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Du Rwanda au G5 Sahel en passant par Sarajevo : continuités militaires françaises. BILLETS D'AFRIQUE ÉTÉ 2017 N°269 2 30 APE / C2D / Tchad MENSUEL D'INFORMATION SUR LA FRANÇAFRIQUE ÉDITÉ PAR L'ASSOCIATION SURVIE

BILLETS D'AFRIQUE - Survie · 1. Il y a quatre siècles environ, l'Afrique représentait près de 17 % de la population mondiale. Ce chiffre a chuté pour atteindre 7 % en 1900. En

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Du Rwanda au G5 Sahelen passant par Sarajevo :

continuités militaires françaises.

BILLETSD'AFRIQUE É

2017

N°26

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2€30

APE / C2D / Tchad

MENSUEL D'INFORMATION SUR LA FRANÇAFRIQUE ÉDITÉ PAR L'ASSOCIATION SURVIE

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Un ami fidèleRobert Bourgi, qui n’en est plus à une

version près, se vante aujourd’hui d’avoirflingué le candidat Fillon. Le CanardEnchaîné (28/06) rapporte et commenteles confidences qu’il a faites au magazineVanity Fair de Juillet : « Au fond, je n’aijamais cru en Fillon. C’est Sarko quej’aime. C’est un bandit, mais je l’aime.(…) D’ailleurs je ne l’ai jamais trahi, jelui racontais tout de mes discussionsavec Fillon. » Après la primaire, Bourgi« lui fait porter deux nouveaux costumessur mesure, payés par chèque cette fois, etnon en liquide », rappelle Le Canard.Bourgi « espère discuter de son rôle deconseiller Afrique. Mais le candidat à laprésidentielle le tient à l’écart. AlorsBourgi l’avoue : "J’ai appuyé sur lagâchette." » Sarkozy aurait alors commen­té : « T’as vu, Robert : on l’a bien niqué. »

Avoir unbon copain

Malgré le caractère « strictementpersonnel » de la visite que la nouveauprésident français a rendu au roi duMaroc à la mi­juin, il a été interrogé par lapresse sur les arrestations et la répressiondu mouvement social dans la région duRif, qui menaçait de s’étendre à d’autresrégions du pays. Un bel exercice delangue de bois pour celui qui se gargarisede faire de la politique autrement : « Nousavons évoqué ce sujet dès le début, je l’aiabordé de manière très directe etnaturelle, a­t­il expliqué. J’ai senti que leroi considère qu’il est normal qu’il y aitdes manifestations, […] que son souhaitest d’apaiser la situation en apportant dela considération à ces régions et desréponses très concrètes en termes depolitiques publiques. La discussion quenous avons eue ne me donne pas lieu decraindre à une volonté de répression »(Libération, 15/06). Les militantsemprisonnés ont dû être rassurés... et side nouvelles arrestations et des condamna­tions à de la prison ont eu lieu depuis, c'est

évidemment par souci « d’apaiser lasituation » et sans aucune« volonté de répression ».

Propagandemilitariste

Les cours d’histoire­géographie­éducation civique sont censés permettre auxélèves de développer leur esprit critique…Sur les sujets qui nous intéressent, ilsrelèvent pourtant du simple catéchismerépublicain, l’Education nationale étantsommée de concourir à « l’esprit dedéfense ». Dernier exemple en date, le sujetdu brevet 2017 demandait aux candidats detraiter la question suivante : « Vous avez étéchoisi(e) pour représenter la France auprochain sommet de l’Union européenne.Vous êtes chargé(e) de réaliser une notepour présenter une mission des militairesfrançais sur le territoire national ou àl’étranger. Montrez en quelques lignes quel’armée française est au service des valeursde la République et de l’Unioneuropéenne. » On est curieux de connaître lanote obtenue par les élèves qui auraientévoqué le cas du Rwanda, que les révélationsde la revue XXI et de nouvelles plaintes judi­ciaires avaient remis à l’honneur dansl’actualité au même moment.

Biens mal acquisprofiteraient-ils

moins ?Après son neveu, Wilfrid Nguesso, c’est

au tour de la fille et du gendre du dictateurcongolais d’être mis en examen par lesjuges d’instruction parisien dans l’affairedite des « Biens mal acquis » pour« blanchiment de détournement de fondspublics » (AFP, 25/06). Tandis que l’avocatde la famille Sassou se démène pourobtenir la nullité du procès et annonce uneplainte en diffamation contre l’ONGSherpa, six villas de la famille Bongo ontégalement été saisies en France fin juin. Aumême moment, le procès de ThéodorinObiang Nguéma, le fils du dictateur équato­guinéen, se déroulait à Paris pour desaccusations similaires. Début juillet, leprocureur requérait trois ans de prison ettrente millions d’euros d’amende, ainsi quela confiscation de ses biens saisis en France(jugement mis en délibéré au 27 octobre).On comprend que la nervosité gagne les« amis » de la France...

Bulletin fondé en 1993 par François­Xavier Verschave ­ Directricede la publication Odile Biyidi Awala ­ Directeurs de la rédactionMathieu Lopes, Thomas Noirot ­ Comité de rédaction R. Granvaud,D. Mauger, O. Tobner, F. Tarrit, Y. Thomas, R. Doridant ­ Ont participéà ce numéro F. Graner, T. Borrel, A. Maillé­Dancourt Photo (Une) li­cence CC Robin Taylor Édité par Association Survie 47 avenue Pasteur ­93100 Montreuil ­ Tél. (+33)144610325 ­ Web http://survie.org ethttps://twitter.com/billetsdafrique ­ Commission paritairen°0216G87632 ­ Dépôt légal août 2017 ­ ISSN 2115­ 6336 ­ Imprimépar Imprimerie 3 A, 7 rue Marie Pia ­ 91480 Quincy­/ss­Sénart

2 LES BRÈVES DE LA FRANÇAFRIQUE3 ÉDITO La suite de l'engagement4 APE Un néocolonialisme (presque) assumé6 C2D Convertir la dette en influence française

8 ARMÉE Le nerf de la guerre contre le terrorisme9 GÉNOCIDE DES TUTSIS (Ré)armer les génocidai­

res10 À LIRE Vent glacial sur Sarajevo12 FRANCE­TCHAD Comment recevoir un dictateur

sans le montrer

EN

BREF

Sommaire

Quelle mouche a piqué ce journalisteafricain, lors de la conférence de presse du G20 à Hambourg, de réclamer « un plan Mar­shall » pour l’Afrique. Cette insolence méri­tait une leçon. Il l’a reçue du Jupiter au petitpied nommé Macron. En substance : cette re­vendication est nulle, des sous pour l’Afrique,on n’a pas cessé d’en donner, pour quel ré­sultat ? D’abord le plan Marshall c’était pourreconstruire de vrais pays. Pas de ça enAfrique où le problème est « civilisationnel »­ kekcekça ? La version macronienne du dis­cours de Sarko à Dakar.

Pour Macron l’Afrique c’est – énuméra­tion pédantesque sur les doigts de la main –des États faillis, de la corruption, des traficsen tout genre, du terrorisme, et surtout... trop d’Africains – obsession blanche de lanatalité dans un continent sous­peuplé quimanque de ressources humaines ­. Les solu­tions ? Macron serine à nouveau : bonne gou­vernance, lutte contre la corruption, luttecontre la natalité. Nous y remédierons à notrefaçon, avec nos investisseurs privés et avec lesprésidents africains – c’est­à­dire des béné­fices pour nous et le pouvoir à nos affidés. Lespeuples ? Inconnus au bataillon macronien.On pense et on décide pour eux dans lameilleure tradition coloniale.

Macron, dans cette intervention, d’autantplus caricaturale qu’elle adoptait un ton in­supportablement prétentieux et paternaliste,

a donné la meilleure démonstration du pro­blème crucial de l’Afrique : l’invasion impé­rialiste. Ce tableau fourre­tout des « fléaux »du continent est un mélange d’enfoncementde portes ouvertes, fausses évidences, consé­quences prises pour des causes, et de fan­tasmes invétérés contredisant la réalité1. Iloublie le fléau originel, quatre siècles de dé­sastre économique et humain dû aux rapineset invasions de l’Occident, avec la traite et lacolonisation, toujours en cours, qui ont sai­gné à blanc les ressources humaines et maté­rielles du continent.

L’erreur, monumentale, du journaliste aété de parler d’aide, succombant à la plusgrande mystification idéologique de l’impé­rialisme. Il donnait les verges pour se fairebattre. Il s’agit de réclamer des compensa­tions pour le désastre subi. Cela ne peut êtrefait que par une Afrique indépendante, dé­barrassée de toute tutelle et du vampirismedes multinationales. Cela peut paraître uto­pique mais les nouvelles et nombreuses –horreur ! ­ générations africaines n’ont quecela en ligne de mire. Elles ne demanderontpas des sous, elles défendront les leurs.

