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Sociologie du travail 52 (2010) 305–322 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Les raisons de l’action collective : retour sur la mobilisation improbable des salariés d’hypermarchés The reasons for a labor action: On the improbable mobilization of hypermarket wage earners Marlène Benquet Équipe ETT, centre Maurice-Halbwachs, École normale supérieure, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France Résumé Le premier février 2008, les trois organisations syndicales Force ouvrière, la Confédération franc ¸aise démocratique du travail et la Confédération générale du travail appellent à la première journée nationale de grève dans la grande distribution. Le 2 février, le mouvement n’est pas reconduit nationalement, mais les salariés de l’hypermarché marseillais Hypermag Grand Large entament une grève de 16 jours pour demander une prime exceptionnelle de 250 euros, le passage des salariés en temps partiel contraint à temps complet et l’augmentation des tickets-restaurants de 3,05 à 5 euros. L’objectif de cet article est de rendre compte du temps – à ce moment-ci – et de l’espace – à cet endroit-là – de la mobilisation, en questionnant le couple conceptuel intérêt objectif/ressources disponibles, qui dans ses déclinaisons marxiste, puis bourdieusienne, d’une part, et utilitariste, d’autre part, tend à faire des mobilisations portées par des salariés précaires aux ressources limitées des mouvements pour le moins « improbables ». En redéfinissant la notion d’intérêt à l’action collective sur un terrain subjectif, il s’agit ici de mettre en évidence les processus matériels conduisant à l’élaboration du constat selon lequel « ce n’est pas juste », pour comprendre comment ce qui était perc ¸u comme supportable finit par ne plus l’être. © 2010 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Grande distribution ; Action collective ; Précarité ; Mobilisation ; Intérêt objectif ; Jugement d’injustice Abstract For the first time on 1 February 2008, three French labor unions (Force Ouvrière, Confédération Franc ¸aise Démocratique du Travail and Confédération Générale du Travail) called for a nationwide strike in hyper- market chains. Although the unions did not prolong the action on February 2, the wage earners of Hypermag Grand Large in Marseille went on strike for 16 days, demanding a special bonus of D 250, the recruitment of employees forced to work part-time into full-time positions and an increase in the employer’s share in Adresse e-mail : [email protected]. 0038-0296/$ – see front matter © 2010 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.soctra.2010.06.006

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Sociologie du travail 52 (2010) 305–322

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Les raisons de l’action collective : retour sur lamobilisation improbable des salariés d’hypermarchés

The reasons for a labor action: On the improbable mobilization ofhypermarket wage earners

Marlène BenquetÉquipe ETT, centre Maurice-Halbwachs, École normale supérieure, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

Résumé

Le premier février 2008, les trois organisations syndicales Force ouvrière, la Confédération francaisedémocratique du travail et la Confédération générale du travail appellent à la première journée nationale degrève dans la grande distribution. Le 2 février, le mouvement n’est pas reconduit nationalement, mais lessalariés de l’hypermarché marseillais Hypermag Grand Large entament une grève de 16 jours pour demanderune prime exceptionnelle de 250 euros, le passage des salariés en temps partiel contraint à temps completet l’augmentation des tickets-restaurants de 3,05 à 5 euros. L’objectif de cet article est de rendre compte dutemps – à ce moment-ci – et de l’espace – à cet endroit-là – de la mobilisation, en questionnant le coupleconceptuel intérêt objectif/ressources disponibles, qui dans ses déclinaisons marxiste, puis bourdieusienne,d’une part, et utilitariste, d’autre part, tend à faire des mobilisations portées par des salariés précaires auxressources limitées des mouvements pour le moins « improbables ». En redéfinissant la notion d’intérêt àl’action collective sur un terrain subjectif, il s’agit ici de mettre en évidence les processus matériels conduisantà l’élaboration du constat selon lequel « ce n’est pas juste », pour comprendre comment ce qui était percucomme supportable finit par ne plus l’être.© 2010 Publie par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Grande distribution ; Action collective ; Précarité ; Mobilisation ; Intérêt objectif ; Jugement d’injustice

Abstract

For the first time on 1 February 2008, three French labor unions (Force Ouvrière, Confédération FrancaiseDémocratique du Travail and Confédération Générale du Travail) called for a nationwide strike in hyper-market chains. Although the unions did not prolong the action on February 2, the wage earners of HypermagGrand Large in Marseille went on strike for 16 days, demanding a special bonus of D 250, the recruitmentof employees forced to work part-time into full-time positions and an increase in the employer’s share in

Adresse e-mail : [email protected].

0038-0296/$ – see front matter © 2010 Publie par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.soctra.2010.06.006

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meal tickets (from D 3,05 to D 5,00). To explain why this movement occurred at that time and place, theseemployees’ objective interests and available resources are examined. This pair of concepts (as used in Mar-xism and then in the thought of Pierre Bourdieu, on the one hand, and, on the other, in utilitarian versions)suggests that labor actions by wage earners holding insecure jobs and having limited resources are impro-bable. Redefining the concept of the “interest” for a collective action in terms of subjective criteria helps usunderstand how what used to be tolerable ceases to be so, thus shedding light on the material processes thatlead to forming the opinion “It’s not fair”.© 2010 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Mass-market retailing; Labor actions; Insecure employment; Mobilization; Objective interests; Unfair; Mar-seille; France

Le premier février 2008, les trois organisations syndicales Force ouvrière (FO), la Confé-dération francaise démocratique du travail (CFDT) et la Confédération générale du travail(CGT) appellent à une journée nationale de grève dans la grande distribution pour demanderl’augmentation des salaires, le maintien de l’interdiction du travail dominical et l’abolition detemps partiels contraints1. En dépit de la faiblesse des taux de syndicalisation dans la grandedistribution, le mouvement est relativement suivi2.

Le 2 février, le mouvement n’est pas reconduit nationalement, mais les salariés del’hypermarché marseillais Hypermag Grand Large refusent de reprendre le travail pour demanderune prime exceptionnelle de 250 euros, le passage des salariés en temps partiel contraint à tempscomplet et l’augmentation de tickets-restaurants de 3,05 à 5 euros. Durant seize jours, le magasincesse de fonctionner et les salariés réunis chaque jour en assemblée générale reconduisent la grèveet l’occupation. Finalement, le 16 février, la reprise du travail est votée après la signature d’unprotocole de fin de grève formalisant l’échec de la mobilisation. La direction n’accède à aucunerevendication et les poursuites judiciaires engagées contre certains animateurs du mouvementsont maintenues.

Depuis 1997, date de l’ouverture du magasin Grand Large, la masse salariale et sa réparti-tion par niveaux hiérarchiques sont relativement stables. L’effectif se situe en moyenne autourde 581 salariés dont 93 % d’employés répartis sur quatre niveaux hiérarchiques, 0,4 % d’agentsmaîtrise et 7 % de cadres3. Cela dit, les employés niveaux 4 occupent en réalité des postesd’encadrement – chefs de rayons, responsables caisse. Les postes d’employés regroupent lestrois premiers niveaux de la grille de classification et correspondent à 87,7 % de l’effectif total.L’analyse de la grève des employés de Hypermag Grand Large se fonde sur une enquête posté-rieure à la grève elle-même qui a été entamée 15 jours après la reprise du travail et a duré deuxmois. Trente-cinq entretiens ont été réalisés avec les caissières du magasin et vingt avec dessalariés travaillant dans les rayons. La quasi-totalité des leaders syndicaux locaux, régionaux et

1 La journée d’action s’inscrit dans le cadre des négociations salariales annuelles obligatoires entre la branche (Fédérationdu commerce et de la distribution) et les organisations syndicales qui espèrent peser davantage dans le rapport de forcequi les oppose aux directions de groupes après l’échec partiel, deux années consécutives, de ces négociations.

