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Morgane Caussarieu Les enfants de Samedi Les enfants de Samedi Les enfants de Samedi Les enfants de Samedi.

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Découvrez les premiers chapitres des 'Enfants de Samedi' un roman court de Morgane Caussarieu, présent dans l'anthologie Black Mambo, aux éditions du Chat Noir.

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Morgane Caussarieu

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Je remercie mon éditeur et ami, Mathieu Guibé, d'être venu vers

moi avec ce projet qui m'a permis de mettre en scène mon vieux copain

de beuverie qu’est le Baron Samedi, ainsi que mon grand pote Codex

Urbanus qui m'a guidée dans la fascinante Nouvelle-Orléans, cité qui

me hante depuis l'enfance. Par ailleurs, je suis super fière d'avoir pu

faire cela en compagnie des incroyables Sophie Dabat et Vanessa

Terral.

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Putain, qu’elles étaient belles, toutes ces nanas. Quasi à

poil, les nibards seulement recouverts d’une couche de peinture et de sueur. Ça démangeait les doigts de palper tout ça. Des gros, des petits, des jeunes, des vieux. Le paradis du nibard. Le paradis dans la tête de Mika.

Le jeune homme titubait dans le Vieux Carré, slalomant dans la foule bigarrée, un tapis de confettis humide collé aux semelles de ses Doc Martens. Il transpirait abondamment. Le soleil l’écrasait, une boule de feu qui lui tuait les mirettes. Les trois couleurs, partout où ses pupilles dilatées se posaient.

De l’or. Du vert. Du violet. Partout. Les couleurs du Mardi-Gras. Sur les tutus idiots que portaient certains étudiants

bourrés, sur les loups qui masquaient les visages, sur les drapeaux, les guirlandes et les ballons qui pendaient aux balcons en fer forgé, sur les coiffes géantes d’une centaine de chapeliers fous ; Mika avait l’impression d’être paumé au pays des merveilles.

Trois jours qu’il était là, à déambuler dans les rues, à se saouler dans les bars. Trois jours qu’il n’avait pas dormi. Les amphés avaient aidé. Ici, on distribuait les prods avec autant de générosité que les colliers de pacotille et les galettes des rois. Le kiff total.

Parlons-en de la galette. Rien à voir avec la française, ça non ! Ces cons, ils n’avaient pas compris le principe de la fève, fallait croire. Ils la mettaient à l’extérieur, pour qu’on la voie. Sauf que Mika n’avait pas du tout aimé la voir. Un bébé en plastoc, vraiment flippant, du genre à vous coller un bad trip si vous la fixez trop longtemps. Ça l’avait

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découragé de goûter. De toute façon, il était tellement blindé de défonce qu’il n’aurait rien pu avaler...

Mika bouscula un trave en cuir sado-maso, une queue de fourrure s’échappant de son slibard de domina. La tante s’accrocha à lui, lui donna des « mon chou », « mon chou », chercha à lui rouler un palot, et il le lui rendit. C’était pas son truc, les mecs, mais bon, raide comme il était, il ne faisait plus le difficile.

Il se débarrassa du trave et avança vers la parade, les chars qui défilaient. Depuis les balcons, les gens balançaient des peluches et des colliers. Il en ramassa une poignée, les superposa autour de son cou.

Une armée de chars tirés par des tracteurs et décorés de fleurs et de néons fendaient la masse humaine en transe. Certains représentaient des forteresses médiévales, d’autres des palais orientaux avec en proue des figurines gigantesques. Un bouffon en papier mâché fixait Mika béatement. Des rois en costumes versaillais brodés de dorures et de fleur de lys, incrustés de fausses pierreries, distribuaient des cadeaux à la cour des miracles déjantée à leurs pieds. Ils devaient crever de chaud sous leurs fringues.

Derrière, des danseurs noirs s’agitaient sur le jazz des trompettes.

