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Ivan Bounine (Бунин Иван Алексеевич) 1870 — 1953 LE FOL ARTISTE (Безумный художник) 1921 Traduction de Maurice, parue dans Europe, t.1, 1923. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Bounine - Le Fol Artiste

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Le Fol Artiste

Ivan Bounine

( )

1870 1953

LE FOL ARTISTE

( )

1921

Traduction de Maurice, parue dans Europe, t.1, 1923.

Le soleil se dorait lorient brumeux, au del de la bleutre brume des forts lointaines, au del de la blanche dpression que dominait, dune berge peu leve, une antique ville russe. Ctait la veille de Nol, une matine radieuse, de gel modr et de givre.

Le train de Ptrograd venait darriver: sur la cte, par le chemin de neige que les patins avaient nivel, des traneaux de louage montaient en files de la station, chargs de clients ou vides.

La vieille et vaste htellerie, sur limmense place, vis--vis des vieilles galeries du march, tait calme et dserte, les apprts de la fte tant achevs. On nattendait point de voyageurs. Mais soudain, devant le perron, sarrta un traneau sur lequel se trouvait un monsieur, portant lorgnon, aux yeux stupfaits, coiff dun bret de velours noir sous lequel se rpandaient des boucles grises, reflets verdtres, envelopp dune longue pelisse de poil marron et lustr.

Le cocher longue barbe rousse toussa avec affectation pour montrer quil tait gel, quil faudrait le gratifier dun pourboire. Le client ne lui accorda aucune attention et sen remit aux gens de lhtel pour rgler le prix de la course.

Conduisez-moi dans la chambre la plus claire, dit-il dune voix forte; et il savana dune solennelle dmarche par le spacieux corridor, la suite du jeune domestique qui portait sa valise, une valise riche, sans doute achete ltranger. Je suis un artiste, dit encore larrivant, mais pour cette fois, je nai pas besoin dune chambre expose au nord. Oh! que non point!

Le domestique ouvrit toute grande la porte du numro un, que lon rservait aux voyageurs de marque; ctait un appartement compos dune entre et de deux vastes chambres dont les fentres taient nanmoins petites et fort en retrait cause de lpaisseur des murs. Ces pices taient chaudes, confortables et tranquilles; la lumire du soleil sy faisait ambre, voile par le givre qui couvrait les carreaux infrieurs. Le domestique dposa dlicatement la valise sur le tapis, au milieu du salon; ctait un jeune gars aux yeux intelligents et gais; il sarrta pour attendre le passeport du voyageur et ses instructions. Lartiste, de taille peu leve, de complexion lgre malgr son ge, toujours coiff de son bret, en veste de velours, fit quelques pas dun coin de la pice lautre, et, rejetant son pince-nez par un simple mouvement des sourcils, frotta de ses mains blanches, qui paraissaient dalbtre, son visage ple et tourment. Ensuite, il jeta sur le serviteur ltrange regard dyeux qui ne voyaient point, le regard dun homme trs myope et fort distrait.

Le vingt-quatre dcembre mil neuf cent seize, dit-il. Tu dois te rappeler cette date!

Cest compris, rpondit le serviteur et ses yeux exprimrent quil tait tout dispos obir.

Lartiste tira dune poche latrale de sa veste une montre dor et dun regard rapide, clignant un peu de lil, la considra.

Il est exactement neuf heures et demie, poursuivit-il en rtablissant sur son nez son lorgnon. Jai atteint le but de mon plerinage. Gloire dans les cieux Dieu et paix sur la terre aux hommes de bonne volont! Mon passeport, je te le donnerai, ne tinquite pas, mais, pour linstant, jai autre chose faire. Je nai pas un instant perdre. Je dois bien vite aller en ville pour rentrer ici onze heures juste. Je dois parfaire luvre de toute ma vie. Mon jeune ami, dit-il, en tendant une main vers le serviteur pour lui montrer deux anneaux de mariage dont un, au petit doigt, tait une alliance de femme, cet anneau que tu vois, cest un testament remis sur un lit de mort!

Parfaitement, monsieur, rpondit le domestique embarrass.

Et ce testament, je lexcuterai! dclara lartiste dune voix tonnante. Je peindrai une uvre immortelle! Et je la laisserai en cadeau toi-mme!