2 En 2004, le taux de syndicalisation dans le secteur du commerce est de 2,6 % contre une moyenne nationale de8,2 %. Par ailleurs, le taux de présence syndicale sur le lieu de travail est de 19,2 % contre une moyenne nationale de38,6 % (Source : Insee, enquêtes permanentes sur les conditions de vie des ménages, 1996 à 2004). Pourtant, selon lesorganisations syndicales, 80 % des hypermarchés, 65 % des supermarchés et 20 % des magasins hard-discounts sonttouchés par la journée d’action.

3 Certaines années, un apprenti est comptabilisé.

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nationaux des trois organisations syndicales présentes dans le magasin, FO, CGT, CFDT, a étérencontrée. Le médecin du travail et quelques membres de l’encadrement ont aussi accepté d’êtreinterrogés. Par ailleurs, ont aussi été étudiés les bilans sociaux d’Hypermag Grand Large des neufdernières années et la couverture médiatique et syndicale des 15 jours de grève.

L’appartenance de l’hypermarché Grand Large au groupe très structuré et centralisé Hypermaggarantit aux salariés des différents magasins une relative égalité de traitement à la fois matérielle– rémunérations, horaires, congés – mais aussi organisationnelle – homogénéité nationale desprincipes de management et d’encadrement Hypermag. La journée d’action nationale a pourtantété le déclencheur d’un long conflit limité à un seul magasin. Il s’agit ici de répondre à la questionsuivante : pourquoi les salariés de cet hypermarché ont-ils décidé le 2 février 2008 de ne pasreprendre le travail ? Comment rendre compte du temps – à ce moment-ci – et de l’espace – à cetendroit-là – de la mobilisation ? Notre hypothèse est que la résolution de « la question centrale dela participation à une action collective » (Fillieule, 1993, p. 37) implique de renoncer à la notiond’intérêt objectif telle que définie par une tradition marxiste, puis bourdieusienne, d’une part, etutilitariste, d’autre part, pour sa redéfinition sur un terrain subjectif. En effet, que l’intérêt soitdéfini comme disjoint d’une conscience individuelle potentiellement aliénée (Lukacs, 1960)4 ou,à l’inverse, confondu avec une raison calculatrice (Coleman, 1990 ; Coleman et Fararo, 1992),il est pensé comme préexistant à l’action collective dont il constitue le mobile. Partir du fait dela mobilisation pour mettre en évidence les intérêts objectifs qui la sous-tendent conduit ainsi àformuler l’hypothèse tautologique selon laquelle les salariés se mobilisent ou font défection parcequ’ils ont intérêt à le faire (Olson, 1978).

Les conditions de mise en place de la grève des salariés d’Hypermag Grand Large exhibentle caractère peu heuristique du recours à la notion d’intérêt objectif puisque la communautéde situation et donc de ressources des salariés de l’ensemble de la branche ne s’est convertie engrève reconductible que dans un seul hypermarché sans qu’il soit pourtant possible d’identifier desspécificités matérielles et économiques majeures. Il semble donc que « la rationalité économiquene suffise pas à rendre compte des choix d’engagement » (Céfai, 2007, p. 214). Pour reprendre lemot d’Alfred Schütz, que les petites « marionnettes » humaines soient dotées de conscience commec’est le cas dans la perspective utilitariste ou soient mues par des raisons inconscientes commec’est le cas dans la perspective marxiste et bourdieusienne, leurs actions résultent de la poursuitede leur intérêt objectif déterminé par leur position sociale et les ressources qu’elle leur confèrent.La recherche des raisons de l’action collective se confond ici avec celle des intérêts, individuels oucollectifs, définis sur un terrain strictement objectif et matériel. Or, ces deux approches négligentles « processus et les mécanismes qui transforment ces facteurs structurels en action collective »(Fillieule, 1993, p. 33). L’intérêt n’est pas réductible aux seuls intérêts matériels (Offerlé, 1994)mais, surtout, la notion même est problématique. Elle suppose que les intérêts existent à l’extérieurde l’individu comme ce qui doit être objectivement et rationnellement souhaitable, or « les intérêtsn’existent pas en soi. Il est nécessaire qu’ils soient représentés par les acteurs » (Grossman etSaurugger, 2006, p. 12).

Proche d’une perspective gamsonnienne, nous essaierons donc de montrer que les raisons dela mobilisation se situent dans l’élaboration d’un intérêt à l’action redéfini sur un terrain subjectif.

4 Georg Lukacs propose ainsi une distinction entre les mobiles conscients des individus s’engageant dans l’actioncollective et l’intérêt objectif, conscient ou non, qui en constitue la véritable raison. « L’essence du marxisme scientifiqueconsiste à reconnaître l’indépendance des forces motrices réelles de l’histoire par rapport à la conscience (psychologique)que les hommes en ont. » (Lukacs, 1960, p. 68). « L’intérêt économique de classe [. . .] est la véritable puissance motricequi est derrière les mobiles des hommes agissant dans l’histoire » (Lukacs, 1960, p. 83).

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Tableau 1Historique de la grève.

1er février Les trois principaux syndicats de la grande distribution (FO, CFDT, CGT) appellent à une journéenationale de grève

2 février Les salariés d’Hypermag Grand Large refusent de reprendre le travail et décident d’entamer unegrève reconductible

5 février Le juge des référés de Marseille rejette la demande d’expulsion des grévistes sollicitée parHypermag Grand Large et par les propriétaires de la galerie marchande. Pour lui, Hypermag nerapporte pas la preuve de « faits d’entraves » caractérisés et déclare irrecevable la demande de lagalerie marchande

7 février Une délégation intersyndicale des salariés d’Hypermag Grand Large se rend au siège de l’UPE13, représentation départementale du Médef, pour rencontrer le secrétaire général del’organisation patronale

8 février Les syndicats CFDT, CGT et FO font appel à la médiation de la direction du travail. La directiond’Hypermag accepte le principe d’un arbitrage extérieur. Une réunion tripartite est organisée à ladirection départementale du travail

9 février Les salariés bloquent l’ensemble du centre commercial11 février Les salariés grévistes se disent prêts à renoncer à leur demande de prime exceptionnelle de

250 euros si, de son côté, leur direction accepte d’augmenter les tickets restaurant à 4D , dans unpremier temps, puis à 5D dans les deux ans à venir

12 février Devant le refus de négocier de la direction, les salariés bloquent à nouveau l’ensemble du centrecommercial.

13 février Sept salariés grévistes, dont six représentants du personnel, sont assignés au tribunal de grandeinstance de Marseille pour « entrave au travail »

14 février Le tribunal ordonne de laisser libres les accès au centre commercial Grand Large ainsi qu’àl’hypermarché Hypermag sous peine d’une astreinte de 1000 euros par jour et par infractionconstatée

16 février Les forces de l’ordre interviennent massivement sur le site pour expulser les salariés grévistes17 février La grève n’est pas reconduite malgré l’échec de la mobilisation18 février Le magasin est réouvert

La détermination de son intérêt est un processus diachronique de modification de la perception desa situation de travail qui a partie liée avec l’élaboration d’un jugement d’injustice. La questionà laquelle nous répondrons peut donc être formulée ainsi : quels sont les processus matérielsconduisant à l’élaboration d’un intérêt subjectif à l’action collective ? Quelles sont les conditionsd’apparition d’un jugement d’injustice ? En suivant les recommandations de Daniel Céfai (2007,p. 722) et son plaidoyer pour le développement d’une microsociologie prenant en compte lesdimensions culturelles de l’action, nous montrerons dans une première partie les caractéristiquesde la situation de travail et d’emploi des salariés de cet hypermarché et les ressources qu’elles leurconfèrent, avant de décrire les étapes de l’élaboration d’un sentiment d’injustice et les facteursmatériels qui ont rendu possible sa constitution en raison de l’action collective. Il s’agit donc demettre en évidence les processus objectifs qui sous-tendent la formulation par les salariés d’unintérêt subjectif à l’action collective, et permettent ainsi de rendre compte des raisons de l’actioncollective (Tableau 1).