Odile Tobner

1. Il y a quatre siècles environ, l'Afrique représentaitprès de 17 % de la population mondiale. Ce chiffrea chuté pour atteindre 7 % en 1900. En 2016,l'Afrique représente plus de 16 % de la populationmondiale

Macron et l'Afrique au G20

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Le mois de juin nous a apporté de nouveauxdéputés et de nouvelles révélations sur lacomplicité de l’exécutif français, vingt­trois ans

plus tôt, dans le dernier génocide du XXe siècle. Lespremiers s’empareront­ils des dernières ? Rien n’esthélas moins sûr. Alors que l’on s’apprête à supprimer­enfin !­ la Cour de justice de la République, instancepermettant aux responsables politiques de se jugerentre pairs et de s’offrir une impunité devenuepubliquement intolérable, personne n’est choqué parl’article 67 de notre Constitution, qui depuis larévision constitutionnelle defévrier 2007, précise que leprésident « n’est pasresponsable des actesaccomplis en cette qualité ».Cet héritage chiraquien estclair : le soutien d’unprésident français à un régimecriminel ne constituant pas un « manquement à sesdevoirs manifestement incompatible avec l’exercicede son mandat ». Pourquoi changer, alors ? Pas deraison de cesser de soutenir des criminels comme leTchadien Idriss Déby, reçu à l’Élysée, ou le CongolaisSassou Nguesso, qui a organisé « ses » électionslégislatives en juillet, y compris militairement : aucuncrime qui relève de la « fonction » du chef de l’État nepeut être poursuivi, même après la fin de son mandat.

Au Rwanda, c’est bien ce que l’Élysée a fait : « lasuite de l’engagement d’avant », comme l’a expliquéHubert Védrine en 2014 à des députés. La vidéo deson audition, remise au goût du jour fin juin par

l’actualité médiatique et judiciaire sur les complicitésfrançaises dans le génocide de 1994, a disparu du siteweb de l’Assemblée nationale vers le 8 juillet. Simple« mise à jour automatique », nous a assuré un ancienporte­parole du ministère de la Justice, lorsque Survies’en est étonnée sur les réseaux sociaux. Mais dès le 9juillet, la vidéo était à nouveau disponible : énièmetentative de gommer des propos gênants ­car tropfrancs­ de Védrine, après la « correction » opportunedu compte­rendu de l’audition ? (lire p. 9)

Au sujet de sa politique africaine, EmmanuelMacron aussi pourrait parlerde « la suite de l’engagementd’avant » : on passe la maindans le dos du dictateurtchadien sur le perron del’Elysée, on impulse une« force africaine » qu’onchaperonne sans même se

cacher, et on prétend philosopher à coups deconsidérations racistes sur les « fléaux » qui ravagentle continent.

L'un des fléaux qui minent notre politiqueétrangère est le manque de contre­pouvoir, en parti­culier de contrôle parlementaire. Que nous promet lavague macroniste qui a déferlé sur l'Assemblée natio­nale ? La suite, on peut le craindre, des auditionscomplaisantes de responsables politiques et militairesqui flattent l'égo collectif d'un fantasme de « grandeurde la France », tandis que le président peut être com­plice de tous les crimes, en toute impunité.

Thomas Noirot

LA SUITE DEL'ENGAGEMENT

ÉDITO

2 LES BRÈVES DE LA FRANÇAFRIQUE3 ÉDITO La suite de l'engagement4 APE Un néocolonialisme (presque) assumé6 C2D Convertir la dette en influence française

8 ARMÉE Le nerf de la guerre contre le terrorisme9 GÉNOCIDE DES TUTSIS (Ré)armer les génocidai­

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sans le montrer

Sommaire

Contact de la rédaction : [email protected] ­ Site internet : http://survie.org

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Billets d'Afrique 269 - juillet-août 2017

SALVES

En 2002 ont commencé les négocia­tions des Accords de Partenariat Eco­nomique (APE) entre l’Union

européenne et ce qui constituait ses an­ciennes colonies, divisées en trois blocsAfrique Caraïbes Pacifique (ACP), euxmêmes sous­divisés en blocs régionaux, telsque la Communauté économique des Étatsde l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) ou laCommunauté d'Afrique de l'Est.

Il est vrai qu’un partenariat a une conno­tation plus positive qu’une colonie. Entrepartenaires, on s’écoute, prend en compteles intérêts des uns et des autres, et on es­saie de trouver des compromis pour quetout le monde y trouve son compte. Saufque les faits pointent dans une toute autredirection : les APE se rapprochent bien plusde cette bonne vieille relation économiqueentre colonisé et patron métropolitain.

L’APE n’est pas le premier outil utilisépar les Européens pour maintenir l’Afriquedans cette relation « privilégiée ». Depuis ladécolonisation, toute une gamme de méca­nismes de droit international a été mise enplace pour protéger les actifs des ancienscolons, comme les traités de protection desinvestissements, la Convention pour le rè­glement des différends relatifs aux investis­sements entre Etats et ressortissants d'autresEtats, signée en 1965 (dite Convention deWashington ou Convention CIRDI) ou, sim­plement, mettre en poste un conseiller de lamétropole dans le bureau du Président del’Etat nouvellement indépendant.

En parallèle, l’Organisation mondiale ducommerce (OMC), les plans d’ajustementstructurel du Fonds monétaire internationalet les prêts de la Banque mondial, à condi­tion d’une forte restructuration pour rendrel’Etat plus efficace (en d’autres termes : pri­vatisations à outrance, recul des préroga­tives étatiques, austérité économique) ontaussi contribué à laisser l’Afrique dans sa po­sition de sujet des Occidentaux (même sid’autres veulent maintenant aussi leur partdu gâteau).

L’Union avait déjà un accord commercialavec l’Afrique. De 1975 à 2000, avec lesConventions de Lomé, elle avait, en prin­cipe, garanti, de manière non réciproque,un accès sans droits de douane aux res­sources naturelles et aux produits agricolesafricains vers le marché européen. Cesconventions devaient être un dispositif pourla réduction la pauvreté, mais dans les faits,elles ont finalement eu un impact limité, re­streignant les exportations de produits afri­cains, du fait de critères juridiques tels queles règles d’origine. En revanche, elles ontbien perpétué la tradition coloniale de main­mise sur les matières premières.

En 2000, l’Union européenne et legroupe ACP signent l’Accord de Cotonou,avec un triple objectif : réduction de la pau­vreté, développement durable et intégrationrégionale. L’accord maintient les préférencesnon­réciproques jusqu’en 2020, mais prévoitaussi la mise en place des APE, dans le cadredesquels Afrique et Europe joueront avec lesmêmes règles, en dépit de niveaux de déve­loppement aux antipodes. L’Union, à l’instardes pratiques du FMI ou de la Banque mon­diale, conclut que, puisque les Conventionsde Lomé n’ont pas inversé la courbe de lapauvreté, une bonne dose de néoliberalismerigide résoudra les problèmes. L’économisteJacques Bertelot notait que ce raisonnementétait aussi absurde « que celui consistantpour un éleveur de poulets à ouvrir laporte du poulailler pour que les renardspuissent éprouver la capacité de résistancedes poulets ».

Partenaires ? Vraiment ?Avec les APE, l’Europe traitera donc bien

d’égal à égal avec l’Afrique, tel un boxeurpoids lourd avec un petit poucet. Les APEvont­ils empêcher les pays africains de s’ap­pauvrir ? Seront­ils vecteurs d’intégration ré­gionale ? Ou sont­ils, au contraire, un outilde domination, dans la lignée de la longuehistoire des relations « privilégiées » entreles deux continents ?

Tout d’abord, les APE prévoient unesuppression des droits de douane pour en­viron 80% des produits européens et l’inter­diction d’introduire de nouvelles taxes àl’importation. Or cet aspect n’a rien d’ano­din. Les droits de douane joue en effet unrôle primordial dans au moins deux champs: la protection de la production locale et lebudget de l’Etat.

Des produits européens meilleur mar­ché, dont certains sont grassement subven­tionnés, alors que d’autres sont fabriqués àpartir de matière premières provenantd’Afrique, pénètreront le marché africain etse trouveront en concurrence (déloyale)avec des produits africains. En théorie,l’Afrique continue d’avoir un accès au mar­ché européen, comme c’était le cas avec lesConventions de Lomé. Mais en pratique, sion trouve bien du chocolat Cote d’Or enAfrique de l’Ouest, je défie quiconque detrouver du chocolat ghanéen dans un super­marché.

Les entreprises locales auront les plusgrandes difficultés à faire face à cette com­pétition. Beaucoup d’entre elles n’aurontdonc pas d’autres choix que de licencier oude mettre la clé sous la porte, renforçant aupassage la crise migratoire.

