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CADERNOS DE SERTÃO Vol 01 .n.2 2019 ISSN 2674 - 7391
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Le « Nouveau théâtre » des années 1950 : une
me en exil
-
-
-garde du XXe siècle fut, sans
aucun doute, le « nouveau théâtre » , charnière décisive dans le renouvellement du
théâtre français, qui connut son apogée dans les années 1950, grâce, principalement, aux
écritures dramatiques révolutionnaires de trois figures de proue du siècle - un Roumain,
Eugène Ionesco, un Irlandais, Samuel Beckett et un Arménien, Arthur Adamov - qui,
ayant vécu les grands désastres des deux guerres mondiales, peignent, chacun à sa
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absurde qui le dépossède de lui-
nouveau », métaphysique, symbolique et allégorique, basé sur une réutilisation de
philosophique neuve, moderne, très proche de la philosophie existentialiste.
La nouvelle formule théâtrale proposée par Eugène Ionesco, Samuel Beckett et
Arthur Adamov
tragique dépossession de lui-
comme le théâtre de
toutes ses formes » , note Eugène Ionesco. Samuel Beckett fait allusion à la confusion
incompréhens
est la
même contestation : la vie dissimule sous ses apparences visibles un sens éternellement
impossibilité de trouver et de renoncer à cette recherche sans espoir » . La conscience
-
e partagent eux-mêmes, ayant, tous les trois, vécu
une douloureuse hésitation entre deux cultures. De mère française et de père roumain,
Eugène Ionesco est indésirable à Paris quand la guerre éclate, puis à Bucarest, quand le
enant ni à la France ni à la Roumanie, le dramaturge
arménienne, Arthur Ada
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nationaliste arménien, se voyant obligée, en juin 1914, de quitter le Caucase et de fuir à
Genève, où elle se fixe jusq
créateurs, afin de p
résolue, leur permettra de se comprendre et de se mettre en accord avec eux-mêmes.
Beckett et Arthur Adamov portent à la scène prennent la question de leur être dans
ns un incertain angoissant.
Arthur Adamov opposent des lieux « sans lieu », toujours anonymes, indéterminés,
ambigus ou irréels,
rationnellement impensables. Constamment remis en question, déconcertants par leur
Le décor inaugural des pièces ionesciennes est apparemment conventionnel,
conservant une apparence réaliste : « intérieur bourgeois anglais avec des fauteuils anglais
» dans La Cantatrice chauve ; « cabinet de travail servant aussi de salle à manger » dans
La Leçon ; «salle très dépouillée » dans Les Chaises ; « intérieur petit bourgeois » dans
Victimes du devoir ; « jardin public » dans La jeune fille à marier ; « modeste salle-à-
manger-salon-
petite ville de province » dans Rhinocéros ; « chambre quelconque » dans Délire à deux
; « salle du trône » dans Le Roi se meurt ; « intérieur assez sombre » , «
broussailles sèches » , « monastère-caserne-prison » dans La Soif et La Faim ; « un champ
» , « une salle du palais » dans Macbett ; « un bureau » , « un bist
restaurant de banlieue » dans Ce formidable bordel !; une ville qui « ne doit avoir aucun
land » , qui représente aussi bien Paris que
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géographiquement indéfinis, nous mettant bien en peine de les localiser.
Très vite pourtant, Eugène Ionesco substitue des décors étranges, inquiétants et
it ainsi une énigme. Le doute est
- « pas
de décor » , note Eugène Ionesco -
peinte, qui défile en sens in
-ci ; dans Le Roi se meurt, la salle du
irruption pour matérialiser un espace étrange, ambigu, qui se révèle dans tout son
grandissant
dans Rhinoc
toucher, car ils peuvent coexister dans le même espace » ; des phénomènes exceptionnels
surviennent dans Le Roi se meurt - le désert envahit brusquement le pays jusqu-là
florissant, les plantes et les animaux meurent, un processus de vieillissement accéléré
frappe les habitants du royaume, qui se rétrécit comme une peau de chagrin ; des tas de
Lacune rendent celle-
ionesciens.
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Privée de ses repères traditionnels, la scène beckettienne impose une dissolution
reconnaissable, les protagonistes évoluant vers un espace dénudé, vide, artificiel et
permanent pour les spectateurs ainsi que pour les deux protagonistes, qui ne sont jamais
sûrs du lieu où ils se trouvent. La didascalie initiale indique que Vladimir et Estragon
sont sur une « route à la campagne, avec arbre » , lieu indescriptible, ambigu, dépeint, à
tourbière » , qui fait
coulé toute ma chaude- is ! Ici ! Dans la Merdecluse ! » . À
Vladimir qui lui demande où ils étaient la veille, il répond vaguement : « Je ne sais pas.
