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EntrelacsCinéma et audiovisuel
17 | 2020N°17 / Enjeux Audiovisuels du cinéma 360°Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc.
Manuel Siabato (dir.)
Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/entrelacs/5791DOI : 10.4000/entrelacs.5791ISSN : 2261-5482
ÉditeurÉditions Téraèdre
Référence électroniqueManuel Siabato (dir.), Entrelacs, 17 | 2020, « N°17 / Enjeux Audiovisuels du cinéma 360° » [En ligne],mis en ligne le 27 juin 2020, consulté le 16 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/entrelacs/5791 ; DOI : https://doi.org/10.4000/entrelacs.5791
Ce document a été généré automatiquement le 16 juillet 2020.
Tous droits réservés
Le concept d’un audiovisuel capable d’envelopper notre perception sensorielle, existe
depuis les origines même du cinéma. Bien que ce paradigme soit recherché depuis
toujours, il n’a jamais vraiment existé avant les récentes avancées technologiques liées
à la réalité virtuelle. Pour sa dix-septième édition, la revue Entrelacs aborde le domaine
du cinéma 360° en explorant les nombreux aspects que ce support semble bousculer
dans la manière d’imaginer, faire et voir l’audiovisuel. Les autrices et auteurs
participant à ce numéro, apportent leur regard singulier provenant de leur domaine de
recherche et enrichissent avec leurs approches des notions propres à la théorie du
cinéma.
The concept of an audiovisual media wrapping our sensory perception, exists since
cinema origins. Although this paradigm has always been searched, it has never really
existed before recent virtual reality technology breakthroughs. For it’s seventeenth
number Entrelacs journal touches on cinema 360° domain by exploring the numerous
aspects this media seems to jostle in the way of imagining, making and seeing
audiovisual. The authors contributing in this journal issue bring their singular look
from their own research field and enrich with their approach notions belonging to
cinema theory.
NOTE DE LA RÉDACTION
Les textes qui composent ce numéro de la revue Entrelacs, proviennent de l’appel à
contribution qui a été proposé comme continuité du colloque Enjeux Audiovisuels du
cinéma 360°, cadre, hors-champ, montage, diffusion, etc., réalisé le 27 et 28 juin 2019.
Le comité scientifique de cette publication, dont une grande partie du travail a été
assurée par Isabelle Labrouillère et Frédéric Tabet a bénéficié du renfort de Gilles
Methel, Grégory Bled, Robert Ruiz et Claire Chatelet, tout comme du regard et conseil
avisé de Pierre Arbus. Dans ces temps d’incertitude liés à la crise sanitaire, je tiens à
remercier chaleureusement tous les gens qui ont participé à cette publication, par leur
engagement et leur confiance.
Entrelacs, 17 | 2020
1
SOMMAIRE
Présentation
Enjeux Audiovisuels du cinéma 360° :cadre, hors-champ, montage, diffusion, etc.Manuel Siabato
Degrés d'immersion face aux choix des technologies
Vers une grammaire narrative à 360° :Ou comment la construction d’un décor réel vient dynamiser les questionnements théoriques.Laurent Lescop
Construction de l’espace scénographique et ubiquitéOlivia Dorado
Être en apesanteur :Une approche diégétique en réalité virtuelleSwann Martinez et Chu-Yin Chen
Mutations narratives
Un cinéma en devenir :le cinéma 360° en questionWei-chu Shih
Espace et cinéma 360° :Quelle écriture pour le son ?Thierry Besche.
Le Cinéma en Réalité Virtuelle :
entre frontièresMs. Claudia Pereira de Oliveira et Prof. Dr. Osvando J. de Morais
Hybridations audiovisuelles
Un espace « Cannes XR » au Marché du Film :Quels enjeux pour l’industrie du cinéma ?Hélène Laurichesse
La diffusion du cinéma 360° :vers des nouvelles formes d’expériences audiovisuelles.Manuel Siabato
Le casque et le masqueGilles Methel
Entrelacs, 17 | 2020
2
Le rapport au corps dans les systèmes immersifs
I Philip :analyse du rôle de la bande son dans le partage du « je »Camille Pierre
Du corps à l’espace et de l’espace au corpsEdwige Armand
Cadre/Hors-cadre :à la frontière du chaosAntoniy Valchev
Entrelacs, 17 | 2020
3
Présentation
Entrelacs, 17 | 2020
4
Enjeux Audiovisuels du cinéma 360° :
cadre, hors-champ, montage, diffusion, etc.
Manuel Siabato
1 Le cinéma 360° apparaît aujourd’hui comme un renouveau important dans le panorama
audiovisuel. Longtemps mis à l’écart, faute d’outils et de technologies viables,
l’immersion visuelle et sonore dans un environnement artificiel se voit aujourd’hui
soutenue par des grands groupes économiques du milieu technologique (Google,
Facebook, Sony, Microsoft) et attire l’attention de nombreux réalisateurs (Ridley Scott,
Kathryn Bigelow, Alejandro Gonzales Iñarritu ou Sam Esmail entre autres). La création
de nouvelles catégories de compétition dans des festivals internationaux de cinéma
comme Tribeca, Sundance ou La mostra de Venice, l’ouverture d’espaces dédiés au
support au festival de Cannes et l’ouverture de salles de visionnage (Mk2, Destination
VR, Eylodon Exalto, Zone 360, Gamearium, entre autres) laisse imaginer une possible
pérennisation de l’offre audiovisuelle et immersive au public.
2 Par rapport à la création de contenu, la technologie de l’immersion sensorielle nous fait
réfléchir quant aux changements profonds que doit subir la structure narrative et du
comment nous nous exprimons avec des images en mouvement. Il est pertinent de se
demander s’il s’agit d’une vraie révolution ou plutôt d’une invitation à redécouvrir les
techniques et concepts traditionnels.
3 Le laboratoire LARA-SEPPIA, dont notamment l’équipe LARA, s’intéresse fortement à
l’évolution du cinéma dans un monde numérique, en gardant toujours un œil avisé sur
les origines, tant des outils que de l’expression audiovisuelle.
4 Ce dix-septième numéro d’Entrelacsest une opportunité de confronter les concepts et
les idées propres au cinéma à cadre comme le montage, l’utilisation du hors-champ, la
narration ou la diffusion autour d’un dispositif qui bien que devenu possible grâce à la
technologie du numérique il fait partie des origines du cinéma. Le Photorama des frères
Lumière au début du XXᵉ siècle ou le Circlorama du ruse E. Goldovski vers les années
soixante ne sont que deux exemples parmi nombreuses tentatives d’inventer un cinéma
en devenir et en constante évolution.
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5
5 Il s’agit d’un numéro composé de cinq parties abordant différentes thématiques telles
que la notion d’immersion, les changements des dispositifs de narration, l’hybridation
vers des nouvelles formes audiovisuelles et leurs enjeux et le rapport au corps dans
l’immersion et ses problématiques.
6 Ce numéro permet également de mettre en avant le lien entre le cinéma immersif et les
travaux de recherches de jeunes doctorants et chercheurs et enseignants
particulièrement intéressés par ce nouveau type de cinéma et vise à leur donner la
possibilité de partager un pan de leurs travaux, en lien direct avec ce renouveau
audiovisuel.
AUTHOR
MANUEL SIABATO
docteur en études audiovisuelles, diplômé de l’ISDAT en Arts Plastiques et Design, enseignant et
chargé du parcours infographie à l’ENSAV de l’université de Toulouse Jean-Jaurès, chercheur
associé au LARA-SEPPIA. Son projet de recherche se focalise sur l’expérimentation et l’analyse
des formes narratives émergentes qui font appel aux nouvelles technologies dont notamment le
cinéma 360° et la 3D en temps réel pour Internet (Web3D).
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6
Degrés d'immersion face aux choixdes technologies
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7
Vers une grammaire narrative à360° :Ou comment la construction d’un décor réel vient dynamiser lesquestionnements théoriques.
Laurent Lescop
Voir le monde à 360°
1 Annoncée depuis plusieurs années, la généralisation de la Réalité Virtuelle et des films
à 360° dans nos habitudes de consommation d’images ne se réalise que très
progressivement. L’utilisation d’un équipement spécifique doublé d’une pratique
encore peu confortable, freine l’adoption massive de contenu pour une diffusion à 360°
dans le domaine des loisirs. Toutefois, l’année 2020 sera peut-être celle de la rupture
tant attendue par les producteurs de contenus. La mise à disposition de casques virtuels
tels que l’Oculus Quest ou le HTC Cosmos et la multiplication des modèles de caméras
pour filmer à 360° dont certaines à des prix très attractifs pourraient dynamiser le
marché. Il n’en reste pas moins que la production de contenus est importante et les
nombreux festivals à travers le monde distinguent des œuvres de qualité montrant,
année après année, une vraie maturité dans l’écriture, la réalisation et l’interaction. Les
contenus narratifs, que l’on va distinguer des jeux, montrent une adaptation à ce
nouveau support qui renouvelle radicalement notre rapport à la narration filmée.
2 Média émergeant, le 360 infuse dans le domaine de la recherche mais peu encore dans
les écoles, que ce soit de cinéma, d’art ou d’architecture. Comme il y a un peu plus d’un
siècle, alors que le cinéma s’installait dans le paysage de la production artistique, le
savoir-faire précède le savoir théorique, l’action produit de la réflexion, l’exemple
guide la construction théorique, la multiplication des propositions permet de discerner
des permanences et des variables.
3 Les deux auteurs de cet article ont introduit la narration à 360° à l’École Nationale
Supérieure d’Architecture de Nantes depuis 20 ans déjà par le biais des univers 3D
interactifs conçus en WRML, les enjeux techniques d’outils immersifs se sont
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confrontés à des enjeux quasiment éthiques de redéfinition de prérogatives pour les
architectes. Ces prérogatives sont, mais pour combien de temps encore, la primauté du
document graphique en 2 dimensions, une forme de négation de la temporalité, le
contrôle du point de vue pour n’en prendre que quelques-unes. Les résistances du
milieu professionnel relayé dans la pédagogie de l’école et plus généralement dans les
écoles d’architecture, ont paradoxalement donné à notre studio de projet, intitulé
« Architecture en Représentation » ou Archirep, une aura avant-gardiste et innovante
qui nous pousse à une exploration plus fouillée encore d’une grammaire narrative à
360°.
4 Avant d’aller plus en avant, nous allons préciser ce que nous entendons par grammaire
narrative à 360°. L’idée ici est de réfléchir à une grammaire qui viendrait aider à
décrypter les œuvres immersives à 360° et à proposer des règles ou pratiques
permettant d’aider à l’écriture de contenus. La référence à la grammaire narrative de
Propp ou Greimas qui en a fait une description est posée. Mais ce n’est pas la seule. Car
enfin, comment définir ce que peuvent être des principes d’écriture par l’image, le son,
le mouvement, le montage. La grammaire filmique existe, elle renvoie à des années de
recherches sur l’écriture pour le cinéma. Toutefois, et nous le montrerons par la suite,
si le cinéma se présente comme le père naturel d’un cinéma à 360°, nous réaliserons
assez vite que c’est le théâtre qui produit le code génétique. Que ce soit dans le
développement du récit, la gestion de l’espace, la conduite de la temporalité, le rôle du
spectateur et même la conception des dispositifs si l’on pense aux expériences du Total
Theater, les ressemblances sont trop évidentes.
Le studio Architecture en Représentation.
5 En master, les étudiants en architecture ont le choix entre plusieurs options
obligatoires qui les amènent à se déterminer sur un enseignement mettant en avant le
patrimoine, l’urbanisme, la construction ou encore comme le nôtre la mise en récits du
projet. Articulé autour du concept de conception narrative, nous montrons comment
un projet architectural, que ce soit une exposition, un bâtiment ou un espace urbain,
peut émerger non pas d’un programme comme c’est le cas traditionnellement, mais
d’un récit qui lui donne sa structure, sa forme, son esthétique et sa logique. La
conception par le récit assume pleinement une logique d’immersion puisque le point de
vue de conception, si l’on peut le nommer ainsi, se fait de façon subjective depuis
l’intérieur même de l’espace en train de s’inventer. C’est donc une expérience mentale
à 360° qui par la force de l’imaginaire, précède la formalisation et la réalisation
d’espaces à construire. La mise en récit signifie également la mise en cohérence d’une
pensée architecturale, c’est-à-dire la mise en cohérence d’une esthétique et d’une
pratique de l’espace et la création d’un espace dénoté, c’est-à-dire qu’il porte, par la
conséquence de ses usages, de son historicité ou de sa forme un ensemble d’éléments
signifiants. Par conséquence, et dans cette veine portée par la notion d’ambiance
développée au sein de l’UMR-CNRS 1563 AAU1, cela implique de réfléchir à des projets
qui peuvent produire leurs propres récits, c’est le cas des musées ou des expositions.
Songeons pour illustrer le propos au musée Juif de Berlin signé de l’architecte Daniel
Libeskind en 2001 ou encore le projet plus récent Lascaux 4 présenté comme un
dispositif immersif conçu par Snøhetta et Duncan Lewis Scape Architecture en 2017.
Dans cette thématique, nous avons proposé aux étudiants de travailler sur la mémoire
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du commerce triangulaire, le patrimoine néolithique ou pariétal ou encore sur la
mémoire des cinéastes Jacques Demy ou Jacques Tati. Nous avons également sollicité les
étudiants pour des projets pouvant devenir le réceptacle de récits qui en modifieront
sensiblement la perception. Nous avons ainsi travaillé sur le Mur de Berlin, le Bauhaus
et les abbayes cisterciennes. Nous avons aussi proposé des lieux de vie peut-être moins
identifiés comme sources de narration comme les ponts et récemment nous sommes
allés à la recherche de nouvelles formes d’hôtelleries dans la veine des logements
insolites. Quelle est la méthode ? Tout part d’un récit, par exemple pour les logements
insolites, il a été repéré un certain Monsieur Ploq dont le patronyme pourrait laisser
croire qu’il est un personnage de fiction. En fait, cet Emile Plocq est né en Vendée en
18732 est était un grand passionné d’oiseaux. Son histoire a inspiré le récit d’un habitat
cocon, le Caballon qui serait transporté par les oiseaux migrateurs de l’Afrique à
l’Europe durant le printemps et rentrerai au chaud l’automne venant. Ce récit a inspiré
la forme du projet qui a ensuite été construit et fait l’objet depuis 3 ans maintenant
d’une exploitation à succès3. Dans tous les cas, la notion d’ambiance, comprise comme
une actualisation d’un espace, a donné les moyens de réfléchir aux interactions usages/
perception/configuration. Cette façon de penser le projet a un impact important sur la
façon de penser et concevoir les dispositifs immersifs et leurs contenus.4
Figure – Le Caballon de M. Plocq a été conçu par Aurélie POIRRIER, Vincent O’CONNOR, Igor-VassiliPOUCHKAREVTCH-DRAGOCHE, Ensa Nantes, 2016
6 Pour traiter ces questions, nous avons fait le pari très tôt de l’image numérique animée
puis interactive. Nous avons largement anticipé les développements des outils logiciels
et particulièrement surveillé ce qui se faisait dans le monde du jeu vidéo pour entrevoir
les évolutions graphiques des moteurs de rendu et les nouvelles formes narratives
issues de la gestion d’espaces totalement ouverts. Malgré tout, la référence au cinéma a
été permanente. Si nos étudiants sont de grands consommateurs d’images filmiques,
peu connaissent les principes de l’écriture pour l’image et la façon dont on peut, sans
avoir recours à un long explicatif, poser une situation, caractériser un personnage,
ancrer une histoire dans un espace-temps.
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7 Notre enseignement a connu des nombreuses évolutions, tiré par les évolutions
techniques mises à notre disposition. Ainsi, au cours des années, nous sommes passés
du format de l’écran 4/3 puis 16/9 à des formats beaucoup plus importants,
panoramique à 220° et maintenant panoramique à 360°. Si le format de l’écran standard
nous a permis de posséder la grammaire filmique5 pour reprendre la terminologie
anglaise ou grammaire du cinéma6, les formats plus larges nous ont invités à sortir des
modes de représentation découlant de la perspective classique. C’est ainsi qu’il a été
possible de concevoir des films dont les images ne possédaient aucun point de fuite, un
peu comme une fresque classique, un point de fuite central impliquant un regard
focalisé et une image outrepassant le champ de vision ou encore 4 points de fuite
cardinaux invitant le spectateur à déplacer son regard autour de lui, ce qui est
aujourd’hui la forme la plus commune d’expérimentation des images immersives à 360°7. Ce format, nous le verrons est en train lui-même d’être dépassé pour une véritable
exploration physique de l’espace narratif comme c’est le cas pour des œuvres (que l’on
nomme toujours « court métrage » comme Gloomy Eyes par Fernando Maldonado et
Jorge Tereso ou encore the Key par Céline Tricart, les deux datés de 2019. Pour
expérimenter ces nouvelles formes narratives il faut un casque de type HTC Vive ou
Cosmos ou un Oculus Quest.
8 Ces expériences nous ont permis de développer deux axes de recherches, le premier
concernant l’écriture de contenus destinés à l’immersion et de l’autre la conception des
dispositifs abritant les expériences immersives.
Écrire pour le 360
9 Un des premiers obstacles conceptuels concernant l’écriture pour un format à 360° ou
plus globalement pour l’immersion est le rapport à la temporalité et de façon plus
spécifique, à ce qui est souvent qualifié de « temps réel ». L’immersion, vécue comme
une expérience de décorporation, peut laisser entendre que la continuité temporelle se
fait à l’identique ou en tout cas selon les mêmes règles. Or, la nature même de la notion
de récit implique la maîtrise de la temporalité avec laquelle il s’agira de jouer. La
création d’un récit repose sur les choix d’organisation du temps que l’on va pouvoir à
loisir, accélérer, ralentir, couper, décaler. C’est cette réorganisation même de la
temporalité qui fait récit ; sans cela nous ne sommes que dans une posture voyeuriste
dans l’attente d’un évènement incertain.
10 L’écriture pour le format à 360° demande donc de maîtriser un espace et un temps qui
ne sont pas forcément la réplique d’une métrique mesurée dans le réel, dénomination
maladroite mais qui se pose ici comme en opposition à ce qui est communément appelé
le virtuel, mais des rythmes perçus épousant les battements du récit. Nous posons donc
ici le problème de la corrélation temporelle entre la temporalité de l’espace diégétique
et celle de l’espace du spectateur. Pour le dire autrement, le récit ne s’installe pas dans
un espace-temps continu mais dans un espace-temps discret. Pour saisir la différence
entre continu et discret pensons à la description du mouvement de la marche. Les
chronophotographies de Étienne-Jules Marey montre la décomposition de façon
continue tandis que Richard Williams par exemple, le célèbre dessinateur de Disney8 ne
décrira que les poses clés. Dans un cas, nous avons tout l’écoulement, de l’autre
seulement les points pertinents desquels tout le reste peut être déduit. Une illustration
de cette transformation d’un espace continu en un espace discret se trouve dans le
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monde vidéo ludique. Le jeu GTA (Grand Theft Auto) reproduit fidèlement dans son
opus V la ville de Los Angeles que l’on pourra parcourir en tous sens à loisir. Toutefois,
parce que le jeu s’inscrit dans une logique narrative et que pour cela, il faut renouveler
les enjeux pour conserver l’intérêt, deux temporalités cohabitent, celle de l’espace
diégétique et celle du joueur. Alors que l’on a le sentiment de tout vivre « en temps
réel », un jour entier ne dure que 8 minutes tandis qu’une heure pleine s’écoule en 2
minutes sans pour autant avoir le sentiment d’être dans un temps accéléré. Plus
encore, l’espace qui est supposé s’enchâsser dans le réel connaît lui des ellipses, trouve
des raccourcis pour aller d’un point d’intérêt à un autre. Cette ellipse narrative, qui
dans un montage de cinéma eut été une coupure, est dans GTA la juxtaposition de deux
espaces distants, ce qui nous a fait dire qu’il y a eu une conversion de temps en espace9.
C’est ainsi que l’on peut parler d’espace discret, puisque sous l’illusion d’aller partout
dans un monde recréé à l’identique, nous allons de points remarquables en points
remarquables sans passer par les endroits de moindre intérêt. Ce que la littérature fait
par l’ellipse, le cinéma par le montage, l’expérience virtuelle le fait par compression
spatiale et temporelle.
11 La complexité évidement vient du média lui-même. En immersion dans une expérience
de réalité virtuelle, le temps d’installation dans le récit diégétique est relativement
long, il faut trouver ses marques se situer et se repérer alors que les évènements
peuvent surgir de n’importe quel endroit. Cela implique donc l’utilisation de séquences
de durées relativement longues, voire le recours à un plan unique et un jeu pour les
acteurs proches de celui du théâtre ou des premières heures du cinéma. Souvenons-
nous du fabuleux Voyage dans la Lune que Méliès a tourné en 1902, chaque plan semble
tourné sur la scène d’un théâtre. Mais dix ans plus tard, Louis Feuillade avec ses
Fantomas s’affranchit du modèle théâtral et ce qui deviendra la grammaire du cinéma
pose ses fondements avec Naissance d’une Nation de D. W. Griffith en 1915 et bien
entendu et surtout avec Eisenstein 10 ans plus tard. Paradoxalement, la grammaire
narrative pour les récits à 360° n’est pas une extension de la grammaire
cinématographique, nous reviendrons dessus, mais les notions de valeurs de plan,
d’angle de vue ou encore de séquentialité narrative sont inopérant ou difficilement
transposables. C’est donc une nouvelle grammaire qu’il faut définir dont les
correspondances se feront plus facilement avec le théâtre que le cinéma et dont les
mises en œuvres sont déjà bien présentes dans les jeux vidéo, qui depuis maintenant
presque 30 ans, nourrissent abondamment notre univers de récits à 360°, interactifs et
immersifs.
12 Une des premières thématiques que les auteurs et les réalisateurs écrivant sur le sujet
essaient de cerner, est celle de la focalisation de l’intérêt du spectateur en un point
particulier de l’espace virtuel. Jessica Brillhart a été une des premières à théoriser la
conception de points d’intérêts qui vont, comme des balises spatio-narratives
reconcentrer l’attention du spectateur là où le réalisateur souhaite que l’action soit
observée, c’est la théorie du montage probabiliste10. Pour se mettre dans le vocabulaire
de J. Brillhart qui est artiste VR, il convient d’évaluer le risque que l’utilisateur ne suive
pas l’histoire parce qu’il sera distrait par un point d’intérêt (POI) non intentionnel. Le
montage probabiliste dispose des POI dans une scène, ces POI étant distribués dans
l’espace et le temps et évalue (anticipe) la probabilité qu’un spectateur les regarde à des
moments clés. Cette focalisation, motivée par un signal sonore ou par une forme
d’appel visuel ne résout qu’en partie la gestion de l’espace de narration. Procédant
ainsi, en floutant ce qui n’est pas à voir ou encore en le plongeant dans l’obscurité, on
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ne fait que développer à 360° une logique visuelle qui s’opérait sur un écran plat. Nous
devons passer à un autre paradigme narratif et admettre que, comme dans la réalité, le
récit n’est non plus tributaire de notre capacité à regarder au bon endroit au bon
moment, mais de capter de l’information qui peut produire des logiques et des effets
très variables. Expliquons-nous.
13 Dans la construction d’un récit, le spectateur peut occuper trois types de position par
rapport à la progression du récit : le spectateur peut être synchrone avec le
déroulement des péripéties, il découvre les évènements en même temps que les
protagonistes et le récit avance dans le rythme de ces découvertes. Deuxième option, le
spectateur est en retard par au·x protagoniste·s rapport au déroulé des évènements. Le
récit avance par la succession des révélations qui font que le spectateur rattrape son
retard sur les données des péripéties. Troisième option, le spectateur est en avance et
possède une meilleure information que celle du ou des protagonistes. C’est un peu
l’effet Guignol où l’on sait que le gendarme est caché derrière. Abondamment utilisé
par le réalisateur Alfred Hitchcock, ce procédé travaille sur l’anticipation du spectateur
sur le cours des évènements et sur la capacité du scénariste à travailler la temporalité
ou encore à produire des fausses pistes11. Un des meilleurs exemples de fausse piste au
cinéma est peut-être la fameuse scène de l’assaut dans le Silence des Agneaux de Jonathan
Demme, film sorti en 1991. Un montage alterné montre la préparation de l’assaut de la
maison du tueur en série tandis que la victime se morfond au fond de son puis.
L’alternance de plans montre l’insouciance de l’assassin, tandis que le FBI prend
position. Le spectateur anticipe la libération de la victime, a une longueur d’avance sur
la police, puisqu’il sait que l’assassin ne se doute de rien et sur l’assassin également
puisqu’il sait que la police est dans la rue prête à bondir. Le sentiment d’avance est
renforcé par une mise en scène qui se conforme à ce qu’on a déjà très souvent vu au
cinéma. Et, retournement, ce n’est pas la bonne maison, l’alternance de plans ne
montre pas espace intérieur / espace extérieur, mais deux endroits distants. Au
moment où Clarisse Starling, l’enquêtrice sonne à la porte de l’assassin, nous savons dès
lors qu’elle est seule et sans possibilité de secours.
14 Il peut donc être considéré dès lors que le réalisateur filmant pour un format 360°
accepte de confier à son spectateur le montage de son histoire, sans toutefois, et c’est
un sujet étourdissant quand on y pense, l’ensemble des faits. Dans ce jeu combinatoire,
le réalisateur comme spectateur acceptent une infinie variabilité dans le récit. Prenons
un exemple appuyé sur le court métrage Lock Your Doors, proposé en 2015 par Jeremy
Sciarappa. Le pitch, très simple, met en scène un assassin qui entre dans une maison à
l’insu de l’occupante, le spectateur est à la croisée d’une architecture qui se développe
en profondeur autour de lui, les pièces se prolongent en profondeur, rejetant en
arrière-plan des actions devenues dès lors intrigantes. Selon la direction du regard,
l’assassin est aperçu avant la victime elle-même, ou au contraire, en suivant la victime
on réalise trop tard que l’assassin était déjà là. Ainsi donc, selon l’orientation du regard,
le spectateur/protagoniste développera, un peu à son insu, l’une des trois solutions de
séquentialité évoquées plus haut (en avance, synchrone ou en retard) se faisant en
variant quasi infiniment la construction du récit et la conduite du suspens.
15 Le court métrage Lock Your Doors fonctionne parfaitement parce qu’il joue avec l’espace
de l’appartement travaillant le visible et le non visible pour créer la surprise et
l’angoisse, pour le dire autrement, il joue avec le hors-champ.
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Figure – Décor Dans la Lune, révélation du hors-champ, Photo L.Lescop
Le hors-champ
16 Il est assez naturel de penser que dans un espace à 360° le hors-champ n’existe plus. Ce
n’est pas le cas, mais il n’est pas là où l’on pense qu’il se trouve. Le hors-champ existe
bien toujours, il se définit juste différemment. Traditionnellement, le hors-champ est
cet espace qui n’est pas pris par le cadre de scène au théâtre ou de la caméra au cinéma.
Le hors-champ a dès lors deux fonctions principales, il étend l’espace diégétique à
l’imaginaire du spectateur (ce dernier imagine des continuités dans ce qui lui est
masqué) et le hors-champ offre des espaces à la technique pour installer les dispositifs
qui aident à la construction de l’image : typiquement, on va trouver hors-champ les
projecteurs, les micros, les souffleries, et bien d’autres choses encore. Il y a donc deux
types de hors-champ selon que l’on est spectateur ou réalisateur, pour le premier c’est
le déploiement de l’imaginaire, pour le second, celui de la technique.
17 Ce cadre qui définit le hors-champ est mouvant en VR, cela signifie que rien ne peut
échapper à la vue, ce qui peut fortement embarrasser l’organisation d’un tournage.
Céline Tricart a d’ailleurs bien décrit les contraintes de tournage de film à 360° dans
son ouvrage Virtual Reality Filmmaking12. Pour son film “Marriage Equality VR” tourné en
2015, la grande difficulté aura été de dissimuler l’équipe technique, qui dans les
buissons, qui dans les arbres, qui derrière un mobilier urbain. Tout semble donc être
révélé au spectateur qui de fait ne pourrait donc plus déployer son imaginaire puisque
tout est présent et rien n’est offert à la technique pour dissimuler les éléments
techniques, sauf si, bien entendu, il s’agit d’un univers entièrement virtuel dans lequel
la technique est invisible. Deux hypothèses sont à sonder dès lors : la première serait
que le hors-champ existe toujours malgré tout, mais hors du champ de vision. La
proposition est fragile même si techniquement plausible, il faudrait que l’image se
compose et se recompose en fonction de ce qui est affiché, ce qui est techniquement le
cas, mais cela nous est invisible. En effet, que ce soit le champ de vision ou le cadre
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14
même d’un casque de réalité virtuelle, il existe toujours un effet de portion d’espace
visible quelle que soit la dynamique interactive. Cela correspond au fonctionnement
des dispositifs. La seconde hypothèse plus raisonnable doit postuler que le hors-champ
existe bien, non pas dans la surface projetée de la sphère de vision, mais dans la
profondeur de l’espace du récit. Autrement dit, le hors-champ se trouve derrière les
objets et éléments de décor qui font masque.
18 Ce hors-champ en profondeur a fait l’objet de recherches du point de vue technique
avec le principe des Isovists dont on trouve des applications dans de nombreux
domaines. À partir d’un point donné, il est possible de tirer des rayons dans toutes les
directions et visualiser ainsi les portions d’espace vues et les portions d’espace
masquées. Faisant de la sorte, il nous a été possible de déterminer, en faisant coïncider
le point de tir des rayons avec celui de la caméra, les volumes d’espaces invisibles à
l’œil, nos fameux hors-champs en profondeur. Ces volumes peuvent dès lors être
occupés par de la technique ou par les accessoires, l’on est certain qu’ils ne seront pas
visibles à la caméra. Comme ils ne sont pas visibles par la caméra, la technique peut y
placer ses installations sans risque.
19 La compréhension de ce hors-champ à 360° et de sa mise en œuvre a été une révélation
et un défi particulièrement important lors de la réalisation d’un décor pour un
tournage à 360° en 2018 pour la réalisation d’un teaser mis en scène par Marc Caro titré
Dans la Lune.
Un décor à 360°
20 Les décors à 360° sont plutôt rares. L’exploration des productions filmées montrent soit
des réalisations purement numériques, soit des films tournés dans des environnements
réels. Le film Ashes to Ashes13 fait un peu figure d’exception, il a été tourné en studio
dans un décor partiellement construit à 360°.
21 Dans la conception de ce premier décor, que nous avons lancé en 2018, la logique a été
de le concevoir et le réaliser tel qu’on le fait au cinéma, mais adapté aux contraintes du
360° et en particulier à cette question du hors-champ technique afin de pouvoir
justement cacher des éléments qui n’ont pas à être vus à l’image. La création d’un décor
à 360° pour un tournage destiné au casque de réalité virtuelle suppose un nombre
important de précautions à prendre si l’on ne veut pas se trouver harassé par un
important travail de post-production. Tout d’abord, l’espace de jeu ne doit pas être trop
important.