L’Etat, quant à lui, ne pourra certaine­ment pas protéger son industrie ou sonagriculture locale du fait des pertes budgé­taires. Le Sénégal, par exemple, perdra 75milliards de francs CFA par an les premièresannées, puis 240 milliards à partir de la ving­tième année. Dans de tels pays, ces pertesde revenus seront lourdes de conséquences,notamment dans des secteurs comme l’édu­cation, la santé et la sécurité. Or, ces régionsfont actuellement face à des défis alimen­taires, sanitaires ou sécuritaires sans précé­dent.

De plus, l’Union européenne considèreles APE comme étant des accords de libre­échange globaux, c’est à dire allant au delàdes simples questions douanières. De pardes références aux règles de compétition, à

ACCORDS DE PARTENARIAT ÉCONOMIQUES

UN NÉOCOLONIALISME(PRESQUE) ASSUMÉLa France, à l’instar quelques compagnons européens, a sans cesse chéri sa relation« privilégiée » avec l’Afrique. Et le commerce s’est toujours trouvé à une place centrale. Maisbien loin est le temps où les Européens imposaient leurs vues à leurs anciennes colonies. LaFrance, l’Union européenne, l’Afrique sont maintenant des partenaires, des amis, des frères,traitant d’égal à égal, main dans la main, pour le bien être des populations de chaque bord.En tout cas, c’est ce qu’on nous assure.

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SALVES

l’accès aux marchés publics, au commercedes services ou à l’investissement, l’Europes’assure un contrôle accru du marché afri­cain, et notamment de ses terres, incitantdavantage leur accaparement.

Et qui profiterade cette situation?On peut le deviner.

Tout est en effet bien ficelé du coté eu­ropéen afin de s’assurer qu’il ne puisse avoirqu’un seul vainqueur. L’accès au marché du« vieux continent » est soi­disant garanti,mais tout un éventail juridique est mis enœuvre pour l’endiguer, comme de strictesmesures sanitaires et phytosanitaires, desrègles d’origines complexes, et une interdic­tion des taxes à l’exportation, ces dernièresétant pourtant un instrument politique es­sentiel pour protéger la production locale.

Comme le souligne Guy Marius Sagna,engagé contre cet accord au Sénégal : « Onpeut parler de plan de division internatio­nale du travail qui ferait de nos pays «sous­développés » des consommateurs demarchandises en provenance d’autrespays, dont le rôle dans ce système est celuide producteur. L’APE renforce de plus bellece processus qui va appauvrir encore plusnos pays ».

Diviser pour mieux régnerL’Union européenne aurait pu avoir une

attitude différente. Elle aurait pu, parexemple, demander une dérogation à l’OMCpour maintenir un accès préférentiel auxpays africains, comme elle l’avait fait pour laMoldavie ou comme l’avaient fait les Etats­Unis, dans le cadre de la loi en faveur de lacroissance de l'Afrique et son accès aux mar­chés (AGOA). Elle aurait pu publier troisétudes économiques, qu’elle avait pourtantcommandées, indiquant que les APE au­raient un impact négatif. Elle aurait pu nepas inclure dans le traité la clause de la na­tion la plus favorisée, qui empêche touteperspective de coopération économiquesud­sud. Elle aurait pu prendre en compteles réserves de certains pays africains, no­tamment concernant le développement del’industrie locale, qui en sera réduite à l’étatde zombie si l’accord est mis en œuvre. Ellen’en a rien fait.

Le processus même de négociation et deratification a été caractérisé par de grandespressions et suit la logique du « diviser pourmieux régner ».

Les Etats africains ne faisant pas partiedes pays moins avancés se sont ainsi trouvéssous la menace de perdre leur accès préfé­rentiel en Europe, devenant ainsi moinscompétitifs que des pays asiatiques ou

d’Amérique latine, avec lesquels l’Union eu­ropéenne a signé des accords de libre­échange. Un peu de chantage aux aides audéveloppement et le tour était joué. Le Gha­na, la Cote d’Ivoire et le Cameroun avaientratifié, dans leur coin, des APE intérimaires,portant un coup à l’intégration régionale, unobjectif prétendu des APE.

Et littéralement au lendemain de la rati­fication du Cameroun, des multinationaless’installaient, affirme Yvonne Takang, del’Association citoyenne de défense d'intérêtscollectifs. « Elles trainaient devant la porte,attendant juste qu’elle s’ouvre ».

The « usual suspects »Si les entreprises locales africaines appa­

raissent comme des victimes annoncées desAPE, des grands groupes européens de­vraient être les grands bénéficiaires.

La France a été un fer de lance des négo­ciations. Ses multinationales, dont certainesont des liens avec l’Afrique remontant àl’époque coloniale, ont beaucoup à gagnerde ces accords, à une époque où la concur­rence de certains pays asiatiques et desEtats­Unis est de plus en plus rude.

Ainsi quelques entreprises ont un fermeintérêt à ce que les APE deviennent réalité.Parmi elle, on trouve la Compagnie Frui­tière, de Robert Fabre, chef de file de la ba­nane et de l’ananas en Côte d’Ivoire, auGhana et au Cameroun, le groupe Mimran,propriétaire des Grands Moulins du Tchad,de Dakar et d’Abidjan et de la CompagnieSucrière du Sénégal, le groupe Louis­Drey­fus, un leader mondial de l’agrobusiness,des groupes de l’industrie laitière (pour lelait en poudre), ou encore le groupe Bollo­ré, présent dans 43 pays africains via ses fi­liales comme l’entreprise Socfin, et quitouche à tout, dont la gestion de la plupartdes ports du Golfe de Guinée, le cacao, l’hé­véa et l’huile de palme.

Le groupe Bolloré, qui avait d’ailleursété décrit par l’institut états­unien Oaklandcomme s’étant développé de manière spec­

taculaire, « en achetant des anciennes en­treprises coloniales », aura tout le loisir defaire perdurer ce « savoir­faire » colonial avecla mise en œuvre des APE.

Les chefs de ces groupes n’hésitentd’ailleurs pas effectuer des visites de cour­toisie aux dirigeants africains, comme s’étaitle cas de Fabre, qui avait accompagné Fran­çois Hollande en 2014 lors d’une rencontreavec le Président ivoirien Alassane Ouattara,ancien du FMI, Premier ministre de la Coted’Ivoire au début des années 90, sous Hou­phouët­Boigny, époque il s’était distinguépar une politique d’austérité, et Présidentde la CEDEAO durant les négociations surles APE.

Mais tout ne se passe pas comme prévu.Le processus de ratification traine. La Tanza­nie, la Gambie, la Mauritanie, l’Ouganda, leNigéria et la plupart des pays d’Afrique cen­trale ont, pour l’instant, refusé de ratifierl’APE. Ils ont bien conscience des consé­quences néfastes pour leur économie. Unaffront pour l’Union européenne, qui necesse depuis de multiplier les pressionspour que ces Etats rentrent dans le rang.

Le Président tanzanien n’a pas hésité àqualifier ces accords de « forme de colonia­lisme », tandis qu’ailleurs des mouvementspaysans s’opposent à la ratification et qu’auNigéria, les industriels et les commerçantsse sont mobilisés contre le traité. Ken Ukao­ha, président de l'Association nationale descommerçants nigérians (NANTS), estimeque « les seuls qui sont intéressés par l’APEsont les gens du secteur privé qui ont desliens avec l’Europe ». Selon lui, si les APEétaient bénéfiques, ils ne seraient pas signéssous la table, en divisant les Etats africains,mais à la lumière des projecteurs, avec desapplaudissements et du vin du la table.

Un processus à suivre donc. Même s’ilest bien enclenché, avec les ratifications duGhana, du Cameroun, de la Cote d’Ivoire,du Kenya et de la quasi­totalité de la Com­munauté de développement de l'Afriqueaustrale (SADC), des rebondissements de si­tuation restent possibles.

Il est d’ailleurs essentiel de ne pas isolerles APE de la grande poussée néolibérale etde la multiplication des accords de libre­échange à travers le monde, ainsi que de larésistance qui en découle. Ce libre­échange,qui n’a de libre que le nom, doit être exposépour ce qu’il est : une idéologie de domina­tion et d’asservissement des populations, auservice des intérêts impérialistes de ceuxqu’on appelait les marchands au XVIIe siècleet les entreprises multinationales au­jourd’hui.

Achille Maillé­Dancourt

Pancartes contre les APE à la marche du Forum SocialAfricain en 2014 à Dakar. CC. M. Lopes.

