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C h e e t a h

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JEAN-PAUL AUFRAY

Chee t ah

La Jeune Parque

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© 1967. La Jeune Parque.

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Le désir d'être libre nous hante. Ce désir nous pousse parfois à commettre des actes que la morale condamne. Nos parents, gardiens de la morale, crient au scandale. Ils n'ont pas tort. Mais que ceux qui, déjà, songent à condamner Cheetah, se souviennent de leur jeu- nesse : c'est un âge où l'on aime déso- béir, même si) pour désobéir, il faut se brûler les doigts; c'est le prix de la liberté.

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Un soir, en rentrant chez lui, Alain Maurier croisa Cheetah dans la rue. Il la connaissait depuis toujours (elle était la fille de ses voisins) mais, jusqu'à ce jour, il l 'avait considérée comme une écolière et ne lui avait jamais prêté beaucoup d'attention.

— Où vas-tu? lui demanda-t-il. — Je vais me promener, répondit-

elle en baissant les yeux. — Où ça? — Sur les bords de la Seine. — Pourquoi faire? — Parce que c'est le soir. — Je comprends : tu aimes le mys-

tère !

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— Non, répondit-elle, j'aime la Seine. Cette conversation anodine laissa

pourtant, dans l 'esprit d'Alain, une impression profonde. Il y repensa toute la semaine. La beauté innocente de Cheetah, ses cheveux blonds, son sou- rire d'enfant, le hantaient.

Quelques jours plus tard, à son grand plaisir, il apprit que son ami Charles Vilcamier connaissait la jeune fille. Charles venait en effet de terminer sa licence et il donnait, une fois par se- maine, un cours de français à l'école où Cheetah faisait ses études. I l lui parla d'elle.

Sa mère avait épousé un Anglais qui avait été tué à la guerre. Cheetah était née de cette union. Après la guerre sa mère s'était remariée avec un homme plus âgé qu'elle, assez modeste, qui était à la retrai te et vivait dans l'Ile Saint- Louis. Ils avaient eu un fils qui était mort en bas âge, alors que Cheetah n'était encore qu'une enfant.

Cheetah avait grandi dans l'Ile pres- que sans aucun contact avec le monde extérieur. Elle se représentait ce monde

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à la mesure de son Ile : ce qui y impor- ta i t le plus c'était la Seine et le son du vent dans les arbres.

Alain menait une vie facile. Il avait de l'argent, investi dans la compagnie de transports fluviaux dont il avait hérité de son père et qui lui procurait de bons revenus sans exiger de lui plus qu'un travail de surveillance, car il avait un gérant qui connaissait bien son métier. Il avait une maîtresse char- mante (Paule, la sœur de Charles).

Même la folie de sa mère avait ses avantages : elle empêchait Alain de prendre la vie trop au sérieux.

Mme Maurier, en effet, était une demi-folle qui, les nuits d'orage, sortait de sa chambre en criant, se croyant poursuivie par des fantômes qu'elle repoussait du pied. Elle allait cogner à la porte de son fils qui, par prudence, s'enfermait toujours à clef. Elle lui criait des injures, lui reprochant, notamment, de ressembler à son père, libertin qui était parti un beau jour, sans dire où il allait.

La crise passée, elle retournait se cou-

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cher. Comme la maison était grande, les cris de la folle se perdaient dans la nuit, mêlés au son du vent dans les arbres.

Le lendemain, personne ne mention- nait l'incident.

Alain se rendait compte de l'absur- dité du sentiment qu'il commençait à éprouver pour Cheetah. Il essaya donc de s'en défaire. I l redoubla d'attentions pour Paule. I l lui fit plusieurs cadeaux, sans raison. Il lui parla même de Cheetah, en riant.

Paule sentit immédiatement le dan- ger. A vingt-six ans, elle était beaucoup trop femme, toutefois, pour laisser Alain deviner ses craintes. Elle garda donc le silence, en se disant que, si les choses devaient s'arranger, elles s'ar- rangeraient d'elles-mêmes.

