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  • 9Avant-proposOdile Bombarde et Jean-Paul Avice

    Ds 1954, un an aprs la publication de Du mouvement et de limmobilit de Douve, un journaliste pouvait crire : Dans trente ans, on parlera encore dYves Bonnefoy . Le temps a permis de vrifier quil ne se trompait pas. Aujourdhui, plus de cinquante ans aprs cette prdiction, comment parler encore de celui qui, tout en affirmant quen posie on ncrit jamais quun seul livre, a donn un tel dveloppe-ment son uvre, la mrie et multiplie dans des voies si diverses ? Si la posie est demeure le centre, elle a ouvert un immense champ de rflexion sur la fonction potique et sur la cration artistique, se dclinant en de multiples tudes sur des potes et sur des peintres, senrichissant dentreprises de traduc-tion, puis dessais sur lide de la traduction, sans compter les nombreux livres raliss en collaboration avec des artistes.

    Les textes dYves Bonnefoy rpartis dans ce volume, parmi lesquels six pomes indits ainsi que des essais, dont lun, un entretien portant sur la relation entre larchitecture et la posie, est galement indit et les autres, publis ici et l, souvent introuvables, permettent de se faire une ide de ltendue des domaines explors. Mais que dire alors de toute la littrature critique que ces ouvrages ont engendre ? Vouloir aprs tant dautres recueillir des tudes et des tmoignages sur lhomme et sur luvre, cest ncessairement choisir parmi ceux qui ont dire, cest, hlas, omettre beaucoup dentre eux.

    Si la posie est une coute dans les mots de leur matire sonore, apte affaiblir lenseignement des concepts qui ne savent rien du temps, dnouer leur articulation ordinaire , ntait-il pas fond douvrir aussi ces pages ceux qui approchent la posie ailleurs quau sein de luniversit, autrement que par la seule pense conceptuelle ? Ainsi trouvera-t-on ici le tmoignage de peintres, l encore quelques-uns parmi bien dautres, avec qui Yves Bonnefoy a fait des livres ou dont il a comment luvre, et de lecteurs, qui sans stre consacrs la critique de son uvre, ou nayant eu que peu doccasions de le faire, ont tenu dire le rle quil a jou dans leur travail, leur pense et mme leur vie.

    Mais il va de soi que sont principalement rassembls des tudes et des tmoignages de plusieurs des spcialistes de luvre, auxquels se sont joints des philosophes et des critiques de la posie moderne qui navaient jamais ou presque crit sur elle. Sy ajoutent des lectures venues dautres horizons, comme la psychanalyse, la linguistique ou la musique, et aussi dautres langues, puisque la communaut innom-brable des traducteurs est reprsente par certains de ceux qui, eux-mmes souvent des potes, ont traduit Yves Bonnefoy en anglais, en italien, en arabe, en japonais, en armnien Cet ensemble est complt par les prfaces dYves Bonnefoy crites loccasion de publications de ses pomes en grec, en portugais du Brsil, en vietnamien

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    Et ce qui frappe dans ce mlange de tmoignages et dtudes savantes, cest que lhomme semble int-resser ceux qui parlent ici, autant que luvre. Il fut un temps o, dans la critique, on naimait gure sinterroger sur autre chose que sur les textes, considrs comme suffisants dans la clture de leur criture. Bien des crits recueillis ici ne se privent pas de transgresser ces lois qui stipulaient que personne ne parlait dans les textes . Nous-mmes qui avons dirig ce Cahier, et qui connaissons Yves Bonnefoy de longue date, nous aurions bien du mal sparer luvre et celui qui nous la offerte et qui retient ceux qui lapprochent au point quils en ont oubli les leons de leur jeunesse sur la disparition du sujet et sur labsolu du texte. Si la posie est bien ce qui peut, comme lamour , dcider que des tres sont , autrement dit, dcider que son devoir est de donner de ltre ceux qui ne sont rien , elle est alors tout autre chose que ce jeu o les mots drivant entre eux ne feraient que renvoyer les uns aux autres dans larbitraire des signes et loubli de la parole.

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    Mais ce qui est trange peut-tre, au sein de ce qui pourrait apparatre comme une dfense de la subjectivit de la lecture et de lcriture, cest quYves Bonnefoy semble avoir dabord voulu, comme chacun de ceux qui sont venus aprs Arthur Rimbaud, en finir avec les illusions de la posie subjective. En 1976, dans un entretien avec John Jackson, il pouvait dcrire ce quil avait pressenti et dsir ds la fin de son poque surraliste : une posie qui ne chercherait pas formuler nos problmes dexistence cest laffaire de la pense , ni davantage me faire apparatre dans ma figure particulire suppose mesure du vrai , une posie, en somme, qui dconditionne du nom comme du pass psychique, force dinter-roger laction de la finitude du fait sur linfini de la langue .