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Billets d'Afrique 269 - juillet-août 2017

SALVES

Depuis les années 1990, des méca­nismes de conversion des créancesde dette en programmes de déve­

loppement ont été mis en œuvre de diversesmanières par différents bailleurs (Allemagne,Canada, Espagne, Italie,Suisse, etc.). Mais laFrance est allée bien plus loin en lançant en2001, dans le prolongement de l’InitiativePPTE, le Contrat de désendettement et dedéveloppement (C2D) : pour certains paysatteignant le « point d’achèvement » prévudans l’I­PPTE, la France a choisi, pour unepartie de ses créances bilatérales, d’exigerleur remboursement plutôt que de les annu­ler, mais en s’engageant à reverser des« dons » équivalents au fur et à mesure. Àchaque échéance, la France verse la sommesur un compte spécialement créé à laBanque centrale du pays (ou de la zone mo­nétaire), cogéré par le gouvernement « bé­néficiaire » et l’Agence française dedéveloppement (AFD).

Ces montants sont ensuite réinjectésdans l’économie nationale mais sans quel’État en dispose librement : il s’agit de fi­nancer des projets d’investissements ou del’aide budgétaire selon un cadre négocié enamont du C2D entre la France et l’Étatconcerné. Des instances de pilotage offi­cielles mêlent des représentants des deuxÉtats et de l’AFD, et parfois des entrepriseset des organisations de la société civile. Cecontrôle par l’AFD et les conditions d’éligibi­

lité sont présentés comme autant de garan­ties d’une utilisation transparente et efficacedes fonds. Mais ils consacrent de fait une in­gérence directe des autorités françaises dansles choix des dépenses publiques priori­taires et des entreprises qui mettent la mainsur ces marchés parfois considérables. L’as­sociation de la société civile, avant toutthéorique mais présentée comme un moyende renforcer la légitimité de contre­pouvoirslocaux, n’a jusqu’ici nullement empêché sesreprésentants d’être victimes de harcèle­ment judiciaire de la part des autorités2.

15 ans d’expérienceEntre 2001 et 2016, des C2D ont été né­

gociés et signés avec trois pays latino­améri­cains (Bolivie, Honduras, Nicaragua) etquinze pays africains (Burundi, Cameroun,Congo­Brazzaville, Côte d'Ivoire, Ghana,Guinée, Libéria, Madagascar, Malawi, Mauri­tanie, Mozambique, Ouganda, RDC, Rwanda,Tanzanie), représentant une enveloppe to­tale de plus de 5 milliards d’euros dont1,66 milliard avait été remboursé puis rever­sé sous forme de « dons » au 31 décembre2014. Mais les gros montants concernent lespays dont des dirigeants corrompus ontmassivement bénéficié de prêts français3 : leCameroun totalise à lui seul une enveloppede plus de 1,47 milliard d’euros4 et la Côted’Ivoire, où le C2D a été signé en grandepompe dans les mois suivant l’arrivée au

pouvoir d’Alassane Ouattara grâce à l’arméefrançaise5, un montant de près de 2,9 mil­liards d’euros6. Viennent ensuite le Congo(229 millions d’euros), la Guinée (167 mil­lions d’euros) et la RDC (106 millions d’eu­ros).

Les sociétés civiles française, camerou­naise et ivoirienne ont régulièrement criti­qué ce mécanisme, qui contraint un État àdégager les ressources nécessaires au rem­boursement d’une dette illégitime, main­tient pendant des années son niveaud’endettement et donc l’application par lesmarchés financiers de taux d’intérêt très éle­vés pour ses éventuels emprunts, et permetde placer des entreprises françaises en pôle­position pour remporter de juteux marchéspublics, de façon efficacement complémen­taire à l’aide liée. Certaines critiques ont étéreprises, en 2016, dans la « Revue de la poli­tique du Contrat de désendettement et dedéveloppement (C2D) » réalisée par le cabi­net d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC)à la demande du ministère des Affairesétrangères (MAE), du ministère des Fi­nances et de l’AFD.

Soft powerLe rapport de PwC est venu apporter de

l’eau au moulin des associations qui re­prochent aux pouvoirs publics françaisd’avoir utilisé ce dispositif pour masquerl’insuffisance de l’aide au développement(APD) et la part croissante des prêts boni­fiés : « les C2D sont apparus comme unmoyen d’occulter la baisse des dons del’aide française » (p. 8). Il s’agit clairementd’afficher une pseudo­générosité : « Par lasignature d’un contrat et de conventionsd’affectation et par le processus de négocia­tion et de dialogue sur les politiques secto­rielles, le C2D pouvait permettre decommuniquer et "afficher" l’engagementfrançais, ce que n’aurait pas permis une

CONTRATS DE DÉSENDETTEMENT ET DE DÉVELOPPEMENT

CONVERTIR LA DETTEEN INFLUENCE FRANÇAISESous prétexte de lutter contre la corruption et le détournement d’argent public, en promouvantune « bonne gouvernance » technicienne et dépolitisée, certains bailleurs rechignent à annulerune part des créances de pays endettés : les ressources financières soudainement disponibles( jusqu’ici dédiées au remboursement annuel de la dette) risqueraient d’être détournées auprofit de dirigeants peu scrupuleux. La « solution » serait alors de convertir ces montants eninvestissements et en aide, supposés servir à la population. Un beau mythe que Paris se plaît àentretenir depuis quinze ans, pour le plus grand bonheur de ses entreprises et des théoriciensde « l’influence française ». Exemple avec le Contrat de désendettement et de développement(C2D)1.

1. Texte de réponse à la question "Est­ce que convertirdes dettes en investissement peut représenter une so­lution pour les pays du Sud ?", dans un ouvrage à pa­raître du Comité pour l'abolition des dettes illégitimes(CADTM).2. Voir par exemple les communiqués de la Plateformefrançaise Dette et Développement, « Attaques contrela Convention de la société civile ivoirienne », 29 mai2013 et « La France doit veiller à ce que les autoritéscamerounaises assurent la sécurité des représentantsde la société civile », 13 septembre 2016.3. Selon la même logique, la France a annoncé en no­vembre 2016 vouloir convertir en investissements

1 milliard d’euros de dettes tunisiennes contractéespar le régime de Ben Ali (voir http://www.­cadtm.org/Conversion­de­dettes­tunisiennes).4. 864 millions d’euros pour les 2 premiers C2D signésrespectivement en 2006 et 2011, auxquels s’ajoutentplus de 611 millions du 3ème C2D signé en juin 2016.5. Voir le rapport « Cinq guerres pour un empire ­L’interventionnisme militaire français en Afrique »,association Survie, janvier 2017.6. Montant global annoncé, dont 1,75 milliard d’eurospour les 2 premiers C2D signés respectivement en2012 et 2014.

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SALVES

annulation sèche de dette » (p.23). Le gou­vernement comptabilise ainsi la promessed’annulation de dette dans l’APD, puis com­munique sur les projets financés. Mais lesauteurs pointent surtout que ces dispositifs« maintiennent une présence de l'aidefrançaise dans des pays et des secteurs où,compte tenu de la réduction des budgetsd'aide, le maintien de financements deprojets n'aurait pu être défendu » (p.9).Une annulation de dette n’aurait évidem­ment pas permis d’atteindre un tel résultat,qui contribue au « soft power » françafri­cain : que ce soit ou non son objectif, la co­opération accroît l’influence diplomatique etéconomique. Mais cela ne se limite pas autraditionnel pré carré africain : « le MAE, parle biais des Ambassades, a soutenu l’éligibi­lité des trois pays d’Amérique Latine dontles enjeux traditionnels de la coopérationfrançaise relèvent d’une stratégie de valori­sation de l’influence française dans cespays » (p. 44).

Les deux enveloppes « record » de C2Dconcernent le Cameroun et la Côte d’Ivoire,dans lesquels les entreprises françaises sepositionnent sur de multiples secteurs : BTP,logistique portuaire et ferroviaire, agro­in­dustrie, adduction d’eau, etc. Pour défendrece maillage d’entreprises françaises, cet outilde « soft power » prend donc toute son im­portance. En Côte d’Ivoire, « le C2D, et sesvolumes financiers sans commune mesureavec les contributions des autres bailleurs,place la France en position de chef de filedes [Partenaires Techniques et Financiers] »(p.39). L’ampleur du C2D ivoirien a égale­ment été soulignée à l’Assemblée nationalefrançaise, dans le rapport d’information surla Côte d’Ivoire de février 2017 : « Ce mon­tant considérable autorise l’AFD à interve­nir en Côte d’Ivoire avec des dons annuelsde l’ordre de 200 à 250 millions d’euros, unmontant exceptionnel qui permet deconduire des projets à fort impact. Ces pro­jets bénéficient évidemment aux entreprisesfrançaises qui disposent d’un positionne­ment ad hoc dans de nombreux secteurs. »7

Et lorsque cette position dominante ne suffitpas à favoriser l’attribution des marchés auxentreprises françaises, le C2D permet dedonner des coups de pouce plus directs.

