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Nicolas Brian-Chaninov (Брянчанинов Николай Валерьянович) 1874 – 1943 LES ORIGINES DE LA RUSSIE HISTORIQUE 1925 Article paru dans la Revue des questions historiques, 53 e année, 3 e série, t. 6, 1925. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Brian-Chaninov - Les Origines de La Russie Historique

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Les Origines de la Russie historique

Nicolas Brian-Chaninov( )

1874 1943

LES ORIGINES DE LA RUSSIE HISTORIQUE

1925

Article paru dans la Revue des questions historiques, 53e anne, 3e srie, t.6, 1925.TABLE

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II10III20IV26V35VI41VII47VIII54IX58X69XI74XII93XIII100XIV109

Der Prozess der Geschichte ist ein Verbrennen.Novalis.ILe pass de la Russie, au triple point de vue de la civilisation, de lethnographie et de la linguistique, se prsente nous sous laspect dun vaste palimpseste dont les origines remontent bien au del du ixe sicle, date officielle de la formation de ltat russe. Lhistoire de la Russie, tel un chne millnaire, a de puissantes et multiples racines qui ne sont slaves que dans une faible proportion. Cest pourquoi il serait contraire la logique et la vrit historique de fixer les dbuts de lhistoire de ce pays lapparition dans la plaine russe des premires tribus slaves.Qui oserait rattacher laube de lhistoire de France lapparition des Francs, ou le commencement de lhistoire de lAngleterre la conqute des les Britanniques par les Normands, ou encore celle de lItalie larrive des Goths et des Lombards dans la valle du P? Lhistoire de la France, de lAngleterre et de lItalie serait totalement incomprhensible si nous ne la rattachions lhistoire de la Gaule, de la Bretagne et de lItalie romaine. Dautre part, toute la civilisation moderne aurait un aspect btard si on ne la faisait driver de la civilisation grco-romaine.Ce qui est vrai pour lEurope occidentale ne lest pas moins pour les territoires de la Russie moderne. Lhistoire de la Russie, rptons-le, serait une chose incomprhensible sans lexistence dune longue priode prkivienne et de mme toute la civilisation russe resterait une nigme historique si on ne la rattachait la civilisation antique de la plaine russe.Mais, alors, comment se fait-il, demandera-t-on, que pendant si longtemps nous ayons t plongs dans une erreur profonde en ce qui concerne les origines de la Russie, sa civilisation, sa formation politique et sa composition ethnique? cela on pourrait rpondre que les historiens dhier et davant-hier avaient une prdilection marque pour les monuments graphiques au dtriment de toute autre source de renseignements, ils cartaient systmatiquement les donnes de larchologie et de la linguistique, quils connaissaient peine, ce qui leur permettait de professer un mpris souverain pour les racines des mots et la grammaire compare.Cette mthode de travail, applique lhistoire dun pays riche en textes et monuments graphiques, pouvait la rigueur se dfendre, et mme donner des rsultats pas trop errons. Mais, pour la Russie, elle ne valait pas grandchose, car le nombre des textes concernant les origines et la formation de ce pays a t de tout temps fort restreint et ne refltait que bien sommairement, dans la limite de quelques sicles tout au plus, le pass de la terre russe. Les historiens europens qui soccupaient, au sicle dernier, de la Russie antique, puisaient gnralement leur savoir dans le IVe livre de lhistoire dHrodote, dans la gographie de Strabon, dans lhistoire naturelle de Pline, chez Tacite, Polybe, Ammien Marcellin, Ptolme et quelques historiens barbares ou du moyen ge, tels que, Jordans, Adam de Brme et Saxo Grammaticus. Mais les historiens du monde grco-romain ne connaissaient que bien imparfaitement le pays des Scythes et des Sarmates. Le pre de lhistoire, Hrodote, fut certainement le plus consciencieux dentre eux; il visita personnellement les contres lointaines, assembla un nombre fort respectable de faits ethnographiques et historiques, tudia les murs et les coutumes des voisins immdiats des colons grecs de la mer Noire et tcha dliminer ou de contrler par lui-mme les rcits invraisemblables quon lui rapportait. Cependant il avoue que ses connaissances gographiques se bornent aux terres habites par les Scythes et leurs voisins immdiats du Nord, les Neures, les Androphages et les Melanchlaenes quil ne connat, du reste, que par ou-dire.Quant aux rgions situes au Nord et au-dessus des derniers habitants de ce pays, crit-il, les Scythes disent que la vue ne peut percer plus avant, et quon ne peut y entrer cause des plumes qui y tombent de tous cts. Lair en est rempli, la terre en est couverte. Mais, trs consciencieux, il explique un peu plus loin: Lorsque les Scythes et leurs voisins parlent de plumes, ils ne le font que par comparaison avec la neige.Cent cinquante ans aprs Hrodote, la situation navait pas chang et le Nord de lEurope restait, pour le monde civilis dalors, une parfaite terra incognita.Les Romains firent beaucoup, certes, pour la science gographique; cependant, la carte routire dAgrippa, en ce qui concerne lEst de lEurope, foisonne de fautes grossires, dindications inexactes, et cela bien quil existt dj cette poque des relations continues entre le monde romain et les Slavo-Lithuaniens de la Baltique. Quant aux historiens romains, occups quils taient de lEmpire et de son influence sur les Germains, ils ne sintressaient aux autres peuples que dans la mesure des dmls politiques de ces derniers avec Rome ou de leurs rapports de voisinage avec les Germains.La vracit des historiens du Bas-Empire est, dans beaucoup de cas, sujette caution; du reste ils confondaient les Scythes avec les Huns, tout comme les historiens romains. Dautre part, des faits trs caractristiques de lhistoire primitive de la Russie leur restrent inconnus ou ne furent point relevs par eux. Ainsi les historiens modernes qui tudiaient la Russie primitive sur la foi des crits anciens taient assez mal servis. Ceux dentre eux qui connaissaient le slavon ou le russe moderne semblaient mieux partags; encore navaient-ils leur disposition, comme texte primitif, que la chronique initiale (natchalnaa), attribue au moine Nestor. Nous savons aujourdhui de quelle manire et dans quel esprit cette chronique a t compose. Dailleurs, mme sans recourir la critique de ce texte, lexamen le moins prvenu suffit tablir le manque de connaissances de lauteur sur la composition ethnique du pays, sur sa gographie et son pass le plus proche. Fait plus grave, lannaliste commence son rcit un point dtermin ou plus exactement une place vide, si nous osons nous exprimer ainsi. Cette particularit a t releve jadis par un historien russe de grand mrite, M. Zabline. Selon la chronique kivienne, cest seulement partir de la venue des Variagues que la Russie connut une organisation politique dont les bienfaits se rpandirent sur le reste du territoire des Slaves orientaux aprs la conqute de Kiev par Oleg. Ce point de vue fut adopt par les premiers historiens russes qui firent croire urbi et orbi queffectivement, avant larrive des Variagues, il nexistait en Russie que le nant au point de vue gouvernemental.Lerreur commise par ces savants sexplique en partie par leur grande crdulit et leur manque de mthode dans la critique des textes, mais lerreur de lannaliste tait voulue. Pour lui, imbu quil tait de lidal monarchiste-byzantin que professait dj toute lglise russe, il ne pouvait tre question dune organisation politique l o il nexistait pas de prince souverain. Ainsi donc les cantons (volosti) slaves qui staient constitus bien avant Rurik, mais qui navaient pas de prince rgnant, taient, aux yeux de cet annaliste, dpourvus de tout lment gouvernemental.Sil tait diffcile de se faire une ide, mme approximative, de la Russie primitive et de ses origines daprs les auteurs anciens, la question restait presque aussi obscure aprs ltude des ouvrages publis par les savants russes dil y a un demi-sicle peine. Ceux-ci non plus ne savaient pas grandchose de prcis sur le pass lointain de leur pays, mais bien souvent ils cachaient leur ignorance sous des polmiques striles ayant trait la patrie primitive des Slaves ou lternelle question de savoir qui taient ces Variagues quon faisait venir de loin pour gouverner la Russie. Avaient-ils vraiment t appels par les Russes, ou bien sont-ils venus de leur propre initiative? etc. Dans ces controverses inpuisables les meilleurs esprits de la Russie dhier firent fausse route: un V. Soloviev, un Kostomarov. Et pourtant, lpoque mme de ces discussions, de vives critiques se firent entendre ce sujet. Lun des grands savants russes de ce temps, Ernest Kunik, crivait: Il est temps dabandonner la question oiseuse de savoir si les Variagues taient des Slaves ou des Finnois, si ctaient des Germains ou des gens venus dAsie; il est grand temps de se demander quel tait lhritage moral qui leur chut, quelles furent les forces qui se trouvrent en action au moment de la constitution de ltat russe, enfin de quelle manire, en gnral, cet tat fut constitu.Mais cet avertissement ne fut pas cout et les discussions byzantines continurent encore longtemps. Dautre part, pendant longtemps aussi, lhistoire et mme lhistoire primitive de la Russie fut une arme politique qui, dans des mains fort peu scientifiques, mais rsolues, devenait une massue ou un teignoir.videmment la science libre sefforait de combattre lhistoire officielle enseigne lcole et dont le chef fut jusqu ces derniers temps le professeur Ilovasky, aussi bien que les garements de ses propres membres; mais elle manqua fort longtemps dune mthode scientifique de travail, de connaissances larges et profondes, de collaboration troite avec les auxiliaires habituels de la science historique moderne: larchologie et la philologie.Tout cela a chang sans doute, mais cela a chang presque sous nos yeux, depuis une quarantaine dannes peine. Ainsi lintrt pour les Sagas islandaises et par consquent labandon du point de vue de Schloezer ne se firent sentir en Russie qu la fin du xixe sicle ou plutt au commencement du sicle prsent. De mme lpanouissement de la vie archologique russe ne se produisit quau commencement du xxe sicle, avec lentre en lice des vritables hommes de science qui surent voir les relations de larchologie avec la science historique.Ainsi les connaissances que nous possdons actuellement sur la prhistoire et les origines de la Russie ne reposent plus sur des lgendes et des hypothses, mais se trouvent tablies sur des bases scientifiquement construites. Et pourtant elles ne sont connues ou adoptes que par une faible minorit des historiographes europens de nos jours. La grande masse de ces savants, parmi lesquels il y a cependant quelques slavistes distingus, soit par esprit de routine, soit par timidit, scepticisme ou paresse, ne veut rien changer sa manire de voir et prfre continuer sommeiller sur des positions acquises. Ils ont pour excuse le peu dintrt que le grand public occidental a manifest jusqu ces derniers temps lgard de la Russie en gnral et de son histoire en particulier.IIAu commencement, il semble que les plaines de la Russie mridionale aient t habites par un peuple qui avait coutume denduire ses morts dune substance rouge et de les enterrer en pleine terre dans une position accroupie.La prsence de ce peuple dans les steppes russes nous a t rvle par les fouilles nombreuses pratiques surtout dans ces dernires annes sur les bords des grands fleuves russes, tels que le Dniestr, le Boug, le Dniepr, le Don, la Volga, lOural et le Kouban, ainsi que dans les valles du Caucase du Nord. Sous de vastes kourganes (tumuli), on a trouv des spultures contenant des ossements ou des squelettes entiers, en pleine terre, et, ct deux, des armes, tantt de pierre, tantt de cuivre, voire mme de bronze, des bijoux de toute espce, des poteries polychromes, des perles de verre, avec ou sans mtal, des ex-votos, des lambeaux dtoffes, etc. Tous ces objets dnotaient une poque archaque et une civilisation purement orientale dans ses grandes lignes, ce qui permit aux savants russes daffirmer, sans tomber dans lexagration, quon se trouvait en prsence des tombes des crateurs de la civilisation