    Cette rticence quYves Bonnefoy eut, pendant longtemps, faire paratre ouvertement dans ses pomes les spcificits de la personne a pu le faire juger trop abstrait par certains lecteurs. Faudrait-il dire trop conceptuel , propos de celui qui dfinit sans cesse la posie comme une lutte contre les concepts ? Paradoxe que Georges Poulet mettait au jour, en faisant, dans une lettre Marcel Raymond, cette remarque : Je suis dans lembarras o me met le pote en faisant dpendre explicitement sa posie dun rejet de toute pense conceptuelle, et en tombant lui-mme, sans sen douter, trop souvent, dans le dfaut de conceptualiser en posie.

    Prenant connaissance, bien des annes plus tard, de cet embarras de Georges Poulet, Yves Bonnefoy rpond quil faut avoir compassion pour les concepts qui sinquitent de ce quils risquent de perdre, le plein rel de la finitude qui se connat et sassume . Perte dont nous protge la posie, parce quelle est parole dun tre adresse dautres tres, qui doivent entendre ce quelle leur dit dans leur existence mme, et quelle est relation dexistence existence, plutt quabstraction ou concept. Si le pote doit dconstruire dans son pome les chimres dun moi illusoire pour parer au danger de labandon la subjectivit, cest pour louvrir la parole de ce je incarn qui continue parler malgr tout, visant luniversel.

    Or le critique peut lui aussi, dans une lecture apparemment objective, se laisser prendre ses propres chimres. Ce quil lui faut donc, pour accder tant soi peu cet autrui primordial quest lcrivain, cest redoubler son regard sur lui dune recherche de soi qui ne peut qutre la mme sorte demploi des mots que lcriture de posie . Ce nest donc certainement pas trahir Yves Bonnefoy que daller au plus profond de soi-mme, comme lont fait beaucoup de ceux qui ont crit dans ce Cahier, pour retrouver celui qui, dans llaboration de ses pomes, na cess de vouloir dgager le Je , au prix dune lutte contre les rseaux de significations o le moi se dvoile une construction illusoire. Dans son Goya, Yves Bonnefoy, son tour critique, revendique mme le risque de passer pour subjectif : Il ne faut pas dcrire un grand peintre, mais lui parler, dclare-t-il, et cela partir du lieu o soi-mme on se cherche, parmi les rclamations de la vie et ses nigmes. Nest-ce pas justifier davance le lecteur de ses pomes et de ses essais qui tente, lui aussi, de le comprendre depuis le lieu o il se cherche ?

    Rappelant que le critique est ce lecteur auquel sadressait Baudelaire pour lappeler mon semblable, mon frre , Yves Bonnefoy affirme en 2007 dans sa prface Potique et ontologie que ce qui compte le plus, ce ne sont pas les grandes perces de lexgse des textes qui peuvent ntre quune faon de rester seul avec soi et que les transgressions les plus efficaces ont lieu en des parcelles, de posie, de critique, qui peuvent sembler infimes .

    Mler les tudes savantes, o le critique a bien d redoubler son regard sur luvre dun regard sur lui-mme, et les tmoignages qui racontent une simple rencontre, de nature parfois inflchir une existence, ce nest nullement contraire, on le voit, cette ide dune transgression par linfime. Ajou-tons que le travail sur soi que la posie demande au pote et au critique, elle le propose galement son lecteur, au gr de limprobable des rencontres qui ont lieu dans le secret de la lecture. Et cest donc aussi une plonge en soi-mme, un esprit de veille, aids, nous lesprons, par la varit, la profondeur et la sincrit des regards ports sur luvre dYves Bonnefoy, que ce Cahier voudrait inviter celui qui louvrira.

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  • ILa posie,

    de Douve La Longue Chane

    de lancre

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    Jeter des pierres

    Jean-Claude Mathieu

    Et nous les dgageons des mousses, des ronces,Nous les prenons, nous les soulevons. Regarde !