Nous vous remercions bien humblement, rpondit le serviteur.

Mais, mon cher, toute la difficult est en ceci que je nai apport ni toile, ni couleurs; cette monstrueuse guerre men a tout fait empch. Jespre me les procurer ici. Je vais enfin raliser toute vive lide qui ma affol durant deux annes entires et qui, ensuite, sest transfigure, dune manire si merveilleuse et si terrible, Stockholm.

Lartiste scandait les mots et considrait fixement, travers le lorgnon, son interlocuteur.

Le monde entier devra connatre et comprendre cette rvlation, cette bonne nouvelle! scria-t-il, en faisant de la main un geste thtral. Entends-tu? Le monde entier! Tous!

Cest bon, monsieur, rpondit le domestique. Je prviendrai le patron.

Lartiste se couvrit de nouveau de sa pelisse et se dirigea vers la porte. Le domestique se prcipita toutes jambes pour lui ouvrir le chemin. Lartiste le remercia dun grave signe de tte et savana dans le corridor. Sur le carr de lescalier, il sarrta une seconde et ajouta:

Dans le monde, mon ami, il ny a pas de plus grande fte que Nol. Et il ny a pas de mystre qui puisse galer la naissance dun homme. Voici le dernier instant du monde sanglant, du vieux monde! Un nouvel homme vient la vie!

Dans la rue, le jour stait clairci, tout fait ensoleill. Le givre, sur les fils tlgraphiques, traait par le ciel dazur des lignes dlicates et diapres, et dj seffritait, se dissminait. Sur la place sentassait une vritable fort de sapins de Nol, aux paisses et sombres ramures. Devant les boutiques taient suspendus des porcs entiers, corchs et gels, aux chairs blanches profondment dcoupes le long des chines dodues; on voyait aussi des gelinottes au plumage gris, des oies dpouilles, des dindes, tout cela gras et fig. Des passants changeaient quelques mots, puis couraient leurs affaires; des cochers cinglaient leurs chevaux au long poil, les patins crissaient sur la neige.

Je te reconnais bien, vieille Russie! scriait lartiste en cheminant travers la place; et il considrait les marchands et les marchandes, vtus de grosses toffes, la taille fortement serre, lair jovial, qui poussaient leurs cris de vente devant les talages couverts de jouets en bois, fabriqus la main, et de grands biscotins blancs, en forme de chevaux, de coqs et de poissons.

Lartiste appela un cocher et se fit conduire dans la grandrue.

Mais, vivement! onze heures, je dois tre chez moi, au travail, dit-il en sasseyant dans le froid petit traneau et en rabattant sur ses genoux la lourde couverture, raidie par la gele.

Le cocher hocha du bonnet et enleva rapidement son client au trot dun petit hongre pansu, par la route tincelante, unie.

Plus vite, plus vite! rpta lartiste. midi le soleil est dans tout son clat. Oui, ajouta-t-il, en examinant les choses environnantes, ces lieux me sont connus, quoique bien oublis. Comment sappelle cette piazza?

Quest-ce que vous voulez? demanda le cocher.

Je tai demand comment sappelle cette place? cria lartiste, saisi dune fureur soudaine. Arrte, vaurien! Pourquoi mas-tu men cette chapelle? Jai peur des glises et des chapelles! Arrte! Sais-tu bien quun jour un Finnois me conduisit au cimetire et jcrivis aussitt des lettres au roi et au pape, et ce Finnois fut condamn mort! Rebrousse chemin!

Le cocher arrta net son cheval lanc toute allure et regarda son client dun il ahuri:

O voulez-vous donc que je vous mne? Vous avez dit dans la grandrue...

Je tai dit vers le magasin dart!

Barine, prenez un autre cocher, nous ne nous comprenons point.

Eh bien, va-ten au diable! Tiens, voil tes deniers!