Droit de vetoet marchés captifs

Evoquant pudiquement une perception« très largement partagée » des autorités lo­cales et des choix « émanant d’une in­fluence française forte », l’audit de PwCexplique que les autorités locales soulignent« la forte prise en compte des intérêts fran­çais, tant en termes de secteurs retenusqu’en termes d’attribution des marchéspassés sur des fonds C2D à des entreprisesfrançaises » (p. 31). En réalité, sous couvertde lutte contre la corruption, l’AFD disposed’un droit de veto sur le choix des attribu­taires des marchés financés par les C2D :elle doit en effet rendre un avis de non­ob­jection (ANO) pour que les fonds promissoient décaissés pour un projet. Cet outild’ingérence directe a été utilisé au Came­roun pour la construction d’un pont àDouala. L'appel d'offres remporté par ungroupe chinois avait été déclaré infructueuxen janvier 2013 après que l'AFD eut refuséde délivrer son précieux ANO, arguant dedoutes sur la régularité du processus de sé­lection. Une procédure de gré à gré fut alorslancée et un consortium emmené par legroupe Vinci fut retenu avec un projet coû­tant 120 milliards de francs CFA (environ 183millions d’euros), contre 65 milliards pourl'offre retoquée par l'AFD. Pour régler lanote, 87 milliards de FCFA sont financés parl'AFD dont 20 milliards au titre du C2D, lereste étant à la charge de l'État camerounais.Dans la foulée, l'AFD annonçait début juin2015 qu'elle allait octroyer un prêt souverainconcessionnel de 29,5 milliards de F CFApour financer des aménagements complé­mentaires, non prévus dans le projet initial.Une bagatelle que les Camerounais devrontrembourser.

Aide au budget…des entreprises ?

Il est également prévu que cette conver­sion de dette prenne la forme d’une aidebudgétaire, mais cela n’échappe pas pourautant à certains calculs politiques. Ainsi, enCôte d’Ivoire, à partir de 2011, la France apesé pour que le pays atteigne le pointd’achèvement de l’I­PPTE, signé en 2012 un

C2D record, et a finalement accepté quecertains fonds soient alloués sous la formed’aide budgétaire globale : une décisionprise selon PwC « au niveau politique[alors que] les conditions nécessaires [...]n’étaient pas réunies » (p.34). Cette déci­sion résulta en fait d’un mini bras de ferentre Alassane Ouattara et Paris8, qui refusa

de consacrer les fonds C2D à l’aide budgé­taire qu’il réclamait et privilégia « les appuisbudgétaires ciblés, par exemple pour apu­rer des arriérés de paiement d’entreprisesfrançaises (dans le domaine des routes etpistes, donc liés aux secteurs et projets duC2D) » (p. 53). Mais promis, ce n’est pas uneaide aux entreprises françaises.

Le prétexte même qui sous­tend lesconversions de dettes en investissements, eta fortiori les C2D, en révèle la nature pater­naliste : se présentant comme garant de l’in­térêt de la population du pays endetté, lecréancier s’arroge le droit d’intervenir dansle processus d’utilisation des fonds. Nonseulement la créance lui est due, qu’elle soitpartiellement ou totalement illégitime, maisson remboursement lui arroge le droit des’ingérer directement dans les politiquesd’investissement de l’État endetté, renforceson pouvoir et lui permet de favoriser cer­taines entreprises. L’opposé, en somme,d’un processus souverain et endogène delutte contre une dette illégitime.

Thomas Borrel

«Les intérêts pour laFrance sont évidents.

Le C2D est un formidableoutil d’influence, quipermet à la France, selon[le directeur Afrique del’AFD] Jean­PierreMarcelli, d’assurer "uncopilotage sur latrajectoire dedéveloppement dupays". »

Rapport d’information sur laCôte d’Ivoire des députés P.

Cochet et S. Dagoma, 15février 2017, (p. 137).

7. Rapport d’information sur la Côte d’Ivoire desdéputé.e.s Philippe Cochet et Seybah Dagoma, 15 fé­vrier 2017, p.193.8. Voir David Mauger, « Ouattara­Moscovici : la diplo­matie du tiroir­caisse », Billets d’Afrique n°228, oc­tobre 2013,

Pont sur le Wouri à Douala, finalement confié à Vinci.

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DOSSIER

Macron l’avait annoncé avant mêmed’être élu ( Jeune Afrique, 05/05) :« Je réunirai le plus rapidement

possible le G5 Sahel ». Aussitôt dit, aussitôtfait. En visite aux militaires de la forceBarkhane au lendemain de son élection, lenouveau président français « a ainsidemandé à son homologue maliend'organiser une réunion des pays duG5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso,Niger et Tchad) à laquelle il assisteraitpersonnellement pour élaborer unestratégie commune » (France 24, 19/05). LeG5 Sahel est une structure de coordinationentre les armées du Tchad, du Burkina, duNiger, de la Mauritanie et du Mali, mise enplace ­ officiellement à l’initiative desAfricains – pour épouser le périmètre del’opération Barkhane et au sein de laquelleles militaires français n’occupentthéoriquement qu’une positiond’observateur. Pour Macron, il s’agissait deréactiver l’idée d’une force régionaleafricaine, lancée le 6 février dernier lors d’unprécédent sommet. Celle­ci aurait pourmission d’occuper le terrain et ainsi depermettre à la France d’alléger le dispositifBarkhane, qui a atteint 4200 hommes,contre 3000 initialement, et qui lui revientde plus en plus cher en troupes mais aussien matériels que les conditions difficiles duterrain contribuent à détériorer plusrapidement.

Camouflet à l’ONUConformément à une tradition bien

établie, la France a toutefois beaucoup demal à faire partager le coût de sesinterventions militaires africaines par ses« partenaires ». Cette fois, ce n’est pas l’UEqui a fait faux bond, mais le Conseil desécurité de l’ONU, où Américains et Anglaisse sont opposés au premier projet derésolution proposé par la France début juin.Celui­ci prévoyait de conférer à cette forceun mandat sous chapitre VII (utilisation dela force) ouvrant la porte à un financementonusien. Cette résolution qui devait passer« comme une lettre à la poste » (La TribuneAfrique, 12/06) a donc été retoquée, lesAméricains excluant de contribuer

financièrement. Il aura fallu 15 jours denégociations supplémentaires pour obtenir« à l’arraché », après des « débats [qui]auront été âpres et longs » (La TribuneAfrique, 23/063) une résolution (n°2359)qui confère uniquement à la force engestation du G5 la couverture juridiqueminimale, sans chapitre VII ni financement.

Une force sans moyensMême après son lancement officiel au

sommet de Bamako le 2 juillet dernier, enprésence de Macron (« Au Sahel, Macronlance une force militaire africaine contreles djihadistes », titrait le Figaro sans y voiraucun paradoxe), la question dufinancement reste entière. Si l’UE a promisde contribuer à hauteur de 50 millionsd’euros, la France pour 8 et chacun des paysafricains pour 10 millions, on est encore loindes 423 millions officiellement avancés pourdéployer les 5000 hommes annoncés(10 000 prévus à terme). D’autant quecertains pays, à commencer par le Tchad,renâclent pour obtenir des compensationssupplémentaires. « Nous n’avons pas du toutété soutenu sur le plan financier,économique. Si rien n’est fait, si ça continue,le Tchad sera dans l’obligation de se retirer »des opérations extérieures sur le continent,a menacé le dictateur Idriss Déby dans unentretien à RFI, TV5 Monde, et le quotidienLe Monde, affirmant ne pas pouvoir « avoir1.400 hommes au Mali (…) et dans lemême temps avoir 2.000 soldats dans le G5Sahel » (26/06). Pour l’instant, rien negarantit donc que le projet de force« africaine » de la France connaisse plus desuccès que les différentes versions de forcesde réaction rapide de l’Union africainequ’elle avait soutenues précédemment(cf. Billets n°231, janvier 2014)

Jackpot pour lesmilitaires ?

Côté français, l’argument de la luttecontre le terrorisme a également donné uncoup de fouet au projet de hausse dubudget militaire à hauteur de 2 % du PIB,réclamé depuis longtemps par l’OTAN, etpromis par le candidat Macron pour 2025.