aenolithique qui correspond aux civilisations de llan, de lpoque protosumrienne en Msopotamie et proto-dynastique en gypte. Abstraction faite des poques palolithique et nolithique, nous devons constater avant tout, crit lminent archologue russe M. Rostovtzeff, que la Russie mridionale, surtout le Caucase du Nord, fut ds lpoque du cuivre un des foyers principaux dune civilisation dont les autres foyers ont cr les grandes civilisations de lAsie antrieure, de la Msopotamie et de lgypte.La priode du bronze, qui vint se superposer la civilisation aenolithique, est abondamment reprsente en Transcaucasie, dans la rgion, du fleuve Kouban, dans lOural et mme en Russie centrale. Au Caucase elle tait troitement lie la civilisation du cuivre. De l aussi elle rayonna par le Turkestan jusquen Sibrie occidentale et dans lOural. Par contre, la civilisation du bronze fut bien moins riche en Crime, ainsi que dans les plaines de la Russie mridionale: lusage des spultures contenant des squelettes accroupis y persiste sans interruption jusqu lpoque o les steppes furent submerges par les deux courants de la civilisation du fer, lun de provenance occidentale et dinfluence hallstattienne, lautre, plus riche et plus dvelopp, dorigine orientale et du type scythique.La colonie de Hallstatt stait constitue en haute Autriche, au moment o en Italie florissait encore la civilisation du bronze. Elle adopta lusage du fer, surtout pour les armes. Largent y tait inconnu. Cependant on y trouvait les produits les plus beaux et les plus varis des industries de lpoque, grce aux changes qui existaient entre Hallstatt et les riches cits de la Mditerrane, auxquelles la colonie transmettait lambre de la Baltique. Ces produits, Hallstatt les rexpdiait en partie vers lOrient voisin et plus tard vers le Nord-Est. Cest vraisemblablement par cette voie que furent introduits dans le bassin de la Vistule, par- exemple, les vases funraires surmonts dune tte, de fabrication trusque, et les urnes cinraires ornes de visages, quon a dcouvertes sur la rive gauche de la basse Vistule, sur le Boug et le long du Dniestr. De mme, une poque antrieure, le bas Danube et les Balkans connurent de nombreux spcimens de la cramique de Hallstatt que les tribus cimmriennes emportaient avec elles dans leurs prgrinations vers les bords de la mer Noire. En tous cas, comme le dmontre le professeur Rostovtzeff, la cramique de la priode proto-scythique, en juger par le rsultat des fouilles excutes le long du Dniestr et du Boug, est antrieure la cramique grecque du viiie sicle avant Jsus-Christ; elle prsente des analogies frappantes avec la cramique de la couche reconnue pour cimmrienne de Troie et les produits du march de Hallstatt.Le courant oriental de la civilisation du fer fut apport par les conqurants de race iranienne qui les Grecs donnrent le nom de Scythes, transformant leur manire le nom dune tribu iranienne: Asguzai.Lapparition des premires tribus scythes dans les steppes de la Russie mridionale correspond assez exactement lpoque o sopra une premire scission chez un autre peuple qui prit une trs grande part la formation de ltat russe. Nous voulons parler des Tchouds, plus connus sous le nom de Finnois. Et dabord quelle est lorigine de ce dernier nom? Il semble que cette appellation leur fut donne, assez tardivement du reste, par les Germains, dont la langue primitive possdait le verbe fennoz pour dsigner la marche, le changement, le dplacement continuel. Ainsi donc, on appelait finnois tout individu qui, nayant pas de domicile fixe, passait dun endroit un autre, bref, qui tait un nomade. Il faut remarquer cependant que, selon dautres linguistes, ce nest pas le verbe fennoz, mais le verbe finna (do le mot allemand finden) qui se trouve lorigine de cette appellation. Dailleurs, le verbe finna a exactement le mme sens que le mot fennoz. Lessentiel, pour nous, cest que le synonyme moderne de Tchoud nous vient de Tacite qui employait une forme latinise: fenni.Lapparition des tribus finnoises sur les deux versants de lOural, dans les plaines de la Sibrie occidentale et les steppes kirghizes dOrenbourg, remonte un ge archaque. Cette poque finno-ougrienne ignorait, semble-t-il, le culte du feu, bien que le mot feu (tulli) se trouvt dj dans son vocabulaire.Fait trange, ce peuple primitif qui ne possdait ni le culte des anctres, ni mme ce qui sy rattache le plus, le culte du foyer domestique, avait dans son langage un nombre considrable de mots sanscrits. En somme, ctait l ce quils possdaient de civilisation. Pourtant ces Tchouds ntaient pas ou ntaient plus des sauvages, bien que leur occupation favorite ft la chasse et que leur genre de vie net rien de sdentaire.Les Finnois, mme lpoque la plus recule de leur prhistoire, possdaient une industrie rpartie entre les monts Oural et les vastes territoires de la Sibrie occidentale. Cette industrie ne fit que prosprer et stendre au cours des sicles. Il est bien difficile de dfinir, mme approximativement, lpoque o le peuple tchoud commena exploiter les gisements minraux de lOural et de la Sibrie. Cependant, au cours du dblaiement dune mine de cuivre situe sur le territoire de Semipalatinsk, on trouva, trs profondment enfouis dans le sol, darchaques outils de pierre.La migration des tribus finnoises vers les forts du Nord, les clairires du Centre et les plaines du Sud-Est de la Russie saccomplit le long des grands fleuves tels que la Kama, la Volga, lOural, lOka et la Dvina du Nord, une poque mal dfinie encore. Tout ce que nous pouvons affirmer, cest que cette occupation, lente, mais ininterrompue, de nouveaux espaces propices la chasse, la pche et llevage, eut lieu sinon pendant la priode nolithique, du moins une poque o la pierre tait encore en usage sur le littoral de la Baltique.On a lieu de croire que lunit primitive du peuple finnois tait dj disloque cette poque. La priode dite finno-ougrienne tait close depuis longtemps. La priode finno-mordvine qui lui succda tait caractrise dabord par linfluence iranienne sur le langage et mme sur les murs, principalement chez les Finnois de la branche orientale, et en second lieu par lapparition, chez les Finnois des plaines, des premires notions dagriculture et de lindustrie laitire.De tout temps, les Finnois se sont montrs extrmement avides de savoir et prompts imiter. La langue finnoise reflte avec exactitude ces dispositions et nous fait apercevoir les diverses influences quelle subit au cours des sicles. En somme, les Finnois taient bien plus civiliss quon ne pourrait le croire en tudiant leur langue. Les emprunts multiples quils firent leurs voisins immdiats et mme loigns, les Iraniens ou les Lithuaniens dabord, les Germains ensuite, ne sexpliquent que par leur grande sensibilit. Certes la civilisation des Iraniens et des Lithuaniens tait quelque peu suprieure celle des Finnois, nanmoins il serait tmraire daffirmer que ce peuple ne fit aucun effort pour se forger une culture soi. Quant linfluence germanique, elle ne se fit sentir qu une poque relativement rcente, vers le premier sicle de notre re, cest--dire lpoque o la scission entre la branche occidentale et la branche orientale du peuple finnois tait, depuis longtemps dj, un fait accompli.Le premier contact des Scythes avec les Finnois sur le sol russe date du temps o lunit du groupe finno-mordvine existait encore, bien que des signes avant-coureurs de la prochaine scission, particularits des langages, des types ethniques, des murs et des coutumes elles-mmes, eussent dj fait leur premire apparition. Comme nous lavons fait remarquer tout lheure, les Iraniens entretenaient des rapports, suivis principalement avec laile droite de la population finnoise, cest--dire avec les tribus qui continuaient vivre dans les steppes kirghizes, au pied des monts Oural ou sur les terres basses du cours moyen de la Volga. On sest souvent demand quels taient les mobiles qui poussaient les Iraniens part les rapports ordinaires de voisinage frayer avec les tribus finnoises de qui, premire vue, ils navaient rien attendre. Lexplication qui nous parat la plus juste est celle-ci: la branche orientale de la famille finnoise habitait, en particulier, des territoires dont le sous-sol tait dune grande richesse. Cette richesse, partiellement exploite toutes les poques, le fut de plus en plus avec le temps. Au cuivre que les Tchouds retiraient des contreforts de lOural et de lAlta vinrent bientt sajouter des ppites dor et des lingots dargent dont une partie considrable passa dans les mains des trafiquants iraniens. un certain moment, labondance de ces mtaux fut si grande que les Finnois commencrent orner dor les pes de leurs chefs et les ttes de leurs idoles. Dans les sagas islandaises qui racontent les premiers voyages des aventuriers Scandinaves au royaume finnois de Biarmie, contre fabuleuse qui stendait de la haute Volga lOural et la mer Blanche, il est souvent question dun certain temple de Youmala, situ en pleine fort vierge, prs de lembouchure de la Dvina. Lidole de ce temple tait couverte dor; sur ses genoux tait place une large coupe dargent remplie jusquaux bords de riches offrandes en or et en argent. Il est incontestable, dautre part, qu lpoque mme du premier contact des Scythes avec les Finnois, ces derniers entretenaient des rapports de mme ordre avec le Sud-Est de lAsie centrale.Que les Scythes connussent le chemin qui menait au pays des Finnois et quils sy rendissent souvent, en dpit des difficults du voyage, cela ne fait aucun doute. Nous en trouvons la confirmation chez Hrodote, voici ce quil dit ce sujet: ... Vous trouverez des peuples qui habitent au pied de hautes montagnes (lOural). On dit quils sont tous chauves de naissance, hommes et femmes; quils ont le nez aplati et le menton allong. Ils parlent une langue particulire; mais ils sont vtus la manire scythe. On les appelle Argippens. Les Scythes qui voyagent dans leurs pays ont besoin de sept interprtes pour y exercer leur commerce.Les relations que les tribus finnoises de lOural et de la Sibrie occidentale eurent avec le centre de lAsie, principalement avec les contres qui constituent actuellement le Turkestan russe, se prolongrent pendant un laps de temps fort respectable. Linfluence de lAsie centrale sur les Finnois se manifesta surtout dans le domaine moral; cependant nous pouvons constater aussi certains emprunts dordre matriel. Ainsi, lesclavage adopt par les Finno-Mordvinns est d incontestablement linfluence de lEst asiatique. Ce fait est confirm, selon le professeur Pogodine, par une dcouverte philologique. La langue finnoise primitive possde le mot orja qui correspond au mot mordvin urja. On peut, dit Pogodine, indiquer toute une srie de mots o la voyelle o de la langue finnoise correspond le son mordvin u, qui est lquivalent de la lettre a des langues iraniennes. De cette manire, le mot finnois orja devient en iranien arya, cest--dire le nom mme des Aryens. tant donne que le Slave fut appel par les Germains Sclave, il nest peut-tre pas trop tmraire daffirmer que quelque chose danalogue sest produit pour les Aryens.Mais ce nest pas tout. Linfluence de lInde et mme celle de lgypte lointaine eurent chacune son heure et sa place dans la civilisation de lextrme Nord-Est. Certes, elles ne se firent sentir quindirectement et dans une faible mesure; mais nous avons des preuves matrielles de leur authenticit. Ainsi, on trouva en Sibrie une figure dOsiris en bronze qui fut envoye de Tomsk au Muse historique de Moscou; dans lOural et dans le gouvernement de Perm, on dcouvrit des perles de faence, de provenance gyptienne. Enfin, dun tumulus lev par la peuplade finnoise des Mryns, on retira une statuette en faence verte.Cependant, il arriva un moment, au cours des sicles, o tout signe extrieur de civilisation disparut de ces contres lointaines. Lexistence des populations du Nord-Est de la Russie et de lOccident sibrien ne se distingua point par de trs brillantes manifestations, sauf certaines priodes de courte dure. Avec le temps, elle devint de plus en plus terne et sombra, en dfinitive, dans lobscurit complte. Ce dclin correspondait dailleurs aux vnements qui eurent pour thtre la grande plaine russe la veille dun bouleversement profond, dont nous parlerons plus tard.