Tout ce petit monde était encadré de flicaille à cheval. Ils devaient être aussi shootés que Mika, les canassons, parce que ça pétaradait dans tous les coins et ils ne bougeaient pas une oreille.

« Hé Mika ! Mika !» Le type, un black costaud, devait l’appeler depuis un

moment déjà. Il était en face de lui, souriant de toutes ses grandes dents blanches, mais Mika ne remarquait sa présence que maintenant.

Le jeune homme essaya de se rappeler où il l’avait déjà vu. Ah oui, la veille, ou l’avant-veille. Il s’était posé avec lui

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dans une maison de By Waters et avait fumé un joint bien chargé et peloté sa sœur, une petite négresse hyper bien roulée. Quand le frère lui avait montré les deux M16 qu’il gardait précieusement dans son placard et la collection de grenades qu’il dissimulait sous son lit, il n’avait pas insisté plus longtemps et s’était tiré sans demander son reste. Pas même un petit baiser d’adieu à la fille. Les amerloques étaient tarés.

Le black était déguisé en une sorte de squelette dandy. Il ne tenait pas à la main une de ses mitraillettes M16, mais une bouteille de rhum Old New-Orleans, et n’avait pas l’air menaçant, preuve qu’il n’en voulait pas à Mika d’avoir essayé de sauter sa frangine.

« T’es attifé en quoi, là ? » demanda Mika, hagard. ― Je te l’ai d’jà expliqué hier, man » dit le black. C’était donc la veille qu’ils s’étaient vus. « J’ai zappé. » Il tapota son crâne. « Poisson rouge. Désolé. » L’autre rit, déformant le crâne blanc en plastique qui lui

couvrait le haut du visage et avala une lampée de rhum. « Tu te défonces trop, man. Faut gérer, ces trucs-là... ― Qui t’es alors ? ― Je suis le Baron Samedi. » Il écarta les bras avec grandiloquence, donnant à Mika

l’occasion d’admirer le costume violet qui faisait ridicule sur lui.

« Connais pas. ― Vous connaissez rien, vous les français. J’vais donc

te l’expliquer une seconde fois, ouvre grand tes oreilles : c’est l’un des loas vaudous les plus puissants. L’esprit de la mort. »

Il prit une voix gutturale, mais sans ses armes, il n’avait plus rien d’effrayant, aussi Mika haussa-t-il les épaules puis

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se détourna pour s’intéresser à une femme avec une tête de chat peinte sur son torse nu, les seins formant les yeux, hypnotiques. Elle papotait avec un mec doté d’un pénis en plastique démesuré qui pendouillait, grotesque. Il laissa le black et alla taper la causette à la femme, la félicitant pour le travail de body painting. Avec la drogue, son anglais se déliait, même s’il avait un peu de mal à comprendre ce qu’on lui répondait, la faute à ce fichu accent sudiste. Le type avec la grosse quéquette lui laissa la place et partit dragouiller ailleurs. La MDMA montait, montait, sa chaleur bienveillante irriguait l’occiput de Mika.

Bon sang, ce qu’il était content d’être là !

* Mal de crâne affreux. Dos noué par la tremblote. Envie

de dégobiller sévère. Fièvre. Mal de mer. Tout ça à la fois. Il y était allé un peu fort ces trois derniers jours. La

solution aurait été de se poser dans la rue et de dormir. Mais le speed lui gardait les yeux grands ouverts et faisait battre son cœur trop vite. Alors il errait, flottant dans cette fin de matinée. En flash, il revit des bouts de la soirée : une danse langoureuse, des yeux de biche, un dégueuli, une bande de mômes en haillons qui le mataient bizarrement et surtout, surtout, cette paire de loches peinturlurée en yeux de chat… mais il ne se rappelait plus à quoi tout ça correspondait.

Puis l’image de Lou s’imposa derrière ses rétines. Lou, si jolie. Lou, qui lui manquait terriblement. Il secoua la tête pour la faire partir. Il aurait bien repris un peu de MD. Avec la MD, Lou n’existait plus.