(Un pourcentage qui peut paraître faibleramené au PIB, mais qui dissimule une autreréalité plus parlante : si l’on considèreplutôt la proportion de la Défense dans lebudget de l’État, c’est d’au moins 10 % qu’ilfaut parler.) Sauf que, politique d’austéritéoblige, le Premier ministre a annoncé que lesurcoût des opex (traditionnellementfortement sous­évalué dans le budget) neserait pas épongé par la solidaritéinterministérielle (c’est­à­dire financé par lesautres ministères), comme cela se pratiquaitdepuis une dizaine d’années. Retour à unepratique antérieure : c’est donc au ministèredes Armées de trouver 850 millionsd’économies (vraisemblablement enrognant sur les équipements). Cettedécision a provoqué la colère du Chefd’état­major des armées, le général deVilliers, qui a déclaré, devant lesparlementaires, qu’il ne se laisserait pas« baiser comme ça », menaçant à nouveaude démissionner. Après s’être faitpubliquement rappeler à l’ordre parMacron, qui a maintenu sa décision tout enaffirmant qu’elle ne remettait pas en causesa promesse électorale d’atteindre lesfameux 2 %, de Villiers a fini pardémissionner. Émois et remous dans lagrande muette...

Certes, l’opération Barkhane ne pèse« que » pour 800 millions d’euros par an(contre 600 initialement) dans les dépensesmilitaires françaises. Une broutille rapportéeaux 32 milliards du budget de la Défense,font valoir les partisans des opérationsextérieures (opex). Mais là encore, leschiffres sont trompeurs : comme l’ont déjàreconnu quelques rapports parlementaires,ne considérer que les « surcoûts » des opexne rime à rien, puisque la vocation même del’armée française n’est plus la défense duterritoire national, mais la projection àl’extérieur de ses frontières. C’est donc bienune très large part du budget militaire quiconcourt à cet objectif. Avec les résultatscalamiteux qu’on sait, au Mali aujourd’hui,en Libye ou en Centrafrique hier…

Raphaël Granvaud

ARMÉE

LE NERF DE LA GUERRECONTRE LE TERRORISMEPour faire face à l’ensablement de l’opération Barkhane et à l’impuissance de la Minusma (cf. Billetsn°268, juin 2017), Macron nous refait le coup de la « force africaine »… impulsée depuis Paris.

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DOSSIER

Pour la première fois, un acteur éco­nomique, la Banque Nationale de Pa­ris (BNP, fusionnée depuis avec

Paribas), est visé par une plainte pour com­plicité de génocide, déposée par Sherpa, leCollectif des Parties Civiles pour le Rwanda(CPCR) et Ibuka­France. Les faits concernentdeux versements effectués les 14 et 16 juin1994 depuis un compte ouvert à la BNP parla Banque Nationale du Rwanda, contrôléepar le gouvernement génocidaire. C’est autotal plus de 1,3 million de dollars qui sontallés créditer le compte de Willem Ehlers,ancien secrétaire du président sud­africainPieter Botha, et propriétaire d’une sociétéde courtage d’armement. Willem Ehlers au­rait accompagné le colonel Bagosora auxSeychelles pour y conclure un achatd’armes, 80 tonnes acheminées vers Goma,au Zaïre, les 16 et 20 juin, puis vers Gisenyi,au Rwanda. Et ce, malgré l’embargo décrétéle 16 mai par les Nations Unies.

Ce dépôt de plainte intervient au mo­ment même où Survie se constituait partiecivile pour relancer une plainte de no­vembre 2015 concernant elle aussi les livrai­sons d’armes pendant le génocide. Cetteplainte avait été classée sans suite en sep­tembre 2016 par le parquet du pôle « crimescontre l’humanité et crimes de guerre », aumotif qu’elle visait un ancien président de laRépublique, François Mitterrand, – au de­meurant décédé – qui ne peut être poursui­vi que pour haute trahison, et des ministresqui ne relèvent pas de sa compétence maisde celle de la Cour de justice de la Répu­blique. Mais quid des responsables militaireset des conseillers de l’exécutif éventuelle­ment concernés ? L’enquête préliminaireavait pourtant conduit à l’audition d’HubertVédrine par le vice­procureur du pôle...

Hubert Védrine sur la selletteSecrétaire général de l’Elysée en 1994,

Hubert Védrine avait déjà admis en 2004 que« les dernières livraisons d’armes à l’arméerwandaise contre l’offensive ougando­FPRont continué quelques jours après le débutdes massacres, mais bien sûr ceux­ci n’ontpas eu lieu avec des armes françaises »(« Rwanda : les faits », La Lettre de l’Institut

François Mitterrand, n°8, 15 juin 2004). Le16 avril 2014, dans l’entre­soi de la commis­sion de la défense de l’Assemblée nationale,il était allé plus loin, lâchant qu’après le dé­but du génocide, « il est resté des relationsd’armement et c’est pas la peine de décou­vrir sur un ton outragé qu’il y a eu des li­vraisons qui se sont poursuivies : c’est lasuite de l’engagement d’avant, la Franceconsidérant que pour imposer une solutionpolitique, il fallait bloquer l’offensive mili­taire. Ça n’a jamais été nié, ça. Donc, c’estpas la peine de le découvrir, de le présentercomme étant une sorte de pratique abomi­nable masquée. C’est dans le cadre de l’en­gagement, encore une fois, pour contrer lesattaques, ça n’a rien à voir avec le géno­cide ». Relevé par Survie à partir de l’enre­gistrement vidéo, cet aveu a dû apparaîtrebien embarrassant, puisque le compte ren­du écrit officiel de l’audition d’Hubert Vé­drine le passe à la trappe...

Fausse naïvetéQuand il justifie les livraisons d’armes

par la nécessité de « contrer les attaques »du FPR (Front patriotique rwandais), ce qui« n’a rien à voir avec le génocide », HubertVédrine feint­il de ne pas comprendre qu’enaidant les Forces armées rwandaises (FAR) à« bloquer l’offensive militaire » du FPR, leslivraisons d’armes permettaient la poursuitedu génocide des Tutsis à l’arrière du front ?Car ce sont les troupes du FPR qui mettaientfin au génocide. De plus, comment distin­guer les armes ayant servi à combattre leFPR de celles ayant été utilisées dans lesmassacres quand on connaît le rôle de cer­taines unités de l’armée rwandaise dans legénocide ? Les balles qui ont tué ou blesséde nombreux Tutsis, avant qu’ils ne soientachevés à l’arme blanche, ont pu être livréespar ou avec la complicité de la France.

Quant à l’argument selon lequel les li­vraisons d’armes étaient nécessaires « pourimposer une solution politique », on se de­mande bien ce qu’il pouvait encore signifier(si tant est…) au moment de l’opérationTurquoise, quand le génocide était accom­pli... et que le réarmement des FAR fuyantau Zaïre a été ordonné par Paris.

« Réarmer les Hutu »C’est la revue XXI qui l’affirme, dans son

numéro 39 (été 2017). Selon le journalistePatrick de Saint­Exupéry, un des deux hautsfonctionnaires chargés en 2014 de dé­pouiller les archives de la politique menéeau Rwanda a confié à des proches que, « aucours de l’opération Turquoise, ordre avaitété donné de réarmer les Hutu qui franchis­saient la frontière ». Ces instructions avaientsuscité les protestations de certains mili­taires français déployés au Rwanda. Enmarge d’un de ces documents figurait unenote « disant qu’il fallait s’en tenir aux direc­tives fixées, donc réarmer les Hutu ». Elleétait signée Hubert Védrine. Ces informa­tions de XXI confirment le témoignage déjàrendu public de Guillaume Ancel qui servaitcomme capitaine lors de Turquoise. Il avaitaffirmé avoir été chargé par son supérieur,en juillet 1994, de distraire des journalistespendant le passage de plusieurs camionschargés d’armes destinées aux FAR repliéesau Zaïre.

Hubert Védrine a démenti les accusa­tions de XXI, soutenant, encore et toujours,que la France a été le seul pays à s'engagerpour trouver un compromis politique parles accords d'Arusha en 1993 et le seul àavoir agi pour secourir les populations pen­dant le génocide grâce à l'opération Tur­quoise. Il a essayé, encore et toujours, defaire diversion en suggérant un lien entreces révélations et le fait que le non­lieu quidisculperait les autorités rwandaises dansl’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994tarde à venir... Pitoyable ligne de défensequi fait aujourd’hui eau de toutes parts.

Après ses récentes déclarations sur larafle du Vél’ d’Hiv’, le nouveau président dela République continuera­t­il, à l’instar deses prédécesseurs, à couvrir les complicesfrançais du génocide des Tutsis, au risqued’être lui­même éclaboussé par unepolitique criminelle dans laquelle il n’aaucune responsabilité, et à propos delaquelle la justice est saisie de manière deplus en plus pressante ?

Raphaël Doridant

GÉNOCIDE DES TUTSIS

(RÉ)ARMER LES GÉNOCIDAIRESFin juin, les révélations de la revue XXI et deux plaintes déposées par plusieursassociations, dont Survie, concernant des livraisons d’armes aux auteurs du génocide parle truchement d’acteurs français ont relancé la question lancinante des responsabilités desdirigeants de l’époque dans le génocide des Tutsis de 1994. Au centre des interrogations :le rôle d’Hubert Védrine.