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Figure – construction numérique du volume de vision d’une caméra à 360° dans un décor construit. IllLescop
22 Nous avons noté qu’au-delà de 3m de la caméra, les détails ne sont plus vraiment
discriminables, tant du fait de la résolution des caméras que, c’est pour le moment le
principal obstacle, la résolution des écrans dans le casque. Cela donne, pour une caméra
fixe, un diamètre de 5 à 6 mètres dans lequel il est possible d’installer un jeu de
comédiens. En revanche, il est possible de travailler sur des espaces en second plan, ou
plans lointains (plans sphériques !) ou arrière-plans très vastes, cela donne une
véritable sensation d’ouverture, mais on ne peut y placer des éléments narratifs qui ne
seraient pas bien discriminés par le spectateur. Il ne faut pas non plus que cela
contrarie le besoin et la volonté de comprendre le jeu des acteurs et d’entrer en
empathie avec eux.
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Figure – calcul de la résolution des éléments de décor en fonction de la distance à la caméra, Ill.Lescop
23 C’est d’ailleurs ce jeu, équivalent à celui que l’on développe au théâtre, qui va
déterminer les correspondances entre les valeurs de plan au cinéma et à 360°. Avec une
caméra filmant avec une prise de vue à 360°, il n’est en effet pas possible de cadrer en
gros plan ou en plan moyen ou plan d’ensemble. Il revient au personnage filmé de
régler ces valeurs de plans en s’approchant plus ou moins de la caméra. Avec
précautions toutefois, les courtes focales des caméras ont tôt fait de produire des effets
grotesques. De même, les vues plongeantes ou les contre-plongées ne pourront pas
facilement être mises en œuvre. S’il est possible de bouger la caméra (lentement) pour
recadrer la scène, il sera préférable, comme au théâtre, de construire dans le décor, des
parties permettant une vue en surplomb ou la vue inverse. La mise en scène
positionnera les personnages au bon endroit au bon moment pour obtenir l’effet visuel
voulu.
Entrelacs, 17 | 2020
17
Figure – Maquette numérique du décor, modèle Archirep, Ill. Lescop
24 Dans le décor que nous avons réalisé, le « grand salon » est ainsi surélevé, il donne à
cette partie du décor le sentiment que c’est un lieu de pouvoir et de décisions, c’est un
point de repère quand il s’agit de savoir à quel moment l’histoire prendra un tournant
important. Les espaces des pods, sortes de tambours rotatifs qui viennent en
renfoncement du décor principal sont comme des inserts, ils focalisent l’attention sur
des moments de jeu où les acteurs sont comme sortis de l’action principale pour
développer une action parallèle. Nous avons aussi un pupitre de commande situé à
proximité de la caméra qui offre ainsi l’équivalent de gros plans sur les acteurs et de
plans d’insert et de détails sur les mains et les boutons lorsque le regard se porte sur
eux. Dans le script premier que nous avions, il y avait également un espace en sous-sol
et un autre figurant un étage mais le studio dans lequel nous avons tourné ne
permettait pas de tripler la hauteur du décor.
25 Le cadrage panoramique implique également que la lumière soit le plus possible intégré
à l’espace diégétique. Cela demande d’imaginer des solutions pour tamiser la lumière et
d’éviter les points chauds qui sont inesthétiques en venant brûler une partie de l’image.
L’autre enjeu est de bien équilibrer la répartition des sources. En effet, une scène où la
lumière serait concentrée en un point compliquerait le stitching, c’est-à-dire
l’assemblage des différentes vues filmées pour composer une image à 360°. C’est
d’ailleurs un des problèmes rencontrés quand on filme en extérieur et en lumière
naturelle et que le soleil est très lumineux. C’est aussi ce qui discrimine les qualités de
caméras que l’on trouve sur le marché, le matériel d’entrée de gamme n’offre que très
rarement un stitching de qualité, c’est-à-dire invisible.
Entrelacs, 17 | 2020
18
Figure – Tournage du film Dans la Lune, Marc Caro, Photo M. Kolchesky
26 La construction d’un décor matérialise une grande partie des questions théoriques
portant sur la narration dans un format à 360°. La première série de questions concerne
la transposition de la composition d’un cadre, d’une image plane à une image 360°.
Nous avons vu qu’il n’est évidemment pas possible de modifier le cadrage d’un plan
avec une caméra panoramique, mais il est possible d’organiser l’espace et les
mouvements dans cet espace pour suggérer des gros plans, des inserts, des plans larges
et même des mouvements de caméra comme le panoramique ou le travelling.
27 Un autre élément de la grammaire de film concerne le montage. Kulechov et son élève
Eisenstein14 ont montré très tôt dans l’histoire du cinéma comment donner du sens et
du symbolisme par le montage. En immersion, comme nous l’avons mentionné, la
transposition directe n’est pas possible. Une succession de séquences peut être
envisagée, mais la transposition de l’art du montage est contre la nature même du
médium. Pour le moment en tout cas. Peut-être, de la même façon que le spectateur de
cinéma s’est habitué à un montage de plus en plus rapide, arriverons-nous à nous
repérer dans un équivalent pour un format panoramique. Toujours est-il que la
recherche d’une équivalence avec le cinéma s’épuise assez vite, en revanche, les
analogies avec le théâtre sont beaucoup plus fécondes. De la même manière qu’au
théâtre, l’espace de jeu est entièrement et continuellement livré au spectateur et
comme au théâtre, le rythme, qui pourrait être comparé au processus de montage, la
dynamique du récit est donnée par la performance des acteurs15. Intense, émouvant,
volubile, il induit la précipitation et la course en avant, calme et apaisé, il transmettra
des sentiments de morosité ou de sérénité. Et comme au théâtre, le surcadrage peut
être fait par des éléments de décor ou par la lumière.
28 L’enjeu se concentre donc sur la construction du point de vue, car la subjectivité
imposée par la caméra n’est pas sans conséquences. En effet, arrivé à ce point de
l’investigation, nous voyons se dessiner un vecteur qui va définir ce que nous allons
ensuite définir comme le point de vue : d’où je regarde et ce que je regarde, une
position et une direction. La position peut même être métaphorique, ma position
pouvant décrire ma localisation géographique mais également l’ensemble de mes
affects ou ce que je peux représenter. Ce que je regarde, c’est la possibilité offerte
d’explorer un espace à 360°, d’être libre de le faire ou d’être contraint dans une
direction donnée.
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Le point de vue
29 La narration suppose l’appropriation d’un point de vue, c’est ce point de vue qui
favorise l’empathie avec les personnages et qui donne à l’histoire sa tonalité. En 360°, la
construction du point de vue impose de fait un regard intradiégétique, ou pour le dire
autrement, fusionnant la subjectivité du spectateur avec celle de l’un des personnages.
Le spectateur est physiquement dans l’histoire et demande pour cela que son statut soit
clarifié, exposé avant même le début de l’expérience. Il existe trois types de points de
vue. Le premier fait que le spectateur est un fantôme et que sa présence, invisible, ne
perturbe pas le cours de l’histoire. Le deuxième fait que le spectateur est présent dans
l’histoire comme témoin inactif et dans le troisième c’est un spect’acteur participant ce
qui, par conséquence, demande de statuer sur le fait de montrer un corps visible ou
non. De nombreux exemples viennent illustrer l’ensemble de ces solutions qui donnent
des œuvres allant de la contemplation passive à la participation active. À titre
d’exemple, Guy Shelmerdine fait subir au spectateur les pires désagréments dans ses
deux films Catatonic16 et Mule17. Si l’on est allongé dans la même position que le
protagoniste du film le corps du spectateur fusionne avec celui du personnage qui va
être découpé puis incinéré ! L’expérience est traumatisante. Dans un autre registre,
mais selon les mêmes principes, l’industrie pornographique propose également des
expériences dans lesquelles l’illusion et la suggestion viennent de la cohérence entre la
position que l’on prend et celle de l’acteur (ou l’actrice) filmé en caméra subjective.
Figure – Décor Dans la Lune, conçu et réalisé à l'ensa Nantes. Photo L.Lescop
30 Dans notre premier décor décrit plus haut, le point de vue était celui d’un spectateur
invisible, témoin des évènements se déroulant tout autour. Cela a soulevé des questions
de mise en scène sur la justification de mouvements de caméra. En effet, le mouvement
de caméra pose deux problèmes : le premier est qu’il doit se justifier soit par la mise en
place d’un point d’observation meilleur, mais qu’il faut justifier au sein de l’espace
diégétique soit par le déplacement du spect’acteur dans la scène. Le deuxième
problème est qu’en immersion tout mouvement risque de déclencher des nausées. Dans
la proposition suivante, toujours initiée par Marc Caro, le concept a été de prendre le
point de vue d’un miroir. Cette proposition osée et originale permettait de justifier le
développement d’une fausse symétrie, la réalité se reflétant étrangement car toujours
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fidèlement…on aura ainsi des effets de latence, de déformation ou même de disjonction
spatiale.
Figure – Voxel, Archirep 2020, photogramme numérique du film
31 Ce second projet, titré “Voxel”, présente une jeune femme enfermée dans une salle
cubique, elle doit s’évader en créant des combinaisons sur les parois adjacentes sous
peine de se faire écraser par des éléments de décor. Puisque le spectateur est dans
l’épaisseur du miroir, il se noue une relation étrange entre la protagoniste et son
spectateur qui pour le coup devient un voyeur. En effet, le miroir est l’objet même de
l’intimité, l’objet pour lequel toute pudeur est abandonnée. La proximité créée avec le
personnage produit une réaction chez le spectateur comme jamais le cinéma ne peut en
produire. L’expérience immersive individuelle renforce la sensation, il n’y a pas de
point de comparaison, d’empathie croisée, chacun est face à ses propres réactions.
Figure - Voxel, Archirep 2020, photogramme numérique du film
32 C’est donc naturellement qu’en accompagnement de cette proposition immersive, une
réflexion poussée des effets d’une expérience collective que l’on peut opposer à une
expérience individuelle, a été élaborée. La VR impose par son dispositif une expérience
individuelle, coupée du monde. La construction des émotions ne se fait donc pas dans
un processus de coparticipation, d’influence mutuelle comme c’est le cas au cinéma ou
au théâtre par exemple. Le choix a donc été fait d’inclure le récit immersif entre un
avant et un après comme deux bornes collectives encadrant une expérience individuelle.
Comment cela est-il envisagé ? Le spectateur est pris en charge par un opérateur ou
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une opératrice qui lui explique qu’il va vivre une expérience contrôlée et monitorée. À
la fin de la vision, un retour d’expérience est proposé, ce dernier étant naturellement
partagé avec les autres participants. De ce fait, l’expérience individuelle devient
collective, car discutée, confrontée, et le point de vue construit devient bien celui d’une
expérience pseudoscientifique justifiant le dispositif. Dès lors, la proposition Voxel
enchâsse une expérience individuelle entre deux expériences collectives rendant plus
complexe encore les emboîtements diégétiques.
L’avant et l’après.
33 La construction d’une expérience virtuelle reste une prise de risque pour l’intégrité
physique ou psychique. Cette mise en danger est limitée, il n’en reste pas moins que
certains contenus, très mobiles ou effrayants peuvent être sources de stress inattendu
renforcés par la non maîtrise de l’environnement physique du lieu de l’expérience.
34 Là encore, l’expérience du théâtre, des lieux de spectacles et surtout des panoramas
nous donne des indications sur les protocoles pour mettre en scène le virtuel, démarrer
une expérience et surtout faire revenir le spectateur dans l’espace extra diégétique.
Inventés en 1787 par l’écossais Barker, les panoramas peuvent être considérés comme
étant les premiers dispositifs immersifs avec l’objectif affirmé d’offrir une expérience
totale de projection dans un environnement autre. Ce qui est passionnant avec les
panoramas, c’est que leur conception fait l’objet de brevets qui donnent une
description très précise de ce que le dispositif doit produire comme effet et des moyens
scénographiques qui sont mis en œuvre pour y parvenir. Il y a comme principe premier
l’outrepassement du champ de vision :
Pour établir l’illusion, il faut que l’œil, sur quelque point qu’il se porte, rencontrepartout des figurations faites en proportion avec des tons exacts et que, nulle part,il ne puisse saisir la vue d’objets réels qui lui serviraient de comparaison ; alors qu’ilne voit qu’une œuvre d’art, il croit être en présence de la nature.18
35 L’image qui déborde le champ de vision va par la suite faire l’objet de nombreux
développements, la liste est longue, mais l’on peut retenir le Vitarama (1939, onze
caméras), le Cinérama (1952, trois caméras), le Circlorama (1958, onze caméras), l’Hexiplex
(1992, six caméras)19. Chez Disney, c’est le Circarama qui offre aux visiteurs une rotonde
immersive avec onze écrans disposés en couronne20. Être dans l’image, c’est aussi un
enjeu topographique que peut travailler un artiste. C’est le cas de Soulage qui l’exprime
ainsi :
Une toile […] c’est une organisation de lumière. De lumière réfléchie par le noir bienentendu, transformée par le noir, ce qui entraîne des conséquences importantes,parce que, ce que l’on voit, c’est du noir, certes, mais c’est aussi de la lumière quivient de la toile vers nous qui la regardons. Dans ce cas-là, l’espace de la toile, n’estplus, sur la toile, ni dernière la toile comme c’est le cas de la perspective, l’espace dela toile est devant la toile, et moi qui la regarde, je suis dans l’espace de la toile.21
36 Tout l’art de la réussite de l’illusion est la préparation à l’expérience. Pour cela les
concepteurs de panoramas proposent un cheminement contraint qui détachera
progressivement le spectateur de son quotidien pour l’amener à l’expérience
immersive :
Pour qu’on puisse obtenir ce résultat, l’arrivée dans l’intérieur doit avoir lieu aumoyen de corridors entièrement obscurs. En détruisant ainsi peu à peu l’impressiondu jour naturel, on donnait à la lumière peinte l’apparence de la lumière réelle.
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Conduit mystérieusement sur le plateau central de la rotonde, le spectateur nepouvait deviner la cause de la brillante clarté qui l’environnait.22
37 Les panoramas nous apprennent l’importance de la mise en condition de l’expérience
immersive. On pourrait même dire que les enjeux se situent dans ce que nous pourrions
même appeler les conditions de l’immersion. Ce qui nous conduit à penser ce qui
pourrait être un espace d’amorce, un espace incipit qui met en condition.
38 Il est assez rare de trouver des lieux consacrés à l’immersion où soit conçue une
scénographie préparant au virtuel. Comment cependant se sentir pleinement
disponible quand on a conscience qu’autour de nous, les amis ou les inconnus nous
prennent en photo, peuvent éventuellement nous perturber…
Figure – Expérience virtuelle mal scénographiée, Photo L.Lescop
39 Innombrables sont les exemples où des casques virtuels sont installés dans des espaces
non dédiés quelques chaises tournantes pour toute forme d’installation. On comprend
aisément les résistances à se prêter au jeu. Peut-être faudrait-il encore une fois revoir
d’anciens projets et parmi eux réexaminer la proposition d’Experience Theater par
Morton Heilig avec le doté du numéro de brevet US3469837DA qui se présente comme
un gradin de spectateurs équipés de casques individuels.
Le réel pour théoriser le virtuel
40 À l’extérieur de décor, nous avons vu Marc Caro tenter de régler la mise en scène, nous
avons constaté qu’un comédien habitué à tourner pour la télévision est bien
embarrassé pour délivrer son texte et trouver ses marques, nous avons en revanche
noté l’aisance des comédiens issus du théâtre pour s’approprier ce nouveau média.
Nous avons construit des maquettes au dixième et modélisé en 3D et testé, réglé,
peaufiné la construction du moindre détail pour qu’il serve le jeu, que tout
l’environnement soit interactif et réactif. Nous avons vu les comédiens s’emparer de cet
espace, se l’approprier et la mise en lumière le transfigurer. Nous n’avons eu que des
problèmes qui se sont succédé à un rythme implacable et régulier, reposant à chaque
fois les enjeux de l’écriture pour le format à 360°. Au final, la construction, a délivré
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toute sa magie et le résultat ne peut que nous encourager à recommencer, encore et
encore.
41 Nous tenons à remercier nos étudiants qui poussent nos ambitions bien plus loin que
nous ne pourrions l’imaginer, nous remercions Marc Caro d’être venu nous proposer de
l’accompagner dans son imaginaire et nous remercions toutes les personnes impliquées
dans la fabrication de ces œuvres.
APPENDIXES
Annexes
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DANS LA LUNE
FICTION En développement
ANNÉE : 2019
AUTEUR-RÉALISATEUR : Marc Caro
CO-AUTEUR : Sylvain Chantal et Jean-Philippe Dugand
DURÉE : 12 × 3 minutes
DISTRIBUTION : Les Docs du Nord
Réalisation : Marc Caro
Directrice de production : Maud Clavier
Assistant réalisateur : Pierre Friquet DIT : Charles-Henri Marraud des Grottes
Cadreur 360° : Michael Kolchosky
Chef Opérateur prise de vue : Jean Poisson
Ingénieur du son : Geoffrey Durcak
Chef maquilleuse : Marina Gandrey
Décors et costumes du teaser créés par l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture
ENSA de Nantes.
Professeur : Jackie Berroyer
Robot : Philippe Vieux
Pilote : Aurélia Poirier
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Œuvre développée avec la participation de France Télévisions Nouvelles Ecritures et la
Procirep – Société des Producteurs et l’Angoa.
Œuvre développée avec le soutien de Pictanovo, dans le cadre du Fonds Expériences
Interactives, avec le soutien du Conseil Régional Hauts-de-France et du Centre National
du Cinéma et de l’Image Animée.
Tournage du teaser en partenariat avec le Festival Premiers Plans d’Angers.
NOTES
1. https://aau.archi.fr/
2. Cité dans un article de l’ « Annuaire de la Société d’émulation de la Vendée » : Nécrologie.
Plocq, le Charmeur d’Oiseaux. La Roche-sur-Yon (1873-1937)" par Reboussin, Arnault et Hugues
(Arch. Dép. Vendée, BIB PC 16/35).
3. https://www.nantes-tourisme.com/fr/chambre-d-hotes/le-caballon-de-m-plocq
4. Laurent Lescop, Jacques Athanaze Gilbert. Ambiance et immersion : dispositions, dispositifs et
récits. Ambiances, tomorrow. Proceedings of 3rd International Congress on Ambiances.
Septembre 2016, Volos, Greece, Sep 2016, Volos, Grèce. p. 307 – 312. ⟨hal-01404446⟩5. Raymond Spottiswoode, A Grammar of the Film: An Analysis of Film Technique, University of
California Press, 1973
6. Yannick Vallet, « La Grammaire du cinéma », De l’écriture au montage : les techniques du
langage filmé, Armand Colin, 2016
7. Laurent Lescop, Bruno Suner. 5 years of immersion Evolution and assessment of a pedagogy.
36th Annual Conference Education and research in Computer Aided Architectural Design in
Europe (eCAADe 2018), Sep 2018, Lodz, Poland. ⟨hal-01880405⟩ TITRES EN ITALIQUES REVOIR
NOMENCLATURE
8. Richard Williams, The Animator's Survival Kit, Faber & Faber, 2009
9. Laurent Lescop. Topologies de l’immersion – Études digitales. Etudes digitales, Classiques
Garnier, 2019, pp.21-52. ⟨10.15122/isbn.978-2-406-09288-9⟩. ⟨hal-02281133⟩10. John Bucher, Storytelling for Virtual Reality: Methods and Principles for Crafting Immersive
Narratives, Taylor & Francis, 2017
11. André Gaudreault, François Jost, Le récit cinématographique, Nathan, 2000
12. Celine Tricart, Virtual Reality Filmmaking: Techniques & Best Practices for VR Filmmakers,
Routledge, 2017
13. Réalisé par Jamille van Wijngaarden, Ingejan Ligthart Schenk, Steye Hallema, 2018
14. Sergei Eisenstein, Problems of Film Direction, University Press of the Pacific, 2004
15. Patrice Pavis, Problems of Film Direction, Routledge, 2013
16. http://www.imdb.com/title/tt4417036/?ref_=nm_knf_i3
17. http://www.imdb.com/title/tt5834146/?ref_=nm_knf_i4
18. Bapst B., Essai sur l’histoire des panoramas et de dioramas
19. Michaux E., Du panorama pictural au cinéma circulaire : Origines et histoire d’un autre cinéma,
1785-1998, Editions L’Harmattan, 2000
20. http://www.waltdisney.org/blog/plussing-disneyland-1955
21. Pierre Soulages, Le Noir Et La Lumière, film de Jean-Noël Cristiani, Editions du Centre
Pompidou, POM film, France 5, 2009
22. Hittorff J.J., Description de la rotonde des panoramas élevée dans les Champs-Elysées :
précédée d’un aperçu historique sur l’origine des panoramas, aux bureaux de la revue générale
de l’architecture et des travaux publics (Paris), 1842
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ABSTRACTS
Abstract
Fictions for virtual reality are mostly conceived either in an entirely virtual environment or in a
real environment with very little transformation. It is infinitely rare to find examples of sets
designed and built specifically for a 360° experience. Building, rather than remaining purely
virtual, raises complex questions about the organization of a « space to play » and therefore how
to produce a narrative for immersion and create a 360° film grammar. We thus have created a
first 360° set for the famous director Marc Caro, for whom the question of off-screen raised a
very complex technical problem regarding lighting, visual effects, staging, blocking and acting.
In this contribution, we will show how this was solved and why the definition of a 360° narrative
grammar is crucial. These are important intricacies that place the user-spectator in the optimal
conditions to appreciate the experience.
Résumé
Les fictions pour la réalité virtuelle sont le plus souvent conçues soit dans un environnement
entièrement virtuel, soit dans un environnement réel avec très peu de transformation. Il est
infiniment rare de trouver des exemples de décors conçus et construits spécifiquement pour une
expérience à 360°. La construction, plutôt que de rester purement virtuelle, soulève des questions
complexes sur l’organisation d’un « espace pour jouer » et donc sur la manière de produire une
narration pour l’immersion et de créer une grammaire cinématographique à 360°. Nous avons
ainsi créé un premier décor à 360° pour le célèbre réalisateur Marc Caro, pour qui la question du
hors-champ posait un problème technique très complexe en matière d’éclairage, d’effets visuels,
de mise en scène, de directeur d’acteur. Dans cette contribution, nous montrerons comment ce
problème a été résolu et pourquoi la définition d’une grammaire narrative à 360° est cruciale. Il
s’agit là de complexités importantes qui placent le spectateur/acteur dans les conditions
optimales pour apprécier l’expérience.
AUTHOR
LAURENT LESCOP
Architecte, docteur HDR en sciences et professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture
de Nantes et chercheur au CRENAU AAU-UMR CNRS 1563 dans le domaine des sciences et
techniques. Il s’est spécialisé dans les questions de la représentation des ambiances pour le
projet. Son enseignement et ses recherches portent sur la conception narrative et l’immersion. Il
a conçu en collaboration avec l’École du Bauhaus de Dessau, le dispositif panoramique immersif
Naexus, décliné en deux versions, pour lequel il produit également des contenus. Il enseigne
également à l’École d’Architecture de l’Ile Maurice et participe à des conférences et des ateliers
dans le monde entier.
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Construction de l’espacescénographique et ubiquitéOlivia Dorado
1 Le cinéma à 360° promet en quelque sorte une expérience exploratoire et modifie la
position spectatorielle, ainsi que la nature-même du concept d’espace. Sa place et son
interprétation au sein de l’objet filmique s’en trouvent radicalement modifiées, ne
serait-ce que par la mutation de l’interaction existant entre le décor et le spectateur,
tant en termes de compréhension et d’appréhension qu’en termes d’appropriation.
L’extension du domaine spatial étant issue d’une volonté de réalisation atypique, il en
découle une évolution des intentions narratives et esthétiques propres à bouleverser la
conception du décor actuelle, tant sur le point technique que sur les fondements
intrinsèques.
2 Il est nécessaire aujourd’hui de se pencher plus particulièrement sur cette
représentation de l’espace dans le cinéma à 360° qui amène à une redéfinition totale du
concept spatial au sein du dispositif cinématographique.
1 – La représentation de l’espace au sein du cinématraditionnel
3 Quand il est question de représentation de l’espace au cinéma, il ne s’agit pas d’une
référence exclusive au décor. On peut également entendre une notion plus abstraite,
une dimension structurelle.
4 André Gardiès, Professeur d’Université en études cinématographiques et écrivain,
distingue quatre types d’espace liés au cinéma1 :
L’espace cinématographique », qui est celui dans lequel se trouve « immergé ouexposé le spectateur »2 et qui lui permet de recevoir le film. On y accède à partir dumoment où l’on choisit un siège dans la salle de projection. Cet espace extraitl’individu de son quotidien en le plaçant dans une position d’acceptation d’undispositif, d’une œuvre. Ainsi, la localisation du spectateur dans le dispositif deprojection constitue en soi un espace de réception et de perception à part entière,capable d’influer sur les autres espaces cinématographiques.
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« l’espace diégétique », qui est l’espace que construit le film « comme réalitéindépendante du récit »2. Gardiès distingue ici l’espace et le lieu, l’espace diégétiqueconstituant ici une construction entre les lieux apparaissant dans le film et l’appelau savoir du spectateur en ce qui concerne sa perception d’un « lieu commun »,d’une histoire commune. L’espace diégétique est intrinsèquement dépendant dumilieu socio-culturel du spectateur, mais il est tout de même possible de faire appelà des références spatiales appartenant à un savoir partagé.« l’espace narratif », qui renvoie aux lieux, à la spatialité dans lesquels évoluent lespersonnages au sein de l’objet filmique. Cet espace est perçu comme un partenairede l’acteur au sein de la narration dans le sens où il communique, au même titreque l’acteur, une action ou une représentation qui vont alimenter la constructionnarrative du film. L’espace devient un personnage muet entrant en interactiondirecte ou indirecte avec les acteurs.« l’espace du spectateur », qui est en quelque sorte celui du lien qui va être crééentre la narration et le spectateur, un espace déterminé par le rapport duspectateur à la stratégie de communication employée ou à l’intention de réalisation.Cet espace reste inévitablement lié au caractère unique de cette relation privilégiéeet demeure contraint par la perception propre à chaque spectateur de la nature desmoyens filmiques employés (dans et autour du film).
5 Dans la pratique, au cinéma dit traditionnel, ces espaces sont distincts même si des
interactions existent.
6 Le décor cinématographique trouve son application concrète au sein de l’espace
narratif et de l’espace diégétique. À ce titre, on peut considérer que l’espace narratif
sera au service de l’espace diégétique, et inversement, l’espace narratif permettant une
sorte de cadre spatial à l’action.
7 Par souci de différenciation, nous ferons le choix de nommer le décor
cinématographique construit « espace scénographique ». Celui-ci, concrètement
façonné par la main des techniciens se situe, par sa nature, en opposition aux décors
naturels bien qu’il soit situé sur l’espace narratif et l’espace diégétique au même titre.
8 Dans le cinéma traditionnel, nous pouvons observer une fragmentation de cet espace
scénographique. Premièrement car cet espace est limité dans sa perception visible par
le cadre mais également parce qu’il peut être construit de manière fragmentée au sens
propre. Il est une évidence que le cinéma propose une fragmentation temporelle et
spatiale, mais ce qui va déterminer la cohérence ou le sens de l’objet filmique va
notamment se situer dans la conception de cette fragmentation de l’espace
scénographique par le chef décorateur et le chef opérateur. Par ailleurs, la perception
de cette cohérence spatiale par le spectateur est également tributaire de son propre
champ d’appréhension, combiné à des savoirs d’ordres personnel et collectif acquis au
cours de son existence. Le champ d’appréhension désigne l’ensemble des éléments
pouvant être sensoriellement considérés, retenus et compris après une brève
exposition. D’une personne à l’autre, le nombre d’éléments pouvant être perçus
simultanément varie, tout comme la correspondance appréhension-compréhension de
chacun de ces éléments est influencée par les références personnelles et collectives qui
y sont associées. 3
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29
Illustration 1 : Plan, croquis et photogrammes de Gladys GAROT, 1ère assistante dessin pour les décorsde Marius et Fanny (Chef décorateur : Christian MARTI). Daniel Auteuil (réalisateur). 2012. A. S.Productions.
9 Que ce soit au sens propre ou au sens figuré, un décor cinématographique est par
définition « éclaté », puisqu’il ne sera réellement visible qu’à travers les limites du
cadre déterminé par l’opérateur ou tout simplement construit partiellement et avec des
éléments distincts. Mais ce décor, cet espace de jeu, trouvera par la suite sa complétude
dans les raccords visibles et invisibles mis en place. Soit par le montage, soit par une
action, un mouvement de caméra, soit par des éléments, des accessoires qui vont se
retrouver d’un plan à l’autre. Mais cette unité peut aussi se construire par le biais d’un
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30
langage verbal ou sonore. Jean-Luc Antonucci, parlait ainsi d’un « assemblage des
différents fragments visuels collectés associés à des sons particuliers qui va produire le
sens voulu par le réalisateur »4. Cette intention, ce « sens voulu par le réalisateur », sera
obtenu à force de gestion de contraintes et d’aléas aussi bien que d’apports techniques
et esthétiques issus des différentes contributions de l’équipe.
10 Cependant, au-delà des questions logistiques et techniques, cette fragmentation
visuelle délibérée et déterminée de l’espace scénographique devient également une
technique narrative et un choix identitaire propres au film. Qu’il s’agisse de décors
naturels ou de décors construits au cinéma, l’espace du décor visible est tributaire des
dynamiques spatiales inhérentes au cadre et au montage qui vont servir la dynamique
narrative.
Illustration2 : Photogramme du film Woman at war. Benedikt Erlingsson (réalisateur). 2018. Sena,Jour2fête. [DVD]
11 Lors de la constitution de cet espace scénographique, la valeur et les modalités de sa
monstration vont qualifier de manière déterminante une partie du scénario et des
personnages. Il y a donc un choix évident qui est fait entre le visible et l’invisible,
chacun donnant sens à la genèse mise en place. Il y a une volonté assumée de définir un
espace grâce à une combinaison de champs et de hors-champs, que je distingue en
visible, invisible et suggéré. La différence entre « l’invisible » et le « suggéré » se jouant
sur le fait que le fragment de décor « invisible » est volontairement annihilé dans la
conception de l’espace perçu contrairement à l’espace suggéré, que l’on ne voit pas
mais que l’on imagine (donnant lieu à la constitution d’un fragment de l’espace
diégétique).