1. Conditions d’emploi et de travail des salariés d’Hypermag Grand Large : intérêtobjectif à l’action collective, faiblesse des ressources mobilisables

En distinguant le travail comme activité de production de biens et de services et l’emploicomme ensemble des modalités d’accès et de retrait du marché du travail et production de l’activité

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Tableau 2Répartition des salariés par type de contrat de travail.

Cadres Employésniveau 4

Employésniveau 3

Employésniveau 2

Employésniveau 1

Total

Effectif 41 31 152 312 49 585CDI 41 31 151 283 34 540CDD 0 0 1 29 15 45Temps complet 39 30 134 134 17 354Temps partiel 2 1 18 178 32 231Travail de jour 40 26 110 300 32 508Travail alternant ou de nuit 1 5 42 12 17 77

Bilan social d’Hypermag Grand Large 2007.

laborieuse en termes de statuts sociaux (Hirata et Sénotier, 1996 ; Maruani et Reynaud, 2001),on constate, en dépit de la diversité des métiers regroupés sous la catégorie d’employés, queles principes structurant le rapport à l’emploi et au travail des salariés d’Hypermag Grand Largeapparaissent relativement homogènes et induisent une certaine communauté du rapport individuelà l’emploi et au travail.

1.1. Les conditions d’emploi des employés : de nouvelles formes de précarité

Les conditions de travail et d’emploi sont à l’origine à la fois de formes collectives de préca-rité potentiellement fondatrices d’un intérêt commun à l’action collective et de la faiblesse desressources mobilisables pour rendre une telle action effective. Nous excluons de l’analyse desconditions d’emploi et de travail la maîtrise en raison de sa très faible présence sur le site et lescadres dont aucun n’a participé au conflit.

Les formes d’emploi des employés d’Hypermag Grand Large induisent une « surexposition àla précarité » (Bouffartigue et Pendariès, 1994) qui, contrairement à sa définition courante commepossibilité permanente de perdre son emploi (Jounin, 2008), ne s’oppose pas ici à la stabilité del’emploi. La norme et la forme de l’emploi restent pour plus de 92 % des salariés le contrat àdurée indéterminée (CDI), mais cette stabilité contractuelle est en quelque sorte échangée parles salariés contre l’acceptation d’une triple forme de précarité, organisationnelle, économique etprojectionnelle (Tableau 2).

Les formes les plus visibles de précarité organisationnelle sont le travail à temps partiel quiconcerne 39 % des salariés et le travail de nuit qui touche 13 % d’entre eux, auxquels s’ajoutentd’autres formes de déstructuration du temps de travail moins apparentes telles la forte ampli-tude horaire (14 heures pour les hôtesses de caisse, 15 heures pour les manutentionnaires), lamodification hebdomadaire des horaires de travail, les « coupures » de plus d’une heure trente aumilieu de la journée ou l’imposition des périodes de congés qui caractérisent la quasi-totalité desemplois. La modification permanente du partage entre temps travaillé et temps chômé5 à l’échellede la journée, de la semaine ou de l’année induit une forte instabilité organisationnelle. Cettepremière forme de précarité se double d’une précarité économique, conséquence de la faiblessedes salaires. Au 1er janvier 2008, le salaire mensuel brut (temps complet) dans la branche est de

5 Il s’agit ici du temps chômé du point de vue de l’employeur qui se distingue du « temps libre » puisqu’il comprendentre autres le travail domestique (Zarifian, 1996, p. 28).

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1280 euros pour un employé niveau 1A et de 1324 euros pour un employé niveau 3B, correspon-dant à un taux horaire brut de 8,44 euros pour un employé de niveau 1A et de 8,73 euros pour unemployé de niveau 3B. La faiblesse des rémunérations est radicalisée par une forme de précaritéprojectionnelle au sens où le temps passé dans l’emploi ne diminue pas les chances de précaritééconomique dans l’avenir. Les possibilités de carrière, sous la forme de bonifications salarialesliées à l’ancienneté, ou de promotions, sont quasi inexistantes dans l’entreprise et l’expérienceprofessionnelle acquise dans la grande distribution n’est que difficilement convertible sur le mar-ché de l’emploi. Les emplois non qualifiés ne sont pas « qualifiants » car les compétences qu’ilssupposent ne sont jamais objectivées et les emplois « qualifiés » dévaluent les qualifications qu’ilssupposent. Ainsi, les projets de reconversion professionnelle sont toujours des projets de ruptureavec l’emploi exercé dans la grande distribution et non des projets de promotion sociale faisantsocle sur cette expérience professionnelle6.

Le compromis entre la garantie de la stabilité contractuelle et l’exposition à cette triple forme deprécarité tend ainsi à devenir de plus en plus coûteux pour les salariés. Si la stabilité contractuelleest garantie à l’entrée dans l’emploi, la précarité projectionnelle n’apparaît qu’au moment où lesemployés commencent à envisager la possibilité d’une autre activité professionnelle et découvrentalors que l’expérience acquise dans l’hypermarché n’a que peu de valeur sur le marché de l’emploi.

1.2. Le choix contraint de l’entrée dans l’emploi

L’entrée dans l’emploi est par ailleurs fréquemment présentée comme le produit d’un choix pardéfaut, motivé soit par la faiblesse des capitaux scolaires et sociaux détenus par les salariés, soitpar l’étroitesse du marché de l’emploi dans le secteur du petit commerce. On peut distinguer deuxcatégories d’employés travaillant dans l’hypermarché. Ceux qui occupent un emploi qualifiésupposant la possession d’un diplôme certifiant scolairement leurs compétences pour le posteenvisagé (Angeloff, 2000) et ceux qui occupent des emplois non qualifiés, dont le diplôme éventueln’entretient pas de rapport direct avec le poste. Les emplois qualifiés regroupent essentiellement lesemplois administratifs – comptable, spécialiste de maintenance informatique, etc. – et les vendeursspécialisés dans les rayons dit « traditionnels » – fromager, charcutier, boucher, boulanger, libraire,etc. Ces postes sont exclusivement pourvus par des salariés possédant un diplôme en lien avec lemétier envisagé (BEP, DUT ou BTS). Avant d’entrer dans la grande distribution, ces employésavaient donc tous effectué un choix précis d’orientation scolaire destiné à leur permettre d’exercerun métier souvent percu comme une vocation et correspondant à une représentation idéalisée dutravail artisanal effectué dans son propre magasin. Le rêve d’un petit commerce où l’on serait sonpropre patron ne se superpose pas aisément au statut d’employé d’un grand groupe de distribution.L’entrée dans l’hypermarché est donc percue comme un dévoiement du métier, accepté faute d’unautre choix possible. Karim, boulanger depuis 11 ans dans l’hypermarché résume ce sentiment.

« J’ai toujours voulu être boulanger. Je suis très vite entré en apprentissage pour devenirartisan boulanger. J’ai très bien réussi mes études, mais ensuite ca s’est compliqué. Je mesuis rendu compte qu’il faut beaucoup d’argent pour ouvrir un magasin et je n’en avais pas.

6 Ainsi, au cours des entretiens, les caissières souhaitant quitter la grande distribution tentaient fréquemment de passerdes concours de la fonction publique de catégorie C pour travailler dans la petite enfance ou devenir aides-soignantes, lesmanutentionnaires étaient davantage attirés par les concours de recrutement de la RATP ou de la SCNF qui leur semblentgarantir un statut social valorisé et une certaine autonomie dans le travail et les employés qualifiés conservaient, quant àeux, le désir de « monter leur affaire » tout en renoncant à l’artisanat.