    Ici, cest un trac, de lcriture.Dans le leurre du seuil

    Fbrilement, joyeusement, des adultes jettent de lourdes pierres. Ils miment les lancers de lenfant espigle, les jets pour rire qu la premire occasion la fronde de lhistoire transforme, dans les mains des dmunis, en lapidations sauvages. Entre enfance joueuse et histoire pantelante, le pote ne lapide rien ni personne, sinon lui-mme, les mains en sang ; il dilapiderait, plutt. Il ne jette pas la premire pierre, mais des pierres premires, ramasses sans tre amasses, soustraites lchange social, lances au gouffre dans une pure dpense. Sur ce tableau en rve de gestes familiers, inscrits depuis longtemps dans la mmoire des corps, accomplis ici mystrieusement hors du temps ou sur le thtre des enfants, sachvent, sous la clart lunaire, Les Planches courbes :

    Et nous tions l, dans la nuit, jeter des pierres. les jeter le plus haut, le plus loin possible, dans ce bois devant nous qui si rapidement dvalait la pente que cen tait sous nos pieds comme dj un ravin, avec le bruit de leau ruisseler en contrebas sous les arbres.

    Des pierres, de grosses pierres que nous dgagions des broussailles, difficilement mais en hte. Des pierres grises, des pierres tincelantes dans le noir.

    Nous les levions deux mains, au-dessus de nos ttes. Quelles taient lourdes ainsi, plus hautes, plus grandes que tout au monde ! Comme nous les jetterions loin, l-bas, de lautre ct sans nom, dans le gouffre o il ny a plus ni haut ni bas ni bruit des eaux ni toile. Et nous nous regardions en riant dans la clart de la lune, qui surgissait de partout sous le couvert des nuages.

    Mains dchires bientt, mains en sang. Mains qui cartaient des racines, fouillaient la terre, se resser-raient sur la roche qui rsistait leur prise. Et le sang empourprait aussi nos visages, mais toujours nos yeux se levaient du sol dvast vers dautres yeux, et ctait encore ce rire.

    Ce pome, largissant son titre toute la dernire section, fait monter vers lui le sens des deux textes qui le prcdent, Rouler plus vite , Rouler plus loin . Rtrospectivement, ils forment le premier acte de cette reprsentation de gestes htifs et silencieux, de postures qui sploient dans la nuit. Avancer tout prix , ctait linvite pressante de lhorizon, le leurre dun seuil qui aimantait, entranait dans une course folle. Comme ailleurs dans le mme recueil, une hte mystrieuse nous appelait1 , des acclra-tions forces emportaient, toujours plus loin. Mais lhorizon recule, se drobe, la pierraille gagne, entrave la course du cabriolet, le grand rve de lOccident, o le soleil disparat, nentrane plus de lavant. Lemportement chevel, bloqu net, rend les voyageurs la ralit rugueuse, aux lancers de pierres, encore superlatifs, le plus haut, le plus loin possible , dans lahan de corps qui sobstinent. De lexcs de vitesse moderniste, les silhouettes semblent, dun coup, rgresser lge de pierre. Comme dans dautres textes de Bonnefoy le voyageur savance vers lhorizon, mais les obstacles du rel, les grosses pierres dabord cartes du trajet irrel, de la flche du cabriolet, freinent ; et maintenant les voyageurs, oublieux de leur course, restent jouer avec elles. Ces pierres, heurtes jadis en une marche mal assure, rveillent lenfant imminent enfant [], je tentends qui trbuche au fond pierreux des quelques livres que je lis2 et donnent occasion de retrouver, par-del le parcours harassant, ses jeux et ses rires. Linfinitif du titre enjoint de perptuer obstinment, au bord du ravin, lallgresse dun rite sauvage, de gestes entrevus au ralenti, immobiliss un instant au-dessus des ttes, de cette scne sous hypnose traverse de lueurs noires. On ne joue pas avec des pierres dj crites, mais avec des blocs bruts, lon dirait des clats dtachs de la pierre noire de Cyble. Lil ne les dchiffre pas, il suit leurs lancers. Le rcit en rve rserve son sens,

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    lnonc va vite, non moins lapidaire que lacte, Zeuxis erre par les champs, il ramasse les pierres, les rejette3 . Nanmoins trop de textes de Bonnefoy ont rapproch des mots et des lettres ces pierres pni-blement tires des broussailles et ramasses, ce frayage dans les buissons de la nuit, pour quun premier sens, au moins vraisemblable, ne hante ce tableau : Aux assises de notre langue comme celles de notre existence sur terre les mots ont t les pierres, ramasses et apparies4 . Et le lecteur suit le pote la trace des pomes, une pierre , encore une pierre .