La fête était finie. Les balayeuses nettoyaient les rues de La Nouvelle-Orléans, avalaient cet océan crado de confettis et de perles de pacotille. Débarrassés des guirlandes et des colliers, les fameux balcons en fer forgé qui faisaient la

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fierté du Vieux Carré apparaissaient dans toute leur splendeur, sortes de cages à oiseaux finement ciselées saillant des bâtiments, soutenues par des piliers qui paraissaient trop fins pour les supporter. Des fougères en pot et autres plantes tombantes les décoraient et rehaussaient leur beauté d’un autre temps.

Techniquement, on était en hiver, mais il faisait quand même diablement chaud pour l’hiver. L’humidité pesait comme une chape de plomb et collait sur sa face une mince pellicule de sueur. Le sel lui piquait les yeux.

Mika passa devant une boutique kitschouille qui se faisait appeler « voodoo mart », mais il eut la flemme de rentrer à l’intérieur. La descente lui avait ôté tout instinct de curiosité.

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La mixture graillonnait dans la marmite tandis que

Ghilane y tournait la cuillère. Petit à petit, les gombos broyés épaississaient le bouillon de têtes d’écrevisses et de jus d’huître. Elle transpirait à grosses gouttes, entourée par la friture, la vapeur d’eau suffocante et l’odeur forte des crustacés.

La terrasse du « Cajun délice » était presque déserte, à l’exception d’un couple d’habitués, des voisins du quartier qui déjeunaient presque tout le temps dans son bouiboui. La minuscule cuisine dans laquelle elle s’affairait n’était séparée de la rue que par un comptoir et elle pouvait surveiller les allées et venues des éventuels clients. Elle vit arriver le jeune gars aux cheveux verts délavés bien avant qu’il ne s’affale sur une des tables. Il n’était pas d’ici, ça se voyait tout de suite. Elle le sentait toujours, quand les mecs n’étaient pas de NOLA. Vivre ici, dans la ville de tous les péchés, ça vous changeait un homme, ça lui donnait une certaine aura que les autres n’avaient pas. Elle baissa le feu et sortit, soulagée d’échapper quelques minutes à la chaleur infernale des fourneaux et s’approcha en roulant les hanches, pour lui énoncer le menu d’une voix lasse.

« Aujourd’hui, on a des Po-boys à l’écrevisse ou à l’alligator, du Jambalaya ou du Gumbo. En dessert, c’est une part de galette des rois.

― J’vais passer le dessert, va. ― T’es pas d’ici, trésor... Un petit Frenchy, pas vrai ? » Cette information donna au garçon un nouvel attrait.

Comme beaucoup de néo-orléanaises, Ghilane appréciait tout ce qui était de près ou de loin français, même si elle ne parlait pas un mot de la langue et que l’idée qu’elle se faisait du pays s’arrêtait à la Tour Eiffel. Elle détailla le garçon.

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Une oreille surchargée d’anneaux et de barres métalliques, des pommettes comme des rasoirs, des joues creuses, des yeux écarquillés, soulignés de profondes arches violettes, et plein de veinules rouges apparentes sur le bord des narines ; encore un qui avait trop fait la fête. Mais une gueule d’amour malgré tout, des iris aussi verts que les cheveux, et pas trop mal gaulé pour un petit blanc. Un peu jeune cependant. Pas plus de vingt ans. Et elle en aurait trente-trois dans quelques mois même si elle ne les faisait pas. L’avantage du sang black.

« Mon Gumbo est à se damner, le meilleur de toute la ville. À cause de l’ingrédient secret.

― C’est quoi l’ingrédient secret ? ― Si je te le dis, ce sera plus un secret, trésor. C’est une

recette qu’on se transmet dans ma famille depuis des générations.

― C’est parti pour le Gumbo alors. Mais vu comme tu me l’as vendu, t’as pas intérêt à me décevoir...

― Promis, punky boy, si t’es déçu, je te fais pas payer le repas. »

Elle lui adressa un de ses plus beaux sourires et repartit en cuisine.