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31
Illustration 3 : Plan, croquis d’un décor construit et de vues possibles de zones visibles, invisibles,suggérées. Olivia Dorado
12 Au cinéma, si nous nous plaçons d’un point de vue spectatoriel, le décor est perçu. Il est
interprété. Comme entier, comme un « tout », grâce à la succession et l’agencement de
fragments divulgués ou non de ce décor. L’espace scénographique de l’espace narratif
est utilisé pour construire chez le spectateur la notion d’un espace diégétique imaginé,
celui-ci étant construit autour d’une structure elliptique. Pour mieux se rendre compte
de ce phénomène perceptif, il est pertinent de faire l’analogie avec la compréhension
fondamentale que nous avons d’une image en mouvement. Cette illusion perceptive
n’est pas due uniquement au phénomène de persistance rétinienne mais également au
fait que les mécanismes cérébraux comblent l’absence de transition entre les images de
la manière la plus logique possible pour nous donner une impression de mouvement. Ce
principe s’appuie sur l’association des phénomènes Phi et Beta5 (le premier traitant de
la logique d’une proximité temporelle entre les images et le second impliquant une
logique de continuité entre ces images). De la sorte, la sensation visuelle d’un
mouvement perçu à partir d’images fixes (qui se succèdent et sont projetées à une
vitesse de succession raisonnable pour un mouvement continu) est issue de
l’appropriation de ces ellipses par le champ d’appréhension du spectateur. Ainsi, en
dépassant l’aspect strictement anatomique pour y adjoindre des approches psycho et
neurophysiologiques, le spectateur n’est plus considéré comme récepteur passif mais
au contraire comme récepteur actif. Sur ce même principe, nous pouvons arguer que,
face à un espace diégétique proposé (celui-ci étant fondamentalement incomplet), le
spectateur va effecteur une réception active en réalisant une construction mentale
vraisemblable de cet espace. Cette reconstitution spatiale va être possible en comblant
intellectuellement les manques (l’invisible) grâce à une logique de continuité entre les
espaces visibles et/ou suggérés, tout en prenant en compte une logique de proximité
temporelle entre ces espaces visibles et/ou suggérés tout au long du film.
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32
13 Le dispositif cinématographique classique induit donc chez le spectateur l’illusion de la
maîtrise du concept de cet espace. Il lui permet de le comprendre, de le reconstituer, en
faisant appel à une logique issue d’un savoir collectif combiné à son champ
d’appréhension, tout en le soustrayant pourtant à une perception simultanée des
différents lieux de ces espaces narratifs et diégétiques.
14 Cette perception simultanée est possible, dans une certaine mesure, au sein du cinéma
à 360°. Il est à noter que si le hors-champ peut se définir par une existence hors du
visible de la caméra, celui-ci étant délimité par les bords cadre, il est important de
considérer deux types particuliers de hors-champ : celui se situant derrière la caméra
et celui situé à l’intérieur même du cadre. Le hors-champ localisé derrière la caméra,
considérée comme point de vue omniscient pour l’objet filmique, tend à disparaître
dans un dispositif de prise de vue à 360°. Cette altération de l’omniscience narrative du
point de vue de la caméra implique alors une redéfinition du schéma narratif. Par
opposition, le hors-champ présent à l’intérieur de l’image (pouvant être constitué par
un élément ou un personnage dissimulé par un élément de décor situé dans le même
espace de jeu) ne pourra se dévoiler qu’en fonction de la volonté du réalisateur.
2 – L’illusion d’ubiquité suggérée par le cinéma à 360
15 À partir de ce constat, comment se déroule cette sensation spectatorielle d’immersion,
d’ubiquité au sein du dispositif à 360°, alors même que la notion elliptique ne peut plus
être pratiquée ? Comment se redéfinit l’ « espace spectatoriel » et dans quelle mesure la
posture même d’appréhension diégétique est impactée ?
16 L’ubiquité est le fait d’être présent partout à la fois ou en plusieurs lieux en même
temps. Il s’agit, dans le cas qui nous concerne, de la capacité d’être présent en tout lieu
de cet espace scénographique.
17 Le cinéma à 360° offre la possibilité au spectateur de s’approprier l’intégralité
apparente d’un décor, d’avoir accès visuellement à la totalité d’un espace narratif. L’œil
du spectateur a donc la capacité d’aller en plusieurs lieux de ce décor et donc de
dépasser le champ d’un cadre. Nous allons donc distinguer le cinéma à 360° et le cinéma
réellement immersif qui permet au spectateur de se déplacer au sein de ce décor grâce
à un dispositif technique spécifique.
18 Dans ce dispositif à 360°, la sensation première du spectateur va être d’être placé au
cœur du décor. L’illusion d’ubiquité qui peut en découler vient essentiellement du fait
que l’œil sera sollicité à 360°, celui-ci aura la possibilité de voir l’intégralité d’un espace
scénographique et non plus des fragments assemblés via un montage. L’œil deviendra
caméra, et c’est ce mouvement rotatif de la tête qui donnera un sens à l’espace offert et
qui par extension permettra de construire une partie de la dynamique narrative, à
l’image de l’appareil de captation cinématographique.
19 Cependant, ce dispositif implique une simultanéité des différents types d’espaces
dégagés par André Gardiès, plaçant l’espace du spectateur en concomitance avec les
espaces cinématographique et narratif.
20 Si l’on part du principe que l’ubiquité implique la possibilité d’une présence en
différents lieux à la fois, il convient de déterminer que le cinéma à 360°, que l’on peut
dire immersif d’une certaine façon, propose davantage un système panoptique (i.e. une
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organisation architecturale, spatiale permettant d’observer l’ensemble de l’intérieur de
cet espace sans pour autant être vu).
Illustration 4 : Plan du Panopticon. The works of Jeremy Bentham vol. IV, 172-3
21 À noter que ce principe architectural a vu le jour fin XVIIIe siècle, avec pour objectif
l’accompagnement d’une réforme du système carcéral. Créé par le philosophe
utilitariste Jeremy Bentham, le système panoptique permettait l’observation
permanente et jouait tout particulièrement sur l’antagonisme voir/être vu. Au-delà
même de la fonctionnalité de cette structure architecturale en termes financiers et
logistiques, il en découlera une notion plus philosophique amenant à en déduire que
cette possibilité de donner le sentiment de pouvoir tout voir sans être vu (et à l’inverse
donner l’impression d’être vu en permanence) entraîne un « assujettissement réel » axé
sur le contrôle social selon Michel Foucault6. Ce concept structurel prend donc
immédiatement une dimension sociale forte, impliquant un rapport hiérarchique lié au
contrôle, à l’ascendant et à l’appropriation. Selon Gilles Deleuze, « la formule abstraite
du Panoptisme n’est plus « voir sans être vu », mais « imposer une conduite quelconque
à une multiplicité humaine quelconque 7».
22 Évidemment, l’objectif et les fondements du cinéma à 360° ne sont pas à associer à ceux
de Bentham, d’autant que ce dispositif cinématographique ne permet pas d’être vu
puisqu’il n’y a actuellement pas d’interaction possible entre les différents spectateurs
participants à l’expérience. Par opposition aux jeux vidéo, au sein desquels la
possibilité d’être visible par les autres participants est réalisable par l’intermédiaire
d’un avatar (lui-même n’étant qu’une représentation d’un autre joueur).
23 Le cinéma à 360° provoque une synchronie de l’espace cinématographique, de l’espace
narratif et de l’espace du spectateur puisque désormais le décor scénographique à
proprement parler est visible de manière « totale », englobant le spectateur dans
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l’espace narratif. Mais finalement ces espaces se confondent avec l’espace
cinématographique puisqu’ils sont également la source permettant de voir le film.
24 Il convient cependant d’acter que cet espace reste défini, limité, comme dans une boîte
puisqu’il ne sera possible au spectateur de déplacer son regard uniquement dans
l’espace proposé par le réalisateur. Cet espace n’est pas infini mais en donne pourtant
l’impression, dans le sens où le spectateur a le sentiment d’être libre de se déplacer à
l’infini où il le souhaite.
25 Il n’existe donc pas d’ubiquité réelle au point de vue de l’image, du décor. Mais
davantage de panoptisme puisqu’il s’agit finalement d’un dispositif permettant de tout
voir sans être vu. Ou plutôt de donner l’illusion de tout voir depuis un point de vue
unique.
3 – Redéfinition de la narration spatiale au sein de cedispositif
26 Le spectateur se trouve donc en immersion au sein d’une « boîte », à l’image du cadre
cinématographique traditionnel. Cette organisation spatiale qui l’entoure ayant les
limites conférées par l’illusion de la mise à disposition d’un décor total.
27 J’entends par là qu’il y a un espace supplémentaire qui est omis dans les 4 types
d’espaces au cinéma mentionnés par André Gardiès 8: l’espace technique. Un espace
constitué pour et par les différentes équipes techniques lors des prises de vue, capable
de dissimuler matériels et techniciens.
28 Lorsque l’on fragmente un décor en plusieurs éléments, il y a la plupart du temps une
justification logistique et financière (gain de place, moindre coût…) mais il y a
également un aspect technique qui est systématiquement pris en compte : où va se
placer l’ingénieur du son, le chef opérateur, où va-t-on installer la machinerie, les
éclairages, comment va-t-on traiter les brillances et les reflets, etc.
29 Si l’on considère que dans le cinéma à 360° le spectateur a accès visuellement à la
couche superficielle du décor, la 1ère face visible, ce dispositif a la particularité de ne
laisser apparaître aucun stigmate de sa conception alors même qu’il est explorable de
bout en bout. Quid des câbles, pieds, mallettes, outils et appareillages ? Comment
occulter les techniciens agissant au moment de la prise de vue ? La mise en place de ce
nouveau dispositif implique l’élaboration de stratagèmes de dissimulation alternatifs
ou l’utilisation d’une post-production visant à gommer les éléments et exécutants.
30 L’utilisation du décor « éclaté », le principe de défragmentation du décor ne peut
s’appliquer au cinéma à 360°, tout du moins s’il y a possibilité pour le spectateur de
naviguer au sein du décor. Il est donc nécessaire de proposer un dispositif de décor qui
« brise » la méthodologie usuelle puisqu’il nécessite un décor ne cachant aucun de ses
éléments. Y compris l’équipe technique.
31 Cette question finalement nous amène à une autre : peut-on considérer que le décor et
sa représentation telle que l’on a coutume de les envisager trouvent une nouvelle
forme à travers le cinéma immersif ? Techniquement, comment le chef décorateur doit-
il procéder pour construire un décor visible dans ses moindres recoins ?
32 À la différence d’un Escape Game ou d’un spectacle / théâtre immersif, le cinéma
implique de nombreux techniciens œuvrant sur l’espace cinématographique même. Un
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35
décor cinématographique immersif implique donc l’effacement de cette réalité pour en
créer une nouvelle.
33 Car s’il existe en effet des tournages où les décors sont construits dans leur totalité, en
respectant une structure naturelle que l’on peut envisager comme étant à 360° puisqu’il
est possible pour l’acteur d’y naviguer comme dans un lieu réel, il faut prendre en
compte que ces dispositifs sont dédiés à des films tournés en « coupures ». Le
spectateur n’a pas la liberté d’explorer et éprouver physiquement ce décor, il observe
des acteurs qui s’y trouvent et il assiste à une séquence montée. Par opposition, le
cinéma immersif donne la possibilité au spectateur de « vivre » au cœur de ce décor,
avec une sensation d’immersion dans une réalité filmée, alors qu’il est évident que
trucage il y a. Sans quoi le spectateur se trouverait en permanence confronté à l’équipe
technique en place.
CONCLUSION
34 Face à ce nouveau dispositif filmique, le technicien décorateur doit abandonner le
langage cinématographique et la dialectique architecturale conventionnels pour
adopter une spatialisation du décor au-delà du cadre visible. Il reste évident que l’on ne
peut pas pour autant affirmer que le hors-champ disparaît avec ce dispositif
panoptique, considérant qu’il reste malgré tout une partie du décor invisible (celle au-
delà des murs, au-delà de l’horizon compte-tenu que le spectateur n’aura la possibilité
d’explorer que le décor filmé et donc mis à disposition). Malgré tout, il n’en reste pas
moins que le cinéma à 360° redéfinit les notions d’espace au cinéma et amène à une
réinvention de la conception scénographique de l’espace dans la manière de construire
un décor, tout comme dans l’intention de réalisation en son fondement étant donné
que le réalisateur devra prendre en compte les contraintes techniques et visuelles qui
s’imposent.
35 Le cinéma immersif amène donc à se demander si l’on peut considérer que le
« partout » est un « nulle part » matérialisé et dans quelle mesure l’immanence de
l’espace scénographique peut être acceptée.
BIBLIOGRAPHY
Bibliographie
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University Association XXX: 4 (Fall 1978): 3-8, University of Wisconsin-Madison. URL : https://
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ANTONUCCI, Jean-Luc. « Perspective et constructions ». Entrelacs [En ligne], 13 | 2017, mis en
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WERTHEIMER, Max. « Experimentelle Studien über das Sehen von Bewegung ». Leipzig, Barth, 1912.
105 p.
NOTES
1. André GARDIÈS, L’Espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, ces notions font l’objet
du livre : 1ère partie : l’espace cinématographique ; 2ème partie : l’espace diégétique ; 3ème
partie : l’espace narratif : 4ème partie : l’espace du spectateur.
2. Jacques LÉVY, « De l’Espace au cinéma », Annales de géographie, n° 694, 2013/6, p. 690
3. Gilbert SIMONDON, Cours sur la perception (1964-1965), Paris, Presses Universitaires de France,
2013, pp. 285-319. « En conclusion, on peut dire que la perception de l’espace et du relief des objets met en
jeu une pluralité de facteurs, dont certains sont, comme le langage, matière à conventions culturelles et
s’intègrent à la perception humaine du milieu de vie. », p. 319.
4. Jean-Luc ANTONUCCI, « Perspectives et constructions », Entrelacs [en ligne], n°13 « Espace,
perspective et fragmentation », mai 2017, p. 6, URL : https://journals.openedition.org/entrelacs/
2023 [consulté le 06/02/20]
5. Max WERTHEIMER, Experimentelle Studien über das Sehen von Bewegung (« Etudes
expérimentales sur la perception du mouvement »), Leipzig, Barth, 1912. L’ouvrage est le premier
essai scientifique faisant état des expériences déterminant les effets Phi et Beta.
6. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 204.
7. Gilles DELEUZE, Foucault, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 41
8. André GARDIÈS, L’Espace au cinéma, op. cit.
ABSTRACTS
Abstract
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The complete view achieved thanks to an immersive display raises the question of cinema
settings. If the spectator can move inside the scenographic space, it involves a mutation of its
conception, apperception and intention. From its original representation to its immersive
interpretation, the strengthening of the ubiquity illusion specific to this panoptic device
translates into a technic space alteration.
Résumé
Le point de vue total obtenu avec un dispositif de cinéma immersif pose la question de la place du
décor en son sein. L’espace scénographique dans lequel peut évoluer le spectateur voit sa nature
et sa construction se transformer, impliquant une mutation de sa conception, de son
appréhension et de son intention. De sa représentation originelle à son interprétation immersive,
le renforcement d’une illusion d’ubiquité propre à ce dispositif panoptique se traduit par
l’altération de l’espace technique envisagé.
AUTHOR
OLIVIA DORADO
Doctorante à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès au sein de l’équipe de recherche du LARA-
SEPPIA. Ancienne cheffe décoratrice dans le cinéma et le spectacle vivant, ses recherches tout
comme son travail sont particulièrement attachés à l’aspect sensible de la création par les effets
optiques et mécaniques. Son sujet de thèse porte sur la revalorisation des techniques d’effets
spéciaux à la prise de vue par le biais de l’hybridation. En parallèle à ses travaux de recherche,
elle est chargée de cours à l'ENSAV sur les exercices se déroulant au plateau décor.
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Être en apesanteur :Une approche diégétique en réalité virtuelle
Swann Martinez and Chu-Yin Chen
Remerciements
Nous souhaitons remercier, ici, Kitsou Dubois pour sa direction de projet et le partage de son
expérience chorégraphique de l’apesanteur ; nos remerciements vont aussi à l’ensemble des
membres du projet Le corps infini : la Compagnie Ki Productions, l’Académie Fratellini,
l’Université Paris 8 (labo CICM-Musidance / INREV-AIAC), l’ENS Louis-Lumière et l'ENSAD. Nous
tenons à remercier particulièrement les artistes circassiennes pour leurs retours si constructifs
pour notre réalisation.
Le projet Le corps infini a bénéficié du soutien du Labex Arts-H2H et d’une aide de l’ANR au titre
du Programme Investissements d’Avenir (ANR-10-LABX-80-01). Le projet a également reçu le
soutien de La Fondation Carasso.
1 Le dispositif de réalité virtuelle Être en apesanteur est issu du projet Le Corps Infini réalisé
dans le cadre du Labex Arts – H2H1. Ce projet porte sur la question du corps et du
mouvement en apesanteur dans l’espace scénique du cirque. S’étant déroulé de 2016 à
2018, le projet de recherche et création Le Corps Infini, réunissant différents
partenaires2, a mis en place une dynamique d’expérimentation collective au croisement
des arts numériques, de l’art audiovisuel, de la danse et du cirque. Il interrogeait la
possibilité de créer dans un espace en trois dimensions, réel ou virtuel, une
performance artistique suggérant les conditions de l’apesanteur. De nature
pluridisciplinaire, il s’agissait d’opérer un basculement de la perception du corps et de
l’environnement par l’immersion dans un espace visuel, sonore et virtuel. S’appuyant
sur les expériences de Kitsou Dubois (Compagnie Ki Productions) sur le corps et le
mouvement en apesanteur, ce projet associait des enseignants, chercheurs et artistes,
des étudiants (doctorants, masters et apprentis) de deux écoles (académie Fratellini,
ENS Louis Lumière) et de 2 laboratoires de l’université Paris 8 (CICM-Musidance,
INREV-AIAC) afin d’initier d’une part une évolution du regard, du point de vue et de
l’écoute dans l’art performatif et l’art numérique, et d’autre part, une démarche de
partage et de transmission des savoir-faire.
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2 Nourrie par les différentes formes d’expression artistique des partenaires du projet et
par le désir de Kitsou Dubois de mettre en scène une performance circassienne
s’inspirant de l’absence de gravité, l’équipe INREV a créé le dispositif en Réalité
Virtuelle Être en apesanteur. Situés à côté de la scène, les spectateurs étaient invités,
après la présentation de la performance, à venir vivre en première personne 3, la
sensation d’être en l’air comme les circassiens. Ils peuvent, pendant un instant, perdre
l’impression de pesanteur de par leurs interactions gestuelles relevant d’un contact
dialogique reliant un monde réel pesant et un monde virtuel sans gravité.
3 Installé sur une balancelle, le public est invité à explorer un environnement onirique
par un toucher virtuel. En effleurant des éléments libérés de leur pesanteur, grâce à des
simulations d’objets physiques tels que des matières solides, fluides ou vaporeuses, le
spectateur s’approprie son corps virtuel par l’action de ses membres ; il entre alors
dans un état d’énaction où ses gestes s’incarnent progressivement dans ce monde
virtuel sans pesanteur. Douillettement porté par la balancelle, le corps du spectateur se
met dans une posture quasi fœtale, comme s’il était soulevé par la main d’une
personne, ou bien se trouvait dans le ventre de sa mère, tel un embryon dans sa poche
amniotique.
4 En tant que recherche et création, ce dispositif de réalité virtuelle Être en apesanteur
nous a amenés à étudier :
5 Dans un premier temps, comment créer un monde donnant l’impression d’une absence
de gravité ou suggérer d’un point de vue empathique des perceptions d’apesanteur ? En
effet, cela différait beaucoup de la création d’un décor, car il s’est surtout agi
d’instaurer une diégèse : un cadre chronologique et spatial d’évolution des éléments de
cet univers soulignant la spécificité de leurs mouvements propres.
6 Puis, en retour, nous nous sommes demandé comment cette exploration serait vécue
par le public, afin de déterminer quels seraient les caractères à même d’induire cette
sensation de libre flottement dans un espace éthéré. Par exemple, en quoi des
interactions avec des matières fluides et volatiles pourraient-elles venir renforcer cette
incarnation dans ce monde, par l’énaction née d’une gestualité de contact dialogique ?
7 Nous nous sommes également intéressés à ce qui pourrait prolonger chez le spectateur
l’expérience esthétique de la performance, sur le plan d’une plus grande empathie vis-
à-vis des artistes circassiens.
8 Un recueil du vécu des circassiennes et une description complète du processus de
création de l’œuvre précéderont notre analyse des mécanismes physiques et virtuels à
l’origine de cette réalisation. Puis, une étude des perceptions-représentations et des
actions-réactions des spectateurs rendra compte de la manière dont ils interagissent
avec l’œuvre et du type d’actes qu’ils adoptent ou improvisent en regard de leurs
comportements habituels, ayant ainsi permis une évolution organique de l’œuvre au
cours du projet. L’ensemble permettra de valider les résultats de nos recherches et
d’améliorer nos créations.
Genèse de l’œuvre
9 Cette section décrit les conditions initiales du projet ainsi que les enjeux de la première
itération de l’œuvre.
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10 Une particularité du processus de recherche-création à l’origine de cette œuvre réside
dans l’environnement de sa naissance. Le plateau expérimental en place alors se tenait
dans l’Académie de cirque Fratellini. L’équipe pluridisciplinaire présente était
composée de circassiens, cinéastes, compositeurs et de techniciens ayant l’objectif
commun de représenter le corps et le mouvement en apesanteur par leur domaine
d’expertise artistique. Notre équipe INREV, spécialisée en réalité virtuelle, devrait
concevoir une expérience prolongeant celle du spectacle vivant. En écho avec la
performance live, nous devions plonger le spectateur dans l’univers des circassiennes
de la performance.
Faire appel au vécu des circassiennes
11 En préalable à toute tentative de transposition de cette expérience en réalité virtuelle,
nous nous sommes interrogés sur le contenu sensible que vivaient les deux artistes
circassiennes pendant leur performance. Ce recueil du vécu des circassiens s’est fait par
la conduite d’entretiens spécifiques4 pendant les séances de travail du spectacle. Ces
entretiens ont permis aux artistes de se re-positionner sur certains moments clés de
leur performance, de les revivre et d’éveiller les micro-phénomènes ainsi que les
micro-processus d’une action précise, puis d’en décrire à la fois l’état mental et les
sensations corporelles.
12 Ce qui nous intéressait le plus dans ces évocations était le moment de l’exécution de
mouvements corporels destinés à donner l’impression d’une évolution du corps en
apesanteur, comme s’il était libéré de la force de la gravité, tout en sachant que dans la
réalité terrestre, ces artistes devaient pour y arriver, la combattre doublement. Leurs
évocations de ces moments particuliers où l’impression de flotter dans l’espace survenait
soudainement, nous ont éclairés sur ce qui pourrait être imaginé d’une gestualité
artistique de l’apesanteur, telle que des mouvements très lents, une perte de la
verticalité, une dissolution des repères, ainsi que des prises d’appuis différents.
13 L’ambiance lumineuse, en particulier l’alternance contrastée entre la prégnance du
noir et la présence de lumières diffuses, sans possibilité de vision précise, suggère une
impression de volume qui porte l’être, donnant ainsi un sentiment de légèreté ; le corps
a l’air de flotter librement dans un espace infini. Et lorsque la concentration sur les
points d’appui du corps s’amenuise, l’attention glisse alors vers d’autres choses, vers le
ressenti de ce qui entoure, comme le poids de l’air ou le volume de la lueur. C’est cette
perte d’attention visuelle au corps, ce corps rendu invisible, qui permettait aux artistes de
mieux être dans la corporalité et le ressenti5. Aussi, lors des bascules aériennes sur le
cerceau, le corps en torsion s’ouvre, laissant circuler un nouveau volume, et se
découvre au sein d’un nouvel espace qu’il sépare et tranche parfois en 2 parties6.
14 Dans le contexte de notre dispositif de Réalité Virtuelle, ces retours nous ont orientés
vers l’idée de la balançoire (voir figure 1). En effet, la liberté que gagnent les quatre
membres, si les pieds ne reposent plus sur le sol et si les mains ne retiennent pas le
corps, pourrait faire survenir un détachement apparent de l’ancrage à la terre, et
offrirait une plus grande sensation de l’espace environnant réel ou virtuel. Nous avons
également retenu quelques principes clés pour nous guider dans la diégèse du monde
virtuel. Tout d’abord, il y a l’ambiance lumineuse et la mobilité du regard sur le haut, le
bas et ce qui entoure. Puis lors de l’interaction, la visualisation de la main contribuerait
davantage à la présence du ressenti des éléments dans la paume ; tandis que la vue des
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pieds encouragerait l’idée de pouvoir agir et flotter, et pourtant le corps restait
invisible, non représenté. Enfin, nous avons identifié un besoin de délimiter des
espaces, similairement au renversement du corps des circassiennes, par des passages
qui s’apparentent à une cassure, à un acte pénétrant.
Figure 1 : Dispositif initial. 2017
Développement et création du monde virtuel
15 Parallèlement à la légèreté et à la lenteur d’une gestualité artistique de l’apesanteur,
notre fil rouge initial pour tisser cette expérience sensitive en RV7 fut la fluidité de
l’eau. En nous appuyant sur le comportement physique de l’eau en apesanteur, nous
pourrions guider inconsciemment le spectateur à acquérir une gestuelle proche de celle
des corps en apesanteur, telle était notre hypothèse de départ. Cependant, un certain
nombre de verrous techniques se sont profilés suite à cette première hypothèse.
Comment simuler et rendre des fluides réalistes en temps réel en RV ? Comment créer
une atmosphère spatiale convaincante ? Comment obtenir un retour audio convaincant
des interactions physiques ?
16 Nos choix technologiques ont directement découlé de ces problématiques. Le casque de
réalité virtuelle permettant de tracker 8le plus de membres était alors le HTC Vive. De
plus, en y ajoutant un capteur Leap Motion, nous pouvions obtenir une reconstruction
très précise des mouvements des doigts dans l’univers virtuel.
17 En termes de conception du logiciel de l’oeuvre, aucune technologie ne donnait clef en
main la possibilité de simuler des fluides en temps réel, il était nécessaire de trouver un
moteur de jeux aux sources ouvertes afin de pouvoir étendre ses fonctionnalités. Dans
cette optique, le logiciel Unreal Engine 4 était un choix idéal. Pour faire de la simulation
de fluides nous avons opté pour FleX, une librairie basée sur les recherches de Miles
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42
Macklin et al9. Ce framework a pour singularité de paralléliser ses calculs sur processeur
graphique, rendant ainsi des interactions temps réels possibles avec la simulation. De
plus, une version du logiciel Unreal la mettant partiellement en œuvre était maintenue
par NVidia. C’est avec ces différents outils en main que nous avons débuté la phase
d’expérimentation-création.
18 Initialement, notre volonté de transmettre l’expérience de l’apesanteur au public s’est
concrétisée autour d’une vision esthétique réaliste du phénomène. Visuellement, nos
recherches d’environnements ont naturellement conduit à la conception d’une scène
spatiale tangible (voir figure 1) incluant plusieurs points de repère à savoir :
19 – Une atmosphère volumétrique réaliste ouvrant l’espace.
20 – Différentes planètes lointaines.
21 – Une ville en contrebas rappelant la hauteur.
Figure 2 : Environnement spatial initial. 2017
22 Les mains ont été créées très peu de temps après l’environnement. L’objectif motivant
l’utilisation du design présent dans la figure 3 réside dans le concept d’appropriation.
Nous avons développé un design générique, mais morphologiquement réaliste. Étant
donné que de nombreuses personnes seraient amenées à explorer l’expérience, il était
vital de donner à chacun la même perception de ses membres en RV.
23 Afin d’être en phase avec les différentes équipes du plateau expérimental, nous
invitions régulièrement les différents artistes à s’immerger en RV dans cet univers en
cours de création. Leurs nombreux retours permettaient d’améliorer et de calibrer
l’expérience. Ce processus itératif s’est révélé particulièrement utile lors de la création
de la simulation d’eau en apesanteur (voir figure 3). En appliquant les propriétés
physiques de l’eau aux paramètres de notre simulation, le fluide en apesanteur était
extrêmement fragile : il se fragmentait au moindre contact brutal de la part des
spectateurs non-initiés. L’avantage du temps réel dans cette situation fut un gain de
temps considérable : les itérations se faisaient instantanément en fonction du ressenti
des spectateurs.
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Figure 3 : Rendu initial des mains et du fluide. 2017
24 Au terme de 2017, l’expérience invitait le spectateur à interagir avec des fluides en
apesanteur dans un décor spatial. Le dispositif physique, constitué d’une balançoire et
du casque de réalité virtuelle projetait le spectateur du point de vue empathique d’un
trapéziste. Inconsciemment, celui-ci entrait progressivement en phase avec une
gestuelle s’apparentant à celle d’un corps en apesanteur. Bien que l’apprentissage de la
gestuelle fût une réussite, de nombreux aspects restaient en suspens. Le retour audio
des interactions physiques n’était alors que partiel, de plus, certaines personnes mal à
l’aise avec la hauteur ont ressenti le vertige. Il s’est avéré que l’expérience ne préparait
pas assez le spectateur aux interactions : les éléments diégétiques étaient insuffisants
en raison du manque d’indices lui permettant d’appréhender le monde dans lequel il
était transporté. En complément, les câbles maintenant les structures de la balançoire
limitaient l’amplitude des mouvements possibles. Tous ces éléments se traduisirent par
une timidité gestuelle chez le grand public.
25 La sélection de l’œuvre à Laval Virtual 2018 nous permit de continuer son
développement. Il était alors question de produire les éléments diégétiques permettant
de soutenir l’apprentissage de la gestuelle et de la dextérité d’un corps en apesanteur.
Approche diégétique en RV
26 Cette section fait état de la recherche et de l’approche diégétique qui ont eu lieu au
mois de janvier 2018. Les problématiques à l’origine de cette recherche sont multiples :
comment désinhiber la gestuelle du sujet ? Par quels moyens induire le sujet à interagir
avec des éléments de manière implicite ?
Déchirer et trancher
27 Comme expliqué précédemment, le cœur de l’expérience réside dans l’interaction
physique du spectateur avec les fluides en apesanteur. Un des premiers enjeux consista
à amener une progression dans la sensibilité de l’interaction physique. La librairie que
nous avons utilisée permettait la simulation de système dynamique en utilisant les lois
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de la physique. Elle nous a permis de simuler un rideau (voir Figure 4). Respectant une
gravité terrienne, ce tissu faisait le lien avec la réalité au début et à la fin de
l’expérience. En plaçant comme première interaction des tissus, nous faisions appel à
quelque chose de connu chez le spectateur. De par sa proximité, cet élément appelle
naturellement au contact et induit inconsciemment au toucher. En référence au lever
de rideau au théâtre, il était du ressort du spectateur de démarrer l’expérience en
écartant ce rideau de ses propres mains.
