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La mesure misérable d’un monde misérable En réduisant la valeur marchande de toute ri- chesse, de tout produit, de tout service, au temps de travail socialement nécessaire à sa production, la loi du marché vise à mesurer l’incommensurable, à quantifier l’inquantifia- ble, à attribuer à toute chose une valeur monétaire. En tant qu’équivalent général, l’ar- gent a ainsi le pouvoir magique de tout méta- morphoser. Agent d’une universelle traduc- tion, il «confond et échange toute chose, il est le monde à l’envers, la conversion et la confu- sion de toutes les qualités générales et humaines » 5 /. Question d’actualité : à quoi correspond le salaire d’un enseignant-chercheur universi- taire ? Transformé en vendeur de prestations marchandes, il est désormais censé vendre des connaissances dont les procédures d’évalua- tion (comme la bibliométrie quantitative) devraient mesurer la valeur marchande. Il ne vend cependant pas un produit (un savoir- marchandise), mais reçoit pour le temps de travail socialement nécessaire à la production et à la reproduction de sa force de travail (temps de formation inclus) une rémunération financée, jusqu’à nouvel ordre, par la péréquation fiscale. S’agit-il seulement du temps passé dans son laboratoire ou du temps passé devant l’écran de son ordinateur (chro- nomètrable par une horloge intégrée) ? Arrête- t-il de penser quand il lit dans le métro ou fait son jogging ? « Entre l’argent et le savoir, point de commune mesure » (Aristote) : question d’autant plus épineuse que la production des connaissances est aujourd’hui hautement socialisée, difficilement individualisable, et comporte une grosse quantité de travail mort. La crise actuelle est bien une crise histo- rique – économique, sociale, écologique – de ders et des subprimes : « Ce qui cloche, dans le monde financier, c’est qu’il est beaucoup trop imaginatif ; il se nourrit de choses fic- tives 2 /.» Cette perplexité est aujourd’hui ac- crue par la faillite des sociétés bureaucrati- quement planifiées et des économies étatisées. Le capitalisme international est pourtant tou- jours aussi dépourvu d’intelligence et de beauté, et certainement encore plus méprisa- ble. Aujourd’hui comme hier, le dogme libéral et « la philosophie politique forgée aux XVII e et XVIII e pour renverser les rois et les pré- lats », s’est transformé en « un lait pour bébés qui avait envahi les pouponnières 3 / ». La ques- tion, « par quoi le remplacer ? » apparaît d’au- tant plus urgente – et angoissante. Les forces politiques, comme la social-démo- cratie, qui ont prétendu, depuis la Seconde Guerre mondiale, le cultiver et l’embellir sem- blent, elles aussi, à bout de souffle. Ce qu’écri- vait jadis Keynes à propos du libéralisme his- torique s’applique aujourd’hui, mot pour mot, à ces socialistes de marché : « Les enjeux poli- tiques qui mobilisaient les partis au XIX e siè- cle [remplaçons par XX e siècle] sont aussi morts que le mouton servi la semaine der- nière, alors que surgissent les questions de l’avenir, celles-ci n’ont pas encore trouvé place dans les programmes des partis dont elles che- vauchent les vieux programmes […]. Les rai- sons positives d’être libéral [remplaçons par : « social-démocrate »] sont bien minces au- jourd’hui. Ce n’est souvent rien de plus que le hasard des tempéraments ou des souvenirs historiques, et non une divergence politique ou un idéal propre qui sépare aujourd’hui un jeune conservateur progressiste du libéral [du socialiste] moyen. Les vieux cris de guerre ont été mis en sourdine ou réduits au silence 4 /. » La preuve par Kouchner, Besson, Jouyet, Rocard, en attendant la suite. Daniel Bensaïd Keynes, et après ? Le vieux monde se meurt Après avoir, deux décennies durant, entonné l’hymne de l’école libérale de Chicago et de ses social killers, les gazettes célèbrent aujour- d’hui le retour de Keynes. D’une crise à l’autre, certains de ses constats désabusés demeurent en effet d’une troublante actualité : « Le capita- lisme international, aujourd’hui en décadence, aux mains duquel nous nous sommes trouvés après la guerre, n’est pas une réussite. Il est dénué d’intelligence, de beauté, de justice, de vertu, et il ne tient pas ses promesses. En bref, il nous déplaît et nous commençons à le mépri- ser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes 1 /. » Il faut dire que, dans l’Angleterre déclinante de l’entre-deux-guerres, cette piètre opinion du capitalisme est assez partagée. En 1926, l’année même des grandes grèves où Trotski, dans Où va l’Angleterre ?, analysait le trans- fert outre-atlantique du leadership impéria- liste, G.K. Chersterton, en bon catholique social nostalgique de la petite propriété agraire et commerciale, diagnostiquait : « Le système économique actuel, que nous l’appe- lions capitalisme ou autrement, est déjà devenu un danger en passe de devenir mor- tel. » Il ajoutait, bien avant l’âge d’or des tra- 1 1/ J.-M. Keynes, L’Autosuffisance nationale, 1932, in La Pau- vreté dans l’abondance, Paris, Tel Gallimard, 2007, p. 203. 2/ G.K. Chesterton, Outline of Sanity (1926). Traduction fran- çaise : Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste, Paris, Édi- tion de l’Homme nouveau, 2009, p. 34 et 212. 3/ J.-M. Keynes, La Fin du laisser-faire, ibid., p. 69. 4/ J.-M. Keynes, Suis-je un libéral ?, ibid., p. 18-20. 5/ Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Éditions sociales, 1962, p. 123.

Bensaid, Keynes Et Après

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Keynes et après

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  • La mesure misrabledun monde misrableEn rduisant la valeur marchande de toute ri-chesse, de tout produit, de tout service, autemps de travail socialement ncessaire saproduction, la loi du march vise mesurerlincommensurable, quantifier linquantifia-ble, attribuer toute chose une valeur montaire. En tant ququivalent gnral, lar-gent a ainsi le pouvoir magique de tout mta-morphoser. Agent dune universelle traduc-tion, il confond et change toute chose, il estle monde lenvers, la conversion et la confu-sion de toutes les qualits gnrales et humaines 5/.

    Question dactualit : quoi correspond lesalaire dun enseignant-chercheur universi-taire ? Transform en vendeur de prestationsmarchandes, il est dsormais cens vendre desconnaissances dont les procdures dvalua-tion (comme la bibliomtrie quantitative) devraient mesurer la valeur marchande. Il nevend cependant pas un produit (un savoir-marchandise), mais reoit pour le temps detravail socialement ncessaire la productionet la reproduction de sa force de travail(temps de formation inclus) une rmunrationfinance, jusqu nouvel ordre, par la prquation fiscale. Sagit-il seulement dutemps pass dans son laboratoire ou du tempspass devant lcran de son ordinateur (chro-nomtrable par une horloge intgre)? Arrte-t-il de penser quand il lit dans le mtro ou faitson jogging? Entre largent et le savoir, pointde commune mesure (Aristote) : questiondautant plus pineuse que la production desconnaissances est aujourdhui hautement socialise, difficilement individualisable, etcomporte une grosse quantit de travail mort.

    La crise actuelle est bien une crise histo-rique conomique, sociale, cologique de

    ders et des subprimes : Ce qui cloche, dansle monde financier, cest quil est beaucouptrop imaginatif ; il se nourrit de choses fic-tives 2/. Cette perplexit est aujourdhui ac-crue par la faillite des socits bureaucrati-quement planifies et des conomies tatises.Le capitalisme international est pourtant tou-jours aussi dpourvu dintelligence et debeaut, et certainement encore plus mprisa-ble. Aujour dhui comme hier, le dogme libralet la philosophie politique forge aux XVIIeet XVIIIe pour renverser les rois et les pr-lats , sest transform en un lait pour bbsqui avait envahi les pouponnires 3/ . La ques-tion, par quoi le remplacer ? apparat dau-tant plus urgente et angoissante.