Elle espérait qu’il n’arriverait rien à ce petit jeune. Ici, dans certains quartiers, à toute heure du jour ou de la nuit, on pouvait vous zigouiller pour une poignée de dollars. Et les gangs adoraient se faire les touristes.

*

Si le Gumbo n’était pas vraiment à la hauteur de ses

promesses – Mika trouvait que cela avait un goût de bouillon de crevettes standard – cela ne l’avait pas empêché de le dévorer. Peut-être était-ce aussi dû au fait qu’il n’avait rien graillé depuis trois jours... Il avait laissé un pourboire

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de ouf à la fille, plus pour son cul incroyable à la Beyoncé que pour la qualité de la bouffe – un cul moulé dans un mini-mini short en jean élimé, qui dévoilait de longues jambes caramel à faire bander un cadavre – puis il partit retrouver la voiture de location qu’il avait laissé au parking de l’hôtel, sur Elysian Fields. Il paya pour six nuits, ce qui le fit crisser des dents parce qu’il n’avait réellement dormi dans la chambre que deux fois, embarqua dans la caisse, rejoignit Esplanade Avenue, admirant au passage les grands chênes, les palmiers, et ces plantes préhistoriques appelées oreilles d’éléphant, qui bordaient les riches maisons à colonnades si typiques de La Nouvelle-Orléans, peintes d’un blanc ocre ou de couleurs plus fantaisistes. Malgré leurs tailles, elles n’avaient pas de jardins et leurs porches donnaient directement sur la rue. De vieilles femmes y étaient assises sur des rocking-chairs, sentinelles figées dans le temps surveillant leur quartier. Le côté majestueux antebellum, presque prétentieux, était contrebalancé par les perles de pacotille qui pendaient au balcon, et par des drapeaux, donnant un aspect chaleureux à l’ensemble. La cigogne de la Louisiane, les trois fleurs de Lys de la Nouvelle-Orléans, ou bien l’emblème or et noir des Saints, l’équipe de football locale, ou encore le drapeau gay arc-en-ciel.

Mika traversa ensuite Treme et ses cottages créoles en enfilade, qu’ici on appelait shotgun, parce que, lui avait-on expliqué, une balle tirée depuis la porte d’entrée traverserait toutes les pièces disposées en longueur et ressortirait par la porte de derrière. Ce curieux agencement permettait d’aérer efficacement la maison, de faire circuler la brise à une époque où l’air conditionné n’existait pas.

Avant de s’engager sur l’I10, il s’arrêta au drive-in et commanda un daïquiri dans un grand gobelet. La Louisiane devait être le seul état au monde où on encourageait l’alcool

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au volant. Mika se promit de se renseigner sur le taux d’alcoolémie autorisé, juste pour rigoler. Son mp3 déversait dans ses tympans la démo oï surexcitée d’un groupe de copains antifas. La violence de la zic l’aidait à rester attentif et concentré sur la route toute droite, fendant le bayou, une étendue infinie d’eau grise et de typhas, qui se changea bientôt en une forêt de cyprès chauves et maigrelets saillant des flots verdâtres recouverts d’une épaisse couche de végétation aquatique, comme les mâts de quelques vaisseaux fantômes, engloutis dans des temps reculés. L’autoroute était surélevée, sur pilotis, et des échangeurs immenses le surplombaient, tournicotant au-dessus de lui, comme les rails d’un grand huit monstrueux poussant sur le marécage. Des nuages noirs se rassemblaient, menaçant de crever à tout moment.

En sirotant son cocktail trop sucré, il longea le lac Pontchartrain sur quelques kilomètres, compta les tatous et les opossums morts sur le bas-côté, leurs carcasses écrasées se disputant l’espace avec des pneus explosés que personne n’avait pris la peine de ramasser. Lorsque les panneaux verts indiquèrent la bonne sortie, il bifurqua, selon les indications de la domestique de sa grand-tante.