IIIIl est trs rare que la science historique appuie de son autorit les lgendes populaires. Voici cependant une exception: le voyage des Argonautes nest pas un mythe.Ce rcit reflte assez exactement les premires tentatives faites par les Grecs ou par les gens pour tendre leur navigation jusqu la Crime et au rivage caucasien de la mer Noire. Cela devait se passer 1.000 ou 1.200 ans avant notre re. Un peu plus tard, des colons venus de diffrentes parties de la Grce et de lArchipel fondrent aux embouchures des fleuves de la Russie mridionale et le long de la cte sud de la Crime, sur les points considrs comme les plus propices au ngoce et au transit, des espces de factoreries qui ne tardrent pas devenir des cits populeuses et prospres. Cest ainsi quaux embouchures du Boug et du Dniepr, lorigine des grandes routes commerciales de lantiquit qui menaient, lune aux rives de la Baltique, lautre vers la Sibrie et les Indes, naquit la colonie ionienne dOlbia. Dautres colonies surgirent aux terminus des voies qui venaient de lAsie Centrale et du Sud de lOural; telles furent: Tanas, Panticape, etc. Enfin, sur les ctes de la Crime proprement dite, quelques colons doriens dHracle-Pontique vinrent fonder Chersonse, tandis que des citoyens de la ville ionienne de Milet jetaient les bases de la future Thodosia. Les raisons qui poussaient les Grecs sexpatrier taient les mmes que celles qui animent la grande majorit des migrants modernes: difficult de trouver de louvrage et de gagner sa vie dans les cits surpeuples ou les campagnes appauvries; espoir dune existence plus large dans des pays vierges, mirage de la fortune possible, attrait des horizons nouveaux.Le colon grec tait avant tout un agriculteur. Aussi, dlaissant un moment donn le ngoce et la pche, commena-t-il dfricher les terres qui environnaient sa colonie, ce qui lui permit bientt dapprcier toute la richesse des terres noires de la plaine russe. Mais il lui tait bien difficile de se livrer la culture dans des steppes ouvertes tout venant. Il ny tait jamais labri dune incursion de nomades, jamais sr de pouvoir sauver temps aussi bien les fruits dun long labeur que sa propre existence. Il se passa donc un temps assez long avant que les bls de la Russie mridionale fissent leur apparition sur le march mondial. Ils y parurent enfin avec un succs toujours croissant, lorsque les voisins immdiats des colons grecs se rendirent compte des avantages de lagriculture, et lorsquune partie de ces colons eux-mmes et adopt une forme dexistence semi-nomade, comme nous le rapporte Hrodote dans sa description des environs dOlbia.

Cette particularit ne fut pas le seul trait distinct des colonies grecques de la mer Noire. part Chersonse, qui resta jusquau moyen ge une ville purement grecque, part peut-tre la cit dOlbia, ces colonies, surtout celles qui firent partie un moment donn du royaume du Bosphore Cimmrien, prirent au cours des sicles un caractre oriental et nexercrent quune influence trs superficielle sur leurs environs. Du reste, linfluence directe de la civilisation hellnique ne se fit sentir que dans une rgion trs limite. Les Grecs ne purent hellniser la Russie du Sud pour la simple raison que leur civilisation ne tarda pas se heurter une autre civilisation, celle de lOrient. Il se produisit donc, dans le Sud de la Russie, le mme phnomne quen Asie Mineure: le choc de la culture grecque et des civilisations antiques des Mdes, des Perses, des Babyloniens. Cependant, les villes grecques de la mer Noire jourent le mme rle que leurs surs de la Mditerrane en Italie, dans la Gaule et en Ibrie, lpoque initiale de la diffusion de la culture hellnique. Par leur intermdiaire, la Russie mridionale acquit un nombre fort respectable de valeurs, qui facilitrent plus tard lorganisation de sa propre existence.Ce heurt des deux civilisations dans les steppes russes eut pour rsultat lapparition, sur toute la ligne de dmarcation entre lEurope et lAsie, dune culture mixte, grco-scythe ou sarmate, dont lexemple le plus frappant fut le royaume du Bosphore.Sous les mmes auspices, un peu plus tard, sur le Dniepr, le Don, la presqule de Tamane, sur les bords de la mer dAzov (lantique Maeotis Palus) se fondrent des cits semi-grecques, des colonies agricoles et commerciales; sur des carrefours ou des extrmits de routes surgirent de vastes entrepts, des caravansrails o la civilisation dabord hellnique, puis grco-romaine, se mlait journellement la civilisation irano-orientale. Telles furent les villes de Tanas, sur le Don, Matarkha, sur la mer dAzov, Sinda (lAnapa actuelle) et enfin la bourgade agricole et commerciale qui exista de tout temps sur lemplacement actuel de la ville de Kiev.De nombreuses fouilles excutes sur lemplacement et aux environs de toutes ces cits antiques ont mis au jour une grande quantit dobjets divers, de provenance aussi bien grecque, persane, assyrienne qugyptienne et mme finnoise. Dans la ville mme de Kiev on a trouv, au cours de travaux de canalisation, une profondeur de 2 mtres environ, une figurine gyptienne reprsentant un chat de bronze. Aux environs de la ville, on a trouv des cachets damthyste en forme de scarabes, des figures dOsiris en bronze, des Bs en faence.

La preuve des relations extrmement anciennes et suivies entre la Russie du Sud et la valle du Nil ne nous est pas seulement fournie par la ville de Kiev. Lexploration systmatique des tumuli et des vestiges des anciennes cits sur les ctes septentrionales de la mer Noire et le long des grands fleuves, a dmontr que les produits de lindustrie proprement gyptienne ou dune industrie marque par linfluence de lgypte, avaient pntr en grand nombre par le canal hellnique ou grco-romain dans toute la Russie mridionale, o ils se sont maintenus plusieurs sicles durant.La cause principale, si ce nest exclusive, de la propagation des objets gyptiens hors de lgypte serait, selon Drexler, le culte des divinits gyptiennes. Effectivement le culte gyptien existait sur les bords du Pont-Euxin. Les documents pigraphiques, les figurines reprsentant Harpocrate, Osiris, Anubis ou Thot, sont des vestiges de ce culte. Labsence presque totale dIsis peut tre attribue un simple hasard. Cependant la religion ntait pas le seul mobile qui poussait les indignes et les habitants des villes hellniques de la Russie acqurir les produits gyptiens. Ils taient recherchs dautre part, soit cause de leur signification magique, soit en qualit damulettes, parures et objets de toilette. Enfin, il est fort probable que, dans les riches cits de la mer Noire, il existait aussi des amateurs dantiquits et des collectionneurs. En tous cas, Olbie par exemple, on trouva dans les couches des viie-vie sicles avant notre re des figurines, des scarabes et des scarabids. Des statuettes dOsiris et dautres dieux avec des monnaies alexandrines en bronze et un cylindre assyrien, ont t trouvs parmi les pierres et dans les sables du rivage, prs dAckermann, sur lemplacement de lancienne colonie grecque de Tyras.Mais les colonies grecques parpilles entre le Dniestr et le Dniepr, ainsi que sur la cte ouest de la Crime, nous ont donn trs peu dobjets vraiment gyptiens en comparaison lapport de lEst de la Tauride et des rgions limitrophes. Cela sexplique par ce fait que la vie intrieure dune colonie hellnique telle quOlbia, Tyras ou Chersonse gardait les principes dorganisation de la cit antique. Les civilisations archaques de lIonie et de la Dorique, apportes de la mre patrie par les premiers colons et mlanges bien souvent des rminiscences dune culture encore plus ancienne, constituaient la base de la vie intellectuelle et urbaine de ces communauts. Un courant nouveau, venant de Grce ou dailleurs, ny tait point admis sans rserve. Lesprit provincial et minemment conservateur de ces cits ne se prtait nullement linfluence ni linstauration des religions orientales ou exotiques. Cette particularit confra dailleurs ces colonies une certaine austrit, la noblesse et la force ncessaires pour renatre maintes fois aprs leur dclin. Du temps des Romains, elles eurent un regain de prosprit. Dtail retenir: tandis que les villes caucasiennes se voyaient transformes par Rome en camps retranchs, lexistence civile des colonies grecques dOlbia et de Chersonse fut scrupuleusement respecte et dfendue par des troupes romaines elles-mmes.Trs diffrentes taient la situation et la vie intrieure des cits de lEst de la Tauride et de la mer dAzov. Plus loignes des sources de la civilisation mditerranenne, elles entretenaient par contre des relations directes et suivies avec lOrient tout proche. Elles eurent dabord pour voisin immdiat un peuple de murs assez paisibles, quoique de culture rudimentaire; il fut remplac bientt par des tribus guerrires, envahissantes et autoritaires, mais non dpourvues dun certain raffinement de culture. La composition ethnique de ces colonies mmes, leur genre de vie, les occupations de leurs habitants taient dailleurs passablement htrognes. Ces circonstances expliquent pourquoi les cits dont nous parlons se trouvrent, un moment donn, submerges par des lments orientaux dont linfluence gagna leurs murs et leur religion aussi bien que leur langue et leurs arts. Les mmes faits nous permettent de comprendre lextraordinaire succs que rencontra dans ces pays lindustrie gyptienne. Mais lexpos des origines et des destines de ce que fut le royaume grco-iranien du Bosphore exige une tude spciale.