    Pour tirer au clair son obscur maniement des mots, ses manires de langue, lcrivain ne se passe pas de mtaphores o tous les sens sont convoqus. Le corps et la langue impriment lun en lautre leurs mar-ques ; user de mots implique lusure dans lusage, lempreinte, la longue marche : Ces lettres [] il fallait des yeux pour les voir mais aussi des mains pour les prendre. [] parfois encore on avait mme marcher, longtemps, de nuit, sur un chemin dtremp, pour en rejoindre une5. Peut-tre faut-il que langage soit harass par ce long compagnonnage avec le corps pour tre au plus juste, comme Mallarm trouvait dans le vers libre lalexandrin harass , pour luire de cet clat mat quil a chez Bonnefoy :

    Je vous poussais sans bruit,Je sentais votre poids contre nos mains pensives, vous mes mots obscurs,Barrires au travers des chemins du soir6.

    Un crivain pse les mots sur des balances en toile daraigne disait-on de Marivaux , les palpe, les gote goulment comme Claudel ou Chappaz, les dguste en taste-lettres, comme Gide ou Renard, hume leur arme, coute leurs chos, suit de lil les chemins ouverts dans lair par leurs rso-nances. Sil pressent en eux une constellation de signes lumineux, distants et invisiblement relis en un systme harmonieux, il voquera les astres, depuis les temps babyloniens jusqu Mallarm, qui propose le recto de limage, pour dessiner noir sur blanc le ciel de labsence. Sil sent quils lui chappent, coulent de sa plume, sagitent anarchiquement, ce seront des btonnets dinsectes noirs, fourmillants sur la feuille blanche, que Michaux, Colette, Audiberti ou Queneau voient vibrionner sous leurs yeux. Trs souvent les mots sont vus et pess comme des pierres, petits cailloux ou blocs rsistants ; pierres jetes, parpilles, apparies en vote 7 ou cailloux dun Petit Poucet laissant ses traces comme un pas japonais (Giovannoni) dans le jardin de la langue : Le nombre des signes, ce ntait que celui, disons, des pierres plates sur le chemin, il ntait rien auprs de la quantit des pierres de la montagne8. Le pote est touch par une mtorite, comme Jaccottet par le mot joie ou le bloc des mots de Mandelstam, mtore (dur et brillant) ; et il deviendra outre-tombe ce calme bloc ici-bas chu dun dsastre obscur . Dans sa marche, il fait jaillir des tincelles de leur silex, en les frappant de son talon frang dcume (Char), ou fait ricocher des galets comme Leiris dans ses rves, ou Jean-Christophe Bailly, effets de surface diff-rant le plus longtemps possible la retombe de la phrase dans la mort. Ricochets, ces jeux surralistes qui reprennent au vol les derniers mots, ricochets de conversation chez Barbey, dit Gracq. Char lance contre une maison sche des mots qui nont pas encore rv et leurs chos rveurs lui reviennent, en italiques. Ils disposent la ligne en pointill dun gu, pour guer le courant inconnu, passer sur lautre rive. Le pome franchit, sautant dun mot lautre, de llot dune strophe une autre. Mtrique cloche-pied. Lenfance de Char avait march sur le miroir dune rivire pleine danneaux de couleuvre et de danse de papillons et ladulte rve de la mme opration magique : les enfants et les gnies savent quil nexiste pas de pont, seulement leau qui se laisse traverser . Les mots, les pierres, Bonnefoy les ramasse, pniblement, les jette pleines mains au ravin proche, sonde en toute hte le gouffre. Mtaphoris en pierre le mot rvle quil est un projectile, qui pourrait tre lanc au-del, de lautre ct sans nom ; quil a moins un sens quune trajectoire. Comme la main du peintre jette ses couleurs vers une toile, Bonnefoy, aprs avoir tendu la toile de lhorizon dans les deux premiers pomes de Jeter des pierres , jette ses mots. Sauf que lhorizon na pas t atteint, que lunit de la matire sest dsagrge en grands blocs comme le grand rve et que les pierres nont plus que le gouffre pour y rsonner. Cabriolet qui roule seffrite en pierres qui roulent, amassant la mousse des lettres Rouler plus vite, rouler plus loin , la course sachverait en pulvrisation, si le pote nanticipait cette chute, ramassant la pierre, la relanant. Cest ce jet que lon suivra du coin de lil.

