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Hervé Micolet  Peinture et littérature chez Y ves Bonnefoy :  formation de la forme dans L’Arrière-Pays 1 J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des car- refours. Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou  presque : là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence  plus haut e, où j’aurais p u aller vivre et que désor mais j’a i perdu. Pourtant, rien n’indiquait ni même ne suggérait, à l’instant du choix, qu’il me fallût m’engager sur cette autre route. J’ai pu la suivre des yeux, souvent, et vérifier qu’elle n’allait pas à une terre nouvelle. Mais cela ne m’apaise pas, car je sais aussi que l’autre pays ne serait pas remarquable par des aspects inima- ginés des monuments ou du sol. Ce n’est pas mon goût de rêver de couleurs ou de formes inconnues, ni d’un dépassement de la  beauté de ce monde. J’aime la terre, ce que je vois me comble,  Le Labyrinthe, Lucques, Cathédrale San Martino 1  L’Arrière-pays , Genève , Éditions Ski ra, coll. « Les Sentiers de la création », 1972. Indications de page données entre parenthèses dans cette édition.

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Hervé Micolet

 Peinture et littérature chez Yves Bonnefoy : formation de la forme dans L’Arrière-Pays1

J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des car-refours. Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou

 presque : là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dontdéjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence

 plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu.Pourtant, rien n’indiquait ni même ne suggérait, à l’instant duchoix, qu’il me fallût m’engager sur cette autre route. J’ai pu lasuivre des yeux, souvent, et vérifier qu’elle n’allait pas à une

terre nouvelle. Mais cela ne m’apaise pas, car je sais aussi quel’autre pays ne serait pas remarquable par des aspects inima-ginés des monuments ou du sol. Ce n’est pas mon goût de rêver de couleurs ou de formes inconnues, ni d’un dépassement de la

 beauté de ce monde. J’aime la terre, ce que je vois me comble,

 Le Labyrinthe, Lucques, Cathédrale San Martino

1 L’Arrière-pays, Genève, Éditions Skira, coll. « Les Sentiers de la création », 1972.Indications de page données entre parenthèses dans cette édition.

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et il m’arrive même de croire que la ligne pure des cimes, lamajesté des arbres, la vivacité du mouvement de l’eau au fondd’un ravin, la grâce d’une façade d’église, puisqu’elles sont siintenses, en des régions, à des heures, ne peuvent qu’avoir étévoulues, et pour notre bien. Cette harmonie a un sens, ces

 paysages et ces espèces sont, figés encore, enchantés peut-être,une parole, il ne s’agit que de regarder et d’écouter avec force

 pour que l’absolu se déclare, au bout de nos errements. Ici, danscette promesse, est donc le lieu.

Et pourtant, c’est quand j’en suis venu à cette sorte de foique l’idée de l’autre pays peut s’emparer de moi le plus vio-lemment, et me priver de tout bonheur à la terre. Car plus je suisconvaincu qu’elle est une phrase ou plutôt une musique – à lafois signe et substance – et plus cruellement je ressens qu’une

clef manque, parmi celles qui permettraient de l’entendre. Noussommes désunis, dans cette unité, et ce que pressent l’intuition,l’action ne peut s’y porter ou s’y résoudre. Et si une voixs’élève, claire pour un instant dans cette rumeur d’orchestre, eh

 bien le siècle passe, qui parlait meurt, le sens des mots est perdu. C’est comme si, des pouvoirs de la vie, de la syntaxe dela couleur et des formes, des mots touffus ou iridescents querépète sans fin la pérennité naturelle, nous ne savions percevoir une articulation parmi, cependant, les plus simples, et le soleil,qui brille, en est comme noir. (9 - 12)

Sentiers de la création

« Tout commence par l’injustice et l’injustification. Aucune harmonie préétablie.Pas de préalable poétique. Tout départ est prose, la prose de l’attaque. »2 La prosede Bonnefoy dans  L’Arrière-pays se distingue d’entrée par une de ces phrasessimples et fortes qui font les grands commencements littéraires, non sans un écho

 proustien : « J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours. »(« Longtemps je me suis couché de bonne heure »). La prose de l’attaque se décideavec une brusquerie solennelle à sa propre apparition, dans un moment, en un lieude l’esprit premièrement critique qui rejoue un vieux rendez-vous de la mythologie.Ayant dressé la silhouette d’un homo viator debout à travers tout3, la prose du départse met littéralement en marche, prosa oratio, ligne portée en avant de soi – discours

 pédestre (pezos logos), discours nu (logos psilos)4, sans schéma préalable de genreni de forme, entreprenant son objet au cœur de la contradiction. L’incipit, avec sesvertus d’impulsion, son caractère aléatoire, son déficit de déterminations, sa néga-

16  /  Hervé Micolet 

2 Henri Maldiney,  Aux déserts que l’histoire accable, L’Art de Tal-Coat, Deyrolle éditeur,1995, p. 121.

3 C’est le sens du mot durchstehen promu par Heidegger.4 D’après les catégories fondatrices définissant la prose par opposition au vers chez Aristote,

in Rhétorique.

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tivité originelle, est bien ce premier échangeur 5 topographique où renaît la vieilleimage d’Hercule à la croisée des routes : tout commence au point de crise, au pointnécessaire de décision, dans un comble de perplexité, dans l’indéterminé, dans l’in-formulé, dans l’élément réfractaire qui constitue le milieu de l’écriture authentique.Pas à pas, le chemin de prose est à frayer, chemin de vie impliquant dans la langueles forces qui sont à l’œuvre dans un corps en mouvement. « Le Chemin est l’ex-

 pression matérielle d’un rapport à travers une distance, le moyen permanent d’unecommunication et l’invitation, vers un but ou dans une direction, à un pas. »6 Devantle chemin qui bifurque, de même que dans la légende (vice ou vertu ?), c’est uneconduite de vie qui est à choisir, c’est une  fable du destin qui aspire à s’écrire. « Iln’y a pas que des livres, il y a des destinées littéraires, où chaque ouvrage marqueune étape, ce qui semble indiquer un désir (…), celui de mûrir à soi. »7

 Prose du voyage dans le for intérieur quand « il s’agit, avant tout, de se porter en personne au lieu où la réflexion s’aventure »8,  prose de l’errance allant cherchantson pôle une fois surmonté le premier moment d’expectative, L’Arrière-pays est uneentreprise d’acheminement initiatique. Seize ans plus tard, en 1988 dans « Le Voir 

 plus simple », l’incipit revient sous l’espèce d’un écho apaisé, engrangé par l’ex- périence : « J’ai eu des moments d’inquiétude, à des carrefours, de ces moments oùl’on peut vouloir une autre vie sur une autre terre, mais j’en sais qui sont béné- fiques. »9 La prose d’urgence provoque à l’heure nécessaire quelque  Rechercheardente au terme de quoi c’est une existence qui devrait se réconcilier avecelle-même par des chemins mieux trouvés. Et  L’Arrière-pays, dans le tracé bio-

 bibliographique de l’œuvre de Bonnefoy, tient lieu d’expérience cruciale – experi-mentum cruci : « radioscopie des vouloirs en jeu » (100) et des enjeux, ce livre-destin cherche à réaliser une synthèse de l’être quand l’être est mis en demeure dese récapituler et de se réorienter pour renaître à soi. Celui qui chemine ne compte

 pas tant sur une sagesse qu’il espère aboutir : autant à la fin contempler le labyrinthede la cathédrale de Lucques, fournie en guise d’ultime illustration.

La genèse du texte est curieuse, et révèle assez les aléas d’un processus créateur.Une commande de Lauro Venturi, dans les années 70, pour la collection d’AlbertSkira opportunément nommée « Les sentiers de la création », est à l’origine du pro-

 jet : une étude sur la peinture, par les voies de l’analyse objective, telle est la com-mande, l’ambition, qui s’avère excessive et comme empêchée dans les faits par la

 pression qu’exerce une promesse de livraison. Il s’agit alors d’un  projet au senscourant, d’une mise en acte portée par l’intention dans l’ordre de la pensée représen-tative. Bonnefoy est sollicité pour ses compétences d’historien d’art, dans cettemesure où littérature et peinture cherchent chez lui depuis longtemps les termesd’une profonde alliance. L’enseignement fondateur d’André Chastel et de Georges

 Peinture et littérature chez Yves Bonnefoy /  17

5 Cf. Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou Les incipits, Genève, Éditions Skira, 1969 ;Paris, « Champs/Flammarion », 1981.

6 Paul Claudel, « Le chemin dans l’art »,  L’Œil écoute (1946), Paris, Gallimard,« Folio/essais », p. 133.

7 « Leçon inaugurale de la chaire d’Études comparées de la Fonction poétique », 4 déc. 1981,Cahiers du Collège de France, p. 20.

8 Jean Starobinski, « La Prose du voyage », Yves Bonnefoy (coll.), L’Arc n°66, oct. 1976, p. 3.9 Voir le plus simple, avec sept lithographies de D. Gutherz, Crest, La Sétérée, 1988, repris

in Sur un sculpteur et des peintres, Plon, 1976, p. 55.

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Duthuit, une thèse entreprise dans les années 60 sur Piero delle Francesca, finale-ment consacrée à l’esthétique baroque, les émois de jeunesse devant l’art surréaliste(Chirico, Dali, Ernst, Tanguy, Miro…), la fréquentation assidue et souvent amicaledes artistes les plus remarqués dans l’après-guerre et jusqu’à aujourd’hui(Giacometti, Balthus, Alechinsky, Hopper, Ubac, Mondrian, Masson, Hartmann,Garache, Tapies, Hollan, Bram Van Velde…), de multiples conférences et essais tôtvenus10, ou encore l’orientation ouverte sur les arts plastiques de la revue L’Éphémère (1966-1973), prédisposent Bonnefoy à ce travail d’envergure.

Innocence d’une offre, qui réveille chez le commandité une préoccupation toutespéciale – une  soif  faut-il plutôt dire – plongeant l’avancement du projet dansl’obscurité : l’urgence est de tirer au clair « ce qu’est en nous le besoin d’images etquel rapport il soutient, sur le plan le plus général, avec la création poétique. »11 Lacritique philosophique, théologique et politique des représentations du divin est aucœur de ce débat plusieurs fois envenimé dans l’Histoire. L’image-simulacre, malfamée pour Platon, pour le judaïsme, pour l’Islam, aussi bien pour Calvin, pour Pascal ou pour Kant – les images tombées sous le coup de l’abrogation à Byzanceont brûlé. Le thème de la querelle byzantine dans l’art religieux du haut moyen âge,enseigné par Duthuis, alimente une réflexion érudite12, laquelle bute cependant sur l’irrationalité et la subjectivité d’un besoin vital. Ce besoin s’assimile au détourne-ment idolâtre de l’image sacrée par des peuples animés, dans leur cœur, d’uneétrange piété. Le catholicisme pour avoir apporté avec l’incarnation du Christ unargument majeur et comme une paix romaine dans ce débat, n’en reste pas moinstiraillé :

L’image, si elle est le mystère d’une certaine sorte de religion, s’il fautvraiment la tenir pour telle, n’est-elle pas, plutôt que catholiqueromaine, la parole d’un concurrent insidieux du Dieu chrétien, un

concurrent repérable dans le monde même de celui-ci, où Lucifer,n’est-ce pas, était bien le plus beau des anges, et celui à propos duquelon doit donc penser le plus à se méfier des prestiges, de l’apparence…13

Le projet initial s’avère par là hanté, déprogrammé et relancé. Projet au sens plusrisqué que la phénoménologie indique –  Entwurf (werfen, « jeter, lancer ») sourceimprévue d’arrachement à soi-même ( Ent -) et d’emportement dans un lointainencore non thématisé que la raison logique ne saurait planifier. « Bref, de proche en

 proche, tout a été bouleversé, changé bientôt dans ses perspectives, ses buts ; et aulieu d’envoyer le manuscrit comme j’avais promis de le faire, je me suis engagé,enfermé devrais-je dire plutôt, pour trois mois pleins, dans un travail pour unegrande part imprévisible la veille encore : et dont est sorti ce livre, où le problème

18  /  Hervé Micolet 

10 La première conférence, Le Temps et l’intemporel dans la peinture du Quattrocento, a étédonnée au Collège de Philosophie en 1959. Le premier essai,  Peintures murales de la

 France gothique, date de 1954. Pour ensuite, nous renvoyons à une bibliographie détailléequi laissera apparaître l’ampleur du corpus. Signalons le catalogue d’exposition, Yves

 Bonnefoy, la poésie et les arts plastiques, coll. « Arts et lettres », Vevey, Suisse, 1996.11 « Entretiens avec Bernard Falciola » (1972), Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris,

Mercure de France, 1990, p. 11.12 Cf. par ex. « Notes de voyages » parues dans Les Lettres nouvelles, n°3, mai 1953. Texte

repris in L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1980.13 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 14.

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 premier a plus ou moins disparu. »14 Le projet ainsi entendu est « le dessein imma-nent à l’action elle-même, mais il la transcende de tout l’horizon – qu’il ouvre – à

 partir duquel elle se décide. »15 Le projet dans sa force ouvrante rend possible la possibilité même d’écrire un livre qui soit véritablement à dessein de soi. Ce n’est pas la moindre vertu d’une procédure de commande, généralement soupçonnée, quede permettre pareille révolution, si contrariante soit-elle d’abord. Le chemin, un

 parmi plusieurs possibles, est sans garantie quant à son aboutissement : il est cheminà frayer dans la densité d’une question, manière de se comporter dans l’acte de ques-tionner, questionnement sans répit de la question qui est elle-même un chemin.Sentier moins que chemin de philosophie – on se souvient du Weg heideggerien –,et moins que sentier, sente que trace à peine le mince crayon d’un dessinateur, humble« sente étroite » de Bashô en mode oriental – mais qui est « sente étroite verstout »16, à travers tout. La voie majeure de l’analyse conceptuelle est ainsi dévoyée.La phrase d’incipit aura ranimé la structure de toute phrase poétique dans son faire( poiein), ouvrant mot à mot son horizon, atteignant à son dit par l’effort de dire – « une constellation de mots, appelée ordinairement phrase, joue ainsi le rôle du des-tin pour la pensée. Au contraire de ce qu’il est coutume de croire : Je suis donc je pense, l’être commandant le créer. »17 L’incipit comporte dans son repli les puis-sances virtuelles qu’Aragon nomme arrière-texte – lequel ne sera dévoilé que par lamise en acte de la langue dans l’horizontalité de la prose, vite obligée sur son cheminsemé d’obstacles et de trappes à des contournements, des verticalités. Arrière-texte – 

 pour un  Arrière-pays qui possède aussi son sous-texte : sentiers dérobés et com- pliqués de la création.

« Le lieu d’une œuvre d’art, qu’elle ouvre en ayant lieu, n’est rien que l’artiste puisse viser. »18 La version que nous connaissons de  L’Arrière-pays, finalementengendrée comme sous le coup d’une fureur inspiratrice dans le temps concentré

d’un été19, est exemplaire des mystères de l’élaboration créatrice sur quoi l’auteur s’explique plus tard dans les « Entretiens avec Bernard Falciola ». C’est « une dérivede l’écriture » qui a eu lieu « sous l’effet de forces auxquelles, pendant longtemps,[Bonnefoy] n’avai[t] pas voulu laisser libre cours, leur préférant – essayant de leur 

 préférer jusqu’à cette heure de vérité – la neutralité conceptuelle. »20 Quelisons-nous ? Parce que l’ordre de la pensée demeure prioritaire, dicté par le souci

 premier de faire clarté, nous lisons la relation d’une tentative et d’un effort – un essaitoujours à l’essai, faillible et provisoire, mettant à mal les principes de méthode sup-

 posés par les travaux scientifiques : un ordo neglectus, beau désordre, désordre pas-sionné si la forme essayiste est encore ce mode du discours qui « réfléchit sur cequ’il aime, et ce qu’il hait »21 – les images. Le chemin de pensée est chemin de vie

 Peinture et littérature chez Yves Bonnefoy /  19

14 Idem, p. 15.15 Maldiney, reformulant Heidegger in  Penser l’homme et la folie, Millon, coll. « Krisis »,

1997, p. 309.16 « La sente étroite vers tout », premier sous-titre des  Remarques sur le dessin, Paris,

Mercure de France, 1993. Cf. p. 78-79 pour la reprise du motif.17 Aragon, op. cit .18 Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, Encre marine, 2001, p. 435.19 Bonnefoy a tenu à marquer à la fin du texte le lieu et la date de sa réussite : « Bonnieux,

été 1971 » (155).20 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 15.

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et se voudrait chemin de terre brute, lequel n’est pour l’heure pratiqué qu’en esprit,qu’en image : « C’est un chemin de la terre, un chemin qui serait la terre même. Quien assurerait – revenant sur soi, se faisant en cela esprit – la révélation, l’avenir. »(57) Ainsi le chemin de Degas, présenté en double page (58-59). Aléas des car-refours :

Le début du livre, le tout début, avait été d’emblée, plus ou moins, cequ’il est resté. J’avais depuis longtemps désiré, pour mieux compren-dre cette obsession des images, désignatives d’un arrière-monde, par-tir d’une hantise que j’ai connue, que je subis quelquefois encore, celled’un arrière-pays, d’une terre au-delà de l’horizon : lieu de vie que l’onaurait pu rejoindre – je souligne ce conditionnel – si on avait prisl’autre chemin, au carrefour.22

La volonté d’art

« La volonté d’art s’exprime dans et par le type d’espace qu’elle ouvre pour lamanifestation de ce qui est à être. »23 Commandé par le créer, le créateur exerce enretour sa capacité à exister dans l’horizon ouvert par son geste de commencement.Le processus dont Bonnefoy récapitule les phases prend source dans un long silencequi suspend à la manière d’une épochè toutes les commodités de représentation.Laissant monter « ces propositions qui viennent de tout [s]on être » avec la convic-tion que celles-ci « en savent plus que lui sur son vouloir propre »24, l’écrivain en

gestation est d’abord un catalyseur. Des relations signifiantes se dévoilent dans leur voilement même, en appellent à la langue essentialisée de l’art que Bonnefoynomme parole – langue comme étrangère dans la langue apprise, à même de ne pastrahir « cet autre de [l]a parole »25 surgi sur cette autre scène qu’est pour Freud l’in-conscient. La forme du livre est le théâtre d’une productivité travaillant l’infini desopérations possibles dans le champ des mots, des mises en forme, de la penséeconsciente débordée de l’intérieur. On ne doit plus compter sur une conception de laformalité qui identifierait la morphè à l’eidos dans un monde indivis, en bon ordre,doué d’une origine et d’une finalité qui le justifient. Aussi n’est-il pas de catégorieaxiologique pour reconnaître ce livre, et c’est pourquoi ce livre inclassable est forme

 pure, déployée à l’aventure comme au carrefour des possibilités formelles, disci- plinaires et épistémologiques instituées : le caractère de productivité et d’organicitédonne la forme pour une forme toujours en voie d’elle-même, forçant son passage

dans une succession de moments critiques, puisant à mesure dans la ressource donnée par son commencement. Jamais l’impulsion première n’est perdue : l’élémentréfractaire, une fois écartées les représentations et les formulations qui le domes-

20  /  Hervé Micolet 

21 Adorno, « L’essai comme forme », Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, p. 6.22 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 15.23 Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, p. 423.24 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 25.25 Idem, p. 25.