Figure 4 : Simulations de drapés 2018
28 À ce moment du développement nous avions les scènes d’un commencement, d’un
milieu et d’une fin. Cependant, ces fragments diégétiques n’avaient aucune raison
d’exister sans connexion. Comment lier narrativement un lieu étroit en pesanteur
terrestre avec un environnement vaste en apesanteur ?
29 Il était nécessaire d’imaginer une forme d’ouverture de l’espace, un passage de
l’obscurité à la lumière. En suivant le fil rouge de l’interactivité comme élément
transitoire, le spectateur devait ouvrir l’espace. Tel un être vivant plongeant dans l’eau,
la transition devait plonger l’acteur en apesanteur. Pour concevoir un tel effet, les
travaux sur la fragmentation d’objets solides en temps réel de Swann Martinez, basés
sur l’article de Mathias Muller et al10 ont été appliqués. En concevant l’espace virtuel
initial comme une pièce fermée par quatre murs, il devenait alors possible de simuler
une fracture d’objet solide sur ces murs. En procédant de la sorte, nous donnions la
possibilité au spectateur-acteur de fragmenter l’environnement sombre pour créer une
ouverture vers l’espace (figure 5). Les fragments générés par cette procédure pouvaient
ainsi flotter dans l’espace en apesanteur et s’éloigner progressivement afin de ne laisser
que le spectateur et l’eau.
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Figure 5 : Simulations de fracture d’objets solides sur les parois de murs
Flotter et effleurer
30 Cependant, il n’était pas naturel pour le spectateur de toucher l’obscurité. C’est là que
la lumière a joué un rôle crucial : en faisant naître un petit puits de lumière au milieu
de l’obscurité, nous guidions la curiosité du spectateur vers un point précis (voir Figure
6). De ce tunnel émane une lumière intense et volumétrique. La réaction naturelle
induite par cette vive source lumineuse consiste à essayer de la toucher. Au contact de
la main, le mur se fracture, tandis que l’espace sombre et vide se remplit de lumière.
Une fois dans l’espace, les interactions avec l’eau commencent. En exagérant l’effet
volumétrique de la lumière, il nous est apparu une vision plus abstraite de la scène
spatiale. Nous avons retiré les repères au sol afin de focaliser l’attention du spectateur
sur les gouttes d’eau. En perdant ainsi tous ses repères, un utilisateur sujet au vertige
ne pourrait plus le ressentir.
Figure 6 :Ouverture du tunnel lumineux
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31 Après avoir élaboré cette descente vers la pesanteur venait la question du retour à la
réalité. Comment faire revenir progressivement l’univers à pesanteur terrestre ?
32 Dans la même idée que la fragmentation de l’espace obscur, une fragmentation de
l’environnement spatial a été utilisée. Pour la concevoir, le rendu de la vue 3D a été
projeté sur la surface d’un cube qui se fragmente au toucher du spectateur. Au moment
de la fragmentation, l’environnement change et le cube se fracture. Du point de vue de
l’acteur en réalité virtuelle, des fragments de l’espace lumineux se diffusent dans
l’obscurité (voir figure 7). Après une courte durée, ces derniers se dissipent et ne
laissent place qu’au vide. Enfin, le rideau final s’abat autour du spectateur, bouclant
ainsi le cycle de l’expérience.
Figure 7 : Évolution de l’environnement au cours du temps
Vecteurs d’immersion
33 Les éléments diégétiques précédemment énoncés ont établi une progression dans le
changement de pesanteur. Le graphique ci-dessous illustre cette évolution au cours du
temps de l’expérience. Cette variation quasi-linéaire immerge le spectateur et le fait
ressortir de l’immersion avec douceur en respectant un temps d’adaptation propre à
chaque sens. Plus globalement, les transitions construites à partir d’éléments
interactifs physiques jouent un rôle crucial de « synchronisation » entre le spectateur
réel et son interface virtuelle. En entrant dans l’univers, l’utilisateur doit s’approprier
ses mains virtuelles afin de bénéficier d’une expérience complète de l’œuvre. S’il
conserve dans son esprit, une dissociation entre ses membres virtuels et ses membres
réels, son sentiment de présence serait grandement réduit. À l’inverse, il est
extrêmement important que ce dernier récupère ses membres réels progressivement.
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Figure 8 : Évolution de la pesanteur au cours du temps
34 Dans la version antérieure ne comportant pas de trame narrative, la fin coupait
brutalement le spectateur de l’univers virtuel ce qui entraînait chez certains sujets très
« synchronisés » une sensation de dissociation avec leurs propres membres. Cet effet
indésirable et potentiellement dangereux ne se produisait plus avec cette narration
physique.
Après avoir fait découvrir Être en apesanteur à un public très nombreux durant Laval
Virtual, beaucoup de retours nourrirent nos réflexions autour de l’évolution de
l’œuvre. Malgré la nouvelle diégèse en place, les câbles de la balançoire restreignaient
l’amplitude des mouvements possibles et les pieds n’étaient pas supportés en RV. Ces
deux éléments constituèrent nos principaux axes de recherches dans les mois qui
suivirent.
Vers une libération gestuelle
35 Dans cette section, nous aborderons la dernière phase de développement de l’œuvre Ê
tre en apesanteur. Dans un premier temps, l’exploration d’une nouvelle plateforme
physique sera décrite. La création ainsi que l’étude de la reproduction des membres
inférieurs (pieds) dans l’expérience feront l’objet de la seconde partie du chapitre.
De la balançoire à la balancelle
36 L’acceptation de l’œuvre au festival Bains Numériques 2018 – biennale internationale
des arts numériques d’Enghien-les-Bains débloqua le temps et les moyens nécessaires
pour la remise en question de l’installation physique. La problématique étudiée était la
suivante : comment abolir les limites de l’amplitude gestuelle physique liée au dispositif
physique ?
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37 Pour rappel, la balançoire utilisée comme support contraignait la posture et les gestes
de plusieurs manières :
38 – Les cordes de soutien limitaient des mouvements latéraux des bras et bloquaient la
rotation verticale.
39 – Le cordon de sécurité verrouillait l’utilisateur dans une posture verticale rappelant la
gravité.
40 – La reconnaissance des mains était affectée par l’occlusion des cordes devant la
caméra.
41 Parmi les solutions envisagées, la plus intéressante demeura la balancelle. La figure 8
illustre la mise en situation de la balancelle dans le cadre de l’œuvre. On constate que
l’amplitude latérale est totale, de plus la posture légèrement inclinée casse la verticalité
de la pesanteur et augmente la sensation de flottement. Enfin, le maintien du support
de la balancelle sur un axe unique apporte une liberté de rotation verticale : le
spectateur peut tourner à 360°. La balancelle permit également d’éliminer les cordes du
champ visuel induisant ainsi une meilleure performance de la captation des mains. Ce
nouveau dispositif physique fut éprouvé par plusieurs centaines de personnes durant le
festival Bains Numériques 2018. Il s’est avéré d’après les retours de ces derniers que
l’expérience leur parut apaisante, flottante. Ces deux qualificatifs faisaient l’unanimité
dans les verbatim des spectateurs au sortir de l’expérience. Cependant, au fur et à
mesure des passages sur la nouvelle balancelle, un élément inédit ressortait dans la
« danse gestuelle » des spectateurs : leurs pieds suivaient une transe similaire à leurs
membres supérieurs. L’idée d’inclure les pieds dans les membres virtuels émergea
alors, en virtualisant ces deux extrémités nous pourrions amplifier la gestuelle du
spectateur.
Figure 8 : Utilisation de la balancelle comme support physique.
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42 Pour commencer à représenter les pieds en réalité virtuelle, une logique similaire à
celle utilisée avec les mains fut sollicitée. Une contrainte notable résidait dans l’aspect
invasif des capteurs choisis pour la captation à savoir les équipements Vive Trackers.
Pour fonctionner correctement, une fixation robuste du capteur à l’objet ciblé pour le
tracking était nécessaire. Comment fixer solidement les trackers aux pieds des
utilisateurs sans rendre le processus trop invasif afin de ne pas briser l’appairage corps
réel/virtuel ?
La solution émergeant au sortir de ce questionnement prit la forme d’une paire de
chaussons large sur lesquels nous avons consolidé les trackers. Ainsi, pour entrer dans
l’expérience, les spectateurs-acteurs devraient chausser ces « souliers augmentés »,
enfiler le corps virtuel. Ce choix impacta directement les décisions artistiques relatives
à la représentation virtuelle des pieds. Toujours dans un souci d’appropriation optimale
du corps virtuel, le visuel des pieds de synthèse devait s’approcher au maximum des
pieds réels. Les « souliers augmentés » furent donc modélisés en 3D à l’échelle avec un
niveau de détail suffisant à leur acceptation naturelle par le spectateur. D’un point de
vue empathique, ces derniers apportèrent énormément du fait qu’ils incarnent la
représentation exacte d’un élément connu du spectateur transposée dans le monde
virtuel. C’est un point d’accroche qui, bien utilisé, pouvait aboutir à une augmentation
de la présence virtuelle de l’utilisateur.
Le rôle de la poche embryonnaire
43 La virtualisation des membres inférieurs fut rapide à déployer techniquement, mais un
problème se posa dès les premières expérimentations avec les membres du laboratoire :
bien qu’ayant accès à cette nouvelle extension corporelle virtuelle, les spectateurs-
acteurs ne l’utilisaient pas. L’expérience telle qu’elle était conçue alors ne guidait pas le
spectateur dans l’appréhension de ses pieds, mais uniquement dans celle des mains.
Nous nous sommes donc interrogés sur la manière d’amener le spectateur à
s’approprier simultanément ces extensions virtuelles de ses pieds et de ses mains.
44 De toute évidence, une nouvelle phase introductive était nécessaire pour faire naître le
spectateur entier dans son corps virtuel. Rapidement, une vision du développement
embryonnaire émergea de la notion de naissance. L’idée était de mettre le spectateur
dans le placenta, de lui faire incarner un embryon humain. Les parois de la poche
embryonnaire devaient avoir des propriétés physiques réalistes : se déformer au
toucher du spectateur à la manière d’un corps souple. Pour développer cette nouvelle
phase diégétique, nous nous sommes appuyés sur les mêmes technologies de simulation
physique que pour les fluides. De ce fait, la création de la physique de la poche fut
rapide. La difficulté résida dans la recherche de son apparence visuelle. Le chemin de sa
création suivit celui du paysage spatial décrit dans le chapitre Développement et création
du monde virtuel de cet article.
45 Nous commençâmes par une approche réaliste avec un rendu de la paroi très
organique, sanguin, sombre. Mais la confrontation de cette vision avec le public nous fit
prendre conscience de points négatifs non négligeables dans son appréhension par le
spectateur :
La paroi réaliste induit un sentiment de répulsion, de dégoût.
La faible luminosité produit un fort sentiment de claustrophobie.
•
•
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46 Tout comme pour le paysage, notre seconde approche nous guida vers l’abstraction.
Pour gagner la confiance du spectateur, nous devions rendre cet environnement
embryonnaire chaleureux, apaisant et vivant. Nous rendîmes donc les parois semi-
transparentes pour laisser passer une lumière diffuse, chaleureuse et apaisante de par
ses pulsations semblables à celles du rythme lent d’un cœur en situation de repos. La
géométrie de la poche ne changea pas, morphologiquement fidèle à une poche
embryonnaire. Cette seconde représentation fit l’unanimité chez notre public. Une
nouvelle transition fut développée : pour achever la naissance, la membrane s’ouvrait
et se dissolvait pour laisser la place à l’immensité spatiale remplie de fragments
s’éloignant.
47 Avec cette « naissance », le public voyait son corps entièrement projeté dans l’univers.
Le retour à l’origine de l’être a permis de libérer tous les membres, d’ouvrir la porte à
une gestuelle nouvelle. Les résultats furent éloquents, d’un point de vue externe, la
gestuelle des spectateurs-acteurs exprimait le ballet d’une naissance spatiale rendant
ainsi l’expérience captivante pour le public spectateur (en file d’attente).
Conclusion
48 Le contexte riche et unique de la performance du Corps Infini nourrit directement la
création de l’œuvre. En prolongeant l’expérience des spectateurs vers le point de vue
empathique des circassiennes, l’installation de réalité virtuelle Être en apesanteur donne
une interprétation riche et onirique augmentant la performance des circassiennes.
49 Le cheminement créatif de l’œuvre décrit dans cet article est la synthèse des
expérimentations de recherche-création menées entre 2017 et 2018 dont découle Être en
apesanteur. Un exposé de l’approche innovante utilisée lors de la conception de l’œuvre
s’appuyant sur les ressentis qui transparaissent dans les entretiens d’Explicitation des
artistes circassiennes a mis en lumière les différents mécanismes diégétiques utilisés
pour guider le spectateur-acteur dans l’appréhension d’un univers en apesanteur. Au
fur et à mesure de sa progression à travers un environnement immersif interactif en
perpétuel changement, il apprend à s’approprier son corps virtuel. Induit par le
dispositif de la balancelle, le flottement apaisant ressenti provoque alors un laisser-
aller permettant au spectateur-acteur de s’ouvrir à une danse, une gestuelle lente et
délicate, quelque peu inconsciente, avec les fluides avec lesquels il interagit. Le niveau
de disponibilité du sujet constitue le principal facteur variant de la profondeur de cette
transe gestuelle.
BIBLIOGRAPHY
Références
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51
Depraz Natalie ; « Qu’est-ce qu’une phénoménologie en première personne ? Premiers pas vers
une lecture et une écriture expérientielles (LEE) » ; dans Première, deuxième, troisième personne ;
Natalie Depraz (dir.) ; Zeta books ; Bucarest ; 2014 ; pp. 118-147.
Dubois Kitsou ; Application des techniques de la danse à l’entraînement du vol en apesanteur : une
danseuse en apesanteur ; Thèse de Doctorat, Université Paris 8, 1999. (N° 1999PA081582).
FuchsPhilippe ; Théorie de la réalité virtuelle : les véritables usages ; Mines Paristech : PSL ; Paris ;
2018.
Guez Judith ; Illusions entre le réel et le virtuel (IRV) comme nouvelles formes artistiques : présence et
émerveillement ; Thèse de Doctorat, Université Paris 8, 2015. http://www.theses.fr/2015PA080109.
Macklin Miles, Müller Matthias, Chentanez Nuttapong et Kim Tae-Yong; « Unified Particle
Physics for Real-Time Applications » ; dans ACM Transactions on Graphics (TOG) Vol. 33, no 4 (July
2014), http://doi.acm.org/10.1145/2601097.2601152.
Missolz Jérôme, Dubois Kitsou ; Kitsou Dubois, une danseuse en apesanteur ; Reportage Vidéo. DVD
(24mn) ; Editeur: Centre national de la cinématographie ; Paris ; 2009.
Müller Matthias, Chentanez Nuttapong, et Kim Tae-Yong; « Real Time Dynamic Fracture with
Volumetric Approximate Convex Decompositions. »; dans ACM Transactions on Graphics (TOG) Vol.
32 (July 1, 2013), https://doi.org/10.1145/2461912.2461934.Vermersch Pierre ; L’entretien
d’explicitation (8e édition augmentée) ; ESF éditeur ; 2014.
APPENDIXES
Annexe
Extrait des entretiens d’élicitation avec les circassiennes pendant les séances de travail
à l’académie Fratellini, le 13 oct. 2017 de 16 h à 18 h : Lorette S. nous a fait part de la
sensation de l’espace infini et de l’influence du regard :
[il y a juste une main qui tient, tout le reste – mon corps – est en train de flotter, c’est vraiment la
sensation de flotter et d’avoir de l’espace, et d’avoir l’imaginaire d’être dans l’espace. …]
[J’aime bien penser que les mains et les pieds touchent l’air, que l’air est une matière plus que
rien, et que je bouge, plongé dans une matière qui me ralentit un peu, cela me fait prendre
conscience de tout l’espace autour.]
[Lorsque ma tête n’est plus en train de regarder mon bras, et comme je vois du noir tout autour
de moi et des lumières un peu, mais sans voir d’objets précis, cela me donne vraiment l’
impression d’être dans l’espace, qu’on pourrait dire l’espace infini … Et quand je ne vois pas trop
la distance, c’est là que j’oublie que j’ai un poids.]
[Le regard a beaucoup d’influence sur mon corps, sur moi ; je devrais essayer de faire la
performance avec les yeux fermés, dans le noir …, si je regarde moi-même (mon corps), je suis
plus centré sur moi et j’arrive moins à être dans la corporalité (dans le ressenti du corps).]
Lauranne W. nous a fait part du ressenti corporel et spatial lors d’un basculement :
[À ce moment-là, j’ai le corps en torsion, avec une partie de moi qui voit l’espace en bas, et l’autre
partie l’espace en haut ; cela me donne l’impression de passer d’une parallèle au sol à une
parallèle au ciel, avec un espace compact au-dessus. Je me sens comme une ligne d’horizon qui
sépare deux volumes, un au-dessus et un au-dessous.]
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[Lorsque je me retourne, je ressens le volume de l’espace, poids de l’air ; en fait, je sens moins
bien l’espace avec le dos, je le fais mieux avec la paume, le visage.]
[Le mouvement du corps, la torsion du corps fait ouvrir, fait rencontrer un autre espace, on le
sent, car on le tranche ! C’est une rencontre avec tout son corps.
J’ouvre, l’air rentre, un volume rentre ici, et peut recevoir… est-ce le même espace ?
Oui, la sensation est la même, mais j’ai changé d’espace, c’est un espace différent, car
avant je voyais le bas et maintenant le haut.]
[Cela me donne la conscience de l’espace qui donne un poids selon ma position et la manière dont
je reçois l’air et l’espace. Cela passe par mon corps comme si la peau réagissait à un contact
concret, comme une texture qui arrive d’un coup sur elle, sentir le volume éveille la peau, je sens
que je porte un espace qui se pose sur moi.]
[Quand je suis vers le haut, mon corps devient plus grand, comme une surface qui porte tout l’
espace ; j’associe cela à un état du corps plus pétillant, avec plus de l’énergie ; quand je suis posé
(vers en bas) sur l’espace, mon corps me semble plus dense ; posé à l’inverse (vers en haut) c’est
l’espace qui a le poids et mon corps qui est plus léger, est-ce que je porte l’espace ou je suis collée
à l’espace ?
L’énergie monte vers le haut et se mélange à l’espace. Je sens que cela circule par le haut, et
occupe tout l’espace en haut, cela devient l’espace ! Comme j’ai conscientisé cet espace, mon
énergie peut circuler dedans ; mon corps est étiré et mes sensations sont quelque chose d’étiré
qui diffuse.]
NOTES
1. Laboratoire d’Excellence Arts et Médiation Humaines (Arts-H2H), http://www.labex-arts-
h2h.fr/
2. Les Partenaires du projet étaient : ENS Louis-Lumière, Compagnie Ki Productions, Académie
Fratellini, Université Paris 8 (labo CICM-Musidance / INREV-AIAC), l'ENSAD.
3. Ainsi que le définit Natalie Depraz dans son article « Qu’est-ce qu’une phénoménologie en
première personne ? Premiers pas vers une lecture et une écriture expérientielle (LEE) » ; dans
Première, deuxième, troisième personne ; Natalie Depraz (dir.) ; Zeta books ; Bucarest ; 2014 ; pp.
118-147.
4. Il s’agit d’entretiens d’élicitation pratiqués au sein de l’équipe INREV, favorisant la
conscientisation des pratiques artistiques et le recueil de données qualitatives et singulières. (Cf.
https://inrev.univ-paris8.fr/spip.php?article1543). Cette méthode est dérivée de celle que Pierre
Vermersch décrit dans son livre, L’entretien d’explicitation (8e édition augmentée) ; ESF éditeur ;
2014.
5. Voir l’extrait de l’entretien de Lorette en Annexe.
6. Voir l’extrait de l’entretien de Lauranne en Annexe.
7. Réalité Virtuelle
8. Le néologisme ‘Tracker’ est issu de l’anglais to track. Il est utilisé en image de synthèse dans le
sens d’enregistrer le mouvement d’un élément.
9. Macklin Miles, Müller Matthias, Chentanez Nuttapong et Kim Tae-Yong; « Unified Particle
Physics for Real-Time Applications » ; dans ACM Transactions on Graphics (TOG) Vol. 33, no 4, Juillet
2014, http://doi.acm.org/10.1145/2601097.2601152
Entrelacs, 17 | 2020
53
10. Müller Matthias, Chentanez Nuttapong, et Kim Tae-Yong; « Real Time Dynamic Fracture with
Volumetric Approximate Convex Decompositions. »; dans ACM Transactions on Graphics (TOG) Vol.
32, 1 Juillet 2013, https://doi.org/10.1145/2461912.2461934
ABSTRACTS
Abstract
The artistic installation Being in weightlessness studied in this article is born from the Labex Art &
H2H Infinite Body project which is gathering multiple artistic representations of bodies in
suspension in the circus scenic space. This installation is both a research-creation process and a
result of experimentations produced around the project. It led us to question diegetic
characteristics of a zero-gravity virtual world and how interactions with fluids and volatile
materials could improve feelings of incarnation in this world.
Being in weightlessness invited the public to experience weightless feelings from the aerial
viewpoint of the Circassians during the Infinite Body performance. By exploring an environment
without gravity, the spectator enters a state of enaction while his gestures are gradually
embodied in his virtual body. Comfortably suspended in a spherical swing, he puts himself in an
almost fetal position as if it was supported by an invisible hand, like an embryo in its amniotic
sac.
Résumé
Le dispositif de réalité virtuelle Être en apesanteur faisant l’objet de cet article est issu du projet du
Labex Arts-H2H Le Corps Infini qui réunissait différentes formes d’expression artistique du corps
en apesanteur dans l’espace scénique du cirque. Cette installation est à la fois un processus de
recherche création et un des fruits des expérimentations réalisées autour du projet. Elle nous a
conduit à s’interroger sur les caractéristiques diégétiques d’un monde virtuel suggérant des
perceptions d’apesanteur, et en quoi des interactions avec des matières fluides et volatiles
pourraient venir renforcer cette sensation d’incarnation dans ce monde.
Lors de la performance Le Corps Infini, le monde virtuel Être en apesanteur invitait le public à vivre
le point de vue aérien des circassiennes, et une sensation de gravité altérée. En explorant un
environnement onirique sans pesanteur, le spectateur entre dans un état d’énaction lorsque ses
gestes s’incarnent progressivement dans son corps virtuel. Porté par une balancelle, il se met
dans une posture quasi fœtale, comme s’il était soutenu par la main d’une personne, tel un
embryon dans sa poche amniotique.
AUTHORS
SWANN MARTINEZ
doctorant en Cifre chez Cube Creative Productions, Equipe Image Numérique et Réalité Virtuelle
(INREV) du laboratoire Arts des Images – Art Contemporain, université Paris 8. Sujet de thèse :
Processus de création temps réel pour le cinéma d’animation.
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CHU-YIN CHEN
Artiste et Professeur, Equipe Image Numérique et Réalité Virtuelle (INREV) du laboratoire Arts
des Images – Art Contemporain, université Paris 8. Thèmes de recherche : Vie artificielle et
Systèmes complexes pour l’Art numérique énactif, Elicitation et Pleine conscience comme moyen
et processus de recherche-création.
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Mutations narratives
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Un cinéma en devenir :le cinéma 360° en question
Wei-chu Shih
Au nom du cinéma
1 Le 28 décembre 1895 est reconnu comme étant le début de l’histoire du cinéma, ou plus
radicalement comme la naissance du septième art, il résulte d’un long processus
d’avancées techniques à propos de l’image animée. C’est l’expérience collective qui
détermine sa spécificité. Raymond Bellour insiste sur cette expérience qui se définirait
par un visionnage collectif d’une durée déterminée dans une salle obscure. Aujourd’hui,
les dispositifs de visionnage des films ne se limitent plus à l’écran de cinéma. Non
seulement le téléviseur est également devenu un médium de diffusion de film, mais les
écrans d’ordinateur, de téléphone portable ou de tablette numérique fournissent des
séances ciblant l’individu plus que le collectif grâce au streaming. En l’occurrence, à
l’âge numérique, cette diversification des modes de visionnage fait plus écho au
Kinétoscope d’Edison qu’au Cinématographe des frères Lumière. Comme le dit Jacques
Aumont « le cinéma est un terme fortement polysémique et hétérogène »1, la ‘‘vraie’’
histoire du cinéma est « une construction et le produit d’une relation à définir »2.
Autrement dit, l’histoire du cinéma est variable selon le point de vue adopté. Même si la
construction d’une nouvelle histoire n’est pas notre objectif, c’est bien cet esprit
relationnel que l’on suit, – la relation entre les dispositifs de l’image animée et ceux de
la représentation visuelle –, afin d’élargir la notion de cinéma d’un côté et de faire
ressortir les empreintes du cinéma dit conventionnel dans le cinéma 360 taïwanais de
l’autre.
2 Les cinéastes taïwanais commencent à tourner des films en réalité virtuelle dès 2017 et
il n’est pas surprenant que ce soit Tsai Ming-liang qui ait initié cette expérimentation
technologique. Ce cinéaste a assez tôt signalé sa nostalgie de la disparition des salles de
cinéma dans Goodbye, Dragon Inn (2003). Il s’éloigne ensuite de plus en plus radicalement
des salles au profit de l’espace muséal, théâtral, hôtelier, voire virtuel. Un processus à
l’épreuve de la plasticité du film, alors que la salle de cinéma n’est plus l’espace
privilégié des images cinématographiques chez Tsai. Cette migration spatiale de l’image
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cinématographique renvoie à la notion d’Expanded cinema – proposé par Gene
Youngblood en 1970, le terme marque une transition de l’exposition de l’image
mouvante vers l’espace muséal et une corrélation entre le cinéma (à l’égard de son
dispositif ou de son contenu au sens large) et l’art contemporain, – réévaluée par Luc
Vancheri. Pour lui, le cinéma ne pourrait être « étendu » qu’à condition de considérer :
…le contemporain comme une fonction déterritorialisante du cinéma à partir delaquelle une reconfiguration illimitée des dispositifs et des œuvres est autorisée.Les œuvres cessent ainsi d’être tenues par un même modèle de reproductibilitétechnique et esthétiques, elles négocient pour elles-mêmes la forme de leurdispositif.3
3 Selon Vancheri, le cinéma des premiers temps était en pleine exploration et « s’est tenu
à l’écart d’un tel modèle4 ». Il pense préférable d’interroger les facteurs (techniques ou
phénoménaux) qui font varier le cinéma. Autrement dit, si l’on insiste pour conserver
le nom de « cinéma », c’est pour identifier ce qui s’invente sous de nouveau rapports en
vue de considérer la manière dont le cinéma fait histoire. C’est la raison pour laquelle le
regard de Vancheri se pose sur trois moments où le cinéma s’invente : le moment
Lumière, le moment Canudo et le moment Youngblood. Ces trois moments représentent
les différentes écritures de l’histoire du cinéma à partir de trois rapports distincts.
Respectivement :le cinéma et son invention technologique, artistique puis
cybernétique. Un regard archéologique accompagne implicitement l’évolution de la
corrélation entre l’homme, la machine et l’image tout au long de son histoire. Il n’est
donc plus gênant d’inclure la réalité virtuelle sous la notion « cinéma ». La manière de
visionner et de montrer les images mouvantes n’exige plus de représentation
authentique comme lors de la fameuse séance des Frères Lumières. Lorsque nous
effectuons une réévaluation de l’expérience cinématographique, les questions de la
technique du regard et de la culture visuelle sont mises au contact de cette relation
triangulaire entre héritages, transformations et transgressions cinématographiques,
réinterrogeant ces trois notions dans les œuvres du cinéma 3605.
4 Le film en réalité virtuelle fournit une vision à 360 pour le spectateur.
Alejandro González Iñárritu considère que cette technologie est capable de « briser la
dictature du cadre6». Même si son œuvre Carne y Arena est un film VR (selon la
catégorisation de Fuchs7) qui présente une activité sensorimotrice plus active que celle
des films dont nous parlerons plus tard, son discours nous permet de réfléchir à la
corrélation entre technique du regard et construction du récit à partir du cadre. Est-ce
que le cadre, une forme éprouvée pour la focalisation narrative visuelle depuis la
Renaissance, a vraiment disparu dans les prémices du cinéma 360 Taïwanais ? Comment
la transformation du cadre affecte-t-il la focalisation narrative ? Les cinéastes taïwanais
inventent-ils une transformation de cette méthode en s’appuyant sur d’autres formes
artistiques ?
I – La technique de la focalisation
5 L’histoire de la technologie de la réalité virtuelle est souvent construite selon une
chronologie technique8. Or, il est important d’y introduire la focalisation narrative
cinématographique9, ainsi que les installations immersives parues dans l’histoire du
cinéma10. Ces perspectives fournissent des discussions intéressantes pour comprendre
les caractères esthétiques et les outils propres à ce média. Cependant, elles sont basées
sur une position relative qui sépare le cinéma de la réalité virtuelle, une opposition
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entre la notion d’ancien et de nouveau. Il est d’insister sur une évolution visuelle et
perceptive (au lieu d’une rupture médiatique) pour répondre aussi bien aux caractères
de la réalité virtuelle, – l’immersif, le réalisme et la présence11 –, qu’à la stratégie
esthétique des cinéastes taïwanais.
I-1 – L’évolution du dispositif à vue élargie et du cadre
6 L’image à 360 donne au spectateur une vision « totale », un sentiment du réel en raison
d’une représentation de la proximité géographique ou d’un environnement global où le
spectateur a l’impression d’être librement et de découvrir activement. Dans le cinéma
« conventionnel », le plan panoramique incarne également ce désir de fournir au
spectateur une image quasi-totale. Il traduit une envie, une tendance à élargir l’espace
diégétique de l’écran en le prolongeant au hors-champ, dans une durée déterminée. Si
la notion totale suppose ici une vue élargie qui tente de donner au spectateur
l’impression d’être présent dans l’espace diégétique, la scène de l’image à 360 pourrait
trouver son origine dans le « Panorama » inventé par Robert Barker au 18ᵉ siècle 12,
époque à laquelle le mot « panorama » est mentionné pour la première fois13. Cela
signifie une expérience immersive de la perception et une vision élargie. La guerre et le
paysage sont souvent les thèmes des peintures de Barker qui installe ses œuvres
géantes dans un bâtiment clos en forme d’anneau, où une voûte en verre laisse entrer la
lumière afin de donner un effet encore plus naturel et réel. Les visiteurs sont alors
englobés par ce dispositif comme s’ils y étaient vraiment présents. Après avoir inventé
le Cinématographe, les Frères Lumières créent le « Photorama » en 1900, un appareil
capable de capturer et de montrer une vue à 360. Cette idée est rapidement utilisée
pour le cinéma avec le « Cinéorama » créé par Raoul Grimoin-Sanson pour l’Exposition
Universelle de Paris en 190014. Le Cinéorama est composé de 10 cinématographes
disposés en étoile, les images sont projetées sur dix écrans qui entourent les
spectateurs en donnant une vue panoramique de Paris. Même si ce gigantesque
appareil n’a jamais été exploité, pour Réjane Hamus-Vallée, suite à cette invention, le
concept de 360 va connaître de nombreuses variations :
Dès 1955 le procédé Circarama, aussi appelé Circle Vision 360, pour les parcs Disney.La polyvision d’Abel Gance, utilisé pour son Napoléon de 1927, puis les différentsécrans larges type CinémaScope qui se multiplient dans les années 1950 sont desversions réduites de ces différents 360, tout en visant un résultat proche : immergerle spectateur dans le film en lui offrant un champ de vision largement supérieuraux écrans « standards »15.