    Et nous tions l , Et nous les dgageons des mousses , Et quand nous ramassions feuilles et branches chues . Et nous : ces incipit rcurrents nouent la continuit et la communaut, ouvrent

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    une vue sur une tche en cours, poursuivie ensemble, la mme dans chacun de ces passages ; des corps se penchent vers la terre, inlassablement, pour dbroussailler, pour ramasser, pour reprendre peut-tre force en la touchant et, arc-bouts, se surpassant comme de mythiques Atlas, dans la dmesure des images disproportionnes du rve, pour tenir un instant au-dessus de leurs ttes ces normes pierres plus hautes, plus grandes que tout au monde . La pesanteur fait la preuve du rel9 et le rcit en rve laggrave, car cest bien en lui que Bonnefoy espre retrouver comme en faisait lhypothse John E. Jackson une ralit sensible dgage des rseaux conceptuels. Lextrme distance qui spare ces pierres non dgrossies, ce magma minral, des pierres claires luisant de page en page, mesure llaboration travers la langue des fantasmes nocturnes, fond de noir dune palette. Ces monstrueuses masses, qui font saigner les mains, sont leur arrire-fond englouti, leur creuset de secrets et de cauchemars : Jai pass la nuit retourner des blocs de pierres , avoue Marina Tsvetaeva. Celui qui les manie sy dchire les mains, comme le ruisseau ses pierres :

    Nous, oui, quand le torrent mains brisesJette, roule, reprend,Labsolu des pierres10.

    Moment nocturne, fondateur du pome, o est prouve lunit dune seule force continue, le ruis-sellement qui traverse la nuit et se rpartit entre leffort des corps et la rsistance des pierres.

    Bonnefoy note louverture largie de ce Nous au dbut du Roi dAsin : Est-ce un homme et une femme ce Nous qui est le tout premier mot du pome ? Oui, mais nous ne saurons pas leur visage11. Quand llan vers lhorizon ne dporte plus vers lailleurs, une pause, qui nest pas une retombe de lardeur, attache un lieu ces tres, cette petite communaut trangement close dans le grand air, se refltant visage dans visage, resserre troitement par le sang et les rires, comme une vote de pierres vives o elles se tendent, accroissant la rsonance. La voix dessine le trajet du point invisible do le pote parle au point o se rend visible, et partag avec dautres, son tre-l : Nous tions l . La formulation abstraite qui tait, dans les tout premiers essais sur la posie, lombre porte de Heidegger, est ici pleinement revcue, a pris des racines dans lexistence personnelle. Lidentit incertaine du pote ne sentrevoit que lie un lieu, un moment, aussi flagrants quindtermins, un hors-lieu, un hors-temps, l et dans la nuit, lieu dsert qui prexistait leur venue et leur survivra, vidence demeure close , comme le lieu du Roi dAsin. Lidentit plurielle est densifie par la nuit qui emplit les corps, gare les mains ttonnantes, dans une recherche commune :

    Nous ramassons pourtant,Mon amie,Tant et plus de ces pierres, quand la nuitTachant ltoffe rouge, trouant nos voix,Les drobe dj nos mains anxieuses12.

    Le rcit souvre in medias res, dans la familiarit des choses, dans lordinaire des tours de la conver-sation : Nous tions l, jeter ; des tres sont en train de faire des gestes, en silence, composant une scne dont lintemporel de limage drobe le sens ; ils schinent recommencer, ils jettent ind-finiment, encourags par le mot dordre du titre. Cette rptition du mme geste dcrit-elle un jeu gratuit, se conformant gaiement des rgles implicites, ou un rituel primitif dinvocation, mains haut leves, efficace par sa ritration ? Ce jet de pierres, ce lancer de mots, oscille-t-il, comme lcriture, entre un jeu qui profane et un rite qui consacre ? Ce serait tenir ces gestes pour des actes, quils ne sont pas tout fait ; il leur manque dsormais un but clair, cet horizon qui appelait, ou une cause qui les motiverait ; dgager les pierres pour faciliter la course avait quelque utilit, mais les jeter gratuitement, absurdement ? Actes intransitifs, hors du sens commun, gratuit ou folie, jeu insens dcrire ? Dans la nuit , et plus gravement, dans le noir , des tres dont les gestes ne se dtachent gure de ce fond, semplis-sent de leur poids dombre, sont faits de ltoffe des choses opaques. Ce noir, comme dans les Traverses dAlechinsky, nest pas la couleur quun horizon assombri, orageux, projette sur ceux qui marchent vers lui, il sourd du fond des corps, du fond des choses, antrieur tout sens, bouffe de nant du ravin,