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Alors j’ai pensé à travailler dans une chaîne. Mais dans les chaînes, ils ne font pas le paineux-mêmes, c’est de la décongélation. Donc je suis resté au chômage quelque temps puisl’ANPE m’a proposé ce poste chez Hypermag. C’est sûr que ce n’est pas du tout ce quej’imaginais, mais je n’avais pas le choix. » (Karim, boulanger)

Les qualifications nécessaires à l’entrée dans l’emploi semblent dévaluées par le statutd’employé et non d’artisan auxquelles elles donnent finalement accès et ne permettent ainsipas de garantir une identité professionnelle collective au sein de l’hypermarché.

A contrario, une part importante des employés occupe des postes dits non qualifiés, essentielle-ment les hôtes et hôtesses de caisse, les manutentionnaires et les vendeurs des rayons libre-service– épicerie, parfumerie, entretien, fruits et légumes, frais, etc. L’entrée dans l’emploi renvoie icià des logiques distinctes en fonction du sexe. Souvent peu ou pas diplômées, les femmes, majo-ritairement hôtesses de caisse, font état d’un parcours scolaire, puis professionnel discontinu,fréquemment interrompu par des grossesses, en congé maternité ou en congé parental, et despériodes de chômage suite à un licenciement ou à l’achèvement d’un contrat à durée déterminé(CDD). Mères de famille, elles tentent de concilier les tâches domestiques qu’elles assumentsouvent seules7 et la nécessité économique d’un revenu plus substantiel que les aides étatiques.Le choix de devenir caissière émerge donc comme un compromis possible entre deux ordres decontraintes : la faiblesse des capitaux scolaires et sociaux à faire valoir sur le marché du travailet des possibilités limitées d’investissement dans l’emploi compte tenu de charges familialeslourdes. Le temps partiel des femmes s’oppose ici au travail de nuit des hommes manutention-naires. Ces derniers sont le plus souvent sans enfants et tentent de monnayer sur le marché del’emploi leur disponibilité horaire et leur force physique. L’emploi dans la grande distributionsuccède fréquemment à des périodes de travail à la chaîne, d’emplois saisonniers ou en intérim.L’hétérogénéité des logiques sexuées d’entrée dans la grande distribution fait néanmoins fondsur la même naturalisation de compétences rendues ainsi non convertibles en qualifications ulté-rieures. L’emploi n’est pas décrit comme un métier, une profession, une vocation, mais commeun « boulot », un « travail comme un autre » dont on souligne la nécessité formelle. On n’est pascaissière, on fait de la caisse. On n’est pas manutentionnaire, on « fait » des heures « en réserve ».Et c’est un « faire » qui ne suppose pas de « savoir-faire ».

La non-reconnaissance des compétences ou la dévaluation des qualifications conduisent cesemployés à penser leur emploi comme un choix contraint, « faute de mieux », support d’uneidentité salariale valorisée, mais non d’une identité professionnelle définie par les caractéristiquesmêmes du travail.

La relative communauté des formes de l’emploi fait donc apparaître à la fois un intérêt communà engager une action collective pour limiter l’exposition à la précarité et la faiblesse des ressourceséconomiques et identitaires disponibles pour rendre effective une telle action.

1.3. Des formes d’organisation du travail limitant les ressources organisationnellesdisponibles pour l’engagement d’une action collective

La faiblesse des ressources mobilisables pour engager une action collective liée aux conditionsd’emploi est redoublée par un mode d’organisation du travail minant les possibilités objectivesd’identification par les salariés d’un intérêt commun à l’action.

7 Sur les trente-cinq caissières interrogées, trente-deux ont des enfants, et douze les élèvent seules. Parmi les vingtcaissières vivant en couple, quatorze ont un conjoint travaillant en équipe, et expliquent assumer la quasi-totalité du travaildomestique.

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La diversité des tâches de travail permettant le fonctionnement global de l’hypermarché estencadrée par un management, c’est-à-dire un mode d’organisation et de prescription du travail,aux principes relativement homogènes dans les différents lieux de travail du magasin.

Les rapports unissant les employés à l’encadrement se caractérisent d’abord par leur indivi-dualisation. L’organisation du travail ne place pas face-à-face les salariés et la direction, mais unemployé et un responsable.

« Chaque fois que tu as un problème ou une demande, pour poser des congés, changer deposte, obtenir des chaussures de sécurité, comprendre pourquoi on a un encombrement depalettes dans la réserve, tu dois aller voir ton chef, il te prend à part et il règle ton problème.Il ne règle pas le problème en général, il règle ton problème. Le suivant qui a le mêmeproblème, il devra lui aussi aller voir tout seul le chef pour qu’on lui trouve une solution.(Laurent, 32 ans, manutentionnaire). »

La réalisation quotidienne des tâches de travail comme leur évaluation passent par l’instaurationd’un rapport individualisé à l’encadrement. Les suivis individuels de performance (SIP) aupara-vant réservés aux cadres sont maintenant étendus à l’ensemble des salariés et destinés à évaluerindividuellement le travail de chaque employé en vue de décider des modifications ou du change-ment de ses tâches de travail. Par ailleurs, en dépit de l’existence d’une grille de salaire précise,les salariés occupant le même poste n’ont pas tous la même rémunération et ignorent souventle montant de celle des autres. Ainsi, certaines caissières sont employées niveau 2 et certainesniveau 3 sans que l’on puisse isoler de principe systématique justifiant ces différences.

L’individualisation se fonde sur l’absence d’objectivation des règles de l’organisation du travailqui inaugure un ordre de l’arrangement. Si chaque poste de travail est défini par un ensemblede tâches et de procédures à accomplir, le travail quotidiennement prescrit l’est, en fait, à ladiscrétion des responsables8. Ainsi que l’écrit Sophie Le Corre, « le “bon chef” est au minimumcelui qui garantit l’engagement, y compris par son propre investissement au travail et sa présencesur le terrain ; le “bon employé” est celui qui accepte l’arrangement. Quand elle fonctionnesymétriquement, la logique de l’arrangement se traduit par un aménagement constant des règlesqui rend les notions mêmes de règle et de droit peu définies, voire illégitimes » (Le Corre, 1998,p. 275). Comme les règles sont floues, l’espace laissé à l’arrangement ou à la punition est trèslarge. L’organisation du travail semble fonctionner sur le principe selon lequel rien ne relèved’un droit et tout ce qui est obtenu reste une faveur. Ainsi l’obtention des tenues nécessairespour travailler – tenues très chaudes pour les employés se rendant dans les chambres froides,chaussures de sécurité et casques pour ceux travaillant dans les réserves, tenues d’été et d’hiverpour les caissières – est présentée comme une faveur octroyée personnellement aux employésquand bien même l’employeur y est légalement contraint.

Placés en concurrence les uns avec les autres, rémunérés différemment en fonction de critèresnon objectivés, installés dans une situation de dépendance quotidienne vis-à-vis de l’encadrement,les salariés peuvent donc difficilement s’accorder sur un contenu revendicatif commun et nedisposent pas de ressources organisationnelles – espace et temps collectifs – pour élaborer unintérêt commun à l’action.

8 Il ne s’agit pas ici de mobiliser la distinction élaborée par la psychodynamique du travail entre le travail prescrit et letravail réel (Dejours, 2000), à la suite de la définition davezienne du travail, « Le travail c’est l’activité déployée par leshommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas déjà donné par l’organisation prescrite du travail » (Davezies,1991), mais de distinguer deux niveaux de prescription du travail : un niveau écrit, légal et procédural et un niveau oraloù la prescription est signifiée à l’employé lors d’interactions avec l’encadrement.