    Les forces politiques, comme la social-dmo-cratie, qui ont prtendu, depuis la SecondeGuerre mondiale, le cultiver et lembellir sem-blent, elles aussi, bout de souffle. Ce qucri-vait jadis Keynes propos du libralisme his-torique sapplique aujourdhui, mot pour mot, ces socialistes de march : Les enjeux poli -tiques qui mobilisaient les partis au XIXe si-cle [remplaons par XXe sicle] sont aussimorts que le mouton servi la semaine der-nire, alors que surgissent les questions delavenir, celles-ci nont pas encore trouv placedans les programmes des partis dont elles che-vauchent les vieux programmes []. Les rai-sons positives dtre libral [remplaons par : social-dmocrate ] sont bien minces au-jourdhui. Ce nest souvent rien de plus que lehasard des tempraments ou des souvenirshistoriques, et non une divergence politiqueou un idal propre qui spare aujourdhui unjeune conservateur progressiste du libral [dusocialiste] moyen. Les vieux cris de guerre ontt mis en sourdine ou rduits au silence 4/. La preuve par Kouchner, Besson, Jouyet, Rocard, en attendant la suite.

    Daniel Bensad

    Keynes, et aprs?

    Le vieux monde se meurtAprs avoir, deux dcennies durant, entonnlhymne de lcole librale de Chicago et de sessocial killers, les gazettes clbrent aujour -dhui le retour de Keynes. Dune crise lautre,certains de ses constats dsabuss demeu renten effet dune troublante actualit: Le capita-lisme international, aujourdhui en dca dence,aux mains duquel nous nous sommes trouvsaprs la guerre, nest pas une russite. Il estdnu dintelligence, de beaut, de justice, devertu, et il ne tient pas ses promesses. En bref,il nous dplat et nous commenons le mpri-ser. Mais quand nous nous demandons parquoi le remplacer, nous som mes extrmementperplexes 1/. Il faut dire que, dans lAngleterre dclinantede lentre-deux-guerres, cette pitre opiniondu capitalisme est assez partage. En 1926,lanne mme des grandes grves o Trotski,dans O va lAngleterre ?, analysait le trans-fert outre-atlantique du leadership impria-liste, G.K. Chersterton, en bon catholique social nostalgique de la petite propritagraire et commerciale, diagnostiquait : Lesystme conomique actuel, que nous lappe-lions capitalisme ou autrement, est dj devenu un danger en passe de devenir mor-tel. Il ajoutait, bien avant lge dor des tra-

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    1/ J.-M. Keynes, LAutosuffisance nationale, 1932, in La Pau-vret dans labondance, Paris, Tel Gallimard, 2007, p. 203.2/ G.K. Chesterton, Outline of Sanity (1926). Traduction fran-aise : Plaidoyer pour une proprit anticapitaliste, Paris, di-tion de lHomme nouveau, 2009, p. 34 et 212.3/ J.-M. Keynes, La Fin du laisser-faire, ibid., p. 69.4/ J.-M. Keynes, Suis-je un libral ?, ibid., p. 18-20.5/ Marx, Manuscrits de 1844, Paris, ditions sociales, 1962,p. 123.

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  • maximum linterdpendance entre les nationsau lieu de la porter son maximum. Il esti -mait quaccrotre lautosuffisance nationaleet lisolement conomique [lui] faciliterait latche 8/ . Depuis, la drgulation financireet louverture des marchs ont pouss aucontraire cette interdpendance dans le cadrede la mondialisation, de sorte quaujourdhuiltat-nation est affaibli et les rapportscontractuels malmens.

    Ajoutons quignorant superbement lacontrainte cologique des seuils et des limites,Keynes pensait pouvoir parier sur labondanceet le progrs illimit. Il estimait en 1928 quele problme conomique pourrait tre rsoluou en voie de rsolution dici cent ans (soit, aujourdhui, dici vingt ans). Il tait convaincuque lhumanit atteignait le point ou, dgagede lemprise des proccupations conomiques,elle allait pouvoir se consacrer pleinement donner un contenu sa libert. Avec des accentsprophtiques voquant certains textes de Marx,il annonait que lusure et la prvoyance devraient certes rester nos dieux pour un pe-tit moment encore , mais quelles nous gui-daient inluctablement hors du tunnel de lancessit vers la lumire du jour 9/.

    Il temprait toutefois cette vision enthou-siaste dun avenir lumineux en attribuant unehypothse plus sombre des esprits chagrins : Quelques cyniques concluront que seule laguerre peut mettre fin une crise majeure.Jusqu prsent en effet, il ny a que la guerreque les gouvernements ont juge respectablede financer grande chelle par lemprunt 10/. Ces cyniques hlas ont fini par avoir raison. Afortiori aujourdhui, sil faut se garder de lillu-sion de la rptition, on peut prvoir que la sor-tie de crise, sil sagit bien dune crise historiquedu logiciel capitaliste, ne relve pas principale-ment de potions conomiques savantes mais

    un autre talon que le temps de travail, et unautre instrument de mesure que le march,capable dvaluer la qualit et les contrepar-ties long terme des gains immdiats. Seuleune dmocratie sociale pourrait accorder lesmoyens aux besoins, prendre en compte latemporalit longue et lente des cycles natu-rels, et poser les termes de choix sociaux int-grant leur dimension cologique.

    Sorties de crise?La crise actuelle nest donc pas une crise cyclique comme le systme en connat, peu ouprou, tous les dix ou douze ans. Cest une crisehistorique de la loi de la valeur. Le capitalismey manifeste non seulement son injustice, maisaussi son ct triplement destructeur : de lasocit, de la nature, et par consquent de lhu-main en tant qutre naturel socialis. Cestaussi, nen dplaise aux prophtes de la sor-tie de crise grce aux prodiges dun New Dealvert, une crise des solutions imagines poursurmonter les crises passes. On oublie sou-vent que les potions keynsiennes ont pucontribuer des rebonds temporaires, maisquaprs une courte embellie en 1934-1935,lconomie a connu une rechute brutale en1937-1938. Il a fallu rien de moins quuneguerre mondiale pour crer les conditions dela croissance durable des trente glorieuses .On oublie aussi les conditions dans lesquellestaient censes sappliquer les mesures de relance prconises : une collaboration declasse assume par des syndicats relative-ment puissants dans le cadre lgal de ltatnation ; et lexistence de rserves daccumula-tion du capital grce la domination colonialedes mtropoles imprialistes. Ces conditionsont bien chang 7/.

    Pour lefficacit de ses recommandations,Keynes souhaitait logiquement rduire au

    la loi de la valeur. La mesure de toute chosepar le temps de travail abstrait est devenue,comme le prvoyait Marx dans ses Manuscritsde 1857, une mesure misrable des rap-ports sociaux. On ne peut grer ce quon nesait mesurer , rpte pourtant M. PavanSukhdev, ancien directeur de la DeutscheBank de Bombay, qui la Commission delUnion europenne a command un rapportpour procurer une boussole aux dirigeantsde ce monde en attribuant trs vite une valeur conomique aux services rendus par lanature 6/ ! Mesurer toute richesse matrielle,sociale, culturelle, au seul talon du temps detravail socialement ncessaire sa productiondevient cependant de plus en plus problma-tique du fait de la socialisation accrue du tra-vail et dune incorporation massive de travailintellectuel ce travail socialis.