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    grande nuit davant, sans toiles , quand la lueur qui appelait lhorizon a disparu : Le noir ne sera plus une limite des sens mais le rebord du renoncement tre, la rencontre du manque absolu de lumire qui rgne entre les toiles13. Cest le coin noir du nant dans ltre, que Bonnefoy creuse dans la pierre noire de Giacometti, les tranes de suie dAlechinsky ou les peintures de la Maison du Sourd. Cest au sein de ce noir-l que la pierre tincelle, houille de Douve, noir de carbone pur, montant des profon-deurs du corps sans lumire , dit Bonnefoy des Traverses. Le noir pur, cest le noir plus noir que noir des alchimistes, nigrum nigrius nigro, noir lumire de Soulages, qui tincelle au sein dune noirceur moins pure, comme les pierres grises transmues en pierres tincelantes dans le noir . Lcriture recommen-cera tinceler partir de ce noir-l, quelle accentue en soufflant la bougie dIgitur, acte qui fait le noir, comme on fait, avec des mots, le silence : Jcris que je brise une ampoule et que cest le noir14 ; puis, la lune se dcouvrant, apparat un thtre dombres, o se distinguent des visages.

    Ce noir est une couleur piphanique, non descriptive , un milieu dapparitions, sortant du nant. Comme dans dautres parcours aveugls et ttonnants, la perte de la vision sature lespace de contacts et de bruits. Dans nombre de scnes nocturnes de Bonnefoy, un complexe de sensations tactiles et sonores accompagne ces traverses du noir, simpose avec la force dune hantise. Un promeneur invisible sen-fonce dans la selve obscure, son pied bute sur des pierres, quil dgage, des broussailles saccrochent lui, sagrippent aux rochers, un ravin lentrane, un cri dchire la nuit, un ruisseau se devine, bruissant sous les herbes au bas de la pente. Le pote, entrav dans ces broussailles en dtache les pierres, non sans risque dboulement, de glissade au ravin, il coute frayant son chemin parmi les herbes, qui sont hautes, qui peuvent tre des ronces, cherchant du pied un appui sur les pierres qui sont au-dessous de lherbe, et il arrive quelles seffritent, quelles roulent, quelles le fassent glisser 15. De ce vivant et rcurrent entrelacs, de cette image prgnante, Bonnefoy a extrait, et peut-tre pour conjurer son retour obsdant, diverses significations symboliques. Il fait toucher du doigt la ralit lmentaire, qui rsiste la conceptualisation : Y a-t-il un concept dun pas venant dans la nuit, dun cri, de lboulement dune pierre dans les brous-sailles16 ? Ce nest pas sans provocation que lun des textes o la rsistance au concept prenait, au dbut de luvre, un tour trs carr, argument, sintitulait Sur le concept de lierre , texte o la prsence sensible du lierre, innomm au-del du titre, reste exemplairement forclose. Y a-t-il aussi, Socrate, une Ide du cheveu ou de la boue, senqurait ironiquement Parmnide ? Platon, un instant, ne cache pas le vacillement de lIde devant le ngatif de linforme ou linfime. Plutt le lierre, disais-tu, lattachement du lierre aux pierres de sa nuit : prsence sans issue, visage sans racine17. Herbes et pierres ensemble ramnent parfois vers une antriorit seconde, masquant lieu et sens : Ce qui jadis avait t lieu, avait eu du sens, est tout de suite redevenu lamoncellement informe des pierres, le foisonnement ingrat des broussailles18. Le promeneur descend, la recherche de laube davant le signe, dans un ravin dont le fond embroussaill est jonch de pierres grises ou rouges, qui semblent porter des marques19 . Mais lintrieur de ce noyau prrflexif, Bonnefoy fait passer, souvent, une ligne de partage. Pierre et lierre sattirent par les sonorits, sagrippent sous le regard, dans une lutte silencieuse. Comment ne pas entre-voir lier dans lierre ? Lierre et broussailles tendent leurs rets, qui mtaphorisent les rseaux conceptuels recouvrant le sensible, ltouffant. Les unes sont lenchevtrement du multiple, les filets de significations, dans lequel le simple de la pierre est pris, grosses pierres que nous dgagions des broussailles, difficile-ment.

    Dgages, ces pierres sont leves, souleves, projetes. La vertu irrductible de la pierre est dans son attachement la terre, sa pesanteur manifeste par son horizontalit, sa reluctance larrachement. Toujours pierre gisante ou pierre dun gisant. Y aurait-il quelque profanation la dplacer, la retourner, dcouvrant la face secrte qui regarde le royaume des morts, les choses den bas dont parle lpi-gramme funraire de Callimaque, que Bonnefoy avait mise en pigraphe Pierre crite ? La nuit doit-elle envelopper cette pratique redoutable ? Le pas doit se faire lger, lombre des nymphes danser sur la pierre et lherbe vivante, ombreuse, racheter la profanation :

    Je dplace du piedEntre dautres pierres,Cette large, qui couvreDes vies, peut-tre.Et cest vrai : de nombreusesSont l, qui courent