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tiquent à bon comte, constitue lemilieu adverse de l’écri-ture – l’Umwelt  où la formecherche à prendre forme dansl’espace et dans le temps nouésdu livre.

Si c’est cela une forme du point de vue de l’espace, le lieud’une rencontre entre un orga-nisme et son milieu, si la vue

 biologique de Weizäcker « peutnous servir de balancier sur lacorde raide – la corde la plustendue de la lyre – où les grandsarts vont leur chemin »26, L’Arrière-pays va son cheminimprévisible avec une rare téna-cité. Par le chemin, par ses car-refours, « l’esprit envisage deuxidées à la fois, mais il faut toutesles ressources de la patience etde la syntaxe pour établir del’une à l’autre, suivant toutes lesétapes avec art de la ponctua-tion, un ruban praticable d’écri-ture. »27 Ce ruban, mieux vaudrait savoir le peindre : « Écrire, ne serait-ce qu’un

mot : et déjà une langue est là, s’affaire, et avec elle toutes les ambiguïtés, tous lesfaux-semblants – tout le passé du langage »28. La parole est parasitée par la languehéritée ; l’écriture condamnée dans sa production et dans sa réception à un régimecursif, et l’on sait le dépit souvent des écrivains devant le simultanéisme plusheureux de la peinture. Mais du point de vue temporel la forme littéraire également,si elle refuse toute positivité architextuelle fournie a priori, si elle parle « contre les

 paroles » de convention29, si elle s’engage dans un temps impliqué où elle n’a decesse de travailler à sa propre formation, peut « être considérée comme une genèsedu présent à tout moment donné. »30 Dans la parole qui s’invente à mesure la pen-sée se pense, et c’est contre elle-même d’abord qu’elle pense. Pensée pathétique,savante et candide comme est candide un enfant sur une piste au trésor , pensée lut-teuse, prompte à s’exalter, aussitôt à se déprendre, renversant toute perspective quimenacerait de se fixer complaisamment. Raisonnante mais aussi résonnante d’émoi,

 Peinture et littérature chez Yves Bonnefoy /  21

26 Maldiney, passeur de Weizsäcker,  Regard, parole, espace, L’Âge d’homme, coll.« Amers », 1973 et 1994, p. 167.

27 Claudel, op. cit ., p. 133.28 Bonnefoy, « Peinture, poésie : vertige, paix », Le Nuage rouge, Dessin, couleur, lumière,

Paris, Mercure de France, 1977 ; extraits « coll. Folio/essais », p. 117.29 On se souvient de l’impératif pongien.30 Weizsäcker, cité par Maldiney, op. cit ., p. 67.

Edgar Degas, Paysage (détail)

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la pensée qui tolère ainsi de se laisser affecter informe une forme mouvante, auto-mouvante, proprement lyrique dans sa volonté d’art.

Ainsi s’accomplit le miracle qu’espérait Baudelaire pour d’autres sujets, celuid’une prose « assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriquesde l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience. »31 Il y alà un de nos plus grands livres, par un de nos plus grands stylistes, un livre inédit

 parce qu’il est né du défaut des langues, des genres, des formes et des savoirs – unlivre infaisable comme fut Aurélia pour Nerval32, un livre-centaure comme fut pour 

 Nietzsche La Naissance de la tragédie33. En ces cas où des disciplines hétéroclites(histoire de l’art, des idées et des mentalités, philosophie, théologie, psychologie…)entreprennent de communiquer sans être pratiquées ni dans leurs méthodes nisurtout dans leurs jargons, c’est à la puissance d’improvisation de la prose que toutela responsabilité revient. Et la dimension formelle  –  dimension selon laquelle la forme se forme – ne trouve sa plénitude que par ce qui la meut et l’anime en tempsimpliqué : par le rythme, auto-mouvement modulé, souffle d’être extasié dans la

 phrase. Cette prose respiratoire, forme-sens soulevée par la force de sa scansion,dramatise les mouvements sémantiques : « le rythme s’articule en instants critiques,résolus les uns dans les autres dans le cours d’un ressourcement mutuel. »34 La gra-vité de la posture énonciative – le ton Bonnefoy –, l’application d’une rhétorique profonde au sens de Baudelaire, la houle des périodes (souplesse, ondulation), leflux lyrique d’un phrasé pensant-chantant marquent un style très reconnaissable,d’une élégance altière, porté par le grand rythme générateur que l’on entend battredans tous les textes de Bonnefoy, théoriques ou poétiques. Un grand style, que l’on

 pourrait juger trop luxueux pour notre époque d’écriture – un luxe tout byzantin –,s’il n’était pas traversé comme par une lézarde stigmatisant les crises contempo-raines qui sont le lot d’un cosmos défait en chaosmos.35

« Heurts », « soubresauts », pour continuer avec les qualités de prose selonBaudelaire : incises et parenthèses, tropes grammaticaux, torsions syntaxiques, syn-copes, incessantes volte-face – les moments critiques sont multipliés, les disconti-nuités ressortent dans la continuité rythmique où l’obstacle est à emporter. De sorteque la phrase semble trembler, se troubler en profondeur – et vibrer , comme ailleurs,à Amber en Asie, un des sites virtuels de l’Arrière-pays, l’intention d’un souverain

 bâtisseur d’une étrange forteresse, « laissant vivre et l’affirmation et le doute », a fait« vibrer, en somme, la corde de l’horizon. » (55) Luxueuse, vibrante, frémissante,comme au bord de toujours défaillir, mais capable aussi d’une force de rection et de

 précipitation chimique au service de l’exactitude et de l’ascèse, la prose antique etmoderne de Bonnefoy n’est pas sans réussir le transfert, dans la langue française, des

22  /  Hervé Micolet 

31 Cf. « À Arsène Houssaye », Avant-propos du Spleen de Paris.32 Nerval a repris au bond un propos vexant de Dumas : « La folie le jette dans des livres

infaisables. »33 Formé par la discipline philologique, soumis par l’Université à l’exigence de scientificité,

cependant nourri des arts et tout particulièrement de musique, Nietzsche met longtemps àoser la liberté créatrice de son premier grand ouvrage. Il s’en explique dans sa correspon-dance (où apparaît la formule « livre-centaure ») et s’en justifie plus tard dans l’ Essaid’autocritique.

34 Maldiney, op. cit ., p. 172.35 Néologisme de James Joyce, Ulysse.

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hautes aptitudes que l’auteur reconnaît à la « résonnante syntaxe » de la languelatine : « on [peut, en latin] contracter dans un mot, ou une structure dense, seconddegré de l’esprit, ce que le français n’eût exprimé qu’en le dénouant. Loin de lesaffaiblir, ce resserrement me semble aller plus intimement aux relations signifi-antes ; et découvrir ainsi, bien que de façon voilée, quelque chose d’une intérioritéinimaginée (d’une substance) du fait verbal. » (108) Romaine plutôt que byzantine,cette parole de gravité sévère un peu drapée, et contemporaine à l’extrême : la qua-lité heurtée que Baudelaire voulait pour sa prose tenait à la fréquentation des grandesvilles de la révolution industrielle. Walter Benjamin l’a montré36, c’est l’impact deschocs historiques que Baudelaire assigné à son temps dut transcrire, que toute proseaujourd’hui doit prendre dans son corps même comme autant de retombéescontextuelles.

« Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer. »37 La tonalité climatiquefondamentale de cette voix que l’on sait rauque38, qui nous parle dès l’incipit de trèsloin, dans les hauteurs de sa belle langue, de tout près, comme à l’oreille – laStimmung  qui ancre cette voix dans un sentir lyrique est Stimmung de ferveur .L’espoir porte fiévreusement l’écriture de Bonnefoy et cet ardent espoir mélangé demélancolie souvent professé39 flambe par en dessous : on dirait que la phrase brûle,comme disent les enfants, d’une métaphore ignée, dans ces jeux où un objet estcaché, où des indices de chaud et froid sont fournis à mesure qu’on s’approche ous’éloigne, allant toujours cherchant. Chaque fois que l’Arrière-Pays semble géo-graphiquement repéré, qu’il est sur le point de se déclarer dans une de ses figura-tions paysagères, architecturales ou artistiques, un surcroît d’expressivité vient

 poindre au présent à tout moment donné dans la phrase : « Que ces façades sont belles ! Comme Alberti m’est prochain quand il élabore, à Rimini, à Florence, samusique ! Mais en captant le soleil d’ici, c’est l’horizon qu’il éclaire, je regarde là-

 bas où sa clarté se rassemble, que cherche-t-il, que sait-il ? » (23) La dimensionexclamative, première pour l’homme au monde, rend un bref instant le monde dansson état premier : elle est la marque du thaumazein d’où procède la philosophie,amour de la sagesse, émerveillement ému mais aussi désarroi, défaillance à traverstout. « Mais cette surprise exclamative s’incurve sur elle-même à la façon, peut-ondire, d’un point d’interrogation perpétuel »40 : c’est posséder un sens aigu du pro-

 blème ( pro-ballein) en tant qu’un problème insiste et résiste, posé devant soi commeun obstacle, excédant sa solution ; perplexité au carrefour, aporie, relance de l’im-

 pulsion commençante. L’assertion survient lorsque l’Arrière-pays, souverain bien,

 Peinture et littérature chez Yves Bonnefoy /  23

36 Cf. Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, 1979 pour latrad.fr.

37 Mallarmé, Crise de vers, O.C ., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 363.

38 Michèle Fink a attiré l’attention sur cette caractéristique vocale, perceptible jusque dans latessiture écrite. Cf. « Poétique de la voix rauque » in Yves Bonnefoy, Poésie, peinture,musique, P.U. de Strasbourg, 1995.

39 Cf. « L’acte et le lieu de la poésie », L’Improbable, p. 130 : « J’appelle mélancolie cetteunion de la lucidité, de l’espoir. »

40 Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu, p. 410.

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 permet pour une seconde « d’emporter le paradis d’un seul coup »41. Ces mouve-ments de l’humeur pensante affluent et refluent plusieurs fois, rythmant la forme par des traits psychagogiques, de courage et de découragement. La puissance d’illusion,toujours dénoncée, est toujours renouée par presque rien :

Voilà ce que je rêve, à ces carrefours, ou un peu après – et il s’ensuitque je suis troublé par tout ce qui peut favoriser l’impression qu’unlieu autre, et qui le demeure, se propose pourtant, avec même quelqueinsistance. Quand une route s’élève, me découvrant au loin d’autreschemins dans les pierres, avec des villages visibles ; quand le train seglisse dans une vallée resserrée, au crépuscule, passant devant desmaisons où il arrive qu’une fenêtre s’éclaire ; quand le bateau suitd’assez près un rivage, où le soleil se prend à une vitre lointaine (et unefois c’était Caraco, où l’on me dit que les chemins n’arrivaient plus,

mangés depuis longtemps par les ronces), c’est vite en moi la très spé-cifique émotion, je crois approcher, je me sens requis à la vigilance.Comment se nomment ces villages, là-bas ? Pourquoi un feu sur cetteterrasse, qui salue-t-on ainsi à notre bord, qui appelle-t-on ? Bien sûr,que j’arrive en un de ces lieux et l’impression d’avoir “brûlé” se dis-sipe. Non sans pourtant s’accroître parfois toute une heure à cause d’un

 bruit de pas ou de voix qui est monté jusqu’à ma chambre d’hôtel, àtravers les persiennes closes. (14-15)

Palimpsestes

« Proust n’est peut-être pas loin d’ici, dont le grand livre a pour origine unressouvenir ? »42 L’incipit avait alerté sur cette accointance. Et la forme essayiste,

 portée par une ligne narrative intermittente, touche au genre des mémoiresautobiographiques, et fait davantage : averti de psychanalyse, Bonnefoy livre en fili-grane une auto-analyse, si cela se peut, un working-through conduit de soi à soi par la parole, au prix d’une verticalisation dans l’horizon de la prose. Ce travail psy-chique sans ménagement, proche d’un scénario de cure bien que sans cadre et sanstiers, sollicite une parole déprise des leurres de l’identité, une parole pleine adonnéeà un constant effort d’interprétation, d’élucidation – de  perlaboration( Durcharbeiten) chargé d’intégrer et de surmonter les résistances que suscite le

 pénible processus de mise à jour. Des expériences prépondérantes

ressurgissent – ces points de passé que Bergson a dits remarquables ou brillants,cristallisés parmi les couches sédimentaires de la mémoire – la mémoire profonde,

24  /  Hervé Micolet 

41 Baudelaire, « Les Paradis artificiels », O. C., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de laPléiade », 1975, p. 402.

42 « Entretien avec Jacques Ravaud », Yves Bonnefoy (coll.),  Le Temps qu’il fait, cahier 11,1998, p. 81.

43 Baudelaire, citant Thomas de Quincey in « Un mangeur d’opium », VIII, Les Paradis arti- ficiels, p. 505.

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ce « palimpseste immense et naturel ».43 La forme se forme en réintégrant sur le tard(IV) dans son temps impliqué la part d’un temps expliqué, donné pour révolu, divisé

 par époques, dont on pourra peut-être tirer les leçons : « Oui, il y a une connaissancetardive, qu’il faut aider par la réflexion même si celle-ci est contradictoire,entravée : la clarification se faisant non tant par elle qu’en elle, en elle aussi, peu à

 peu, du fait d’un mouvement de tout l’être, plus vaste, plus conscient que les mots. »(32)

La remontée archéologique ravive, avec des scènes de la prime enfance, des points nodaux de la destinée : « la composante œdipienne, Bonnefoy en convient, y brille d’un éclat bien vif, elle marque une direction, et j’aurais pu retrouver au bout, pas même dissimulé, le premier arrière-pays. » (100). Archéologie, psychologie des profondeurs – remontée en direction du temps le plus avant et du principe qui com-mande (archè), comme il arrive dans cette lecture d’enfance, Les Sables rouges, unroman d’aventure narrant les péripéties d’un jeune archéologue en Asie. Une colonieromaine au cœur de l’ancien Empire oriental survit aux siècles enterrée sous lessables du désert : elle est la figure souterraine de l’Arrière-pays miraculeusementintact, préservé de l’Histoire. C’est au contraire à l’image des cités anciennes raséeset redécouvertes dans leurs couches successives – à l’image de la mémoire même – que la forme trouve forme sur le mode dynamique du  palimpseste : « Des couchesinnombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelis-sait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri »44. Le texte dans son ultime sur-face d’inscription garde trace de trois ouvrages avortés,  L’Ordalie, Le Voyageur etUn Sentiment inconnu, en partie détruits :

Et c’est surtout parce que L’Ordalie “revenait” ainsi que j’ai détruit cequi me restait – ou s’ébauchait – de mon nouveau livre. La réappari-tion de cette structure, avec ses exigences énigmatiques, son infini ren-tré, son autonomie silencieuse, signifiait trop clairement cette fois que

 je renonçais à mon ambition de comprendre, quand c’était elle tou- jours – oui, même après le canal, même après Apecchio et l’oran-gerie – qui me semblait le seul dessein légitime. (99)

Que manquait-il surtout à ces anciennes ébauches ? L’incipit, que l’écrivainvoulait dans l’absolu comme on voudrait une origine retrouvée : « Manquait, je mesouviens, la première page. Malgré tous mes efforts, je n’avais pu à aucun momentni écrire ni même l’imaginer. » (85-86) L’impetus du commencement est la clef desrecommencements obtenus à dessein de soi ; reconnu dans sa nature relative, imma-nente et contingente, le point de commencement vient cette fois intervenir à sonheure, à son lieu, dans la langue infinie qui précède tout créateur et qui lui survivra :« Et si une voix s’élève (…) eh bien le siècle passe, qui parlait meurt, le sens des

mots est perdu. » (11) Ressaisie par l’ultime édifice, la série des sédimentations – des archives – retrouve la préhistoire du texte à l’endroit du fantasme involontairequi fait retour, noué par ses symboles obsédants (le canal, Apecchio, l’orangerie).Symboles – au sens des  symbola, ces poteries brisées et ajointées lors des céré-monies funéraires, ces pièces de monnaie cassées en deux, données à des amis à dis-tance afin que soit rétabli l’échange, ces moitiés de corps humains dépareillés dans

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44 Baudelaire, idem.

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 Le Banquet de Platon. Toutes les forces d’âme chez Bonnefoy veulent établir unecoïncidence, rétablir des concordances complémentaires – avec quoi, avec qui ? – qui auraient le privilège de l’unité première, repensée dans les termes de l’Un, del’Un-tout, de l’Esprit-originellement-un que Hölderlin voyait au principe du malromantique, frappé par l’Esprit de la séparation45.