Hélas ! L'atti tude d'Alain à son égard changeait déjà. I l se mit à lui trouver des défauts qu'elle n'avait pas. Il devint irritable. Leur liaison qui durait depuis plus de deux ans, tournait court.

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Il revit Cheetah deux jours plus tard, sur les quais de la Seine. Elle était as- sise sagement sous un arbre. Il s'appro- cha d'elle et lui sourit distraitement. Au bout d'un moment, il engagea la conversation. Elle lui apprit qu'elle at- tendait un ami qui était en retard. Elle s'était tournée vers lui et il détailla son visage. Il se dit qu'il ne lui serait pas impossible de la conquérir s'il le dé- sirait.

— Es-tu heureuse chez tes parents? lui demanda-t-il.

— Hélas ! Oui. — Pourquoi « hélas »? — Ma mère ne me laisse rien faire.

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Sauf le ménage. E t encore ! A condition de tout ranger comme elle le veut. Elle ne supporte pas le désordre.

Elle l 'intriguait. Il avait envie de la connaître davantage. Il éprouvait le dé- sir de lui poser des questions, lui qui d'habitude préférait ne rien savoir des gens. Elle avait une peau très blanche et un air apeuré, un peu craintif.

— Il est tard, lui dit-il. Ne dois-tu pas rentrer chez toi?

— Non, répondit-elle. — Et ton ami, celui avec qui tu avais

rendez-vous, où est-il? — Je ne sais pas. — Comment s'appelle-t-il? — Il s'appelle François. — Quel âge a-t-il? — Dix-sept ans. — Tiens-tu beaucoup à lui? — Assez, répondit-elle d'une voix

douce. I l pensa combien il serait agréable et

facile de partager sa vie avec une fille aussi simple, aussi charmante. Elle ne lui demandait rien, elle n'attendait rien de lui.

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— E t toi, quel âge as-tu? lui de- manda-t-il encore.

— Dix-neuf ans. — De toute façon, tu es trop jeune

pour moi, lui dit-il en riant. Il venait d'avoir trente ans. Elle

avait donc onze ans de moins que lui. Elle se leva, un peu nerveuse. I l eut

peur de l'avoir perdue, avant même de l'avoir conquise.

— Sans doute ai-je raison, se dit-il, elle est trop jeune pour moi.

Pourtant, soudain, il n'en était plus sûr. Il la regarda s'éloigner, d'un air pensif.

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Les décisions les plus graves se pren- nent souvent à des profondeurs que notre raison ne visite pas. Aussi arrive- t-il qu'elles nous paraissent insensées.

C'est ainsi que, quelques jours plus tard, Alain téléphona à Charles pour l'inviter à venir passer quelques jours avec lui aux Sables-d'Olonne. Il comp- tai t également inviter Cheetah et sa mère! I l demanda à Charles de leur transmettre l'invitation.

Au grand mécontentement de Paule, la mère de Cheetah, qui aimait beau- coup Charles, se laissa convaincre : quelques jours au bord de la mer ne pourraient que faire du bien à Cheetah

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qui était jeune et avait besoin de chan- ger d'air. E t puis, Charles serait là. Ils passeraient ensemble de bonnes vacan- ces et, qui sait, ils se fianceraient peut- être?...

Paule participa aux préparatifs de départ, sans plaisir. Malgré le charme de Cheetah, l'idée d'avoir à partager avec elle ces vacances lui était insup- portable. Elle songea à rester à Paris. Mais nous préférons la souffrance à l'ennui ! E t puis, somme toute, rien n'était encore perdu. Alain se lasserait peut-être assez vite de Cheetah. Elle n'était encore qu'une enfant. Alain s'en rendrait compte. Il lui reviendrait.

C'était du moins ce qu'elle se disait, sans en être tout à fait convaincue.

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Cheetah n'avait jamais vu la mer. Aussi, le soir même de leur arrivée aux Sables-d'Olonne, courut-elle jusqu'à la plage et, pieds nus, les cheveux défaits, elle alla jusqu'à l'eau. Elle resta un long moment à ne rien faire, regardant droit devant elle le paysage extraordi- naire.