IVLexistence des Scythes a t rvle aux Grecs par Homre. Au dbut du 13e chant de lIliade, il en fait mention dans les termes suivants: ... La race fameuse des Hippomologues (cest--dire ceux qui traient les juments), qui ne vivaient que de lait et parvenaient aux dernires bornes de la vie humaine...Plus tard, dans la tragdie dEschyle (Promthe enchan), il est dit quaux souffrances de Promthe compatissent entre autres peuples les tribus nombreuses des Scythes qui habitent au bout du monde, autour de la mer Maeotienne.videmment, comme renseignement, cest un peu maigre. Hrodote en savait davantage sur le compte des Scythes. Mais il les a connus une poque o toutes leurs tribus taient dj installes dans les plaines de la Russie mridionale et mlanges en partie des peuplades dessence non iranienne. Quant lorigine mme des Scythes, aux mobiles qui les poussrent, un moment donn, envahir les steppes russes, ainsi quau chemin quils prirent pour y parvenir, il nen parle que fort peu et avec beaucoup de prudence, ne voulant point, videmment, surcharger son rcit de fables et dinvraisemblances.Selon les auteurs anciens, ce qui dtermina les Scythes fuir lAsie centrale o ils taient tablis depuis des sicles, ce furent leurs dmls sanglants avec les tribus semi-nomades des Massagtes, dans les plaines de lOxus (Amou-Daria). Parvenus la hauteur du fleuve Tanas (Don), les Scythes tournrent gauche vers les plaines du Bas-Caucase, o ils se rencontrrent avec les Cimmriens. Ce dernier peuple, qui habitait de longue date tout le vaste territoire compris entre le Don, les rives de la mer dAzov, la presqule de Tamane et la partie orientale de la Crime, nopposa quune faible rsistance aux envahisseurs. La majeure partie des tribus cimmriennes, abandonnant aux Scythes les steppes russes, se rurent vers la Perse, poursuivies par les Iraniens. Ceux dentre les Cimmriens qui restrent sur place furent absorbs par les Scythes jusqu perdre bientt, non seulement leurs particularits ethniques, mais leur nom mme.Cependant les Scythes, sur les traces des Cimmriens en droute, pntrrent leur tour dans le royaume des Mdes. Cela dut avoir lieu, au dire de Maspero, vers lanne 550 avant notre re. Le sjour des Scythes chez les Mdes dura toute une gnration, lis prirent part des luttes entre les Mdes et les Assyriens, soutenant tantt les uns, tantt les autres. Cependant cest avec les Assyriens quils eurent les rapports les plus frquents. Hrodote nous raconte que, lors de la prise de Ninive par le roi mde Kiaksar, les Scythes taient les allis des Assyriens et quils subirent une grande dfaite. Battus une seconde fois par les Mdes, quelques annes plus tard, ils rebroussrent chemin et rapparurent dans les steppes qui bordent le fleuve Kouban, probablement au commencement du vie sicle, peut-tre mme la fin du sicle prcdent. La preuve quils y sjournrent un certain temps nous est fournie par la dcouverte toute rcente dans cette contre dune srie de spultures purement orientales quon a toutes les raisons de croire scythes et qui datent des vie et ve sicles. Quant aux Cimmriens, ballottes de ct et dautre, ils finirent par senfoncer dans les ddales du plateau dAnatolie o lhistoire les perd de vue.Hrodote a bross dune main de matre, dans le quatrime livre de son Histoire, un clatant tableau ethnographique de la Russie mridionale au ve sicle avant notre re. Depuis lors, au point de vue graphique, rien nest venu sajouter cette description. Les historiens de lantiquit postrieurs Hrodote, tels que Strabon, Polybe, Ptolme, parlent surtout des hritiers des Scythes, les Sarmates. Les historiographes modernes cherchent le plus souvent, non complter Hrodote, mais linterprter. Le complment de lhistoire dHrodote a t fait de nos jours par les archologues et les philologues qui ont beaucoup travaill raviver et agrandir la vieille fresque du pre de lhistoire.Les dcouvertes archologiques de ce dernier quart de sicle ont grandement facilit la tche de ceux qui veulent suivre presque pas pas, non seulement les dplacements des tribus scythes travers les steppes russes, mais encore leurs volutions intrieures, cest--dire les changements progressifs de leurs murs, de leur faon de vivre, de leur mentalit, de leurs aspirations et de leurs gots, au contact des populations appartenant dautres races ou simplement sous linfluence de milieux diffrents. Dautre part, des recherches linguistiques, pousses fond, nous ont pleinement tabli les origines iraniennes des Scythes. Certes, parmi leurs tribus nombreuses, il a d se glisser des peuplades de sang non iranien; enfin toutes les tribus des Scythes authentiques navaient pas atteint le mme niveau de culture. Cependant, orientaux et occidentaux, les Scythes formaient une seule masse compacte, parlaient une mme langue, avaient des murs et une mentalit peu prs identiques. Tel tait lavis dHrodote et plus tard celui de Strabon. De nos jours, ce fait est soutenu par un grand nombre de savants, entre autres par le clbre historien russe Pogodine et le savant anglais Ellis H. Minns.

On connat, grce Hrodote, le nom des principales tribus scythes et la faon dont elles taient rparties de son temps sur le territoire de la Russie mridionale. Il ny a rien ajouter cela. Nanmoins quelques commentaires simposent. Il faut remarquer tout dabord que les Scythes, laboureurs ou agriculteurs, qui vivaient dans les steppes du Dniepr et du Boug, ainsi que dans la basse valle du Dniepr (lantique Borysthne) et par consquent dans le voisinage immdiat des colonies grecques dOlbie et de Tyras, taient sdentaires. Ils rcoltaient le bl non pour leur usage personnel, mais pour la vente. lpoque o Hrodote les visita, ils avaient dj perdu beaucoup de leurs traits ethniques, grce aux relations continuelles et anciennes avec les colons grecs. Ctaient en somme des Scytho-Grecs, cest--dire des mtis. Les Scythes royaux faisaient patre leurs troupeaux dans les plaines herbeuses, lest du Dniepr et dans les solitudes des territoires arross par le Don. Ils avaient leur service les Scythes nomades qui, loin de constituer une tribu indpendante, taient en ralit des esclaves employs comme bergers et gardiens de troupeaux.Donc, au temps dHrodote, les tribus scythes venaient de se dplacer sensiblement vers lOccident et habitaient presque exclusivement louest du fleuve Tanas, qui constituait, aux yeux des anciens, la frontire entre lEurope et lAsie. Les fouilles des nombreux tumuli des ve, ive et iiie sicles avant notre re nous permettent de suivre cette avance lente, interrompue par des stationnements prolongs, mais rgulire comme la marche du soleil. En outre, et ceci est dun intrt capital, cette masse de documents archologiques constitue un tableau remarquable par ses prcisions et ses dtails de la vie des Scythes et de son volution travers les ges, sous linfluence de tel ou tel courant de civilisation.

Il faut avoir vu les admirables planches qui accompagnent louvrage savant dEllis H. Minns Scythians and Greeks, il faut avoir visit jadis les salles des antiquits scythes et sarmates de lErmitage de Saint-Ptersbourg et du Muse archologique de Kertch, pour comprendre ce que cette civilisation, ct demprunts multiples, a doriginal, de sui generis, et quelle influence, mconnue fort longtemps, elle a exerce travers les sicles sur la mentalit des peuples modernes des mmes latitudes.Aussi bien que leur langue, lorganisation gouvernementale et la religion des Scythes sont dessence iranienne. Ils taient gouverns par des rois-prtres, investis du pouvoir par la grce des dieux. Leur religion offre quelques analogies avec le culte solaire des Iraniens de lAsie. Leur croyance dans lau-del est un vague transformisme. Telles sont les bases de leur culture. Voyons maintenant son volution travers les sicles. Dans les kourganes et les spultures du bassin de Kouban, on constate une forte prdominance de linfluence persane et assyrienne. Les tombes des chefs scythes dalors sont ornes dans un style animal purement oriental. Celui-ci diffre entirement du style animal de lAsie ionienne. Il est influenc par lAssyrie, mais reste nanmoins toujours original dans ses grandes lignes. Les articles dexportation grecque sont rares parmi les pices darmure; on trouve parfois des casques grecs, rarement des cuirasses non cailles. Mais la cramique grecque abonde mme au vie sicle et influence fortement les produits de la civilisation indigne.Un sicle passe et le tableau change. Sur le Kouban, plus de riches spultures. Sur le Don infrieur, un autre mode de spulture et une autre varit darmes dans les tombes. Enfin, sur les rives occidentales de la mer dAzov et dans lest de la Tauride, lapparition de toute une range de nouveaux kourganes, non loin du Bosphore cimmrien, et par consquent de la colonie milsienne de Panticape (Kertch). On a fouill ces kourganes et on a t littralement stupfait du nombre et de la beaut des objets de toute sorte quils renfermaient. La grande majorit de ces tumuli abritaient des spultures de rois et de chefs scythes avec des sarcophages somptueusement travaills et dors. Ces sarcophages taient placs au milieu dun amas de choses diverses provenant des funrailles magnifiques accompagnes de sacrifices. Le mode denterrement, selon lequel on plaait le corps sur un char funbre tran par des chevaux jusqu la tombe et quon ensevelissait ensuite ct du mort, fut adopt, avec beaucoup dautres coutumes, par la Grce ionienne.En tudiant de plus prs les diffrents objets trouvs dans ces tombes, on a pu constater qu ct de choses de provenance purement athnienne ou anatolienne, il y en avait qui ntaient ni vritablement grecques ni ce quon a lhabitude dappeler barbares. Ce style, o transparaissent des rminiscences, des dformations, de nouvelles adaptations de lart grco-oriental de lAsie Mineure, de la Perse et mme de lantiquit genne, fut appel style scythe ou style animal, ce qui est plus juste, cause de la place prpondrante que les animaux occupaient dans ses motifs dornementation. Depuis lpoque des tumuli de Kouban, ce style continua se modifier et senrichir et, sans saffranchir compltement de linfluence grecque et orientale, il acquit nanmoins plus de relief, de tenue et de virilit. Aprs ceux de Kouban et ceux du Maeotis Palus, voici les kourganes du bas Dniepr et du Dniestr. Les riches spultures quils renferment sont du mme type que ceux de Kouban, mais modifis, probablement en raison du manque de forts dans ces rgions. Cependant le rite spulcral na que peu chang et les objets trouvs dans les tombes sont aussi beaux et aussi varis quailleurs. Cela prouve que la forme de ltat, scythe au ive et au iiie sicles demeurait encore telle quelle avait t au sicle prcdent. Par contre, un grand changement sest produit dans le style ornemental et les sujets reprsents. Lancien style animal sest modifi sous linfluence grecque et ne prsente plus les formes archaques propres aux kourganes de la valle du Kouban. On traite de plus en plus les figures animales comme des ornements gomtriques ou floraux.Cest la naissance du style post-hellnique que nous connaissons surtout par les monuments de lAsie Mineure. Les artisans et les artistes qui dcoraient, brodaient ou ciselaient les merveilles des tombeaux des princes scythes, riches vtements dapparat, armures, vaisselle sacre patine dor, vases ronds en argent et en bois, etc., taient des Grecs de Panticape. Les rois scythes faisaient un commerce considrable avec la capitale du royaume du Bosphore. En change de bl, de bestiaux et dautres marchandises de la mme espce, ils se faisaient livrer ces diffrents objets en or et en argent dont ils taient trs friands et qui les suivaient dans leurs tombes. Cest pour cette raison quon na jamais trouv de monnaies dor et dargent dans les tumuli scythes. ct de ces kourganes royaux, tout dune pice, on a trouv galement des spultures mixtes, datant des vie-ive sicles et formes dun curieux mlange de deux ou trois lments: un lment scythe, comme celui de la valle du Kouban, un lment indigne avec des objets halstattiens, et un courant grec venant dOlbie.