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Vent glacial sur Sarajevo1 est un livredont on ne sort pas indemne. Son au­teur, Guillaume Ancel, est durable­

ment marqué par sa mission à Sarajevo en1995.

A l'époque il est capitaine dans la forced'action rapide. Il fait partie des soldats fran­çais chargés de protéger la ville de Sarajevo as­siégée depuis trois ans par les Serbes.L'aéroport, sur lequel ils sont basés, et le tun­nel passant sous ce dernier, sont les seuls liensde la ville vers l'extérieur. Si l'aéroport tombeaux mains des Serbes, la ville tombera aussi.Les instructions officielles sont formelles : siles Serbes bombardent Sarajevo avec leur ar­tillerie lourde, il faut mettre celle­ci hors d'étatde nuire. Les avions de combat de l'OTANsont prêts 24h/24 à intervenir en quelques mi­nutes, et l'équipe dirigée par Ancel est char­gée de guider leurs bombes avec précision.

De fait, la Franceprotège les Serbes

Ancel constate sur place qu'au sein du dis­positif international, les Français détiennent lamajorité des postes de décision. Et que cesgénéraux français, en particulier le généralJanvier qui commande les forces des Nationsunies, utilisent leur position pour tout ver­rouiller et, à tout prix, empêcher de frapperles Serbes. Systématiquement, et de façon dé­libérée, ils font annuler les bombardementsau dernier moment. Cela n'arrive pas qu'unefois ni dix fois, mais une centaine de fois.

Ancel énumère les effets de cette poli­tique aberrante et incohérente. Sarajevomeurtrie, les bus de civils bombardés ; ses ca­marades tués, lui­même déclaré mort dansune embuscade serbe avant d'en réchapperde justesse. Quand les soldats français sont at­taqués ou même assiégés par les Serbes, ils re­çoivent des ordres aussi absurdes que« ripostez sans tirer » [sic]. Alors qu'Ancelguide un bombardement destiné à sauver dessoldats français pris en otage, il reçoit l'ordred'annuler au tout dernier moment ; souhai­tant continuer quand même, il demande à re­cevoir par écrit cet ordre d'annulation, ce quisera perçu comme un refus d'obéissance. Il

explique qu'un groupe de légionnaires serend, et pour en effacer toute trace, la LégionEtrangère en réécrit l'histoire. Il indique com­ment les Serbes sont prévenus des bombar­

dements ; ou que les porte­paroles militairesapportent aux journalistes français une ver­sion lénifiante. Ainsi, non seulement les Fran­çais n'ont pas contribué à protéger lesSarajeviéns martyrisés durant des années,mais ils ont aussi mis en danger leurs propressoldats.

Une stratégieen faux-semblant

Cette politique, Ancel en voit les effets surle terrain. Mais à l'époque, il n'a pas tous leséléments pour la comprendre. Avec les élé­ments de contexte connus aujourd'hui, elledevient claire et cohérente. Les généraux Jan­vier et Morillon ne sont pas uniquement moti­vés par une « amitié » pour les Serbes (quiserait d'ailleurs bien mal payée de retour). Ilsreçoivent leurs directives du chef d'état­major

des armées, l'amiral Lanxade, qui lui­mêmedéploie une stratégie approuvée par l’Elysée.

Ce dernier explique la politique de Mitter­rand : « Le président [...] ne s'est pas engagédès 1991 pour une cause humanitaire, en­core moins une impulsion d'affinités senti­mentales, mais pour des objectifs politiqueset stratégiques. [...] Un impératif primordials'imposait à lui : faire tout simplement "queles Balkans n'explosent pas". [...] L'humani­taire est venu ensuite. [...] Durant ces quatreannées, l'approche du président est avanttout historique et elle vise un objectif fonda­mental, pragmatique : que cette crise aucœur de l'Europe cesse, à tout le moins,qu'elle ne déborde pas. Tout doit revenir im­pérativement à la stabilité »2.

La Serbie a une armée régulière et se pré­sente aux yeux de François Mitterrand commegarante de cette stabilité si recherchée. Elleest à l'époque une alliée militaire de la France.Avant la guerre, le général Morillon a été pen­dant deux ans l’envoyé du ministère de la Dé­fense français auprès de l'armée yougoslave,et président d’une commission franco­yougo­slave aux armements3.

Rapports de force au som-met de l'Etat

Aucune action militaire n'est menéecontre les Serbes, même en cas de légitimedéfense, durant la présidence de Mitterrand.Le témoignage d'Ancel concerne le début de1995. Or, depuis novembre 1994, Mitterrandest très malade, ne se lève quasiment plus, etne gouverne guère4. Il semble que l'amiralLanxade, qui auparavant était déjà particuliè­rement autonome pour décider des questionsmilitaires5, soit désormais quasiment seul auxmanettes pour continuer cette politique pro­serbe.

En mai 1995, quand Jacques Chirac de­vient Président, les possibilités d'actionscontre les Serbes font l'objet de débats hou­

À LIRE

VENT GLACIAL SUR SARAJEVOEn 1995 un capitaine de l'armée française, Guillaume Ancel, est envoyé en mission en Bosniedans le cadre d'une résolution des Nations­Unies : officiellement, pour empêcher les Serbes detirer sur Sarajevo qu'ils assiègent ; en réalité, pour une inaction délibérée. Si on replace sontémoignage dans le contexte des années 1990, il éclaire de façon inédite les motivations et lesconséquences de la politique de François Mitterrand. Politique que le chef d'état­major desarmées de l'époque, l'amiral Lanxade, applique y compris quand Mitterrand quitte la scène. Lapolitique française a­t­elle changé depuis ?

1. Guillaume Ancel, Vent glacial sur Sarajevo, Ed. Les Belles Lettres, 2017.2. Jacques Lanxade, Quand le monde a basculé, 2001, Ed. Nil, p. 111.3. Jean­Franklin Narodetzki, Nuits serbes et brouillards occidentaux, Ed. L’Esprit frappeur, 1999.4. Claude Gubler, Le grand secret, Rocher, 2005, pp. 178­180.5. François Graner, « Yougoslavie / Rwanda : Le rôle clé de l'amiral Lanxade », Billets d'Afrique n°248, juillet­août 2015,pp. 10­11. François Graner, « Le Rwanda, la Bosnie et l'amiral Lanxade », La Nuit Rwandaise n°9, juillet 2015, pp. 345­368.

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leux et Lanxade accepte celles­ci à contre­cœur. Ancel en constate une conséquence surle terrain. Pour la première fois on lui an­nonce que le Président de la République a de­mandé de frapper une cible hautementsymbolique : un général serbe de très hautrang, vraisemblablement le général Mladic.Ancel guide ce bombardement avec détermi­nation. Là encore l'ordre est annulé au toutdernier moment, sous prétexte de la proximi­té de civils. Ancel reçoit l'écho que Chirac arenoncé sur les demandes de militaires :s'agit­il de Lanxade ?

Fin mai 1995 des généraux comme Geor­gelin et Gobillard tentent de s'opposer à cettepolitique. Quand les Serbes prennent le pontde la Vrbanja tenu par les Français, le généralGobillard le fait reprendre par ses hommes.Ancel et ses camarades obtiennent les raisonsde cette réaction. Gobillard a décidé seul,court­circuitant ses supérieurs Janvier, et au­dessus de lui, Lanxade. Gobillard obtiendra,mais seulement après­coup, que le PrésidentChirac le couvre, obligeant Lanxade à entéri­ner l'action comme s'il l'avait lui­mêmeautorisée.

C'est la seule réelle action militaire contreles Serbes, et si elle est de peu d'envergure,symboliquement elle a probablement marquéun tournant : comme message adressé auxSerbes, qui en ont été surpris ; comme un dé­but de reprise d'autorité sur Lanxade parChirac.

SrebrenicaAu même moment, en mai 1995, le géné­

ral Janvier plaide pour l’abandon de l'enclavede Srebrenica, dite « zone de sécurité », qu'ilconsidère comme un obstacle à un accord depaix. Le général serbe Mladic lui demande ex­plicitement la promesse de ne pas recouriraux avions, en échange de la libération de sol­dats (dont des Français) retenus par lesSerbes. Pendant l'attaque de la « zone de sécu­rité de Srebrenica » qui commence le 7 juillet1995, le général Quesnot, qui conseille alors leprésident Chirac, se dit favorable à une inter­vention, tandis que Lanxade s'y dit défavo­rable. Janvier vient à Paris prendre lesinstructions de ses supérieurs, dont Lanxade.Avec des motifs chaque fois différents, les sixdemandes d'intervention des avions del'OTAN sont écartées, et Mladic s'empare faci­lement de Srebrenica.