Dans la souffrance devenue consciente d’elle-même, le propos est bien d’ex- plorer les « hauteurs différentes » auxquelles peut se répéter « la même vie psy-chologique »46, à tel point qu’un caractère d’être s’est cristallisé, pour son mal-être.Le caractère d’espoir et de mélancolie demeure fixé aux restes mnésiques qui figurentl’Arrière-pays, lumineusement accroché à des représentations de mot et de choserevenues de la lointaine enfance47. La totalité du passé est répétée dans ce complexedes superpositions et des points brillants, systématisé, à suivre Bergson, à relireProust, par des personnes et par des lieux. Dans cette géographie affective,Bonnefoy aussi a ses deux côtés : la ville de Tours, avec ses indices patriarcaux, etle village de Toirac, lié à la mère, distribuent sur la carte la composante œdipienne.Déterminée par l’histoire de ses investissements les plus chers, la Rechercheengagée est recherche d’un objet originel à jamais perdu, insituable et infigurabledans son amont. « La réminiscence est une chasse à ce que sa carence anime. »48

L’Arrière-pays n’est-il pas le signifiant de l’objet perdu – le prête-nom de la Chosemythique ( Das Ding ) sur quoi l’imagination mélancolique reste fixée, cherchant àrecouvrir par des représentations le manque pur qui obsède, et d’où la Chose tire sonredoutable prestige ?

Si Freud, passionné d’antiquités, put croire un moment identifier sa science nais-sante au geste archéologique, il s’avisa rapidement que l’inconscient ignore letemps, qu’il n’y a de passé que dans l’invention de la parole au présent, que le foragedans la dimension verticale ne produit jamais qu’une nouvelle origine pour le sujet

reconfiguré. Saxa loquuntur : les vieilles pierres certes, mais à condition qu’elles parlent pour s’actualiser, comme si souvent Bonnefoy a voulu les faire parler 49.Aussi Rome ou bien Athènes, avec leurs ruines au sol, n’étaient pas à même defigurer l’inconscient, mais davantage Pompéi avec son étrange vivacité conservéedans une coque de lave :  La Gravida, fantaisie pompéienne, assortie du commen-taire freudien, intuitionne les concepts de refoulement et de contre-investissement ;elle illustre aussi, par le jeu patient de Zoé ménageant les vitesses d’assimilation

 psychique de Norbert Hanold, la lente levée thérapeutique des symptômes quidevrait avoir lieu au cours de la talking cure. La jeune Romaine compatissante,

26  /  Hervé Micolet 

45 Cf. Essais sur Antigone.46 In Matière et mémoire (1939), PUF, coll. « Quadrige », 1997, p. 115.47 Nous croisons les vues de Bergson et de Freud : la mémoire-sédimentation définit pour 

Freud un caractère, et intègre les traces mnésiques sous forme de représentations(Vorstellung ). Pour exemple dans L’Arrière-pays d’une représentation de mot, produisanten effet l’inconscient comme un langage, et même un système d’écriture où s’inscrit la let-tre, on pourrait s’attacher au signifiant « Bethlehem Steel » : « M’enfonçant par le train,cette année encore, dans la Pennsylvanie de l’Ouest, sous la neige, je vis soudain, sur detristes usines, mais dans les arbres d’une forêt démembrée, les mots contradictoires,

 Bethlehem Steel , et ce fut à nouveau l’espoir, mais cette fois aux dépens de la vérité de laterre. » (20)

48 Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998, p. 146.49 Cf. Pierre écrite, en 1958, et tant de poèmes depuis qui perpétuent ce mode épitaphique.

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silhouette apparaissante-disparaissante qui alerte puis qui sauve l’archéologue inop- portun dans l’épisode des Sables rouges, rappelle beaucoup la virgo de Jensen, laGravida dans son mouvement furtif (« celle qui avance, qui marche en avant »), laGradiva rediviva (« celle qui revit et qui va donner vie »), cette essentielle figure dudésir et de l’intercession souvent mentionnée par Bonnefoy : « La jeune fille quisemble renaître de chez les morts (…), est celle qui met au monde, et accomplit ainsiun acte de foi. » Elle est « la femme en général, ressuscitée, régénérée comme uneGradiva remontée des ruines de l’imagination érotique »50 que Bonnefoy aperçoit

 par exemple (mais « domptée ») sous les traits de la fille de Pharaon, dans le Moïse sauvé des eaux de Poussin.

« J’aime la terre », lisait-on au moment d’une profession de foi incapable pour-tant de se soutenir.  L’Arrière-pays, histoire d’amour et de foi, aspire à un  savoir d’amour qui puisse laisser croire en la vie dans les conditions strictement donnéesdu séjour. Il faudra une puissance médiatrice – femme, peinture – pour rendre vie àcelui qui est sidéré par sa fascination pour l’origine et pour seulement prêter formeà l’objet toujours manqué du désir. La de-sideratio51, possible sagesse quant à cetastre que serait l’objet du désir, est mouvement d’échappement à la fascination etmouvement conséquent de remise en marche du désir. La Romaine indique un savoir d’amour en même temps qu’un lieu d’habitation errante par son invite à rejoindre lasurface, quand même la surface est désaffectée : « Masse de ce désert, qui vallonneà l’infini devant nous ! Je ne puis oublier que le lieu où s’accomplirait le destin estlà, mais inconnaissable à jamais. » (42) Toute analyse de l’inconscient est fiction,remaniement de l’histoire personnelle médiatisée par la parole, et ne reconstruit unmoi viable qu’à la condition d’endurer une suite de dépossessions, de frustrations,de catastrophes internes. Cette entreprise « où le sujet met sa complaisance et où ilva engager le monument de son narcissisme »52 cherche – tel est le projet de

 L’Arrière-pays – à rendre possible la possibilité même du devenir : deviens ce quetu es, dans l’idée d’une vie évolutive, en affirmation et en croissance, dans l’idéed’une pointe de l’assomption pour le sujet délivré : « je n’ai été ceci que pour devenir ce que je puis être. »53 La cité aux marges de l’Empire fait signe sur lechemin initiatique lent à s’accomplir : rien ne sera exhumé tel quel de ce qui a étéenseveli, « le refoulé n’est pas l’enseveli, l’enfoui maintenu à la fois intact etinerte ; il n’échappe pas à l’action de refoulement, force active qui dissimule,déforme et n’a jamais fini d’être à l’œuvre dans le présent. »54

 Peinture et littérature chez Yves Bonnefoy /  27

50 Alberto Giacometti, biographie d’une œuvre, Paris, Flammarion, 1991, p. 212 et Dessin,couleur, lumière, Paris, Mercure de France, 1977, p. 143.

51 On renvoie à Quignard pour cette dynamique sémantique.52 Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », in  Écrits, Paris, Seuil, 1966,

 p. 248.53 idem, p. 251.54 J.B. Pontalis, « Préface » à la Gradiva, fantaisie pompïenne de W. Jensen (1903), Paris,

Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1986, p. 4.

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Symptôme et sinthome

Acheminée toujours, la forme prend forme à recentrer sa recherche sur le sujetautre à soi-même, désuni, et comme tel diagnostiqué. « Ici, nous sommes donc frap-

 pés d’un mal mystérieux de l’esprit, ou bien c’est quelque repli de l’apparence,quelque défaut dans la manifestation de la terre qui nous prive du bien qu’elle peutdonner. » (12) Là-bas miroite à peine le signal chimérique, la valeur indiciaire del’Arrière-pays : voici un livre attaché à l’étude de son propre symptôme, de sa for-mation inconsciente la plus prégnante, assimilée à un mal mystérieux de l’esprit  – « unesorte de mal presque originel de notre intuition du lieu »55 dont nous suivons l’évo-lution, les rémissions, les rechutes, la guérison. Avec toutes sortes d’atermoiements,

dans une structure palinodique qui constitue l’énergie contradictoire de l’ensemble,il s’agit de s’arracher à l’emprise d’un mécanisme involontaire et répétitif : la han-tise de cet outre-monde qui piège le désir dans le besoin, qui se développe auxdépens de ce monde-ci que l’auteur, pourtant, en conscience, voudrait pleinementhabiter. Il y a, explique Bonnefoy, plusieurs protagonistes en un même être lors desdifférentes phases de l’élaboration artistique. Le récit introspectif, dans sa tournureclinique, prenant le moi affecté pour protagoniste, posant en surplomb le moiraisonnable, retentit des accents poignants que Nerval le premier fit entendre,engageant toute sa santé mentale dans la réalisation tragique d’ Aurélia. Le texted’ Aurélia, hypotexte cité par deux fois pour son cri de perte orphique (à propos dela Romaine, Gradiva-Euridyce) : « …l’homme veut parler à la femme, mais – Une seconde fois perdue ! Elle connaît trop bien les lieux, eux ne peuvent que tâtonner dans le labyrinthe, qui est vide. » (41)56

La dialectique de l’ici et de l’ailleurs ne relève pas cette fois d’un art hégélien quiconsisterait à intégrer les contradictions dans un dépassement résolutif : « cettedialectique est d’ailleurs fort simple, et l’évolution du mal fut rapide » (65), àcontempler par exemple les œuvres de Domenico Veneziano et de Piero dellaFrancesca. Le temps d’un répit est de loin en loin accordé. « Mais d’où venait qu’aulieu de rester dans cette paix, que je savais reconnaître, je fusse vite nerveux, trou-

 blé, impatient de partir comme si je perdais, à rester là, une chance ? Hélas, d’unraisonnement que je savais spécieux, mais que je plaisais à faire, et qui finit par meretenir. » (71) L’Arrière-Pays, travail analytique certes sauvage, est une étonnantesuite de conjectures qui découvre son point d’incompétence, lequel rouvre la parolesur un hors champ : « J’ai compris à un moment que j’en savais moins que moninconscient, quant aux problèmes que j’agitais, et qu’il fallait donc, au moins pour 

28  /  Hervé Micolet 

55 Cette expression si voisine a été utilisée par Bonnefoy lors d’une intervention au colloque« Espace et poésie » (juin 1984, Éditions des Actes du colloque, Pens/Littérature, Pressesde l’ENS, 1987).

56 Cf. p. 122 pour la deuxième occurrence. On se souvient également de Rimbaud dans« Alchimie du verbe », Une saison en enfer (« Ma santé fut menacée. La terreur venait. Jetombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuai les rêves les plustristes. »), sinon de Baudelaire ou de Michaux dans leurs expérimentations périlleuses desdomaines artificiels. Un genre serait peut-être à définir, avec ces expériences aux limitesde la modernité.

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un temps, le laisser faire. »57 Abandonnée à la voie des libres associations, trans- portée de façon toute maritime par des images de navigation côtière, la formeonirique est la forme même des transformations. L’essai initial, déporté dans leszones obscures, se constitue récit en rêve pour reprendre ici une étiquette de genreinstaurée par Bonnefoy58. Le rêve, voie royale vers l’inconscient, est la puissancequi brise la vieille boîte à représentation. Et le paradigme pictural est avancé dans L’Interprétation des rêves quand il s’agit de mettre en jeu des figurabilités que le peintre, dit Freud, désespèrerait de faire comprendre. Le rêve (condensation, dépla-cement, figuration) se constitue rébus ( Bilderrätsel : une énigme en images), non

 pas dessin figuratif, non pas disegno, et comme tel accomplit son travail – pur tra-vail (Traumarbeit ) qui se contente de transformer en déformant.

La plasticité du texte travaille les formations-déformations d’une forme toujourstransformée-transformante, où l’intellection logique le dispute sans trêve auxenchaînements scénographiques écrits en rêve, comme le jour le dispute à la nuit, laveille au sommeil. L’état somnambule réalise sans doute les désirs inavouables, maisil satisfait aussi plus funestement le seul besoin de prolonger un sommeil fuyant etnégateur.  Nous ne sommes pas au monde, la vraie vie est absente : ces mots deRimbaud souvent repris déplorent l’incapacité d’adhésion et de participation, l’em-

 prisonnement du sujet sans extase, la coupure mélancolique, qui est foncière.Bonnefoy tient cette division pour native, inhérente à la langue dite maternelle : « E tnotre fait, c’est d’être, justement, voués au langage, aux contradictions du langage,aux apories qui résultent de l’hétérogénéité, à jamais, du signe et de l’immédiat. »59

Dans la langue fondamentale de l’inconscient (la Grundsprache) le Réel est le signi-fiant d’une relation toujours ratée, le mot même du défaut, le mot en souffrancedepuis qu’une mère s’est absentée, donnant l’abstraction d’une langue en échangede sa disparition – le Réel pour Lacan, célèbrement, c’est l’impossible. Un principe

de réalité plus modeste reste toutefois à définir pour ici et pour maintenant ; un principe de réalité qui soit simplement habitable, qui puisse occasionner un modeheureux de rencontre – de tuché – plus certain que l’épanchement des songes perçanten vain « ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »60

Monde habitable et nommable. Bonnefoy, un moment en amitié avec les sur-réalistes, par suite ne s’est jamais satisfait d’une écriture qui se plairait à sa seule sur-face de signe – pure logolâtrie. Une écriture transitive est espérée, une vérité de parole  posée comme éthos pour motiver la langue inapte : la poésie a là sonacte essentiel refondé dans ce qui doit être son lieu. Largement éclairé par « L’acteet le lieu de la poésie »61,  L’Arrière-pays laisse éclater à l’état de crise ce quis’énonce ailleurs, antérieurement, dans les termes d’une poétique volontariste. La

 perlaboration (working-through), l’élaboration interprétative, en s’enfonçant dansles résistances, ramène « deux sous de raison »62 dans trop de passion, désarme la

répétition par une sorte de transfert esthétique, tourne le défaut des langues, rétablitdes liens désirants là où il y avait déliaison des énergies. Une suite d’insights

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57 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 17.58 Cf. Récits en rêve, Paris, Mercure de France, 1987. Cette édition intègre  L’Arrière-pays.59 « Entretien avec Jacques Ravaud », p. 86.60 Nerval, Aurélia, phrase d’incipit.61 Première parution en 1959. Reprise in L’Improbable.62 Cf. Rimbaud, « L’Impossible », Une saison en enfer .

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 ponctue le cheminement, autant d’accès de perspicacité, de prises d’aperçus ensoi-même qui amènent en posture d’humilité comme si le clinicien de soi-mêmereconnaissait, dans sa pathologie, sa démesure propre, sa faute d’hubris : « L’aire del’arrière-pays, c’est l’orgueil, mais aussi l’insatisfaction, l’espoir, la crédulité, ledépart, la fièvre toujours prochaine. Et ce n’est pas la sagesse. Mais peut-être, quisait, mieux que cela. » (50)

Or le symptôme, c’est son trait caractéristique dans le discours, appelle l’excèsd’interprétation, que Freud préconise, auquel nous assistons dans ce texte infinimentconjectural : le symptôme, pantomime du désir refoulé, appelle une surinterpréta-tion (Überdeutung ) qui tâche de répondre à la  surdétermination (Überdeter-minierung ) des signes apparus sous un caractère de déformation ( Entstellung ).Excès et mélancolie : Démocrite a souffert de ces excès de philosophie qui leconduisaient à penser trop fort que vivre ne vaut pas la peine. La suractivité et lasurtension de la pensée sont perceptibles dans la forme discursive, constituée deressassement et de creusement tourbillonnaire de l’intériorité. Ce forage, qui faittrait pour l’œuvre entière, creuse comme une béance psychique et laisse en plusieursendroits le locuteur évidé par sa dépense. L’excès d’interprétation recoupe alorsvolontiers le discours des Vanités, plutôt que de trouver sa sortie vers une simpleréalité habitable. Le symptôme, c’est pourtant ce que nous avons de plus réel, àcroire Lacan, notant qu’il est imprudent d’en supprimer l’usage. Sinthome, ditencore Lacan pour marquer la sudétermination et racheter sa part sainte d’humanitéen détresse – sinthome dont le saint homme est « embarrassé comme un poissond’une pomme »63, que ne résoudra pas un savoir abouti, qui exigera plutôt que lesujet, peu à peu bougé par sa parole, modifie sa position impulsive devant laconnaissance : « Ce que vous devez savoir : ignorer ce que vous savez. »64

Bonnefoy : « Avoir entrevu, et chercher maintenant à voir, pleinement, et non à

comprendre. »65 Aussi  L’Arrière-Pays travaille-t-il à faire tomber la répétition dusymptôme maladif ( sumpiptein, de piptein, « tomber »), tout en gardant en réservele sinthome dynamique – ce dernier rond dans l’image du nœud borroméen66 sur quoi l’être de désir s’articule. Encore faut-il en finir avec les puissances d’illusionqui font écran : « Le réel, c’est au-delà du rêve que nous avons à le rechercher – dansce que le rêve a enrobé, a enveloppé, nous a caché, derrière le manque de lareprésentation dont il n’y a là qu’un tenant lieu. »67

Dans le  Didot-Perceval , le chevalier « voit soudain au croisement de deux pistes dans la forêt » un arbre magnifique et des enfants. L’une des pistes mène au paradis terrestre68. Épaisse forêt, si « l’homme doit traverser toute la forêt du signi-fiant pour rejoindre ses objets instinctivement valables et primitifs. »69 Nous voici

30  /  Hervé Micolet 

63 « Séminaire sur le sinthome », Ornicar ?, n°7, 1977, p. 16 – 17.64

 Idem.65 Remarques sur le dessin, op. cit., p. 75.66 On peut toujours se méfier des ultimes systématisations lacaniennes. Elles rénovent du

moins la question de la synthèse de l’être et la font apparaître dans des complexités sou-vent évitées par la philosophie.

67 Lacan, in « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Livre XI, Paris, Seuil,1973, p. 59.

68 « Entretien avec Jacques Ravaud », p. 77. Bonnefoy se souvient ici d’une autre lectured’enfance.