Mais voici que commence le dclin. Depuis un certain temps dj, un autre peuple dorigine iranienne, apparent aux Scythes par la langue, la religion et les murs, stait install en matre dans la valle du Kouban, la presqule de Tamane et sur le Don infrieur o il avait fond plusieurs camps tortills prs de la ville grecque de Tanas. Ce peuple venait de loin. Il avait sjourn longtemps dans les solitudes quarrose le fleuve Oural; puis stait gliss en groupes spars dans les steppes, au nord de la Caspienne; de l il suffisait dun bond pour franchir ltape suivante: le Kouban (ive sicle avant notre re).Lapparition des Sarmates, car cest deux quil sagit, sur les deux rives du Don, bientt suivie dune nouvelle pousse vers lest, obligea les Scythes se dplacer leur tour vers louest et le sud. Le roi scythe Athas, envahit la Dobroudja et transfra le centre de gravit de sa puissance sur le bas Danube, tandis que, du ct sud, les Scythes franchirent listhme de Perekop et se rpandirent dans le Nord de la Tauride.Cet tat de choses dura un certain temps. Cependant, le roi Athas tant entr en lutte avec Philippe de Macdoine, un grand malheur attendait les Scythes; ils furent battus et ce fut le commencement de leur fin. Petit petit, ils seffacent de lhistoire, absorbs, dissous, annihils par les autres peuples. Enfin, le monde grec les perd de vue et leur nom mme se rduit bientt un terme historique.VPendant prs de deux sicles, les Sarmates vcurent cte cte avec les Scythes, on pourrait dire dans leur sillage. Grce leur parent de race et de langue, jointe une grande ressemblance physique, on les confondait souvent, mme dans le cours de leur histoire. Plus tard, ce fut pis encore. On attribua aux uns ce que firent les autres et rciproquement.Le type physique du Scythe nous est connu par les descriptions dHrodote, mais surtout par les images peintes ou sculptes sur les vases trouvs en abondance dans les tumuli. Le Scythe tait trapu et corpulent, son systme pileux tait trs dvelopp. Il portait de longs cheveux recouverts quelquefois dun petit bonnet conique. Son costume se composait dune espce de chemise assez longue, sans col, serre la taille par une mince lanire, de courtes bottes et de longs pantalons (anaxyrides) attachs aux chevilles et quHippocrate trouvait anti-hyginiques. Bref, le costume ordinaire du paysan russe.En dpit de nombreux traits communs avec leurs, prdcesseurs dans les steppes russes, les Sarmates laissrent aprs eux des traces et des souvenirs plus durables et plus profonds que les Scythes.Cest que, malgr leur physique peu engageant (avec des exceptions dans certaines tribus sarmates), ils avaient plus de caractre, plus de finesse inne, plus de distinction que leurs cousins les Scythes. Il faut dire aussi quils bnficirent grandement de leur rle dhritiers, aussi bien dans le domaine commercial que dans le domaine intellectuel. Cest ainsi quils continurent, en les consolidant, les rapports de leurs prdcesseurs avec les villes grecques de Tanas et des bords de la mer dAzov, principalement avec Panticape. Ils largirent aussi les cadres de lindustrie scythe en y introduisant de nouveaux modles et de nouvelles ides.Ce qui caractrise la civilisation sarmate, crit le professeur Rostovtzeff, cest un changement complet dans le rite de spulture et dans la construction spulcrale; un changement dans larmement et le harnachement des chevaux (pes plus longues, normes lances, cuirasses en anneaux, etc.); un changement dans le style de leur bijouterie (renaissance du style polychrome asiatique, profusion de pierres de couleurs et dmaux proto-cloisonns); une rsurrection du style animal. Cest cette civilisation-l qui a cr dans la Sibrie orientale une renaissance de lart, tmoigne par les objets en or de lErmitage; cest elle enfin qui a cr dans le royaume de Bosphore le style dit gothique qui fut import par les Sarmates, eux-mmes entrans par les Goths et les Huns, dans lEurope occidentale.