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    De toutes parts, aveuglesPar soudain trop de jour.Mais vite les voiciRdimes par lherbe.Je nai troubl quun peuLa vie sans mmoire.20

    Mais ramasser, cest aussi rparer, reprendre en mains ce qui est tomb, comme quand nous ramas-sions / Branches et feuilles chues21 . Le geste potique part du plus bas Braque louait Ponge de cet abaissement , recueillant terre ce qui a chu hors de la mmoire de Clio, levant le plus infime tre, le geste le plus quotidien, la Servante au grand cur qui pleure sous lherbe. Redresser verticalement la pierre couche, cest la prdisposer la stle crite de lpigramme cette pierre crite, mtapho-rique de lacte de posie, tait un peu en moi de naissance grecque ; cest faire de lcriture dresse un contre-tombeau, qui noublie pas la mort, mais la contredit. Char apercevait le tombeau de Sade comme une pierre leve lhorizon, Jaccottet imagine dans laube grise la nue de martinets piaillant comme un grand filet qui soulverait, enfin, la pierre tombale de Lazare. Souleves, les pierres volent dans lair, le tombeau est transmu en bcher du Phnix. Aux dernires lignes de son livre sur Rimbaud, Bonnefoy voque cette uvre comme un affrontement de limpossible, de labsolu, un tombeau si lon veut, celui des saluts manqus, des humbles joies crases, dune vie spare par son exigence mme de tout quilibre et de tout bonheur. Mais le Phnix de la libert, celui qui fait son corps des esprances brles, vient battre lair ici de ses ailes neuves22. Dans la pesanteur de ces normes pierres du rcit en rve, quil faut soulever, lancer, malgr lattraction terrestre, cest bien lpreuve de limites qui est mise en scne, la tension de la posie vers limpossible. Le rcit tient compte et de la pesanteur du rel et de lexigence dabsolu, en rfractant le geste de jeter travers des modes verbaux successifs. Linfinitif, Jeter des pierres , posait en titre lacte pur, limparfait de lindicatif nonce le rcit en rve, nous tions jeter des pierres, nous les levions , et le conditionnel, semblable celui du dbut de LArrire-pays, met en jeu, dans une exclamation de regret, despoir limpossible vers lequel se tend le bras, Comme nous les jetterions loin ! Vise dun lieu, au-del du ravin, o il ny aurait plus ni haut ni bas, ni tentation icarienne, ni dure rechute. Le poids du rel contraint Sisyphe, quil roule ou lance son rocher, la rptition Kierkegaard est en filigrane chez Bonnefoy comme chez Camus. Les reprises, linsistance motive, seul soulignement dans un droulement linaire, donnent peser tout le poids de ces pierres : Des pierres, de grosses pierres []. Des pierres grises, des pierres tincelantes dans le noir []. Quelles taient lourdes ainsi, plus hautes, plus grandes que tout au monde ! Et pourtant lim-possible est tent, la limite mise lpreuve. La posie reste parole ascendante, mais on ne sait o retombe la flche [] gure plus que trois jets de pierre . Le jet de pierre est le mtre-talon qui mesure linconnu. Les mots ne pntrent pas dans la compacit du rel, ne touchent pas un but qui aurait t vis, mais, frappant ct, font pourtant rsonner dans ce rel quelque chose o le lecteur reconnat sa propre exprience.

    Ce tableau dun lancer de pierres pourrait tre considr comme lendroit dun tableau terrible de Goya, envers dmoniaque du rel, qui va impressionner Bonnefoy, peu aprs il lvoque en dialoguant avec Jean Starobinski, puis en commentant les peintures noires de Goya. Un pantin de bois, une grande marionnette, de si peu de poids, est lance et relance dans un drap par des jeunes filles, dans un jeu cruel, une imitation de supplice pire que du sadisme : Le mannequin nest pas plus irrel, pas davantage simple matire que ces filles-fleurs de la civilisation23 . Les jeunes filles sont contamines par la mme irralit mcanique et les tres sans pesanteur corporelle nont pas davantage la possibilit de se jeter la limite, dinventer une trajectoire nouvelle (pour le corps ou les mots) ; ce lancer nest quune chute rptitive. Compulsion de rptition du mme, sous lemprise de la pulsion de mort, plutt que rptition dynamique, qui universalise les singularits, dont Deleuze voyait lexemple chez Pguy parlant des nymphas de Monet. Starobinski note que le tableau a fix la scne linstant o samorce la chute, dans limpossibilit de voler. Bonnefoy jette sur ce carton pour tapisserie, au coloris pourtant clair, le voile dune mauvaise noirceur, qui nest pas larrire-fond du sensible, la nuit qui monte ici de la terre : Cest Dieu sait quoi de tout fait noir, comme dans les sabbats les plus impossibles comprendre, imaginer .