    Le temps long de lcologie nest pas letemps court des cours de Bourse ! Attribuerune valeur conomique (montaire) aux ser-vices de la nature se heurte lpineux pro-blme de dterminer un dnominateur com-mun aux ressources naturelles, aux servicesaux personnes, aux biens matriels, la qua-lit de lair, de leau potable, etc. Il y faudrait

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    6/ Libration, 5 janvier 2009.7/ Toni Negri soutient qu il est devenu aujourdhui impos-sible de resservir Keynes. Le New Deal keynsien impliquaitune configuration institutionnelle impliquant trois condi-tions : un Etat-nation capable de dvelopper des politiquesconomiques nationales indpendantes ; la possibilit de me-surer les salaires et les profits dans le cadre dun rapport deredistribution dmocratiquement accept ; des relations industrielles permettant une dialectique entre les intrtsde lentreprise et ceux de la classe travailleuse dans le cadrelgal . Toni Negri, No New Deal is possible , Radical Phi-losophy n 155, mai-juin 2009.8/ J.-M. Keynes, LAutosuffisance nationale, in La Pauvretdans labondance, op. cit., p. 200.9/ J.-M. Keynes, Perspectives conomiques pour nous petits-enfants, ibid., p. 112 et 117.10/ J.-M. Keynes, op. cit., p. 184.

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  • de toute mesure montaire, il insiste sur lerle essentiel de la monnaie comme rgula-teur pour une longue priode de transition : Cest seulement lorsque le socialisme rus-sira remplacer largent par le contrle administratif que lon pourra abandonner unemonnaie or stable. Largent ne consistera plusalors quen des morceaux de papier ordinaire,comme des billets de tramway ou de thtre.Avec le dveloppement du socialisme, ces mor-ceaux de papier disparatront leur tour ; etle contrle de la consommation individuelle quil soit montaire ou administratif ces-sera dtre ncessaire, lorsquil y aura abon-dance de tout pour tous ! .

    Cet ultime recours lhypothse (ou au joker)de labondance (que partagent alors Trotskiet Keynes dans leur insouciance cologique)renvoie labolition de toute mesure montairede la richesse change un avenir indter-min. Trotski sempresse de prciser que cetemps nest pas encore venu, bien que lAm-rique doive certainement latteindre avanttout autre pays ; jusque-l, le seul moyen deparvenir ce stade de dveloppement est deconserver un rgulateur et un talon efficacespour le fonctionnement de votre systme. Enfait, prcise-t-il, pendant les quelques pre-mires annes de son existence, une conomieplanifie, encore plus que le capitalisme lan-cienne mode, a besoin dune monnaie saine.Faisant prcisment allusion Keynes, il rejette aussi lide que la manipulation mon -taire puisse tre la solution miracle auxcontradictions et la crise du capitalisme : Le professeur qui prtend rgir tout le sys-tme conomique en agissant sur lunitmon taire est comme un homme qui veut lever de terre les deux pieds la fois.

    Dans ce bref article, Trotski rpte plu-sieurs reprises que lAmrique naura pas

    dbut de leur renouveau conomique : Vousy tes prpars comme nul autre pays. Nullepart ailleurs, ltude du march intrieur naatteint un niveau aussi lev quaux tats-Unis. Cette tude a t faite par vos banques,vos trusts, vos hommes daffaires individuels,vos ngociants, vos reprsentants de com-merce et vos agriculteurs. Votre gouverne-ment abolira simplement tous les secretscommerciaux, fera la synthse de toutes lesdcouvertes faites pour le profit priv, lestransformera en un systme scientifique deplanification conomique. Votre gouverne-ment trouvera cette fin un appui danslexistence de larges couches de consomma-teurs duqus, capables desprit critique. Parla combinaison des industries cls nationali-ses, des entreprises prives, et de la coop-ration dmocratique des consommateurs,vous dvelopperez rapidement un systmedune extrme souplesse pour la satisfactiondes besoins de votre population. Ce systmene sera rgi ni par la bureaucratie, ni par lapolice, mais par le dur paiement au comp-tant. Votre tout-puissant dollar jouera unrle essentiel dans le fonctionnement de votre systme sovitique. Cest une grandeerreur de confondre conomie planifie et monnaie dirige . Votre monnaie doit agircomme un rgulateur qui mesurera le succsou lchec de votre planification.

    Un tel propos reste incontestablement mar-qu par un irrductible enthousiasme produc-tiviste et par les illusions du progrs. Il nenest pas moins remarquable quil souligne quele socialisme, dans un pays dvelopp, pour-rait trs bien saccommoder dune combinai-son de formes diverses de proprit et rduireconsidrablement la dimension de lappareiladministratif et bureaucratique. Loin des robinsonnades sur la suppression par dcret

    supposerait la redistribution plantaire desrapports de forces entre classes lpreuvedvnements politiques majeurs.

    Le communisme aux tats-Unis ?En 1935, pendant que Keynes gamberge, dansla Thorie gnrale 11/, sur les moyens de sau-ver le capitalisme du naufrage, lexil LonTrotski se livre un tonnant exercice de poli-tique-fiction sur ce que pourrait tre le commu-nisme aux tats-Unis 12/. Il imagine que le cotdune rvolution y serait insignifiant rap-port la richesse nationale et la populationpar rapport ce quil en avait cot la Russie.Il envisage une transformation progressive, parpersuasion plutt que par contrainte, des rap-ports sociaux: Bien entendu, les soviets am-ricains institueraient leurs propres entreprisesagricoles gantes, en guise dcoles de collecti-visation volontaire. Vos agriculteurs pourraientfacilement calculer sil est de leur intrt de demeurer des anneaux isols, ou de se joindre la chane publique. La mme mthode se-rait employe pour amener le petit commerceet la petite industrie entrer dans lorganisa-tion nationale de lindustrie. Grce au contrledes matires premires, du crdit et descomman des, ces industries pourraient tremaintenues solvables jusqu leur intgrationgraduelle et sans contrainte dans le systmeconomique socialis.

    Rcusant lide selon laquelle lindustriali-sation acclre de lUnion sovitique consti -tuerait un modle, Trotski affirme quil nepeut en tre question aux tats-Unis. Ils seraient capables dlever considrablementle niveau de consommation populaire ds le

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    11/ J.-M. Keynes, Thorie gnrale de lemploi, de lintrt etde la monnaie, Paris, Payot, 1969.12/ L. Trotski, Le Communisme aux tats-Unis, 25 mars1935, in uvres, Paris, EDI.

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  • distributisme qui dfend le rtablissementde la petite proprit contre le monopole et larsurrection des guildes contre les trusts, illus-tre trs prcisment ce socialisme petit-bour-geois, la fois ractionnaire et utopique ( Pour la manufacture, le rgime corporatif,pour lagriculture le rgime patriarcal, voil ledernier mot) voqu par Le Manifeste commu-niste. En 1935, confronts la grande crise,John Maynard Keynes cherche encore le meil-leur moyen de sauver scientifiquement le capi -talisme, tandis que lexil Lon Trotski essaiedimaginer un socialisme dmocratique au-deldu capitalisme. Face la grande crise des annes trente, tous deux, mme sils ne lui pr-tent pas les mmes traits, ont en commun uneconfiance dans le progrs et dans son horizondabondance, et une foi partage dans la sciencede lconomie et du social. Le premier sefforce dj de refonder le capitalisme en le rgu-lant et le moralisant, mais il annonce lucide-ment quen cas dchec il ny aurait plus dau-tre issue que la guerre civile et la guerre toutcourt. Le second voit dans son dpassementcommuniste la seule issue la dcompositionde la socit bourgeoise, mais, de rvolution tra-hie en rvolution manque, il pressent de plusen plus clairement la catastrophe annonce,jusqu envisager explicitement lventualitdu judocide.