7 En fait, les exemples donnés par Hamus-Vallée ne sont pas strictement des dispositifs
d’image à 360, mais ils offrent une vision plus large qu’un écran standard. Ils cherchent
à se rapprocher de la réalité physiologique humaine. Fuchs pose la question de la vision
élargie du cinéma 360 alors que les yeux humains, limités à une vision horizontale
comprise entre 100 et 210 degrés (en réalité, seulement 110°), ne la voient pas : les
visiocasques occultent la vision périphérique alors que le mouvement des yeux,
généralement de 10 à 20°, est plus faible que celui de la tête ; intentionnellement,
l’observateur veut de ne pas voir le « cadre » de l’image (les bords noirs des optiques du
visiocasque)16. Cette limite physiologique et technique du visiocasque implique le même
travail essentiel aussi bien pour le cinéaste de cinéma que pour celui du cinéma 360 : la
focalisation dans un cadre délimité. En l’occurrence, nous pouvons interroger cette
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domination du « cadre » comme moyen efficace de focalisation narrative, dans le
cinéma 360 taïwanais.
8 Le cadre délimite la représentation visuelle du cinéma conventionnel. Selon les
recherches de Philippe-Alain Michaud, le concept du cadre pourrait remonter à la
Renaissance, grâce à l’invention de la perspective qui crée le proscenium17. D’un côté, le
cadre résulte d’une transformation géométrique d’un volume sur une surface en créant
la profondeur du champ. D’un autre côté, il représente une forme efficace pour attirer
l’attention du spectateur afin qu’il se concentre sur la séquence narrative que l’artiste
veut exprimer. Dans le contexte de l’histoire du cinéma, ce proscenium qui resserre la
concentration visuelle est remplacé par l’écran de cinéma. De plus, la salle obscure du
cinéma renforce cette attention et cet effet immersif, englobant le spectateur dans
l’environnement diégétique afin qu’il oublie plus facilement le lieu où il se trouve.
L’application de ce duo cadre-obscurité ne se limite pas à la salle du théâtre ou de
cinéma, mais est également présent dans des espaces d’exposition comme le dit
Michaud.18 Ainsi, l’anthropologue Franz Boas suggère au musée américain d’histoire
nationale de New York de traiter la vitrine comme un écran en proposant un parcours
d’exposition à travers un affichage panoramique. Grâce à l’idée de ce duo cadre-
obscurité, les objets exposés sont placés dans une vitrine éclairée alors que la lumière
de la zone d’exposition est atténuée pour pousser les visiteurs à se concentrer
davantage sur la scène présentée et à ressentir le message passé par cette installation19.
En suivant la combinaison de ces deux dispositifs créés dans l’intention d’une
expérience immersive, nous comprenons mieux la raison pour laquelle le cadre domine
encore dans certaines œuvres du cinéma 360. D’après André Gaudreault20, il y a
nécessité d’un processus d’institutionnalisation préalable à la naissance d’un nouvel
art, il nous est donc permis d’affirmer que le cinéma 360 taïwanais en est à ses
« premiers temps ». Nous découvrons qu’une tension persiste encore entre ce nouveau
dispositif en phase d’exploration et ses prédécesseurs. Surtout, le concept du cadre-
écran est révélateur de cette tension.
I-2 – Le concept du cadre-écran : l’agent de la focalisation
I-2-a – Le concept du cadre-écran
9 Le film Your Spiritual Temple Sucks de John Hsu, l’un des cinéastes taïwanais pionnier du
cinéma 360 en 2017, est inspiré du rituel taoïste « les yeux bandés » de la croyance
populaire taiwanaise21. Le cinéaste cherche déjà ici à concentrer l’attention du
spectateur par le cadre en divisant verticalement l’espace diégétique en deux
hémisphères, l’un montrant la vie réelle du personnage et l’autre son Temple Spirituel (
元神宮). Le dieu du tonnerre, le gardien de l’histoire, donnera aux spectateurs des
indices lorsqu’ils seront censés regarder l’hémisphère avant ou arrière. Cette œuvre
propose des scènes en « pixelart » et des touches humoristiques lors de la visite du
domaine spirituel, mais l’idée du cadre-écran est encore limitée par nos habitudes
visuelles qui consistent à se déplacer dans les images de manière conventionnelle.
10 De plus, cette disposition basée sur le cadre de l’écran rappelle au spectateur son statut
de public. Dans ce dispositif, son point de vue est distant. En d’autres termes, le récit
n’est pas construit autour d’un personnage incarné par le spectateur. Ne pouvant
interagir, il ne peut pas non plus dérouter volontairement le développement de
l’histoire. Les consignes narratives l’obligent à suivre l’histoire attentivement, alors que
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le spectateur découvre l’espace diégétique plutôt visuellement et non physiquement.
Ici, le spectateur observe les actions en sachant qu’il est mis à la troisième personne,
une position distante et passive. Ainsi, le quatrième mur du théâtre ou le cadre de
l’écran se transforme en un film transparent invisible pour écarter la scène du lieu où
se situe le spectateur.
11 Dans Le Train Hamasen de Kuan-yuan Lai, le cadre de l’écran est associé aux origines du
cinéma. Dans une scène, le spectateur suit la dame du chariot de collation dans la salle
de cinéma. Lorsqu’elle tourne à gauche en passant devant l’écran, le corps du
spectateur traverse l’écran jusque dans un autre monde où il se retrouve à regarder
l’arrivée d’un train avec une foule de gens. L’image de la dame au chariot de collation,
encadrée par un écran de cinéma, est ensuite projetée derrière le spectateur. Il s’agit
d’une scène qui montre non seulement la forte ambition du cinéaste de progresser dans
un champ de vision à 360, mais qui fait également allusion à L’Arrivée du train en gare de
la Ciotat qui a profondément changé la perception visuelle de l’homme. Ainsi, Lai
indique que l’histoire de la représentation visuelle est sur le point d’entrer dans une
nouvelle ère technologique.
I-2-b – L’écran comme le miroir
12 Dans Afterimage for Tomorrow, Singing Chen crée une scène divisée par un rayon de
lumière en deux hémisphères avec un groupe de danseurs restant dans l’une de ces
hémisphères et leurs reflets dans l’autre. Alors que ces danseurs hypnotisés somnolent,
leurs réflexions continuent de se tortiller en portant leurs visiocasques de VR.
Positionné au centre de la sphère, le spectateur peut observer librement les deux côtés.
À travers cette mise en abyme du cinéma 360, la cinéaste réfléchit à la corporéité dont
le spectateur ne peut pas s’échapper.
13 Au cinéma, l’effet miroir s’associe de plusieurs manières à la question de la
« réflexivité ». Il est basé sur le concept d’imaginer l’écran / le cadre comme un miroir
dans lequel « le moi spectatoriel » signifie la subjectivité du spectateur représentée par
le point de vue à la première personne sur l’écran. Autrement dit, la « mise en abyme »
pourrait aussi figurer une autre forme de réflexivité. Dans le cinéma 360, ni écran, ni
cadre n’existent physiquement dans le champ de vision à 360 degrés. Or, Chen
transforme l’effet miroir en deux hémisphères qui permettent au spectateur de
comprendre comment il pourrait apparaître et se comporter avec un visiocasque. Les
corps des danseurs endormis font écho au corps dans le coma, état que le son d’un
appareil respiratoire suggère dès le début du film. La disposition de cette scène cherche
à intégrer dans son expérience de visiocasque une image obscure de la mort. Cette
scène prouve non seulement que la technologie de la réalité virtuelle est capable de
créer une perception transcendante, mais confirme également que notre corps n’a
nulle part où s’échapper. Dans les films, l’effet miroir est créé en fonction d’une
disposition dichotomique de l’espace entre l’écran et la salle de cinéma. Dans Afterimage
for Tomorrow, cet effet est incarné par la disposition de couches en forme de cercles
concentriques au centre desquels le spectateur est placé, en s’appuyant sur la relation
entre le regard du spectateur, l’objet à mettre en miroir et l’image réfléchie de l’autre
côté du miroir. Cet effet n’agit plus sur l’itinéraire de la réflexion mais sur la réfraction
à partir de laquelle le corps du spectateur complexifie la notion du regard, autant au
sens narratif que du point de vue de la perception.
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14 Your Spiritual Temple Sucks reprend le concept du cadre de l’écran pour concentrer le
regard du spectateur, alors que l’écran est l’emblème d’une vieille technique visuelle de
la perception à dépasser dans Le Train Hamasen. Dans Afterimage for Tomorrow, l’effet
miroir est interprété poétiquement pour une allusion critique de la mortalité
corporelle. Que ce soit par la construction de l’espace diégétique ou par la
transformation de l’idéologie du regard à partir du cadre, la conversion du « regard »
dans le cinéma 360 met en lumière la réflexion d’une technique de celui-ci où le corps
du spectateur se problématise. En d’autres termes, « le regard » n’est plus simplement
visuel mais corporel, renforcé par la nature du média issue de la superposition entre la
caméra et le spectateur. Le regard se modifie en conséquence comme l’agent narratif et
perceptif au niveau de la focalisation narrative. C’est la raison pour laquelle
l’appellation « spect-acteur » reprise par Fuchs22 répond mieux à l’ambivalence de
l’observateur du cinéma 360.
II. Le corps-fantôme : l’ambivalence entre ici et ailleurs
15 Le corps du spectateur évolue – ou est transformé – entre le corps écarté du quatrième
mur du théâtre et le corps-miroir de l’écran de cinéma. Différentes installations se
créent à partir du concept de cadre et de la logique narratologique que le corps
représente. André Bazin a mentionné la distinction proposée par Rosenkrantz entre le
spectateur de théâtre et celui de cinéma. Le premier est forcé à un engagement actif
pour s’identifier à la scène théâtrale alors que l’identification à l’espace diégétique est
plus naturelle pour le deuxième23. Ce processus naturel est interprété par Christian
Metz comme le stade du miroir lacanien, et est comparé au rêve par Jean Mitry via la
psychanalyse. Cependant, comme nous l’avons mentionné plus tôt, qu’il s’agisse de
théâtre, de cinéma ou d’installation dans un musée, la frontière de l’image persiste.
C’est l’obscurité qui, en dirigeant le regard, donne l’illusion de la disparition de cette
frontière pour que le spectateur soit « présent dans l’image ». Or, le spectateur est
immédiatement « présent dans l’image » quand il porte le visiocasque. En raison du
« superpositionnement » entre la caméra et le spectateur, ce dernier est placé au centre
de l’environnement en réalité virtuelle. Cette technologie isole radicalement le
spectateur et l’installe dans un autre univers spatiotemporel. Pour Benjamin Hoguet,
« la présence [du spectateur] est donc le moteur de la réalité virtuelle. Il nous permet
de nous imaginer autre et ailleurs à la fois24. » Le visiocasque fournit l’effet de la réalité
virtuelle à travers une double isolation : l’isolation physique par le casque ; l’isolation
psychique par le corps fantôme, autrement dit un corps virtuel sera créé pour
expérimenter l’environnement virtuel. De ce fait, cette expérience évoque
l’ambivalence de la perception corporelle. Char Davies parle d’« un mode de perception
inhabituel » et d’« un sentiment paradoxal d’être en et hors du corps »25. Cette
ambivalence vient du fait que deux actions, témoigner et jouer, figurent autant l’une
que l’autre le statut qu’assume le spectateur par l’usage du visiocasque. Fuchs propose
le mot « spect-actor » pour souligner, à travers ces deux actions, l’activité
sensorimotrice active dans le film VR par rapport au Vidéo 36026. L’emprunt
narratologique de la perspective à la première et troisième personne est rapidement
pris en compte par John Mateer27. Le premier incarne l’un des rôles principaux qui
affecte le développement de l’intrigue ; le deuxième est un témoin qui observe ce qui se
passe autour de lui. Or, cette catégorisation est à la base de la narratologie, elle n’arrive
cependant pas à mettre en lumière un statut trinitaire regard/rôle/perception
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incarnée du spectateur. Il est aussi pertinent de considérer la présence du spectateur
du cinéma 360, qui est souvent intégrée dans la construction du récit, l’histoire se
développant autour de ce regard présent, voire dominant. Autrement dit, le regard du
spectateur est devenu à la fois une incarnation de la vision (au niveau narratologique)
et une perception incarnée (au niveau cinétique). Comme nous en avons parlé ci-
dessus, le cadre/écran en tant qu’idée a profondément influencé, entre autres, les trois
films mentionnés. Nous allons maintenant observer comment le cadre/écran est
métamorphosé en moteur perceptif d’une expérience cinétique.
II-1-L’incarnation d’un regard virtuel
16 Selon Gilles Deleuze la notion de virtuel qui ne s’oppose pas au réel, mais à l’actuel28.
Pierre Lévy souligne également que le virtuel existe « en puissance et non en acte [,] (…)
tend à s’actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou
formelle29. » Pour revenir à notre argumentation selon laquelle le cadre/écran persiste,
celui-ci n’est pas physiquement concrétisé, mais transformé en agent d’intrigue. Cet
agent est immatériel, comme une force qui sera identifiée par l’expérience de voir et de
sentir cinétiquement l’histoire. Si nous parlons du statut trinitaire du spectateur, ou
de l’ambivalence de son corps, c’est parce qu’un regard virtuel coexiste avec le point de
vue subjectif lorsque le regard subjectif perd sa signification particulière, et ce à cause
de la superposition de la caméra et du spectateur. Ce regard virtuel résulte d’une
énergie qui pourrait être identifiée par « l’expérience encadrée ».
17 « L’expérience encadrée » fait référence à l’expérience créée par l’écran comme
substrat. Dans les films, le cadre/écran détermine l’espace dans lequel le public perçoit
les images en mouvement. Un tel cadre/écran n’existe plus dans les œuvres en réalité
virtuelle, mais nous considérons « le cadre » de manière abstraite, « perspective
encadrée » et « perspective expérimentée », pour identifier la corporalité formée
respectivement dans la diégèse à la surface du cadre et au sein du cadre.
18 La « perspective encadrée » désigne souvent le point de vue à la première personne.
Lorsque le point de vue subjectif du spectateur est dirigé vers un personnage
spécifique, il trouvera sa vision plus ou moins limitée, car il doit voir à travers les yeux
de ce personnage. Ainsi, contrairement au point de vue à la troisième personne, une
position distanciée, le spectateur est invité à « contempler » l’articulation des actions et
des péripéties de l’histoire. Le verbe « contempler » signifie ici non seulement regarder,
mais bien réfléchir par soi-même ; en observant une scène, le spectateur est bien
conscient du rôle qu’il joue et de son statut dans ce scénario spécifique. « On ne voit
qu’à travers le rôle assigné » signifie que le spectateur est limité à une condition
visuelle prédéfinie, empruntée à la focalisation interne de la narratologie
cinématographique30. Le spectateur ne peut que percevoir à travers le personnage qui
lui est assigné. Malgré un environnement à 360, l’énergie du cadre amorce une vision
encadrée non seulement visuelle mais aussi par la perception incarnée au sens
cinétique. Pour cette raison, la perspective encadrée est liée à une expérience de
cadrage, une corporalisation du cadre. C’est le cas dans Mr. Buddha (2018) de Lee Chung.
Le spectateur se trouve à l’intérieur d’une ancienne tête de Bouddha qui doit être volée
par une bande de cambrioleurs. Le spectateur est coincé dans un corps immobile et suit
une aventure par les déplacements et les manipulations de cette bande.
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19 Pourtant, la perspective se distingue légèrement de la focalisation interne
cinématographique, car le spectateur perçoit le mouvement dans l’image. Même si
l’interactivité entre le spectateur et l’environnement en réalité virtuelle est censée
définir la nature de la réalité virtuelle dans l’objectif de simuler une sensorimotricité,
l’orientation spatiale provoque assez souvent des sensations d’inconfort (vertige,
nausée…), liées au système physiologique du conduit auditif humain, quand le
mouvement devient brutal. La caméra reste le plus souvent immobile pour capturer
une scène et chaque mouvement doit être bien contrôlé et réfléchi. Le travelling est
souvent reproduit dans le cinéma 360, alors qu’il pourrait être réalisé de manières
diverses à l’aide d’un drone ou d’effets spéciaux. Le cinéaste Lee décide de placer le
spectateur/la tête de Buddha dans un camion qui produira un travelling. Comme
mentionné plus tôt, la perspective encadrée domine la manière de découvrir et
d’expérimenter l’histoire. Dans la scène où la tête de Buddha est déposée dans le
compartiment arrière du véhicule, le hayon est ouvert comme une « fenêtre » offerte
au spectateur pour qu’il ait une vision de l’extérieur du camion. Le personnage A-Che,
un cambrioleur débutant, tue son boss Dong-Tzu puis occupe le siège conducteur et
s’enfuit. À partir de ce moment, un champ de vision « supplémentaire » est fourni par
cette mise en scène/espace, le spectateur perçoit un mouvement de fuite en voyant
l’éloignement du corps laissé par terre jusqu’à sa disparition du cadre primordial31.
Cette reproduction du travelling rend accessible une perception physique du
mouvement et psychologique du personnage avec qui une position de hors-jeu est
effectuée. Autrement dit, la perspective subjective du film se déplace entre celle à la
première personne (de l’autre) et celle à la troisième. Si le spectateur se superpose à un
objet, cela suppose une position témoin qui observe à distance les actions qui
l’entourent. Or, le travelling permet au spectateur de glisser vers l’émotion impétueuse
d’A-Che, le juxtaposant à la tension psychologique de la scène. « La perspective
expérimentée » relève ainsi une double qualité de la notion de mouvement : le
mouvement physique (par la forme ou la vitesse de l’image-mouvement) et le
mouvement psychologique du temps subjectif (du personnage ou de la scène).
20 L’incarnation d’un regard virtuel met en accent les déplacements constants entre
l’extériorité et l’intériorité du cadre de l’écran, entre les perspectives narratologiques
et les mouvements cinématographiques.
II-2 – La théâtralité du corps bloqué
II-2-a – La technique de la focalisation dans la scène à 360
21 Pour Singing Chen, lorsque la caméra se situe au centre d’un environnement en réalité
virtuelle, l’enchaînement des actions ou des actes dans cette vision « totale » s’adapte
mieux à la mise en scène théâtrale. Selon elle, le film en VR est plus théâtral que
cinématographique32. C’est que nous pensons l’enchaînement des scènes plus que celui
des plans pour dérouler l’histoire. Ainsi, Jessica Brillhart, la fondatrice de Vrai Picture,
ancienne employée de l’entreprise Google, propose « Probabilistic Experiential Editing33 »
comme méthode de focalisation narrative dans les œuvres en VR. En raison de la
présence du spectateur, la focalisation narrative est étroitement liée à l’expérience
spectatorielle. Il est donc nécessaire de définir d’abord le « point d’intérêt » (POI, point
of interest) du spectateur. Par exemple, dans une image qu’elle appelle « Hero’s Journey »,
le spectateur se situe au centre d’un cercle concentrique, tandis que les points blancs
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sont le POI au début d’une scène, et les points noirs sont le POI à la fin de cette scène.
Afin de diriger le spectateur vers le POI à la fin de la scène, la musique, les effets
sonores, l’action théâtrale, la couleur peuvent être utilisés pour guider le public vers le
« point de sortie ». Dans le montage du film, le point d’entrée (in-point) et le point de
sortie (out-point) sont le début et la fin d’un plan, tandis qu’en VR, le point d’entrée est
le début de l’expérience du spectateur et le point de sortie en est la fin. Par conséquent,
grâce au POI initial défini dans chaque zone du cercle, le spectateur suit le chemin
prédéfini par le créateur du cinéma 360.
Figure 1: The Hero’s Journey de Jessica Brillhart
22 Chen utilise la lumière (chandelles ou éclairage) pour marquer le point d’entrée, alors
que l’obscurité (la disparition des sources lumineuses) est le point de sortie pour passer
à la scène suivante ou le point de transition pour dérouler l’action. Les points d’entrée
et de sortie se trouvent dans la même scène capturée par un plan fixe, l’idée du plan-
séquence, méthode cinématographique héritée du septième art, est en l’occurrence
appropriée. Mr. Buddha est réalisé en un « faux » plan-séquence avec mouvements de
caméra, c’est-à-dire que des fondus au noir servent pour les raccords qui
correspondent parfaitement au tournant de l’intrigue. Cela donne l’impression du plan-
séquence ininterrompu.
II-2-b – La théâtralité du plan-séquence : le trompe-le temps
23 La plupart des plans-séquence sont réalisés par un plan fixe dans le cinéma 360, tandis
que le jeu des comédiens doit être effectué en une seule prise. De ce fait, nous
considérons l’expressivité corporelle des acteurs comme l’appui du déroulement de
l’histoire du cinéma. André Bazin distingue le théâtre du cinéma au niveau de la mise
en « présence » des acteurs, « [le cinéma] le fait à la manière d’un miroir34 ». La notion
de théâtralité s’associe étroitement à la présence des acteurs. Jacques Araszkiwiez
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relève les différences de cette notion chez Bazin et Barthes : « pour Bazin, c’est la
présence elle-même de l’acteur qui induit la théâtralité ; pour Barthes, c’est le
sentiment de cette présence qui provoque la même induction35. »
24 En poursuivant ces réflexions, le cinéma 360 semble brouiller la frontière entre le
cinéma et le théâtre, sa qualité esthétique trouve à la convergence de ces deux arts.
Nous avons mentionné que Singing Chen utilise la lumière et l’obscurité comme points
d’entrée et de sortie au niveau de la focalisation d’une scène. Dans une scène où un
danseur s’approche progressivement du spectateur, le danseur apparaît chaque fois de
plus en plus proche, sous un faisceau de lumière différent, sans que l’itinéraire soit
enregistré. Le corps du danseur signale les temps disparus. L’obscurité soutient la
réalisation d’un « trompe-le temps » dans le plan séquence grâce à la malléabilité de
l’image numérique. La plasticité temporelle est désormais réalisable dans un plan-
séquence.
25 Lorsque le plan-séquence coïncide à l’expressivité corporelle des acteurs, le fait est que
« la présence » ne désigne pas seulement celle du spectateur, mais aussi celle des
acteurs. La mise en « relief » de leur présence en image 3D renforce une narrativité de
l’interactivité sensorimotrice, alors que le regard du spectateur déclenche une tension
entre un corps dynamique et un corps observateur, qui marque l’ambivalence de son
corps en répondant au rapport entre théâtre et cinéma 360.
II-2-c – La théâtralité du plan-séquence : le corps-fantôme
26 Dans Home (2019) de Kidding Hsu, le cinéaste place le spectateur dans un fauteuil
roulant, lui assignant un rôle d’A-ma (grande mère en taïwanais) dans un état végétatif.
Ce film est réalisé en un plan-séquence qui rappelle Hou Hsiao-hsien, chez qui le plan-
séquence est réalisé pour capturer le moindre détail de la vie quotidienne en en
montrant la temporalité continue, souvent lors d’une scène de repas de famille. Home
raconte un après-midi de réunion familiale dans une maison de style japonais lors de la
fête des bateaux-dragons. Tous les membres de la famille s’approchent sans relâche de
A-ma en la saluant, lui parlent même si elle n’est pas capable de répondre ou de réagir
sur aucun sujet. Ils la quittent après avoir pris une photo de famille et le film se termine
sur la scène où la soignante immigrée laisse A-ma devant la télévision et se penche sur
son téléphone portable dans son coin. La mise en scène théâtrale permet au spectateur
d’observer les détails décoratifs, les moindres actions prenant place dans les différentes
zones de la scène. Surtout, le positionnement du spectateur à la place d’A-ma révèle
brillamment la réalité cruciale contemporaine de la situation des vieillards. La réunion
familiale imite la scène théâtrale : tous les personnages saluent un à un A-ma/le
spectateur. Les gestes des acteurs relativisent la place du spectateur dans le dispositif. Il
est un personnage ou un simple témoin dont le corps virtuel provient du corps
physique du spectateur. L’interactivité est cependant interprétée différemment par un
corps dédoublé en corps d’observateur et en corps de perception. Le corps
d’observateur est libre de voir sans contrainte narratologique, alors que le corps de
perception est censé prendre le rôle qu’on lui assigne dans un espace diégétique où il
ressent et expérimente.
27 Le corps de perception est aussi un corps virtuel. Cette virtualisation du corps
réinvente l’expérience de voir par le corps. Pour Lévy, la virtualisation du corps
est « une réinvention, une réincarnation, une multiplication, une vectorisation, une
hétérogenèse de l’humain36. » Le cinéma 360 engendre un corps-fantôme à prendre
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comme une prothèse du spectateur pour « voir/sentir plus ». S’il est un faux VR pour
certains spécialistes de cette technologie en raison du manque d’interactivité, c’est
exactement par cette restriction de la mobilité chez le spectateur qu’une intensité
pourrait être parfaitement interprétée comme une frustration. En prenant le cinéma
360 comme la répression d’un corps libre, une stratégie à la fois esthétique et critique
est engagée par les deux cinéastes Hsu et Chen. Tsai Ming-liang ne s’inscrit pas dans la
lignée de cet esprit critique, il se questionne principalement sur ce que pourrait encore
être le cinéma37. Cependant, il partage inconsciemment l’idée d’une corporéité virtuelle
à partir de l’acte de voir dans un but de plus éprouver le temps.
28 Depuis ses derniers films, Tsai ne s’intéresse plus à l’histoire mais à l’acte de voir. Par la
longueur de ses plans fixes dans lesquels il ne se passe souvent rien, le cinéaste invite le
spectateur à contempler les personnages, l’espace et le temps. Au lieu de penser la
nouveauté de cette technologie ou sa possibilité, le cinéaste reprend la même
philosophie en construisant des scènes de longue durée pour voir plus et plus
attentivement. Son film de 56 minutes se compose d’une dizaine de scènes, le
spectateur y observe, entre autres, ses acteurs fétiches Xiao Kang, Lu Yi-ching et Chen
Shiang-chyi. Cette position témoin, perspective à la troisième personne de l’espace
diégétique, est vraisemblablement un regard fantomatique, dérangeant et incertain.
Nous voyons que Xiao Kang est dans un canapé, un patch électronique dans le cou,
Shiang-chyi reste immobile sur une cuvette, mais ils s’enferment dans leurs propres
états d’esprit qui réduisent davantage l’interactivité potentielle offerte par le cinéma
360. De plus, cette présence fantomatique ne désigne pas non plus une volonté de se
déplacer librement. La longue durée du plan fixe provoque une envie d’échappement
chez le spectateur. L’impression d’un environnement clos est évoquée par une double
isolation : l’ignorance des personnages et la ruine partout. Cela renvoie parfaitement à
la proposition issue de son titre originel « 家在蘭若寺 » (Jia zai lanresi, la ville natale au
temple orchidée). Le temple orchidée est une cité de fantômes apparue dans un recueil
de contes en chinois classique Contes extraordinaires du pavillon du loisir, paru en 1766.
L’intention du cinéaste, est de simuler la ruine d’un théâtre fantomatique qu’il nous
invite à contempler. Le sentiment d’isolation provient de la séparation de deux
mondes hétérogènes, l’acte de voir n’est pas simplement plaisir de la découverte, mais
passe également par la perception, l’angoisse de cet enfermement spatio-temporel.
L’acte de voir est dirigé vers une contemplation forcée par une durée excessive du plan
fixe, pour témoigner d’une corporéité de la perception temporelle, un corps-fantôme
est ainsi engendré en devenant le lieu de l’empreinte du temps, figuré par une
opération réflexive entre les espaces-temps hétérogènes.
Conclusion
29 Leon Battista Alberti considère, dans son livre De Pictura paru en 1435, le cadre
rectangulaire du tableau comme une fenêtre qui ouvre en racontant une histoire pour
le public. En accompagnant un développement technologique en vue d’explorer les
expériences variées de la culture visuelle, cette tradition de la représentation visuelle
dans un cadre persiste jusqu’à aujourd’hui. L’engouement pour la réalité virtuelle qui
fait disparaître cette contrainte du cadre de la réalité virtuelle est compréhensible.
Nous considérons le cadre dans le cinéma 360 comme une continuation de son
évolution historique. Les anciens dispositifs visuels ont préparé le développement
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d’une culture visuelle à long terme. Il n’y a pas de rupture de la culture visuelle, mais
une évolution. De plus, puisque le cinéma 360 est encore en phase d’exploration et que
sa spécificité reste à définir, l’enquête sur les emprunts artistiques à d’autres formes
d’art est importante.
30 Une analyse à partir de la technique de la focalisation au sens narratologique et
l’examen de la théâtralité aident à comprendre l’ambivalence du corps du spectateur
engendrée par ses déplacements entre « ici » et « ailleurs ». L’image à 360 crée une
expérience de juxtaposition et de conversion entre différentes identités et perspectives,
et la « présence » qui signifie à la fois « ici » et « ailleurs » renforce la complexité de ce
mode de perception.
31 La réflexion articulée entre le concept du cadre, la migration des formes artistiques et
l’ambivalence du corps du spectateur mettent en évidence la multiplication du corps-
fantôme. Le corps-fantôme se définit comme une prothèse permettant de percevoir
l’atmosphère de la scène et de ressentir les émotions des personnages. Le cinéma 360
offre en permanence des va-et-vient entre vécu et transcendance.
BIBLIOGRAPHY
Bibliographie
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NOTES
1. Jacques Aumont, « L’Histoire du cinéma n’existe pas », dans CinémaS, vol. 21 N°2-3 printemps,
2011, p. 155.
2. Ibid., p. 163.
3. Luc Vancheri, Le Cinéma ou le dernier des arts, Rennes : PUR, 2018, p. 289-290.
4. Ibid., p. 29.
5. Philippe Fuchs fait une distinction technique entre « vidéo 360 » et « film VR » dûe à l’absence
ou à la présence d’activités sensorimotrices, réalisées par l’usager. Pour la vidéo 360, la liberté de
déplacement est restreinte, l’usager ne peut que tourner la tête pour observer les objets, les
personnages et la scène. En revanche, il peut (inter)agir volontairement dans l’environnement de
la réalité virtuelle. Selon Fuchs, il n’est pas un observateur passif, comme celui de la vidéo 360,
mais il est « actif physiquement ». Philippe Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle – Les véritables usages
Paris : Presses des Mines, 2018, p. 323. Nous prenons le terme « cinéma 360 » appartenant à la
catégorie « vidéo 360 » de Fuchs, le mot « cinéma » est supposé ici comme un critère esthétique
qui problématise la mise en rapport avec cette nouvelle technologie. Le terme « observateur
passif » est relatif à l’usager du film VR. Ce dernier a plus de liberté pour interagir dans
l’environnement de la réalité virtuelle. Nous ne développons pas ces deux termes ici, mais
introduisons la sensorimotrice au niveau technologique proposé par Fuchs.