Quand elle se retourna, elle aperçut Alain qui venait à sa rencontre. I l s'as- sit en face d'elle sur le sable. Le vent la décoiffait, elle était presque nue sous sa robe légère. Alain la regarda attenti- vement.

— Tu es merveilleuse, lui dit-il enfin, comme se parlant à lui-même.

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— Que voulez-vous dire? demanda-t- elle timidement.

— Je ne saurais t'expliquer, répon- dit-il. Tu es merveilleuse. Sur cette plage il n'y a que toi. Tu es comme le sable. Tu es comme la mer.

Elle se détourna. Il éclata de rire : — Tu es merveilleuse, répéta-t-il. I l se leva, se pencha vers elle. Son

visage était tout près du sien. Elle le regarda. Il n'eut qu'à se pencher un peu pour l'embrasser.

— Ne me touchez pas, ne me touchez pas! supplia-t-elle.

Mais il était trop tard. I l l'embrassa et elle se mit à l'aimer intensément. Il l 'avait conquise. Elle ne pourrait ja- mais le lui pardonner. Elle était à lui. Elle l 'aimait et elle le haïssait. Le sable était brûlant. Il fallait fuir ! Elle ouvrit les yeux et le regarda. I l souriait, il était beau. Elle aurai t voulu lui dire qu'elle l'aimait, mais les mots s'arrê- taient sur ses lèvres. Il la souleva dans ses bras et elle se laissa faire. Elle s'abandonna un instant mais, dès qu'il l'eut reposée sur le sable, elle part i t en

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courant. I l la rat t rapa, la prit dans ses bras, s'allongea tout contre elle, sur le sable. I l la regarda dans les yeux.

— Je t'aime, lui dit-il simplement. Ils se levèrent et coururent jusqu'à

la mer, comme deux enfants qui se sont rencontrés, qui le savent et l'acceptent.

L'amour est exigeant. Il nous fait re- chercher la solitude, lorsque nous ne pouvons pas être avec celui ou celle que nous aimons.

Alain pensa à Cheetah toute la nuit, les yeux grands ouverts. « Elle fera tout pour m'échapper », se disait-il. Il ne pourrait l'oublier. Il la chercherait partout. Elle le hanterait.

Il serait triste. Elle aussi serait triste. Elle essayerait, en vain, d'aimer d'autres que lui. Elle le ferait souffrir.

I l se leva sans bruit, sortit sur la plage. Paule dormait sagement dans la maison tranquille et il éprouva sou- dain le désir de retourner auprès d'elle, de fuir, lui aussi, alors qu'il n'était pas encore trop tard. Il n'avait rien à re- procher à Paule. Elle était une femme

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accomplie, la femme, en somme, qu'il lui fallait. Pourquoi s'était-il épris de Cheetah? Tout ce qu'une femme pour- ra i t jamais lui donner, Paule le lui don- nait, très simplement, comme si c'était son dû, comme s'il n'était pas nécessaire qu'il la méritât.

Il alla jusqu'à la fenêtre de la cham- bre de Cheetah et, à voix très basse, il l'appela plusieurs fois. I l n'entendait aucun bruit, que celui de la mer et du vent. « Elle dort », se dit-il et, à pas lents, il retourna s'asseoir sur le sable mouillé. « Si elle m'aime, songeait-il, elle m'aura entendu et elle viendra. » Il se rendait compte, en même temps, qu'il raisonnait comme un enfant. I l y avait peu de chances que Cheetah l 'ait en- tendu et, même si elle l 'avait entendu, qu'elle vienne le rejoindre.

Pourtant, au bout d'un moment, il la vit venir vers lui. Elle vint s'asseoir à ses côtés, sans rien dire.

Il comprit ce que sa venue, sur la plage insolite, signifiait. Il la prit par la main, mais elle s'éloigna. Il s'allon-

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gea près d'elle sur le sable et ferma les yeux.

La mer le berçait. Ne justifiait-elle pas son amour pour Cheetah?

Hélas! Alain rêvait : la mer, pas plus que la raison, ne justifie l'amour.

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