Bruno Latour

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  • La prose du monde sest-elle vraiment interrompue ? Dorothea Heinz et Bruno Latour, Sciences Po

    in Horst Bredekamp (sous la direction de) Bildwelten des Wissens.

    Lorsque Michel Foucault crit LES MOTS ET LES CHOSES, il critique videmment le Grand Rcit dun progrs linaire et cumulatif de la Raison pour lui substituer une histoire, maintenant bien connue, des pistms. Ce changement de perspective lui permet de ne plus recourir lide que les hommes du 16me sicle, ceux de la prose du monde , seraient encore prisonniers de lirrationalit : ils ont leurs raisons, toutes excellentes. Mais voil, les faons mmes de raisonner changent selon les pistms, et si les hommes de la Renaissance raisonnent bien , ceux du 17me ne pensent plus les mmes choses de la mme faon. Plus rien ne permet de relier Rabelais et Descartes quun gouffre spare, celui quune nouvelle faon de raisonner, nomme par Foucault ge classique , va creuser toujours davantage.

    Or, la question que nous voudrions poser dans cette notule est de savoir si lon a beaucoup gagn en passant du Grand Rcit de la Raison progressant travers lhistoire cet autre Grand Rcit, certes plus charitable, des pistms, offrant, chaque fois, des versions incommensurables de la Raison. La rupture entre la prose du monde et lge classique est-elle si totale ?

    Notre souci ne vient pas de lhistoriographie, comme si nous tions en mesure de jeter le doute sur les sources de Foucault. Si cette rupture pose nos yeux une question assez redoutable, cest cause de sa superposition avec une autre recherche, tout aussi capitale que celle de Foucault, plus rcente aussi, celle de Philippe Descola dans son uvre maitresse PAR DELA NATURE ET CULTURE. Dans celle-ci, comme on le sait, lauteur partitionne les collectifs humains en quatre grands schmes quil nomme animiste , totmisme , analogisme et naturalisme . Si seuls les deux derniers nous intressent ici, cest quil y a dans la magnifique panorama offert par Descola un dtail assez mystrieux : les Europens taient analogistes au 16me sicle, comme les Indiens, les Chinois, une grande partie des Africains, mais, si vous vous dplacez dun sicle, voil quils sont devenus bel et bien naturalistes Alors que la quadripartition quil propose est anthropologique et magnifiquement argumente, lmergence du naturalisme, quant elle, est historique survenant au cours dune plage temporelle extrmement rduite. La mme plage que celle pointe du doigt par Foucault et qui est suppose sparer les schmes analogiques de linterprtation par les schmes naturalistes de lordre (M&C p. 71).

    Si lon peut douter de la partition de Foucault, cest cause de cette soudaine irruption du thme de lordre l o il ne voyait, auparavant, que le jeu des analogies . Or, ce thme de lordre a reu avec le livre de Stephen Toulmin, COSMOPOLIS, une couleur infiniment plus sombre. Dans ce livre peu connu qui porte, une fois encore, sur la mme transition entre Rabelais et Descartes, entre la prose du monde et lge classique, Toulmin fait de la rvolution scientifique une contre-rvolution effectue, justement, au nom de lordre. Cet ordre qui apparat soudain, aprs un sicle de guerre de religions, comme le seul moyen de mettre fin aux dsordres. Mais cet ordre, encens par Foucault sous le nom de mathesis , na plus rien dune histoire de la Raison. Cest

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    une dure et cruelle histoire dpistmologie politique qui va justement mettre fin, cest l toute loriginalit de ltonnante priodisation de Toulmin, ce quil y avait de vivant, douvert, dinventif dans la vritable rvolution scientifique, celle quil place un sicle avant, en pleine Renaissance. Celle que Foucault refuse justement de considrer comme rationnelle au sens de lge classique.

    Dans les deux cas il y a bien une rupture, mais alors que pour Foucault il ny a rien dintressant reprendre de la prose du monde, ce vaste dlire analogique, il y a pour Toulmin, quand merge lge classique, tout reprendre puisque lge de lordre a cras, lamin, domin ce qui faisait sens dans la raison renaissante. Et en particulier ce trait essentiel quelle navait pas encore la prtention de stendre partout et de servir maintenir lordre. La res extensa tait encore limite ses minuscules rseaux et la langue universelle tait encore pleine de rugosits et de localismes (comme le montre si magnifiquement Lucien Febvre propos de Rabelais). Toulmin va mme jusqu faire du 16me sicle notre contemporain en voyant dans la dernire moiti du 20me la reprise de tous les traits que le 17me avait mpris bien tort dans la prose dun monde saisi, comme aujourdhui, par les crises cologiques. De COSMOPOLIS la cosmopolitique, il ny a quun pas.

    Do cette question que lon ne peut sempcher de poser Foucault, quelque peu injustement, avec le recul de quarante annes. Na-t-il pas pris un peu rapidement pour une diffrence radicale entre deux faons de raisonner, entre deux pistms, une lgre diffrence dans la distribution des forces scientifiques et politiques ? Autrement dit, est-ce que le prjug pistmologique, celui du Grand Rcit de la Raison clairant le monde, ne sest pas trouv rajeuni, aviv et relanc par cette rupture pistmologique cense couper lge classique de la prose du monde ?