6. La phrase originale est « Break the dictatorship of frame ». Voir la communication de presse de
Carne y Arena : https://carneyarenadc.com/
Carne%20y%20Arena%20DC%20Press%20Release%203%2026%202018.pdf, consultation le
30/03/2019.
7. Philippe Fuchs, op. cit., p. 328-329.
8. « Le Sensorama » de Morton Heilig en 1957 est souvent cité comme point de départ de
l’histoire de la réalité virtuelle et le dispositif de « The Sword of Damocles » inventé par Ivan
Sutherland en est la seconde étape. Ensuite, on introduit Thomas Furness, créateur de la série «
Visually Coupled Airborne Systems Simulator », par exemple The Super Cockpit, qui aidait à
l’entraînement de la navigation aérienne pour les pilotes américains dans les années 80. Bastien
L, « L’Histoire de la VR en 7 étapes : de la science-fiction à votre salon » dans Le Magazine de la réalité
virtuelle & augmentée, https://www.realite-virtuelle.com/histoire-vr-7-etapes-1511/, 15 novembre
2017, consultation le 30 janvier 2020.
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9. Kath Dooley, « Storytelling with virtual reality in 360-degrees: a new screen grammar », Studies in
Australasian cinema, Vol 11 N°3, 2017, p. 161-171. John Mateer, « Direction for Cinematic Virtual
Reality: how the traditional film director’s craft applies to immersive environments and notion of presence
» dans Journal of Media Practice, Vol 18, N°1, May 2017, p. 14-25. Dana Florentina Nicolae, «
Spectator Perspectives in Virtual Reality Cinematography. The Withness, the hero and the Impersonator » :
http://ekphrasisjournal.ro/docs/R1/20E10.pdf, le 20 novembre 2018.
10. Réjane Hamus-Vallée, « Le Documentaire en 360, un point de vue impossible ? Étude de NYT VR et
Arte 360 » dans Studies in French Cinema, Vol. 18, NO., le 3 février 2018, p. 223-238.
11. Philippe Fuchs (dir.), Le Traite de la réalité virtuelle – volume 1 : fondements et interfaces
comportementales Paris : Presses des Mines, 2003. p86.
12. Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas. Paris : Adam Biro, 1993, p. 13-14.
13. Emmanuelle Michaux, Du panorama pictural au cinéma circulaire, Paris : L’Harmattan, 1999,
p. 15.
14. Jean-Jacques Meusy, « L’Énigme du cinéorama de l’Exposition Universelle de 1900 » dans Archives
37, 1991, p. 1-16.
15. Réjane Hamus-Vallée, op. cit., p. 224.
16. Philippe Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle – Les véritables usages, op. cit., p. 324.
17. Philippe-Alain Michaud, Sur le film, Paris : Macula, 2016, p. 14-20.
18. Philippe-Alain Michaud, Le Mouvement des images, Paris : Centre Georges Pompidou Service.
Commercial, 2006, p. 16-17.
19. Ibid., p. 19.
20. André Gauldreault, Cinéma et attraction – pour une nouvelle histoire du cinématographique, Paris :
CNRS, 2008, p. 119.
21. « Les yeux bandés » (觀落陰) est une pratique rituelle qui permet la communication entre
notre monde et celui des défunts. La séance est animée par un chaman dont le corps devient un
médium transmettant les messages du disparu au vivant aux yeux bandés de rouge.
22. Selon Fuchs, le statut du « spect-acteur » chez l’usager de visiocasque VR, parce qu’il
« pourrait manipuler des objets, se déplacer librement dans la scène, intervenir dans le
déroulement du scénario ou communiquer avec d’autre personne, immergées simultanément, ou
avec des personnages virtuels. Philippe Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle, op., cit., p328.
23. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris : Cerf, 1976, p. 153.
24. Benjamin Hoguet, La Grammaire de la réalité virtuelle, Paris : Dixit, 2017, p. 21.
25. Les phrases originales sont « unusual modes of perception » et « paradoxical sense of being in and
out of the body ». Pour voir son idée complète : Char Davies. « Changing Space: Virtual Reality as an
Arena of Embodied Being » dans The Virtual Dimension: Architecture, Representation, and Crash Culture,
ed. par John Beckman, New-York : Princeton Architectural Press, 1998. p144-155.
26. Philippe Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle – Les véritables usages, op. cit., p. 323.
27. John Mateer, op. cit., p. 14-25.
28. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris : PUF, 1993, p. 273.
29. Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel, Paris : La Découverte, 2019, p. 13.
30. André Gaudreault et François Jost, Le Récit cinématographique, Paris : Armand Colin, 2005, p.
138.
31. Selon Benjamin Hoguet, un « cadre primordial » désigne 100° de la sphère face au spectateur
et un « hors-champ primordial » suppose le reste de la sphère de l’espace diégétique de la réalité
virtuelle. Benjamin Hoguet, op. cit., p. 67.
32. Dans une interview avec Singing Chen datée du 25 février 2019, Chen indique qu’elle réalise
un travail plus théâtral que cinématographique pendant le tournage d’Afterimage for Tomorrow.
33. Jessica Brillhart,« In the Blink of a Mind — Prologue » et « In the Blink of a Mind — Attention », sur
la plateforme Medium : https://medium.com/the-language-of-vr/in-the-blink-of-a-mind-
prologue-7864c0474a29, 13 janvier 2016 ; https://medium.com/the-language-of-vr/in-the-blink-
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of-a-mind-attention-1fdff60fa045, 05 février 2016, consultation le 20 mai 2019. Scott Macaulay, «
Cut: Jessica Brillhart on Editing VR» dans Fimmaker, 28 octobre 2015, https://
filmmakermagazine.com/96090-look-into-the-cut/#.XOIyKFP7TOQ, consultation le 20 mai 2019.
Benjamin Hoguet et Philipe Fuchs ont également mentionné Probabilistic Experiential Editing, voir
Hoguet, op. cit, p. 134-147 ; Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle –Les véritables usages, op. cit. p.
333-334.
34. André Bazin, op. cit., p. 152.
35. Jacques Araszkiwiez, « La Génèse de la théâtralité » dans Cinéma et théâtralité, sous la direction
de Christine Hamon-Sirejols, Jacques Gerstenkorn, André Gardies, Lyon : Aléas, 1994, p. 22.
36. Pierre Lévy, op. cit., p. 31.
37. Buff, « The Deserted. Tsai Ming-liang: Je peux vous laisser voir plus, plus attentivement et plus
librement » (Jiazailanrsi Tsai Ming-liang : yuanlai wokeyi rangni kan de genduo, genzixi,
genziyou 《家在蘭若寺》 蔡明亮:員來我可以讓你看得更多、更仔細、更自由), publié sur le
site Hypesphere : https://www.hypesphere.com/news/14957, 31 janvier 2019, consultation le 31
janvier 2020.
ABSTRACTS
Abstract
360 cinema has been developing since 2016 in Taiwan. Tsai Ming-Liang has initiated a narrative
experiment with this “new” technology and filmmakers are also joining him in this phase of
exploration. When innovation and breakthrough are are highlighted to distinguish 360 virtual
reality films from so-called conventional cinema, they are not considered as cinema for some
filmmaker, as Alejandro González Iñárritu: “Virtual reality, even when it's visual, is exactly all
what cinema is not”. However, are these two characteristics always supported in the sense of
technological evolution as well as visual culture? Does 360 cinema immediately mark a
technological breakthrough as well as visual culture with cinema? How can we still identify
cinematographic legacies in a new regime of visual representation?
We find in the works The Deserted (2017) by Tsai Ming-Liang, Your Spiritual Temple Sucks (2017) by
John Hsu, Afterimage for Tomorrow (2018) by Singing Chen, M. Buddha (2018) by Chung Lee and
Home (2019) by Kidning Hsu that a tension persists in the relationship between theater, cinema
and 360 images. Does it prove this new "cinema" still remains in a state of prior
institutionalization (in the sense of Gaudreault)? Or does it constitue an aesthetic specific to 360
cinema? An archaeological perspective will accompany the analyzes of these Taiwanese works, to
reflect on the historicity of a cinema by dialoguing between its past and its future.
Résumé
Le cinéma 360° se développe depuis 2016 à Taïwan. Tsai Ming-Liang a initié une expérimentation
narrative avec cette “nouvelle” technologie et des cinéastes le rejoignent également dans cette
phase d’exploration. Lorsque l’innovation et la rupture sont mises en avant pour distinguer les
films en réalité virtuelle à 360° du cinéma dit conventionnel, elles n’en font pas le cinéma pour
certains cinéastes, comme Alejandro González Iñárritu : “Virtual reality, even when it's visual, is
exactly all what cinema is not”. Or, est-ce que ces deux caractéristiques sont toujours soutenue
dans le sens de l’évolution technologique de même que la culture visuelle ? Comment peut-on
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encore identifier les héritages cinématographiques dans un nouveau régime de la représentation
visuelle ?
Nous trouvons dans les œuvres The Deserted (2017) de Tsai Ming-Liang, Your Spiritual Temple Sucks
(2017) de John Hsu, Afterimage for Tomorrow (2018) de Singing Chen, Mr. Buddha (2018) de Chung
Lee et Home (2019) de Kidning Hsu qu’une tension persiste dans la relation entre le théâtre, le
cinéma et les images en 360. Prouve-t-elle que ce nouveau “cinéma” demeure encore dans un état
d’avant institutionnalisation (au sens de Gaudreault) ? Ou constitue-t-elle une esthétique propre
au cinéma 360 ? Un regard archéologique accompagnera les analyses de ces œuvres taïwanaises,
pour penser une historicité d’un cinéma en dialoguant entre son passé et son devenir.
AUTHOR
WEI-CHU SHIH
Professeure assistante à l’université nationale centrale de Taiwan travaillant dans les domaines
de l’esthétique du cinéma et l’éducation à l’image. L’auteure mène également le projet de cinéma
360° intitulé :The body in an offside position : the migration of the cinematographic language in VR
cinema. subventionné par le ministère de la science et de la technologie de Taïwan.
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Espace et cinéma 360° :Quelle écriture pour le son ?
Thierry Besche.
Nouvelles écritures
1 Les nouvelles écritures sont à entendre ici en pleine résonance avec l’approche que
Bruno Tackels1 fait pour le théâtre mais que l’on pourrait aussi étendre à l’ensemble des
disciplines :
Sur les scènes actuelles, de plus en plus d’artistes ne se comportent plus comme desmetteurs en scènes, traduisant un texte pré-existant, mais comme de véritablesécrivains de plateau, qui construisent un récit avec tous les outils de la scène, corps,voix, mouvements, lumières, sons, matières, écrans, objets… Dégagés du poids dulivre et de la tradition texto-centrique spécifiquement française, ils renouent avecune écriture immédiatement dictée par le plateau. Loin de créer un mouvement,une école ou une avant- garde, l’écriture de plateau ouvre de nouvelles manières dedire le monde, en prise directe avec ses soubresauts
2 Dans le champ du théâtre, ces nouvelles manières de dire enrichissent l’art de la mise
en scène en lui additionnant celui de la mise en espace. Depuis les années 1970 le mot
scénographie a englobé la dramaturgie de l’espace dont le son fait intégralement partie
(ce que l’on oublie la plupart du temps). Aujourd’hui, pour prendre en compte ces
évolutions, il serait nécessaire de remettre en cause le terme scénographie en prenant
comme référence non plus la scène, mais l’espace ; et ainsi, suggérer de le remplacer
par celui de spatiographie2. Soit : écrire l’espace. Un spatiographe, celui qui écrit l’espace.
3 L’intrication des genres, la transdisciplinarité dans l’œuvre en train de s’inventer,
l’articulation des éléments : corps, son, lumière, image, objet, se tissent désormais en
une « interdépendance sensible » comme l’écrit le metteur en scène Claude Régy3. La
question de l’espace que préfigure l’enchevêtrement des réseaux, traverse désormais
bien des disciplines, et jusqu’à l’espace même de notre corps pris comme dimension où
se déploie en toute liberté d’interprétation l’imaginaire et la perception de chacun.
4 Pour interroger le sujet, il faudrait disposer de la connaissance de la science des
hétérotopies, chère à Foucault, mais qui reste à inventer. Hétérotopie qui « a pour règle
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de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient
être incompatibles4 ». Comme au théâtre, lieu magique par excellence, l’exploration du
cinéma 360° pourrait bien à son tour rendre possible cette circulation inter-espace,
corps à corps de ces petits fragments respectifs (lieux, corps, espace) que désigne
Foucault :
L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurais un corpssans corps …/… Mon corps, c’est le contraire d’une utopie… Il est le lieu absolu, lepetit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps… Mon corps n’a pasde lieu, mais c’est de lui que sortent tous les lieux possibles, réels ou utopiques. Moncorps est toujours ailleurs, lié à tous les ailleurs du monde5 .
5 Cette circulation inter-espace, ne serait-elle pas soluble dans une forme de résolution
partagée de ces différents espaces au travers justement du travail de recherche et
d’écriture à mener sur la mise en espace du son, réel ou virtuel ?
Nouvelle technologie, nouvelle histoire ?
6 Fort de l’histoire propre à chacune des pratiques artistiques existantes, le métissage des
genres déplace les enjeux, ouvre une multiplicité de voies nouvelles qui bousculent en
retour les pratiques établies. Nous sortons de l’ère du multimédia pour entrer dans
celle de l’intermédialité6 des écritures.
7 À chaque époque, l’évolution des technologies a su donner les outils de
l’expérimentation pour chercher de nouvelles manières de faire en correspondance
avec le contexte. À son tour, l’émergence du cinéma 360°, interroge cette connexion
entre un dispositif technique, l’écriture d’espace et la perception du spectateur. Mais
quelles sont les spécificités mises en jeu ? Si la spécificité du cinéma 360° est bien
l’espace, dès lors, comment l’appréhender ? Comment le représenter ? Comment
l’agencer ? Comment composer le son et l’espace dans sa relation à l’image et
inversement ? Quelle histoire pour y réfléchir ?
8 Le son emplit tout l’espace. Cette situation d’immersion, forte de millénaires de
pratique, caractérise notre spécificité d’écoute. Elle s’est développée par l’attention
portée aux signaux sonores qui nous préviennent d’un danger. Depuis l’origine, l’œil,
limité dans son angle de vision, a dû affûter ses capacités pour déceler au plus loin
l’indice utile à la survie. Il confirme bien souvent ce que l’oreille a perçu en premier.
9 Dans la situation d’immersion que propose le cinéma 360°, comment associer /
dissocier ces deux attitudes, faut-il les confondre ou les opposer dans leur dimension
perceptive ? Ou bien encore faut-il se rapprocher de l’une si l’on s’éloigne de l’autre, les
assembler ou les isoler, en gommer des caractéristiques ou en préciser ?
10 Penser le son dans sa relation à l’espace et à l’image 360° réunit en un même système
immersif de représentation et de simulation nécessite une approche prudente,
expérimentale. Les exemples de déstabilisation de nos perceptions avec les casques de
réalité virtuelle, que chacun a pu vivre, plaident pour une meilleure compréhension des
phénomènes mis en jeu.
11 Pour les écritures audio et visuelles, si l’apport de la spatialité immersive participe d’un
véritable bouleversement, l’histoire de l’écriture du son dans l’espace, qui est ici notre
point de départ, n’est pas nouvelle. Il faut le rappeler cependant tant ce terme
« immersif » paraît magique aujourd’hui.
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12 Magique en ce sens que désormais, dans le champ des produits culturels, la plupart des
documents de communication afférant à une proposition reliant image et son, vante le
terme de « son immersif ». C’est devenu un élément de marketing. Pour autant, la
technique employée ou l’apport en regard des dispositifs existants n’est que très
rarement explicité. Peu importe au fond ce que cela signifie exactement, c’est la
nouveauté d’emploi du terme pour le grand public qui est censée révolutionner les
choses.
13 La période de confinement7 liée au coronavirus a vu fleurir à nouveau sur les réseaux
sociaux un emballement autour de la musique 8D et même 16D, ce qui ne signifie
strictement rien, mais pour l’oreille des internautes l’application d’un simple effet de
spatialisation fut magique.
14 Paradoxalement, tandis que le marché de l’audio s’approprie de façon illusoire les
termes, il faut convenir que le sujet de l’immersion pour l’écoute se pose
vraisemblablement depuis l’invention du premier haut-parleur en 1877… et plus
spécifiquement encore depuis les années 1940/50, en particulier au sein du studio
d’essai de la RDF (Radiodiffusion française) de Pierre Schaeffer8.
15 De l’exploration de la mono à l’avènement de la stéréo, de la multiphonie à la capacité
de simuler avec réalisme des espaces, il y a là matière à une historicité possible du
sujet. Cette démarche est nécessaire pour forger un outil critique insuffisamment
constitué aujourd’hui pour le son. Il faut donc s’attacher à le construire, en chercher les
clés de compréhension pour inventer avec plus de justesse ces écritures en cohérence
avec les possibilités offertes par la technique du cinéma 360°. Enfin, il s’agit aussi ne pas
laisser ses nouveaux enjeux se diluer dans les caprices du marché, les effets grossiers ou
une utilisation sensationnaliste comme nous venons de le voir avec l’hypothétique 16D.
16 La question de l’écriture du son dans l’espace possède déjà une histoire, une culture,
mais trop souvent cantonnée au strict champ du musical qui par la même l’enferme
dans son genre empêchant dès lors toute liberté de l’observer sous d’autres angles.
Cette délimitation a pu freiner l’apparition de cette même question vers d’autres
formes artistiques.
Antériorité de l’écriture du son dans l’espace :
17 L’arrivée de l’électricité a bouleversé l’ensemble des domaines. L’art de la musique n’y a
pas échappé. Au fil du vingtième siècle, elle a intégré à ses pratiques le cheminement
des technologies : le microphone et le haut-parleur, le tourne-disque puis le
magnétophone, le synthétiseur et enfin l’ordinateur. Tout le champ musical s’en est
trouvé bouleversé.
18 En 1948, la musique concrète naît à la radio avec Pierre Schaeffer (1910-1995) et Pierre
Henry (1927-2017). Une vingtaine d’années plus tard, s’associant à la musique
électronique de Herbert Eimert (1897-1972) et Karlheinz Stockhausen (1928-2007) elle
se dilue dans le terme de musique électroacoustique9. Il faut souligner le glissement
sémantique qui s’opère dans le passage d’un terme vers l’autre, concret désigne une
attitude, celle de choisir concrètement à l’oreille les sons, électroacoustique désigne une
technique, soit l’alliage de l’électricité et de l’acoustique.
19 Dès l’origine, la musique concrète puis la musique électroacoustique sont
immédiatement rattachées à l’histoire de la musique. Si les deux fondateurs la situent
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clairement dans ce champ, il devait y avoir vraisemblablement aussi, l’intérêt de la
doter ainsi quasi instantanément d’une légitimité artistique. Dès lors, arrimées à la
nouvelle musique, ces pratiques n’ont su emprunter d’autres voies pour créer une
expression spécifique comme celle possible, parmi d’autres, d’un théâtre du sonore.
20 Tandis que la musique concrète s’invente à la radio, un an avant, en 1947, Antonin
Artaud (1896-1948) enregistre « Pour en finir avec le Jugement de Dieu10», création
radiophonique qui bouleverse quelque peu les ondes… et que l’on peut considérer
aujourd’hui comme les prémices d’une exploration radiophonique pour un théâtre de
son. Dans les années soixante, prolongeant le sujet, Samuel Beckett (1906-1989)
ébauche ses pièces radiophoniques11.
21 La première radiodiffusion d’un concert de bruit12 a lieu en 1948. Deux ans plus tard, se
déroule le premier concert de musique concrète à l’École normale supérieure de Paris
avec la « Symphonie pour un homme seul » de Pierre Schaeffer et Pierre Henry. La
radiodiffusion véhicule l’information sonore d’un espace à l’autre, le concert de bruit à
partir de tourne-disque projette le son dans l’espace au travers des haut-parleurs.
22 Quelques années auparavant, en 1929, Edgar Varèse (1883-1965) fait dialoguer dans
l’œuvre « Ionisation » des sirènes d’usine avec le rugissement d’un lion (tambour à
friction imitant le son du lion) ; lors de la création, pour le mélomane, c’est un affreux
bruit inacceptable ! Pour l’histoire de la musique, ce geste artistique en fait un immense
précurseur. « Le matériau brut de la musique est le son, c’est ce que la plupart des
compositeurs ont perdu de vue aujourd’hui13». Ce rappel de Varèse incite toujours à
militer pour la suppression de la séparation artificielle du son en sons, musique, bruits,
voix, car au fond, c’est la façon d’articuler les sons entre eux qui donne le sens.
23 En 1954, avec la pièce « Déserts », Varèse introduit la bande magnétique et la
spatialisation du son. En 1958, un pas de plus est franchi avec la création de son
« Poème électronique » diffusé avec de l’image sous forme de séances régulières. Cette
première musique électronique du répertoire est spatialisée sur un chemin de 400 haut-
parleurs qui traverse l’espace du Pavillon Phillips spécialement conçu pour l’exposition
internationale de Bruxelles14, dans une architecture conçue par Iannis Xénakis15, en
collaboration avec Le Corbusier.
24 Il s’agit là très certainement, de la première installation16 « électroacoustique intermédia »
du XXème siècle mêlant son, espace, lumière, image, architecture dédiée. Plus tard,
Xenakis réalisera les « Polytopes » qui mêlent son, faisceau laser, espace et architecture.
25 Au fil des créations, ces recherches artistiques ont permis d’intégrer tous les sons quel
qu’ils soient dans le champ musical et, a contrario, elles ont aussi permis d’ouvrir petit
à petit de nouvelles voies pour un art du sonore. Au travers d’une grande diversité de
formes, ce sont là des faits d’importance qui ont considérablement agrandi le champ de
notre écoute. De même, le développement de technique pour situer, déplacer,
transporter, figurer le son dans l’espace et l’exploration empirique de sa projection
dans un lieu, ont participé à l’élaboration du critère d’espace qui devrait être désormais
un paramètre à part entière de l’écriture du son.
26 Avec l’œuvre 4mn33 de John Cage17(1912-1992) où l’interprète reste silencieux tout le
temps de la partition c’est notre perception de l’espace réel et mental qui est mise en
jeu. La musique consiste ici à écouter les sons de l’environnement que les auditeurs
entendent ou créent eux-mêmes signalant par la même que le fait musical se construit
avant tout dans notre perception, dans l’acceptation de notre entendre.
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27 Ces quelques éléments significatifs de l’histoire de la musique du XXème siècle
montrent que les relations entre sons, espace et perception sont déjà ici bien à l’œuvre.
Cependant, il faut constater que plus de soixante-dix ans après le début de cette
histoire, les enseignements que l’on peut en tirer, ne sont pas suffisamment réinvestis
dans les réflexions sur les écritures du son dans l’espace. Probablement par manque de
connaissance sur le sujet et faute de documentation précise sur l’écriture même du son
dans l’espace, tandis que les techniques employées sont, elles, déjà largement décrites.
28 L’ancrage historique de ces questions dans le strict champ du musical a
vraisemblablement freiné les investigations en d’autres domaines. Il faut désormais
chercher ce qu’il est pertinent d’en retenir et se saisir de quelques idées et principes
pour les confronter à d’autres applications, comme ici, avec le cinéma 360°.
L’orchestre de haut-parleurs :
29 Comme pour le cinéma avec la pellicule, la musique électroacoustique, au début avec le
disque puis la bande magnétique, est un art de support. Tel le cinéma sur un écran, elle
a besoin d’être projetée dans l’espace pour exister dans sa véritable dimension.
30 Cette projection du son, pour ceux qui la pratiquent encore aujourd’hui, se construit
grâce à tout un système de haut-parleurs disposés sur scène et dans la salle. C’est
l’orchestre de haut-parleur, ainsi baptisé de par son rattachement à la tradition
musicale… jusqu’au mot « soliste » employé pour désigner un couple de haut-parleur
placé à l’avant de la scène.
31 À l’origine, l’attribution du mot orchestre pour désigner ce dispositif de haut-parleurs
apportait à l’expérimental un sérieux immédiat et… une histoire, celle de la musique.
Cette volonté de point d’attache à l’histoire de la musique, ainsi réaffirmée, est peut-
être la bifurcation ratée pour aller vers de nouvelles formes artistiques.
32 Le cinéma a su imposer ses conditions de diffusion : surface plane blanche, obscurité
dans la salle, et son venant de derrière l’écran. La musique électroacoustique avec son
orchestre de haut-parleurs s’est contentée, à tort, des salles existantes. Les auditoriums
sont conçus pour la musique acoustique et l’agencement de l’espace la plupart du
temps est verrouillé. Les espaces, carrés, avec une acoustique variable, qui autorisent
une répartition du public et une implantation technique de haut-parleurs en n’importe
quel point, sans orientation particulière, sont extrêmement rares18 en France. Pourtant
des formes spécifiques de diffusion ont su concevoir les lieux particuliers nécessaires à
leurs pratiques : les planétariums, la Géode19 avec son écran hémisphérique qui
recouvre la quasi-totalité de la salle…
33 L’orchestre de haut-parleurs a dû s’accommoder des salles de spectacles existantes.
Cette contrainte a permis de façonner par la pratique des lieux une culture dans la
façon d’implanter à « l’oreille » en quelque sorte, et parfois savamment, un dispositif de
projection sonore. Ce dernier, à partir d’une composition musicale réalisée en
stéréophonie (2 pistes), permet lors de la diffusion/projection de créer pour l’auditeur,
l’illusion que la musique provient d’une multitude de pistes. La virtuosité et la
sensibilité du mixeur pour cette mise en espace, apportent la justesse à l’interprétation
de l’œuvre.
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34 Il est possible de tirer quelques enseignements de la remarquable stratégie d’approche
de l’espace que mettait en œuvre, par exemple, le compositeur Pierre Henry20 pour
l’interprétation de sa musique.
35 Dans les années 1980, une poignée de stagiaires participèrent à la seule formation21
effectuée par le compositeur sur sa manière de mettre en espace sa musique. Chacun
des participants devait ensuite s’appliquer à interpréter en concert un mouvement de
son œuvre « l’Apocalypse de Jean22» sur un très grand orchestre formé de plus d’une
centaine de haut-parleurs…
36 La raison de cette impressionnante quantité de haut-parleurs réside dans le fait de
vouloir fabriquer des espaces spécifiques, mis en œuvre selon les mouvements, dans
une sorte de jeu de dévoilement et de mise en résonance de l’espace. Telle
configuration de haut-parleurs ne pouvait servir qu’une seule fois, à un moment précis
de la musique. C’était le cas pour l’interprétation de la fin du quatrième temps de
l’œuvre : « Six coupes de colère » où se déploie sur cinq minutes une masse sonore en
spirale qui monte et descend à la fois pour se résoudre par une longue traînée grave
planante de plus de deux minutes. Selon l’écoute possible de la musique,
discographique et domestique chez soi, ou mise en espace dans la salle de concert, la
perception spatiale de la durée en est profondément magnifiée.
37 Dans l’expérience du concert, la masse sonore se déployait selon un envahissement du
parterre de la salle par cercles concentriques de plus en plus larges et dans une
sensation souterraine, qui peu à peu, donnait une présence quasi physique à l’espace où
se trouvait le spectateur. Puis le son semblait tourner lentement tout en s’élevant au-
dessus des têtes de l’auditoire. Il quittait le niveau des corps pour, toujours tournant et
rayonnant, s’élever petit à petit jusqu’à finir par atteindre le plus haut de la salle,
aspiré dans un dernier filet ondoyant vers l’au-delà… en réalité six haut-parleurs placés
au plafond dans la coupole centrale de la salle. Quel vertigineux espace ainsi fabriqué
dans ce théâtre, des entrailles de la terre aux hauteurs les plus célestes…mais
nécessitant tout de même pour cette écriture d’espace quelque 20 ou 25 haut-parleurs
répartis du sous-bassement de la scène à celui de la toiture !
38 Ce descriptif témoigne d’une mise en espace singulière du son, autrement dit d’un
choix, celui de donner du sens à une écriture d’espace. Il ne s’agit pas d’une simple
spatialisation du son ou d’un effet de mouvement, encore moins d’un déplacement qui
s’opérerait sans raison. Le geste d’espace a été conçu en même temps que la création
musicale ; c’est ce qui justifie la forme dynamique, la variation de timbre de la masse et
la durée choisie de ce passage lors de sa réalisation. Le critère d’espace s’intègre en
totalité aux autres éléments structurants de la matière sonore. Il participe pleinement à
l’élaboration future de la perception du spectateur lors de la projection sonore en salle.
Ainsi, Pierre Henry pensait sa musique pour être mise en espace.
Une expérience fondatrice inédite :
39 Cette exploration de l’espace par le son est vraisemblablement la véritable révolution
apportée par la musique électroacoustique. Pendant plus de 60 ans, celle-ci a joué avec
la façon de projeter un son dans l’espace, de le déployer, de l’articuler avec un lieu.
40 Elle l’a fait le plus souvent de façon empirique. En ce sens, il faut aujourd’hui la
considérer comme le premier territoire expérimental de la mise en espace du son et
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donc des écritures du son dans l’espace. C’est dans une perspective historique qu’il faut
tenter aujourd’hui d’en tirer les acquis. Non pas pour les transposer tels quels dans un
champ ou dans l’autre, mais pour les remettre en jeu dans d’autres contextes et à la
lueur de toutes les expériences accumulées jusqu’à aujourd’hui.
41 C’est pourquoi il faut s’attacher à créer une approche critique23 de l’écriture du son
dans l’espace en élargissant la question à l’ensemble des champs artistiques. Et si la
véritable histoire des avancées et trouvailles spatiales issues de cette période de la
musique électroacoustique se rattachait plus à l’histoire du théâtre qu’à celle de la
musique ? Dans cette perspective, et pour éclairer le sujet en le déplaçant, pourquoi ne
pas reconsidérer ces pratiques en les interrogeant à nouveau au travers de ces «
nouvelles langues de scène » que propose le théâtre contemporain24.
42 De même, pour alimenter la réflexion sur le son pour le cinéma 360°, il faut retenir de
cette expérience d’interprétation sur l’orchestre de haut-parleurs25 que la mise en
espace fait donc intégralement partie de l’écriture. Elle doit être impérativement
pensée au moment de la création même de la phrase sonore, et ne peut être en aucun
cas un simple effet de spatialisation que l’on vient appliquer comme un badigeon une
fois l’écriture terminée. Or, c’est ce à quoi on assiste malheureusement bien trop
souvent.
