Et de fondre derechef sur Boutef 1er et autres nobliaux encanaills, en suzerains rigs, quand ils blanchissent un gorgeur et jettent un dessinateur en prison pour avoir dessin un drapeau !

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    1 In : Caricatures arabes , une dition de lIMA, Paris, 1988. Ce texte de Mahmoud Darwich est en vrit une

    prface que le grand pote palestinien avait faite ldition du premier album de son compatriote intitul : Caricatures de Naji Al Ali (Centre arabe dinformation, Beyrouth, 1983).

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    Jai pass trois semaines dans la caverne de Ali Dilem. Il ma ouvert son cur, sa maison, sa cuisine, et mme ses toilettes, clean comme un harem, lui qui tient tellement linviolabilit de ses cabinets intimes.

    Ce livre est donc le fruit de vingt-et-un jours dentretiens intensifs, dans sa planque, un appartement situ quelque part sur les hauteurs dAlger. Trois semaines faire le voyeur loisir, et pendant lesquelles jai eu droit au must de sa carrire. Le meilleur comme le pire. Par probit, je me dois de souligner que ces entretiens eurent lieu au mois de fvrier 2002. Ils peuvent, ce titre, paratre dats . Cela devrait expliquer certains anachronismes, souligns temps ; certains blancs inexplicables au regard de quelque actualit pressante, limage de laffaire des caricatures danoises . Il va de soi que jai actualis tout cela, comme on dit dans le mtier, faisant recours, au besoin, des interviews accordes par Ali divers mdias, et autres documents mme de combler ces lacunes. Le fait est que, sitt le gros de nos entretiens termin, jai prouv du scrupule abuser encore de la gnrosit et de la disponibilit de Ali pour quelques petits dtails, finalement, sans grande importance, fortiori quand on connat son emploi du temps. Il faut dire que le mien non plus ntait pas trs flexible ces dernires annes.

    Tout bien considr, on verra trs vite que, pour lessentiel, la pense dilemienne est l : celle qui inspire ses coups de gnie ou de folie, structure son imagination, commande son trait et guide ses choix. Une pense vive, ptillante, pntrante. Elle reflte une dmarche construite, rflchie, cohrente, btie sur une conscience totale des enjeux ; une conscience qui, pour malheureuse quelle soit, nen est pas moins en veil. Perspicace. Efficace. Son me, sa personnalit, ses tics, ses humeurs, son sale caractre, sont galement l, intacts. Force est de noter donc, ce sujet, que sa structure motionnelle aussi bien quintellectuelle, ses rfrences, ses croyances, ses valeurs et ses convictions les plus profondes, toutes choses qui alimentent ses ides et faonnent son geste cratif, sont, mon avis, globalement inchangs. Sans compter le parcours poustouflant de lartiste, tout ce qui la marqu dans son enfance et dans sa prime jeunesse, et qui a prsid sa fulgurante destine.

    Sur un autre plan, et quitte ce que lego de mon ami, de mon frre Ali en ptisse un peu, il me faut avouer quen me lanant dans cette entreprise, la vie de Dilem, au-del de sa valeur intrinsque, ma servi par surcrot de prtexte pour voquer travers lui, travers le puissant symbole quil est et tout ce quil reprsente, la Gnration dOctobre . La mienne. Rien de tel, me suis-je dit, rien de tel, en effet, pour clbrer les vingt ans dOctobre 88, que de revisiter la vie et luvre de Ali Dilem. Si jai souffert que lestablishment ditorial algrois ait boud ce manuscrit lors de mes premires tentatives pour sa publication en 2002, et ce, pour des raisons qui ont assurment voir avec le contenu de ce livre et son cot politique , je me rjouis de pouvoir enfin le sortir, et dans un contexte symboliquement trs favorable, attendu justement que cette anne 2008 correspond aux vingt ans dOctobre 88. Ce nest pas par pur opportunisme vous vous en doutez bien que je magrippe cette heureuse conjonction, et ce nest pas non plus par simple amour des chiffres ronds et ronronnants (entendez : llgance du chiffre 20), mais parce que, fondamentalement, dans le propos mme de ce livre, ce livre aux accents pamphltaires, dans son esprit le plus profond, Octobre est l,

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    surgissant chaque mot et affleurant chaque page. Par son souffle incandescent, par sa fougue libratrice, ses valeurs mancipatrices, par le flot de reprsentations prodigieuses et toute cette mythologie libertaire auxquelles il donna naissance tel un mythe trs puissant ou un archtype suprieur, Octobre est l. Oui, et plus que jamais l ! Quon en juge par ses effets, par ses enfants, lui qui a inspir tout une gnration dartistes, dcrivains, dintellectuels, de journalistes et de militants, jentends particulirement ceux de ma gnration, mme si je rsiste la tentation (facile) de commettre un ouvrage gnrationnel qui pcht par son excs de jeunisme . Quon songe aux SAS, YB, Amazigh Kateb, Fellag, Cheikh Sidi Bmol, Mohamed Ali Allalou, Aziz Smati, Youcef Benadouda (Madame Doudoune) et une plthore de cratifs de tout acabit qui en ont fait leur manifeste et leur tendard. Cela ne devrait pas me faire occulter la dimension documentaire strictu sensu dOctobre en ce quil nintervient pas ici uniquement par sa porte potique, mais aussi comme trame factuelle, Dilem ayant pris une part active ces meutes fondatrices comme le lecteur pourra le constater ds les premiers chapitres.

    *

    On se voyait quasiment tous les jours, Ali et moi, gnralement aux coups de 9h, sauf le dimanche, car il devait envoyer des dessins pour TV5 (il collaborait notamment lmission Kiosque ). Matinal, lartiste est debout ds 7h, et, depuis, travail, travail, travail. A cette priode, il planchait assidment sur un nouvel album de dessins dont le titre provisoire tait Gnral X .

    La premire chose qui me frappa demble chez lui, ctait son norme apptit louvrage. Il ne sortait que rarement, ds mon arrive, pour minviter prendre un petit caf, un cafi ligi comme il disait, imitant la diction populaire, avant dattaquer sa journe. A peine le caf sirot quil revenait se terrer dans sa grotte urbaine. Il replongeait dans son Macintosh pour peaufiner les dessins de la veille en consultant, au passage, sa boite lectronique. Il recevait une centaine de messages par jour, parfois bien davantage. Tout un fans-club. Il ne rpondait que rarement aux e-mails. Le voil faisant un dessin pour faire plaisir une fillette de 11 ans qui lui prend la tte. Il tait presque malheureux de ne pouvoir rpondre aux nombreuses sollicitations et autres marques de sympathie dont il faisait lobjet. Il faut dire quil tait un peu flemmard pour pianoter sur le clavier, et il et volontiers engag une secrtaire pour rpondre ses messages.

    Lappartement un F4 tait plutt chic, encastr dans un petit immeuble chic dans un quartier chic. Nallez pas penser mal : Dilem nie catgoriquement stre embourgeois. Certes, il avait un chauffeur sa disposition 24 heures sur 24. Il faudrait sans doute mettre cela sur le compte du fait quAli ne conduisait pas, et il semblerait mme certain quil ne possde mme pas un permis de conduire. Lappartement est sobrement meubl. Sa table de travail est jonche dune liasse de feuilles 21X27 et un tas de marqueurs, de feutres, de crayons et autre matriel de dessin. Les bauches du dessin envoy la veille ou encore ceux de son album en gestation sont tals l, et on na quune seule envie ds quon les regarde, cest de les emporter tous tellement ils sont parfaits. Derrire la table de travail, une pendule dun air ancien grne le temps ct dun grand miroir longiligne sur lequel on peut voir dessin un schtroumf dilemien, avec cette bulle toute algrienne:

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    Chkoupi ! . A droite, une chane de musique, avec une pile de CD o se ctoient Sting, Whitney Houston, Amar Ezzahi, El Hachemi Guerouabi, Artha Franklin, Frank Sinatra, Cheb Billal, Gnawa Diffusion et autre Cheikh Sidi Bmol. Sur ltagre du dessous, une autre pile, de DVD cette fois : La vrit si je mens, Sixime Sens, Trafic, ou encore Sexe, mensonge et vido ornent sa filmothque. Nos entretiens se droulaient souvent sur fond de musique chabi ou hawzi ; un Aziouez Ras chantant : Ya Lalla Ghanou ou encore Guerouabi scandant : Wal madi rani ghlaqt babou oua qdhit lih , un refrain que Dilem navait de cesse de fredonner en boucle.

    Sur lautre flanc trne un poste de tlvision high-tech avec un lecteur vido. Prcieuse compagne des solitaires, la tl reste allume toute la journe, telle une fentre ouverte sur lextrieur. Souvent, elle est branche sur LCI. Ali est un mordu des programmes dinformation en continu ainsi que des documentaires. Mais cest aussi un cinphage comme il dit. En vrit, cest un tlphage tout court. Il ne se lasse pas de farfouiller, feutre la main, dans les programmes de Tl-Cable-Satellite ou quelque autre revue TV. Comme Monsieur tout le monde, il se sert dune carte pirate charge 200 DA.