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1.4. Des ressources syndicales difficilement mobilisables

Si l’encadrement syndical dans l’hypermarché est relativement important, la division organi-sationnelle des différents représentants du personnel ne constitue pas les organisations syndicalesen véritable ressource pour l’action collective. Trois organisations syndicales sont présentes dansle magasin. La CGT a été majoritaire jusqu’en 2003, date à laquelle FO lui a succédé duranttrois années avant que la CFDT n’obtienne à son tour la majorité qu’elle a depuis conservée.Très concurrentielle, la situation syndicale locale est peu représentative de l’état des rapports deforce intersyndicaux au sein du groupe Hypermag et de la grande distribution. La prégnance dela CGT dans le département des Bouches-du-Rhône explique la position initialement dominantede l’organisation au sein du magasin et l’enjeu que représente pour l’organisation habituellementpeu implantée dans le secteur tertiaire la reconquête de cette position dominante. Force ouvrièreest le syndicat majoritaire au sein du groupe Hypermag9 depuis 197610 et sa direction souhaitedonc logiquement s’implanter dans cet hypermarché. La concurrence entre l’organisation his-toriquement dominante dans la branche (FO) et celle dans la région (CGT) profite finalementdepuis deux ans à la CFDT qui est percue par les salariés comme relativement extérieure auxluttes de pouvoir syndical. Cette situation locale se double du contexte national de concurrenceintersyndicale pour la pénétration du secteur tertiaire. En effet, la baisse continue depuis unevingtaine d’années (Andolfatto et Labbé, 2000) des effectifs syndicaux et le double mouvementconcomitant de tertiarisation et de féminisation de la population salariée (Paugam, 2005) fontque l’implantation dans ces secteurs d’emploi est devenue un enjeu majeur pour les organisationssyndicales traditionnellement majoritaires (CGT) mais très peu présentes dans ces secteurs et pourles organisations minoritaires (CFDT) qui voient dans ces évolutions un espace de recompositionet de modification possibles des rapports de force entre syndicats (Contrepois, 2004).

Ce double contexte de concurrence locale et nationale joue dans le sens d’une forte implica-tion de tous les représentants dans le magasin, mais engendre parallèlement une mise en scène dela respectabilité syndicale vis-à-vis des employeurs. Ainsi, si les trois organisations syndicalesétaient favorables à la journée de grève nationale du 1er février, toutes étaient opposées, pour desraisons différentes, à la poursuite locale du mouvement le 2 février. La CFDT, deuxième organi-sation de la branche, tente en effet de s’imposer nationalement face à FO en apparaissant commeun partenaire social crédible et responsable, une « force de proposition plus que de contestation »,pour la direction d’Hypermag, la FGTA FO11 est traditionnellement hostile aux grèves dans labranche, et la CGT souhaitait organiser un mouvement revendicatif un mois plus tard en appuides négociations annuelles obligatoires prévues le 1er mars 2008.

La description des conditions d’emploi et de travail dans cet hypermarché fait donc appa-raître la difficulté à déterminer de l’extérieur un contenu revendicatif commun fondateurd’un intérêt collectif à l’action en même temps que la faiblesse des ressources économiques,organisationnelles et syndicales mobilisables en vue d’une action effective. Le couple intérêt

9 En 2008, dans l’ensemble du groupe Hypermag, FO représente 46,2 % des élus du personnel et 45,3 % des voix, laCFDT 27,3 % des élus et 26 % des voix, la CGT 19,3 % des élus et 19,9 % des voix et la CFTC et l’Unsa moins de 5 %des élus et des voix.10 La situation majoritaire de FO s’explique par le rapprochement volontariste en 1976 entre le secrétaire général de

Force ouvrière et le directeur général d’Hypermag, opéré à l’initiative de ce dernier en vue de limiter l’implantationpotentielle d’organisations syndicales plus radicales.11 La Fédération générale des travailleurs de l’agriculture, de l’alimentation, des tabacs et des services annexes de Force

ouvrière.

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Tableau 3Répartition des salariés par ancienneté.

Répartition de l’effectif totalselon l’ancienneté en 2007

Cadres Employésniveau 4

Employésniveau 3

Employésniveau 2

Employésniveau 1

Total

De 0 à 1 an 1 0 2 35 31 69De 1 à 5 ans 7 2 34 101 15 159De 5 à 10 ans 10 6 53 79 1 149De 10 à 15 ans 10 21 62 96 1 190Plus de 15 ans 13 2 1 0 0 16

Bilan social d’Hypermag Grand Large 2007.

objectif/ressources disponibles permet davantage d’expliquer l’absence que l’existence de cesmobilisations « improbables ». L’homogénéité nationale des conditions d’emploi et de travail àl’échelle du groupe Hypermag et l’absence d’une modification significative de la situation de cessalariés l’année précédant la grève renvoient l’apparition d’une mobilisation à cet endroit-ci à cemoment-là du côté de l’inexplicable. Les raisons du conflit ne doivent donc pas être saisies sur leterrain objectif d’un intérêt et de ressources préexistants à l’action collective, mais sur le terrainsubjectif de l’émergence d’un sentiment d’injustice fondé sur une modification de la perceptionpar les salariés de leur situation de travail.

2. La constitution d’un intérêt subjectif à l’action collective, les conditions matériellesd’apparition d’un sentiment d’injustice

Il s’agit donc de substituer à une définition objective et statique une compréhension subjectiveet dynamique de l’intérêt comme résultat d’un processus de modification par les salariés deleur perception du travail, pour identifier les conditions matérielles de formulation d’un jugementd’injustice. La détermination par les acteurs sociaux du contenu de leur intérêt est, en effet, fonctionde ce qu’ils croient possible et légitime de vouloir. L’engagement dans l’action collective supposeque soit formulé le constat selon lequel : « ce n’est pas juste ». Les salariés expriment ce sentimentd’injustice en convoquant dans le discours d’autres situations de travail jouant le rôle de normede ce qu’il est possible et légitime d’exiger. Pour reprendre la terminologie d’Alain Cottereau,la possibilité de faire référence à un réel social normatif aux côtés du réel social effectif apparaîtcomme la condition objective de la constitution subjective d’un intérêt à l’action (Cottereau,1999).

2.1. « Avant, c’était mieux »

Les discours des salariés grévistes font apparaître une première formulation de l’injustice,construite de facon diachronique, par la référence à une période antérieure au rachat en 1999 del’hypermarché Consorama par l’enseigne Hypermag, présentée comme « l’âge d’or » du magasin.

Les conditions du recrutement des premiers employés lors de l’ouverture du magasin en1996 éclairent le regard nostalgique qu’une part d’entre eux porte sur cette période. Ces salariésreprésentent un tiers des effectifs présents sur le site en 2008 (Tableau 3).

En 1996, les retards accumulés lors de la construction de l’hypermarché conduisent la directionde Consorama à recruter, quelques mois avant l’ouverture du magasin des salariés qui ne sontaffectés à aucun poste fixe et dont la mission, très peu définie, consiste à rendre possible laconstitution en un temps limité d’un hypermarché opérationnel. Les salariés se décrivent alors

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comme une « équipe de choc » qui a travaillé « jour et nuit » et a finalement rendu possiblel’ouverture à la date prévue.

Evelyne : « Je suis arrivée il y a douze ans. Avant l’ouverture du magasin. Consorama n’étaitmême pas encore construit. Il y avait seulement les murs extérieurs. Et en deux mois, ona tout fait. Ils nous avaient embauchés comme caissières, vendeurs et tout, mais quand onest arrivé, ils nous ont dit : “on va tous se retrousser les manches, c’est tronc commun pourtout le monde”. Ca voulait dire : “faites tout ce que vous pouvez pour qu’on puisse ouvrir àla date prévue”. C’était formidable. On a tout monté, on a bossé comme des fous et, le jourJ, tout était prêt. »

Ce « noyau dur » d’employés se sent en quelque sorte « propriétaire » d’un magasin qu’il connaît« par cœur » puisqu’il l’a lui-même construit. Cet attachement à l’hypermarché a été redoublé parl’organisation relativement sélective et concurrentielle du recrutement définitif.