Écouter / Décrire / Écrire :
Écouter :
43 Si d’évidence c’est bien par l’organe de l’ouïe que nous écoutons les sons, c’est aussi
avec tout notre corps que nous les entendons et les comprenons. Pierre Schaeffer dans
son « Traité des objets musicaux26 » définit ainsi, du concret à l’abstrait, la chaîne de
circulation de l’écoute : ouïr, écouter, entendre, comprendre. Écouter vient du latin
auscultare : ausculter, entendre vient du latin tendere qui signifie « tendre vers », c’est-à-
dire prêter une attention à ce que nous écoutons. Enfin, comprendre, du latin
comprehendere, c’est prendre avec soi. Cette proposition dans la compréhension du
cheminement de notre perception du son fonde une première approche dans la façon
d’appréhender un phénomène sonore.
44 Cette acceptation a formé le socle des travaux de recherche de Schaeffer, travaux basés
sur la relation à l’écoute comme acte premier dans le choix d’un son en vue d’une
écriture, choix concrètement fait « à l’oreille ». En découle, l’élaboration du concept
d’objet sonore établi grâce à la notion d’écoute réduite qui désigne le fait d’écouter le son
pour lui-même, en dehors de la cause qui le produit.
45 L’expérience fondatrice de Schaeffer est celle de l’écoute d’un disque rayé où le sillon
bouclé sur lui-même répète inlassablement le même son. Il réalise alors que, pour notre
perception, cette répétition a pour effet de retirer petit à petit le sens initial au son.
L’oreille se désintéresse très rapidement du sens premier qui a jailli. Elle découvre au fil
du temps qui se déroule, de nouvelles caractéristiques contenues dans le son : formes,
allures, matières, timbres, etc. C’est le principe d’écriture des musiques répétitives qui
utilisent ainsi cette faculté de notre écoute.
46 Ironie de l’histoire, le sillon fermé, après un passage par la boucle magnétique, puis
l’échantillon numérique : le sample, s’est transformé aujourd’hui en scratch du DJ
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réaffirmant ainsi la primauté du rythme. Avec un simplisme désarmant, d’aucuns
voudraient laisser croire que la musique électro serait dans la droite ligne de l’histoire
des musiques expérimentales. Si elle y puise une certaine inspiration pour l’invention
de ses matériaux, en favorisant le couple hauteur/rythme elle réussit surtout à
s’enraciner à nouveau et de ce fait, dans un classicisme historique indéniable.
47 Dans les premières études de musique concrète, le son est étudié comme un objet. Ce
travail de recherche méthodique avait pour objectif d’établir les caractéristiques pour
un nouveau solfège, celui de l’objet sonore, en vue de l’appliquer pour une nouvelle
musique… Consigné dans le volumineux « traité des objets musicaux27», le résultat de
ces travaux reste encore aujourd’hui un socle solide pour nourrir les réflexions sur les
écritures du sonore. Cependant, l’on pourrait objecter qu’ils observent le son, comme
on le ferait pour décrire les caractéristiques d’un papillon épinglé et figé, isolé de tout
contexte, cause, mouvement et relation.
L’écoute se joue dans la relation :
48 Dans sa définition la plus simple, le son est une vibration, une onde mécanique qui se
propage dans l’air. Le langage courant différencie le bruit d’un son. Abraham Moles28
nous dit que : « le bruit est un son que l’on ne veut pas entendre ». Du point de vue d’un
auditeur lambda – pas de celui d’un physicien, d’un linguiste ou d’un autre spécialiste –
un bruit et un son c’est donc la même chose, seul notre choix dans la manière de
l’entendre bascule vers un sens ou l’autre. La mobylette que l’adolescent fait pétarader
est un son merveilleux à son oreille et un bruit épouvantable pour le passant.
49 Il y a une interaction entre l’objet extérieur qui émet et ma perception intérieure qui
reçoit. Ainsi, l’écoute se joue dans la relation, dans l’orientation de mon intention
d’entendre. Nous ne sommes pas seuls : Mémoire, culture, corrélation ou dé-corrélation
d’avec la vue, éléments qui caractérisent un lieu, perception d’espace, etc. participe de
notre compréhension du monde sonore qui nous entoure et auquel nous participons.
50 Le compositeur Luc Ferrari29 affirme avec l’œuvre Hétérozygote la fusion entre sons
réalistes et matériaux sonores abstraits, entre son et bruit, sens et sons. Il détruit ainsi
toute hiérarchie entre les sons et tout le dogmatisme de l’objet sonore établi par
Schaeffer.
51 Écrire le son, c’est donc aussi une façon d’orienter, de donner forme et sens à l’écoute.
Le matériau brut à sculpter (enlever) et à modeler (rajouter) est le son, tous les sons
comme le rappelle Edgar Varèse30. Dans le cheminement de cette réflexion sur le son,
l’espace et le cinéma 360°, il n’est plus envisageable aujourd’hui pour une écriture
créative du son, de considérer le son en le divisant en catégories : bruits, sons,
musiques, voix, ou de l’utiliser sous la forme d’un collage, d’une illustration ou d’un
accompagnement. Comme le grain de la voix, perçu avant le sens, le son possède des
caractéristiques propres qui en font un matériau complexe, riche d’une grande
diversité de sens possibles selon les contextes et les relations qu’on lui affecte. Il faut le
considérer comme un être en tant que tel, au sens quasi ontologique du terme. Ce à quoi
se rajoute désormais les questions de son intégration dans l’espace virtuel immersif.
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Décrire :
52 La démarche de Pierre Schaeffer lui a permis de forger un vocabulaire descriptif31 de
tous les sons, aujourd’hui encore très précieux. Précieux en ce sens qu’il reste
suffisamment généraliste pour ne pas se rattacher aux règles d’un système particulier
et que par ailleurs, il n’en existe pas d’autre. Michel Chion32 en a repris l’essentiel dans
un petit guide bien utile.
53 Ce vocabulaire permet d’aborder le son pris en tant que matériau même. Par exemple,
la notion de masse généralise celle de hauteur. Il ne s’agit plus de faire référence
exclusivement à la note ou à l’accord qui appartiennent à la sphère musicale et
renvoient à une écriture spécifique : la musique, mais d’introduire une notion de poids,
de quantité, d’épaisseur, de densité de hauteurs contenus dans un même son.
Débordant ainsi largement les bases classiques de ce qui constitue un accord, le son
d’une chute d’eau peut alors se prêter à l’analyse pour et par l’oreille. Cette chute d’eau
est une masse sonore très ou peu dense dont l’on peut décrire la texture, simple ou
complexe, l’épaisseur de son spectre, la variation de sa coloration, le piqué de son
attaque, la mollesse ou la vivacité de son écrasement au sol…
54 Décrire ainsi, c’est permettre de conscientiser les caractéristiques particulières des
phénomènes sonores. C’est leur conférer alors la capacité de se confronter, de s’allier
ou de s’articuler avec d’autres éléments spécifiques à une pratique pour explorer ces
nouvelles relations d’écriture son et image en situation d’immersion.
55 L’enjeu est de conserver suffisamment de latitude d’expérimentation et de liberté sans
pour autant souscrire à un code existant qui orienterait la recherche. Pour l’écriture du
son et de l’image pour le cinéma 360°, l’écueil, c’est l’effet qui domine le sens, le
classicisme des habitudes qui fige la prise de risque nécessaire, le sensationnalisme qui
étouffe la subtilité d’une écriture possible.
Faire corps :
56 Le son au cinéma est un mensonge, il contredit bien souvent le réel. Il n’y a pas d’air
dans l’espace cosmologique, donc pas de son. Cet espace est silencieux. Pourtant, dans
les films de science-fiction ou d’aventure spatiale, les créateurs ont su donner une
réalité sonore à ce silence de l’espace33.
57 Indépendamment de la voix projetée en dehors, l’espace de mon corps intérieur retient
à sa façon les sons produits, il émet parfois cependant, mais juste pour révéler, à la
manière dont le décrit Proust : « …où chaque bruit ne sert qu’à faire apparaître le
silence en le déplaçant ³⁴. »58 En introduction, à propos du corps comme lieu absolu, Foucault le désigne comme étant
ce « petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps », il ajoute : « Le
corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le
corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel
je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi
par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine34».
59 Entre l’espace cosmique, cet infiniment grand extérieur et l’espace de mon corps, cet
infiniment petit intérieur ainsi rapproché par l’imaginaire, apparaît une relation de
proportionnalité. Ainsi, relier le corps aux choses, et les choses entre elles dans un
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rapport d’échelle, du petit au grand (ou inversement), esquisse un premier élément
d’écriture pour une spatiographie où penser l’interaction entre le créateur et l’auditeur/
regardeur. Comment jouer de ces échelles ? Faut-il impérativement respecter celle
sensible de nos perceptions ? Faut-il au contraire les distordre et quelles incidences
alors sur nos sensations, sur notre compréhension du donner à entendre ?
Quel fondement pour une écriture immersive du son ?
60 Dans « Phénoménologie de la perception35» Merleau-Ponty décrit l’existence d’une
troisième spatialité qui n’est « ni celle des choses dans l’espace, ni celle de l’espace
spatialisant ». Il faut entendre « l’espace spatialisant » comme la capacité d’un sujet à
décrire et porter les relations de sa pratique de l’espace qui, par là même, en génère sa
construction mentale.
61 Cette troisième spatialité, fait référence à ce qu’il nomme le « niveau spatial », c’est-à-
dire, une orientation inscrite en nous avant même notre première perception :
62 « Il y a donc un autre sujet au-dessous de moi, pour qui un monde existe avant que je
sois là et qui y marquait ma place… ». Il poursuit : « une communication avec le monde
plus vieille que la pensée… Il faut que mon histoire soit la suite d’une préhistoire dont
elle utilise les résultats acquis, mon existence personnelle la reprise d’une tradition pré
personnelle36».
63 Cette spatialité définit une relation entre un certain « niveau spatial » – recommencé à
chaque moment – et le corps comme sujet de l’espace. « La position d’un niveau est
l’oubli de cette contingence et l’espace est assis sur notre facticité37».
64 Sans vouloir rentrer dans le détail de l’approche phénoménologique, il est intéressant
de citer l’expérience de Wertheimer que rapporte Merleau-Ponty. La raison en est
qu’elle semble extrêmement proche de ce que l’on peut ressentir lors de certaine
expérience avec des casques de réalité virtuelle proposant une image 360°. Notre
perception de l’espace est déstabilisée, il semble qu’il y ait pour notre cerveau et notre
corps la nécessité de constituer, en quelque sorte, un nouveau signifiant en adéquation
avec l’expérience cumulée de notre « niveau spatial » ?
65 Dans l’expérience de Wertheimer où l’on s’arrange « pour qu’un sujet ne voie la
chambre où il se trouve que par l’intermédiaire d’un miroir qui la reflète en l’inclinant
de 45° par rapport à la verticale, le sujet voit d’abord la chambre oblique…38 ».
66 Le champ visuel impose ici une orientation qui n’est pas celle du corps.
Si la verticale est la direction définie par l’axe de symétrie de notre corps, commesystème synergique…/… la direction objective de mon corps peut former un angleappréciable avec la verticale apparente du spectacle…/…ce qui importe pourl’orientation du spectacle…/… c’est mon corps comme système d’actions possible,un corps virtuel dont le « lieu » phénoménal est défini par sa tâche et sa situation.Mon corps est là où il a quelque chose à faire39.
67 Si au début de l’expérience le sujet ne cohabite pas avec l’homme qu’il voit aller et
venir dans l’image du miroir, après quelques minutes, la chambre reflétée évoque un
sujet capable d’y vivre.
Ce corps virtuel déplace le corps réel à tel point que le sujet ne se sent plus dans lemonde où il est effectivement : il habite le spectacle… le niveau spatial bascule ets’établit dans sa nouvelle position. Il est donc une certaine possession du monde parmon corps, une certaine prise de mon corps sur le monde…/…Il apparaît
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normalement à la jonction de mes intentions motrices et de mon champ perceptif,lorsque mon corps effectif vient coïncider avec le corps virtuel qui est exigé par lespectacle et le spectacle effectif avec le milieu que mon corps projette autour delui40.
68 Autrement dit, dans sa démonstration, Merleau-Ponty établit que notre corps serait « le
théâtre d’une expérience permanente » qui est un des moyens pour notre perception
de l’espace d’offrir « un spectacle aussi varié et aussi clairement articulé que possible »,
de telle sorte que « mes intentions motrices en se déployant reçoivent du monde les
réponses qu’elles attendent41»
69 Ainsi, l’être est orienté, l’existence est spatiale.
70 Cette corrélation permanente entre mon corps effectif et mon corps virtuel, cette
façon, pour le corps entendu « comme mosaïque de sensations données42», de prendre
possession du monde, ou de s’ajuster à lui dans cette perception de l’espace ouvre un
chemin exploratoire pour penser une écriture immersive possible du son et de l’image.
Ce processus cognitif offre vraisemblablement un des fondements possibles pour
penser cette écriture. Pour créer l’illusion d’un espace ne faudrait-il pas agir en
premier sur la déstabilisation de nos repères ? Il faut se déplacer dans l’expérience
théâtrale pour trouver un début de réponse à cette question.
71 D’ailleurs, le choix du vocabulaire employé malicieusement ci-dessus par Merleau-
Ponty : « Le théâtre d’une expérience permanente », ou encore, dans la description de
l’expérience de Wertheimer : « habiter le spectacle » incite à pousser l’analogie jusqu’à
l’expérience théâtrale même. C’est donner là l’occasion de déplacer l’apport de la
recherche musicale dans celle du théâtre, et encore, de confronter l’approche
phénoménologique à la réalité de fabrication artisanale d’une écriture dans l’espace du
plateau d’une salle de spectacle.
L’expérience du théâtre :
72 Le théâtre est cet espace vide où la prise de risque vitale à la création offre un espace à
habiter, des façons de s’y déployer, de s’y confronter, de s’y exprimer. « L’espace vide43»,
« The Empty Space », c’est le titre du livre de Peter Brook qui aurait pu s’intituler l’Espace
à remplir précise Guy Dumur dans la préface. Ainsi, le théâtre est par essence le lieu
même de tous les possibles. C’est l’endroit où expérimenter de nouvelles voies, de
nouvelles écritures.
73 Le travail de recherche dans l’espace du théâtre invente des dispositifs qui font jaillir
l’écriture et inversement une demande d’écriture amène à façonner un dispositif
spécifique. Deux exemples empruntés au travail de la Compagnie Atelier Recherche
Scène (1+1=3) de Martine Venturelli44 dans le spectacle « Appontages » témoigne de
l’intérêt de considérer le théâtre comme un ferment exploratoire de l’écriture dans
l’espace du son et de l’image.
74 Une des caractéristiques de la Compagnie est de créer des spectacles qui se déroulent
dans l’obscurité. Ce choix de départ offre les conditions d’un exceptionnel chantier
d’expérimentation capable d’approcher la façon de se jouer des perceptions du public.
75 Inscrire le spectacle dans l’obscurité totale de la salle, c’est dès le départ, priver le
spectateur de ses repères. C’est troubler à la fois le « niveau spatial » et le « corps orienté »
décrit par Merleau-Ponty. L’environnement plongé dans un noir intense ne renvoie
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83
rien aux sollicitations du corps. Dès lors, le premier son entendu, ou la première
lumière vue, constitue un élément d’information à corréler entre le corps effectif et le
corps virtuel, sans repère avéré aux choses pour le niveau spatial. Pour comprendre
l’espace, la perception du spectateur ne peut se rattacher à rien de ce qui a
immédiatement précédé. La conséquence est que sa perception s’en trouve faussée. Ce
que lui dicte alors son imaginaire ne correspond pas à la réalité de ce qui est fabriqué
au plateau, le corps virtuel… habite le spectacle.
76 Si l’on ne voit pas l’acteur qui agit, le spectateur perçoit une lumière perchée à
quelques mètres de haut au lointain ; en réalité, celle-ci est simplement tenue à bout de
bras en fond de scène. Si un autre point lumineux proche vient se poser à l’avant-scène
au sol, la distance entre les deux sources paraît bien plus grande que la profondeur
réelle du plateau. L’espace vide du théâtre est habité par un espace uniquement perçu
par l’imaginaire. Dès cet instant, un espace virtuel propre à chacun et selon ses
références, prend forme dans l’esprit de chaque spectateur.
77 La difficulté pour le créateur est de conserver la conscience du phénomène de l’illusion
obtenue tout le temps nécessaire à l’action. Car, l’expérience l’a constaté, la moindre
information disproportionnée qui est donnée à percevoir au spectateur, le fait
immédiatement quitter l’espace mental ainsi créé. Cependant, cette rupture offre aussi
un choix d’écriture. Maintenant, si l’acteur opère un déplacement en avançant au
milieu de la scène tout en baissant les bras, la perception pour le spectateur sera
d’imaginer un point intermédiaire confirmant ainsi la fiabilité du positionnement
initial des deux autres.
78 C’est précisément cela un dispositif qui se joue de notre système perceptif. Pour mettre
un terme à cette construction mentale, il suffit d’éclairer la totalité de la salle pour
réactiver chez le spectateur l’adéquation de sa perception avec les dimensions réelles
du lieu. Il situe alors l’acteur à sa véritable échelle surpris de constater que les
proportions imaginées ne correspondent en aucun point à la réalité de l’espace qu’il
découvre.
79 Le même phénomène fonctionne avec le son. Toujours dans l’obscurité et dans la mise
en espace de Martine Venturelli pour le spectacle « Celui qui ne connaît pas l’oiseau le
mange », des courbes fictives de battement d’ailes d’oiseau semblent évoluer dans
l’espace. Ce sont de simples mains qui oscillent en cadence devant la bouche de chaque
acteur disséminé sur le plateau à différentes hauteurs, et qui propulse ainsi à tour de
rôle leur souffle dans l’air. Ici encore, c’est l’imaginaire seul qui m’informe de ce qui lui
semble, vrai.
80 Cette démarche porteuse d’enseignement, rejoint le travail sur les seuils de perception
qu’a exploré sans relâche le metteur en scène Claude Régy45. Par exemple, dans sa mise
en scène « d’Ode maritime46» de Fernando Pessoa, le travail sur la lumière, grâce à la
technique de projecteurs à led, semblait effacer toute limite d’espace. Les variations
très lentes d’intensité, capables d’aller du plus faible possible au plus fort, donnaient au
spectateur l’impression que l’acteur agissait par toutes sortes de mouvement créant
l’illusion d’un gros plan du visage, ou un enfoncement au lointain jusqu’à sa disparition
même parfois, alors qu’en réalité, celui-ci ne bougeait jamais d’un promontoire placé au
milieu du plateau.
81 Ce travail sur les seuils pour tromper la perception du spectateur s’applique aussi aux
sons. Une même matière sonore enregistrée et diffusée très faiblement, au seuil de
l’audible, donne à imaginer au spectateur tel sens premier, un tout petit plus fort, un
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deuxième sens apparaît qui contredit le premier, et ainsi de suite jusqu’à obtenir
l’assurance que le sens compris est bien en adéquation avec le son entendu. Au-delà, la
représentation sonore est sur-jouée, le sens est donné à comprendre au travers d’une
loupe, le trait est forcé, c’est une caricature. Ainsi, un enregistrement de pluie fine ou
de pas sur un trottoir peut prendre lors de l’écoute et avant qu’il ne soit perçu en tant
que tel, différent sens selon les seuils successifs d’intensité choisis lors de la diffusion.
De la mise en espace à la simulation d’espace :
82 La diffusion monophonique d’un son correspond à la façon dont la voix émet : Un point
d’émission, un point de diffusion. Le décalage de réception entre l’oreille gauche et la
droite révèle l’espace. La stéréophonie vise à reproduire ce phénomène.
83 Une des premières leçons tirées de sa pratique et qu’avait plaisir à transmettre le
créateur radiophonique Yann Paranthoën47 était celle de toujours enregistrer les voix
en mono, et le contexte en stéréo.
84 L’expérience radiophonique qui a la capacité de relier l’intimité de celui qui émet à
l’intimité de celui qui reçoit, démontre le formidable dispositif que représente
l’utilisation du couple microphone/haut-parleur. C’est un dispositif de transport et de
déplacement du son : je prends un son ici et je l’amène là-bas. Une modélisation de ce
principe participe des éléments pour une écriture du son dans l’espace. Il a été
expérimenté au théâtre par la Compagnie Pupella Noguez48 dans une mise en scène de
Joëlle Noguez pour « Pinocchio ».
85 Un acteur assis à une table lit à voix basse, le son est capté par un micro placé dans le
livre. Simultanément l’interprète (l’ingénieur) du son en régie déplace la voix dans des
haut-parleurs placés tout près du public. Il transporte ainsi l’intimité de la situation
vue au loin sur le plateau, pour l’amener tout près, au plus proche du spectateur dans
les gradins. L’acteur chuchote ainsi à l’oreille de chaque spectateur. Le modèle
radiophonique ainsi transposé au théâtre crée un outil de distanciation qui se joue de
l’imaginaire du spectateur et permet de dé-corréler ce que l’on voit de ce que l’on
entend.
86 La stéréophonie se généralise dans les années soixante. Elle permet de simuler pour la
perception une certaine spatialité : sensation d’avant et d’arrière, de gauche et de
droite pour un auditeur idéalement situé au centre de l’image sonore restituée. Elle
crée l’illusion d’un relief sonore depuis des dizaines d’années.
87 Plus récemment, de nouvelles techniques d’enregistrement et de restitution autorisent
la simulation d’espace sonore. Le changement proposé est radical. La stéréophonie
apparaît plus désormais comme un traitement de l’espace dans un plan donné avec une
profondeur et une latéralité, tandis que les systèmes49 de type pentaphonique ou
hexaphonique, ou d’autres encore, permettent une réelle immersion 360° de l’auditeur.
Dans la limite d’une certaine zone, il n’y a plus de centre idéal, l’auditeur peut se
déplacer dans la scène sonore simulée avec un grand réalisme. L’effet de
proportionnalité, par rapport à la stéréo, y est décuplé.
88 Citons un exemple50 d’enregistrement hexaphonique 51 qui permet à la restitution de
simuler avec réalisme un espace. C’est celui d’une prise de son d’un poulailler où
quelques volatiles caquettent en tournant autour d’une mangeoire qui distribue du
grain. Si l’auditeur est placé en immersion au centre de la prise, c’est un nain entouré
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de poules géantes qui viennent virtuellement picorer sur sa tête. Par rapport à la
situation stéréophonique, l’effet est non seulement décuplé, mais l’auditeur a vraiment
la sensation d’être environné par le son. Il peut sursauter ou se retourner en ayant
l’impression qu’une poule le frôle par-derrière ce qui est impossible avec une stéréo.
L’auditeur a l’impression d’être dans le lieu de la scène.
89 Les jeux d’intensité de diffusion influent bien entendu sur la manière de percevoir. Une
dynamique retenue sera plus en adéquation avec la représentation de poules picorant
que le même auditeur s’en fait. Si l’auditeur est placé en dehors de l’espace immersif, il
devient observateur de l’espace du lieu et de la scène représentée. La perception de
l’image sonore en est changée, l’écoute en quelque sorte, se tient à distance.
90 Cet exemple n’est pas la règle. Un tout autre son peut créer une toute autre sensation,
et c’est bien là une des difficultés de penser l’écriture conjuguée de tels espaces
sonores. Cependant, le fait de pouvoir simuler pour l’auditeur un déplacement
immersif d’un espace sonore à un autre soulève pour notre perception des questions de
cohérences et d’échelle dont il faut expérimenter les possibilités d’écriture pour le
cinéma 360°.
91 Tout un potentiel apparaît. Les espaces immersifs peuvent glisser l’un sur l’autre, se
superposer ou se fondre, se densifier ou s’évanouir à la manière d’un brouillard qui se
dissipe. Un point mono, fixe ou mobile peut s’y inscrire, des trajectoires, des
directivités, des vitesses, des densités peuvent s’y déployer. Il y a donc bien une
complémentarité nouvelle à instaurer entre l’écriture du son dans l’espace et la
simulation de l’espace.
Il n’y a pas de chemin…
92 La question de l’espace traverse de nombreuses disciplines. L’histoire de l’une peut
éclairer le chemin de l’autre. Les artistes du son devraient se transformer en écrivain
d’espace, et ainsi devenir des spatiographes. Il faudrait en réponse à Foucault inventer la
science des hétérotopies. La question de l’écriture du son dans l’espace possède une
incroyable histoire dont il est encore nécessaire d’extirper les savoirs faire, les
pratiques et culture qui en découlent. L’espace est un paramètre d’écriture à part
entière. Il ne s’agit pas de spatialiser une écriture du son déjà fini mais plutôt de penser
dès l’origine de sa création quel sens donner à l’utilisation de l’espace. Il faudrait aussi
s’attacher à documenter et à rassembler les ressources qui ont exploré ou explorent
encore les relations qui lient son, espace et perception.
93 Écouter, décrire, écrire, percevoir et cheminer.
94 Prêter attention enfin à ne pas vouloir trop rapidement calquer nos connaissances
traditionnelles des écritures audio et visuelles sans prendre le temps de l’exploration
de ces nouvelles écritures immersives du son et de l’image.
95 Si l’on part du principe que chaque corps est à la fois émetteur et récepteur en
interaction avec la spatialité du monde, écrire le son et l’image dans ce contexte, serait
comme le dit Foucault à propos du masque, du tatouage ou du fard, une opération par
laquelle « le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace52».
96 S’obligeant aux préceptes poétiques d’Antonio Machado, Il reste à poursuivre le
chemin : « Caminante, no hay camino se hace camino al andar – voyageur, il n’y a pas de
chemin, tu fais le chemin en marchant ».
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…Il n’y a pas de vérité non plus,La vérité toute proche qui ne serait autre que l’indépendance du langage, et sonéloignement de nous quand le mot est aussi le ciel dont il est l’étoile filante.Le Meneur de Lune – Joé Bousquet
NOTES
1. Bruno Tackels (né en 1965) est un philosophe et critique de théâtre français d’origine belge.
Écrivains de plateau 1 et II, Les solitaires Intempestifs, 2005
2. Thierry Besche, « Où il vous plaira…» Revue Friction – Théâtres – Écritures n°32,
« Spatiographie » : Mot proposé dans un article critique sur le son au théâtre. Alain Rey,
Dictionnaire de la langue historique, Le Robert : « L’étymologie du mot espace vient du latin spatium qui
désigne ˵ champ de courses, arène˶, puis ˵ espace libre, étendue, distance˶ et aussi ˵ laps de temps, durée˶ »
3. Claude Régy, L’ordre des morts, Les Solitaires Intempestifs, 1999
4. Michel Foucault, France Culture, décembre 1966, « Le corps utopique, les hétérotopies »,
Éditions Lignes, Paris, 2009
5. Miche Foucault, ibid.
6. Éric Méchoulan, professeur de littérature et de philosophie à l’Université de Montréal,
« Intermédialité, ou comment penser les transmissions », Fabula Colloques, 5 mars 2017 « Nous
[devons] prendre en compte une pluralité de relations constitutive du « média », mais surtout
[que] ce média n’est jamais séparé d’autres médias. C’est au contraire dans la relation aux autres
médias qu’un média est constitué. »
7. Confinement lié à la crise du Covid-19 du 19 mars au 11 mai 2020 en France.
8. Pierre Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Seuil, 1952. Pierre Schaeffer
(1910-1995) : compositeur, théoricien, chercheur, essayiste et romancier, il est l’un des pères de
la radiophonie expérimentale et de la musique concrète.
9. Michel Chion, Les musiques électroacoustiques, Guy Reibel, INA-GRM Édisud, 1976
10. Antonin Artaud « Pour en finir avec le jugement de Dieu », Œuvres complètes – NRF
Gallimard, 1974.
11. Samuel Beckett, sur www.franceculture.fr/emissions/atelier-de-creation-radiophonique-10-
beckett-pour-ne-pas-finir
12. Ircam, http://brahms.ircam.fr/works/work/28232/ consulté le 23/05/2020.
13. Edgar Varèse, Écrits, Christian Bourgeois Editeur, 1983
14. Le Pavillon Phillips a été conçu pour l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles
qui s’est déroulé d’avril à octobre 1958.
15. Iannis Xenakis (1922-2001), Musique de l’architecture, Parenthèses, 2006
16. Nicolas Shöffer, Le nouvel esprit artistique, Denoël, 1970 En 1948, Nicolas Schöffer
(1912-1992) définit le spatiodynamisme et réalise en 1954 la première sculpture multimédia
interactive de 50 m de haut avec la musique de Pierre Henry. Il crée ainsi l’art cybernétique. En
1956 création de la première sculpture cybernétique autonome « CYSP1 ».
17. Daniel Charles, Gloses sur John Cage, Collection 10-18, UGE, 1978
18. Ces lieux existent dans des centres de recherche. En France, l’IRCAM à Paris dispose d’un
espace de projection qui est une boîte étanche totalement isolée de la structure primaire du
bâtiment avec une acoustique variable (parois et plafond mobiles). Ircam, https://www.ircam.fr/
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87
lircam/le-batiment/ consulté le 23/05/2020. Les Polytopes de Xénakis15 sont des exemples
d’espaces dédiés à ses pratiques, mais ils sont liés à un projet spécifique.
19. Inaugurée en 1985, la Géode est située au Parc de la Villette à Paris. Cette sphère miroitante
de 36 mètres de diamètre accueille une salle de 400 places inclinées à 27° et dotée d’un écran
hémisphérique de plus de 1 000m2.
20. Compositeur français, Pierre Henry (1927-2017) quitte le studio d’essai de la RTF de Pierre
Schaeffer pour fonder son propre studio. Pionnier de la musique électroacoustique il en a été le
plus brillant représentant.
21. Il s’agit des stages de musique contemporaine organisés à Aix-en-Provence de 1977 à 1986 par
le Centre Acanthes créé par Claude Samuel. De très nombreux compositeurs contemporains
furent invités, dont Pierre Henry. C’est la seule fois où le compositeur accepta de transmettre à
une quinzaine de stagiaires, dont l’auteur de ces lignes fût, sa conception de l’interprétation de sa
musique sous forme de répétitions accompagnées qui aboutirent à un grand concert au théâtre
d’Aix.
22. Pierre Henry (1927-2017), L’Apocalypse de Jean, créée en 1968, avec la voix de l’acteur Jean
Négroni, durée 1h41mn, 20 mouvements répartis en 5 temps. Double cd Philips 464401-2.
23. Thierry Besche, auteur de cet article, s’attache depuis quelques années à constituer un outil
critique sur l’écriture du son au théâtre, régulièrement publié par la revue « Friction » : n°15, 20,
21, 24, 28, 31, 32 www.revue-frictions.net/catalogue/auteurs/thierry-besche
24. Joris Mathieu, metteur en scène et directeur du Théâtre Nouvelle Génération (TNG) de Lyon,
conçoit par exemple des parcours immersifs comme « Nous vivons tous à l’étroit dans une chambre
immense » sur le thème de la prison.