Il n’arrivait pas à croire qu’il y ait encore des gens qui embauchent des domestiques. C’était grave passéiste. Et grave bourge aussi. Et Mika détestait les bourges. Il redoutait la rencontre avec cette parente dont il ne connaissait l’existence que depuis quelques semaines à peine.

La route était beaucoup moins fréquentée que la précédente, en mauvais état et à moitié inondée, criblée d’ornières profondes débordantes d’eau opaque. Il se félicita d’avoir écouté le type de l’agence de location qui lui avait conseillé de prendre un 4x4. Lorsqu’il roula sur un cadavre de raton laveur qui n’était plus qu’un magma d’entrailles et

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de fourrure, la voiture tressauta à peine. Plus il avançait et plus il réalisait qu’il se trouvait au beau milieu de nulle part. Perdu dans les marécages, avec pour seule compagnie son lecteur mp3 et un plan hasardeux. Pour la première fois depuis qu’il était descendu de l’avion et qu’il avait posé le pied sur le sol spongieux louisianais, il réalisait que c’était de la folie d’avoir accepté l’invitation de cette grand-tante inconnue. Mais bon, elle était l’unique famille qu’il lui restait et surtout, elle l’avait invité en pleine période de Mardi-Gras ; il n’avait jamais su résister à ce genre d’événement.

Et puis, ici au moins, il pouvait fuir Lou. La savoir à des milliers de kilomètres, séparée de lui par un océan, ça allait lui permettre de faire son deuil, petit à petit. Du moins, il l’espérait.

Suivant le plan, il s’engagea dans un sentier gadouilleux. Il dut allumer les phares, car les saules et les cyprès aux longs écheveaux de mousse espagnole formaient un toit végétal au-dessus de sa tête, bloquant le jour déjà très sombre à cause de l’orage qui se préparait.

Le bayou gras d’humidité se mit à luire, chaque feuille reflétant la lumière des faisceaux.

Dans l’eau stagnante derrière les arbres qui bordaient la route, des créatures semblaient observer le jeune homme. Il crut même voir, accroupi dans les typhas et les palmiers nains du sous-bois, l’éclat doré des iris d’une petite fille au visage noir comme la suie. Il secoua la tête et se donna une claque. Fallait vraiment qu’il dorme un peu.

Soudain, son pied écrasa le frein. Les roues dérapèrent dans une flaque et s’immobilisèrent. Il cala. Devant lui, un tronc d’arbre à la forme étrange bloquait le passage.

Sauf que le tronc d’arbre bougeait. L’alligator fit un pas, puis un autre. Son œil vitreux

brilla sous les phares.

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Mika n’en revenait pas. Un vrai alligator ! Bon ok, le reptile était minus – pas plus d’un mètre cinquante – mais ça restait quand même sacrément impressionnant. Le jeune homme brûlait d’envie de sortir de la voiture pour s’approcher ; la trouille l’emporta cependant et il resta dans l’habitacle climatisé du 4x4, attendant que l’écailleux dégage le chemin. Cela prit dix bonnes minutes. Entre temps, le ciel avait commencé à souffler des trombes de pluie épaisse comme de la morve qui s’écrasaient sur le toit de la voiture dans un grand fracas de tôle. Le chemin s’embourba davantage.

Mika continua prudemment, essayant de ne pas enliser la voiture. Il finit par arriver sur une route un peu plus sèche et s’arrêta quand il vit la lueur d’une habitation. À travers les gouttes, il distingua une station-service branlante – plutôt une cabane – derrière laquelle était garée une flopée de tracteurs et de machines agricoles encrassés de rouille. Comme le 4x4 consommait beaucoup et qu’il ne savait pas quelle distance il lui restait à parcourir, il s’arrêta pour faire le plein. Peut-être le gérant pourrait-il aussi lui indiquer la plantation Lafourche.

Il aurait pu appeler la « domestique » (rien que le mot le faisait gerber) de la grand-tante, mais il avait perdu son portable durant le Mardi-Gras.