    La clart de la lune, qui vient clairer les dernires lignes du pome, jette sur lui comme des lueurs de Leopardi. La lune est parente, certes, du plus rugueux de ces pierres nocturnes : Depuis que Galile

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    le rapprocha de lhumanit dans sa nouvelle lunette, lantique astre des nuits est devenu la plus loquente des piphanies de la matire, un sol nu, un simple bloc de terre gele, le produit dun dsastre obscur24 . Mais Bonnefoy trouve que dans la terrible dsolation de la promenade de Leopardi elle introduit une inflexion de tendresse : La blanche lune laccompagne peut-tre, prenant sa main dans sa main. [] Lvocation de la matire la plus pre sest laisse pntrer par un mouvement de confiance . La lune qui sort du couvert des nuages dvoile en se dvoilant, fait paratre, en de dchanges verbaux, des mains qui se rapprochent, des visages empourprs qui se refltent lun lautre, des rires. Les pierres, les mains, les visages deviennent de successives piphanies.

    Houille et visage, cest Douve ; houille ou visage, ce pouvait tre lalternative entre lclat de ces pierres noires tincelantes , carbone pur rsorbant la personne dans la matire des mots et la prsence dun visage grandi des proportions stellaires aussitt que connu mortel . Ou lalternative offerte lartiste du dernier jour entre les mains saignantes lies la pierre et les joies dun rire enfantin : Fallait-il lier la main, durement, jusquau bout de ses doigts ou presque, une masse de pierre, pour ne plus dessiner quavec la douleur et le sang ? Ou se permettrait-il dimiter, une fois encore, mais un visage denfant, et dans sa joie25 ? Les deux ici se rapprochent, houille et parole, eau et nuit , dont Bonnefoy faisait le bouche--bouche dun absolu dvidence et dun absolu de dsir . Une communaut humaine se cre, se rconcilie autour de ces pierres, marques par les mains et les marquant, manipules dans les hauts lancers (Leiris) des pomes et rendues une mobilit cosmique. Un rire partag monte, qui nest pas le rire diviseur , la dchirure satanique de Baudelaire et de Goya, mais qui mane de la nuit de la terre, efflorescence lgre de tant dopacit. Le brut, le simple remontent, mais en traversant la rougeur des visages et les rires de lenfance : tout riait, dun rire qui ntait plus celui de plus tt ou plus bas dans la parole, celui qui saveugle, raille, fait mal, dtruit, mais une puissance montant de toutes parts dans les gouffres, les barrires rocheuses, les gaves du fond des valles [] ces deux mains qui prenaient les siennes. Lenfance mme, nouveau, mais sans langoisse26.

    NOTES

    1. Les Planches courbes, p. 17.2. LAmrique , La Longue Chane de lancre, p. 48.3. La Vie errante, p. 88.4. Les mots, les noms, la nature, la terre , La Vrit de parole, p. 316.5. Une autre poque de lcriture , La Vie errante, p. 133.6. Pierre crite, Pomes, p. 235.7. Les mots, les noms, la nature, la terre , La Vrit de parole, loc. cit.8. Une autre poque de lcriture , La Vie errante, p. 137.9. Mais de lhomme dormant descend, / comme dun nuage couch, / la pluie riche de la lourdeur. : Rilke, Pesanteur ,

    uvres 2, Posie, Seuil, 1972, p. 454.10. Dans le leurre du seuil, p. 267.11. Le Nom du roi dAsin, p. 11.12. Dans le leurre du seuil, p. 315.13. Alechinsky, les traverses, p. 11.14. Les Raisins de Zeuxis , La Vie errante, p. 60.15. Le grand prnom , La Longue Chane de lancre, p. 58.16. Les tombeaux de Ravenne (1953), LImprobable et autres essais, p. 15.17. Du mouvement et de limmobilit de Douve, Pomes, p. 46.18. Le nom du roi dAsin, p. 14.19. Rue Traversire et autres rcits en rve, p. 150.20. Les Planches courbes, p. 36.21. Ibid., p. 16.22. Rimbaud par lui-mme, p. 178.23. Goya, Baudelaire et la posie, p. 26.24. LEnseignement et lExemple de Leopardi, p. 20.25. Rue Traversire et autres rcits en rve, p. 119.26. La Vie errante, p. 118.

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