69 Lacan, Le Séminaire, livre V , Paris, Seuil, 1998, p. 206.

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ramenés au carrefour initial, qui allégorise tous les dilemmes, tous les clivages decet agôn généralisé. Clivage spatial, géographique, marqué par les lignes de force dela terre même, où le voyageur malgré lui désenchanté par l’ ici suppute que là-basest gros d’une promesse plus sûre. Clivage dans l’ordre du temps personnel, parceque la nostalgie de quelque « vert paradis des amours enfantines »70 empêche d’être

 présent au présent : là-bas est aussi un jadis. Clivage de la pensée consciente, « dansla mesure où la tuché nous ramène au même point où la philosophie présocratiquecherchait à motiver le monde lui-même »71 : depuis  L’Anti-Platon de 1962,Bonnefoy, penseur en quête du sensible, de l’élémentaire, du simple, du proche, n’ade cesse de retraverser les plus anciens contentieux de la spéculation philosophique,non sans céder lui-même, dans la langue du concept, aux tentations de l’idéalisme.Clivage d’inspiration théologique, compliqué par la figure christique, entre les aspi-rations déclarées à l’incarnation et les forces contraires d’excarnation religieuse

dont Nietzsche a dit qu’elles calomniaient la terre. « L’Église catholique, cettesolidification du carrefour »72, a imagé la conversion dans les termes d’un Cheminaux portes étroites, redistribué la question de la représentation sacrée en posant leFils à l’image du Père, l’homme à l’image de Dieu : c’est « une hésitation, pour finir,entre la gnose et la foi, le dieu caché et l’incarnation, plus que le choix sans retour. »(31) On sait encore que Bonnefoy, marqué par l’enseignement de Charles-HenriPuech, combat ses forts penchants gnostiques ; et les gnoses, développées tôt dansles marges du christianisme, cèdent plus assurément que la religion officielle à lacompulsion du ressentiment vitupérée par Nietzsche : pour prétendre à une connais-sance qui serait absolue, à un plan de transcendance qui serait dernier, c’est un refusdégoûté de la terre et de la chair qu’elles prononcent en même temps qu’un senti-ment d’étrangeté et d’exil ici-bas, sur le plan d’immanence. « Et je l’ai comprisd’autant mieux que ma nostalgie, bien sûr, est elle aussi dans ses moments les plus

noirs un refus du monde, même si rien, comme je l’ai dit tout d’abord, ne me touche plus que les mots, et les accents, de la terre. » (20-21)« L’obsession du point de partage entre deux régions, deux influx m’a marqué

dès l’enfance et à jamais. Et certes parce qu’il s’agissait d’un espace mythique plusque terrestre, à l’articulation d’une transcendance. » (102) Qu’on revienne auxcontenus autobiographiques, à cette expérience de la prime enfance où pour la pre-mière fois la réalité s’est partagée en deux. Toirac, au bord du Lot, fait matrie « où perpétuer la sécurité des années qui ne savent rien de la mort. » (104) Tours enrevanche est le lieu où il faut renoncer aux prérogatives d’avant la division, d’avantla castration, où se plonger vers douze ans dans l’étude qui raffine l’avènement dusymbolique (les mathématiques, les prodiges du latin). Tels sont les deux côtésopposés de cette Recherche. Pour celui dont la destinée ne s’est pas encore mise enroute, pour qui n’a pas encore fauté, à Toirac se trouve le jardin des Hespérides, le

 jardin d’Éden :

 Nous arrivions, au matin, nous franchissions la porte basse, délavée,qui donnait sur l’enclos (on disait le parc, il est vrai qu’il y avait degrands arbres) entre la maison et l’église, et je courais au fond du verger qui le prolongeait à droite vers la lumière et dominait la vallée. Là sansdoute des fruits avaient commencé de mûrir. Les reines-claudes, les

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70 Baudelaire, « Moesta et errabunda », Les Fleurs du mal .71 Lacan, op. cit ., p. 61.72 Claudel, op. cit ., p. 134.

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 prunes bleues allaient tomber tout un mois, plus tard ce seraient lesfigues, peut-être le raisin, — les prunes seraient fendues en cela évi-dentes, ouvrant aux guêpes errantes davantage l’être que la saveur, et

 je pleurais presque, d’adhésion. (102-103)

Pages centrales, où ce livre en somme si abstrait, trouvant sa clef, s’abandonnesoudain aux sensations mémorables pour lever un bloc d’affects et de percepts dansle temps pur de la promesse – lequel finit avec la mort du grand-père maternel. Au

 jour de l’enterrement, l’enfant, plutôt que de se tenir présent à la cérémonie, à latombe, au cercueil, s’absente en imagination, requis par l’image préférable d’unarbre sur l’autre rive du Lot :

J’aurais dû être ici, dans le petit cimetière, non, je marchais là-bas,dans sa direction, m’arrêtant à quelques pas toutefois, m’abîmant dansl’absolu de sa forme et l’évidence du vide, autour de lui, et des pierres.(…) “L’arbre”, comme je disais plus tard (j’y pensais la nuit, je dési-rais le revoir), fut la première borne qui divisa le visible. (107)

Singulier moment, celui d’undéni de réalité, qui concerne laréalité mise au pire. Le choc dumot « mort » tarde dans ces

 pages – le mot « mère »73 n’est pas prononcé, relayé plutôt par lafigure généalogique du grand-

 père maternel, par la sensualitéd’une paysanne, Zénobie.L’Arrière-pays, si bien défendu

 par les montagnes du Massif cen-tral, est comme le nom dans l’in-conscient d’une formation défen- sive : « Si les rivages m’attirent, plus encore l’idée d’un pays en profondeur, défendu par l’am- pleur de ses montagnes, scellécomme l’inconscient. » (17) Entremort et mère, déni du pire et désir trop brûlant pour la  première séductrice, l’imaginaire se déve-loppe en surcroît, déterminécomme imagimère74. Le verger est assez clairement le paradis

 préœdipien des vertes amoursenfantines. L’être de l’enfance ytrouve son là  premier et

32  /  Hervé Micolet 

73 Signalons en revanche la troublante confession autobiographique qui lie dans le texte« L’Égypte » (in Rue Traversière, Paris, Mercure de France, 1977) une rêverie de naviga-tion et la figure maternelle.

74 Nous empruntons ce néologisme efficace à Christian Prigent, Une phrase pour ma mère,Paris, POL, 1996.

Sandro Botticelli, La Crucifixion

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 plénier : il est dans ce verger le familier, l’intime de la terre ; il a place dans la mai-son englobante de la terre voluptueusement habitée ; il tient dans sa main, avec cesfruits, la mesure aménageante d’un parfait séjour. Structure de relation, de place etde mesure dans l’incommensurable, le motif hölderlinien (heideggerien) de l’habi-tation poétique, si insistant dans la poétique contemporaine, se reporte par suite dansles images de l’art. Ainsi dans celles de Hercule Seghers, rêveur de mondes autrescependant sauvé par un « mimétisme de l’immédiat » qui « revient » malgré soi dansles représentations : « La forme de l’être humain, du chemin qu’il prend, de la mai-son où il vit, c’est là ce que Seghers met en jeu, et c’est pourquoi il nous touche. (…)Et c’est par cette présence pauvre, au ras du sol, au plus bas degré du visible, que levrai chemin se dessine, d’une terre qui enveloppe, “poétiquement habitée” »75.Eurydice est plusieurs fois perdue. Deux fois, dans le récit des Sables rouges commedans Aurélia. « “Une seconde fois perdue !” En fait la troisième fois, où se répétaitla première, mais cette fois sans l’espoir. J’avais pleuré moi aussi cette fin cruelle. »(122) Cette fin cruelle, le locuteur s’en avise, est celle qui « ouvrait la faille quidonne au livre son sens, et dénonçait la faute inhérente à toute écriture. » (123)

Le culte des images

Les images agissent dans le sujet au point maximal d’écartèlement. Le besoinque les hommes ont d’elles, Bonnefoy le doit méditer si âprement parce qu’il com-

 porte en lui la double postulation iconophile-iconoclaste : « En somme, je me refu-

sais au culte des images, où je voyais presque l’action de l’ange déchu, leurrant par mélancolie la conscience ; mais je leur reconnaissais néanmoins une vertu, car celieu où nous avons à vivre, tous ensemble, et que nous faisons, n’est-il pas lui encoreun rêve, sur fond de matière nue ? »76 Par le mot trop polysémique d’image ( Eikôn)entendons bien maintenant le support d’une représentation graphique artificielle,non pas l’image verbale, ou perceptive, ou mentale. Entendons l’image-icône,ajoutée au monde, analogiquement référée à lui, sémiologiquement coupée de lui, etdont elle conservera peut-être à la manière du rêve l’indice métaphorique oumétonymique. Ce sont ces images de papier, parfois de trois sous, qu’aimèrent dansl’enfance Baudelaire, Rimbaud. C’est « le culte des images, ma grande, mon unique,ma primitive passion » que Baudelaire confesse.77 On entend l’écho de cette for-mule souvent citée dans un texte consacré à l’art baroque, Un des siècles du cultedes images78 ; et l’on peut se souvenir de l’intérêt porté par Bonnefoy au poème «

Le Cygne »79, dans Les Fleurs du Mal , poème illustre de la mélancolie allégorisée. Ces

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75 « Notes sur Hercule Seghers », L’Improbable, p. 207.76 Idem, p. 16.77 Mon cœur mis à nu, XXXVIII, 68.78 Essai livré en 1989 pour le catalogue – Seicento, le siècle de Caravage dans les collections

 françaises – de l’exposition du Grand Palais, repris à la suite de Rome 1630 dans l’éditionChamps/Flammarion, 2000.

79 Cf. « L’acte et le lieu de la poésie », L’Improbable.

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images-icônes, on les embrasse, on se prosterne devant elles parce qu’elles sontéprouvées, sous Byzance, comme des agents directs du miracle liturgique. L’enfant

 perdu de la mélancolie se confie tout entier à elles « Après le déluge », dans cettefulgurance des  Illuminations (ou pages d’enluminures,  painted plates) citée nonmoins souvent : « Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants endeuil regardèrent les merveilleuses images. »

 En deuil , dit Rimbaud, anticipant le lien deuil et mélancolie établi par lamétapsychologie freudienne80. La vie prise aux images fascinantes s’absente dumonde commun, se replie dans un anti-monde d’essence mélancolique, marqué au

 passé comme a priori en thème de dépossession pour celui qui a « perdu ce qui nese retrouve / jamais, jamais »81. La capture par l’icône devenue seule vénérableconstitue le « mal mystérieux de l’esprit » qui fait symptôme, de même que feraitsymptôme un deuil qui ne passerait pas. L’Arrière-pays raconte et médite l’histoired’une aliénation merveilleuse mais aussi douloureuse au principe des images, quifait foi contre ce monde que nous prenons pour la réalité dans un consensus cer-tainement abusif. Pour suivre Freud, l’ombre de l’objet perdu est comme tombée sur le moi sans fin endeuillé, désinvesti des liens courants, victime en soi-même d’unequerelle profonde ; une partie du moi identifiée à du disparu s’oppose à l’autre,érigée en instance critique ; ce phénomène d’introjection répercute l’ambivalenced’amour et de haine nourrie à l’encontre de l’objet perdu ; et le naufrage mélan-colique – on se souvient du suicide de Nerval – est la solution aberrante pour desretrouvailles « dans la nuit du tombeau »82. L’hypothèse des protagonistes internes( prôtagonistês, « celui qui combat au premier rang ») suggère en tout cas cettesourde structure agonique. Le principe imaginaire devrait médiatiser, sinon suturer la coupure sujet-objet où l’ordre symbolique précipite. Loin de restituer une immé-diateté heureuse, de combler le manque foncier, de rendre aux biens sensibles,

l’imaginaire déployé en excès vient plutôt refendre le sujet qu’il aliène. L’épisode del’enterrement de Toirac est l’étonnant exemple de cette refente psychique, effectuéeà même la terre de part et d’autre du Lot.

Encore faut-il distinguer avec Bonnefoy les « grandes images » des images tropcommodément idéalisées. Les grandes images sont instauratrices d’un sens plusentier assimilé à un chiffre. Dans leur mensonge elles sont « tout de même fonda-mentalement véridiques »83. La fonction imageante est reconnue pour l’une desfonctions capitales de la conscience, initiée à son dehors, mise en relation pré-inten-tionnelle avec un monde perceptif qui se présente en faisant forme et signe. Elle agità la façon d’une aire transitionnelle pour constituer le petit d’homme et le produirehors de sa première sphère. Les grandes images, liées à l’archétype héréditaire, à la

 permanence des structures de relation entre l’être et son cosmos, ce sont celles quel’intuition populaire sut inscrire dans ces « peintures idiotes » que Rimbaud reven-

diqua, celles que l’art savant porte à son plein rendement.  Le musée imaginaire deBonnefoy donné dans le cours du texte commémore ces images de prédilection. Cesgrandes images réveillent en l’être le besoin vital, la « primitive passion » dans soncaractère indispensable, s’agissant de survivre avant que de savoir s’y entendre à

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80 Cf. « Deuil et mélancolie » (1917), Métapsychologie.81 Baudelaire, « Le Cygne ».82 Cf. Nerval, « El Desdichado », Les Chimères.83 « Entretien avec Jacques Ravaud », p. 77.

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vivre ; elles réveillent le désir dans un corps pulsionnel, certainement ; elles gal-vanisent par-delà ce que Bonnefoy nomme « le grand désir »84, qui est le désir d’être, soulevant la vie dans son vouloir.

Qu’en est-il du statut et de la fonction des images, de leur commerce avec uneécriture dans la forme même du livre ? Livre pour les yeux, livre iconodule, L’Arrière-pays ne ressemble à aucun livre, sinon aux ouvrages de la rare collection« Les Sentiers de la création »85. La qualité d’édition est prépondérante, si bien queles autres publications du texte, sans illustration (dans Récits en rêve) ou dans un for-mat modeste86 sont évidemment moins frappantes. Piochant dans son musée le plusintime – dans sa collection mélancolique87  – Bonnefoy a mis en place des effetsconcertés qui accordent de manière spectaculaire la parution du lisible à celle duvisible : l’entrée de l’image dans la page et sa mise en vue sont privilégiées, selonun protocole qui ne relève plus que du choix singulier. La distance prise avec le pro-

 jet initial se prononce tout à fait, dans l’emportement du projet hors de soi, réouvert par des images en quelque sorte  pieuses, subjectivement et affectivement élues,sinon fétichisées. C’est un fidèle qui dévoile ses objets de piété, marquant d’abord

 par ce geste sa gratitude – comme son baiser de littérature sur la surface présentéede l’icône. Le cultus (colere) est un soin – soin porté à un lieu, façon de s’occuper d’un lieu où l’on se plait à vivre, de le cultiver précieusement. Versé par là au mondede l’ornatus, le lieu œuvré du livre n’en sert pas moins à honorer et à chérir les puis-sances qui le dépassent, seules à posséder la qualité de l’irréprochable autrefoisattribuée au Dieu.

En aucun cas l’image n’est soumise au commentaire, comme si elle avait àattendre que l’écriture lui donne la parole et lui dicte son sens sur le modèle tradi-tionnel de l’histoire de l’art. Elle n’entretient pas davantage une relation secondaired’illustration, qui ferait redondance sur le texte. Le texte plutôt procède de l’image,

trouvant en elle son foyer de génération, sa matrice secrète. Et pour le lecteur-spec-tateur le lisible et le visible interfèrent dans un système d’échanges à dominanteimplicite, qui fut agissant chez le créateur au moment où la solution chimique de sonlivre lui a été enfin donnée. Chaque image, non référée sinon dans l’index final, a

 pour légende un fragment de phrase flottante tiré du corps du texte, qui signifie le point d’interférence, la plupart du temps très ténu, accroché à un détail : ainsi « le bleu, dans la  Bacchanale à la joueuse de luth… » (9,10). Le verbe en légende ondirait qu’il songe, comme démuni dans son blanc typographique. S’attardant parfoisdans un moment d’interprétation, le corps principal du texte le plus souvent passe,tout à sa pente, laissant l’image valoir pour ce qu’elle transporte dans son propre lan-gage, pour ce qu’elle possède d’immuable dans son caractère d’essence. « Le pro-

 pre de l’essence est de n’être accessible qu’à partir de soi. Ce qu’une œuvre d’art est ,et ce que, pour être, elle a à être, ne sont donnés et n’existent qu’ensemble en inci-

dence interne réciproque. Elle n’est pas un support attendant un apport qui lui don-

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84 Idem.85 Par exemple L’Empire des signes de Barthes, Le Singe grammairien d’Octavio Paz ou La

 Fabrique du pré de Ponge ; les Épreuves, exorcismes de Michaux relèvent d’une logiquedifférente dans la mesure où texte et images sont du même auteur.

86 Collection « Champs/Flammarion » puis « Poésie/Gallimard ». Le corpus iconographiqueest sélectionné à la baisse, et doit se résoudre au noir et blanc.

87 Walter Benjamin a mis en relief le trait mélancolique du collectionneur : la collection,comme la flânerie, est un activité engagée contre le spleen.

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nerait sens et la justifierait d’être. »88 Le jeu page droite/page gauche, l’honneur dela double page, le soin général dans les cadrages et dans la restitution des couleursmanifestent l’image dans son essentiel pouvoir d’apparaître. Phénomène pur, mis en

vue par la maquette, l’image apparaît ou plutôt  s’apparaît , pour reprendre un vieilemploi réfléchi : « s’apparaître, c’est entrer en présence dans l’ouverture de sa propre manifestation. »89

L’enjeu de figurabilité est premier, comme on l’a entrevu dans le processusonirique, et se met en vue et en travail par ce jeu du figural où lisibilité et visibilitééchangent leurs talents. La forme toujours en voie d’elle-même, forme  gestaltisteassez unique en littérature tente de faire co-exister le texte et l’image, puissanced’apparition et de présence, épiphanie du visible dans un moment apparitionnel

 présenté au rang de l’essence. Cette co-existence du visible et du lisible, par essence promise à des déséquilibres, nous rappelle à l’original du tableau. « À la plus par-faite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art

 – l’unicité du lieu où elle se trouve. »90 L’auteur sait trop bien qu’une reproductionen mode mécanisé est un ersatz de présence. S’il doit renoncer à ce caractèred’unicité authentique, à cette évidence de présence non reproductible, à cet être del’essence picturale que Walter Benjamin nomme aura, c’est que le texte, dans sa

 propre tournure de phénomène, s’achemine avec la conscience aiguë d’un déficit, àla recherche lui-même du principe unique d’apparition, de substance, de présence où

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Nicolas Poussin, Bacchanale à la joueuse de luth (détail)

88 Maldiney, « L’Œuvre d’art comme essence », Ouvrir le rien, l’art nu, p. 407.89 Idem, p. 419.90 « Peinture, poésie : vertige, paix »,  Le Nuage rouge, Paris, Gallimard, coll.