    Il ne rate presque rien : dbats politiques, matchs de foot, reportages, cin. Il est accro des combats de boxe galement, ainsi que des documentaires caractre biographique. Je me souviens dun jour o il tait scotch tel un gamin au petit cran admirer langoureusement la vie de deux parrains de la mafia, Alfonso Capone et Charles Salvatore Lucania dit Lucky Luciano. Les biographies, faut-il le relever, figurent aussi en tte de ses lectures prfres, ainsi que les livres dentretiens. La fiction, par contre, ce nest pas sa tasse de th. a memmerde de lire ce que pense un autre, a memmerde. Cest comme si je ntais pas capable de rver par moi-mme ; comme si jtais oblig daller piquer, daller grignoter les rves dun autre mexplique-t-il. Petite exception cependant : Dilem est un fana des romans dsopilants de mon ami Abderrahmane Louns.

    Derrire la table de tlvision se dresse une bibliothque toute en longueur o se distingue un superbe narghileh turc. Le kifomtre est au repos. Tout grand fumeur quil est, Dilem nest pas amateur de ces vapeurs-l. A ct, on peut voir une tire-lire en argile do il me sort des pices de zoudj dourous, raba dourous, de vieilles monnaies qui ont disparu depuis des lustres de la circulation. Jadore collectionner les objets des annes 70 confie-t-il. Il collectionne des montres de marque, des LIP surtout. Il en avait quelques trente cinq pices. Il serait prt les troquer toutes contre ce tableau de couleur jaune quon trouve dans toutes les maisons arabes illustrant le sacrifice dAbraham. Autre objet de collection : les casquettes. Toujours une visire visse sa tte, comme pour se protger des regards scrutateurs.

    Dans un coin, on peut apercevoir un petit bar bien achaland en bouteilles de toutes marques o le JB et le HB font la paire. Oui, Hamoud Boualem. Ali est un inconditionnel du Selecto & Co. On peut mme changer le nom de la marque et lappeler Hamoud Dilem . Les bouteilles de HB sont parpilles dans tout lappartement. Au milieu du salon, un sofa en cuir sur lequel Ali passait souvent la nuit, prfrant dormir proximit de son poste de travail que daller se rouler dans son grand lit. Je naime pas passer la nuit seul me lance-t-il. Ds quil se lve, il se rue sur son iMac o il semploie toute la journe scanner et monter ses

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    dessins. A ct du Macintosh, une grosse imprimante et un fax viennent complter larsenal lectronique de notre virtuose. Sur une table basse, au milieu des fauteuils, sont amoncels les titres de la presse nationale que Ali reoit tous les matins. Il les dvore tous, sans distinction de gabarit , de langue ou de ligne ditoriale. Ceux qui manquent son jeu de journaux, il sort les acheter et les parcourt avec la mme attention tatillonne. Parfois, la revue de presse passait avant son caf du matin.

    Sil nest pas en train de donner un coup de crayon ou surfer sur son micro, Ali est aux fourneaux. Tous ceux qui ont eu le plaisir de goter ses plats vous diront que cest un as de la cuisine. Dire qu ses dbuts, il ratait leau chaude pour reprendre son expression. Cest Mohamed-Ali Allalou qui la initi au b.a.-ba de la cuisine. Jai commenc par une chtitha djedj (poulet en sauce) se souvient-il. Ctait Paris. Jai trouv sa loubia (soupe de haricots blancs) presque aussi succulente que nos entretiens. Il avait une faon bien lui de faire son march. Jai eu laccompagner un jeudi au souk Ali Mellah, et jai mesur ltendue de son temprament taquin et moqueur. Un vritable lutin plein dnergie et de malice. Il bouge dans tous les sens, rigole tout-va, raille les vendeurs. Il ne se laisse pas faire ct prix. Matahchiliche, ana larouche ! (Ne mescroquez pas, je suis des Arouche , allusion au mouvement des meutiers kabyles) lche-t-il en riant gorge dploye, ladresse de ceux qui seraient tents de larnaquer. Ses lgumes prfrs sont les trucs anciens, les pinards, boubras, lahvaq (le basilic, il adore), el guernina, fliou. Et bien sr, ses phrases assassines ne labandonnent jamais. Dans les situations les plus prosaques, il est en veil, il caricature tout, croque tout sur son passage, tel un requin farceur, croire quil nest jamais hors service. Un vendeur de poissons affiche un prix exorbitant pour une marchandise douteuse et Dilem de commenter : Putain comme a pue ! Il te vend le poisson avec ses rgles ! Nous avons eu partager une Saint-Valentin entre garons. En guise de cadeau, il soffre une balade la rue Didouche-Mourad, un rituel qui faisait partie de ces petits plaisirs de la vie qui taient vcus comme une offrande par le reclus quil tait. Cela faisait une anne que Dilem ne stait autoris pareille escapade. Peut-tre tait-ce leffet de quelque agoraphobie latente. Ou de son enttante timidit, gnrant une gne perptuelle qui contrastait trangement avec ce ct gouailleur dont il ne se dpartait jamais. Dans la rue, des lecteurs sarrachent sous nos yeux son dessin du jour. Un peu plus haut que Meissonier, une jeune femme lui fait un coucou coup de klaxon. Dilem ne bronche pas. Il ne ralise pas que des gens puissent faire tout cela pour sa pomme. Putain, mais ana oulid el Harrach, fayeh, misrable ! rpte-t-il avec lair de ne pas y croire, rong par lembarras, sautoflagellant lenvi. Dun sourire malicieux, il appelle cela la revanche des gueux .

    *

    Dans ce livre, je nai pas tant envie de parler de Dilem que de Ali. Ds le dbut, je voulais que Ali baisse sa garde et se dvoile. Je voulais quil se dcrispe, se lche et sexprime en tant que versant humain du monstre sacr. Enfant prodige, enfant prodigue, enfant terrible, enfant gt de la liaison dangereuse entre la presse et la libert, moi, jai surtout envie de raconter lenfant tout court. Point final. Jai envie de parler de lternel rveur quil est. Jai envie de parler du gamin dEl

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    Harrach, ce houmiste jusqu la moelle qui, jusqu la fin de son adolescence, se sentait expatri ds quil sortait de son Belfort natal. Jai envie de percer limaginaire de ce mme qui, a peine haut comme trois pommes, se moquait dj de tout tel un joyeux farfadet plein de verve et dironie. Bref, ce livre est comme un journal intime : Dilem est racont du dedans, avec le ncessaire de confessions et danecdotes, mais sans trop forcer sur la vie prive. Pas vident de dfoncer un jardin secret. Pas sympa non plus. On sait combien il est pnible de sexercer triturer la mmoire et torturer le souvenir, surtout pour quelqu'un qui a vcu tant de douleurs. Il a vcu dans sa chair la perte de ses piliers affectifs : Ahmed et Rabah Asselah, Sad Mekbel et Louns Matoub qui lui avait confi la couverture de son dernier album, Aghuru, quelques jours seulement avant sa tragique disparition.

    A 20 ans, il rencontre Londres sa lgende personnelle, la princesse qui a berc ses rves dadolescent, et qui lui a valu des cahiers entiers de portraits : jai nomm Lady Di. A 21 ans, il voit son copain denfance canard sous ses yeux dans le feu des affrontements dOctobre 88 au moment o, lui, prenait ce chahut de gamins (selon lexpression malheureuse dun ancien apparatchik) vraiment la lettre, une partie de touayche (potacheries) au premier degr, la jouant un peu redjla devant le commissariat ta el houma , et apostrophant des gens en leur annonant : Nous sommes le Mouvement de Libration Patrice Lumumba . A 22 ans, il rvolutionne de but en blanc le dessin de presse o il fait une entre trs remarque, port par deux mentors : Denis Martinez et Sad Mekbel. Enfin, mentorsnous verrons que la jeune recrue avait dj des ides bien tranches et un trait dj trop singulier pour se rclamer dune quelconque paternit. Il ouvre le bal par une bombe inaugurale : un dessin o il dculotte Chadli et quEl Ghoul, alias Mesmar Jeha, va croquer avec apptit en sempressant de le publier firement dans Alger-rp avec la mention : Bienvenue au club ! .

    Aujourdhui, le nom de Ali Dilem est une marque internationale de la caricature. Ces dernires annes, lartiste na fait quenchaner prix et hommages aux quatre coins du monde, raflant les distinctions les plus prestigieuses, devenant le crateur le plus cap des artistes algriens. En juin 2006, il sest vu dcerner Denver, aux Etats-Unis, le Cartoonists Rights Network's (CRN) Courage in Cartooning Award, un prix rcompensant chaque anne le courage dun dessinateur. En octobre 2007, il reoit le premier prix au salon international du dessin de presse et de lhumour vache de Saint-Just-Le-Martel. Depuis quelques annes, Dilem sillonne la plante avec son ami Plantu et une caravane dautres caricaturistes dlurs pour dfendre la cause de la paix dans le monde sous la bannire de lONU, une opration lance par Plantu et Kofi Annan sous le slogan : Cartooning for peace , Dessiner pour la paix . Un activisme qui sest intensifi linternational au lendemain de laffaire dite des Caricatures du Prophte . Cest dire si son destin na pas dpass le cadre troit de sa lucarne algrienne, lui qui, par ailleurs, et depuis de bonnes annes maintenant, sadresse au monde entier par le biais de la chane TV5. Cette dimension internationale ne lempche videmment pas dtre prsent par ses dessins en Algrie tous les matins, collant troitement lactualit nationale et croquant ses protagonistes avec une fidlit obsessionnelle.