Lapport des Sarmates stendit jusquau domaine philologique. La langue russe possde beaucoup de mots dont les racines sont dorigine sarmate. Les noms actuels des principaux fleuves de la Russie mridionale leur ont t donns par les Sarmates. Ainsi lantique Borysthne fut rebaptis par eux en Danaper; Tyras, en Danaster. Quant au fleuve Tanas, on lappela simplement Don, cest--dire la rivire ou plutt leau courante, mot qui se retrouve encore aujourdhui dans le dialecte des Osstes du Caucase.Si Hrodote est lantique historiographe des Scythes, le clbre gographe romain Strabon est celui des Sarmates. Il nous a laiss son tour un tableau trs complet et vivant de la Russie mridionale telle quelle fut lpoque de la splendeur de Rome. Cest de son temps que date le nom de Sarmatie, donn la Russie. Mais lintrt que Rome portait ces contres lointaines tait dun autre ordre que celui des Grecs pour les Scythes. Les Romains eurent des dmls politiques et militaires avec les hritiers des Scythes dans lesquels ils pressentaient vaguement un ennemi redoutable. La lgende de la frocit des Sarmates a t rpandue dans le monde romain, surtout par Ovide. En ralit, les Sarmates ntaient pas plus froces que les Germains dont une des tribus, les Bastarnes, vcut pendant assez longtemps leurs cts.Parmi la population sarmate deux tribus ont eu des destines particulirement mouvantes et glorieuses. Nous voulons parler des Roxolans et des Alains.Les Roxolans vivaient, selon le tmoignage de Strabon, entre le Borysthne et le Tanas, Le clbre philologue russe V. Miller a tabli leur identit avec les Osstes actuels du Caucase du Nord. Roxolans veut dire Alains clairs. En langue osste, le mot rox signifie clart. Excellents cavaliers, les Roxolans prirent part de nombreuses expditions guerrires avec dautres peuples de la Russie mridionale contre lEmpire romain et ses satellites (Mithridate, roi du Pont). Refouls un moment donn du ct des Alains orientaux, ils furent subjugus par ceux-ci et se fondirent avec eux. Les destines ultrieures des Roxolans furent donc intimement lies lhistoire de leurs frres cadets, les Alains. Le peuple nombreux des Alains se divisait en deux branches; les Romains connurent surtout la branche occidentale, dont les tribus faisaient de frquentes incursions du ct du bas Danube. Les Alains pntrrent en Europe occidentale, la suite de diffrents peuples barbares, tels que les Jazyges, autre tribu sarmate dont la prsence a t releve par Pline sur le moyen Danube, dans la valle de la Theiss (Tisza), au cours du iie sicle de notre re. Pendant leur marche vers lOuest, ces Alains occidentaux, peu peu mls aux Goths et aux Germains, perdirent leurs traits ethnologiques, tel point que, plus tard, on a pu soutenir la thse de leur origine germanique.La branche orientale des Alains habita, jusqu lapparition des Huns en Europe, les valles du Caucase du Nord, la rive gauche du Don et les bords de la mer dAzov.Lhistorien Ammien Marcellin, connaissant bien les Alains, les dpeint ainsi: Presque tous les Alains sont beaux, lgrement blonds. Lhomme heureux, chez eux, est celui qui meurt en combattant. Il ny a rien dont ils ne se vantent comme davoir tu un homme: les dpouilles glorieuses, ce sont les peaux des crnes de leurs victimes, quils suspendent, en guise de phalres, au poitrail de leurs chevaux de guerre... Chez eux, point de temple; leur dieu, cest un glaive nu, quils plantent en terre... Ils ignorent lesclavage, tant tous de naissance noble. Ils se choisissent des juges parmi les plus vieux et les plus prouvs de leurs guerriers.La civilisation des Alains nous a t rvle par les fouilles des nombreux kourganes de la valle du Kouban, datant des premiers sicles de notre re. Ces travaux archologiques nous ont dmontr qu lpoque romaine il existait, dans le Nord du Caucase, une civilisation florissante, compose, dune part, dlments anciens, orientaux et grecs, et, dautre part, dlments nouveaux de souche romaine. La richesse du pays tait due aux relations constantes avec lOrient. Les Aorces, crit Strabon, soccupaient de la vente de marchandises indiennes et babyloniennes, quils recevaient par lintermdiaire des Armniens et des Mdes. Leur richesse tait si grande quils portaient des ornements en or. la fin du ive sicle, les Alains subirent une sanglante dfaite et furent disperss par les Huns. Ceux dentre eux qui ne furent pas extermins ou entrans vers lOccident se retirrent plus au nord, dans les contres boises et ne reparurent dans les territoires jadis habits par eux qu lpoque o tout danger de la part des Huns et de leurs hritiers immdiats fut compltement cart. La ncessit de faire face de nouveaux dangers les incita se grouper plus troitement et se constituer en tat. Plus tard (viie et viiie sicles), faisant partie du royaume des Khazares, ils nourent des relations commerciales avec les Grecs, avec les Finnois et avec Kiev qui devint cette poque une ville en partie alanaise. Une autre ville, Sarkel, fut aussi une ville alanaise. Ctaient eux dailleurs qui avaient civilis les Khazares, et qui tenaient en mains, souvent par lintermdiaire des marchands juifs, le commerce et lindustrie du royaume.Aux xe-xie sicles, lpoque de la dcadence khazare, les Alains saffranchirent compltement de la tutelle politique de ces derniers. Ils furent baptiss en masse selon le rite grec-orthodoxe au commencement du xe sicle et cest alors que fut cr auprs du patriarche, Constantinople, un nouveau diocse, le diocse alain. Avec le temps, ils perdirent leur physionomie particulire et se confondirent soit avec les premiers habitants du pays, soit avec les nouveaux venus: Grecs, Turco-Mongoles, Caucasiens et Russes.VILa colonie milsienne de Panticape (Kertch), transforme plus tard en royaume de Bosphore Cimmrien, fut le premier tat organis de la Russie mridionale; les Scythes navaient possd quun embryon dorganisation politique. Lavantage de Panticape, par rapport aux autres villes grecques du nord de la mer Noire, rsidait dans sa position gographique; elle tait situe en effet au croisement des routes qui reliaient lEurope occidentale la Sibrie, au Turkestan, au Caucase et plus loin la Chine, la Perse et aux Indes; elle se trouvait entre deux mers, au seuil dun pays extrmement fertile. loigne en outre du centre du rayonnement des hordes nomades et pillardes des steppes russes, capable de se dfendre dune faon efficace contre leurs incursions, elle sallia de bonne heure aux villes de la presqule de Tamane places dans une situation identique, et put tablir avec elles les bases dune organisation politique commune. Ajoutez cela qu lpoque mme o se constituait le royaume de Bosphore, la Grce se mettait rclamer de plus en plus les produits agricoles du bassin de la mer Noire, principalement le bl russe. La vente des denres alimentaires, jointe aux bnfices dun trafic intense, enrichit, en peu de temps le jeune tat dune faon fabuleuse. Au territoire quil occupait, il adjoignit bientt des espaces immenses au nord et lest de la mer dAzov en les entourant, un moment donn, dun triple rempart de terre, afin de cultiver en toute tranquillit ces dizaines de milliers dhectares de terre noire. Cest cette poque que se prcisa le type du gentleman farmer du Bosphore tel que nous le montrent les fresques des cryptes funraires de la priode romaine, dcouvertes de nos jours dans les environs de Panticape (Kertch). Rien ne subsiste en lui du colon grec primitif. Cest dj un fodal la mode orientale qui, la tte de ses gens darmes pied et cheval, dfend ses risques et prils son vaste et luxuriant patrimoine; type qui se propagera bientt dans tout lempire romain, lentement, mais srement orientalis.Mais, avant darriver cette image murale dun chevalier la longue lance sarmate, tenant en sa main une haute pe du modle scythe, coiff dun bonnet conique et le corps emprisonn dans une cotte de mailles par-dessus une chemise aux larges manches, que de chemin parcouru!Pour retracer les grandes lignes de ce chemin, il nous faut remonter le cours des ges et nous arrter lpoque o Panticape ntait quune petite colonie de pcheurs grecs tout imprgne encore des souvenirs et des traditions de la mre patrie. Ils tenaient tellement leur vieille culture ionienne, mle aux rminiscences dun pass plus lointain encore, quaucun nouveau courant venant de Grce ne pouvait, semble-t-il, branler leur vie sociale et politique, tablie sur des bases solides, quoique archaques. Et cependant un jour vint o ces bases furent sinon compltement abolies, du moins modifies et largies. Ces transformations ntaient pas dues linfluence de la Grce lointaine; elles furent luvre de lOrient tout proche.Les ive et iiie sicles avant notre re furent ceux de lpanouissement de la civilisation grecque. Loin de se limiter au seul bassin de la Mditerrane, elle se propagea dans tout le monde antique et atteignit, de ce chef, les rives orientales de la mer Noire. De celle poque datent Panticape toute une srie de merveilleux tombeaux et de cryptes funraires regorgeant darmes et de parures en or, de riches toffes, de vases en terre cuite avec des peintures ou des bas-reliefs reprsentant les dieux de lOlympe et, enfin, de sarcophages dors et cisels, uniques dans leur genre.Cest donc encore lHellade qui subsiste. Cependant, dans lordre social et politique, certains changements se produisent dj. Les ouvriers dart de Panticape ont beau fournir aux roitelets des diffrentes tribus scythes des emblmes de leur puissance sous la forme dun dieu questre et barbu comme eux, tenant la main un sceptre et un rhyton, lheure est proche o ces despotes disparatront, pour faire place des voisins plus exigeants, plus entreprenants. Les Sarmates ne se contenteront point dinoffensifs changes avec les Grecs. Profitant des relations commerciales et conomiques qui existaient depuis fort longtemps entre le royaume de Bosphore et les habitants des steppes voisines, ils contractent des alliances avec la classe dirigeante de Panticape, grce quoi ils se trouvent bientt admis dans laristocratie du royaume. Cependant, comme ils taient hellniss un degr bien moindre que les Scythes, mais par contre dous de plus de force daction et surtout empreints dune culture orientale plus caractrise et plus intense, ils eurent le dernier mot dans une socit loigne depuis longtemps de ses sources nationales et agite par des influences diverses.Panticape renouvela donc, une petite chelle, lternelle histoire des lments jeunes et actifs absorbant les lments parvenus un degr de haute culture, mais par cela mme uss et incapables de se dfendre efficacement. Quand il ne manque plus rien une socit pour atteindre la perfection, a crit jadis un auteur franais, il lui manque tout pour subsister.Cette sarmatisation ou cette orientalisation, si on peut sexprimer ainsi, se traduisit bientt dans lordre politique par une transformation de loligarchie du Bosphore en une monarchie absolue la mode irakienne. Dans lart, ce sont aussi des conceptions orientales qui prdominent. La simplicit et la mesure hellnique disparaissent petit petit, remplaces par une richesse extraordinaire des dtails et de lornementation, par le luxe de matriaux employs, et aussi par des combinaisons tranges dlments asiatiques, grecs et gyptiens. ct des dieux de lOlympe, voici que surgissent des divinits de la valle du Nil et du Tigre; des bas-reliefs de taureaux ails ttes de rois barbus coiffs de mitres, et surtout des statuettes de Thoth, dOsiris et de Hathor. Enfin, les monnaies du royaume de Bosphore commencent reprsenter des dieux solaires, techniquement traits la grecque, mais dun type purement local.Cependant, sous la garde des lgions romaines, les vieilles cits grecques de la mer Noire, et Panticape elle-mme, se cristallisent pour un moment. Linfluence hellnique y revient, mais subjugue, moralement tout au moins, par lOrient. Et puis cest la fin. Lorsque les Goths, au ive sicle de notre re, entrrent en triomphateurs dans la vieille cit milsienne, il y avait dj plus de deux sicles que la Grce y tait absente.Ce serait une grande faute que de simaginer que les modifications ethniques de la Russie mridionale staient effectues comme des changements de dcor dans un thtre, par tranches ou par priodes dfinies. Lhistoire ne connat pas dinterruption. Il ny eut, en ralit, aucun arrt dans lhistoire de la Russie. Les situations sembotaient les unes dans les autres, les infiltrations et les influences ne sarrtaient aucun moment.Cest ainsi que, tout au commencement de notre re, pntrrent dans le Midi de la Russie, par le canal du Dniepr, les premires tribus germaniques. Ce mouvement, quil ne faut pas confondre avec lapparition des Goths quelques sicles plus tard, chappa lattention des gographes de lantiquit, car il seffectua en dehors du champ de leurs investigations. Cependant nous possdons des preuves irrfutables de cette lente infiltration germanique, tout dabord dans les nombreux champs durnes funraires retrouvs dans le bassin du Dniepr et qui diffrent radicalement des tumuli des Scythes et des Sarmates, rappelant sy mprendre les ncropoles germaniques de la mme poque.Linfluence germanique prcda celle des Goths. La traduction de la Bible en langue gothique, faite au ive sicle, nous fournit des indications qui confirment ce fait. Les Germains furent les premiers organisateurs de la vie urbaine, aussi bien dans le Midi que dans le Nord de la Russie. Elle ne fit que se dvelopper au temps des Goths et des premiers princes Variagues. Les Germains firent prosprer les traditions commerciales que leur avaient lgues les peuples iraniens; ils largirent considrablement leurs bases et trouvrent de nouveaux dbouchs, principalement du ct du Nord et du Nord-Est. Ils habiturent les autres Germains et les Scandinaves user largement de la route fluviale du Dniepr: ce sont eux enfin qui, grce leurs rapports multiples avec lEurope occidentale, inculqurent aux indignes les premires notions dune organisation gouvernementale et crrent lusage de largent dans la Russie pr-kivienne.Ce travail, cette activit des Germains laissrent des traces profondes dans la Russie mridionale et facilitrent grandement luvre civilisatrice des Goths. Cest grce aux jalons poss par les Germains que plus tard, aux viie et viiie sicles, les Slaves du pays du Dniepr reprirent les relations commerciales avec lOrient arabe et le Midi byzantin. Cest dans les villes, dont lembryon fut form par les gens de lOuest et du Nord, que les Slaves dvelopprent leur civilisation et leur puissance politique. Dautre part, la cration de lEmpire goth dHermanarich, cest--dire le rassemblement de toutes les tribus germaniques, parses dans la Russie du Sud et sur le bas Danube, net pu se raliser sans lexistence pralable dun milieu propice, dont la formation remontait plusieurs sicles.VIIAvec Tacite, lhistoire trouve les Goths installs sur les bords de la mer Baltique. Cependant, ce peuple, de souche germanique, se rappelait vaguement avoir habit aux temps jadis un autre pays quil plaait tantt au Sud, tantt au Nord. Mais ni la science historique, ni la philologie ne nous permettent de prendre au srieux la lgende qui fait provenir les Goths de la presqule Scandinave. Cette lgende parat devoir tre attribue aux Lombards de lItalie du Nord, do elle a pass au Danemark, aussi bien sous une forme orale (chants et pomes populaires) que sous une forme crite (saga dOlaf Trigvasson; Vemundar saga ok Vigaskutu). Nous trouvons une autre version de la mme lgende dans certains rcits de la Germanie occidentale, qui se rattachent, dune faon assez obscure pour nous, au mythe de Scfa, prototype du chevalier au Cygne. Scfa avait rgn sur les Lombards. Les annales anglo-saxonnes nous racontent que tout enfant il arriva on ne sait do, sur un navire sans gouvernail, en vue de la Scandinavie (Scanda, Scania, etc.) et quen plein sommeil il fut jet sur la cte par les vagues. Plus tard, il devint roi ou premier dans le pays de Slaswich (Sleswyk). Braun estime que cest au Slesvig quest ne cette lgende, adopte par les Lombards et les Saxons et runie ensuite au rcit connu de lexode des peuples goths de la presqule Scandinave. La patrie primitive des Goths ne fut donc pas la Scanda. Cependant ils habitrent pendant quelque temps lle de la Baltique, qui porte jusqu nos jours leur nom. Mais ils y taient venus du continent europen, plus prcisment du territoire compris entre le Nimen, la Vistule et le Boug occidental, o se trouvait non le berceau de leur peuple, mais seulement le point de dpart et la base de leurs prgrinations futures.Les Goths sen allrent de leurs terres natales dans deux directions opposes: le Nord et le Sud-Est. La marche vers le Nord, qui aboutit en dfinitive leur tablissement dans lle de Gotland, seffectua au cours du premier sicle de notre re, sous les yeux des historiographes romains qui en notrent toutes les tapes. Le dplacement des Goths vers le Sud-Est seffectua dans la seconde moiti du iie sicle, sous le rgne de Filimer, fils de Gadarig (Filimer filio Gadarigis, Gadarici Magni filius... dit Jordans). Ce fait historique a t dcrit avec un grand luxe de dtails par lhistorien des Goths, qui puisait ses connaissances dans un ouvrage historique, perdu depuis, de Cassiodore, courtisan et ministre de Thodoric le Grand.