Mohammed : « Après l’ouverture, ils ont choisi ceux qui allaient être embauchés en CDI.Ils ne voulaient garder que les meilleurs. Ils nous ont fait passer des tests psychotechniques,des entretiens, des questionnaires. Il y avait différentes étapes, et à chaque fois, certainsétaient recalés. Et au bout du compte, ils ont fait signer des CDI aux meilleurs, ceux quiavaient de l’avenir dans l’entreprise. »

Ce mode de recrutement habituellement réservé aux cadres (Philonenko et Guienne, 1997)confère à ces premiers employés le sentiment d’avoir été personnellement choisis et destinés à defutures promotions au sein de l’entreprise.

Le rachat du magasin par l’enseigne Hypermag trois ans plus tard marque le début d’unepériode de désillusions quant aux perspectives d’évolutions professionnelles. Les salariés sesentent dépossédés de ce qu’ils avaient collectivement construit.

Sophie : « Avec Hypermag, tout a changé. Ils sont arrivés comme s’ils étaient chez eux, alorsqu’ils ne connaissaient rien au magasin, et ils ont tout réorganisé sans rien nous demander.Avant, on connaissait très bien les chefs, on avait monté le magasin avec eux. Il y avait uneconfiance et un respect réciproque. Les nouveaux, on ne les connaissait pas et ils n’avaientpas l’air d’avoir envie de nous connaître. »

Le changement de direction prive les salariés de la reconnaissance de leur investissement initialdans la construction du magasin. Le nouvel encadrement ne connaît pas ces premiers employéset ne se sent pas tenu par les promesses de promotions professionnelles que leur avait faites laprécédente direction. Il remet en question l’interconnaissance entre employés et encadrement quifondait les espoirs de promotions professionnelles. Le décalage entre les conditions de travailet d’emploi initiales et la situation postérieure au rachat par Hypermag donne aux salariés lesentiment d’avoir été trahis par l’ancienne direction.

À cet « avant » constitué dans les entretiens en point de référence d’un sentiment d’injusticese superpose un « ailleurs » où les conditions de travail et d’emploi sont percues comme arbitrai-rement meilleures.

2.2. « Ailleurs, ca ne se passe pas comme ca »

En effet, le rattachement de l’hypermarché à l’enseigne Hypermag ne conduit pas à l’alignementde l’ensemble de sa convention collective sur celle des hypermarchés du groupe. Son statut« d’ancien Consorama » prive notamment les salariés de la reconnaissance de leur ancienneté

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sous forme de prime comme c’est pourtant le cas dans l’ensemble des magasins du groupe. Pourun même travail effectué sous une même direction, les salariés d’Hypermag Grand Large ontfinalement une rémunération moins importante que les employés d’autres sites.

Aline : « Moi je voulais continuer la grève [après la grève nationale du 1er février 2008]parce qu’on gagne moins qu’Hypermag X qui est juste à côté. On a la même grille de salaire,sauf que eux, ils ont leur ancienneté sous forme de prime alors que nous, on n’a rien. »

La localisation du magasin dans les quartiers Nord de Marseille, qui regroupent les 13e, 14e,15e et 16e arrondissements et concentrent une part importante des classes populaires marseillaises,et l’appartenance de la plupart des salariés à ces arrondissements fournissent aux employésune forme d’explication de l’injustice en même temps qu’elles radicalisent son caractère illé-gitime. Ainsi circulent des rumeurs sur des phrases attribuées au directeur selon lequel le chiffred’affaire de ce magasin serait le pire de France, les cadres refuseraient de s’y faire muter enraison de la violence qui règne dans ces arrondissements, les employés seraient fainéants etmal élevés. Loin de jouer un rôle intégrateur et compensateur du sentiment de marginalisa-tion sociale liée à l’appartenance au quartier Nord, l’emploi dans l’hypermarché semble aucontraire la redoubler en opposition avec ce qui avait été projeté au moment de la création dumagasin.

En effet, en 1994, la demande de construction de l’hypermarché est acceptée par la mairie deMarseille dans le cadre d’un projet de développement de zones franches destiné à désenclaveréconomiquement et symboliquement les quartiers Nord. À l’opposition économique entre lesquartiers Nord et les quartiers Sud s’ajoute en effet leur opposition symbolique véhiculée par desreprésentations et des discours constituant le Nord comme lieu de violence et de pauvreté et leSud comme espace de développement d’une culture légitime et de modes de vie harmonieux.Paul Pasquali écrit ainsi : « appartenir au Nord de la ville, c’est, du point de vue des dominants,appartenir symboliquement à l’autre côté de l’humanité, à une demi ou sous-humanité » (Pasquali,2009). Les positions occupées dans l’échiquier urbain renvoient bien à des degrés divers decitoyenneté légitime (Peraldi et Tarrius, 1995) et font de l’appartenance aux quartiers Nord uneforme de stigmate social.

Un accord est signé entre la mairie de Marseille, la CGT et la direction de Consorama condi-tionnant l’autorisation d’ouverture à l’embauche massive des habitants de ces quartiers. Douzeans plus tard, ce projet est un relatif échec. La direction ne souhaite plus employer de salariés issusde ces arrondissements et l’ouverture du centre commercial n’a favorisé ni l’apparition d’activitéséconomiques alentour ni la mise en place d’infrastructures, notamment de transports.

L’opposition entre la situation de l’hypermarché Grand Large et celles des autres magasinsHypermag redouble donc l’opposition entre appartenance aux quartiers Nord ou Sud, et sert defondement à l’élaboration d’un jugement d’injustice. Les difficultés professionnelles sont reluesau regard des difficultés sociales et apparaissent comme d’arbitraires discriminations.

L’existence d’un au-delà normatif, situé dans un « avant » – le rachat de l’hypermarché parle groupe Hypermag – et dans un « ailleurs » – les autres hypermarchés Hypermag, notammentsitués dans les quartiers Sud – sert donc de fondement à la formulation d’un jugement d’injustice.Mais cette élaboration subjective qui conduit à percevoir différemment des conditions objectivesde travail et d’emploi n’est pas pour autant un processus individuel. Elle est au contraire constituéede la multiplicité des interactions entre salariés et participe à la définition d’une identité partagée.L’existence d’une forme de collectif au sein des salariés favorise l’émergence d’un sentimentd’injustice qui devient le moteur d’une possible action collective.

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3. De la révolte à l’action : la constitution d’un groupe mobilisé

Le « collectif » de salariés que l’on peut repérer dans l’hypermarché ne s’identifie pas à ungroupe organisé autour d’objectifs stratégiques, mais à un univers d’interconnaissance fondé surl’appartenance commune aux quartiers Nord. Il ne s’agit pas d’un collectif préexistant à l’actioncollective, mais davantage d’un groupe informel qui peut potentiellement être mis au service defins très diverses. C’est l’émergence d’un sentiment d’injustice partagé qui a constitué ce groupeen collectif mobilisé. L’interconnaissance a ici été mise au service d’un collectif mobilisé dansl’action.

En l’absence d’identité professionnelle structurée autour de qualifications reconnues et deconditions d’emploi similaires, c’est l’activation d’une identité extraprofessionnelle qui a rendupossible le regroupement et la mobilisation des salariés.

3.1. Une identité collective extraprofessionnelle fondatrice d’un collectif de travail : lesconditions de constitution d’un « nous »

L’absence au sein de l’hypermarché d’une identité professionnelle partagée et de res-sources organisationnelles permettant la constitution d’un collectif de travail est compensée parl’appartenance commune des salariés aux quartiers Nord. Cette communauté géographique joueà la fois objectivement par la création effective d’un univers très fort d’interconnaissance etsubjectivement comme référence identitaire partagée.