    Dans la Thorie gnrale, Keynes considre dj quil est urgent de moraliser le capi-talisme : Tant quil plat aux millionnairesde construire de vastes demeures pour se loger pendant leur vie et des pyramides pourabriter leurs dpouilles aprs leur mort, ouque, regrettant leurs pchs, ils difient descathdrales et dotent des monastres ou desmissions trangres, lpoque laquelle labon-dance du capital soppose labondance de laproduction peut tre recule. Mais il nest

    naire qui cre cette atmosphre politique vibrante, rceptive, qui permet aux vagues delopinion publique, au pouls de la vie populairedagir instantanment sur les institutions re-prsentatives 13/ . Trotski est mme plus pr-cis Un plan de dveloppement conomiquedun an, de cinq ans ou de dix ans ; un projetpour lducation nationale ; la constructiondun nouveau rseau de transports ; la trans-formation de lagriculture, un programmepour lamlioration de lquipement techniqueet culturel de lAmrique latine ; un pro-gramme pour les communications stratosph-riques ; leugnique Voil autant de sujetspour les controverses, pour de vigoureusesluttes lectorales, et des dbats passionnsdans la presse et dans les runions pu-bliques. Car lAmrique socialiste nimite-rait pas le monopole de la presse tel que lexer-cent les chefs de la bureaucratie de lURSS.La nationalisation des imprimeries, fabriquesde papier et moyens de distribution signifie-rait simplement quil ne serait plus permisau capital de dcider quelles publications doi-vent paratre, si elles doivent tre progres-sistes ou ractionnaires, sches ou hu-mides , puritaines ou pornographiques.

    Cette vision comporte certes bien des illu-sions, du fait notamment de son insouciancecologique, quant aux perspectives dun socia-lisme dabondance dans un pays dvelopp.Elle nen fournit pas moins des indications intressantes la lumire de la premire exprience de rvolution sociale et de contre-rvolution bureaucratique.

    Capitalisme utopiqueEn 1926 dj, Chesterton affirmait que, poursauver la proprit, il faudrait la distribuerpresque aussi rigoureusement et complte-ment que le fit la Rvolution franaise. Son

    imiter nos mthodes bureaucratiques . EnRussie, la disette dobjets de premire nces -sit a engendr une lutte acharne pour lapossession dun morceau de pain ou duneaune dtoffe supplmentaire. La bureaucra-tie mergea de cette lutte comme un conci-liateur, une toute-puissante cour darbitrage.Les tats-Unis pourraient au contraire four-nir aisment au peuple tout ce qui est nces -saire la vie , dautant que vos besoins, vosgots et vos habitudes ne souffriraient jamaisque le revenu national soit rparti par votrebureaucratie . Lorsque la socit serait orga-nise de manire produire pour la satisfac-tion des besoins et non pour le profit priv, lapopulation tout entire se distribuerait ainsien de nouvelles formations qui lutteront en-tre elles et empcheront une bureaucratie ou-trecuidante de leur imposer sa domination.Ce pluralisme serait une garantie contre lacroissance du bureaucratisme grce unepratique de la dmocratie, de la forme la plussouple de gouvernement qui ait jamaisexist . Cette organisation ne peut certes faire des miracles , mais elle doit permettrede rsister au monopole politique dun seulparti qui en Russie sest lui-mme transformen bureaucratie et a engendr la bureaucra-tisation des soviets .

    la planification bureaucratique et auxoukases de la collectivisation dicte de hauten bas, Trotski oppose donc la vitalit du dbat contradictoire dans un espace public osexercent les liberts dmocratiques dorga-nisation, de runion, dexpression. Il retrouveainsi les accents de Rosa Luxemburg, dfen-dant dans sa fameuse critique de La Rvolu-tion russe, lardente effervescence rvolution-

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    13/ Rosa Luxemburg, La Rvolution russe, uvres, tome II,Paris, Maspero, 1971.

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  • visions serres du rendement escompt duninvestissement au cours de son existence en-tire que de deviner peu de temps avant legrand public les changements futurs de labase conventionnelle dvaluation. Ces fluc-tuations au jour le jour exercent sur le mar-ch une influence tout fait exagre etmme absurde 20/ .

    Cette absurdit nest pourtant pas un dr-glement du capitalisme rellement existant,mais son essence mme : lautonomisation dela sphre financire et le ftichisme de lar-gent qui fait de largent par parthnogensene sont pas des excroissances pathologiques,mais des phnomnes inhrents la logiqueintime de laccumulation du capital. De mme, le principe hrditaire du capitalisme patri -monial, dans lequel Keynes croit discerner les germes de la dcadence, nest autre quela forme juridique ncessaire de laccumula-tion et de la transmission prives du capital 21/.Labolition de lhritage (des grands moyensde production, de communication et dchange),troisime des dix points programmatiques duManifeste communiste, est indissociable dunbouleversement radical des rapports de pro-prit.

    socialisme utopiquePoser la question de savoir sil y a une vie au-del du capitalisme et quoi ressembleraitun modle alternatif de socit, cest en revan -che risquer de sengager sur la pente de sp-culations utopiques, abstraction faite des incer -titudes de la lutte des classes et des rapportsde forces politiques. Soucieux de trouver les al-ternatives les plus concrtes possibles la lo-gique du march, Thomas Coutrot propose laffirmation par la socit civile de contre-pouvoirs faisant pression sur ltat et le Capi -tal, et la construction directe de forces cono-

    Keynes semble avoir eu gain de cause. Cestpourtant au prix dune guerre mondiale, grce une croissance exceptionnelle due en partie la reconstruction et de nouveaux rapportsde forces (sociaux et gopolitiques) que lescompromis ou pactes sociaux des TrenteGlorieuses sont devenus possibles 18/. Ils ont ce-pendant fini par roder les taux de profit et lacontre-rforme librale initie la fin des an-nes 1970 navait dautre but que de restaurerla rentabilit du capital et de librer son accu-mulation des contraintes keynsiennes. Rta-blir ces contraintes, ce serait donc revenir lacase dpart et retrouver les contradictions aux-quelles les politiques librales du dernier quartde sicle ont cherch chapper.

    Supposer ralisable lharmonie entre linci-tation de la propension consommer (et lesmoyens de la satisfaire) et lincitation inves-tir, tout en garantissant un taux de profit ouune efficacit marginale du capital attractifs,cest imaginer un monde aussi improbablequun arc-en-ciel incolore. Cest, proprementparler, le discours idologique du capitalismeutopique. Keynes semble vouloir croire que lecapital spculatif financier est une tumeur radiquer sur le corps sain du capital produc-tif : Ainsi, certaines catgories dinvestis -sement sont-elles gouvernes moins par lesprvisions vritables des entrepreneurs deprofession que par la prvision moyenne despersonnes qui oprent la Bourse, telle quelleest exprime par le cours des actions. Cest,sindigne-t-il, comme si un fermier, aprsavoir tapot son baromtre au repas du ma-tin, pouvait dcider entre dix et onze heuresde retirer son capital de lexploitation agricole,puis envisager plus tard dans la semaine de lyinvestir de nouveau 19/ . En effet, la plupartdes spculateurs professionnels se soucientbeaucoup moins de faire long terme des pr-

    pas raisonnable quune communaut senseaccepte de rester tributaire de tels exp-dients 14/ .

    Pour lui, la disparition du rentier ou du capitaliste sans profession, parasitaire, auraitlavantage de nexiger aucune rvolution 15/.Il faudrait pour cela progresser dans les deuxdirections la fois : stimuler linvestissement,et appliquer en mme temps toutes sortes demesures propres accrotre la propension consommer. Car rien nempche daccrotrelinvestissement et, dans le mme temps, deporter la consommation non seulement au niveau qui dans ltat actuel de la propension consommer correspond au flux accru de lin-vestissement mais un niveau plus lev encore 16/ . Il faudrait, pour y parvenir, attri-buer des organes centraux certains pouvoirsde direction aujourdhui confis pour la plu-part linitiative prive, tout en respectantun large domaine de lactivit conomique.Certes, llargissement des fonctions de ltat,ncessaire lajustement rciproque de la pro-pension consommer et de lincitation inves-tir, semblerait un publiciste du XIXe sicle,ou un financier amricain contemporain, unehorrible infraction aux principes individua-listes. Ce serait pourtant le seul moyen dvi-ter une complte destruction des institutionsconomiques actuelles 17/ .