    Que dire de plus en guise dintro, de ce garon presque mythifi, port aux nues, revendiqu par tant dAlgriens, toutes tranches dge confondues, toutes

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    sensibilits. Dilem est devenu le plus populaire de ce que notre presse, pourtant, longtemps impopulaire, a pu enfanter. Daucuns seraient mme tents de lui crier : Attention, rcup ! . Et il y aurait de quoi : tout le monde ladule, lacclame, le rclame. Le beau monde, le grand monde, les ambassadeurs, les politiques, les personnalits nationales et les gens du spectacle : tous veulent lavoir leur table. Tout rebelle quil est, il est effectivement de bon ton aujourdhui de linviter un cocktail, et gure pour lui suggrer de mettre un peu deau dans son vin ou, pluttdans son encrier. Pas intrt le sermonner, on le perdrait de suite. Ici comme ailleurs, il devient le chouchou incontest de la contestation, et il nest dcidment plus de cause qui ne chercht en lui un emblme, et dans lun ou lautre de ses dessins, une mascotte. Un destin exceptionnel. Pourtant, il est zen comme un moine tibtain. Il est juste parfois vid et souvent agac par tout ce bruit autour de sa personne, ou, pluttde son personnage. Il trouve quil suscite trop de passion injustement. Que de malentendus son mystre na-t-il pas charris. Que dpithtes dsobligeantes : mgalo , capricieux , voyou , ingrable , macho , misogyne mprisant , et jen passe ! Jamais on na dit quelque chose de juste sur moi, jamais ! me confiera-t-il un jour, dun air dsespr.

    Quand il ne force pas ladmiration, Dilem impose au moins le respect. Et quand il ny a pas les deux, il subsistera toujours son charisme, envers et contre tous. Autant il est controvers, autant il fait lunanimit autour de son utilit notre paysage politico-mdiatique puant le consensus et le politiquement correct, suffocant sous sa demi-tonne de certitudes, le conformisme considrable qui le ronge, et son insupportable manque de toupet.

    *

    Dans une interview Paris-Match (semaine du 16 au 22 fvrier 2006), Dilem affirme quil en aurait pour neuf ans de prison si, par malheur, on lui appliquait le barme en cours pour chacune des 24 affaires pendantes devant les tribunaux, libelles son nom. Courageux, cette pe de Damocls absolument infme ne le fait pas assagir dun iota, au grand bonheur de ses fans. Comme me le disait lillustre Mohamed El Badji peu avant sa mort : Ceux qui veulent le jeter en prison ne sont quune bande de criminels ! Auparavant, le grand matre du chabi (que javais expressment sollicit pour me gratifier de quelques mots sur Ali qui lui vouait une incommensurable admiration, comme javais sollicit dautres personnalits artistiques ou littraires, linstar du grand crivain Rachid Boudjedra) me fit cette confidence : Ce dessin, ce Mickey, mine de rien, te fait comprendre mieux que quiconque la nature des hommes. Moi je nachetais le journal Libert que pour voir ce Mickey. Ds que je vois le Mickey, je comprends tout, sans avoir lire le journal je vous le jure ! . Cest trange comme ces mots dEl Badji font cho ceux de Mahmoud Darwich sur Naji Al Ali quand il crit : Substantiel il lest jusqu la moelle. Cest lui, Naji, qui vous dispense de la lecture du journal et dispense le journal de la ncessit de lcriture. Cette image, dans le cas de Dilem, est mme devenue une ritournelle : que de fois ne le lui a-t-on dit et rpt, sur le ton du compliment bien sr, en lanant : On nachte le journal que pour toi. Si bien que Ali Dilem passe, bon gr, mal gr,

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    pour le rdempteur dune presse qui a perdu de son mordant et de sa ptulance. Une responsabilit qui, loin de flatter son orgueil, le laisse perplexe et lui fait peur.

    Cest dessein que jai convoqu le spectre de Naji El Ali ; que jai cherch le texte de Darwich. Dabord, pour nous rappeler au souvenir de ce caricaturiste-martyr, le seul ma connaissance, ou lun des rares en tout cas parmi les gens de son mtier, avoir pay de sa vie pour ses coups de crayon. Oui. Je voulais dire quelque chose sa mmoire, et je sais que Ali, Ali Dilem je veux dire, est trs sensible au destin de quelquun comme Naji Al Ali. Je voulais profiter de cette occasion de parler du dessin de presse pour dire limportance de Naji El Ali et ce quil reprsente dans les luttes pour les liberts, lui qui stait brouill jusquavec son camp naturel, et ce, dans le contexte particulirement difficile qui est celui de nos frres Palestiniens. Et je me flicite de voir ces deux Ali ainsi runis (mme virtuellement ; ft-ce potiquement), hilares et dsempars, lombre du Crayon Tutlaire. En arabe, je crois quon dit qalam erassass , littralement crayon de plomb ou crayon balistique . Il me plairait de traduire cela par crayon baroudeur . Dailleurs, cest curieux comme cela sonne juste quand on songe loin de toute apologie belliqueuse que le trait fielleux de ces deux francs-tireurs et leurs semblables tonne comme la poudre. Bref, je ne peux mempcher de voir en Ali Dilem le digne continuateur de ce dessinateur palestinien si cher mon cur. Naji Al Ali (1936-1987) tait natif de Shajra, en Galile. Il vcut longtemps dans les camps palestiniens de Ain El Halweh, dans le Sud Liban, avant dtre repr par lcrivain Ghassan Kanafani, assassin Beyrouth en 1973. En 1985, Naji Al Ali sinstalle Londres o il collabore ldition internationale du journal Al Qabas. Jai toujours t sensible son personnage mythique, je crois quil sappelait Handhala. Oui, cest bien cela : Handhala, mot qui signifie lamer ou lamertume . Le dessinateur la cre en 1969. Personnage trange qui a ternellement dix ans, Handhala marche toujours pieds-nus, vtu de haillons raccommods ; il na pas de visage, lui qui apparat toujours de dos, les mains (impuissantes) croises dans le dos, et jetant sur le monde un regard charg de questions. Son auteur le prsentera en ces termes : Handala est n lge de 10 ans, et depuis son exil, les lois de la nature nont aucune emprise sur lui. Il ne recommencera crotre quaprs son retour sa terre natale. Il nest pas un enfant bien portant, heureux, serein et couv. Il va nu-pieds comme tous les enfants des camps de rfugis. Ses cheveux sont ceux de lhrisson qui utilise ses pines comme arme. Bien quil soit rude, il a lodeur de lambre. Ses mains, toujours derrire son dos, sont le signe du rejet des solutions porteuses de lidologie imprialiste et sioniste. Au dbut, il tait un enfant palestinien, mais sa conscience sest dveloppe pour devenir celle dune nation, puis, de lhumanit dans sa totalit. Il a fait la promesse de ne jamais se trahir ! Puis, sur une note quon et dit prmonitoire, il ajoute : Ce personnage que jai cr ne disparatra pas aprs moi. Je ne crois pas exagrer en disant que je serai immortalis travers lui. Dont acte ! Sa mort tragique demeure un mystre. Comme son ami Ghassan Kanafani, Naji Al Ali fut lchement assassin. Ctait le 22 juillet 1987, en plein cur de Londres, quelques mtres de son journal. Il fut atteint dune balle dans la tte, tire par un sniper, et succomba ses blessures le 29 aot de la mme anne. Certains ont cru reconnatre dans cet attentat la griffe du Mossad isralien, mais en vrit, Naji Al Ali stait fait des ennemis partout, lui dont le trait au vitriol

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    npargnait ni lEtat hbreu et son parrain US, ni les rgimes corrompus arabes, ni pas mme la direction de lOLP. Cest pour cela que jinsistais sur limportance du combat de Naji Al Ali pour la libert dexpression quels qutaient les impratifs et les injonctions auxquels il tait soumis.

    Dans une prface son unique album (me semble-t-il) paru Beyrouth en 1983, Mahmoud Darwich dit des mots qui rsonnent dans mon oreille comme sils avaient t crits pour Dilem, mme si le destin de Ali et de Naji ne sont pas tout fait les mmes, encore moins celui de leurs peuples respectifs : Je ladmire chaque matin. Il rgle mon humeur. Il donne le la de ma journe. Comme un premier caf. De la vingt-quatrime heure, il saisit la substance, voire, lessence. Boussole, il moriente vers le drame, et une nouvelle douleur en plein cur me poignarde. Un trait, deux traits, trois traits suffisent nous faire sentir toute la souffrance humaine. Il fascine et inquite, ce petit personnage qui traque la ralit avec une aussi rare obstination.

    *

    Dans la petite famille des humoristes, un nom a explos comme un feu dartifice ; un djinn sorti de la bouteille de notre hypocrisie nationale. De nos cachotteries. Le nom de Dilem se confond dsormais avec lhistoire la plus houleuse de ce pays. Par-del la biographie de lmeutier-n quil est, ce sont de larges pans dune certaine Algrie que nous allons voir dfiler tout au long de ce livre. LAlgrie des annes folles, des annes rouges, des annes noires, dOctobre, de lopprobre, lAlgrie de tous les excs, et de toutes les dbcles. Une Algrie quil a su si tendrement incarner au point que chacun des dessins de Ali Dilem, prenez absolument nimporte lequel, est une carte didentit de nous-mmes, de notre ralit tragi-comique, de notre ivresse collective, de notre mmoire torture. Comme lcrit si bien Boudjedra : Il nous fait souffrir aussi, jusqu mourir de rire.