« Folio/essais », p. 273.

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se réaliserait son être. « Sentiers de la création » – « Werk ist Weg », disait Paul Klee,l’œuvre est voie. L’image, entrant en présence, marquant son retour par intervalles,apporte la base rythmique – la basse ambulante – du texte-chemin. La forme affron-tée à son milieu se déploie à la fois dans un espace paginé et dans une tension dedurée constitutifs de l’ouverture où s’effectue progressivement le à être de son être.

L’être de l’œuvre d’art littéraire est pour Bonnefoy une visée fastidieuse, et lafascination amoureuse pour la peinture ressemble aussi à une jalousie. « Jamaisd’immédiat pour l’écrivain, même s’il est passionnément attentif à ce qui n’a pas denom, pas de figure encore définissable. »91 C’est la capacité d’écrire – plus élémen-tairement la capacité de savoir s’y entendre à vivre qui est à la fois désignée et affec-tée par l’amour excessif des images ; c’est la capacité à se constituer, avec son corpssimple, milieu d’une entière perception dans l’existence la plus ordinaire : « Larêverie n’affectait pas ma raison, toutefois elle insistait dans ma perception commeune tache, comme un halo de l’image qui, à des instants, troublait de ses irisationstout le sens. » (69) Bonnefoy concède ces inaptitudes quotidiennes, qu’il préfère

 plus généralement repenser en termes ontologiques. Le concept central de Présence,sous-tendu par un type d’intuition et d’intellection phénoménologique, postulant uneunité de l’être, n’est pas sans relever d’une pensée du  Dasein très vivace dansl’après-guerre, quand tout porte à l’errance – à  La Vie errante92 : l’errance no-madique pour l’homme sans dieu et sans lieu sur la terre arraisonnée par la tech-nologie, l’errance essentielle qui n’est pas seulement pour Heidegger oubli de laquestion de l’être mais oubli de cet oubli même. Et si l’être est à être dynamique-ment pour venir occuper en plein le là d’une présence à soi et au monde, le Daseinmélancolique, précisément en manque de son là, perd cette force de protension et sesolde par une présence en échec d’elle-même.

L’ontologie ne dit pas tout cependant des processus vitaux, un peu oublieuse

qu’elle est des temps de l’enfance révélés par la psychanalyse. La division native adonc lieu dans la langue en laquelle nous efforçons de nous traduire. L’infans horsles mots, devenu un enfant du fait « de l’intrusion des vocables dans l’intimité désor-mais perdue »93, subit une expérience qui confine pour Winnicott à la folie : « Lafolie signifie simplement ici une cassure de tout ce qui peut exister à l’époque d’unecontinuité d’existence personnelle. »94 Perdue dès lors que nommée, la premièreséductrice est en outre allée à d’autres désirs que barre pour un fils la loi paternelle.Bonnefoy ne déplore pas seulement l’arbitraire du signe, la fatalité mécanique queLacan résume avec sa triade  Réel-Symbolique-Imaginaire. Il aperçoit là, en destermes lourdement coupables, « le péché originel de l’être parlant »95, la faute et lemalheur pour toujours du  parlêtre – la tragique histoire du désir humain, qui estl’histoire des désirs désirés menée dans la langue de la séparation. « Comment par-ler de l’incarnation, comment même parler pour elle, puisque la langue est la dimen-

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91 Idem, p. 117.92 Titre d’un livre de 1993 (Paris, Mercure de France). Pour les liens à Heidegger, précisons

que Bonnefoy a été marqué par l’enseignement de Jean Wahl.93 Remarques sur le dessin, op. cit., p. 62.94 Winnicott, in « La localisation de l’expérience culturelle », article paru dans la NRP n°4,

automne 1971, et redistribué dans Jeu et réalité.95 « Poésie et vérité », in Entretiens sur la poésie, p. 270.96 Le Nuage rouge, op. cit., p. 59.

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sion de la chute ? »96 D’où la fascination pour le latin, qui possède un ubi, un unde,un quo et un qua, étoilant l’espace en quatre directions motrices, ouvrant avec elles« une spatialité imprévue » quand nous n’avons que le mot où pour nous saisir dulieu et de la formule. Et ce verbe : ire  – (« quel verbe, le plus profond, aucundoute !) » – porté par la vitesse syntaxique de l’accusatif : « Eo Romam ! Quelletransitivité magnifique ! Quelle adhérence substantielle du mouvement à son but !Quelle preuve de la puissance de la parole ! Ces deux mots à eux seuls me parurentune promesse. » (109-110) Langue mère parmi toutes les langues mères, le latinsemble parler depuis l’origine. Mais c’est en amont que Bonnefoy veut encorechercher, dans quelque plus ancien dialecte, dans Une autre époque de l’écriture97.La lumière tombée sur les langues imparfaites puisque  parmi toutes manque la suprême98 est la lumière du  soleil noir  de la mélancolie nervalienne et mallar-

méenne.L’écrivain, condamné à l’écriture, interroge l’art pictural avec une flamme qui està proportion de ses désespoirs et de ses espoirs devant les différentes possibilités demédiations symboliques. C’est que l’on doit rendre justice à la puissance d’illusiondes images, comme si elles accomplissaient à leur manière ce que devait accomplir le vers métrique pour Mallarmé : rémunérer le défaut des langues. L’Arrière-pays,le voyageur le cherche d’abord à même le sol, tâchant de circonscrire une aire géo-graphique : l’Italie, la Toscane, l’Asie des Sables rouges, la Haute Asie que rappor-tent les récits d’Ossendowski et de David-Neel, des élans d’espace qui vont ensomme « de l’Irlande aux lointains de l’empire d’Alexandre, que le Cambodge pro-longe. Y sont provinces l’Égypte, les sables de l’Iran aux bibliothèques cachées, lesvilles islamiques d’Asie, Zimbabwe, Tombouctou, les vieux empires d’Afrique, – etcertes le Caucase, l’Anatolie et tous les pays de la Méditerranée. » (47)L’Arrière-pays ce peut être, et toujours incidemment, un reflet sur une vitre, un feusur un rivage, chaque fois que des contreforts terrestres se dérobent, commerelégués, à partir des bords de mer ; il brille d’un éclat tout géomancien dansquelques sites où l’on effectua d’étranges prodiges, comme à Amber, avec cetteforteresse en complicité avec l’horizon. À Rome enfin, où tous les cheminsdevraient mener.

L’Arrière-pays, diffracté partout, nulle part n’est de fait donné. Absent des cartesde la terre, le voici cherché dans les tableaux : l’arrière-plan paysager attire le regarddavantage que la scène du premier plan ; la perspective ouvre une profondeur d’horizon irrésistible, à croire une seconde que l’on pourra franchir l’espace plan, lasurface du tableau, laquelle reste pour Bonnefoy une catégorie de l’absence. La maind’un personnage « dans la Rencontre de Salomon et de la reine de Saba désigne le

 point de fuite. » (78) « Là ci darem la mano »99 : la perspective est une puissance de séduction qui tendrait sa main perverse, qui dévoie, conduit à l’écart, sépare plus

qu’elle ne lie dans la rencontre ( se-ducere) ; faisant miroiter un accomplissementsuprême de la jouissance dont elle aurait le secret, la puissance séductrice s’emparede l’être par le point où les voies mêmes de son désir lui échappent ; elle commande(dux, ducis) le désir par son appel qui demeure en béance, tirant son suspens de

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97 Mercure de France, 1988. Repris in La Vie errante, Paris, Mercure de France, 1993.98 « Crise de vers », Variations sur un sujet , op. cit ., p. 363.99 Cf. le Don Giovanni de Mozart.

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savoir « fondre le fantasme et le désir, et (…) de confondre le désir par le fan-tasme. »100 L’itinérant sait qu’il a depuis le début affaire avec ses machinations dési-rantes – besoin, désir-éros ou « grand désir » qui doivent passer dans un corps : « Cequi part, en esprit, demeure, par le corps, et cette présence minée a quelque chosed’intense, sur fond de nature déserte, c’est comme un surcroît d’être dans le néant,aussi insistant que paradoxal. » (29) Le point de fuite de la peinture est point d’in-terface entre le visible et l’invisible, le connu et l’inconnu, mais aussi entre ce quifut un jour peut-être connu et ce qui serait enfin reconnu. Il est interprété par le granddésir comme « une gnose, trouant l’horizon pour un autre ciel » (64). Vecteur d’il-lusion, l’Arrière-pays promet l’Autre du visible, son au-delà indéfiniment

 préférable, sa valeur indicielle ; menteur par séduction, il invite cependant à la tra-versée de la séduction même, « non pour en finir avec elle mais au contraire pour ladéloger de son inertie souffrante et pour amorcer le cycle des séductions qui se tra-versent, qui se passent et se dépassent comme d’authentiques expériences de parolesrenouvelées, et de fondation d’un langage y compris sur ses ruines et sur le savoir des manques qui le lézardent. »101

De même le baroque est une illusion qui se sait, « avec quoi il s’agit, non de serésigner au néant, mais de produire de l’être. »102 On recoupe les enjeux historiquesde la figurabilité – la mimésis, la coupure iconique apportée par tout geste d’art, la

faculté cependant d’indicialisation, la participation analogique graduelle à un proto-type d’essence divine dans l’art religieux. « Sophisme, certes, car je faisais de l’art,qui est un ordre, ayant sa loi propre, le simple épiphénomène où s’inscrirait un

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100 Daniel Sibony,  L’Amour inconscient, Au-delà du principe de séduction, Paris, Grasset,coll. Figures, 1983, p. 24.

101 Idem, p. 92.102 Rome 1630, p. 180.

Piero della Francesca, Diptyque de Frédéric de Montefeltre et de Battista Sforza (détail)

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indice.103 » (74) Indice, dans le sens d’une main qui se tend, d’un doigt qui montrele chemin (index, indicis), dans le sens d’une enquête opiniâtre, ou encore dans unemploi médical supplanté par le mot symptôme. Indice dans le sens d’une sémiolo-gie. L’indice dans l’icône104 indique le point d’un contact qui serait comme digital,indexé, pour ainsi dire touché des yeux : l’image témoigne par là de ce qu’elle aentretenu avec son référent, en un moment, en un lieu d’en bas, une relation deconnexion physique. Le jeu du figural, confrontant lisibilité et visibilité, poursuitcette occasion unique de transsubstantiation qui offrit un argument décisif auxiconophiles byzantins. Elle travaille plus malheureusement à un improbable recou-vrement par ressemblance, s’efforce dans l’acte vain de ressembler le mieux possi-

 ble à quelque chose comme la Chose : un procès de recognition a lieu dans l’image,sans jamais aboutir. L’espoir, désespéré, est d’exhiber enfin le lieu d’une parfaiteunité formelle-consubstantielle qui se recompose dans une semblance, aussitôt sedécompose, ramenant de façon toujours plus cuisante le manque originel105. Le tenant-lieu icônique a charge de recouvrir l’irreprésentable lieu perdu qui empêche l’êtred’être parce que le point de vue est déterminé à partir du passé, tiré hors de sonchemin le plus propre par une imago séductrice. L’itinérant apprendra à machiner 

 positivement du désir, à le conjuguer au futur à travers les séductions retraversées.Prenant acte des leurres qui font tenir le principe économique du désir même, ilapprendra à jouer avec devant soi des leurres réussis.

La puissance auratique

En contemplant le Paysage avec Agar et l’ange, de Poussin :

Imaginant ainsi, je me tourne à nouveau vers l’horizon. (…) Là-bas,grâce à la forme plus évidente d’un vallon, grâce à la foudre un jour immobilisée dans le ciel, que sais-je, ou par le fait d’une langue plusnuancée, d’une tradition sauvée, d’un sentiment que nous n’avons pas(je ne peux ni ne veux choisir), un peuple existe qui, en un lieu à saressemblance, règne secrètement sur un monde. (13-14 )

 Dans une telle image, le monde se rêve. Dans de telles images, qui sont lesgrandes images d’appel , le monde même se rêve, certes parce que la vie est un songecomme on l’a répété sous l’ère baroque : « Artifice que la réalité, qui repose sur quelque universelle entente. »106 La thèse du monde, la croyance originaire en la

réalité, cetteUrdoxa

qui va de soi, ne va plus de soi pour le rêveur seul entêté

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103 C’est nous qui soulignons.104 Cf. les catégories de Peirce in Écrits sur le signe.105 On se souvient à nouveau de Nerval, privé de toute représentation d’une mère tôt perdue,

cherchant partout les traits de son visage, dans les êtres incarnés et dans les images,constituant une vaste nébuleuse féminine que le délire hallucine, en particulier dans

 Aurélia.106 Mallarmé, Poèmes en prose, op. cit ., p. 276.

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contre tous. Tout au contraire « le bon sens nous dit que les choses de la terren’existent que bien peu, et que la vraie réalité n’est que dans les rêves »107. Surtoutle monde se rêve dans l’image parce que l’image fait monde, se donne pour unmonde, sinon même pour le monde. Von Uslar dans  Le rêve comme monde,Binswanger dans Rêve et existence ont souligné par-delà la dichotomie courante lesvaleurs cinétiques du rêve nocturne qui s’espacie et se temporalise, découvrant unesuite d’événements dans un mundus bel et bien entier, quoiqu’endormi. Les imagesfragmentées que nous en gardons ne surgissent qu’au réveil : « Elles sont des restesnocturnes qui sont pour l’homme vigile ce que les restes diurnes sont au rêveur. »108

Ce  Dasein rêveur gagne sa pertinence par réversibilité : il semble motiver chezBonnefoy la pratique de l’écrit en rêve, autant de tentatives scripturales énigma-tiquement trouées, reconfigurant les restes du monde plein qui ne fut donné qu’enrégime de sommeil. Il faut rendre justice à la peinture mensongère, celle des grandesvedute ideate, qui fonde rêveusement sa propre possibilité de monde et la donne àhabiter : « Grâce à leur capacité de représenter, de signifier la lumière, il est, chez le

 peintre, de ces images pour se simplifier, s’embraser, se révélant alors les formesfondamentales, archétypales de la présence comme elle nous est possible. »109

Ainsi se possibilise la possibilité d’habitation d’un monde dans un comment :« Le monde est non pas un étant mais cela même d’où l’être-là se fait annoncer àquel étant il peut se comporter et comment il le peut. »110 C’est devenir enfin lefamilier du monde dans un sentiment de co-naturalité qui trouve aussi bien sonessence la plus naturelle dans l’être du rêve. « Et c’est qu’à des moments ces imagessi fiévreusement soupçonnées semblent s’établir, au contraire, dans une évidencenouvelle, semblent même plus simples, désormais – semblent, puis-je dire, plusnaturelles, que les modes élémentaires de l’exister. »111 S’il faut rendre justice à la

 peinture mensongère, c’est parce qu’elle a les pouvoirs de l’aura, dans l’idée de

Walter Benjamin. L’aura, entre tous, a d’abord ce pouvoir essentiel au mélancolique,dont on sait les yeux tristement baissés en direction du sol ou perdus dans un loin-tain vacant. L’iconographie, fort bonne clinicienne, en témoigne avec la gravurecanonique de Dürer (la Melancholia de 1514). L’aura a le pouvoir de faire lever les yeux : « Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux. »La pathologie a son ouverture dans une phénoménologie de l’apparaître : l’auraofferte au regard tiré de son abîme est « l’unique apparition d’un lointain, si prochequ’elle [il] puisse être. »112 Avec les images, le désir entre dans sa voie selon un

 paradigme optique, et le mal de l’esprit est fondamentalement une maladie duregard . Aussi est-il significatif qu’une des manifestations les plus probantes del’aura soit acoustique : l’aiguille des ondes radiophoniques, promenée au hasard,saisit les chants d’une société primitive brouillés par l’effet de  fading . « Autour de

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107 Baudelaire, « A J.G.F », Avant-propos des Paradis artificiels, op. cit ., p. 399.108 Maldiney, « Image et art », L’Art, l’éclair de l’être, Éditions Comp’Act, coll. « Scalène »,

1993, p. 272.109 L’Improbable, p. 76.110 Heidegger, cité par Maldiney, op. cit ., p. 271.111 Le nuage rouge, op. cit ., p. 122.112 Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductivité technique » (dernière version,

1939), Œuvres III , Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 2000, p. 278. Les traductionstranchent mal l’ambiguïté (elle : l’apparition ; il : le lointain.)

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quoi une impression, subjective ou non, je ne sais, mais extraordinaire, d’espace. »(25) Ces chants proviennent, le rêveur s’en convainc, d’une région aussitôt déployéedans l’imaginaire, avec sa morphologie montagneuse, ancestrale et aride que cen-tralise la figure mythique du mont Ararat.