    Pour ceux qui sen remettent aux verdictsprovisoires du douteux tribunal de lhistoire,

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    14/ Thorie gnrale, op. cit., p. 236.15/ Ibid., p. 390.16/ Ibid., p. 338.17/ Ibid., p. 394.18/ Ou, pour Keynes, lefficacit marginale du capital dontil fait le dterminant essentiel des crises cycliques. Voir Tho-rie gnrale, op. cit., p. 326 et 398.19/ Thorie gnrale, op. cit., p. 166.20/ Ibid., p. 171, 172.21/ J.-M. Keynes, Suis-je un libral ?, op. cit., p. 21.

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  • au dtriment dun travail dinformation etdenqute qui cote.

    On peut imaginer des domaines dchangedirect non montaire de biens dusage oude services personnaliss. Mais ce paradigmedu don ne saurait tre gnralis, sauf concevoir un retour une conomie autar -cique de troc. Or, toute socit dchange largiet de division sociale complexe du travail re-quiert une comptabilit et un mode de redis-tribution des richesses produites. La questionde la dmarchandisation est par consquentindissociable des formes dappropriation etdes rapports de proprit. Cest la privatisa-tion gnralise du monde cest--dire, nonseulement des produits et des services, maisdes savoirs, du vivant, de lespace, de la vio-lence qui fait de toute chose, y compris de laforce humaine de travail, une marchandisevendable. On assiste ainsi, grande chelle, un phnomne comparable ce qui sest pro-duit au dbut du XIXe sicle avec une offen-sive en rgle contre les droits coutumiers despauvres : privatisation et marchandisation debiens communs et destruction mthodique dessolidarits traditionnelles (familiales et villa-geoises hier, des systmes de protection so-ciale aujourdhui) 25/.

    Les controverses sur la proprit intellec-tuelle en disent long cet gard: La moindreide susceptible de gnrer une activit estmise prix, comme dans le monde du spectacleo il ny a pas une intuition, pas un projet quine soit aussitt couvert par un copyright.Course en vue de lappropriation, en vue desprofits. On ne partage pas : on capture, on sap-proprie, on trafique. Le temps viendra peut-tre o il sera impossible davancer un noncquelconque sans dcouvrir quil a t dmentprotg et soumis droit de proprit 26/. Avecladoption en 1994 de laccord Trips (Trade

    un socialisme scientifique, mais dans unestratgie rvolutionnaire capable darticuler lafin et les moyens, le but et le mouvement, lhis-toire et lvnement. Il ne sagit donc pas defaire bouillir les marmites de lavenir, mais detravailler dans les misres du prsent pourexplo rer les pistes des mondes possibles au-deldu capital. La lutte politique concrte dtermineles voies et impose parfois des rponses impr-vues. Pour esquisser les contours dun autremonde ncessaire, quil sagit prcisment derendre possible, nous disposons seulement din-dications qui ne sont pas des inventions doctri-naires, mais des enseignements tirs de lexp-rience passe des mouvements sociaux et desvnements rvolutionnaires.

    et alternative rvolutionnaireUn autre monde est-il possible ? Dire que lasant, les savoirs, le vivant ne sont pas ven-dre, ou que luniversit et lhpital ne sont pasdes entreprises, cest poser la question du dpassement/dprissement des rapports etdes catgories marchands : Il faut prendreen tenailles la logique salariale marchande,de lintrieur par la transformation du travail,de lextrieur par lextension dun revenu ga-ranti servi en nature sous forme de lexten-sion de la gratuit cohrente avec la rductiondrastique du temps de travail : la rcupra-tion du temps pour soi librement affect estla manire la plus efficace de restreindre lasphre marchande au strict minimum 24/ . Ladmarchandisation des rapports sociaux nese rduit pas une opposition entre le payantet le gratuit. Immerge dans une conomie demarch concurrentielle, une gratuit entrompe lil (finance par de la publicit) peutaussi servir de machine de guerre contre uneproduction payante de qualit. Cest ce quil-lustre la multiplication des journaux gratuits

    miques alternatives, autrement dit le contrlecitoyen sur lconomie solidaire 22/ . Lencer-clement du pouvoir du capital dans une guerrede position o lconomie solidaire et le contrlecitoyen combinent leurs conqutes pour seconstituer progressivement en alternative lhgmonie capitaliste sur le champ cono-mique. Se dessine si lon met entre paren-thses la question des droits de proprit unmodle non capitaliste dorganisation cono-mique, le modle dautogestion non salarialeavec socialisation des marchs 23/ .

    Ce modle , tabli au prix dune trangemise entre parenthses des droits de pro-prit, et fond sur le pari dun encerclementprogressif du pouvoir capitaliste permettantdaffirmer une alternative sur le champ poli-tique, rejoint la tradition des socialismes uto-piques. Dans la mesure o il met aussi entreparenthses la question politique et celle dupouvoir (suppos neutralis par encerclement),il mise sur la supriorit de la raison envers lesdraisons marchandes. Dans la lutte des classesrellement existante, il ne sagit pas dunconcours de rationalit. On ne passe pas pro-gressivement, par transition pacifique dundroit (le droit de proprit) un autre (le droit lexistence). Entre deux droits qui saffrontent,rappelle sobrement Marx, cest la force quitranche. Cest pourquoi le dpassement dessocialismes utopiques ne rside pas, commea pu le laisser croire une pitre traduction, dans

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    22/ Y-a-t-il une vie aprs le capitalisme? Sous la direction deStathis Kouvlakis, Paris, Le temps des cerises, p. 89.23/ Ibid., p. 9924/ Michel Husson, LHypothse socialiste, in Y a-t-il une vieaprs le capitalisme?, op. cit., p. 49. Voir aussi Viv(r)re la gra-tuit. Une issue au capitalisme vert, sous la direction de PaulAris, Villeurbanne, ditions Golias, 2009.25/ Voir Daniel Bensad, Les Dpossds. Karl Marx, les voleursde bois et le droit des pauvres, Paris, La Fabrique, 2006.26/ Marcel Hnaff, Comment interprter le don , Esprit, fvrier 2002.

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  • Mais, alors que lusage de la terre est mutuel -lement exclusif (ce que lun sapproprie, lau-tre ne peut en user), celui des connaissanceset des savoirs est sans rival : le bien ne steintpas dans lusage qui en est fait, quil sagissedune squence gnique ou dune image digita-lise. Du moine copiste au courrier lectro-nique, en passant par limpression ou la pho-tocopie, le cot de reproduction na ainsi cessde baisser. Cest pourquoi, pour justifier lap-propriation privative, on invoque aujourdhuila stimulation de la recherche plutt quelusage du produit.

    En freinant la diffusion de linnovation etson enrichissement, la privatisation contreditles prtentions du discours libral sur les bien-faits concurrentiels. Le principe du logiciel li-bre enregistre au contraire sa manire le ca-ractre fortement coopratif du travail socialqui sy trouve cristallis. Le monopole du pro-pritaire est contest non plus, comme pourles libraux, au nom de la vertu innovante dela concurrence, mais comme entrave la librecoopration. Lambivalence du terme anglaisfree appliqu au logiciel fait ainsi rimer gra-tuit et libert.

    Comme lpoque des enclosures, les expro-priateurs daujourdhui prtendent protgerles ressources naturelles et favoriser linnova-tion. La riposte que faisait en 1525 la Chartedes paysans allemands insurgs reste doncdactualit : Nos seigneurs se sont approprisles bois, et si lhomme pauvre a besoin dequelque chose, il faut quil lachte pour unprix double. Notre avis est que tous les boisdoivent revenir la proprit de la communeentire, et quil doit tre peu prs libre qui-conque de la commune dy prendre du boissans le payer. Il doit seulement en instruireune commission lue cette fin par la com-mune. Par l sera empche lexploitation 27/.

    dun phnomne naturel puisse faire dsor-mais lobjet dun droit de proprit. La descrip-tion dune squence gnique est un savoir etnon un faire. Or, brevets et droits dauteuravaient initialement pour contrepartie uneobligation de divulgation publique du savoirconcern. Cette rgle a t contourne biendes fois (au nom notamment du secret mili-taire). Mais Lavoisier na pas brevet loxygne,ni Einstein, la thorie de la relativit, ni Wat-son et Crick, la double hlice dADN. Depuisle XVIIe sicle, lentire divulgation favorisaitles rvolutions scientifiques et techniques ;dsormais, la part des rsultats mis dans ledomaine public diminue, tandis quaugmentela part confisque par brevet pour tre ven-due ou rapporter une rente.