    Quest-ce que jaurais aim faire ragir les Bouteflika, Toufik, Zerhouni, Ouyahia, Belkhadem, Belkheir et autres seigneurs galonns sur ses dessins ! Nos apparatchiks sont-ils fichus darroser de temps en temps leur imagination et simuler lhumour au pouvoir ? Permetez-moi den douter. Je leur avais fax tout de mme quelques utopiques messages les invitant se joindre ce festival de lautodrision. Mmes parmi les professionnels de la politique, entendre les civils de la politique, personne na daign se prter au jeu. Cest dire quel point ce Don Quichotte de papier met mal laise toute notre classe politique bien pensante, avec, ple-mle, ses hrauts et ses guignols. Comme quoi, nos guignols nous sont bien plus sympathiques et, somme toute, bien plus solvables lectoralement. Comme le Handhala de lautre Ali, comme la Nedjma katbienne, la Dame au Hak de Ali Dilem, mtaphore cathartique sil en est, dune certaine Algrie pure, mythique et fantasme, dit nos rves et nos colres en chantant notre utopie. Cette Dame au Hak qui, le drapeau en bandoulire, sen va chaque matin guerroyer contre nos dmons en veillant nos espoirs flapis et en haranguant nos mes pusillanimes. Elle vient ainsi nous secouer chaque fois que nous manquons de flancher. Dabdiquer. Cette Dame attife comme une vieille de la Casbah, et qui, chaque matin, surgit telle une fe bienveillante de la lucarne de ce joyeux lutin ; ce

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    lutin harnach de crayons affts pour raconter un peuple, un pays, en sescrimant, chemin faisant, avec les satrapes de tout poil et autres pachas de droit mafieux .

    Il est des jours comme a, de constipation gnrale et de totale asphyxie, o cette petite lucarne est une vritable bouffe doxygne dans un ciel plomb par le tragique et linterdit. Lair de rien, cette petite lucarne est probablement lultime lopin de papier o nous pourrions cultiver nos rves et nos folies ; le dernier potager o pourraient pousser nos esprances, nos audaces et nos fantasmes fous de justice et de libert. Petit paradis cathartique o nous ptons les plombs ; ultime dfouloir o lon peut souffler, o lon peut crier, o lon peut suivre en rigolant, en riant et en pleurant, pisode aprs pisode, les pripties de cette Dame au hak, hrone de cette sit-com pleine damour et de haine quest la Maison Algrie, que Dilem nous sert chaque matin avec tant dingniosit, de subtilit, une fracheur toujours renouvele et une intarissable gnrosit, rditant chaque jour le tour de force de nous surprendre chaque pisode, nous rinventer chaque coup de marqueur, dans chaque tic et dans chaque bulle. Et on rit et on pleure, on vit et on meurt et on pleure et on rit, au rythme des vrits amres et loufoques que distille en nous ce gnie sorti de notre refoul le plus profond. De notre inconscient national. Ce gnie que nous aimons avec toute notre bonne ou mauvaise conscience. Dun amour engag. Enrag. En toute lucidit.

    Cette petite lucarne qui

    Mustapha Benfodil

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    Le houmiste

    On avait un sens communautaire Belfort. Ctait lesprit de bande. Un ami, cest oulid houmti . a veut tout dire. On partageait le pain et le sel. Le quartier, el Houma, ctait cent mtres sur dix. Ds quon tait cent mtres de la houma, on ntait plus chez nous.

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    Le gamin de Belfort

    Je suis n le jour de lannexion de Jrusalem-est me lance Ali. Le 29 juin donc. Le 29 juin 1967. A quatre heures de laprs-midi, daprs ma mre prcise-t-il. 29 juin, cela ne vous rappelle rien ? Annaba. Boudiaf. Un prsident assassin en direct la tl, lun des plus grands crimes commis contre les Algriens dira Dilem. Ali est n la clinique de Belfort. El Harrach. Mon pre a le mme prnom que Lamari mais je men fous lche-t-il avec son ironie toute preuve. Son pre sappelle donc Mohamed. Ou encore Mziane. Sa mre, Keltoum ou Fatma. Son nom de jeune fille est Chachoua. Nanmoins, ses parents sont cousins, comme le veut une certaine tradition en Kabylie. Les parents de Ali (tous deux aujourdhui disparus) sont, en effet, originaires du mme village : Ivahlal, du ct de Tizi-Rached, la rgion de Smal Yefsah. Ce sont des imravdhen, des Marabouts, comme At-Ahmed. Ali est le troisime dune fratrie de six membres. Trois filles et trois garons. Famille nombreuse donc ? a ne va pas ! Nous, on est une famille moyenne. Lindice de reproduction dans mon quartier tait de huit gosses minimum, a pouvait mme aller jusqu quatorze, seize gosses . Deux mois aprs sa naissance, Ali a failli y passer. Sa mre me raconte : Quand il avait deux mois, il avait sombr dans une sorte de coma. Le mdecin avait dit quil ne survivrait pas au-del de vingt-quatre heures. Son pre tait alors en dplacement et jtais seule. Alors, je ne pouvais pas aller lhpital. Je lai ramen la maison. Du cabinet du mdecin, je nai pas arrt de pleurer tout au long du trajet, jusqu la maison. Le mdecin tait formel : il fallait hospitaliser le bb, sinon, il tait mort. Moi, comme jtais seule, je ne pouvais pas entrer lhpital. A la maison, jai ameut les voisines. Ali ne remuait pas. Il ne gigotait pas comme les autres bbs. Il tait inanim presque. La nuit, jtais angoisse et jai demand aux voisines de me tenir compagnie. Pour moi, il allait mourir. Mais passes les vingt-quatre heures, jai t surprise de le voir sagiter soudain en me faisant signe des mains pour lui donner le sein. Le deuil sest transform en joie et les voisines ont fait la fte. Depuis, Ali sest port comme un charme, sauf quil tombait souvent, et il en a mme gard une cicatrice sur le front. Comme toutes les mres-courage algriennes, Khalti Keltoum tait un amour de maman. Elle mavait aimablement reu dans le domicile parental de Dilem, El-Harrach. Une femme menue et fluette qui avait quelque chose de dbonnaire. Elle faisait jeune malgr ses 57 ans et me parlait en kabyle. Ma mre na aucune qualification autre que de faire des enfants et sen occuper dit Ali. Elle vivait seule avec le benjamin de ses fils, un jeune avocat, ainsi que la benjamine de ses filles. Le frre an de Ali, Salah, est un minent spcialiste ORL. Brillantes tudes, brillante carrire, boursier de lEtat franais. Il sest install depuis fort longtemps en France. Les deux autres surs de Ali sont maries. Lune delles est enseignante.

    Sil est aujourdhui prsent comme lenfant gt de la presse algrienne, le petit Ali, lui, ntait pas le chouchou de la famille. Ballott entre lan et le

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    benjamin, il se sentait un peu perdu dans la hirarchie familiale. Je navais ni laffection du premier, ni lattention du dernier fait-il.

    Ali me confie quil navait plus remis les pieds chez lui depuis dbut 93. Il venait tout juste de perdre son pre. Ctait le 9 dcembre 1992. Mohamed Dilem tait dcd lge de 62 ans. Il fut enterr El Alia. Il travaillait chez Lamari et Toufik dj lpoque ironise Dilem. Quoi ? Il tait militaire ? Non, chauffeur-livreur la Sonatrach . Plus prcisment chez Naftal. Avant, il avait travaill dans une compagnie ptrolire amricaine, Mobil One. Ds la cration de la Sonatrach, il avait rejoint la compagnie nationale et y resta jusqu la retraite. Mohamed Dilem avait fait de la prison durant la Guerre de Libration Nationale. Il avait t arrt alors quil acheminait un lot de mdicaments pour lALN raconte Ali. Il vcut pendant un temps Paris lui aussi. Il tait parti en France chercher son frre, loncle de Ali, et il y tait rest. Sur ces entrefaites, dans le village, en Kabylie, les Franais avaient littralement dcim les Dilem. Sept membres de la famille seront froidement excuts aprs que lun deux eut flingu un officier de larme franaise. Ctait en 1957. Les reprsailles furent terribles. a a marqu toute la famille dit Ali.

    *

    On ne peut pas dire que ctait un garon problmes. Il courait dans tous les sens. Mais il tait sage et obissant. Il tait aimable envers les gens. Il adorait les enfants du quartier et ne restait pas une minute la maison me dit sa mre, avant dajouter : Javais trs peur pour lui, javais peur quil se bagarre avec les autres gamins ou quil se fasse mal en tombant. Il tait tout de mme un rien grincheux, avoue-t-il. Qui nest pas pass par l ? Lesprit de bande, les potacheries, les tratag (btises de mauvais garnements), A lattaque ! , la guerre des boutonsPromiscuit oblige, Ali passe le plus clair de son temps dehors. Il tait tout ses copains du quartier, les Ouled el houma . Ctait le foot, les bagarres, la chasse aux oiseaux la glue ou au lance-pierres. Lune de ses grosses boulettes de mme : une fois, il avait fracass dun coup de boule le nez dun mioche. Dailleurs, il en a gard quelque chose sur le front, une sorte de bobo indlbile tatou comme un sceau de son enfance agite.

    Un sobriquet ? Mon pre mappelait Titiche, peut-tre par rfrence Boulem Titiche . Sinon, cest linvitable Alilou rass el kilou/ Ba yemmah wechra vilou/ djat el gatta taflilou2. Et Dilem de partir sur une de ces digressions dont il a le secret, et qui sont sa marque rhtorique : Tu as un sobriquet partir du moment o ton nom est tellement utilis que tu as besoin dun autre identifiant que ton prnom, soit parce que ton prnom est courant, soit parce quon veut tidentifier toi directement. Or, je ntais pas un meneur, cest dire que je ntais pas le gars le plus sollicit du quartier. Donc, jai toujours gard mon prnom. Et puis, franchement, il ny a rien daffectif dans un sobriquet. A part celui que ta mre ta donn, ou ta chrie. Les gars du quartier, cest pas parce quils te trouvent mignon quils tappellent beau gosse. Cest rarement glorifiant,

    2 Tirade populaire brode autour du prnom Ali et son diminituf Alilou , et qui est le lot de tous ceux qui

    portent ce prnom.