L’aura – puissance de la distance fabuleuse – est donnée dans sa distance ressen-tie toute proche et maintenue dans la négativité de sa distance : elle constitue une

 patrie paradoxale pour le mélancolique. Cette patrie, situons-là dans la zone mar-ginale des apprésentations113. Tandis que le monde réel semble nous faire faceobjectivement, présentant son horizon externe, le principe imaginaire s’attache auxfaces non présentées, pressenties par delà ou à l’envers des apparences. Lemonde – à peine mieux qu’un rêve – n’existerait en entier que dans la synthèse par recouvrement de tous les regards posés sur toutes ses faces. Et un horizon internelongtemps fantasmé peut décevoir si la face apprésentée se révèle dans sa contin-gence, ainsi l’île de Capraia, aperçue une première fois au large, une seconde fois

 par un autre bord, dans trop de proximité : « Et je fus pris alors de compassion.Capraia, tu appartiens à l’ici du monde, comme nous. » (17) Pourtant la  structured’horizon, perpétuellement reconfigurée, constitue un champ de potentialités avecquoi communiquer sans fin : « [ce champ] s’étend, de proche en proche et de loin enloin, sans limites inassignables parce qu’il est partout l’affleurement du fond dumonde avec lequel nous sommes dans une intimité originelle. »114 On s’avise que larêverie fondamentale de Bonnefoy n’est pas sans solution de continuité : reste à faireen sorte que les faces des mondes qui ne sont pas tournées vers nous115 un momentse retournent et s’adressent favorablement. Hölderlin puis Rilke selon des intuitionsvoisines, ont nommé  L’Ouvert ce don de monde tourné vers le sujet enfin sorti desoi-même, transportant son existence en échec dans l’ouverture de l’extase. C’est lamanière même de regarder qui doit se révolutionner : « Le rapport de l’œil au monde

est en réalité un rapport de l’âme au monde de l’œil. »116« Ces artistes ont pu diaprer d’absolu le monde concret… »117 L’aura – en se ren-

dant maîtresse de nous  – a le pouvoir d’ouvrir l’image picturale, mais aussi del’œuvrer, de l’ouvrager, de recueillir en elle des constellations d’images cette fois

 purement mentales : « On entend par aura un objet offert à l’ensemble des imagesqui, surgies de la mémoire involontaire, tendent à se grouper autour de lui. »118 C’estl’art poïétique du peintre que de fabriquer des puissances auratiques, art rêveur quiretourne les faces soustraites de l’Ouvert vers le spectacteur : « Peintre, / Dès que jet’ai connu je t’ai fait confiance, / Car tu as beau rêver tes yeux sont ouverts... »119.Foyer de recueillement et de production d’ouverture au dehors, le tableau nourrit le

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113 À partir de Husserl en passant par Merleau-Ponty. Le concept a été largement exploité par Michel Collot dans La Poésie moderne et la structure d’horizon (PUF, 1989), et plus pré-cisément au sujet de L’Arrière-pays dans L’Horizon fabuleux, II , XXe siècle (Corti, 1988)

114 Maldiney, op. cit ., p. 269.115 Cf. André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Paris, Mercure de France, 1972.116 Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les arts visuels, Paris, Gallimard,

1969, p. 44.117 Rome 1630, p. 253.118 « Sur quelques thèmes baudelairiens », Œuvres, III , p. 378.119 « Dedham, vu de Langham », Ce qui fut sans lumière, Paris, Mercure de France, 1987,

 p. 67.

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 processus inconscient dont le désir dépend : « ce processus, dit encore Benjamin, avaleur de symptôme ; sa signification dépasse le domaine de l’art. »120

 L’Arrière-pays, pour faire renaître le rapport de l’âme au monde de l’œil, pour apprendre à échanger positivement le dedans et le dehors, rédige l’étonnante ekphra- sis de ces apprésentations dévoilées dans la peinture : ce n’est pas la moindre de sesréussites en dépit de l’infirmité des langues. Tous les enjeux jusqu’alors aperçuss’entretissent autour de la valeur auratique et apportent leur pleine signification auculte des images baudelairien. C’est bien d’ailleurs l’ultime dépassement proposé

 par Benjamin, pour qui l’aura a un caractère cultuel  en ceci qu’elle concentrel’essentiel de l’ancienne expérience religieuse, désormais sécularisée dans unethéologie négative dont Bonnefoy se réclame.

Religion, même en creux, la puissance qui relie (religare) et qui recueille(religere) les hommes dans une structure de sens ritualisée, à la fois adressée etretirée dans l’économie du mystère. Mystère la puissance du lointain-tout-proche,détournée-retournée, ainsi la Véronique – la vera icona – ainsi le Saint-Suaire, ainsile Dieu éblouissant qu’on ne saurait voir en face-à-face. « N’allez pas plus loin »(36), tel est le message (en latin) inscrit dans les Sables rouges par la Romaine ini-tiée. L’argument de la transcendance divine étant délaissé, voyons fonctionner danscette phénoménalité de l’aura une pure immanence du sentir toujours asympto-tique –  Dans le leurre du seuil  (1975) pour reprendre un titre significatif deBonnefoy. Le sujet, renonçant au sans-distance comme à l’unité originaire, devenucapable d’éloignement, est alors à même de se constituer en foyer de vision dans lescoordonnées d’un ici et d’un maintenant ; la distance, forme spatio-temporelle dusentir et du mouvement121, fait jouer les polarités du proche et du lointain sur lechemin retracé ; l’espace se virtualise en profondeur, sans cesse remis à neuf ; l’in-tensité du regardé s’impose au regardant qu’il tient en respect, avec ce caractère

d’inquiétante étrangeté (das Unheimliche) introduisant dans la maison natale, lechez-soi, le giron rassurant, la marque non-assurée, non rassurante de ce qui s’étran- géifie ; il y a « quelque chose qui devait rester en secret, dans l’ombre, et qui en estsorti »122 sur le mode symptomatique d’un retour du refoulé : « ce que nous voyonsdevant nous regarde toujours dedans. L’enjeu de tout cela : une anthropologie de laforme, une métapsychologie de l’image. »123

L’aura, dit encore Benjamin, est « une trame singulière d’espace et detemps »124. Le regard de l’artiste qui a engendré ses charmes a donc été capable dese laisser lui-même ouvrager par la durée et de consentir une place dans l’image au

 procès du temps. Tel le Sphinx des Naxiens, à Delphes, la paupière du haut érodée par les siècles de sorte que c’est la qualité de son regard qui s’est modifiée :

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120 « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductivité technique », op. cit ., p. 276.121 D’après la démonstration d’Erwin Strauss, Le sens des sens .122 Freud, « L’inquiétante étrangeté » (1919, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris,

Gallimard, coll. « Folio/essais », 1985, p. 222.123 Pour le détail, cf. Georges Didi-Huberman que nous suivons largement pour sa lecture de

Benjamin et sa thèse de la « double distance » étayée par une phénoménologie, in Ce quenous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992. Didi-Huberman, par ailleurs commentateur de Bonnefoy, attaché en particulier aux images de spatialité limi-naire.

124 « Petite histoire de la photographie » (1931), Œuvres II , p. 311.

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L’usure, me disais-je, ajoute tant à l’œuvre avec si peu de moyensqu’on ne peut concevoir que le sculpteur ne l’ait pas prévue. Il savaitque les statues finissent dans la poussière des chèvres, et il a tracé cetteligne mince au-dessus de l’orbite vide pour que le temps l’efface, etque médite un berger. Mais a-t-il pu ainsi employer le temps sansréfléchir sur son être, ses exigences, peut-être son efficace ? (130-131)

La méditation de Bonnefoy achoppe ici, à ce point où les catégories d’espace etde temps ont à se recouper et se tramer pour constituer le tissu solidaire où vivre.Parmi toutes les questions lancées par la langue latine autour du lieu insiste la plus« dangereuse et fatale, (…) celle qui sonde le temps et non plus l’espace. » (119) Ladifficulté de la question s’accentue de ce que l’auteur veut la traiter en des termes

 pourtant réprouvés, des termes conceptuels. Au fondement de l’amour des images,il y a cette fatalité qui fait le désespoir et la jalousie de l’écrivain envers le peintre,fatalité selon laquelle l’ordre symbolique est déficient. La saisie conceptuelle, si ellefait le génie de l’esprit, accuse la faille en dissolvant ses objets dans une abstractionavantageuse : « Sans doute le concept, cet instrument presque unique de notre

 philosophie, est-il dans tous les sujets qu’elle se donne un profond refus de la mort.(…) Le concept cherche à fonder la vérité sans la mort. À faire enfin que la mort nesoit plus vraie. »125 L’hypostase conceptuelle, qui cache mal le fonctionnement d’undéni, est un acte incorporel qui n’encourt pas le risque de se confondre avec l’étatde choses dans quoi il s’effectue. C’est passer à côté de l’efficace du temps, rater lessubstances subtiles, éluder la matière où l’humain a chance de s’incarner sous lacondition de se savoir corruptible et périssable : « Y a-t-il un concept d’un pasvenant dans la nuit, d’un cri, de l’écroulement d’une pierre dans les broussailles ?Mais non, rien n’a été gardé du réel, que ce qui convient à notre repos. »126

Admirée, comme aussi la musique, parce qu’elle mène une carrière en amont et

au-delà des signes, la peinture est immergée dans l’univers de matière.  Le peintre,a-t-on dit, apporte son corps.127 La peinture a pour elle un faisceau de fonctions cor- porelles au travail, un regard mobile, un équipage de chair qui sut se laisser habiter  par un dehors et longtemps par un motif, plutôt que ce dos courbé de l’écrivain sur la page qui l’absorbe et le retranche. Les sensations (non pas les perceptions), dansleur état encore pré-objectif, pré-conceptuel, dans leur moment pathique, sont res-saisies par le foyer d’une vision et ont leurs rémanences dans le ton esthétique, dansla tonalité d’âme spiritualisée par l’œuvre d’art (Stimmung ) – ainsi dans la fameusehaute note jaune de Van Gogh. Travail assidu, qu’il faut aller extraire du sentir le

 plus originaire : « Je continue, témoigne Cézanne, à chercher l’expression de cessensations confuses que nous apportons en naissant. »128 La peinture a pour elle letrait qui fait recommencer sous les yeux un monde vif, celui du dessin – le disegnotel que Bonnefoy l’entend dans les Remarques sur le dessin, non pas copie servile,non pas déclaration d’une Idée possédée par l’esprit comme l’a voulu Vasari, mais« ligne réduite à soi que le mot disegno suggère, dans la tradition florentine. Ledessin est dans la peinture l’amande de l’invisible, non la quintessence suprême des

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125 « Les tombeaux de Ravenne », L’Improbable, p. 11 et 16.126 Idem, p. 13.127 Merleau-Ponty, qui cite Valéry,  L’Œil et l’esprit  (1964), Paris, Gallimard, coll.

« Folio/essais », p. 16.128 Lettre à E. Bernard, cité par Maldiney in  Regard, parole, espace, p. 16.

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formes intelligibles. Dire : “cetableau n’a pas de dessin”comme on dit déjà : “Cesformes n’ont pas de vie”. »129

La peinture a pour elle lasubstance de la couleur quivient rayonner et rythmer orga-niquement les forces directesd’une  présentation  plutôt qued’une re-présentation. Quelquechose de l’ancrage au mondesurvit en elle, dont la sourcevive est la lumière du dehors,

émanée dans les couleurs : telleest la couleur pour Cézanne,« l’endroit où notre cerveau etl’univers se rejoignent. »130

 Nuance, cependant, si l’onvoulait idéaliser le simulta-néisme pictural aux dépens del’écriture cursive : « Il n’y a

 pas d’immédiateté aux com-mencements du peintre, et iln’y en a pas davantage là où sarecherche aboutit. (…) Il n’y a

 pas d’immédiateté, il n’y a que

ce désir d’immédiat, que tantéprouvent. »131

Les grandes images d’appelsont portées à leur assomption sur le plan du matériau par les data de sensation, par le disegno non mimétique, par les couleurs procédant de la lumière solaire, par unluminisme à quoi Bonnefoy est si attaché, retrouvant dans la  pittura chiara (Pierodella Francesca) une manière de croire, non sans retomber dans ses travers : « Jecrois en la lumière, par exemple. C’est au point que j’ai pu penser que le vrai paysen était né, par hasard, je veux dire par l’accident d’une saison et d’un lieu où elleeût été plus intense. » (21) Les images éternelles sont sauvées de la mort humaine

 par leur caractère d’essence infiniment renaissant à partir de soi-même, où nousvenons habiter. Et c’est parce qu’elles s’originent dans le règne matériel – là « d’oùles étants prennent naissance, qu’aussi les atteint la mort, selon ce qui est dû. »132 La

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129 Remarques sur le dessin, op. cit., p. 19-20.130 Cité par Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit , p. 67.131 Le nuage rouge, p. 122.132 Anaximandre, cité par Simplicius, Physique, 34-13, ici dans une traduction de Maldiney.

Ce propos est tenu pour l’un des premiers propos philosophiques de l’histoire occiden-tale. Heidegger et ses successeurs s’y attachent longuement (cf. « La paroled’Anaximandre » in Chemins qui ne mènent nulle part . Heidegger reprend une traductionnietzschéenne, elle-même traduite par Wolfang Brokmeier : « D’où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nécessité ; car ellesdoivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l’ordre du temps. »).

 Le Sphinx des Naxiens, marbre, VIe siècle av. J.-C.

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 pensée achoppe ici, avec une conscience et une maturité nouvelles, à l’endroit d’uneterrible dette  – « ce qui est dû », selon la nécessité, selon l’ordre justicier dutemps – dette envers la finitude que tous les livres de Bonnefoy remanient depuis lecommencement. La peinture conserve dans son matériau l’expérience

 phénoménologique d’un retour aux choses mêmes, plus encore restitue les chosesmêmes dans leur essence – leur essence qui est de substance – et ce, selonBonnefoy, pour la première fois chez Piero della Francesca. La peinture incarnée,incarnante fait « s’apparaître » un « visible à la deuxième puissance, essence char-nelle ou icône du premier. »133 ; elle est aussi la plus envoûtante de toutes les puis-sances calomnieuses :

…et n’est-ce pas les ports retentissant de Claude Lorrain, leurs soleilssur la mer, leur éternelle chaleur, qui restent pour nous encore les plustroublants des exemples de ce pouvoir qu’a la représentation dumonde, la simple mimésis, de se donner pour plus satisfaisante mais,tout aussi bien, plus réelle que le lieu où l’on a à vivre ?134

Conversion du regard

La méditation de L’Arrière-pays, amplement poursuivie ailleurs, atteint son pointle plus critique lorsqu’il lui faut négocier des ambiguïtés d’abord inaperçues. La

 perspective, par exemple, et l’attraction exercée par l’arrière plan. Elle peut êtreinterprétée sur le mode gnostique, en particulier dans ces cas, d’école, où l’on voit

se former une ville harmonieuse dans un halo de lumière, une idée de ville dans uneidée de lumière. Mais elle sert aussi, comme outil de discernement, Bonnefoy s’enrend compte à mieux contempler Giotto, Masaccio, Piero della Francesca, à marquer le lieu d’immanence où il convient de savoir s’y entendre à vivre. Ce sont certainstableaux, découverts par le voyageur en Italie, où les lignes de fuite convergent versun point relativement proche, indiquant, plutôt qu’un axe de profondeur, le sited’ici-bas :

la perspective, ils l’avaient conçue, je le comprenais maintenant, pour accomplir cette tâche : lui demandant de délimiter l’horizon, de décou-vrir et recueillir le possible, de dégager la conscience des préjugés, deschimères. (…) Cette connaissance des bornes était aussi une foi, quidiscernait une fin dans la condition terrestre et travaillait à l’incarna-tion.(64)

Ce serait encore se tromper si la grille perspectiviste, née d’une rationalisationmathématique, donnait à ce monde-ci la dimension trop confortable de l’Idée, repor-tant en outre, quand le monde organisé en cosmos est encore un livre voulu par Dieu,la sémiologie de l’ordre divin. Dans une vision synoptique qui tourne la face de toutechose vers le spectateur, la perspective géométrique constitue un Umwelt domes-

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133 Merleau-Ponty, op. cit ., p. 22.134 Rome 1630, p. 221.

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tiqué tenant peu compte de la perversité du monde tel qu’il se phénoménalise. Lamultiplication des foyers de convergence peut tourner le péril d’une nouvelle vuequi ne serait que d’esprit, louant dans un cosmos encore fiable, encore Un, la parti-tion de la musique des sphères.

Il peut arriver ceci, que la profondeur se charge non plus de composer une har-monieuse figure de l’Intelligible, mais qu’elle fasse au contraire pressentir la figuredu discord . Ainsi Piero della Francesca, « dans l’Annonciation de Pérouse, avec sonlointain qui troue le tableau », et où « le temps et la mort se réaffirment. »135 AinsiBotticelli « peint la Derelitta, dont l’arrière-plan cruel signifie le malheur de l’âmeabandonnée à l’espace. Il s’enclôt dans le temps infirme comme dans l’énigme qu’ilfaut résoudre. »136 Tout au contraire Mondrian, dans une de ses époques, a dressé ses

 barreaux : « Ces figures plates, en apparence, comme des épures de carrelages, c’estun effort désespéré pour contenir derrière des grilles la dimension redoutée. »137

Carrache a eu la « franchise sexuelle »138 de rapporter l’Éros antique dans un chris-tianisme doloriste. Caravage, rompant l’ordonnance idéale, « sans le savoir, adéchaîné l’extériorité, qui engendrera la photographie. »139 Poussin a rempli la mis-sion liturgique et théophanique qui était alors dévolue au peintre, il a connu,amoureux du nombre pythagoricien, toutes les technicités voulant que la peinture,comme disait Vasari, aille procedento dall’intelleto ; mais aussi Poussin s’est laisséaffecter et traverser sensuellement par le dehors, réalisant par là une synthèse dansles contradictions où Bonnefoy voit un modèle de sagesse témoignant en faveur dulieu terrestre. Coûteuse sagesse, supposant le sacrifice de cet absolu qui se trouvetout près de nous, et même en nous, dans un équipement d’organes condamné às’abîmer et à se défaire. Et ce fut la crise baroque, Copernic décentrant la terre,Galilée prouvant la corruption de la matière jusque dans le ciel. Ce qui dérange par-fois l’harmonie de l’arrière-image au Quattrocento vient envahir le premier plan

dans l’esthétique baroque. Et c’est la leçon chaosmotique baroque – le baroque étantdéfini « un ésotérisme de l’évidence »140 – que de discéditer, en les surexposant, lesmerveilleux faux-semblants leurrant le regard, que de remonter de manière si com-

 plexe, en forme spécifique de spirale ou de colonne torse, vers la vérité du sacré. Ou bien de sombrer, sous le poids des écrasantes vérités nouvelles, dans un abîme demélancolie mortifère141.

 Nous ne saurions rapporter maintenant trop de nuances, fort spécialisées, dansles arts plastiques. Qu’on repère seulement ce mot –  symptôme  – chez Bonnefoylui-même. Ainsi à la fin des « Notes sur Hercule Seghers » : « Quand l’équilibren’est plus que formulation satisfaite, langue figée, clôture artificielle, où dès lors nesubsiste plus que le vide, la plus haute ambition peut se glisser dans la “maladie”

 pour se porter au contact de la limite invisible où les signes changent de sens. Il y ades moments où le symptôme peut être la forme en creux de cette venue que disait

 Peinture et littérature chez Yves Bonnefoy /  47

135 « Le Temps et l’intemporel dans la peinture du Quattrocento », L’Improbable, p. 83.136 L’Improbable, p. 132.137 Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, p. 123.138 Rome 1630, p. 230.139 Idem, p. 130.140 Ibid., p. 44.141 Sur la mélancolie baroque on renvoie en particulier à Walter Benjamin, Origine du drame

allemand baroque.