    En 2008, Microsoft annonait la mise en libreaccs sur Internet de donnes concernant seslogiciels phares et autorisait leur utilisation gra-tuite pour des dveloppements non commer-ciaux. Il ne sagissait pas, prcisait aussittdans un entretien Mdiapart son directeurdes affaires juridiques, Marc Moss, dune re-mise en cause de la proprit intellectuelle,mais seulement dune dmonstration que laproprit intellectuelle peut tre dynamique.Face la concurrence des logiciels libres, leslogi ciels marchands comme Microsoft taientforcs de sadapter partiellement cette logiquede gratuit, dont le fondement est la contradic-tion croissante entre lappropriation privativedes biens communs et la socialisation du tra-vail intellectuel qui commence avec la pratiquedu langage. Laccaparement privatif des terresfut jadis dfendu au nom de la productivitagraire dont laugmentation tait cense radi-quer disettes et famines.

    Aujourdhui, la nouvelle vague denclosuresprend prtexte son tour de la course linno -vation et de lurgence alimentaire mondiale.

    Related Aspects of Intellectual Property Rights)dans le cadre des accords de lUruguay Round(dont est issue lOrganisation mondiale du com-merce), les gouvernements des grands paysindus trialiss ont ainsi russi imposer le res-pect mondial des brevets. Auparavant, non seu-lement leur validit ntait pas mondialementreconnue, mais cinquante pays excluaient car-rment le brevetage dune substance et ne reconnaissaient que les brevets sur les proc-ds de fabrication.

    Depuis les annes 1970, on assiste ainsi une absolutisation des droits de pleine pro-prit, une formidable appropriation privepar les multinationales de la connaissance etdes productions intellectuelles et artistiquesen gnral. Linformation devenant une nou-velle forme de capital, le nombre de brevets d-poss chaque anne a explos (156 000 en2007). eux seuls, Monsanto, Bayer et Basfont dpos 532 brevets sur les gnes de rsis-tance la scheresse. Des socits surnommestrolls achtent des portefeuilles de brevetsafin dattaquer en justice pour contrefaon desproducteurs dont lactivit utilise un ensemblede connaissances inextricablement combines.Nouvelle forme denclosure contre le libre ac-cs au savoir, cette course au brevetage gnreainsi une vritable bulle de brevets.

    Elle autorise le brevetage de varits deplantes cultives ou danimaux dlevage, puisde substances dun tre vivant, brouillant dumme coup la distinction entre invention etdcouverte, et ouvrant la voie au pillagenoimprialiste par appropriation de savoirszoologiques ou botaniques traditionnels. Leproblme, ce nest pas tant que le brevetagede squences dADN constituerait une atteinte la trs divine Cration, cest que llucidation

    727/ Cit par K. Kautsky, La Question agraire, Paris, 1900, p. 25.

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  • dcroissance 30/. Il sagit en effet de changerradicalement par la discussion dmocratiqueles critres du dveloppement social, et nondimposer par une cologie ou une expertiseautoritaires lasctisme et la frugalit pourtous. Limportant, cest que lide mme dundveloppement durable, soucieux des condi-tions naturelles de reproduction de lespceque nous sommes, exige (quelles que soient lesinterprtations problmatiques auxquellespeut prter la notion de durabilit) une tem-poralit longue, incompatible avec les arbi-trages instantans courte vue des marchs.La gestion des ressources non renouvelables(en particulier les choix en matire de produc-tion et de consommation dnergie), ainsi queles modifications climatiques, les consquen -ces de la pollution des ocans, du stockage desdchets nuclaires, de la dforestation, appel-lent des dcisions et des choix de planification long terme dont la porte dpasse de loin ladure dun mandat lectif.3. Keynes soutenait la ncessit de renforcerlintervention publique pour contenir les excset les dbordements mortifres du laisser-faire.Mais il perptuait une stricte division entre lepolitique et lconomique, entre ltat et le mar-ch: Hors la ncessit dune direction centralepour maintenir la correspondance entre la pro-pension consommer et lincitation investir,il ny a pas plus de raison aujourdhui quaupa-ravant de socialiser la vie conomique. Poursubordonner (et non pas supprimer) le marchaux besoins sociaux et aux impratifs colo-giques, il est au contraire ncessaire de r-en-castrer lconomie dans lensemble complexedes rapports sociaux, autrement dit de rendrelconomie vritablement politique. Cest lesens dune planification autogestionnaire et d-mocratique : non une technique rationnelle degestion, mais une autre conception des rap-

    du salaire socialis au-del des systmes ac-tuels de protection sociale, et, par consquentle dprissement du travail forc et salariatexploit.2. Le multiplicateur de Keynes, cens assurerune dynamique tendant au plein-emploi, as-socie lincitation investir lincitation de lapropension consommer. Mais consommerquoi, et comment ? Plus dun sicle aupara-vant, Marx avait perc jour la logique intrin -sque de la socit de consommation : Touthomme sapplique crer pour lautre un be-soin nouveau pour le contraindre un nou-veau sacrifice, le placer dans une nouvelle d-pendance et le pousser un nouveau mode dejouissance. Avec la masse des objets augmentelempire des tres trangers auquel lhommeest soumis et tout produit nouveau renforceencore la tromperie rciproque et le pillagemutuel. La quantit de largent devient deplus en plus lunique et puissante propritde lhomme ; de mme quil rduit tout tre son abstraction, il se rduit lui-mme, dansson propre mouvement, un tre quantitatif.Labsence de mesure et la dmesure devien-nent sa vritable mesure 29/. La rponse cette dmesure consiste retrouver une mesure humaine opposant la satisfaction rai-sonne des besoins sociaux la course illimi-te la jouissance.

    Cest probablement quoi songent certainscourants qui se revendiquent de la dcrois-sance. Mais sil existe, comme le constataitHenri Lefebvre, une croissance sans dvelop-pement, il doit pouvoir exister un dveloppe-ment choisi des forces productives et de la ri-chesse sociale, qualitativement diffrent de lacroissance productiviste indexe sur linsou-ciance cologique de la course au profit maxi-mal immdiat. Cest pourquoi Jean-Marie Har-ribey prfre parler de dclration que de

    Sept hypothses stratgiques1. La condition premire de lmancipation so-ciale, qui dtermine aussi bien une transfor-mation de la notion de travail que les condi-tions dune pratique concrte de la dmocratie,cest la dmarchandisation de la force de tra-vail. Elle implique le partage du temps de tra-vail et la garantie du droit lemploi pour touset toutes, en commenant par une rductiondrastique du temps de travail. En 1919, laguerre peine termine, Lnine recomman-dait aux communistes allemands ladoptiondune journe de six heures. Keynes poussalaudace jusqu envisager, pour une socitcapable de dompter son hybris, des postes detrois heures par jour ou de quinze heures parsemaine, car trois heures par jour suffirontamplement satisfaire le vieil Adam chez laplupart dentre nous 28/ . Dans la Tho rie gn-rale, il reconnat certes qu lheure actuelle,la grande majorit des individus prfrentlaugmentation de leur revenu laugmenta-tion de leur loisir , et qu on ne peut obligerceux qui prfrent un supplment de revenu jouir dun supplment de loisir . Mais, au-jourdhui comme hier, la question (que Keynesne pose pas) est de savoir pourquoi tant din-dividus peuvent prfrer travailler plus pourgagner plus dans un travail alin, que se ser-rer la ceinture dans un temps rput libremais tout aussi alin et vide. Lexpriencedes 35 heures avec flexibilit et compensationsalariale apporterait ddifiants lments derponse. Le partage du temps de travail ga-rantissant droit lemploi et, dfaut, unrevenu dcent garanti, signifierait lextension

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    28/ J.-M. Keynes, La Pauvret dans labondance, op. cit.,p. 114.29/ Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 100.30/ Jean-Marie Harribey, Sept propositions pour une co-nomie conome , Y a-t-il une vie, op. cit.