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    un sobriquet. Dans le quartier, si sobriquet il y a, il est plus li un dfaut, une tare, qu un caractre qui merge de ta personne. Ali fera son primaire lcole Hassan Badi. Il croit dur comme fer que, loin dtre celui dun martyr de la Rvolution, ce nom serait la pure et bte traduction du nom franais de son quartier, Belfort. Hassan, cest beau, et Badi, cest fort. Et moi qui ai longtemps pens que ctait un Chahid. De tout temps, jai cru que Hassan Badi tait le nom dun Chahid quon a donn une localit qui sappelait Belfort ! rigole-t-il. Plutt bon lve ? Il tait souvent class dans le peloton de tte, entre quatrime et huitime. Une fois, il avait dcroch la deuxime place. La premire tait toujours prise . Elle tait la chasse garde des fayots, des kouadine (lches-pompes) de la matresse. Le premier de la classe, mexplique-t-il avec toute une mise en situation, tout un cinma la cl, cest toujours celui qui cravache sans piti, efface le tableau, ramne des oranges pour la matresse. Personne ne pouvait le dtrner. Sa mre tait mdecin et il a appris dire bonjour en franais avant toi. Moi, je ntais pas un fayot. Javais mon nom brod sur le tablier, les cheveux en bataille et jtais brun . Et Ali de mimer de plus belle, me plier de rire, la posture du parfait premier de la classe : Le prof na pas fini de poser la question que tu le vois bondir de son banc et, lindex tendu vers lui, scrier : Oustad, Oustad, Oustad, Oustad ! Il se rappelle de cette prof de franais qui venait lui apprendre les premires syllabes de la langue de Voltaire, en 3me anne. Elle se la ramenait avec un sandwich de garantita iguermeche quelle posait sur le chauffage. Et, pendant quelle nous faisait la dicte, elle lorgnait vers le sandwich, et elle nous faisait, dun air manir (avec force grimaces) : Allez les enfants ! Nanouche Rafik, au tableau ! Et elle croquait son sandwich pendant que les lves grelottaient . Ses profs ladoraient tous. Quand jallais demander lcole comment il se dbrouillait, ils me disaient quil tait toujours prompt rpondre aux questions. se rjouit sa mre.

    Son collge, Ali le fera dans un C.E.M. qui sappelle Le Technicum. Signe particulier : dans ce mme tablissement, ironie du sort, il y avait Amel Lamari, la fille du gnral Sman Lamari. Elle devait sinvestir des annes plus tard dans la production pharmaceutique en devenant patronne dune boite sise Hussein-Dey du nom de Pharmalliance. Elle tait ostensiblement belle avoue Ali, avant de prciser : Je ntais pas fascin plus que a par cette nana . Cest qu lpoque, Dilem tait plutt pris de Lady Di. Cette fille tait de lordre de limpossible. Je ne pouvais mme pas fantasmer sur elle. A la limite, je peux dire quinconsciemment, Lady Di mtait plus accessible quelle.

    Mais cela, ctait il y a plus de trente ans

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    Lady Di

    Dilem a une histoire des plus sensationnelles avec la dfunte princesse de Galles. Elle tait licne par excellence de son adolescence. Il ladulait tellement quil lui avait consacr un cahier entier o il limmortalisait jour aprs jour, travers un chapelet de portraits. Ds que javais un peu dargent de poche, je descendais Souk El Harrach et jachetais des Paris-Match o il y avait son poster se souvient-il. Ctait plus quune icne, en fait. Dans son regard plein denchantement, Lady Di tait une lgende. Un mythe. LE mythe. Lui qui tait timide en mourir, lui qui navait pas parl une fille avant lge de dix-huit ans, qui nosait pas mme dire bonjour sa voisine de palier, il avait transfr tout le potentiel amoureux inhrent son ge sur la sulfureuse Diana, la princesse par qui le scandale arrive. Et puis un jour, il se passa quelque chose qui tient absolument du conte de fes. Ctait lt 87. Il avait vingt ans. Un ge o il fait bon batifoler. Grce sa bourse dtudiant et lallocation touristique de lpoque, il mit les voiles sur Londres. Il tait bachot, il tait libre, il voulait changer de vie, tenter le diable, taquiner sa chance. LAngleterre serait ainsi le premier pays tranger quil visiterait, bien avant Paris. Il y resta deux mois en tout et pour tout. Il se dgota un petit job comme plongeur dans un pub. 700 FF le mois. Pas mal pour un bougnoule . Un jour, il rsolut de jouer au touriste. Ctait le jour de son anniversaire, le 29 juin 1987. Une camra Super 8 au poing, il partit gambader dans les parcs de Londres et, de flnerie en balade, il choua au Lisister Square. Et l, que se passe-t-il, Ladies and Gentlemen ? Eh bien, ironie de chez sa mre comme il dit, la princesse du harrachi tait l. Oui, Lady Diana en chair et en charme. Elle tait venue pour assister lavant-premire du dernier James Bond qui venait de sortir, interprt par Timothy Dalton si ma mmoire est bonne . Dilem nen croit pas ses yeux. Il sempare de sa Super 8 et commence filmer. Il y a fort parier que ctait surtout une manire de cacher sa confusion en se barricadant derrire la lucarne de la camra. Et puis voil qu un moment, elle passe juste ct de moi et je ne sais pas comment jai fait a, je lui ai lanc : Happy birthday, my Lady ! Cest que son anniversaire tait dans deux jours. Elle tait ne le 1er juillet 1961.

    Et ce nest pas fini. Touche par cette attention, Lady Di se tourne vers ce tmraire sujet transi par lmotion, et lui dit avec son sourire daltesse qui vaut toutes les enchres de chez Sothebys : Thank you ! . Et cest tout. Le conte est fini. Et le mythe sest cass. Depuis ce jour, le jeune Ali ne regarda plus la princesse de ses rves avec le mme enchantement. Il est plus sr de lui, elle lui fait donc forcment moins dimpression. Un mythe se brise ds quil nest pas entretenu. Cest pourquoi tous les contes de fes sarrtent sur cette formule : ils vcurent heureux et ils

  • 22

    eurent beaucoup denfants. Dilem garde toujours le film de cette tonnante rencontre. Le conte de fes dort sagement dans sa bobine. La pellicule tmoigne encore de ce moment absolu.

    La fantaisie du hasard nen restera pas l. Dix ans plus tard, le spectre de la Princesse Diana revient hanter lartiste, cette fois pour jeter une poigne dtoiles mortes dans son sillage. Nous sommes Paris, un samedi soir. Le samedi 28 aot 1997. Dilem a trente ans. Il sort dune salle de cinma o il venait de voir un film avec une amie. Il monte dans la voiture. Il allume la radio. Et voil quil apprend sur France Info laffreuse nouvelle : laccident tragique qui venait de faucher la Princesse de Galles ainsi que son amant, Doddy Al-Fayed. Je fais dtourner la voiture de ma copine. Je lui demande daller illico presto lendroit o laccident venait de se produire. Et jarrive juste au moment o on dgageait la carcasse de la Mercedes, rduite en bouillie, mitraille par les flashes des paparazzis raconte Ali comme on droule la bobine dun film absurde, celui dun destin farceur plein dhumour noir. Dans lintervalle, le mythe ne stait plus reconstitu. La princesse tait dj morte dans le cur du harrachi. Elle avait perdu de sa superbe, il avait perdu de ses illusions. Il avait grandi, entre temps. Lady Di, ctait inhrent ltat desprit dun jeune adolescent qui cultivait des rves impossibles. Je pense que tout adolescent a besoin de a. Cest utile de croire en ce genre de trucs, sachant que ce misrable garon ne peut mme pas arracher un sourire sa voisine de palier ! Par-del le fait que sa rencontre physique avec son rve a fait que la distance auratique comme dirait Walter Benjamin, sest estompe entre eux et avec elle le diadme de la princesse, il y a un autre lment typiquement dilmien qui est intervenu dans cette dconstruction du mythe : sa haine de linfidlit. En vrit, cest quand la presse People a commenc dballer les coucheries de la princesse quelle a perdu de son clat mes yeux. Sil y a une chose que je dteste plus que tout, cest linfidlit assne Ali. Et de partir dans une folle digression partir de lanalyse dun film largement salu par la critique, et dont il me dira tout le mal quil en pense, prcisment parce que ce film tait ses yeux un hymne linfidlit. Il sagit de Sur la route de Madison de Clint Eastwood. Ce que jai trouv saisissant dans cette anecdote, ce nest pas tant le parallle avec la dception que Lady Diana avait caus son lointain admirateur par ses liberts, encore moins la trame du film lui-mme, mais plutt la manire avec laquelle, en deux temps trois mouvements, Ali avait resitu le film dans un contexte algrien. Et l, on reconnat tout fait sa patte. Dmonstration : Un mari a une belle femme et deux beaux enfants. Un jour, il part vendre du btail dans une foire un peu loin de chez lui. Entre temps, la nana senvoie en lair avec un reporter. Tout le monde crie au chef-duvre. Tout le monde a craqu pour lhistoire damour. Mais moi, je ne trouve pas a joli. Dans ce cas, mme Eva Braun et Hitler, ctait mignon. Je recontextualise le film. Imaginons que lon nest pas au Texas mais quelque part en Algrie, mettons, Taref. Imaginons un type qui a dix ttes de moutons, sept gosses et une gentille femme qui lui prpare la kesra (galette). A lapproche de lAd, il part au march vendre ses kbche (moutons) et emmne ses sept mmes avec lui. Dans lintervalle, un journaliste dEl Moudjahid vient et saute sa femme. Tu laccepterais, toi ? Moi je trouve a scandaleux. Cest affreux ! Cest terrible !