Et lartiste, maladroitement, se glissa hors du traneau, jeta au cocher un billet de trois roubles, puis sloigna, revenant sur le chemin parcouru, marchant au milieu de la chausse. Son ample pelisse stait entrouverte et tranait sur la neige; les yeux de lartiste, hagards et douloureux, erraient de ct et dautre. Quand il aperut, la devanture dun magasin, des baguettes moules et dores, il entra vivement dans la boutique. Mais peine eut-il parl de couleurs que la demoiselle au teint empourpr qui tait assise, enveloppe dune fourrure, au comptoir, linterrompit:

Ah! non, des couleurs, nous nen vendons point. Nous navons que des cadres, des baguettes et des papiers de tenture. Et puis, je ne pense pas que vous trouviez chez nous, en ville, de la toile pour les tableaux et des couleurs lhuile.

Lartiste, avec un sincre dsespoir, se prit la tte entre les mains:

Mon Dieu, est-il possible! Ah! voil qui est pouvantable! En cet instant, en cet instant mme, les couleurs sont pour moi une question de vie ou de mort. Mon ide tait dj compltement mre Stockholm et, quand elle sera ralise dans la matire, elle doit produire une impression inimaginable. Je dois peindre la grotte de Bethlem, la Nativit, je dois dverser sur tout le tableau, sur la crche, sur lEnfant, sur la Madone, sur le lion et lagneau qui sont couchs cte cte, cte cte, entendez-vous! une telle allgresse anglique, une telle splendeur que ce soit vritablement la naissance du nouvel homme. Seulement, chez moi, la Nativit aura lieu en Espagne, au pays de notre premier voyage, de notre voyage de noces. Au loin, des montagnes bleues sur les collines, des arbres en fleurs, dans les cieux ouverts...

Faites excuse, monsieur, dit la demoiselle effraye, des chalands pourraient venir... Nous navons que des cadres, des baguettes et des tentures...

Lartiste tressaillit et, avec une politesse exagre, souleva son bret:

Ah! pour Dieu, pardonnez-moi! Vous avez raison, mille fois raison..

Et il sortit en toute hte.

Il passa devant plusieurs maisons et enfin, dans un magasin lenseigne de la Connaissance, il acheta un trs grand carton surface rugueuse, des crayons de couleurs et des tablettes daquarelle fixes sur une palette en papier. Ensuite, il se jeta dans un traneau et poussa le cocher vers lhtellerie. peine rentr dans son logement, il sonna. Le jeune domestique se prsenta aussitt. Lartiste tenait en main son passeport.

Voil! dit-il avec un geste vers le serviteur. Rendons Csar ce qui appartient Csar! Ensuite, mon cher, tu vas mapporter un verre deau pour laquarelle. Des couleurs lhuile, hlas! on nen trouve point. Cest la guerre! Sicle de fer! ge des cavernes!

Il rflchit un instant et, soudain, son visage sillumina denthousiasme:

Mais quelle journe! Seigneur Dieu, quelle journe! Exactement minuit vient au monde le Sauveur! Le Sauveur du monde! Jcrirai cela mme en bas du tableau: Nativit du Nouvel Homme! La Madone, je la peindrai daprs la face de celle dont le nom est dsormais sacr, je la ressusciterai, celle que la violence a assassine, avec la vie nouvelle quelle a porte sous son cur!

Le domestique, par toute son attitude, montrait encore quil ne demandait qu rendre service; il sortit. Mais lorsque, quelques minutes plus tard, il revint, tenant un verre et une carafe deau frache, lartiste dormait profondment. Son ple et maigre visage tait pareil un masque dalbtre. Il tait tendu, renvers sur un monceau doreillers, au milieu du lit, dans la seconde chambre, la tte rejete en arrire, les cheveux pars, de longs cheveux gris, reflets verdtres, et on ne 1entendait mme point respirer. Le domestique sloigna sur la pointe des pieds et, derrire la porte, heurta le patron de lhtel, petit homme trapu, aux cheveux taills en brosse, aux yeux perants.

Eh bien? chuchota vivement le matre.

Il dort, rpondit le serviteur.

Extraordinaire! dit le patron. Et le passeport est en rgle. Il y a seulement une note, comme quoi sa femme est morte. Ivan Matvitch ma tlphon, il ma dit davoir lil. Aussi, mon gars, attention! Nous sommes, frre, en temps de guerre.

Il dit Je te ferai un cadeau, laisse seulement que je travaille! rpondit le domestique. Il ne demande pas le samovar...