Le député Pierre Brana, qui a enquêté surl'inaction française, explique : « A Srebrenica,pour la colonne de camions et de chars desSerbes commandés par Mladic, il y avait uneseule route d'accès, sinueuse, aux bords es­carpés. Il aurait suffi d'un avion faisant dessommations et/ou bombardant le char detête pour bloquer la colonne pendant 15

jours. Ça ne présen­tait aucun risquepour les soldats fran­çais ni pour les civils.C'est incompréhen­sible que ça n'ait pasété fait. La seule hypo­thèse possible est l'ac­cord otages contrefrappes »6. Le senti­ment d'impunité desSerbes est tel que le 15juillet, ils massacrentles hommes de l'en­clave de Srebrenicasans se cacher, enpleine lumière, commel'attestent les photos aériennes prises toutesles deux heures et qu'Ancel voit le jour même.

En août 1995, l'OTAN commence à passeroutre l'obstruction de Lanxade et Janvier. Lan­xade quitte la tête de l'armée le 8 septembrepour être ambassadeur auprès du présidenttunisien Ben Ali. Ce n'est qu'après son départqu'ont lieu les interventions aériennes occi­dentales décisives qui conduisent à la levée dusiège de Sarajevo et au cessez­le­feu.

Bosnie et RwandaOn constate de nombreux points com­

muns entre l'intervention française en Bosnieet celle qui s'est déroulée à la fin du génocidedes Tutsis au Rwanda. Même petit nombred'acteurs­clés, le président Mitterrand et sonconseiller le général Quesnot décident ; sonsecrétaire général Hubert Védrine transmet ;les ministres de la Défense et des AffairesEtrangères entérinent ; l'amiral Lanxade etson adjoint le général Germanos donnent lesordres. Même obsession « historique » de Mit­terrand pour mener à tout prix une politiquede stabilité, entendue comme la stabilitéd'une région et d'un régime ami, quoi que cerégime fasse. Même soutien de Lanxade quiapplique puis prolonge cette politique secrèteet contraire à la résolution de l'ONU. Mêmechoix de soutenir une armée régulière, consi­dérée comme seul interlocuteur valable. Dansles deux cas, l'armée française diffuse unethèse de « guerre civile » basée sur des hainesethniques séculaires, et renvoie dos­à­dos des« belligérants » sans identifier l'agresseur. LaFrance propose la création de « zones de sé­curité » dites « humanitaires sûres » : à Srebre­nica, cela n'empêche pas le massacre ; auRwanda (où Lanxade est à l'origine de la pro­position), les tueurs y trouvent refuge. Enfin,Lanxade écarte des généraux qui s'opposent à

lui (Cot pour la Bosnie, Varret pour le Rwan­da), tandis que dans les deux cas, quelquessoldats et officiers frondent sur le terrain.

Tout récemment, la revue XXI fait état de «plusieurs documents sur le ‘droit de retrait’que des militaires français auraient fait va­loir pour ne pas obéir aux ordres » qui lessommaient d’apporter leur concours aux gé­nocidaires rwandais en débandade. Selon unhaut­fonctionnaire français habilité secret­dé­fense, un document de l'Elysée indiquerait qu'« au cours de l’opération Turquoise, ordreavait été donné [aux militaires français] deréarmer les Hutus qui franchissaient la fron­tière » entre le Rwanda et l’ex­Zaïre. Ceux­làmême qui venaient de commettre le génocidecontre les Tutsis7.

Aujourd'huiLa politique étrangère de la France a­t­elle

changé depuis ? Ancel explique que dans laculture militaire anglo­saxonne, les officiersécrivent volontiers leurs témoignages une foisles opérations terminées, tandis que lesarchives sont accessibles après cinq ans. EnFrance, au contraire, aucune leçon n'est tiréeaprès les évènements, les archives et le débatdemeurent largement verrouillés. Parce qu'iltémoigne publiquement, Ancel reçoit desmenaces (mais également de nombreuxmessages de soutien de ses camarades). En2017, le régime français reste aussi peudémocratique du fait de la faiblesse descontre­pouvoirs. Lorsqu'Emmanuel Macrondéclare : « Je suis très attaché à la stabilité desEtats, même quand nous sommes face à desdirigeants qui ne défendent pas nos valeursou peuvent être critiqués »8, marche­t­il dansles pas de Mitterrand ?

François Graner

Guillaume Ancel, à gauche, sur le toit de l'aéroport de Sarajevo (photo G. Ancel, DR).

6. Pierre Brana, membre de la Mission d'Information Parlementaire de 2001 sur les évènements de Srebrenica.Entretien avec l'auteur, Paris, 3 juin 2015.7. Patrick de Saint­Exupéry, « Réarmez­les ! », Revue XXI, n°39, été 2017, pp. 56­67.8. Marwane Ben Yahmed, « Présidentielle française : à quoi ressemblerait la politique africaine d’EmmanuelMacron ? » jeuneafrique.com, 05 mai 2017.

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EN

BREF

Dans une interview fleuve donnée àdes RFI, TV5 Monde et Le Monde(25/06), le Tchadien Idriss Déby s'est

plaint d’avoir dû rester au pouvoir malgrélui : « J’aurais souhaité m’arrêter en 2006après mon second mandat. J’aurais alorscédé le pouvoir. Mais la guerre a éclaté.Des mercenaires ont attaqué N’Djamena[en fait ses anciens alliés mécontents d’êtreécartés de la rente pétrolière]. Et alors queje ne le voulais pas, la France estintervenue pour changer la Constitution. Ily a un constitutionnaliste dont je neconnais même pas le nom qui est venu ici.J’ai dit que je ne voulais pas changer laConstitution mais ils sont passés par leursarcanes et ils ont changé la Constitution. »Timing parfait pour rappeler publiquementque la France avait prêté main forte au coupd’État constitutionnel de 2005 : une semaineaprès, Déby devait voir Macron au G5 Sahel(lire p. 8) ; l'occasion de faire monter les en­chères en termes de soutien politique, en lâ­chant opportunément une déclarationpotentiellement gênante, en forme d'avertis­sement ("non seulement vous avez besoinde moi pour guerroyer dans le Sahel, mais jesuis en position de vous nuire"). Débyavait­il besoin d'un coup de pouce financierde Paris pour le trésor public tchadien,comme lorsqu'il avait critiqué le franc CFAen 2015 ? (cf. Billets n°249, septembre 2015)

L'Elysée ou rienMais les photos de famille au G5 Sahel

ne suffisaient pas. Il fallait se montrer sur leperron de l'Elysée. Et c'est par un tweetd'Emmanuel Macron qu'on a appris, dans lasoirée du 11 juillet, que Déby venait d'êtrereçu. Sans brouhaha médiatique, et pourcause : le service presse ne l'Elysée n'a en­voyé une invitation aux journalistes accrédi­tés qu'à 18h44, pour une ouverture de lacour à 19h30 et une arrivée de Déby à 20h.Impossible à couvrir dans des délais sicourts... D'autant que ce RV ne figurait pasdans l'agenda officiel du Président français.Soit Déby s'est incrusté (avec l'aide de sonami Le Drian ?), soit l'Elysée cherchait à res­ter discret... et sûrement un peu des deux.

En juillet 2012, la réception du GabonaisAli Bongo avait provoqué un tollé. Mais Ma­cron a appris des erreurs de Hollande.

FRANCE - TCHAD

COMMENT RECEVOIR UNDICTATEUR SANS LE MONTRER

Vampires pétroliersDans un récent rapport intitulé « Tchad

SA, un clan familial corrompu, les milliardsde Glencore et la responsabilité de laSuisse » (juin 2017), l’ONG Swissaid retracel’histoire tragique (pour les populations) del’exploitation pétrolière dans le pays et del’opacité qui l’accompagne, pour le plusgrand bénéfice de Glencore et de l’entou­rage du dictateur. Le trader de matière pre­mière a réussi l’exploit à la fois de mettre lamain sur la quasi­totalité de l’exportation dupétrole tout en endettant fortement l’Étattchadien. Au passage, les enquêteursépinglent le rôle joué par une entreprisefrançaise : en 2013, Chevron souhaite se reti­rer de l’exploitation pétrolière qu’elle nejuge plus aussi rentable et l’État envisage deracheter ses parts. Chevron cherche alorsune offre concurrente pour faire monter leprix : « elle la trouve chez l’entreprise pé­trolière française Perenco avec laquelleChevron a des liens étroits. Perenco faitson offre et pour l’évincer, le PrésidentDéby semble avoir accepté toutes lesconditions de Glencore qui a prêté desmilliards au Tchad. » Le même Déby dé­nonce aujourd’hui « un marché de dupe »qui lui a fait adopter « une démarche irres­ponsable » (Le Monde, 25/06). La démis­sion s’imposerait logiquement...