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    Dernier dtail lourd de sens : la mort tragique de Lady Di concida avec lune des pages les plus sanglantes de la barbarie terroriste en Algrie. Ctait une priode dgueulasse. Les grands massacres de Ras, de Bentalha, de Had Chkala, allaient suivre peu de temps aprs. Bientt, a allait tre la guerre des photos comme lappelle Dilem. Lopinion publique mondiale tait encore sous le choc de la disparition de Diana. Elton John lui composa son mouvant A candle in the wind. Mais Dilem est mu par autre chose : Jtais choqu par les proportions de lmotion face la mort de la princesse de Galles, et face au massacre de centaines dinnocents dans mon pays. Une motion, lvidence, ingale. Do ma reconnaissance des types comme Hocine Zaourar de lAFP. Je pense que le monde avait besoin dune image comme La Madone de Bentalha3. Tu prends des paparazzis merdeux, dun ct, et un type comme Hocine. Ctait la guerre des photos. La Princesse de Galles face La Madone de Bentalha. Et cest La Madone de Bentalha qui la remporte. Ce quil a fait, cest quelque chose dnorme. Je pense que lAlgrie entire, et en premier lieu les victimes du terrorisme, devraient tre reconnaissants envers quelqu'un comme Hocine Zaourar.

    *

    Revenons lAmour. Les premires amours, les amours manques de Ali Dilem. Comme je lavais dit, jusqu lge de dix-huit ans, il nosera jamais parler une fille. A 17 ans, premire branlette. Quoi que jtais un peu prcoce chapitre veil des sens juge-t-il utile de prciser. Sa timidit lhandicapait, double par un sens trs appuy, trs houmiste, de la horma (pudeur). Alors, pour compenser les ratages sentimentaux, il se rfugiait dans sa bande. Je nai jamais t un meneur insiste-t-il. Il se frottait tout le temps ses potes du quartier. Mais rien de dlictueux. Il fumait (quelques mgots de cigarettes) ds lge de huit ans. Une fois, il avait pris une dose de chemma (tabac chiquer) et le paya trs cher. Jen ai vomis mes tripes reconnat-il. Le shit, la zatla ? Il en fit lexprience une seule fois galement et le regretta amrement. Je devais avoir treize ans. Je me suis dbrouill un morceau de shit et, vers deux heures du matin, je me suis faufil vers la cuisine et jai entrepris de le planquer dans un coin. On avait un grand miroir prs de la cuisine et mon grand frre qui ne dormait pas avait tout vu. Cest ainsi que jai reu un violent coup de pied surprise dans le derrire. Et vlan ! Depuis, je nai plus touch ces saloperies. Des petits boulots ? Rien de spcial. Jai vendu, une fois, des montres de femmes Souk el Harrach 50 DA pice. Si Lady Di tait une princesse virtuelle, Dilem avait une princesse bien relle qui dfilait volont devant son champ visuel. Il samouracha delle comme seul un cur dartichaud et t capable de le faire. Loin dtre le tombeur malgr lui quil est aujourdhui, ctait la traverse du dsert pour le gringalet quil tait. Lternelle poisse avec les filles. Je ntais pas fier de ma gueule. Jtais le bougnoule type, le gars famille moyenne, revenus moyens, je ne roulais pas les mcaniques quoi !

    3 Il sagit dune photo mouvante du reporter-photographe Hocine Zaourar qui tait lpoque le photographe

    attitr du bureau de lAFP Alger. Sur cette photo o il ny a pourtant ni sang ni image du massacre, on voit la dtresse dune mre qui venait de perdre les siens, Bentalha. Baptise La Madone , elle remportera le prix World Press 1997.

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    Cette mystrieuse princesse ne saura jamais rien des intentions de son soupirant de lombre. Passion muette, aggrave par une chape de timidit pire que le parti unique. Des annes passeront sans quelle et le moindre soupon de cet amour dsespr. Mme aujourdhui, avec ses kilos en plus, ses gosses et tout, si elle venait divorcer, je serais prt la prendre pour femme confie notre amoureux transi. Il lattendait chaque jour devant son lyce, le lyce Ourida Meddad, sur les hauteurs dEl Harrach. Une fois, je me rappelle, il pleuvait. Je lattendais discrtement pendant un bon moment, rien que pour la voir passer. a suffisait faire mon bonheur. A un moment donn, je lai vue sortir du lyce. Ma joie a t malheureusement courte car, quelle ntait pas ma dception quand je lai vue discuter avec un type sous son parapluie. Je suis rentr la maison, je me suis enferm dans les toilettes et jai chial les larmes de mon corps comme une petite fille. Finalement, il savrera que ce ntait que son cousin. Je me rappelle, je passais des heures et des heures poireauter devant chez elle, cach derrire un arbre. Jesprais quelle apparaisse sa fentre. Et quand je ne voyais quune furtive silhouette faire une brve apparition, jtais le plus heureux des hommes mme quand je ntais pas sr que ctait elle. Jen tais fou de joie ! . Mme plus tard, durant ses annes dtudiant lEcole Suprieure des Beaux-arts, il devait garder intacte sa flamme pour la mystrieuse H. Dire quil avait frquent la plus grande rserve de nanas de toute lAlgrie : luniversit de Bab-Ezzouar. Mais rien ne fera changer de cap son cur. Jcrivais son nom tout le temps sur le tableau et sur les murs des amphis, et je crois quil en reste des traces ce jour massure-t-il. Ali fit ses tudes secondaires au lyce de Mohamadia, srie sciences, bilingue. Il tait plus port sur les maths. Jadore la logique, jadore tout ce qui est vrifiable. Jadore tout ce qui est explicable, tout ce qui est dmontrable. Cest une forme de transparence pour moi. Cest ma dfinition mme de la transparence professe-t-il. Dilem poursuit : Dans les maths, il y a ce quon appelle le raisonnement par labsurde. Cest dire qu partir dun raisonnement faux, tu tombes sur un rsultat juste. Par exemple, aujourdhui, je veux bien que les gnraux mattaquent en justice. Un pays qui est drang par un caricaturiste, je trouve a dramatique. Ils trouvent insultant que je dise : les gnraux, cest des voleurs. Ils ne diront pas que cest faux, ils diront que cest insultant. Je trouve a un peu malheureux. Ils ne le sont peut-tre pas tous. La prochaine fois, au lieu de dire : 50% des gnraux sont des corrompus, je vais dire : 50% des gnraux ne sont pas corrompus. L, ils ne vont rien dire. Ils sont cons. Ils sont dune btise primaire ! Si la force tait une forme dintelligence, a se saurait depuis longtemps. Le contraire de lintelligence, peut-tre, cest la violence. On na jamais eu besoin de la violence pour imposer ses ides. En religion, en politique ou dans tout ce que tu veux. On revient toujours lexplicable et au vrifiable. Le manque darguments conduit la violence. Je mnerve quand je manque darguments . Ali tait friand dhistoire-go galement. A 15 ans, je connaissais toute lhistoire de la Seconde Guerre mondiale se vante-t-il. Mais dans lensemble, il ntait pas le genre bcheur. Il ntait pas cancre non plus. Rsultats plutt moyens, ponctus de tableaux dhonneur.