Voil, voil! reprit le patron et il appliqua loreille la porte.

Mais le silence rgnait, et lon ne sentait que latmosphre de mlancolie qui pse toujours dans une chambre o quelquun dort.

Le soleil dsertait lentement ce logis. Il disparut tout fait.

Le givre, aux carreaux des fentres, devint gris, triste, sans clat. Au crpuscule, lartiste se rveilla brusquement et se prcipita aussitt vers la sonnerie.

Cest pouvantable! cria t-il ds que le domestique se montra. Tu ne mas pas rveill! Et cependant, cest prcisment en vue de ce jour que nous avons entrepris notre terrible odysse. Tu nignores pas, sans doute, que Kitchener lui-mme a t prcipit dans labme. Figure-toi donc ce que ctait pour elle, enceinte de huit mois. Nous avons travers des milliers de barrires, dobstacles; nous navons ni dormi ni mang pendant six semaines presque. Et la mer! Le tangage, le roulis furieux! Cette crainte incessante de sauter en lair! Tout le monde sur le pont! Les ceintures de sauvetage! Le premier qui se met en chaloupe sans permission, je lui crabouille la cervelle!

Cest bien a, dit le domestique, absolument abasourdi par les cris stridents du locataire.

Mais quelle radieuse clart nous avions aujourdhui! poursuivit lartiste dun ton plus calme. De lhumeur o jtais alors, jaurais achev louvrage en deux ou trois heures! Enfin, quy faire! Je travaillerai toute la nuit. Aide-moi seulement prparer ce quil faut. Cette table, je crois, peut aller...

Il sapprocha dune table qui se trouvait devant un canap, ta le tapis de velours qui la couvrait, secoua le meuble:

Elle est assez daplomb. Mais voil: vous navez ici que deux bougies. Il faut en apporter encore huit, sans quoi je ne pourrais peindre. Jai besoin dune profusion de lumire.

Le domestique sortit encore et se fit attendre longtemps; enfin il se prsenta avec sept bougies montes sur des chandeliers dpareills.

Il en manque une, elles sont toutes prises dans les chambres, dit-il.

Lartiste sagita encore une fois et se mit crier:

Ah! quel ennui! Il en fallait dix, dix! chaque pas, ce sont des obstacles, ce sont des misres! Aide-moi, du moins, mettre la table juste au milieu de la chambre. Nous augmenterons la lumire ainsi, elle se rflchira dans la glace.

Le domestique trana la table vers lendroit indiqu et la consolida.

Maintenant il faut la couvrir de quelque chose de blanc qui nabsorbe pas la lumire, murmurait lartiste en aidant le serviteur par des gestes maladroits; et, tout instant, il laissait tomber et reprenait son lorgnon. De quoi nous servir? Les nappes blanches jen ai peur... Ah! mais, jai un tas de journaux; par prvoyance, je ne men suis pas dbarrass!

Il ouvrit sa valise sur le plancher, en tira plusieurs numros du Novo Vrmia, les tendit sur la table, les fixa avec des punaises, tala les crayons, la palette, mit en ligne les neuf bougies et les alluma toutes. La chambre eut alors un trange aspect, un air de fte, mais aussi une apparence funbre en ce luxe de feux. Les fentres apparurent toutes noires. Les bougies se rflchissaient dans la glace, au-dessus du canap, et jetaient une vive lumire dor sur le ple et srieux visage de lartiste, sur la jeune physionomie du domestique affair. Quand, enfin, tout fut dispos, le serviteur recula respectueusement jusquau seuil de la chambre et demanda:

Mangerez-vous chez nous ou dehors?

Lartiste sourit, dun sourire amer et thtral:

Quel enfant! Il simagine quen une pareille minute je pourrais manger! Va en paix, mon ami. Tu es libre prsent jusqu demain matin.

Et le domestique sortit sans bruit.