Franchissant les marcages du Pripet, les Goths, aprs avoir culbut les tribus slaves de ces rgions, apparurent au dbut du iiie sicle dans les steppes de la Russie mridionale. L ils commencrent aussitt largir leur domaine, si bien quen trs peu de temps ils devinrent matres dun large territoire stendant du Don jusquau Danube. Il faut croire que, sans avoir un got trs vif pour la vie sdentaire, ils taient nanmoins fortement organiss au point de vue politique et que, par consquent, leur sentiment national tait plus dvelopp que celui de la plupart des peuples environnants, assujettis par eux. Cela explique en partie la facilit et la rapidit avec lesquelles ils parvinrent se crer un royaume nouveau dans une nouvelle contre, et aussi leur influence profonde et durable sur les indignes ou sur leurs voisins immdiats, cest--dire les restes des Scytho-Grecs et des Sarmates mls aux premiers Germains et les premiers Slaves diviss en tribus et en communes.Linfluence civilisatrice que les Goths exercrent pendant leur sjour sur les bords de la Vistule comme sur ceux du Dniepr, a fortement marqu de son empreinte la langue primitive des Slaves. Il est incontestable que la bourgade des rives du Dniepr, qui sappelait jadis Kiangorod (en scandinave: Kaenugardr) et qui devint ensuite Kiev, avec toute la contre environnante profita dans une large mesure de lorganisation politique et juridique des Goths. Les murs des habitants se transformrent aussi dune faon considrable pour devenir plus europennes. Kiev, du temps des Goths, commenait dj prendre tournure de ville, grce au commerce quy avaient apport les Alains et les premiers Germains. videmment, ce ntait pas encore la splendeur future, lpoque de la notorit europenne de Kiev, immortalise, entre autres, par la Chanson du Niebelung, sous le nom de Chiewen (daz land ze Chiewen), mais ctait dj le commencement de la fortune extraordinaire de cette ville, successivement sarmate, germanique, gothique, scandinave, russe enfin.Pendant le rgne magnifique, mais phmre dHermanarich (350-376), Kiev sappelait Danparstadir, cest--dire ville situe sur ou prs le Dniepr (Danpar est la nouvelle dnomination gothique du Dniepr). Toute la Russie mridionale tait connue sous le nom de Reidgotoland (Danparstadir i Arheinum hofudborg o Reidgotalandi, cest--dire: Danparstadir au pays fluvial, ville principale dans le royaume des Goths).Le souvenir du puissant royaume sud-russien dHermanarich se perptua, grce la saga hroque des Goths, pendant des centaines dannes, dans le Nord de lEurope. Il se cristallisa, entre autres, dans le nom mme de Danparstadir, qui devint synonyme de richesses fabuleuses, lointaines et tentantes.Mais si, au point de vue politique et social, les Goths pouvaient exercer une influence sur les indignes, ils avaient tout apprendre en matire dart, dindustrie, dorganisation citadine. Cest pourquoi ils durent se mettre lcole quand ils rencontrrent, dans la presqule de Tauride et sur les bords de la mer Noire, les descendants des colons grecs et leurs hritiers, les Irano-Hellnes du royaume du Bosphore. Enfin lOrient, quils apprirent connatre au Caucase et en Asie Mineure, joua aussi un rle important dans la formation de leur mentalit. Dous comme ils ltaient, les Goths furent dexcellents lves, avant de devenir de consciencieux propagateur de la civilisation orientale dans lEurope de lOccident. Car, en ralit, le fameux art barbare goth, qui enthousiasme un si haut degr les ultra-nationalistes allemands, nest, en somme, rien dautre que lart oriental de lAsie centrale, emprunt jadis par les Goths aux peuples de la Russie mridionale, et dont lEurope ne put se dbarrasser quen se replongeant plusieurs reprises dans la source de lhellnisme.Cependant les Goths furent de tous les peuples... les seuls qui apportrent la paix et linstinct de la civilisation au lieu de la guerre, du despotisme et de la barbarie. Ce que Dubois de Monpreux disait des Goths de la Crime peut tre gnralis et appliqu tout le peuple goth. Ainsi, le jeune savant russe, Braun, que nous avons dj cit plusieurs lois, crit: les Goths furent, sans conteste, le mieux dou des peuples lpoque de la grande migration. Le christianisme pntra chez eux plus facilement que chez nimporte quelle autre tribu germanique. Ils ladoptrent et le comprirent plus vite et plus profondment que les autres peuples du Nord. Enfin, la haute civilisation grco-romaine trouva en eux des disciples enthousiastes, bien plus intelligents que les Francs barbares, les Lombards ttus et les lourds Alamanni.La conqute de la presqule de Tauride par les Goths se fit dans le milieu du iiie sicle. cette poque le royaume du Bosphore Cimmrien tait troubl par des querelles intestines. Quant la Chersonse, transforme depuis 200 ans en une province romaine du nom de Moesia, soumise ladministration impriale, elle nopposa aux Goths quune trs faible rsistance, prive quelle tait du soutien militaire de Rome qui, cette poque, avait dautres proccupations que les destines dune province loigne et, en somme, assez insignifiante. La Tauride tomba donc entre les mains des Goths comme un fruit mr. Ils sy tablirent fortement et transformrent bientt la Crime en place darmes et en point de dpart pour leurs incursions guerrires dans le Caucase et dans lAsie Mineure. On peut affirmer qu la fin du iiie sicle le royaume du Bosphore tait dfinitivement gothis. La destruction du temple dphse et le sac dAthnes sont videmment les points noirs de lhistoire des Goths. Cependant, les Goths de Crime, pendant leur sjour en Asie Mineure, connurent le christianisme et adoptrent bientt le rite grec-orthodoxe. Leur premier vque fut, au ive sicle, un certain Ounila, qui reut son investiture des mains mmes du patriarche de Constantinople, Jean Chrysostome.Lexclusivisme religieux des Goths de Crime les spara politiquement du gros de leur peuple qui, aprs la chute de ltat fond par Hermanarich, fut oblig de quitter le beau royaume des Goths des rives du Dniepr pour dautres lieux moins hospitaliers, poursuivi ou entran par les Huns victorieux.Le rcit de la lutte des Goths et des Huns fut transmis aux Scandinaves par les Saxons et les Anglo-Saxons; il servit plus tard de thme certaines sagas.Quant ceux des Goths qui restrent en Crime, leur destine devint bientt obscure et peu enviable. Cest seulement dans les montagnes (Yala) de la Tauride quils prservrent leur type primitif du mlange avec les Turco-Mongols de la plaine. Tour tour assujettis par les Byzantins, les Khazares, les Mongols et les Gnois, ils furent en dfinitive russifis la fin du xviiie sicle et transports, au nombre dune trentaine de mille, dans les gouvernements de la Russie du Sud, principalement sur les bords de la mer dAzov. De nos jours encore, parmi les soi-disant Grecs de Melitopol, il y a des descendants directs des Goths de la Crime.Les Goths ont laiss de nombreuses traces de leur sjour dans la Russie mridionale et en Crime. On y a dcouvert beaucoup de kourganes et de riches spultures dorigine gothique. En Tauride, on a dblay lemplacement sur lequel slevait jadis la rsidence des princes gotho-grecs, les Dori, lendroit que les Turcs appelaient Mangut Kal. Cet difice tait rig sur un rocher haut de 1.900 mtres, situ aux environs de la ville de Bakhtchissara.La dynastie des princes goths steignit avec la prise de cette forteresse par les Turcs, en 1475. Il existe encore dautres vestiges de castels dans les montagnes de la Crime. Ils servirent, pendant longtemps, de refuges presque imprenables aux dernires familles de ce peuple jadis nombreux et puissant.VIIILes Huns, tribu turque qui devait triompher des Goths, parurent en Europe la fin du ive sicle. Ils traversrent le Don vers 371 et se rpandirent dans les steppes russes, semant partout la terreur et la mort. Quelques bandes pntrrent dans la Crime du Nord et sy fixrent dfinitivement. Quant la masse principale des Huns, elle marcha droit devant elle vers lOccident, pourchassant ou entranant avec elle les peuples de la Russie mridionale. Cela leur suffit cependant pour cueillir, par-ci par-l, quelques bribes de civilisation superficielle chez les peuples auxquels ils eurent affaire en traversant les steppes. Ainsi, ils empruntrent aux Scythes les bains publics, le got des couleurs voyantes et quelques dtails du costume masculin ou fminin. Mais ce sont les Goths qui eurent le plus dinfluence sur eux, principalement au commencement du ve sicle. Les Huns ntaient pas des barbares, dans le sens exact du mot. En tous cas leur barbarie tait de provenance orientale. Elle tait fille de ce continent asiatique qui continuait vivre du double apport de la civilisation millnaire des Iraniens et des Chinois que le pote de la Grce archaque, Ariste de Proconnse, appelait fils des antiques Titans, qui on doit mille inventions utiles: fonte des mtaux, mdecine, alphabet, etc..Sans cesser de terroriser les Chinois pendant des dizaines de sicles, les Huns avaient emprunt nombre de choses qui, amalgames plus tard dautres emprunts et influences, produisirent en dfinitive une mentalit et des murs fort curieuses, non dpourvues de couleur et de posie. Il faut lire dans Priscus, historiographe et sophiste, comme il se nommait lui-mme, le rcit de son sjour chez les Huns et le voyage quil fit parmi la suite dAttila, pour se faire une ide exacte de ce qutaient les Huns au ve sicle. Priscus accompagnait Maximin, lambassadeur de lEmpire romain (Legatus Romanorum), au camp dAttila, en 448.Le jour suivant, nous nous mmes en route, la suite dAttila, vers le nord de la Hongrie.Ayant travers plusieurs cours deau, nous pntrmes dans un trs grand village o se trouvait le palais dAttila. Il tait, nous affirmait-on, le plus beau de tous les palais que possdait Attila.Il tait fait de poutres et de planches savamment ajustes et rabotes. Une haute palissade lentourait de tous cts, en lui servant dornement plutt que de dfense. son entre dans le village, Attila fut reu par un essaim de jeunes filles qui savanaient vers lui en rangs serrs. Au-dessus de chaque rang compos de sept jeunes filles et mme davantage, des femmes soutenaient une espce de dais fait dune longue toffe trs mince. Il y avait un nombre considrable de rangs. Les jeunes filles prcdaient Attila, chantaient des chansons scythes.Plus loin, Priscus nous dcrit un banquet chez Attila auquel il tait convi ainsi que son chef:

... Avant de sasseoir, tout le monde pria au-dessus dune large coupe apporte par lchanson. Puis chacun sassit la place qui lui tait assigne aprs avoir bu la coupe. Les bancs taient disposs le long de la pice en deux ranges. Au milieu tait assis Attila. Derrire lui se trouvait un lit de repos auquel on accdait par trois marches. Ce lit tait cach par des rideaux faits de fines toffes aux couleurs voyantes pareilles celles quemploient les Hellnes et les Slaves pour orner les couches des nouveaux maris.Attila but la sant de chacun des assistants en particulier, ayant soin dobserver le crmonial le plus minutieux. Aprs quoi on plaa devant lui de la viande sur une assiette en bois, tandis quaux Grecs et aux Romains on prsenta des mets les plus succulents sur des plats dargent. Aprs chaque service, les invits, se levant tous ensemble, buvaient la sant dAttila et se remettaient manger. Deux barbares se plaant en face dAttila entonnrent des chants qui glorifiaient son courage et ses hauts faits. Ensuite parut un Scythe qui dit des choses incomprhensibles en mlant ensemble diffrents dialectes. Il fit de la sorte que tout le monde rt de bon cur.Il est incontestable qu cette poque les Huns, ou tout au moins leurs chefs, avaient perdu cette horreur ou, plutt, cette terreur de toute habitation, quavait signale au ive sicle Ammien Marcellin. Si la masse des Huns continuait vivre comme des animaux, selon lexpression de lhistorien byzantin Procope, passant son existence cheval, Attila et ses proches connaissaient dj les avantages dun toit. Le dcorum dont sentourait le chef suprme des Huns, ainsi que le protocole minutieux qui rglait les crmonies et les ftes, tait le fruit dune trs longue influence subie par les aeux dAttila et de ses guerriers. Ce sont donc ces rminiscences dune vieille culture rapporte des plaines de lAsie centrale qui, jointes aux lments dune civilisation nordique (mettons gothique), crrent lintressant tableau de murs peint de main de matre par Priscus.Cependant, rien dans cette description, non plus que dans dautres documents de lpoque, ne nous permet daffirmer, ni mme dmettre lhypothse que des influences slaves directes ou indirectes aient agi sur les murs ou la mentalit des Huns. Ni les vestiges de la langue (sous forme de noms propres), ni le crmonial des funrailles, sensiblement pareil celui des autres peuples touraniens, ne tmoignent en faveur dune telle supposition. Encore moins trouvons-nous dlments slaves dans larchitecture des palais dAttila; malgr la provenance purement orientale de certains objets (lits, tapis), nous voyons linfluence germanique dans larchitecture des difices, dans leur ornementation et leurs embellissements. Cependant, lhistorien officiel du rgne des derniers Romanov, M. Ilovasky, celui dont les manuels taient seuls adopts par les lyces et collges russes, sacharna pendant de longues annes soutenir, contre tous les savants europens, la thse de lorigine slave des Huns. On aurait pu croire quil le faisait par esprit de contradiction ou par originalit, sil navait dj commis, dans plusieurs circonstances, de grossires erreurs. Il stait plu, par exemple, affirmer que le mot rouss ntait pas dorigine Scandinave, mais driv du nom de la tribu iranienne des Roxolans quil orthographiait de la manire suivante: rosso-alans. Affirmation videmment toute gratuite et arbitraire. De mme, pour des raisons qui navaient rien voir avec la science, il affirmait que tous les princes de Kiev taient dorigine locale et que le peuple russe (terme qui ne voulait rien dire cette poque) navait aucun besoin de se soumettre un pouvoir tranger. Ces dernires lignes font entrevoir le rle que M. Ilovasky devait jouer; accommoder lhistoire nationale au got et la politique du moment, ternir la vrit au profit des tendances nationalistes et slavophiles des gouvernants, bref faire uvre impie et mensongre.Mais continuons notre rcit. Les Huns, pourchassant devant eux ou entranant leur suite les peuples vaincus, firent un grand vide dans la Russie mridionale. Cette rgion connut alors une priode prolonge de silence. Et, la faveur de ce silence et de ce vide, les Slaves parvinrent se glisser un peu plus prs de la mer chaude, objet de leur ternelle convoitise.IXEn dpit des recherches multiples, du patient et infatigable labeur, des connaissances solides et des opinions originales, la science historique narriva que tout rcemment jeter quelque clart sur lhistoire primitive des Slaves et fixer, dune faon plus ou moins prcise, lemplacement quils occupaient en Europe avant leurs premires prgrinations. Comme nous lavons dit plus haut, les historiens de lantiquit ne nous ont laiss que fort peu de renseignements prcis sur les Slaves. On peut affirmer, par exemple, que sous le nom de Vndes, Vendes ou Ventes, les Grecs et les Romains dsignaient certains Slaves, quils connurent par lintermdiaire des marchands allemands, trafiquants de fourrures et dambre, fort apprci par les anciens. Mais ce ntait l quune partie du peuple slave, quelques tribus habitant les bords de la Mer Baltique. La masse, elle, chappait au regard des historiographes de lantiquit et ce nest que bien plus tard quils acquirent quelques notions sur ce peuple ou apprirent tout au moins les noms quil donnait ses propres tribus. Ainsi les Antes, qui se sparrent aux premiers sicles de notre re des Slaves proprement dits, ne furent connus que des historiens goths et byzantins tels que Jordans, Procope, Agathias, son continuateur, etc. Parfois les anciens coudoyaient des peuples barbares sans se douter quils avaient affaire des Slaves authentiques. Exemple, les Neures, dont parle Hrodote dans son histoire et que les marchands ou les aventuriers grecs en qute dambre prcieux connaissaient fort bien, ayant lhabitude de traverser leur pays pour se rendre sur les rives de la Baltique. Selon Hrodote, les Neures habitaient au Nord des Scythes une contre marcageuse et couverte de forts, au bord dimmenses lacs o le fleuve Tyras (Dniestr) prenait sa source. premire vue ce renseignement parat faux, car il nexiste aucun grand lac au Nord du Dniestr. Mais lhydrographie moderne nous a rvl que l o se trouvent actuellement les marais de Pinsk (Polessi) et o prennent leur source le Pripet et dautres rivires de moindre importance, il existait au temps jadis un trs grand nombre de lacs parsems dlots. Les rivires qui sillonnent cette contre ne sont encore que dans la premire phase de leur formation; elles sont toutes fleur de terre, si on peut sexprimer ainsi. Hrodote tait donc dans le vrai quand il affirmait que les Neures habitaient un pays couvert de lacs.Lorigine ethnique des Neures ne fut connue que de nos jours, aprs damples recherches linguistiques et gographiques. Le premier qui mit un avis motiv sur lorigine slave de ce peuple lacustre, fut le pre des tudes slaves, lillustre Safarik; plus tard Pogodine, Braun et dautres se rangrent son avis.Les tudes philologiques et historiques sur les Neures furent le point de dpart de la nouvelle thorie, le plus scientifiquement tablie jusqu nos jours, sur la proto-patrie des Slaves et leur expansion travers lEurope. Mais ici, avant daller plus loin, il nous faut ouvrir une parenthse afin de nous expliquer sur ce mot de proto-patrie aussi mystrieux que lobjet lui-mme.Il est bien difficile, sinon compltement impossible, de situer dune faon prcise la patrie primitive dun peuple. Larchologie y a renonc aprs avoir fait des tentatives dsespres. Lethnologie demeurait galement impuissante: ses affirmations taient en effet si contradictoires quelles naboutirent aucun critrium pour dfinir les indices de la race. Les mmes difficults se rencontraient quand il fallut tablir la langue du proto-peuple.Aussi loin que nos regards peuvent pntrer le pass, crit le savant russe A. Pogodine, nous trouvons partout des mots qui se transmettent dun individu un autre, dun peuple un autre, par voie demprunt. Llaboration des mots nouveaux et les changements de son seffectuent continuellement, mais aussi ininterrompue est leur transmission. Cest pourquoi il est impossible de parler dun proto-peuple unique qui naurait jamais connu de particularits de langage. Si nous rencontrons le mme mot dans toutes les langues indo-europennes (ce qui du reste est fort rare) cela ne veut pas dire que ce mot appartenait dj la proto-langue, mais seulement quil est originaire dun seul et mme centre, et quil se rpandit par transmission dun peuple un autre peuple lpoque o les tribus indo-europennes vivaient encore cte cte.Cest pourquoi, en parlant de proto-patrie du peuple slave, nous navons pas la prtention de fixer lemplacement du berceau de la race toute entire, mais seulement dindiquer lendroit o se fit sa dislocation premire et do rayonna son expansion. Quant la patrie de la race, il nous est impossible den parler en connaissance de cause, car tout dabord nous ignorons ce que cest quune race, comment et de quoi elle est compose. Une race, cest quelque chose de fort abstrait. Ce nest pas la race qui joue un rle historique, cest le peuple en tant quorganisme politique. Donc, les donnes prcises que nous pouvons avoir seront bien postrieures lorigine de la race, qui reste pour nous enveloppe de mystre. Cependant il nous est possible, pour dsigner la race, de nous appuyer sur quelque fait positif, par exemple le territoire. Ainsi nous aurons un jalon plus ou moins dtermin. Nous pourrons dire, par exemple, que les Germains nont pas habit, un moment donn, tel ou tel territoire, quils sont venus de la Scandinavie, etc. Ceci dit, continuons notre expos.

Il y a deux moyens, non certes infaillibles, mais tout de mme assez srs, dont dispose la science historique pour dterminer la patrie dun peuple ou dune tribu. Cest tout dabord lanalyse des mots emprunts. Ainsi, en trouvant des mots sarmates dans la langue russe, nous pouvons dire que les Slaves voisinaient avec les Sarmates. Il est vrai que les mots nont pas besoin dappartenir deux peuples voisins pour passer de lun lautre, mais lpoque que nous tudions les emprunts linguistiques se faisaient exclusivement entre voisins immdiats. La langue slave primitive possdait aussi un grand nombre de mots celtiques; cest que les Celtes, un moment donn, vivaient ct des Slaves. Enfin, la langue allemande et la vieille langue lithuanienne ont eu beaucoup dinfluence sur la langue slave et, rciproquement, un grand nombre de locutions slaves passrent en voisins dans le langage des Germains et des vieux Lithuaniens.Voil donc le premier moyen. Le second moyen consiste relever ce quon a lhabitude dappeler le langage du terroir, cest--dire le nom des localits, des cours deau, des montagnes, etc. cela on objecte quaux tats-Unis il existe des villes qui sappellent Syracuse, Troie, Londres, Paris, et quen Afrique centrale il y a une rivire dont le nom a une assonance polonaise. Mais ce nest pas l une objection valable, cest simplement un paradoxe. Pour fixer le lieu do se fit lexpansion premire des tribus slaves, on a fait, en plus des comparaisons philologiques, des recherches multiples dans le domaine de la gographie et des sciences naturelles. Ainsi on est arriv, en serrant de plus en plus prs le sujet et en le dgageant de toutes les superpositions, retrouver lembryon de la patrie slave, qui nest autre que la rgion des marais et des affluents du Pripet ou, depuis des sicles, habitait dj la tribu des Neures.Tel est donc le lieu dorigine du peuple slave: quelques arpents de terre ferme, entours de vastes nappes deau stagnante, sous un ciel peu clment. Cest pourquoi, aux premires lueurs de raisonnement, les Slaves firent des efforts surhumains afin dlargir le cadre de leur demeure. Mais lexistence prolonge aux bords des eaux dormantes, sur un sol ingrat, pendant la priode mme de la croissance, cest--dire au moment o ltre tient encore, par toute sa chair, a une nature dont il est peine dgag, laissa une empreinte ineffaable sur lme de ce peuple. Il en ressentit les effets au cours de toute son histoire, et si quelques-uns de ses lments isols parvinrent la longue sen affranchir presque compltement, la masse, elle, resta ploye sous cette emprise jusqu nos jours. Et cest ainsi que se justifient les lignes crites jadis au sujet des Slaves primitifs par Arthur de Gobineau: Les Slaves formaient le marais stagnant o sengloutissaient, aprs quelques heures de triomphe, toutes les supriorits ethniques. Immobile comme la mort, actif comme elle, ce marais dvorait dans ses eaux dormantes les principes les plus chauds et les plus gnreux sans en prouver dautre modification, quant lui-mme, que et l une lvation relative du fond, mais pour en revenir finalement une corruption gnrale plus complique.Le premier habitacle des Slaves tait limit de toutes parts par un rseau fluvial trs serr, ce qui compliquait leurs relations avec les peuples voisins. Ainsi dinfranchissables mara