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 positivement, aux temps archaïques, le symbole. Où la “nouvelle harmonie” n’a pou-voir de se faire entendre que dans la syncope de l’ordre et de la norme établis. »142

Symptôme (sinthome) – et symbole, dans le sens cette fois non pas d’une poterie,d’une pièce ou d’un androgyne brisés, symbole-signe qui dénote en vertu d’une loide sens généralisée par convention. Panofsky a fait jouer ces termes au risque de lesdissoudre l’un dans l’autre : la symbolisation iconographique est liée au meaning  – auxcontenus de signification intrinsèque chargés de répondre des tendances essentiellesde l’esprit humain, non loin des « grandes images » de Bonnefoy. Georges Didi-Huberman nomme pour sa part  symptôme, dans un sens subversivement dérivé dePanofsky, une puissance visuelle de négativité venue travailler certaines images par le détail, en jouant d’une « efficacité “sombre” qui, pour ainsi dire, creuse le visible(l’ordonnance des aspects représentés) et meurtrit le lisible (l’ordonnance des dis-

 positifs de signification). »143

Théorisé par Freud sur le modèle du rêve inconscient, en outre des névroses hys-tériques, le symptôme au travail assure une fonction de déchirure contrariante dansles systèmes de représentation qui voudraient se satisfaire d’eux-mêmes et se for-clore. Il y va de l’apparaître phénoménologique, du se-montrer dans son jeu avec unne-pas-se-montrer annoncé avec tant de complications sur la ligne paradigmatiquede l’indice-icône-symbole, du symbole-symptôme-sinthome, de l’épiphaniereligieuse : « Toutes les indications, représentations, symptômes et symbole ontformellement, si différents soient-ils entre eux, la structure de base de l’ap-paraître( Erscheinen). »144 Des conjonctures épistémologiques dont Bonnefoy s’est faitl’historien et le généalogiste, soulignant particulièrement la fracture baroque,seraient à considérer de plus près : sous l’espèce de l’idea vasarienne, de l’intellect(intelletto), du concept (concetto) occupés longtemps à régenter l’univers des formeset du sens, à identifier platoniquement la Forme à l’eidos, c’est une propension aux

valeurs de l’idéalisme dans ses avatars les plus modernes qui est combattue par Bonnefoy, ennemi sur ce point de soi-même. De ce morcellement des représenta-tions classiques héritées de la théorie des Formes, de cette crise de la symboliqueiconographique, par-delà du régime symbolique tout entier au sortir de laRenaissance, « fuse l’étrangeté d’une matière »145 dans le chaosmos contempo-rain. S’il s’agit du corps humain, le ça parle inconscient du symptôme trahit l’imageen faisant retour dans la plastique, rapportant avec lui la précarité d’une chair, etd’une chair atteinte.

Ce drame de l’image s’aperçoit plus évidemment qu’ailleurs dans les christo- phanies, dans la marque du stigmate, et point n’est besoin d’aller déchirer la toile àl’endroit du coup de lance reçu sur la Croix : une tache pigmentée de couleur peut ysuffire. « Il te faudra franchir la mort pour que tu vives, / La plus pure présence estun sang répandu », lisait-on en 1952 dans  Du Mouvement et de l’immobilité de

 Douve146

. Bonnefoy poète distribue les couleurs dans la langue en rêve – la couleur rouge en particulier, celle de l’incarnat, à commencer par ce fameux nuage rouge qui

48  /  Hervé Micolet 

142 L’Improbable, p. 210. C’est nous qui soulignons.143 Devant l’image, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 174.144 Heidegger, « Le concept de phénomène »,  Être et temps, II, A, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de philosophie », 1986 pour la trad. fr.145 Didi-Huberman, op. cit ., p. 196.146 Poèmes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », p. 74.

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réconciliera Mondrian avec la terre sanguine. Bonnefoy théoricien inscrit sa déci-sion de pensée dans le vieux conflit entre disegno et colore : la couleur, à lire par exemple l’essai sur Duthuit intitulé « Un ennemi des images »147, vient par sonintempérance déchirer et consumer de l’intérieur l’image pacifique que voudraientétablir des contours, des lignes et des formes dans un milieu dompté. La couleur,

 principe d’altérité et d’intempestivité censuré par le dessin figuratif, est le chiffre dela présence matérielle dont il faut apprendre à ne pas faire la ruineuse épargne. Àterme, c’est cette terre même, dans sa limitation, dans sa profusion substantielle, quiest à retrouver et à aimer, reconnue pour le seul lieu et le vrai lieu du séjour – c’estle fait du sol (53), telle cette poignée de terre que Poussin ramasse pour dire « quec’est cela Rome » (155).

La terre-berceau – alias tombeau –, il faut apprendre, pour s’y entendre à vivre,à y devoir mourir. L’itinérant est initié à la condition premièrement périssable, àl’étrange logique renversée que récapitule la formule nietzschéenne Meurs et deviens, que Héraclite avait tôt imagée : « À l’arc, le nom de vie – l’œuvre demort. »148 Si la vie est toujours vie allant mourante, si chaque jour marche à la mortselon la loi stoïcienne du quotidie morimur , il est plus singulier que le mourir doiveengendrer le vivre, que la mort soit la donation causale et fatale ouvrant pour effetl’horizon de vivre. Bonnefoy a placé son premier grand texte, Du Mouvement et del’immobilité de Douve (1953), sous l’autorité de Hegel indiquant la nécessité pour l’esprit d’incorporer ce comble du négatif qu’est la mort. L’œuvre entière est unemeditatio mortis qui en appelle au sacrifice de Baudelaire, un des premiers poètes àavoir apporté son corps, échangé, au prix de sa propre vie, l’idée de mort contre lamort même de la créature, « vaine forme de la matière » (45).149 Ce que l’auteur de L’Arrière-pays mesure dans sa maturité, c’est la présomption de cette épigraphe de jeunesse, et la difficulté et la lenteur des opérations internes qu’il faut effectuer pour 

consentir vraiment à la dette qui nous fait mortels. Ce trajet suppose de déconstruireles prestiges de cet  Ailleurs qui déprécie la terre d’ici, qui la calomnie tout pla-toniquement. C’est d’une lutte contre le ressentiment qu’il s’agit, mauvais désir tirant argument des souffrances passées ou promises et qui consiste à se venger dela vie pour ce qu’elle fait subir.

Qu’est-ce que la réalité ? Qu’est-ce que le monde ? « Depuis que l’hommeregarde il pose cette question. Mais il est très rare qu’il comprenne que la réponsedépend de son regard. »150 Prose du voyage spirituel si soucieuse de désintriquer cededans qui ne souffre que conflits, qui sait les risques de son solipsisme, et ce dehorsqui déploie son altérité salvatrice, prose du voyage effectif, L’Arrière-pays rapporteses arpentages parmi les faits du sol. L’épreuve de réalité apporte un essentieldessillement. Le symptôme qui était à faire tomber était logé dans les yeux, commesi les paupières avaient été longtemps collées. « Un homme, dit encore Maldiney, a

le regard de sa vie. Et le seul fait de vivre nous empêche d’avoir les yeux purs – et,à la limite, un abandon. »151 Du regard le monde dépend et l’usage heureux (su-

 Peinture et littérature chez Yves Bonnefoy /  49

147 Le Nuage rouge, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », p. 125-157.148 Fragment 48. Trad. de Roger Munier.149 Cf. « L’acte et le lieu de la poésie ». La formule « vaine forme de la matière » est une cita-

tion implicite de Mallarmé rapportant sa « crise de néant » (cf. Correspondance).150 Maldiney, Aux déserts que l’histoire accable, p. 14.151 Op. cit ., p. 15.

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 blimé) du sinthome, véhiculé en mode optique par l’art pictural, suppose uneconversion du regard qui fasse en sorte de retourner, par des voies que Bonnefoynomme ailleurs celles d’un réalisme initiatique, au monde échu, à cette réalité du solque Rimbaud a qualifiée de « rugueuse ». Il aura fallu se mettre en route pour de

 bon, expérimenter le vrai chemin – « le vrai chemin, celui qui fait frémir dans son brodequin le pied de l’explorateur, et sur sa pédale l’orteil du bicycliste, et dontl’amorce exaspère jusqu’à la crépitation de l’étincelle secrète cette rugissante auto

 prête à la dévorer, c’est ce torrent immobile qui part de n’importe où pour arriver nulle part. Dahin ! Dahin ! C’est l’appel qu’il adresse à l’âme comme le poids faitau corps. »152 Le voyageur, c’est avec les yeux d’un peintre qu’il ressent et qu’ilregarde, pour appréhender non pas ce qui se pose devant lui à distance rhétoriqued’objet, telle église ou tel tableau, mais la manière dont l’église ou le tableau semanifeste, entre en présence, amenant qui ressent et regarde à se rendre à son tour 

 présent au phénomène de l’apparaître. Il voyage comme on a pu voyager jadis, auXVIIe siècle et encore avec Van Gogh, quand l’on était un peintre du nord, en direc-tion du midi de l’Occident – de la grande promesse solaire : on renvoie à ce textedes Récits en rêve, « Le peintre dont l’ombre était le voyageur », qui retrace l’aven-ture méditerranéenne de Willem Schellinks dans les années 1661-1665.

Après quoi je finis par aller en Italie, tout de même, et là je découvris,en une heure, inoubliable, que ce que j’avais pris, chez Chirico, pour un mode imaginaire et qui plus est, impossible, en fait existait sur cetteterre, sauf qu’il était renoué ici, recentré, rendu réel, habitable, par unacte d’esprit aussi nouveau pour moi que d’emblée mon bien, mamémoire, ma destinée. (61)

Événement, et avènement à soi. La médiation de l’art italien, architecture, statu-aire, peinture, les tableaux en particulier de Giotto, de Masaccio, de Piero dellaFrancesca avaient exacerbé un sourd désir, mais il manquait le réel renoué et renduréel  – cette « soudaine morsure de la Réalité »,153 miraculeuse et cependant simenaçante, en somme évitée au jour de l’enterrement sur les rives du Lot, contrequoi l’on peut préférer longtemps la protection d’une image. Voici les situationsenfin échangées contre les représentations fantasmées de l’ailleurs, exposant à l’im-

 prévisibilité radicale que possèdent les choses réelles, les choses mêmes lorsquequ’elles se donnent par surprise, excédant toute prise effectuée d’avance.

Le peintre, selon une heureuse formule de Peter Handke rendu par les couleursde Cézanne au « royaume des Formes » sur les pentes de la montagne Sainte-Victoire154, est un maître d’humanité. Ce fut précédemment la leçon – leçon touted’amour – apprise par Rilke, consignant en quelques jours l’impitoyable dimensionde la charogne survenue chez Baudelaire et le geste de bénédiction terrestrequ’effectue Cézanne :

À l’intérêt que Cézanne m’inspire, je mesure combien j’ai changé.(…) Je suis retourné aujourd’hui voir ses tableaux ; l’ambiance qu’ilscréent est unique. (…) La conscience tranquille qu’ont ces rouges, ces

50  /  Hervé Micolet 

152 Claudel, op. cit ., p. 137.153 Maldiney, Regard, parole, espace, p. 16.154 Cf. La Leçon de la Sainte-Victoire ( Die Lehre der Sainte Victoire, Suhrkamp, 1980), Paris,

Gallimard, coll. « Arcades », 1985 pour la trad.fr.

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 bleus, leur véracité simple vous éduquent ; pourvu que l’on se montre parmi eux parfaitement disponible, on dirait qu’ils font quelque chose pour vous. 155

Cézanne – la Sainte-Victoire qui s’apparaît parce que l’abstraction, hors toutdilemme avec la réalité, consiste à rendre chaque chose à soi en la dépassant vers son style156 – dont Bonnefoy se souvient aussi comme d’un courant d’amour, desorte « que va refluer la force de vie qui nous fait aimer les choses de la terre. »157

Le peintre est remercié pour ce qu’il donne à aimer – « cet amour étant transféré toutentier dans l’acte de peindre. »158 Il l’est, dans cette version sécularisée du culte desimages, comme le fut jadis le saint intercesseur quand il y va du salut de l’être. Dansun magnifique poème de 1959, « Dévotion », Bonnefoy sait gré du don épiphaniquequi fut offert en Italie, qui décida de sa vocation : « Aux peintres de l’école de

Rimini. J’ai voulu être historien par angoisse de votre gloire. Je voudrais effacer l’histoire par souci de votre absolu. »159

Moïse sauvé des eaux160

Si la Gestaltthéorie161 s’attache aux chemins qui conduisent à la forme, laGestalt reste un idéal de la structure aperçue à partir de sa genèse. Tandis que laGestaltung cherche à rendre compte de la formation même de la forme, de la syner-gie des forces à un moment pré-structural, dans l’acte même de leur constitution quiarticule du temps sur de l’espace pour constituer l’être de l’œuvre d’art. C’est entre-

 prendre de traverser l’Umwelt effectif, le milieu réfractaire, insensé, informel, injus-tifié, au prix d’une expérience à mesure auto-déduite, autoengendrée, et combien

 précaire. Entendons par expérience non pas la capitalisation rassurée d’un savoir,mais la dimension même de la traversée, pénétration progressive, exposition au

 péril, à l’obstacle, engagement de l’être à travers tout : la racine  per (« à travers »)« est la plus riche de toutes les racines indo-européenne, par où se formule la situa-

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155 Lettres sur Cézanne, Paris, Seuil, coll. « Le don des langues », 1991 pour la trad. fr. Cettelettre sur Cézanne date du 13 octobre 1907. Le poème de Baudelaire « La Charogne » estcommenté dans une autre lettre, datée du 19 octobre.

156 Cf. Maldiney, « Le faux dilemme de la peinture : abstraction ou réalité », Regard, parole,espace, p. 19.

157 Cf. « Devant la Sainte-Victoire », Remarques sur le dessin, op. cit., p. 39.158 Rilke, op. cit ., p. 51.159 Repris in Poésies.160 Pour une étude détaillée de ce motif, cf. Patrick Née, Poétique du lieu dans l’œuvre d’Yves

 Bonnefoy, ou Moïse sauvé, PUF, coll. « Littératures modernes », 1999.161 La question de la forme reprise de fond en comble par la Gestaltthéorie est depuis une

trentaine d’années fortement investie par Maldiney. Il faudrait se souvenir des successivesentreprises de déconstruction de l’ancienne formalité initiées depuis le début duvingtième siècle par les mouvements de pensées viennois et allemands (Hildebrand,Riegl, Wölfflin, Einstein, Cassirer, Benjamin…), sans oublier les formalistes russes.

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tion première de l’homme dans le monde. »162 Réintégré dans une métaphysiquemais aussi dans une physique, rapporté au site d’en-bas par cette conceptiondynamisante, le devenir de l’être – compris comme un être ayant à être – constituel’enjeu vital des gestes créatifs.

[Le voyageur] renonce soudain (ces mots me furent longtempsobscurs) à la catégorie de la forme. Et il sort de l’église, et se laissechoir sur les dalles. Une voix à son oreille murmure : Ma l’erba è sem-

 pre la stessa… Après quoi il reprend sa route. Mais, cette fois, auhasard. (82-83)

Or il est probable que « le sens de l’être a été limité par l’imposition de laforme »163 dans les cosmogonies trop soucieuses d’unité et de clôture, dictées enmode platonicien par l’Idée, en mode chrétien par le Verbe. On devra faire

autrement, désormais, que de rabattre les productions d’univers dans les discours devérité qui ont soutenu l’histoire dogmatique de l’Occident, et que symptomatise enmode rhétorique le célèbre Ut pictura poesis âprement discuté par Bonnefoy. Avecla faillite de la théorie des Formes, c’est aussi le souci de l’originarité (Urgrund ) quidoit faire son deuil pour consentir au vertige d’un monde infondé, sans fond, sanslimites – Abgrund . Les œuvres baroques, Bonnefoy le constate lucidement, « ne fontque refléter une irrémédiable rupture dans le pouvoir de fonder. »164 Par sa facture, L’Arrière-pays, surgi sur son fond d’abîme, défait toute formalité discursive et dis-ciplinaire. Par la teneur des questions soulevées, reprises ailleurs, ce texte nous jetteau cœur des problèmes les plus arides de l’histoire de l’art et de l’esthétique, quinous viennent massivement de Vasari, de Kant, de Hegel, de Panofsky, que larecherche actuelle de Didi-Huberman repense avec la psychanalyse, non sans buter sur les catégories du symptôme et du symbole. Par son souci dernier de l’être de

chair, ce texte embrasse par-delà toute la question sémiologique où l’espèce a établilongtemps ses plus belles demeures de sens.Contre Platon, contre sa propre tendance, Bonnefoy choisira Plotin pour corriger 

sa ligne de mire visuelle et conceptuelle. Le recourbement  plotinien de l’Idée versles simulacres réhabilités de la terre a sa correspondance dans le complexe débat sur les icônes, où tout est affaire de prétentions examinées. L’icône hiérurgique, l’icônethéophore chargée de mana, telle qu’on a pu la défendre, participe à un degré vari-able au prototype divin vers lequel elle conduirait par des voies consubstantielles quisont ascendantes : les cieux sont ouverts. Plotin suggère plutôt, pour le salut de tous,une descente des énergies déificatrices dans notre Royaume, l’icône, les Écritures,les sacrements prononçant alors le même message. Le schème descendant, purgeantaussi l’orgueil humain, Bonnefoy le voudrait faire agir comme un renversementradical de perspective dans son œuvre en forme générale de palinodie : de quoi fairese déclore « la présence, le fait du sol, dans son recourbement 165 sur soi qui produitun lieu » (53). Saine application du vouloir en pensée, résistance démonique dunon-vouloir :

52  /  Hervé Micolet 

162 Maldiney, L’Art, l’éclair de l’être, p. 118.163 Jacques Derrida, « La forme et le vouloir-dire. Note sur la phénoménologie du langage »

(1967), Marges – De la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 187.164 Rome 1630, p. 156.165 C’est nous qui soulignons.