Les heures scoulaient. Lartiste allait et venait dun coin lautre de la pice. Il stait dit: Il faut se prparer! Derrire les fentres, la nuit dhiver, de gel, tait toute noire. Il baissa les stores. Dans lhtellerie, tout tait silencieux. Derrire la porte, dans le corridor, des pas circonspects, bruissaient furtivement: on surveillait lartiste par le trou de la serrure, on coutait. Ensuite, ce bruit mme sapaisa. Les bougies flambaient, les feux tremblotaient, rflchis dans la glace. Le visage de lartiste prenait un air de plus en plus stupfi, de plus en plus austre, de plus en plus tourment.

Non! scria-t-il soudain, en sarrtant brusquement. Il me faut dabord ressusciter ses traits dans ma mmoire! Arrire les craintes enfantines!

Il se pencha sur la valise, ses cheveux flottrent. Il glissa une main sous le linge, tira de l un grand album de velours blanc, sassit dans un fauteuil devant la table. Il ouvrit lalbum, rejeta la tte en arrire avec une expression rsolue et fire, puis simmobilisa en contemplation.

Il y avait, dans cet album, une grande photographie: elle reprsentait lintrieur dune glise ou dune chapelle vide, des votes, des murs brillants de pierre lisse. Au milieu du temple, sur un catafalque envelopp de drap noir, un long cercueil tait pos dans lequel gisait une maigre femme, aux paupires closes, formant deux saillies. La tte, troite et belle, tait ceinte dune guirlande de fleurs, les mains croises reposaient sur le haut de la poitrine. Au chevet du cercueil se dressaient trois candlabres; aux pieds de la morte sallongeait une toute petite bire dans laquelle se trouvait un bb pareil une poupe.

Lartiste concentrait toute la force de son regard sur les traits effils de la dfunte. Soudain, son visage grimaa dpouvante. Il jeta lalbum sur le tapis, bondit vers la valise. Il y fouilla jusquau fond, repoussant sur le plancher les chemises, les chaussettes, les cravates... Non, ce quil cherchait ne sy trouvait point! Il regardait dsesprment de tous cts, se frottait le front...

La moiti de ma vie pour un pinceau! scria-t-il dune voix rauque, en frappant du pied. Tu las oubli, tu las oubli, malheureux! Cherche donc, accomplis un prodige!

Non, il navait point de pinceau. Il chercha dans ses poches, trouva son canif, se prcipita vers la pelisse... Fallait-il couper quelques poils de fourrure, les attacher un porte-plume, une brindille quelconque? Mais o se procurer du fil? Ctait la nuit, tout le monde dormait... on le prendrait pour un fou! Et, dun geste furibond, il ramassa sur le canap le carton quil plaqua sur la table, courut chercher, dans la seconde pice, des oreillers quil mit sur le fauteuil pour tre assis plus haut, et, saisissant tantt un crayon, tantt un autre, il sabsorba tout entier dans son uvre.

Il besognait sans relche. Il avait t son lorgnon, sinclinait trs bas vers la table, appliquait des traits nergiques et srs, se rejetait en arrire, attachait un regard fixe la glace dont le clair brouillard tait plein de flammes tremblantes et bigarres. la chaleur des bougies, les cheveux de lartiste staient mouills aux tempes; la contention gonflait les veines de son cou. Ses yeux taient las et brlants, ses traits encore plus macis. Mais, comme auparavant, il tait mortellement ple.

Il constata enfin que le carton tait irrparablement gt, encombr de dessins absurdes, clatants, dont les valeurs et la signification se contredisaient, sopposaient absolument: la fivreuse inspiration de lartiste ne sasservissait point son dsir, excutait tout autre chose que sa volont, que ce vers quoi le poussaient certaines forces de son me. Il retourna le carton et, saisissant un crayon bleu, resta comme engourdi pendant quelque temps. Lalbum ouvert gisait prs du fauteuil. Le regard tait frapp par le long cercueil, par le visage inanim. Lartiste ferma violemment lalbum. Dans la valise, sous le linge, apparaissait un flacon, dans une gaine de paille tresse, qui contenait de leau de Cologne. Lartiste se leva, dvissa vivement la capsule et se mit boire lalcool qui lui brlait les lvres. Il vida presque la fiole et, haletant de cette flamme embaume, la gorge incendie, se remit marcher dans la chambre.