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  • La socit nouvelle doit en effet sinventersans mode demploi, dans lexprience pra-tique de millions dhommes et de femmes. Unprogramme de parti noffre ce propos, disaitRosa Luxemburg, que de grands panneauxindiquant la direction, et encore ces indica-tions nont-elles quun caractre indicatif, debalisage et de mise en garde, plutt quun caractre prescriptif. Le socialisme ne sauraittre octroy den haut. Certes, il prsupposeune srie de mesures coercitives contre la pro-prit, etc. , mais si lon peut dcrter las-pect ngatif, la destruction, il nen est pas demme de laspect positif, la construction :terre-neuve, mille problmes. Pour rsoudreces problmes, la libert la plus large, lacti-vit la plus large de la population est nces-saire. Or, la libert, cest toujours au moinsla libert de celui que pense autrement . Cenest pas elle, mais la terreur qui dmoralise :Sans lections gnrales, sans une libert depresse et de runion illimite, sans une luttedopinion libre, la vie stiole dans toutes lesinstitutions publiques, vgte, et la bureau-cratie demeure le seul lment actif.

    Ces avertissements de Rosa Luxemburgprennent ainsi rtrospectivement tout leursens. Ds 1918, elle redoutait que des mesuresdexception, temporairement justifiables, nedeviennent la rgle, au nom dune conceptionpurement instrumentale de ltat comme appareil de domination dune classe sur uneautre. La rvolution se contenterait alors de lefaire changer de mains: Lnine dit que ltatbourgeois est un instrument doppression dela classe ouvrire, ltat socialiste un instru-ment doppression de la bourgeoisie, quil nesten quelque sorte quun tat capitaliste invers.Cette conception simpliste omet lessentiel :pour que la classe bourgeoise puisse exercersa domination, point nest besoin denseigner

    lenvisageait dans son article sur les tats-Unis, continuerait jouer un rle comptablecar, sauf postuler labondance, les prix de-meureraient irremplaables pour valuer lafraction de travail social cristallise dans lesbiens et les services. Mais le pilotage politiquede lconomie ne reposerait pas seulement surla proprit sociale des grands moyens de pro-duction, de communication, et dchange. Il requiert aussi le contrle public de loutilmon taire par la Banque centrale et une poli -tique fiscale fortement redistributive 32/.5. Dans Ltat et la Rvolution, Lnine affirmait que la dmocratie politique, et nonla simple gestion administrative et bureau-cratique, pouvait seule se montrer suprieureaux calculs court terme des marchs pourutiliser et rpartir au mieux les richesses selon une dtermination collective des besoinssociaux et de leur hirarchie. certainsmarxistes, pour lesquels le droit lauto -dtermination des nations opprimes tait irralisable sous le capitalisme et deviendraitsuperflu sous le socialisme, il rpliquaitdavance : Ce raisonnement, soi-disant spiri -tuel mais en fait erron, pourrait sappliquer toute institution dmocratique, car un dmo -cratisme rigoureusement consquent est irra -lisable en rgime capitaliste, et en rgime socialiste, toute dmocratie finira par stein-dre []. Dvelopper la dmocratie jusquaubout, rechercher les formes de ce dveloppe-ment, les mettre lpreuve de la pratique, etelle est pourtant lune des tches essentiellesde la lutte pour la rvolution sociale. Pris part, aucun dmocratisme, quel quil soit, nedonnera le socialisme : mais dans la vie, le dmocratisme ne sera jamais pris part. Ilsera pris dans lensemble. Il exercera aussiune influence sur lconomie dont il stimulerala transformation 33/.

    ports sociaux qui oppose la solidarit sociale aucalcul goste, le bien commun, le service pu-blic, et lappropriation sociale la privatisa-tion du monde et la concurrence impitoyablede tous contre tous.4. Une assez large socialisation de linvestis-sement savrera, reconnaissait Keynes, leseul moyen dassurer approximativement leplein-emploi, ce qui ne veut pas dire quil failleexclure les compromis et les formules detoutes sortes permettant ltat de coopreravec linitiative prive 31/. lheure des scan-dales financiers et du renflouement sans contre -partie des banques par les pouvoirs publics,le propos parat presque subversif. Il est pour-tant de bon sens. Un service public de crditet dassurance serait le moyen de piloter lin-vestissement, dorganiser la reconversion pro-gressive de branches industrielles sinistreset cologiquement problmatiques comme lau-tomobile, dengager une grande transitionnergtique et, plus gnralement, de soumet-tre lconomie aux priorits sociales dmocra-tiquement dtermines. La socialisation delinvestissement par le biais dun monopolebancaire public est lune des conditions nces-saires (et non suffisantes) dun dveloppementdurable planifi fond sur une pluralit desformes de proprit sociale (services publics,biens communs, secteur coopratif dconomiesolidaire) qui nimpliquerait pas la suppres-sion du march, mais sa subordination la d-mocratie politique et sociale. Dans cette pers-pective la monnaie, ainsi que Trotski

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    31/ Thorie gnrale, op. cit., p. 391.32/ Lorsque la politique fiscale est dlibrment utilisecomme un moyen dobtenir une rpartition plus gale desreve nus, elle contribue le plus accrotre la propension consommer (Keynes, Thorie gnrale, op. cit., p. 111).33/ Lnine, Ltat et la Rvolution, uvres, tome XXV, di-tions de Moscou, p. 489.

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  • misme marchand et du conditionnement com-mercial, accumulant frustrations et dceptions.

    Valoriser lindividualit ou le singulier plu-riel , cest au contraire renforcer la critiquedu capitalisme, loin de sen loigner. Commentfaire, en effet, pour que lappel linitiative et la responsabilit individuelles ne cde pasdevant la soumission aux logiques de la domi -nation, si nest pas mise en uvre une redis-tribution des richesses, des pouvoirs et desmoyens culturels? Comment dmocratiser lespossibilits daccomplissement de chacun sanscette distribution, associe des mesures sp-cifiques dactions positives contre les ingali-ts naturelles ou sociales ? La socit capita-liste suscite des envies, des besoins, des dsirsquelle est incapable dassouvir. Elle gnredes aspirations sociales et culturelles que lergne du capital ne peut satisfaire pour lagrande majorit. Pour spanouir, lindividumoderne a eu besoin de solidarits sociales(code du travail, scurit sociale, retraite, sta-tut salarial, services publics). Ce sont ces soli -darits que les contre-rformes librales visentprcisment dtruire au profit dune jungleconcurrentielle impitoyable.7. Devant la brutalit de la crise et lexplosiondu chmage, des voix slvent pour prnerdes mesures protectionnistes, commencerpar un protectionnisme europen. Au nomdune ncessaire correspondance des espacesconomiques et sociaux , Emmanuel Toddsen est fait le champion 36/. Le but ne seraitpas de repousser les importations, commeCharles Martel repoussa jadis les Arabes Poitiers, et comme Michel Jobert tenta en1982 dy repousser les magntoscopes japo-nais, mais de crer les conditions duneremon te des salaires afin que loffre cre nouveau sur place sa propre demande. Lhy-pothse dun enchanement vertueux, selon

    lit le calcul goste dans la concurrence detous contre tous, autrement dit, un individua-lisme sans individualit ni personnalit, faonn par le conformisme publicitaire. La li-bert propose chacun nest pas celle du ci-toyen, cest dabord celle de consommer aveclillusion de pouvoir choisir des produits for-mats. Lapologie du risque et la culture dumrite servent dalibi des politiques dindi-vidualisation et de dmolition des solidarits,par lindividualisation des salaires, du tempsde travail, des risques (devant la sant, lavieillesse ou le chmage) ; lindividualisationdes rapports contractuels contre les conven-tions collectives et la loi commune ; la dmo-lition des statuts sous prtexte de meilleurereconnaissance des trajectoires individuelles.