Christine : « Quand je suis arrivée dans le magasin, le premier truc que je me suis dit c’est :“tiens, la fille avec qui j’étais en troisième, tiens la fille avec qui j’allais à la piscine, tiens lafille avec qui j’ai fumé ma première cigarette, tiens l’ancienne copine de mon frère”. Parceque les quartiers Nord, c’est très grand en superficie, mais c’est un tout petit monde. T’astoujours un frère, un neveu, un cousin dans le magasin. »

Le sentiment collectif de relégation sociale accroît la perception d’une communauté de « destinsocial » et exclut a contrario les employés issus d’autres arrondissements. Sophie est née et a grandià Vitrolles. Elle a postulé pour un travail dans l’hypermarché après avoir suivi son conjoint quiavait trouvé un emploi à Marseille.

Sophie : « Ca a été très difficile. Ils se connaissent tous, ils habitent tous dans le quartier etmoi non. Je ne les connaissais pas du tout et ces rapports de cité qu’ils ont entre eux, je necomprenais pas trop. Donc je me sentais décalée. J’étais toute seule aux pauses. Parce queje suis blanche, que je viens de Vitrolles, que j’aime le travail bien fait. »

L’entrée dans la mobilisation a été le moyen de s’intégrer au groupe des employés et de sefaire reconnaître comme collègue de travail.

Sophie : « C’est la grève qui a tout changé. Ca m’a permis de gagner leur respect.Aujourd’hui je sais qu’elles ont du respect pour moi parce qu’elles ont vu que je me laissaispas faire. Ca a changé leur regard et quand j’ai eu mon bébé quatre mois après, elles m’ontoffert plein de trucs pour lui. »

On constate ici que l’identité collective ne s’apparente pas à un contenu objectivable et préexis-tant aux interactions effectives entre les salariés, mais est négociée au cours d’échanges où chacunpeut, ou non, se voir reconnu et se reconnaître lui-même comme membre du groupe (Melucci,

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1995). Ainsi que l’écrit Olivier Fillieule, « on peut dire qu’il y a identité collective lorsque le sensque chaque individu a de ce qu’il est devient un sens partagé par les co-participants à l’action »(Fillieule, 1993, p. 39). Ce « sens partagé », plus que la possession d’une identité objectivementattribuable, délimite le dedans du collectif de son dehors.

Par ailleurs, l’engagement dans le processus de constitution d’un collectif mobilisé ne sembledonc pas tant relever de dispositions militantes identifiables individuellement chez les acteursque de la structure et de l’évolution des rapports sociaux au travail. L’existence d’un collectifde travail fondé sur une identité extraprofessionnelle et géographique crée une forte incitation àl’adhésion aux projets du groupe. Le choix de la participation à la mobilisation ne se fait pas enréférence au passé social et familial de chacun (présence ou non d’un capital militant) mais auprésent relationnel dans lequel il évolue, qui rend possible la conversion collective d’un sentimentsubjectif d’injustice et souhaitable, pour le maintien de son intégration sociale, son engagementdans le conflit.

Contre l’interprétation que Sophie Béroud propose d’une sociologie tourainienne, considérantles actions collectives se déployant dans la sphère du travail comme ontologiquement distinctesdes nouvelles mobilisations porteuses de revendications culturelles, il ne semble pas possiblede penser une dissociation des multiples terrains de lutte (Béroud, 2004)12. L’hypothèse d’undéplacement de la conflictualité hors de la sphère du travail par la constitution de nouvellesidentités collectives contribue à rendre invisible la transversalité de ces identités et des conflitsqui les portent. L’opposition entre les actions collectives mobilisant des identités et visant lasatisfaction de revendications professionnelles, d’une part, et les actions collectives se déployanthors du monde du travail et fondées sur des identités culturelles, d’autre part, s’étiole dans lecas de la grève des salariés d’Hypermag Grand Large. C’est, en effet, une identité collectiveextraprofessionnelle fondée sur la culture marseillaise des quartiers Nord qui a avivé une actioncollective strictement inscrite dans la sphère du travail.

Repérer l’existence d’un « collectif mobilisé » qui oppose un « nous » objet d’injustice et sus-ceptible de mobilisation, à un « eux » adversaires et responsables de l’injustice, ne suffit pas àexpliquer l’action collective. Ce serait réduire le « collectif mobilisé » à une sorte de deus exmachina dont on constate a posteriori la présence mais dont rien n’avait permis de soupconnerl’avènement quelques semaines avant la grève. Les processus qui ont permis que ce collectif seconstitue à Grand Large relèvent de l’interpénétration des identités professionnelles et extraprofes-sionnelles : les socialisations constituées hors du travail ont été mises au service de l’engagementdans une action collective professionnelle.

3.2. La désignation d’un « ennemi »

La désignation d’un « adversaire » justifiant de se mettre en grève est le produit d’une modifi-cation de la frontière séparant les membres du collectif victimes de l’injustice et leurs supposésauteurs. Le remplacement du directeur du magasin six mois avant le début de la grève a conduit

12 Cette analyse assez classique de la pensée d’Alain Touraine est principalement fondée sur ses travaux publiés dansles années 1960–1970 et notamment La Société postindustrielle. Naissance d’une société (Touraine, 1969, Paris, Denoël-Gonthier). Frédéric Sawicki et Johanna Siméant sont revenus récemment sur l’impact de cet ouvrage sur les sciencessociales en France et aux États-Unis et le reflux des études portant sur les mobilisations professionnelles consécutif à ladiffusion du concept de New Social Movement (Sawicki et Siméant, 2009). Cette analyse laisse de côté le positionnementultérieur d’Alain Touraine en faveur d’une prise en compte des acteurs et de leurs raisons d’agir dans l’action, développénotamment à partir de l’ouvrage Le retour de l’acteur (Touraine, 1984).

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à ce que la direction ne soit plus percue comme faisant partie intégrante du collectif de travail età la désigner comme responsable des injustices.

Le mode de management du précédent directeur, resté quatre ans à la tête du magasin, visaiten effet à brouiller l’opposition entre les salariés et l’encadrement par le recours permanent à des« arrangements » et par la mise en scène d’une communauté identitaire entre lui et les salariés.

Valérie : « Avec l’ancien directeur, on a un peu retrouvé l’ambiance de l’époque Consorama.La confiance. Il ne nous fliquait pas, il acceptait que les règles soient transgressées tant quele boulot était assuré. Par exemple, si on voulait obtenir deux samedis de libre de suite,il pouvait dire : “d’accord, elle travaillera plus le mois prochain”. Et puis, il venait nousdire bonjour, souhaiter les anniversaires. Si vous étiez sérieux dans le travail, vous pouviezobtenir des faveurs. »

Le système des faveurs, au principe de l’organisation du travail au sein du groupe Hypermag,a été pleinement utilisé par l’ancien directeur pour créer des liens d’obligations réciproques entrelui et les salariés. Les arrangements qu’il a acceptés – prêter la voiture du magasin à des salariés endifficulté, ne pas sanctionner les retards de ceux qui traversent une période personnelle difficile,intervenir auprès du proviseur d’un lycée pour demander la réintégration de l’enfant d’un salarié,téléphoner personnellement à une salariée venant de perdre son mari, etc. – sont connus del’ensemble des salariés et percus par ces derniers comme des marques de reconnaissance de leurinvestissement au travail. Les murs du bureau du comité d’entreprise sont encore recouverts dephotos de fêtes organisées pour les salariés par l’ancien directeur qui avait pour habitude de s’yrendre avec sa femme. On le voit une perruque sur la tête, dansant avec les employés, un verreà la main, tandis que son épouse danse le rock ‘n’ roll avec les salariés. Par ailleurs, le directeuravait souhaité s’impliquer dans la vie des habitants des quartiers Nord, qu’il n’habitait pourtantpas, en se rendant aux réunions de certaines associations, notamment l’association des femmesmusulmanes, et en les soutenant financièrement. Il a aussi entretenu des liens personnels avectous les représentants syndicaux, les invitant à dîner chez lui, participant aux matchs organiséspar le club de football du magasin, fréquentant leurs familles.