Bientt, une force juvnile sempara de lui, une audace tmraire, la certitude de chacune de ses penses, de chacun de ses sentiments, la conscience de tout pouvoir, de tout oser: plus de doutes! plus dobstacles! Lespoir, la joie le comblaient. Il lui semblait que les lugubres obsessions, les diaboliques suggestions de lexistence, dont les flots noirs avaient submerg son imagination, refluaient prsent. Hosanna! Hosanna! Bni soit Celui qui vient au nom du Seigneur!

prsent, devant les yeux de son esprit, avec une clart saisissante, inconnue jusque l, se dressait ce dont son cur avait eu soif, cur qui ntait point dun esclave de la vie, mais dun crateur, comme il se le disait. Les cieux dbordant de lumire ternelle, pms dans un azur dnien, ouats de nuages merveilleux bien que confus, se prsentaient son rve; rayonnants, les visages et les ailes dinnombrables sraphins, ravis en allgresse, se manifestaient dans leffrayante beaut liturgique des cieux; Dieu le Pre, redoutable et joyeux, misricordieux et triomphant, comme aux jours de la cration, se haussait au milieu de ces figures, resplendissante, gigantesque apparition; la Vierge, dun charme ineffable, aux yeux brillants de flicit maternelle, debout sur les sphres nuageuses que transperait le bleu profond des terres lointaines tendues ses pieds, rvlait au monde, levait sur ses bras divins lEnfant splendide comme le soleil; et Jean, puissante figure farouche, ceint dune peau de bte, tait agenouill aux pieds de la Mre, dans une extase damour, de tendresse et de reconnaissance, baisant la frange du saint vtement...

Lartiste se prcipita encore une fois vers son travail. Il cassait ses crayons et, avec une hte fivreuse, de ses mains tremblantes, les retaillait coups de canif. Les bougies achevaient de se consumer, fondaient, coulaient sur les chandeliers brlants, flamboyaient plus ardentes encore prs du visage de lartiste dont les cheveux moites pendaient sur les joues.

six heures du matin, il pressa furieusement le bouton de la sonnerie: il avait fini, ctait fini! Ensuite il revint, courant toujours, vers la table et, debout, le cur battant, attendit le domestique. Il tait blme et dune si mortelle pleur, prsent, que ses lvres semblaient noires. Sa veste tait toute saupoudre de la poussire multicolore des crayons. Ses sombres yeux brlaient dune douleur surhumaine, mais aussi dun ravissement frntique.

Personne ne venait. Un silence de spulcre lentourait. Mais il restait debout, il attendait toujours, tout oreilles, incarnation mme de lattente. Dans une minute le serviteur allait accourir, et lui, crateur qui avait parfait son uvre, qui avait rpandu toute son me par un dcret de la Divinit mme, dirait vivement ces mots prmdits, terribles, triomphants:

Prends cela! Cest pour toi! Je te le donne!

Son cur battait si violemment quil tait prs de perdre connaissance, mais il tenait fortement le carton la main. Or, sur ce carton, tout couvert de bariolures, sentassait en amas monstrueux tout ce qui avait subjugu son imagination, tout loppos de son dsir primitif. Un ciel sauvage, dun bleu noir, flamboyait dincendies jusquau znith, de la sanglante conflagration des temples, des palais et des demeures qui sabmaient dans la fume. De noirs chevalets, des chafauds, des gibets avec leurs pendus, se profilaient lugubrement sur ces fournaises. Dominant tout le tableau, toute cette mer de feu et de fume, se dressait majestueuse, dmoniaque, une norme croix laquelle tait clou le Crucifi sanglant, dont les bras stendaient largement, docilement, sur la traverse de la croix. La Mort, revtue de son armure et de sa couronne dentele, ricanant de ses mchoires squelettiques, dun lan rapide, enfonait sous le cur mme de la Victime, profondment, un trident de fer. Quant au bas du tableau, ce ntait quun monceau dsordonn de cadavres, un corps corps de vivants qui se mordaient et se dchiraient, une mle de formes nues, troncs, faces et mains. Et ces faces hargneuses, aux crocs en dfense, aux yeux exorbits, taient si hideuses, si brutales, si grimaantes de haine, de fureur et de volupt fratricides qu on aurait cru plutt voir des mufles de btes, de fauves ou de dmons que des visages humains.

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Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 15 janvier 2013.

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