Le pompiste n’était pas en vue et Mika sortit remplir le réservoir lui-même. Le tonnerre gronda et le sol trembla comme lors d’un séisme. L’haleine pourrie du bayou lui sauta à la gorge, senteurs de limon et de glaise déliquescente. La pompe à essence se révéla une antiquité qui devait au moins dater des années vingt. Il fut bientôt trempé et se réfugia à l’intérieur de la cabane, d’où provenait la lumière qu’il avait vue de loin.

Il manqua rigoler quand il aperçut la dégaine du gérant. Un cliché de red neck, du genre à avoir sa place dans

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Massacre à la Tronçonneuse. La gueule de traviole sous une casquette bleue graisseuse, il puait le clodo et mâchonnait du tabac à chiquer. Des têtes d’écrevisses recouvertes de mouches grouillantes reposaient dans une assiette en plastique devant lui, à côté du crâne d’un gros rongeur. Mika dût lui demander de répéter trois fois la somme qu’il devait avant de comprendre ce que l’autre baragouinait, tellement l’accent du gars était prononcé.

Devant sa mine patibulaire et le soupçonnant à moitié de planquer une machette et un cadavre sous son comptoir, Mika ne s’attarda pas et renonça à l’interroger sur l’itinéraire de la plantation. Il finirait bien par la trouver tout seul.

En rentrant à toute vitesse dans le 4x4, il vit dans le champ de cannes à sucre, à sa droite, trois gamins entièrement enveloppés de sacs plastique avancer sous le déluge vers la station-service, traînant derrière eux une forme qui ressemblait à un animal mort de la taille d’un berger allemand. Mika partit sans demander son reste, verrouillant les portes de la voiture. Cramponné au volant, il frissonna, si imbibé de pluie qu’on aurait pu le tordre comme un torchon.

Je suis chez les barges, pensa-t-il, chez les barges. Il ne savait pas si tout ce qu’il avait vu était vrai, ou si

les restes de prods augmentaient sa parano. Mais ce dont il était sûr, c’était qu’il avait hâte d’arriver, d’être au sec dans un bon lit, pour récupérer, se calmer l’imagination. Pour tout dire, il aurait préféré être dans un bon lit à Paris, pas dans ce décor de film d’horreur, où il faisait presque nuit en plein après-midi.

Vingt minutes plus tard, après avoir traversé des kilomètres de cannes à sucre, un panneau « propriété privée, défense d’entrée » écrit à la main et à moitié effacé par les intempéries, lui indiqua qu’il était parvenu à destination. Il

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franchit le portail ouvert en fer forgé et le mur d’enceinte croulant dévoré par la mousse, pour s’engager dans une allée flanquée de pacaniers et d’ormes majestueux et suivre un ruban terreux, veiné de rigoles. Derrière les barbes espagnoles si lourdes d’eau qu’elles ne pouvaient plus se balancer sous la violence des bourrasques de vent, se découpait une maison de planteur, tache blanche sur le ciel gris et la végétation vert sombre.

La demeure faisait penser à un temple grec avec ses six colonnes érodées en façade, coupées en leur centre par un balcon en bois. De loin, cela semblait dix cubes creux superposés les uns sur les autres. En s’approchant, Mika vit que les colonnades doriques, bien que massives, n’étaient pas en pierre mais en bois, presque pas ouvragées, et peintes d’un blanc cassé, tirant sur le jaunâtre par endroits et écaillé dans sa totalité. De la vigne vierge s’enroulait autour comme les anneaux d’un serpent, ainsi qu’une plante grise filasse qui faisait penser à de la moisissure ou une toile d’araignée ; la maison entière semblait dévorée, étouffée par la nature indomptée, qui rampait jusque sur les balcons, étendant ses ramures feuillues dans le moindre interstice.

Un éclair zébra le ciel, illuminant la maison hantée dans toute sa décrépitude.

Le film d’horreur ne faisait juste que commencer...