de repère du paysage qui entoure Vladimir et Estragon est un arbre devant lequel ils
Vladimir, qui affirme
même endroit. Y sont-
déjà venus hier » prétend Estragon. « Ah, non » répond Vladimir, qui interroge en
te semble familier ? » , à quoi Estragon rétorque aussitôt : « Je
passé la nuit, celui-
silencieux la deuxième fois . Le lieu où se trouvent les deux protagonistes reste donc
-messager qui
donn - un grenier,
des brebis, des chèvres -
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qui le
, pas très loin de son
aveugle, perdant tout point de repère : « À quoi est-ce que ça ressemble ? » demande-t-il,
et la réponse ne tarde pas à venir, déconcertante, décourageante : « Vladimir : On ne
Les autres lieux de la dramaturgie beckettienne sont egalement mal déterminés,
sans horizon ni orientation : dans Fragment de théâtre I, la didascalie initiale qui situe
les corps parlants des dramaticules beckettiens se situent dans un « ici » qui pourrait tout
aussi bien être « ailleurs » ; dans Quoi où et les
quelconque, bien que géométriquement déterminé (un rectangle quelconque parcouru
sans cesse par quatre protagonistes quelconques dans Quoi où ; un quadrilatère possédant
éterminations que ses singularités formelles,
sommets équidistants et centre, dans Quad ; un espace sans dessous ni profondeur,
- le sol, les murs, la porte, la fenêtre, le
grabat - dans Trio du fantôme ; une étendue déterminée par un cercle cerné de noir
Fin de partie, cadre privé de tout repère possible, Hamm interroge anxieusement Clov
pour savoir si son fauteuil est bien au centre du refuge - « Hamm : Je suis bien au centre
ngeté : le désert qui environne Winnie dans Oh ! les beaux jours, lui fait
ans la voix
du protagoniste, ce que le spectateur voit étant un cercle quelconque, de plus en plus
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à un découpage
le faisant fonctionner comme un cadre vide.
cadres spatiaux sont toujours indéterminés, non-représentatifs et engendrent une
-nous et
que faisons-nous ici ? se demandent constamment les protagonistes beckettiens, obligés
de justifier leur présence dans cet espace « sans lieu », où tout est susceptible de se dissiper
« au milieu des solitudes » .
monde
dans une ville anonyme, hostile par sa répression brutale, exposant ses protagonistes aux
forces du Mal : la ville de La Parodie, représentée par « un circulaire photographique » ,
de la puissance occulte, incarnée par les Moniteurs invisibles. Le Professeur Taranne
marque une rupture pour Arthur Adamov, qui, transcrivant fidèlement un rêve, est «
venait de Belgique et portait sur son timbre le lion royal, je nommais dans la pièce la
. Le doute continue pourtant de planer sur ses pièces : dans La Politique des Restes,
nait se passe à Stockholm, mais à la représentation elle pourrait se
passer tout aussi bien ailleurs. À partir du Ping-Pong, Arthur Adamov se décide de situer
son action dans un lieu déterminé , mais on ne saurait dire avec précision lequel : «
...ayant ét
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ceux où un tel appareil exerce son attraction : la clientèle de Mme Duranty » . Les lieux
La scène du « nouveau-théâtre » des années 1950 autorise de nombreux
déplacements, définit des relations entre les protagonistes, constitue un lien que ceux
derniers investissent de sens de par leur seule présence (ou absence) et leurs mouvements.
fantasmes, obssessions et angoisses : dans La Leçon, le Professeur, en proie à sa folie
regard et a, parfois, certaine difficulté à le suivre, car elle doit beaucoup tourner la tête» ;
apportant et aménageant les sièges pour les invités invisibles, les Vieux des Chaises sont
vivre ; dans Le M
effréné, les Admirateurs et les Amants, parcourent la scène de façon délirante, « ils entrent
ali
jeunes mariés, symbole de leur amour mort, Madeleine et Amédée se surprennent
table d
pétrifié » , tandis que Madeleine y va pour lui prodiguer mille soins corporels ; dans
es
mouvements effrénés, tournant mécaniquement autour de la table; dans Rhinocéros,
Jean, aliéné par son inévitable métamorphose en pachyderme, « parcourt la chambre,
comme une bête en cage » , entreprenant ensuite tout un va-et-vient entre la salle de
bains et son lit ; aliénés à eux-mêmes, poussés par une obsession maladive à se barricader
contre tout le monde, les protagonistes de Délire à deux succombent à une agitation
folle, parcourant la scène dans toutes les directions, dans une tentative désespérée de
à venir : « il se précipite vers la fenêtre » , puis, « se retourne. Il fait quelques pas vers le
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jeu de cache-cache » et les « disparitions
et apparitions successives » avec lesquels Jean tourmente Marie-Madeleine dans le
premier épisode de La Soif et La Faim symbolisent son déchirement entre son amour
pour sa femme et son enfant et son désir arden
-et-vient
en proie à une agitation constante, à un débit
désordonné et marche dans tous les sens (même en arrière) » , tandis que Lili, « traverse la
marche de long en large » , constamment angoissé par la tâche
va et vient à travers la scène » ; dans Le Professeur Taranne, le protagoniste « marche de
pourraient le reconnaître et lui conférer une identité : une Journaliste, deux Messieurs,
retourne » , «marche nerveusement de long en large » ; dans le Ping-pong, Arthur et
Victor, obsédés par un appareil à sous, parcourent follement la scène, « marchent [...] en
es protagonistes dans
les mêmes parcours, crée une discontinuité schizophrénique qui les aliène profondément
et durablement, les empêchant de se saisir et de se reconnaître eux-mêmes.