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Vorrei e non vorrei, quelque chose d’obscur en moi se refusait à latâche. Et je me fis des reproches. À quoi bon avoir décidé d’affronter la finitude, lu Baudelaire, Rimbaud, Chestov, inscrit en épigraphe d’unlivre des mots sur la vie de l’esprit et la mort que je savais la vérité dela poésie autant que de l’expérience sérieuse, si c’était pour retomber,sinon dans le premier rêve (car tout de même Florence, et cesscrupules, m’en délivraient) du moins dans le regret incessant du rêveet l’inhibition devant lui ? (119-120)

 Palinodie ( palin, « en sens inverse » et ôdè, « chant ») se dit dans le sens d’undésaveu logique du discours, et plus essentiellement dans le sens d’un chant revenusur lui-même, d’une rétraction poétique. Le poème serait la juste formule trouvée làoù la théorie s’enferre sans pouvoir trancher. Et justement « le symptôme n’existe – n’insiste – que lorsqu’une déduction synthétique, au sens apaisant du terme, n’arrive

 pas à exister. »166 L’état d’irrésolution, et plus de conflit permanent, tient à la soli-dité mais aussi à la mobilité du symptôme toujours replacé sur la ligne de front oùs’affrontent et se réconcilient – le temps d’une formation de compromis – de per-

 pétuelles violences antagonistes. Par là cependant chemine la force vitale du désir – du grand désir. Désir de tout, désir de rien, désir toujours d’autre chose que lesimages laissent fuir. C’est sous la condition que l’indice de négativité ne soit pasrefoulé par les vues idéales, que l’effet scopique d’autre chose, effet d’inconscient,effet de virtualité, soit reporté de manière tangible sur un plan d’immanence. Rêver,oui : « Mais qu’est-ce que cela nous vaudra, dans la vie même ? Désirer de cettefaçon, n’est-ce pas risquer de perdre cela même qu’on désire ? »167 Ainsi lemaniérisme, dans la lignée de Botticelli, est-il « l’art du désir qui ne se renonce pas,et lui sacrifie la terre à peine pourtant reconnue. » (79) L’initié renoue ces anneauxqui enchaînent la trinité du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire dans leurs nœuds

 borroméens. Qu’idéalement la jouissance vienne à s’accomplir, sans aucun reste, etc’est le désir qui cesserait, privé de tout horizon transcendantal. Le désir pulsionnelveut aveuglément, sans effectuer la traversée des logiques de séduction : « Rêver la

 possession – car c’est bien de cela qu’il s’agit avec l’éros – nous forclôt de la pré-sence pleine de ce qui est ; et tout aussi bien, de notre présence à nous-mêmes. »Tandis que le « grand désir » se survit à soi-même dans les cas « où une “grande”image, dégagée du réseau des signes par la vigilance intuitive du désir d’être, sus-

 pend le flux du simple désir de posséder, de l’éros. »168

Le voyageur de  L’Arrière-pays apprend à réserver en avant de soi la structured’horizon qui anime la poussée désirante, laquelle doit consentir à demeurer tou-

 jours inassouvie. Il effectue un nouage de l’être à un point de relatif équilibre quidélie des énergies neuves. Le symptôme tombe qui empêchait de vivre, mais lesinthome vient boucler et rouvrir la structure formelle : il est ce qui ne doit pas

chuter, ce qui doit seulement changer en circulant autrement afin que reste possiblela possibilité du désir. Ce moment définit pour Bonnefoy la troisième époque del’élaboration créatrice, qui est celle d’une acceptation169. Vaincus par une morale – et par une sorte de cure que le geste d’écrire aura su réaliser ailleurs que chez le

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166 Didi-Huberman, op. cit . p. 213.167 Rome 1630, p. 256.168 « Entretien avec Jacques Ravaud », op. cit ., p. 20.169 Idem, p. 27.

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 psychanalyste –, dépassés du moins partiellement, provisoirement, les dénis et lesdénégations prennent acte des principes les plus élémentaires mais aussi les plus ter-ribles du séjour et se libèrent dans une nouvelle façon d’exister. Cette sagesse touterelative, qui n’est pas un consentement soumis, qui est proche plutôt de l’amor fatistoïcien lui-même revitalisé par le grand oui illimité du dionysisme nietzschéen170,réclame sans doute pour s’accomplir toute la durée d’une existence. Elle suppose ceque Bonnefoy nomme une réduction de l’imaginaire, précisant aussitôt : « C’est que

 je ne la pratique pas, je ne fais que m’y efforcer. »171 Les chimères de l’imagi-naire –  imagimère  – sont parmi les plus tenaces de toutes celles que l’homme

 promène sur son dos, occupant sa vie à répondre d’elles. Aussi chaque livre est-ilune réponse insuffisante : « Je n’ai rien pu qu’ébaucher. Et le livre n’est en celaqu’un échec. Sauf qu’il a valeur, à mes yeux, valeur en tant qu’échec même, parcequ’au moins j’ai compris, à un moment défini de son regard sur le monde, que c’é-tait là tout ce que j’étais capable d’atteindre : ce qui arme, pour continuer à chercher,et peut même valoir pour d’autres… Il y a des protagonistes, vous disais-je à proposdes diverses époques d’écriture. »172

 L’Arrière-pays rassemble ces protagonistes internes du processus créateur, lesaffronte violemment, et les laisse en plan avec cet ultime symbole du labyrinthe deLucques. Symbole ou symptôme ? Le symptôme, qui n’est pas dépourvu d’une forcede symbolicité, ne symbolise que l’équivoque indéfinie sur quoi le désir fait fond :« Il porte en lui les trois conditions fondamentales d’un repli, d’un retour  présentéde ce repli, et d’une équivoque tendue entre le repli et sa présentation : tel serait

 peut-être son rythme élémentaire. »173 On pourrait exploiter à ce point le conceptd’image dialectique proposé par Benjamin, tâchant de dépasser avec Baudelaire lesréflexes conditionnés de l’esprit moderne et de l’esprit antique. L’image dialectiqueréfute à la fois le penchant nostalgique-mélancolique dévoué aux archétypes de la

mémoire imaginative – tels que Jung a voulu les pérenniser dans l’inconscient, telsque Bonnefoy les aime : « Aux approches de l’absolu on a droit, comme le peintred’icônes, à ces rapides stéréotypes » (94) –, et l’injonction de pure immanence,

 post-moderne plutôt que moderne. Renvoyant dos à dos les archaïsmes et les nou-veaux cynismes tautologiques, l’image ainsi redéfinie relance une possibilité decroyance éclairée en même temps qu’une vitalité inédite de l’espèce dans l’Occidentchrétien exténué par sa propre histoire. Sur cette proposition doublement critique,Bonnefoy semble renchérir :

Et quant à la poésie, je tendais, et je tends toujours, à en proposer uneconception dialectique, où dans un premier mouvement rêveur elle sedonnerait à l’image, mais pour critiquer celle-ci ensuite, au nom del’incarnation, pour la simplifier, l’universaliser, pour finir par l’identi-fier aux données simples de l’existence, perçues elles aussi infinies

mais par l’intérieur cette fois, par la résonance – qu’aucune nostalgiene vient plus troubler – de leur suffisance à chacune…174

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170 Cf. en particulier Ainsi parlait Zarathoustra.171 « Entretiens avec Bernard Falciola », p. 37.172 Idem, p. 37-38.173 G. Didi-Huberman, op. cit ., p. 214.174 L’Improbable, p. 17.

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 L’Arrière-pays a trouvé sa manière inédite en contournant les différentes espècesd’imposition de la forme – ou de l’informe, volontiers érigé en norme esthétiqueultime –, sur cette crête extrêmement aiguë où l’être met sa vie dans son pouvoir sinthomatique de création. Une formation littéraire de compromis : tel est peut-êtrele trait formel le plus certain de ce texte porté par sa lutte et qui ne conquiert un peude sérénité que dans ses dernières pages recentrées sur la Rome baroque. Tel estaussi le sentiment plus général d’Alain Besançon, notifiant la victoire finale del’iconophilie : « Ma thèse est que ce triomphe est ambigu. Qu’il se résout en un com- promis instable, toujours au point de verser dans ses contraires, l’iconoclasme etl’iconolâtrie ; que la résolution théologique du problème, qui passe par une réaffir-mation de l’Incarnation, ne suffit pas à garantir que l’image exprime et réalise en faitcette ambition d’incarnation. »175 Nous sommes partis d’un parallèle proustien. Or l’essentiel de La Recherche ne se joue pas dans une exhumation du temps enfui etenfoui, pas plus que dans une scolastique savante : La Recherche, tournée vers unfutur comme tout texte d’apprentissage, raconte le devenir d’un homme de lettres, ledevenir-auteur d’un rêveur velléitaire, affronté comme l’égyptologue au régime dessignes. L’historien d’art susceptible de mettre ses passions à distance d’objet,advient au moment où  L’Arrière-pays s’achève, de même que le narrateur de  La Recherche entreprend son grand œuvre quand l’auteur est sur le point d’en sortir.C’est un devenir homme, plus précisément un devenir-historien-de-l’art qui se réca-

 pitule dans cette traversée initiatique. Un livre amène toujours un livre, surtout chezBonnefoy qui constitue son grand œuvre en réseau inextricable. Aussi peut-on fairel’hypothèse anachronique que  Rome 1630, publié deux ans plus tôt (1970), estcomme la suite directe et le développement de notre ouvrage. Dépassant son premier engouement pour le Quattrocento, le penseur du phénomène baroque, du Seicento,« cette grande époque des images », annonce rétrospectivement sa naissance à la fin

de L’Arrière-pays – livre-projet ( Entwurf ), livre de possibilisation. Le considérablecorpus concernant la peinture, la sculpture, l’architecture – consacré par l’ AlbertoGiacometti, Biographie d’une œuvre de 1991 – a le récit de son ouverture dans leserrements de notre texte d’aujourd’hui. « La parole du chemin éveille un sens, quiaime l’espace libre et qui, à l’endroit favorable, s’élève d’un bond au-dessus del’affliction elle-même pour atteindre à une sérénité dernière. »176

Ayant évoqué un ton fondamental (Stimmung ) – le ton Bonnefoy –, posons pour finir que l’invention d’un ton en histoire de l’art est l’un des enjeux de la modernitéépistémologique, sans oublier qu’il en va en matière d’histoire de l’art comme de lalogique de l’inconscient, tout historien étant un inventeur du passé – un  fictor occupé à raconter en images et en mots (historein). S’il est vrai, comme penseGeorges Didi-Huberman, que plus encore que la méthode c’est le ton des exégèsesqui doit étre réévalué, que ce ton se manifeste depuis Vasari, et jusqu’à Panofsky en

 passant par Kant et Hegel, comme ton de certitude, ton néo-kantien  posant dessavoirs péremptoires, l’ère du doute – non-savoir du symptôme plutôt que savoir dusymbole – est aujourd’hui advenue comme déchirure,  part maudite du connaîtrelogée dans la part construite. Bonnefoy, autoritaire dans sa parole, faisant autorité,

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175 L’image interdite, Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Fayard, coll. « L’esprit dela cité », 1994, p. 11 – 12. C’est nous qui soulignons.

176 Heidegger, « Le Chemin de campagne » ( Der Feldweg , 1948), Questions III et IV , Paris,Gallimard, coll. « Tel/Gallimard », pour la trad. fr., p. 14.

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n’est pas le moins intimidant des exégètes ; il a cependant apporté le caractère pro-fondément troublé qui manquait à une discipline académique : « Telle est l’effica-cité du symptôme, sa temporalité de syncope, que l’identification des symboles s’y

 pulvérise pour essaimer d’affolante façon. »177 L’humble fait du sol demeure lavisée de cet affolement en recherche de sérénité dernière. C’est la part essentielle,en littérature, de ce qu’on appelle poésie, risquée dans une confusion antérieure à lafausse clarté de la langue conceptuelle :

La poésie a longtemps voulu habiter dans la maison de l’Idée, maiscomme il est dit, elle en a été chassée, elle s’est enfuie en jetant descris de douleur. (…) La poésie se poursuit dans l’espace de la parole,mais chaque pas en est vérifiable dans le monde réaffirmé. Elle opèrela transmutation de l’abouti en possible, du souvenir en attente, del’espace désert en cheminement, en espoir. Et je pourrais dire qu’elle

est un réalisme initiatique si elle nous donnait, au dénouement, leréel.178

La rencontre, plutôt que l’impossible procès de recognition. Dans ce mouvement porté en avant de soi, dans cette sortie de soi extatique que promet L’Arrière-pays,un pur présent est dans l’imminence de se déclarer, non pas dans un lieu qui seraitabsolument le vrai lieu – le locus patriae –, mais plutôt là où quelque chose a lieu,à Apecchio par exemple, rien qu’en passant un jour quelconque, où se marquel’événement de la rencontre : des presque-rien, des je-ne-sais-quoi – « l’indifférent,l’oubliable par excellence. » (92). Qu’est-ce que le monde, qu’est-ce que le réel ?« Disons que le réel, c’est l’arbre comme on le voit avant que notre intellect ne nousdise que c’est un arbre ; ou ces dilatations lentes de la nuée, ces resserrements etdéchirements dans le sable de sa couleur qui défient le pouvoir des mots. »179 La

 phénoménologie effectue ici son tournant téléologique. Le réel, pour paraphraser Maldiney et Lévinas, c’est cela même que l’on n’attendait pas, que l’on n’avait pas

 prévu, cela dont on ne possède pas la formule par avance ; cela qui est pourtant déjàlà, comme depuis toujours là mais en attente, l’autrement-que-soi, imprévisible etnon-réductible au même : ce que l’on ne peut pas inventer, reconnaître, ce que l’on

 peut seulement rencontrer. Ainsi l’herbe, toujours différente – différ ante180 – dans lemaintien différé de son essence : « l’erba è sempre la stesse » (92). Mille fantasmes

 peuvent s’inventer, et mille œuvres d’art. Ce qui ne s’invente pas, c’est la préséancedu tout-autre, la part débordante du  plus  – le  pleon  – donné par chance dans lemoment révélateur de la rencontre. Des tableaux. Des façades d’église. Des visages.Et même le visage d’un peintre sans gloire, disciple de Crivelli, un de cesCrivelleschi  produisant dans une veine épigonale. (De même dans  Rome 1630voit-on réhabilités les Bamboccianti et leurs bambochades, pour ce qu’elles saisis-sent parfois l’éclat de l’ordinaire.) Lorenzo d’Alessandro a peint un visage énigma-

tique qui exprime un  sentiment inconnu  – on retrouve ici le titre d’un des projetsavortés. Un sentiment inconnu dans l’aire d’expression du visage, « une variante del’esprit, impénétrable à jamais. » (137)

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177 G. Didi-Huberman, op. cit ., p. 216.178 « L’acte et le lieu de la poésie », p. 130.179 Remarques sur le dessin, op. cit., p. 14.180 Pour parler avec Derrida.

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L’accueil du visage manifesté dans son mystère sémantique rend à autrui ladimension de transcendance singulière. Benjamin avait encore pressenti, de manière

 pessimiste à l’époque de la technique standardisée et du fascisme, que la valeur cultuelle aurait (avec la photographie) « son ultime retranchement » dans le visagehumain : « Dans l’expression fugitive d’un visage d’homme (…), l’aura nous faitsigne, une dernière fois. »181 En nominaliste, l’homo viator se souvient au final ducaractère insuppléable de la création et de la créature passagères : « On ne peut se

 passer, dans le contact avec l’être, de la médiation des êtres particuliers. »182 Jedeviendrai, pour cette raison, historien de l’art, dit alors Bonnefoy. Je deviendrais

 plus exactement, dit-il, le conteur de l’art, le fictor . Chaque homme a le regard de savie, chaque grande époque considérée dans un temps expliqué a eu son regard col-lectif, qu’il s’agit de réquisitionner pour ce qu’il nous suggère, pour ce qu’il possèded’averti, et qui est encore pour nous à naître : « L’art ne se forme pas à partir d’unesensibilité disponible aux seuls besoins de l’histoire. C’est la lente accrétion qui a lafois la révèle et vient protéger un secret. »183 Et « l’être n’est-il pas qu’inachevé,

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181 « L’Œuvre d’art… », op. cit ., p. 285.182 Rome 1630, p. 123.183 idem, p. 154.

Piet Mondrian, Le Nuage rouge

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après tout, le chant obscur de la terre un brouillon moins à étudier qu’à reprendre, laclef manquante moins un secret qu’une tâche ? » (30) L’historien, le linguiste, legénéalogiste, l’archéologue, le poète ne cherchent plus maintenant une improbableorigine. Ils recommencent plutôt une naissance, puisque L’Arrière-pays, en dernièreanalyse, échange une palinodie contre une palingenèse. L’espace tourné vers l’êtrenatif ouvre sa temporalité disponible de sorte que l’errant peut désormais se confier au dehors du monde : la libre Étendue184 ne pose pas l’être dans l’ordre des sérénitésinstantes ; mais elle apaise, sur le chemin sans but, une errance enrichie de sa docteignorance. L’auteur a gardé souvenir de ces berceaux d’enfance qu’on appelait desmoïses  – « ces berceaux d’osier, ces paniers qui doivent leur nom à l’élu de Dieuabandonné sur le fleuve. » (88-89) Poussin, de retour à Rome, ramasse la poignée deterre :

Il marche le long du Tibre, au printemps, quand les eaux affluent,noires en profondeur, étincelantes ; et comme il y a là des laveuses, dontl’une a baigné son enfant et l’élève haut dans ses bras, ses yeux étince-lants eux aussi, – Poussin regarde, comprend, et décide de peindre,maître du rameau d’or s’il en fut, ses grands Moïse sauvé. (156)

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184 Cf. Heidegger, « Sérénité », et « Pour servir de commentaire à Sérénité. Fragment d’unentretien sur la pensée », Questions III , Paris, Gallimard, 1966. La Libre étendue est rela-tion de proximité à l’égard du toujours-lointain, du toujours-autre qui transcende la pen-sée représentative.