    Quand le Parti socialiste place la questionde lindividu parmi les priorits de sa rflexionsur son projet, il ne fait gure que courir der-rire la mystification librale. Cens remplirun vide idologique et les individus rempla-cer les classes sociales, le thme irrigue deplus en plus la novlangue socialiste et parti-cipe dune mulation rhtorique avec ses usa -ges sarkozystes : proprit individuelle, rus-site individuelle, scurit individuelle, etc.Cette exploitation idologique de la questionindividuelle dtourne des aspirations pour-tant bien lgitimes dans nos socits. Le d-veloppement des capacits et des possibilitsde chacun est un critre de progrs plus pro-bant que bien des performances industriellescocidaires. On nest pas oblig pour autantdopposer les classes et les individus. Recon-natre une place dcisive lopposition entrecapital et travail noblige en rien renonceraux besoins personnels dpanouissement, dereconnaissance et de crativit. Le capitalismeprtend les satisfaire, mais il les enferme enralit dans les bornes triques du confor-

    et dduquer politiquement lensemble de lamasse populaire, du moins pas au-del de cer-taines limites troitement traces. Pour la dic-tature proltarienne, cest l llment vital, lesouffle sans lequel elle ne saurait exister 34/.

    Il aura fallu les leons cinglantes de lacontre-rvolution bureaucratique pour que,dans La Rvolution trahie, Trotski en tire lesconclusions principielles sur la ncessit delindpendance rigoureuse des partis et dessyndicats par rapport ltat et du plura-lisme politique : En vrit, les classes sonthtrognes, dchires par des antagonismesintrieurs, et narrivent leurs fins que parla lutte des tendances, des groupements et despartis. Comme une classe est faite de plu-sieurs fractions, la mme classe peut formerplusieurs partis. De mme, un parti peut sap-puyer sur des fractions de plusieurs classes.On ne trouvera pas, dans toute lhistoire poli -tique, un seul parti reprsentant une classeunique si, bien sr, on ne consent pas pren-dre une fiction policire pour la ralit 35/. Ces paroles dcisives reconnaissent et fondenten principe (bien avant Bourdieu) une auto-nomie du champ politique irrductible unsimple reflet des classes sociales.6. Contrairement la lgende ractionnairequi prsente le projet communiste comme langation ou le sacrifice de lindividu la col-lectivit anonyme, ses pionniers lont conucomme une association o le libre dvelop-pement de chacun est la condition du libre dveloppement de tous. Si lmancipation col-lective est inconcevable sans lpanouisse-ment individuel, elle nest pas pour autant unplaisir solitaire. Alors que le libralisme pr-tend panouir lindividu, il encourage en ra-

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    34/ Lnine, Ltat et la Rvolution, ibid.35/ L. Trotski, La Rvolution trahie, Paris, Minuit, 1963, p. 177.36/ Emmanuel Todd, Aprs la dmocratie, Paris, Gallimard, 2008.

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  • daucuns entrevoient la possibilit dune alliance stratgique entre rformateurs key-nsiens et communistes rvolutionnaires.Cest perdre de vue lessentiel. Quand les sur-vivants dune gauche rformatrice envisagentune alternative keynsienne europenne aulibralisme, il est possible de faire un bout dechemin ensemble sils sont vraiment prts lutter pour sortir des traits europens en vigueur, pour tablir des normes sociales euro -pennes en matire de salaire, demploi, deprotection sociale, de droit du travail, pourpromouvoir une harmonisation fiscale forte-ment redistributive, ou pour socialiser lesmoyens de production et dchange nces-saires la construction de services publics europens en matire dnergie, de transport,de tlcommunications. Mais cela implique-rait une politique 180 % oppose ce quontfait depuis un quart de sicle tous les gouver-nements de gauche en Europe auxquels ils ontpour la plupart activement particip.

    supposer quil se trouve des rformistes suf-fisamment dtermins pour emprunter cettevoie, nous pourrions donc combattre cte ctepour des objectifs communs, et il se pourraitque ces mobilisations enclenchent une dynamique sociale allant au-del des objectifsinitiaux. Mais cela ne signifierait nullementune harmonieuse synthse entre keynsia-nisme et marxisme. Comme projet politiquedensemble, et non comme somme de mesurespartielles, le programme de Keynes, hautementproclam, est de sauver le capital de ses propresdmons. Celui de Marx est de le renverser.12 aot 2009Site Contretemps

    un tel protectionnisme ne tarderait pas, oubien basculer dans la prfrence nationale(ou europenne) la plus cule, Produisons europen! devenant Travaillons europen!.Tout comme hier le Front national neut quajouter au slogan Produisons franais ! avec des Franais ! Ou bien, il ne rsiste-rait pas longtemps son impopularit danslopinion. On a dj vu, en dpit des tiradesofficielles contre le protectionnisme, monteren puissance, avec les manifestations en An-gleterre et en Irlande contre les travailleursimmigrs polonais ou autres, la tentation dela prfrence nationale : Achetez amri-cain ! New York, ou Travaillez british Londres. De ce protectionnisme chauvin auracisme et la xnophobie, il ny a quun pas,dautant plus aisment franchi que ces travail-leurs (12 millions de sans-papiers aux tats-Unis, 8 millions environ dans lUnion euro-penne) ont vocation en temps de crise servir de variables dajustement , soit parle biais dexpulsions massives en applicationde la prfrence nationale lembauche,soit en faisant pression sur les salaires grce la tolrance dun vaste march noir du travail 37/.

    Toutes ces hypothses sont videmmentincom patibles avec les logiques concurren-tielles et les contraintes institutionnelles dumarch mondial. Leur mise en pratique im-plique donc den assumer la remise en cause.

    Face la brutalit de la crise et au dsarroide rformistes sans rformes, certaines me-sures contenues dans la vieille trousse keyn-sienne peuvent paratre certains dune au-dace quasi rvolutionnaire. tel point que

    lequel la relance des revenus suffirait relan-cer la demande intrieure, qui relancerait laproduction, relve cependant dune loi des dbouchs aussi illusoire que celle de Say etde Ricardo.

    La question nest pas de principe ou de doc-trine. Protger? Mais protger quoi, contre qui,et comment? Si lEurope commenait par adop-ter des critres sociaux de convergence en ma-tire demploi, de revenu, de protection sociale,de droit du travail, par harmoniser la fiscalit,elle pourrait lgitimement adopter des me-sures de protection, non plus des intrtsgostes de ses industriels et de ses financiers,mais des droits et des acquis sociaux. Elle pour-rait le faire de manire slective et cible, avecen contrepartie des accords de dveloppementsolidaire avec les pays du Sud en matire demigrations, de coopration technique, de com-merce quitable. Sans quoi un protectionnismede riche aurait pour principal effet de se d-charger des dgts de la crise sur les pays lesplus pauvres. Imaginer inversement quunemesure de protection douanire suffirait en-traner mcaniquement une amlioration etune homognisation des conditions socialeseuropennes, comme si elle tait technique-ment neutre dans une lutte des classes exa -cerbe par la crise, est une grosse navet. Lestravailleurs auraient au contraire les inconv-nients des tracasseries bureaucratiques et fron-talires sans les avantages sociaux.

    Sil est, selon Todd, majoritairement sou-hait aujourdhui par les ouvriers et les jeunes,

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    37/ Plaidant pour un protectionnisme non autarcique (dans LeMonde diplomatique de mars 2009), Jacques Sapir le dfinitcomme une condition ncessaire pour relancer la demande parla revalorisation salariale. Il prend toutefois la prcaution deprciser que ce protectionnisme slectif ne viserait pas tousles pays bas salaire, mais seulement ceux dont la produc-tivit converge avec nos niveaux et qui ne mettent pas en placedes politiques sociales et cologiques galement convergentes.

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