  • 25

    *

    Vint lpoque o il se mit faire la prire, vers lge de 15-16 ans. Petite crise mystique dope par un mouvement houmiste, de la petite idologie de quartier . Une nouvelle fois, lesprit de bande surgit et lentrane dans sa foule. A lpoque, ce ntait pas encore le FIS mais plutt le mouvement de Mustapha Bouyali, celui qui avait mont un maquis sur les monts de Larba et de Meftah, et qui sera abattu en 1987. Ctait Rabbi, al Qorn, el halaqate, Ahkina, les dlgations des Ikhwa qui dfilaient la mosque. Jtais un Ali Benhadj, quoi ! Comme il avait une belle voix il la toujours, dailleurs il se frotte au mtier de muezzin. Jai fait a pendant quelque temps la mosque de Belfort et ailleurs confie Ali. Mais lexprience de la bigoterie sera un feu de paille. Elle navait pas de dimension contestataire comme ce sera le cas avec le FIS. Ctait encore une fois lesprit houmiste, le suivisme. Pourtant, la maison, mon pre ne faisait pas la prire, ctait un bon vivant. Il buvait. Ma mre, elle, la faisait de temps en temps. Dilem jette la pierre lcole quil accuse davoir eu sur lui une influence dogmatique dans ce sens-l : En fait, je ntais pas pro-islamiste. Disons que jtais sur ma lance, sur la voie de ce que ma enseign lcole algrienne. Tu sais, la tarbiya diniya (ducation religieuse) a toujours fait partie de ma scolarit. Cest le seul truc quon voulait applicable notre quotidien. Mme si tu passais ta journe avec Descartes, cest avec El Ghazali que tu devais rentrer chez toi, tu vois, pas avec Descartes. Un jour de 1985, cette petite exprience de la dvotion part dun seul coup en fume. Je sortais de la mosque aprs la prire de lAcha. Je me dirigeais chez moi quand, en passant prs du commissariat, un flic me lana en profrant de gros mots : Eh, anta ya ttay ! (eh, toi, le PD !). Jai continu mon chemin sans broncher. Le type revient la charge et me fait : Je te parle, fils de pute ! Je me suis retourn et suis all vers lui pour voir ce quil me voulait. Il ma entran lintrieur du commissariat et, en deux temps trois mouvements, je me suis retrouv terre. Et il a commenc me tabasser. Zarragni. Il ma rou de coups. Le type cognait de plus belle et moi je demandais pardon. Je mcriais : Smahli, manzidche nwed !, je mexcuse, je ne recommencerai plus ! Pourtant, je ne savais mme pas quest-ce que javais fait. En plus, javais un peu peur parce que javais deux dessins sur Chadli dans ma poche. Le type a fini par me relcher aprs mavoir massacr en me faisant : Ne recommence plus ! Je donnerais une jambe pour retrouver ce flic et avoir une petite explication avec lui. Je ne veux pas mourir avant de savoir pourquoi il ma tabass. Est-ce parce quil voulait se dfouler ? Est-ce parce que sa femme le trompait ? Ou parce que son fils tait toxico ? A partir de ce moment-l, je me suis dit : Bla rabbi al hogra ma djouz ! Linjustice ne passera plus ! Curieusement, alors que tout porte penser que cet pisode et pu pousser davantage notre bigot en herbe dans le sens dune radicalisation de son exercice de la religion, cest tout linverse qui se produisit : il marqua, au contraire, une rupture soudaine de sa brve liaison avec lislamisme. A cet instant-l, alors que le type sacharnait sur moi, je me suis adress Dieu dans mon for intrieur et lai

  • 26

    interpell solennellement en lui disant : Cest le moment ou jamais de Te manifester. Ou Tu viens, ou ni Tu me connais ni je Te connais !

    Si Dilem a perdu la foi depuis, il prend cependant la prcaution de se qualifier plutt dagnostique. Je me dis que cette force-l, ce Toufik-l car Dieu est aussi une forme de Toufik, nest-ce pas ? sil existe vraiment, a doit tre quelqu'un de sympa. Dieu ne peut tre quamour. Cest dailleurs ce quil y a de plus absolu chez nous. Il faut croire en un Dieu mrabbab. Cest quelqu'un qui doit aimer les femmes, qui doit aimer boire, qui doit aimer danser, qui doit aimer manger des sardines, quelqu'un de cool quoi, un picurien. Et je suis devenu agnostique. Cest dire que je ne vois pas dutilit la religion. Elle na dutilit que spirituelle ou individuelle, mais pas publique. Je ne la vois pas dramatiquement. a sert quoi ? Tout doit participer un panouissement de lindividu et de la collectivit. Et je ne trouve pas a dans lIslam. Quand tu appliques ses prceptes, tu es moche, tu pues de la gueule, tes vicelard, et quand tu lappliques un niveau un peu plus tendu, a donne des fanatiques, a donne des bombes, a donne des massacres. Je parle de religion en gnral . Dans la foule, Dilem se rappelle une devise fort bien tourne dont il fera son credo : Il y a cinq juifs qui ont chang la face du monde, qui ont chang le rapport de lhomme son environnement : il y a eu Mose qui a dit que tout tait loi, il y a eu Jsus qui a dit que tout tait amour, il y a eu Karl Marx qui a dit que tout tait argent, capital, il y a eu Freud qui a dit que tout tait sexe et, enfin, il y a eu Einstein qui a dit que tout est relatif. Il ny a rien darrt. Tout est khorti, pipeau !

    Ainsi, lavnement du FIS, Dilem tait hors du coup depuis longtemps. Il reconnat toutefois que le FIS, ctait vraiment le salut pour les gueux . Je ne percevais pas encore tout le danger de ce mouvement. Ctait un mouvement-sanction, un mouvement de rejet contre le systme, le parti, Messadia, Chadli. Pour tre anti-FLN, il fallait voter FIS . En amont, il y avait eu ce fameux tremblement dOctobre que Ali avait vcu dune manire active. Mais avant den arriver ce houleux pisode, il convient de fermer ce chapitre adolescence par une anecdote qui prfigurait justement le soulvement dOctobre. Ali devait avoir douze ans. Il sen prit avec un groupe de copains du quartier la rsidence du directeur de la DGSN lpoque. Javais commis mon premier acte terroriste lpoque en balanant une bouteille de cocktail Molotov contre cette villa o on dcouvrait, pour la premire fois, la tchitchi, avec leurs belles bagnoles, leurs belles nanas, et qui faisaient des boumes sous notre nez . Tout porte croire que cette forme dagression quon appellera la tchitchi , Ali ne la connaissait pas encore. Et pour cause. La tchitchi nhabitaient pas El Harrach dira-t-il, avant de souligner avec cette grinante lucidit qui fait parfois peur par sa pntration : Un tchitchi, cest pas quelqu'un dont les parents sont instruits. La tchitchi, cest un dfaut dexercice de la bourgeoisie. Partant du fait que la bourgeoisie est une culture, une culture quils nont jamais eue, alors, ils se sont improviss bourgeois et a a donn la tchitchi.

  • 27

    Octobre

    - Tu tais o dans la nuit du 4 au 5 octobre 1988 ? - Quand a a clat, on est monts Belfort en bande. On sest mis lancer

    des pierres sur le commissariat de Belfort. On tait trente mtres, sur un truc surlev. Les flics commenaient nous jeter des ptards, des lacrymos, et pour un Oulid el Harrach lpoque, voir un flic se barricader, ctait norme. A lchelle dun quartier, cest voir un pouvoir totalitaire mettre un genoux terre. Nous tions dans un tat dexcitation inexplicable. A posteriori, je peux dire quil y avait un vent de rvolte. Pas mre, pas rflchie, car ctait aussi pour une question de touayeche (gags). On le faisait parce que a nous clatait.

    - Donc tu rejettes tout le discours ultrieur quon a greff sur le 5 Octobre ? - En fait, il ny a jamais eu de discours, mme aprs. Il y a eu perversion,

    usurpation dun mouvement populaire. Ctait un discours tellement peu adapt lesprit, la philosophie dOctobre si philosophie il y a eu quil na pas pu suivre justement luvre de 88 et lui donner un sens. Mai 68, par exemple, on en a vu les fruits ds juin 68. On a vu que ctaient des gens de Mai 68 qui faisaient la nouvelle France. Ici, rien. On na rien vu. Les mmes sont rests. Il ny a pas dapport dOctobre 88 lAlgrie daujourdhui. Et cest a le drame. On a tous en nous cette rvolte, mais a reste une rvolte rentre. Frustre. Cest comme une belle blonde que tas pous mais qui est toujours vierge dix-sept ans aprs.

    La discussion propos de cet pisode plonge Ali dans une fureur quasiment renouvele. On sort des placards tous les fantmes et les dmons dOctobre, les Nezzar, les Betchine, les Lakhal-Ayat, ainsi que dautres qui auront t les artificiers involontaires de cette poudrire, les Chadli, les Messadia, la SM, et tous les pourris de la Ripou-blique . Tout commena donc par cette matine explosive du 5 Octobre 1988. On tait tous peu ou prou surpris par cette dnotation qui nous avait projets dun coup dans la rue, comme si nous nous tions donns le mot, avant de nous mettre pisser lunisson sur tout ce qui faisait FLN lpoque. Ctait un sacr moment de dfoulement collectif et, vingt ans aprs, bien malin qui pourrait nous expliquer ce qui nous tait vraiment arriv ce jour-l. Peut-tre avions-nous tous bu notre insu, ou quil y avait des manations enivrantes dans lair, que nous eussions inhales, et qui nous auraient un petit peu tourdis au point de dchaner en nous ce sursaut sismique, cette ruption de colre. Nous nen saurons jamais rien. Dilem non plus narrive pas sexpliquer, par flash-back, ce qui lavait pris ce jour-l. Nanmoins, il sexcite encore en voquant une squence compltement surraliste quil avait vcue en ce fameux 5 octobre. Encore une fois, cest le genre dattitudes qui lecaricaturent parfaitement, soulignant son ct fantasque et ptillant dimagination. Pour tout dire, il trouvera dans cet heureux dsordre, ce moment fou o le pays tout entier semblait avoir perdu les pdales, loccasion