    Tout repose, on le comprend bien, sur cette affaire danalogie dont Descola a fait le cur de sa priodisation (et de ses transformations structurales). Lanalogisme comme forme anthropologique consiste, dans le systme de Descola, reconnatre la fois des diffrences, des petits carts, dans les intriorits et dans les physicalits alors que le naturalisme consiste distribuer les intriorits qui sont toutes dissemblables et les physicalits qui sont toutes continues et semblables (voir tableau PDNC p. 323). Voil qui correspond assez exactement la belle description de Foucault (cit dailleurs avec approbation par Descola dans son propre livre p. 303) sur les liens entre microcosme et macrocosme : lanalogiste va chercher rduire autant que possible par un ordonnancement quelque peu maniaque en tableaux, classes et sries, la prolifration de ces petites diffrences. Et le naturaliste ? Lui, il tablit par la continuit foudroyante des physicalits lextension universelle de la res extensa un premier niveau dordre sur lequel va se dtacher ensuite la diversit des intriorits. Immense abme, en effet.

    Ou minuscule variation ? On se souvient que Horst Bredekamp dans LA NOSTALGIE DE LANTIQUE avait ajout une postface brve mais dcisive o il jetait sur la rupture pistmologique de Foucault un doute assez radical. Ce doute tait entretenu par le fait que Foucault, en homme de la langue et de la grammaire, aurait laiss de ct lexprience visuelle , ce medium o la langue rside dj sur le mode historique et anthropologique (p. 152). Ce qui rend lhypothse de Bredekamp si fconde, cest que Descola lui-mme, reprenant toute sa grande affaire de quadripartition a cherch, dans une exposition rcente, en faire la clef dinterprtation

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    de lexprience visuelle elle-mme. Il ne sagit videmment par pour Descola de partir de cette exprience pour expliquer la grammaire des transformations structurales de lhumanit, mais, au contraire, dutiliser cette grammaire pour expliquer ce quil est possible, pour chaque collectif, on pourrait presque dire chaque pistm , de visualiser. Or, il se trouve justement que les naturalistes sont dfinis par une certaine obsession visuelle Pour eux, pour eux seuls, la direction de lexplication semble sinverser. Dans le catalogue de lexposition LA FABRIQUE DES IMAGES, on a mme limpression que les Europens viennent au naturalisme par un certain tour quils donnent la peinture, la gravure, limprimerie

    La peinture comme le cabinet de curiosit vont servir de matrice une forme de raison qui ne sera jamais que labstraction dans le monde des mots dune certaine faon de reprsenter les choses . Si bien que, par un curieux retournement, Descola vient renforcer lhypothse de Bredekamp et contribue donc effacer cette fameuse rupture pistmologique clbre par Foucault (et par le mme Descola !) comme si elle ntait rien de plus quune figure trace sur du sable.

    Reste comprendre le plus important : comment un type de visualisation et de prsentation physique et graphique des tres du monde a permis de faire croire que lanalogisme avait disparu alors quil sest incarn autrement dans le cadrage et lordonnancement dun certain type de tableaux ?

    Nous voudrions faire lhypothse que cest dans lambigut de ce mot tableau que se trouve peut-tre la clef dune transformation dapparence aussi radicale. Tout se passe en effet comme si la dcouverte de la perspective avait permis non pas, comme on le dit souvent, de dcouvrir lespace, mais plutt de permettre dabord un rangement plus cohrent des analogies assembles par lpoque de la prose du monde. Si le tableau (peint) assure la mise en tableaux (analogiques) avec une bien plus grande efficacit, une fois invente les rgles du rangement perspectif, cest parce que les innombrables discontinuits narratives, visuelles, symboliques, si frappantes dans les anciens modes de visualisation, disparaissent peu peu. Lespace dit fort trangement Euclidien serait un artefact dune mise en tableaux des analogies. Cest que les raccords y deviennent de moins en moins visibles. Ce que lon a pris pour lavnement soudain dune rationalit, viendrait de lefficacit de techniques de classement qui vont en effet donner, mais bien plus tard, lapparence dune continuit de la matire dans un espace indiffrenci. Pour le dire dune faon trop ramasse, on serait pass, grce la peinture, dun analogisme 3-D un analogisme 2-D pris, tort, pour un naturalisme.

    Si notre hypothse est exacte, la prose du monde continue dans la peinture et dans limage savante mais sous une forme qui permet dignorer de mieux en mieux les discontinuits grce linvention des techniques de mise en perspective, cest--dire en fait de rangement des rapports analogiques. Si lpistmologie na pas su suivre cette mtamorphose de lanalogisme, cest quelle a invers la cause et la consquence : elle a cru que lge classique avait dcouvert lespace sans sapercevoir que les classiques avaient appris peu peu tendre la res extensa partir des tableaux. Comme lont vu des chercheurs aussi divers que Descola, Daston, Galison, Bredekamp, cest lhistoire des modes de visualisation quil faut probablement confier la tche de franchir labime entre rvolutions et contre rvolutions scientifiques. Surtout si, comme nous y invite Toulmin, les crises cologiques nous ont rendu contemporains de Rabelais plus que de Descartes

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    Bredekamp, Horst (1996) la Nostalgie de l'Antique. Statues, machines et

    cabinets de curiosit (traduit par Nicole Casanova), Paris, Diderot Editeur. Daston, Lorraine and Galison Peter (2007) Objectivity, Chicago, The University

    of Chicago Press. Descola, Philippe (2005) Par del nature et culture, Paris, Gallimard. Descola, Philippe (Ed.), (2010) La Fabrique des images : Visions du monde

    et formes de la reprsentation, Paris, Somogy editions d'art. Febvre, Lucien (2003) Le problme de l'incroyance au XVI sicle. La

    religion de Rabelais, Paris, Albin Michel. Foucault, Michel (1966) Les Mots et les choses, Paris, Gallimard. Panofsky, Erwin (1975) La perspective comme forme symbolique et

    autres essais, Paris, Minuit. Toulmin, Stephen (1990) Cosmopolis. The Hidden Agenda of Modernity,

    Chicago, The University of Chicago Press.