-et-
chaussettes, dans tous les sens, de la fenêtre à la rampe, de la porte à la barrière invisible,
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a-et-vient incessant. Dès son entrée en
spatiales de la scène : « Il se lève péniblement, va en boitillant vers la coulisse gauche,
rampe, regarde vers le public » . Estragon revenu, Vladimir se remet à arpenter le plateau,
à se fixer, Pozzo amène Lucky à se poser à tel ou tel endroit de la scène et lui impose
différents marquages sur le plateau : « Pozzo : Plus près ! (Lucky dépose valise et panier,
avance, déplace le pliant, recule, reprend valise et panier. Pozzo regarde le pliant).
possible quant à un repère extérieur, les protagonistes de Fin de partie effectuent un
balayage de toutes les directions, en longueur, largeur et hauteur. La pantomime initiale
Plus tard, lorsque Hamm
demande à Clov de conduire son fauteuil roulant aux limites de cet espace, il évoque «
-et-vient de Clov se déploie entre le fauteuil de Hamm
départ, car Hamm se présente en position centra
constamment la scène :
Clov : Oui, ta place est là. Hamm : Je suis bien au centre ? Clov : Je vais mesurer. Hamm : À peu près ! À peu près !
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Clov : « Là. Hamm : Je suis bien au centre ? Clov : Il me semble. Hamm : Il te semble ! Mets-moi bien au centre ! Clov : Je vais chercher la chaîne. Hamm : À vue de nez ! À vue de nez ! (Clov déplace insensiblement le fauteuil). Bien au centre ! Clov : Là.
Hamm veut chercher et définir sa place, mais ne peut pas se fixer. Quant à Clov,
non plus. Dans La dernière bande, Krapp arpente
démache laborieuse, se déplaçant entre le devant de la scène, où il mange des bananes et
écoute les bobines réceptacles de son passé amoureux et le fond de la scène, où il va
e à la fin de la pièce dans son point stable, la table
au magnétophone, « regardant dans le vide devant lui » , tandis que « la bande continue à
se dérouler en silence » . Le théâtre beckettien atteint avec Va-et-vient le maximum de
vivacité et de mobilité, trois femmes y répétant plusieurs fois le même jeu, réglé par une
symétrie impeccable. Dans Pas, le va-et-vient de May - neuf pas à droite, neuf pas à
gauche -
-tu fini de ressasser tout
i le
met au supplice. Tout un jeu du chat et de la souris se met en place dans Film, où un
y voilà
demeure imprenable. Dans ce but, il opère différentes combinaisons avec les autres
objets, ce qui engendre le parcours de plusieurs trajets. Après avoir exploré toutes les
sans paroles II, les va-et- r du sac et son extérieur
protagonistes. Dans Quoi où et les pièces pour la télévision, le va-et-vient des
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jeu, constituée par un rectangle de dimensions limitées ; dans Quad, quatre figures
une surface parcourue par un mouvement continu obsédant entre la porte, la fenêtre et le
dans un cercle à trois directions : la porte, le cagibi et le sanctuaire. Arpentant
une aliénation qui les voue tantôt à la mobilité qui,
-même, tantôt
vagabondage vain et absurde: aucun sens, aucun repère ne sont plus possibles dans ces
gène Ionesco, de Samuel Beckett et
orienter, déployant sous leurs yeux des lieux extirpés de toute localisation, pièges
s espaces anonymes, indéterminés,
inidentifiables, non-
r une place dans le monde et reflétant ainsi
hose etonnament novatrice dans les années
1950, Eugène Ionesco, Samuel Beckett et Arthur Adamov investissent les nouveaux
volutions des protagonistes sur le plateau
concrétisent leurs tares, leurs complexes, leurs inhibitions, leurs fantasmes et leurs
névroses. Les trois nouveaux écrivains de théâtre font surgir, de ces lieux symboliques qui
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matérialisent le non-dit, la figur
Littérature comparée portant sur la nouvelle
dramaturgie des années 1950. Actuellement, elle est professeur à Palm Beach
Atlantic University aux États-Unis. Ayant commencé sa carrière dans un lycée
avec des étudiants très peu motivés à apprendre le français, elle a pensé à le leur
enseigner à travers le théâtre francophone, une approche plus créative qui
promettait de faire parler davantage ses élèves. Pendant sept années, elle a dirigé
langue f
trois dramaturges de cultures et de sensibilités très diverses, un Roumain, Eugène
Ionesco, un Irlandais, Samuel Beckett et un Arménien, Arthur Adamov, qui les a
poussés à se défair
devenir vulnérables, étrangers, aiguisant une étrangeté des choses qui les a
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