En mettant fin à ces relations informelles, la nouvelle direction a favorisé un retournementdu rapport des employés au travail. Les arrangements qui apparaissaient comme une forme deméritocratie et de reconnaissance du travail ont été percus comme des marques de l’arbitraire etde l’illégitimité des décisions venues « d’en haut » et la nouvelle direction s’est trouvée de ce faitplacée dans une position d’extériorité vis-à-vis du collectif des salariés.

Ce que l’on peut appeler faute de mieux le « passage à la mobilisation » est lié, d’une part, aunoyau de salariés ayant une ancienneté suffisante pour avoir connu le rachat de l’hypermarchéen 1999 par le groupe Hypermag, puis le changement de direction locale en 2007, d’autre part,à la forte intégration des salariés au sein des quartiers Nord. La journée de grève nationale du1er février 2008 dans le secteur de la grande distribution s’est donc produite alors que s’installaitun sentiment d’injuste au travail et que des salariés occupant une position centrale dans lessocialisations extraprofessionnelles ont enrôlé les jeunes générations dans l’action collective.

La constitution d’un intérêt subjectif à l’action collective basé sur l’émergence d’un jugementd’injustice ne résulte donc pas d’un processus individuel. Elle est conditionnée par l’existenced’un univers d’interconnaissance entre les salariés qui rend possible la désignation d’un « nous »victime de l’injustice et d’un « eux » responsable et adversaire potentiel d’une action collective.Si ce « nous » s’organise autour d’une identité collective, professionnelle ou non, celle-ci nes’apparente pas à une propriété objective, mais davantage à l’élaboration d’un récit communattribuant un sens partagé à la situation sociale des acteurs sociaux.

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4. Conclusion

La description des conditions d’emploi et de travail des salariés d’Hypermag Grand Large faitapparaître des formes de précarité collectivement partagées en même temps que la faiblesse desressources économiques, organisationnelles et syndicales disponibles pour l’engagement d’uneaction collective. Dans une perspective marxiste, puis bourdieusienne, d’une part, et utilitariste,d’autre part, une telle description rend possible l’identification d’un intérêt commun à l’action enmême temps qu’elle permet de déterminer les chances de conversion de cet intérêt commun enaction collective au vu de la quantité des ressources présentes.

Le couple intérêt objectif/ressources disponibles explique l’apparition de l’action collective,sans que ne soit posée la question de la perception subjective par les acteurs de leur intérêtcollectif. Confondue avec la conscience, ou à l’inverse radicalement disjoint de celle-ci, il estdans tous les cas défini objectivement, de l’extérieur, comme résultat d’un calcul coût/bénéficesou comme effet mécanique de la position sociale occupée et constitue, en dernière instance, laraison de l’action. Ainsi que l’écrit Olivier Fillieule, « la théorie de la mobilisation des ressources,en se placant dans un modèle de rationalité partagée, postule que tous les agents ont la mêmeperception de leur situation, une évaluation similaire des coûts et des avantages de l’action. Quantaux théoriciens des nouveaux mouvements sociaux, ils se focalisent sur les origines structurellesde tensions, mais laissent de côté la question des modes de perceptions de ces tensions par lesagents »13 (Fillieule, 1993, p. 37). Le mécontentement n’a pas à être expliqué et n’explique pasl’action puisque son mobile est l’intérêt (Mac Carthy et Zald, 1973). Cette détermination del’intérêt indépendante des subjectivités conduit les théories de la mobilisation des ressources àdécrire, pour reprendre l’heureuse formule de Daniel Céfai, des actions sans acteurs. De la mêmemanière, la perspective marxiste de réduction « en dernière instance » (Althusser, 1965, 1976) dela conscience aux conditions matérielles d’existence (Marx, 1982 [1845-1846] ; Marx et Engels,1999 [1848]) elles-mêmes conditions de la définition du contenu de l’intérêt de classe (Marx, 1993[1864]) confère à la prise de conscience le statut de « mystère ». Les médiations par lesquellesla conscience – doublement définie comme le produit des conditions matérielles d’existence etcomme effet de l’intériorisation des représentations dominantes (Nguyen Ngoc, 1975) – advientcomme conscience adéquate, subjectivité consciente de ses intérêts de classe, restent opaques etmystérieuses. Ce double positionnement, d’identification et de disjonction, aussi distincts soient-ils du point de vue de leur tradition sociologique et de leur positionnement théorique, ont encommun de renvoyer la question de l’engagement d’une mobilisation du côté de l’inexplicablepar leur définition de l’intérêt sur un terrain unilatéralement objectif.

Le couple conceptuel intérêt/ressource ne permet ainsi pas de rendre compte du temps et del’espace d’une mobilisation et tend à faire des mobilisations portées par des salariés précaires auxressources limitées des mouvements pour le moins « improbables ». De ce point de vue, l’actuel« renouveau des conflits sociaux »14 (Bouffartigue, 2004, p. 9) dans une période caractérisée par

13 La critique qu’O. Fillieule adresse aux théoriciens des nouveaux mouvements sociaux nous semble pouvoir êtreformulée dans les mêmes termes, sur le point particulier de l’explication des mobilisations sociales, à l’encontre dessociologies d’inspirations marxiste et bourdieusienne.14 Si l’on intègre les arrêts de travail inférieurs à deux jours, les débrayages, les grèves du zèle et les grèves perlées, on

constate que comparativement à la période 1980–2000, la période 2000–2004 se caractérise par une intensification de laconflictualité. Entre 2002 et 2004, 10 % des établissements ont connu un débrayage contre 7,5 % entre 1996 et 1998 cequi signifie que 38,8 % des salariés ont été concernés par un conflit collectif entre 1996 et 1998 contre 47,2 % entre 2002et 2004 (enquête REPONSE de la Darés, 2004–2005).

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un triple mouvement de féminisation (Insee, 2004), de tertiarisation (Meron, 2005) et de remiseen cause de la norme de l’emploi stable (Angeloff, 2000 ; Maruani et Reynaud, 2001) invalided’autant plus ce modèle théorique liant ressources objectives et action collective.

L’observation de la grève des salariés d’Hypermag met en évidence les évolutions et les arbi-trages qui jalonnent la formulation d’un intérêt individuel, puis collectif. Loin d’une définition del’intérêt comme contenu statique préexistant à son élaboration subjective, l’intérêt n’existe quepercu par les acteurs sociaux au cours de processus diachroniques qui modifient et structurent leurperception de la situation de travail. Il résulte de la capacité à percevoir dans une situation uneaction potentiellement souhaitable. Cette détermination de « ce qui importe » (Offerlé, 1994, p. 43)a partie liée avec le sentiment qu’une situation jusqu’ici supportable ne l’est plus, c’est-à-dire avecl’élaboration d’un jugement d’injustice. Le déplacement de la définition de l’intérêt sur le terrainde la subjectivité permet de comprendre qu’en l’absence de modifications des conditions objec-tives d’emploi et de travail, une action collective ait soudainement pris corps dans cet endroit-là,à ce moment-ci. Car, pour subjective qu’elle soit, la constitution d’un intérêt à l’action collectivea des conditions matérielles et objectives. Elle implique, d’une part, l’existence d’un au-delà nor-matif permettant la formulation d’un jugement d’injustice – pour les salariés d’Hypermag, c’estla période précédant le rachat et la situation supposée des autres magasins qui ont joué le rôle depoints de référence normatifs – et, d’autre part, la constitution d’un collectif capable de souteniret de relayer le sentiment de l’injustice – l’appartenance aux quartiers Nord a rendu possible lamise en place de ce collectif mobilisé. Les raisons de l’action collective se situent donc dans lesconditions objectives de formulation d’un jugement d’injustice, c’est-à-dire dans la modificationde la perception de son intérêt à l’action collective, et ne peuvent être confondues avec un intérêtdéterminé objectivement, de l’extérieur, indépendamment des acteurs sociaux.

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