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    rve pour donner libre cours son imagination et matrialiser ses fantasmes politiques les plus dbrids. Magnto : Je me souviens, je suis parti voir un groupe de gens et je leur ai dit : Nous sommes le Mouvement de Libration Patrice Lumumba . Je prenais a pour de la rigolade, un truc pour dconner . Il rejoint une clique de garnements en furie de son quartier et ils sen prennent un cabaret de Belfort. Ils le rduisent aussitt en pices. On a dfonc les portes, on a arrach les barreaux. Je me rappelle que, dans la foule, un lascar avait pris une chane stro. On sest tous jets sur lui et on la casse. On a fait a parce que on na pas eu notre part du butin, massahatanche . Tandis qu Bab El Oued, la Place des Martyrs, la rue Larbi Ben Mhidi, les gens se ruaient sur les galeries et les Souks el Fellah pour semparer, qui dun poste de tlvision, qui, dune cargaison de zit sango (huile de table), sans oublier les trs emblmatiques Stan Smith, Dilem et son gang, eux, nauront rien, que dalle ! Cela dit, ce ntait pas fait pour martle-t-il. Je ne sais pas si jaurais pris des trucs. Il suffisait de braquer un magasinCtait le moment o jamais . A mesure que les manifs gagnaient en ampleur, les nouvelles parvenaient des autres quartiers : Le commissariat de Bachdjarrah est tomb, le souk el Fellah, machin Et les gamins, guerrilleros urbains dun jour, de sexciter de plus belle. Le mouvement grossissait dheure en heure. Et les slogans anti-houkoumistes fusaient de partout : Chadli, assassin ! , Messadia, serrak el malia ! , Wahed, tnine, tlata, Chadli chmata ! 4 Des slogans scands avec hargne, le poing lev, le lendemain, au moment des premiers enterrements. La pluie de pierres qui sabat sur le commissariat de Belfort finit par avoir raison de lendurance des policiers. Les poulets, les hamma lolo comme les dsignait la vox populi, abandonnent leurs postes et dsertent les lieux. Dilem me raconte une scne qui lavait particulirement frapp ce jour-l : A un moment donn, nous tions chargs par les CRS. Il y avait une adhsion populaire norme au mouvement, et, on peut le dire, mignonne. Le quartier, el houma, ctait cent mtres sur dix, donc, quand on tait cent mtres du quartier, on ntait plus dans la houma. Mais les gens continuaient nous soutenir, les femmes nous donnaient des mouchoirs imbibs de vinaigre et des bouteilles deau, ainsi que des bassines pour nous barbouiller le visage et parer aux grenades lacrymognes. Nous nous tions replis dans lhpital de Belfort, et les infirmiers staient tout de suite mobiliss nos cts. Dautres meutiers avaient envahi lINA (lInstitut national dagronomie). Des renforts de jeunes arrivaient encore. Et puis soudain, a sest calm. La police venait de quitter le quartier. Nous sommes entrs triomphalement au commissariat et nous avons tout saccag. Et l, quest-ce quon dcouvre ? Des fiches de diffrentes couleurs, qui, de couleur rose, qui, de couleur rouge, sur lesquelles il y avait le nom, le prnom, la date de naissance de certaines personnes, et ces personnes taient fiches harkis . Leuphorie dOctobre tait son paroxysme. Dilem compare ce fulgurant moment populaire au triomphe des Communards en 1871 Paris. A cet instant-l, ctait vraiment la Commune. Mais comme ce ntait pas un truc unifi, national, rflchi, on tait sans leader. Il ny avait personne pour porter la rvolte. Ctait vraiment une rvolte populaire, et je soutiens encore quil ny avait personne

    4 Messdia, voleur de deniers publics , Un, deux, trois, Chadli tes une ordure .

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    derrire moi pour me dire de faire ce que jai fait. Jai seulement laiss exploser toutes mes pulsions de rvolt . Dilem finit par temprer ses ardeurs en me lanant : La Commune, ctait vraiment la rvolution. Et cette rvolution tait litiste. Il y avait, la base, une ide. Cest lide qui a conduit une rvolution. Dans le cas dOctobre, cest une rvolution qui a voulu apporter une ide. Il y a un aspect chronologique des choses respecter. Il faut quil y ait une ide directrice derrire une rvolte. On ne lavait pas en 88, ni avec lislamisme, ni avec le reste. Encore une fois, il ny avait pas de gens capables de penser et de vhiculer la colre populaire . Arrive le temps des snipers. Le gnral Khaled Nezzar, alors Commandant des Forces terrestres et chef des oprations de rtablissement de lordre, fait sortir les blinds dans la Capitale. Finie la rcr. Thats all folks ! Les chars sont lchs sur les barricades. Sales temps pour les meutiers. Dilem en garde encore un mauvais souvenir : Quand on bombardait le commissariat, les policiers nous ont chargs. Ils ont tir et ils ont touch un copain. Il est tomb pas loin de moi. Il sappelait Hakim Hammoudi, un ancien camarade de classe. Cest sans doute lune des toutes premires victimes dOctobre. Je me rappelle, le soir, je suis parti la mosque lheure de la prire du maghrib et je me suis mis hurler : Sortez ! ils sont en train de tirer sur vos frres !

    Quand les choses ont commenc tourner au vinaigre au pied de la lettre, et que les forces de lordre reprenaient le terrain en main avec une brutalit sauvage, Dilem partit se rfugier chez son oncle, Bab-Ezzouar. Il y resta deux ou trois jours me dira-t-il. Quand ils ont tu Hakim Hammoudi, l, a ne rigolait plus. Mon grand frre est venu me chercher. Il avait peur pour moi .

    *

    Et puis vint lEtat de sige, le discours de Chadli du 10 octobre o il annonait la tadoudiya , le pluralisme dmocratique, et tutti khorti...

    - Chadli avait-il besoin dattendre Octobre pour faire passer ses rformes ? - Mais pas du tout. En quoi Chadli aurait-il eu besoin dune rvolte

    populaire ? En quoi un Prsident, avec toute lhgmonie de lpoque, le parti unique, o tout tait bloqu, tout tait scell, tout tait under-control, aurait-il besoin dune rvolte ?

    - Alors cest quoi ton explication ? - Il ny a pas dexplication. Le peuple en a eu marre. Il y avait un certain

    nombre de trucs, dingrdients. Il y avait la grve des lycens. Il y avait Rouiba, Stif, etc.

    - La thse PAGSO, cest du khoroto, elle ne tient pas la route ? - Le PAGS, il faut bien quil se justifie un jour. Il na fait que de lentrisme

    depuis sa cration. a ne diminue pas de son apport. Il faut lui reconnatre une chose, savoir que chaque fois quon parlait de lintelligence algrienne, elle tait de gauche. Je nai pas vu un intellectuel de droite islamiste.

    - Tas pas vu de PAGSO Belfort ? - Ah non, non, pas du tout. Je nai vu ni PAGSO, ni barbu. Comme ctait

    vraiment quelque chose de spontan, il ny avait pas dorganisation, et tant

  • 30

    mieux. Cela bat en brche la thse qui disait que ctait un mouvement manipul et je ne sais pas quoi. Tu sais, le peuple na pas port les ides de gauche, en 88. On ne criait pas : Du boulot pour tout le monde ou la classe ouvrire ira au paradis , dautant plus que lcole enseignait echouyouya kofr (le communisme est impie). On ne disait pas athe, on disait chouyou, communiste. Dans ma petite scolarit, communiste pour moi, ctait un athe. Il ny avait pas didologie, en 88. Ctait du nihilisme primaire.

    - Il y a pourtant des tmoignages qui parlent de tracts qui auraient circul la veille dOctobre

    - Ce pouvoir a quelque chose de terrible, de gnial. A chaque fois quil y a un mouvement qui merge quelque part, le premier truc quil trouve faire, cest de semer le doute. Moi je sais une chose : devant un peuple, face un peuple, un pouvoir a toujours tort. Le pouvoir essaye toujours de discrditer les mouvements populaires. Jacques Chirac disait : Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose . Il te balance dix intox, au moins tu taccroches lune delles. Et arrive le discours de Chadli. Tadoudiya el hizbia, chkoupiAprs, on a eu droit aux lections prsidentielles, Chadli qui succde lui-mme, mais cen tait fini de lEtat rpressif. On pouvait dire Chadli hmar (Chadli est un ne), chose quon ne pouvait pas faire deux semaines auparavant.

    - Est-ce que tu penses quun type comme Betchine a tortur ? - Cest clair ! - Dans Octobre Ils parlent, de SAS, il affirme dur comme fer quil na pas

    tortur, arguant du fait quil ntait pas encore la DGPS (Direction gnrale de la Prvention et de la Scurit).

    - L, jen appelle ton intelligence. Est-ce que tu penses quil y a un Algrien quelconque, tortionnaire lpoque, qui assumerait ses actes aujourdhui? Merde, ce serait leur supposer une grandeur dme. Cest une forme de noblesse que de reconnatre ses erreurs. Ce sont des gens qui sont parfaitement capables de recommencer. Sils ont un gramme dhonntet

    - De couilles ? - Mme pas a, dhonntet, cest pas une question de couilles ni de redjla,

    cest des misrables, je veux dire, je nattends rien dun Nezzar, je nattends rien dun Betchine, ce sont le drame de lAlgrie. Cest des gens passibles de lchafaud. Makache hadra ga ! Ils auraient pay devant le peuple entier.

    - Tu prconiserais un procs pour rendre justice aux victimes dOctobre ? Est-ce quil nest pas trop tard pour le faire ?

    - Il le faut, ne serait-ce que pour reconnatre cette jeunesse cet apport l. Les gens qui ont chang lhistoire, la face de lAlgrie, se retrouvent lcart de ses avances, de ses changements. Cite-moi quelqu'un qui a la trentaine aujourdhui, et qui ait un quelconque poste de responsabilit ou qui merge juste un peu, alors que cest lui qui a permis aux quadragnaires et aux quinquagnaires daujourdhui, communistes de lpoque, de sexprimer. Je veux bien, les dfenseurs de la dmocratie, longueur de colonnes, smahli mais vous tiez o avant 88 ? Cest comme si toute lAlgrie sest rveille dmocrate le 6 octobre. Win kountou ? O tiez-vous, bordel ? Vous avez

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    dcouvert la dmocratie en 88 ? Les Nezzar, les machins, ils viennent me faire la morale ! Quest-ce que