25. François Bayle, qui a été directeur du GRM-INA, a proposé dans les années 75/80 de désigner
l’orchestre de haut-parleurs par le mot « acousmonium » le rattachant cette fois-ci à l’histoire
des lutheries…
26. Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Seuil, 1966
27. Pierre Schaeffer, ibid.
28. Abraham Moles (1920 – 1992) est l’un des précurseurs des études en sciences de l’information
et de la communication en France. Théorie de l’information et perception esthétique, Denoël,
1972
29. Compositeur, Luc Ferrari (1929 – 2005) a composé Hétérozygote au GRM en 1963-64. Cette
œuvre électroacoustique fut l’objet d’un conflit entre Pierre Schaeffer et Luc Ferrari. En effet, elle
utilisait des sons anecdotiques (sons enregistrés en extérieur, sur le vif) en totale contradiction
avec la recherche de critères abstraits que Schaeffer alors poursuivait.
30. Edgar Varèse, Écrits, Christian Bourgeois Editeur, 1983
31. Pierre Schaeffer, « Solfège des objets musicaux » livre VI du Traité des objets musicaux, Seuil,
1966
32. Pierre Schaeffer et Michel Chion, Guide des objets sonores, Ed.INA GRM / Buchet.Chastel, 1983
33. Michel Chion, Des sons dans l’espace à l’écoute du space opéra, Capricci, 2019
34. Michel Foucault, France Culture, décembre 1966, « Le corps utopique, les hétérotopies »,
Éditions Lignes, Paris, 2009
35. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, collection Tel, Gallimard, 1999
36. Merleau-Ponty, ibid.
37. Merleau-Ponty, ibid.
38. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, collection Tel, Gallimard, 1999, pp 287 à
291
39. Merleau-Ponty, ibid.
40. Merleau-Ponty, ibid.
41. Merleau-Ponty, ibid.
42. Merleau-Ponty, ibid.
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88
43. Peter Brook, L’espace vide – Ecrits sur le théâtre, Essais, collection Points, Seuil original, 1968
44. Créé et dirigé par Martine Venturelli, l’Atelier Recherche Scène (1+1=3) est depuis 1998 un
lieu de recherches qui traverse les questions de la scène en mêlant les arts plastiques, la musique,
la vidéo. Thierry Besche, auteur de cet article, a accompagné la Cpie pour l’écriture du son au
plateau dans le spectacle « Appontages ». www.atelier-martineventurelli.org
45. Claude Régy (1923-2019) est un metteur en scène français qui s’est toujours intéressé aux
auteurs contemporains. Ses mises en scène inventent un autre théâtre aux antipodes du
divertissement.
46. Après sa création en juin 2009 au Théâtre Vidy-Lausanne, sa mise en scène d’ « Ode
maritime » de Fernando Pessoa a été présentée au Festival d’Avignon en juillet 2009, puis en
tournée de janvier à mai 2010.
47. Yann Paranthoën (1935-2005) est reconnu comme le maître incontesté du documentaire
sonore. En tant qu’ingénieur du son, son nom est associé à de nombreuses émissions de France
Culture et à l’Oreille en coin de France Inter. http://www.phonurgia.org/yann.htm
48. Odradek Pupella-Noguès est un Centre de création pour les Arts de la marionnette. Thierry
Besche a accompagné l’écriture du son au plateau de cette mise en scène. Nicolas Carrière en
était le régisseur-interprète.
49. De nombreuses techniques de simulation d’espace sonore sont apparues ces dernières années,
d’autres sont remises au goût du jour après des expérimentations éphémères déjà menées par le
passé : quadriphonie, binaural, pentaphonie, hexaphonie, wfs, etc.
50. De nombreuses expériences de simulation des espaces ont été menées lors de la direction par
Thierry Besche (1981 à 2015) du GMEA, l’un des 8 Centres nationaux de création musicale en
France.
51. L’hexaphonie consiste en une prise de son avec 6 micros avec une reproduction par 6
enceintes disposées suivant les sommets d’un hexagone régulier.
52. Michel Foucault, France Culture, décembre 1966, « Le corps utopique, les hétérotopies »,
Éditions Lignes, Paris, 2009
ABSTRACTS
Abstract :
The 360° cinema image projected on a dome or in virtual reality places the viewer in an
immersion situation. But, in comparison, from which story should we think of the writing of the
sound and how to put it in space? The musical researches coming from the radio in the twentieth
century, the new forms that today the theatre explores, the phenomenological approach of the
perception of space form so many tracks of reflections to bring out some answers.
Résumé :
L’image du cinéma 360° projetée sur un dôme ou en réalité virtuelle place le spectateur dans une
situation d’immersion. Mais, en regard, à partir de quelle histoire faut-il penser l’écriture du
son et comment le mettre en espace ? Les recherches musicales issues de la radio au XXe siècle,
les nouvelles formes qu’explore aujourd’hui le théâtre, l’approche phénoménologique de la
perception de l’espace forment autant de pistes de réflexions pour en faire émerger quelques
réponses.
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AUTHOR
THIERRY BESCHE.
Créateur sonore, compositeur de musique électroacoustique et formateur. Co-fondateur et
directeur du GMEA, Centre National de Création Musicale d’Albi-Tarn de 1981 à 2015. Il est le
coordinateur de Passerelle Arts Sciences Technologies en région Occitanie. Il anime l’association
« J’écoute sans répit » et participe aux activités de Science en Tarn.
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Le Cinéma en Réalité Virtuelle :
entre frontières
Ms. Claudia Pereira de Oliveira and Prof. Dr. Osvando J. de Morais
1 En 1903, pendant la projection de The Great Train Robbery, le personnage de Justus D.
BARNES, en plan frontal, tire sur le public qui, effrayé, réagit en criant. Cet épisode
contextualise l’émergence de la potentialité diégétique du cinéma et établit une
relation entre le public et des images en mouvement. Ce que l’on voit à l’écran, ce sont
des caractéristiques du réel, car il présente une image en mouvement. Depuis ses
débuts, le cinéma instaure un dialogue avec l’écran et ses créateurs ont toujours été
attirés par des ressources qui amplifient l’expérience du spectateur. Quelques
expériences font que le cinéma s’éloigne du modèle classique et qu’il se présente dans
d’autres zones d’attraction. Avec autant de rencontres avec la technologie, le cinéma a
été menacé de mort selon GAUDREAULT. « Peut-être va-t-il mourir ou se dissoudre
dans d’autres systèmes d’expression… » (GAUDREAULT, MARION, 2012). De toute façon,
le cinéma s’institue en tant qu’art autonome, survit aux influences médiatiques et se
fait à la lumière de questions contemporaines dans la production d’images et de sons.
2 Le but de cet article est d’analyser les frontières qui s’installent à la rencontre entre le
cinéma et ce type spécifique de technologie nommée Réalité Virtuelle1 (RV) et qui fait
surgir de nouveaux arrangements. Le cinéma se refait ou devient autre et
l’environnement virtuel prête au cinéma sa capacité à élever les sens. Élever les sens
signifie faire en sorte que l’utilisateur fasse partie de l’environnement simulé, au point
de faire disparaître le monde réel. Ce sentiment d’immersion est ce qui fait bouger la
réalité virtuelle dans ses créations. Face à cette rencontre, quelles frontières sont
installées dans la formation de cette nouvelle façon d’offrir le cinéma ? Évidemment,
dans le cinéma en R.V. le cadre se décomprime et se présente en entier, à 360o. Les
matières premières du montage sont des sphères et non des plans. Le récit a pour
objectif d’être partagé dans un espace tridimensionnel où le sujet est l’agent d’une
histoire qui doit désormais être expérimentée de l’intérieur. À travers ces interactions,
de nouvelles instances surgissent et les processus de travail, de création et d’autonomie
s’altèrent. Par conséquent, la production d’un film en R.V. nécessite l’aide de plusieurs
domaines : de l’ingénierie à l’infographie, et l’image est maintenant formulée par ceux
Entrelacs, 17 | 2020
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qui commencent à dominer un espace multimodal dans la création d’environnements
immersifs, très proche du jeu vidéo.
L’invention d’environnements immersifs : de Panoramaà le Sensorama
3 L’invention des environnements immersifs, en tant qu’événement de masse, a été
marquée par le milieu du 18ᵉ siècle avec la création de Panorama. Le Panorama, créé
par Robert Barker en 1787, est devenu un événement populaire et une étape dans
l’Histoire de la représentation des arts visuels, car il se fait la synthèse de changements
importants, parmi eux, celui d’être le diffuseur de la culture du divertissement.
(COMMENT, 1999, p. 8)
4 Barker a construit des rotondes (construction circulaire) où le public montait les
escaliers (dans l’obscurité : effet d’interruption avec l’environnement extérieur) jusqu’à
ce qu’il atteigne la plateforme centrale où il pouvait expérimenter une vue privilégiée
des peintures à 360°. La taille du paysage et la position du public à hauteur
prédéterminée favorisaient les effets d’illusion et stimulent les sens. La nouvelle idée
fondamentalement de Panorama est de combiner la stimulation sensorielle avec
l’illusion perceptive qui a stimulé le développement d’une série d’environnements
immersifs, y compris le cinéma. Avec le Panorama de Barker, l’observateur, pour la
première fois, « s’est retrouvé plongé dans une réalité artificielle, à l’intérieur de
laquelle toute frontière séparant la réalité de l’artifice a été plus ou moins éliminée ».
(GRIFFITH, 2004)
5 La connaissance des artifices qui stimulent les sens de manière exceptionnelle ont
donné aux réalisateurs le pouvoir de provoquer des émotions dans le public. (GRAU,
2003) En 1900, le Cinéorama, créé par Raoul Grimoin-Sanson, présenté (une seule fois) à
l’Exposition Universelle de Paris, qui simule le vol d’un ballon. Le public était entouré
d’écrans géants sur lesquels étaient projetés des images en mouvement à 360 °. Le
Cinéorama annule l’image fixe à la manière des panoramas. Les difficultés techniques
de mise en œuvre du dispositif, associées au risque d’incendie provoqués par le nombre
élevé de projecteurs, vont malheureusement contrarier cette entreprise.
6 La recherche d’une image de plus en plus articulée entre l'oeuvre, le médium et le
public a marqué l’Histoire du cinéma. Dans les années 1950, le Cinerama, l’invention de
Fred Waller, présentait des films avec 3 projecteurs parallèles synchronisés sur un
écran incurvé à 146°. Cependant, le système posait une série de problèmes : le coût
élevé de l’exposition et de la production de films. L’invention d’autres formats
(Cinescope par exemple) supplante l’avancée de cette expérience. Plusieurs films ont
été tournés et parmi eux : Le monde merveilleux des frères Grimm et La conquête de
l’ouest, tous deux de 1962.
7 Les artifices utilisés pour élargir l’immersion du public étaient basés, non seulement
sur le dialogue avec l’écran, mais aussi avec des techniques qui stimulaient d’autres
sens, comme ce fut le cas avec Sensorama de Morton Heilig en 1961. La première
expérience a été une promenade en voiture. Les images et les sons étaient
préalablement enregistrés et projetés devant le pare-brise où le spectateur pouvait
ressentir odeurs et vibrations amplifiant le sentiment d’immersion.
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His premise was simple but striking for its time: if an artist controlled themultisensory stimulation of the audience, he could provide them with the illusionand sensation of first person experience, of actually « being there. » (HEILIG, 1955,p.240)The screen will not fill only 5% of your visual field as the local movie screen does, orthe mere 7.5% of Wide Screen, or 18% of the "miracle mirror" screen, ofCinemaScope, or the 25% of Cinerama – but 100%. The screen will curve past thespectator's ears on both sides and beyond his sphere of vision above and below. Inall the praise about the marvels of "peripheral vision," no one paused to state thatthe human eye has a vertical span of l50° as well as a horizontal one of 180°. (...)Glasses, however, will not be necessary. Electronic and optical means will bedevised to create illusory depth without them. (HEILIG, 1955, p. 246)
8 Faute d’investisseur, le « cinéma du futur » n’a pas réussi, mais il a influencé d’autres
inventeurs. Ivan Sutherland, inspiré de Sensorama, a inventé en 1963 une technologie
qui a permis la création d’environnements virtuels générés par ordinateur. Sutherland
a également construit le premier casque capable de suivre les mouvements et a imaginé
l’avenir :
The ultimate display would, of course, be a room within which the computer cancontrol the existence of matter. A chair displayed in such a room would be goodenough to sit in. Handcuffs displayed in such a room would be confining, and abullet displayed in such a room would be fatal. With appropriate programming sucha display could literally be the Wonderland into which Alice walked. (SUTHERLAND,1965, s/p)
9 L’invention de Sutherland a encouragé la création de plusieurs autres technologies et
d’appareils qui font partie d’une structure informatique pour simuler des
environnements immersifs. Et le cinéma, et tant d’autres domaines, utilisent des
environnements virtuels pour promouvoir différents types d’expériences pour les
utilisateurs. En 1986, Jaron Lanier a imaginé le terme « réalité virtuelle » et a popularisé
l’expression. La réalité virtuelle est définie par Biocca comme : « un agencement de
dispositifs d’entrée et de sortie possibles, chacun servant à un canal sensoriel ou lié aux
mouvements du corps de l’utilisateur et à leurs réponses. » (BIOCCA, 1992b, p. 29)
Force motrice de la réalité virtuelle : immersion,présence et réalisme
10 La base principale de la R. V. nouvelle est de diminuer les limites qui existent entre le
monde réel et le monde simulé, c’est-à-dire d’empêcher toute interférence externe qui
dérange le sujet avec l’expérience immersive. Pour cette raison, des facteurs comme
l’immersion, la présence et le réalisme forment les principales caractéristiques d’un
environnement virtuel et l’efficacité de chacun d’eux se traduit par le « calice sacré »
(HEIM, 1993, p. 122) de la RV. « Dans ce processus de conception continue, l’ingénieur
recherche des interfaces si transparentes qu’elles deviennent ‶une seconde nature″ et à
long terme toujours invisibles » (BIOCCA, 1992B, p. 30). Cependant, il est important de
noter que le réalisme de l’environnement virtuel n’a rien à voir avec le fait d’être
dépeint comme une copie fidèle du monde réel, ce qui est confirmé, par exemple, par
l’expérience des jeux vidéo. Slater (2009) note que le niveau d’immersion de
l’utilisateur dans un monde virtuel, à un degré plus ou moins important, est dû à des
contingences sensorimotrices2 que ces environnements peuvent prendre en charge.
Plus le remplacement des sensations est réel, plus cette représentation devient
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immersive et réaliste. « Le but ultime de la conception de l’interface VR n’est rien de
moins que l’immersion complète des canaux moteurs sensoriels dans une expérience
générée par ordinateur. » (BIOCCA, LEVY, 1995, p. 17)
11 LaValle (2016) et Fuchs (2003) soutiennent que les critères de réalisme de la Réalité
Virtuelle sont beaucoup plus proches de la capacité informatique pour générer des
graphiques en temps réel et de comment l’expérience peut être « incroyable », si on la
compare à la réalité. Par exemple, dans un monde virtuel, je peux voler comme un
oiseau ou visiter l’intérieur d’une cellule. Autres facteurs importants : les actions et les
réactions dans la Réalité Virtuelle qui doivent être équivalentes à celles du monde réel.
Par exemple, lorsque la tête se déplace vers la gauche, la droite, le haut ou le bas, il est
nécessaire que le scénario en trois dimensions suive les mouvements de l’utilisateur et
dans l’ordre de perception des choses : profondeur de champ, lumières, couleurs, taille
des objets, perspectives. Au vu de cette « naturalité » intégrée à Réalité Virtuelle,
l’engagement avec l’environnement se fait grâce à des possibilités d’interaction, dans
un échange constant et, tout cela renforce l’effet d’immersion. La simulation
d’environnements pour la Réalité Virtuelle trouve des tendances dans les jeux vidéo et
parce que c’est une pratique récente, c’est un problème aura d’autres répercussions.
12 Le terme « immersion » est largement utilisé lorsqu’il s’agit de V. R. Murray définit
l’immersion comme « l’expérience d’être transporté vers un endroit merveilleusement
simulé ». Il ajoute que celle-ci « est agréable en soi, indépendamment du contenu de
fantaisie ». (MURRAY, 2011, p. 102). En VR, le « transport » se fait à l’aide d’appareils
qui connectent l’utilisateur à un ordinateur, ce qui rend possible d’avoir des
expériences à différents niveaux (auditif, haptique, immersion sensorielle, etc.), à
travers les sens du corps lui-même. « La technologie de Réalité Virtuelle peut être
considérée comme un agencement d’appareils d’entrée et de sortie possible, chacun
servant un canal sensoriel ou lié aux mouvements du corps de l’utilisateur et à leurs
réponses. » (BIOCCA, 1992b, p. 29) Par conséquent, le corps assume un « engagement »
(même conscient) à faire partie de l’environnement, à se sentir présent. Pour Heeter
(1992), la présence est un sentiment « d’être là », basé sur le stimulus sensoriel qui
s’articule avec l’environnement.
13 Au cinéma, les composants qui contribuent à l’immersion sont : le grand écran, la pièce
sombre, le volume du son, et bien sûr, la narration du film dans toutes ses
combinaisons. Différentes expériences de cinéma cherchent à augmenter le niveau
d’expérience du spectateur avec le film. Il a incorporé le son et la couleur à l’image,
agrandi l’écran et inséré des effets tridimensionnels. Pour Grau, l’implication
émotionnelle augmente à mesure que le public s’imprègne de l’expérience.
L’immersion, pour lui, est un processus qui absorbe l’esprit, c’est une transition d’un
état d’esprit à un autre. (GRAU, 2003).
Le Cinéma VR défile sur le tapis rouge
14 Actuellement, la R. V. est utilisée dans plusieurs secteurs – de la médecine à la
formation professionnelle – et se développe. Les géants du divertissement ont investi
des millions de dollars dans le développement et l’amélioration de technologies
orientées vers R. V. et dans les films en R. V. qui, désormais, circulent sur le tapis rouge
du cinéma commercial.
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15 Des entreprises comme Google et Facebook, des réalisateurs comme Steven Spielberg et
Ridley Scott ou encore des festivals de films comme Oscars et Cannes se tournent vers
le cinéma en R. V.3. Google a produit Help (Justin Lin, 2015), considéré comme le
premier film de fiction R. V. et Pearl, premier film R. V. nominé aux Oscars en 2017
dans la catégorie animation courte. Carne y arena, une fiction d’Alejandro Gonzales
Iñarritu (Birdman) a été projetée au Festival de Cannes en 2017. Le documentaire The
Protectors : Walk in the Rangers Shoes (de Kathryn Bigelow et Imraan Ismail) a été
présenté en avant-première au Festival du film de Tribeca en 2018. En Italie, le Festival
International du Film de Venise a ouvert une catégorie pour les films en R. V… Dans ce
scénario, il est possible de constater un intérêt croissant, tant pour les réalisateurs, que
pour l’industrie cinématographique.
16 Des films en réalité virtuelle sont en cours de production et les « cinéastes » sont
confrontés à plusieurs défis pour composer une œuvre pour un dispositif qui
fonctionne selon leurs propres lois. Compte tenu de ces motivations pour la production
de films en R. V., ce qui nous intéresse est de savoir si ces films resteront en marge du
cinéma traditionnel comme tant d’autres expériences promues par le cinéma mais qui
n’ont pas éclos pour une, deux ou trois raisons liées à l’industrie cinématographique.
Notes sur le Cinéma en R. V.
17 Au début des années 1980, John Hull (1935-2015), professeur et théologien, découvre
qu’il sera aveugle et décide d’enregistrer sur cassettes l’expérience de ce que sera sa vie
au-delà de la vision. En 2014, Peter Middleton et James Spinney ont produit Notes of
Blindness : Into Darkness (2014), une œuvre audiovisuelle en Réalité Virtuelle, inspirée
de l’histoire de John. Dans le travail, les réalisateurs utilisent les audios enregistrés par
John comme guide pour les images et le résultat est une transformation progressive des
sens : la perte progressive de la mémoire visuelle, la désintégration des souvenirs, la fin
de la matérialité de l’image, parmi tant d’autres sensations que l’expérience en RV que
Notes nous permet d’avoir.
18 Les paroles de John mènent le récit et ont une force brutale face à ce qu’il est possible
de « voir ». Les graphismes minimalistes façonnent des images troublantes. Tout est
conçu pour que le spectateur plonge dans le monde de John et « ressente » comment
c’est de perdre la vue. La narration à la première personne amplifie l’effet de
l’expérience. Notes of Blindness fait partie d’un nouveau type de récit filmique dans
lequel le sujet appartient à l’histoire et réagit comme s’il était vraiment « là ». Ce
sentiment d’appartenance à la Réalité Virtuelle est ce qui la distingue des autres
médias. Nous n’avons pas encore le « contrôle » total sur la création d’un monde
artificiel qui nous ressemble ou qui ressemble au monde dans lequel nous vivons.
Toutefois, pour que ce soit possible, la technologie est en cours de développement.
19 Étant une nouvelle pratique, le Cinéma R. V. est dans l’attente d’une définition.
Concernant la pratique, il s’agit d’expériences cinématographiques produites en format
360o et exposées à travers la Réalité Virtuelle. Par conséquence, comme il s’agit d’un
environnement régi par ses propres lois, il est évident que le langage, la pratique et
l’expérience cinématographiques ne fonctionnent pas de la même manière.
20 Le langage que le cinéma a configuré tout au long du 20e siècle doit être étudié, car il
est basé sur l’hypothèse que le directeur de la photographie contrôle le point de vue de
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la caméra. En R. V., les spectateurs choisissent la direction à regarder. (LAVALLE, 2016,
p.11, notre traduction)
21 William Uricchio, professeur au département d’études comparatives des médias au MIT
– Massachusetts Institute of Technology, dans une interview accordée à la chaîne
YouTube Eye, cite trois questions pertinentes sur les confluences du cinéma lorsqu’il
est produit en Réalité Virtuelle : le cadre, le point de vue (ou montage) et les types de
récits efficaces pour la Réalité Virtuelle. Selon lui, ces trois points devraient, non
seulement coller au langage cinématographique, mais aussi à d’autres, par exemple le
langage du jeu vidéo qui est produit pour fonctionner dans un langage 3D.
22 Bates (1991) démontre le potentiel de la nouvelle technologie. Il questionne la nécessité
d’un langage spécifique pour créer des films pour un environnement virtuel immersif.
Ce langage devrait être analogue à celui, largement discuté par des théoriciens sur le
langage cinématographique, qui passe par des questions sur le cadre, le montage et le
récit.
23 Dans ce contexte, Bates propose des pratiques qui tiennent compte de l’utilisation des
techniques d’éclairage, des positions des caméras et de la construction sonore. Il attire
l’attention sur les formats qu’un sujet moyen est capable de percevoir à partir
d’éléments clés tels que « l’espace physique, les objets et les forces naturelles. »
(BATES, 1991, s / p)
24 En effet, la rencontre du cinéma avec la Réalité Virtuelle fait vibrer le langage
cinématographique, absorbé par les motifs esthétiques dominants dans l’Histoire du
cinéma.
25 Il existe le genre cinématographique qui se réinvente comme le cinéma expérimental,
le cinéma direct, le cinéma indépendant, etc. Il fait vibrer le langage institutionnalisé et
présente d’autres manières de penser le cinéma.
26 Dans le Cinéma R. V., les limitations du cadre disparaissent. Le montage attend un
« clic » pour passer à une autre étape. L’expérience est individuelle. Le récit est
contrôlé par un sujet qui participe et interagit avec l’histoire selon les lois qui régissent
la Réalité Virtuelle. Il est évident qu’un nouveau langage se forme et ne peut pas
simplement recycler de vieilles formules. Il y a un temps pour arriver à maturité. C’est
ainsi qu’au moment de l’émergence du cinéma, celui-ci imite le théâtre. Après tout, la
réalité virtuelle n’est pas seulement un médium que le cinéma utilise pour projeter des
films, tels que la télévision, les téléphones portables, les ordinateurs. C’est un médium
qui transforme la façon traditionnelle de faire du cinéma. Dans ce nouveau modus
operandi, le spectateur devient un agent du film et choisit où regarder, interfère avec le
temps, participe à l’histoire et manipule des objets à travers des dispositifs. Dans ce
processus d’hybridation entre les deux milieux, il y a une frontière apparente, qui ne
peut être perçue comme une séparation, mais comme une juxtaposition. Et, ce qui était
autrefois un processus d’hybridation devient univoque et la frontière, raréfiée.
27 Pour le moment, il est difficile d’anticiper les types de contenu qui surgiront à partir de
cette entreprise, leurs potentialités et limitations. De toute façon, cela influence la
production d’énoncés, d’images, de pensées et d’affections. C’est une question qui se
dédouble dans la possibilité et dans l’impossibilité de cette nouvelle relation du cinéma
avec le milieu virtuel.
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BIBLIOGRAPHY
Références bibliographiques
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NOTES
1. Il existe un type de Réalité Virtuelle appelé immersif qui diffère de non immersif. Slater (2009)
illustre l’utilisation « presque » d’un métalangage. Selon l’auteur, la différence fondamentale
réside dans la capacité du système immersif à simuler un système non immersif. L’inverse
n’existe pas. Dans un environnement virtuel régi par des lois idéales, il est possible de simuler
l’interaction avec un ordinateur, mais l’utilisation de l’ordinateur pour simuler un
environnement immersif ne fonctionne pas de la même manière, c’est-à-dire qu’il s’agit de
conditions asymétriques d’une réalité physique.
2. La signification du terme sensorimoteur est liée à l’intelligence pratique du corps dans ses actions avec le monde extérieur. Dans l’environnement
virtuel, il existe des incohérences sensorimotrices et peu importe le nombre de canaux d’interaction disponibles. Un type d’incohérence, par exemple,
est la simulation du corps gravissant une échelle alors que le corps dans le monde réel reste inerte.
3. Comme c’est une pratique récente entre le cinéma et la Réalité Virtuelle, les termes de cette rencontre ne sont pas encore définis. Pour cette
recherche nous utiliserons l’expression cinéma en RV. Fuchs (2019) suggère le terme Cinéma 360°. Nous ne sommes pas d’accord avec Fuchs, car il
comprend que l’utilisation du terme 360° est simpliste et ne comprend pas la Réalité Virtuelle dans toute sa capacité à produire des effets complexes,
bien au-delà d’être simplement un environnement 360°.
ABSTRACTS
Abstract :
VR cinema is an interchange between cinema and a specific kind of technology that simulates
virtual environments, but both claim what belongs to them, which is proper to the medium. The
cinema has its own grammar that slips under its forms of narrative and does not keep so many
secrets anymore and Virtual Reality is polymorphic. In this meeting, cinematic diegesis suffers a
blow and puts language in wait for a new convention and infers other ways of thinking the
cinema, which now, needs to be experienced from the inside.
RésuméLe cinéma en Réalité Virtuelle (V. R.) est une rencontre entre le cinéma et un type spécifique de technologie qui simule les environnements virtuels.
Cependant, tous deux revendiquent ce qui leur appartient : le cinéma, avec son propre langage qui glisse sous ses formes d’expression artistique et
la Réalité Virtuelle qui est polymorphe. Lors de cette rencontre, la diégèse cinématographique subit un changement et met le langage à l’affût denouveaux modes de composition. Il induit d’autres façons de penser le cinéma, qui doit désormais être vécu de l’intérieur.
AUTHORS
MS. CLAUDIA PEREIRA DE OLIVEIRA
Doctorante en médias et technologie – UNESP – Université d’État de São Paulo Júlio de Mesquita
Filho sous la direction de Osvando J. de Morais. Elle était récemment visiteur de recherche à
Université de Montréal – UdeM – au Laboratoire CinéMédias du Département d’histoire de l’art et
d’études cinématographiques (bourse d’études MITACS – programmes de recherche et de
formation au Canada).
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PROF. DR. OSVANDO J. DE MORAIS
Professeur et chercheur en Théories des Médias Numériques et Herméneutique, à l’Université
d’État de São Paulo (UNESP) Júlio de Mesquita Filho, Campus Bauru. Il est spécialiste de théorie de
la communication et de la culture, herméneutique, communication et sémiotique visuelle. Il a
publié le livre : Grande Sertão : Veredas – O Romance Transformado (le Grand Sertão : les Sentiers
– La Romance Transformée), Édition de l’Université de São Paulo (EDUSP), 2000. Parallèlement, il
a contribué, comme éditeur et organisateur, à plus de 70 ouvrages collectifs, fruit de son travail
d’enseignant et de chercheur sur les Relations entre Littérature, Télévision et Adaptation de
Textes Littéraires pour le Cinéma et la Télévision. Ces dernières années, ses recherches se sont
concentrées sur les théories des médias numériques, des technologies, des arts et des cultures.
Elles ont abouti à la publication de plusieurs articles : Art photographique de Benjamim Abrahão :
« Résonances, technologies, culture et mémoire brésilienne, dans le milieu des années 1930 »,
Razón y Palabra, 2019 ; « McLuhan dédoublé : théories, concepts, technologies et ruptures »,
Revista Internacional de Comunicación y Desarrolo, 2020 et « l’imaginaire, l’imagination et les
récits : ébauche d’une théorie des images », Annuaire Estúdios en Comunicación Social
Disertaciones, 2020.
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Hybridations audiovisuelles
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Un espace « Cannes XR » au Marchédu Film :Quels enjeux pourl’industrie du cinéma ?Hélène Laurichesse
À quoi ressemble l’avenir du film ? Ça commence au Marché du film où chaqueannée, des professionnels du monde entier se réunissent pour partager et découvrirles dernières tendances de la production et de la distribution cinématographique1.
1 Moins anecdotique qu’il n’y paraît, cette publication, en entremêlant le devenir du
cinéma à celui du marché du film à Cannes (MdF) pointe l’importance de ce dernier
pour témoigner des tendances de l’industrie du cinéma. Aussi, lorsqu’en 2019, le MdF
introduit un nouvel espace baptisé « Cannes XR », offrant ainsi une visibilité
appréciable aux technologies immersives, ce parti pris est d’autant plus notable qu’il
s’inscrit dans le contexte symbolique et polémique d’un festival de Cannes défendant
une vision traditionnelle du film avec l’exigence (désormais isolée) que tous les films en
compétition sortent obligatoirement en salles2. Certes, les objectifs du marché et du
Festival de Cannes peuvent présenter des différences, mais leur imbrication, nous le
verrons, ne s’est jamais démentie tout au long des dernières décennies. Bien au
contraire, ils fonctionnent à la manière d’un couple, se renforçant l’un et l’autre de
façon complémentaire, un pied dans l’artistique, l’autre dans l’économique. L’espace
« Cannes VR », évoque pourtant la perspective d’un cinéma qui se situe au-delà de son
dispositif historique réunissant un public dans une salle devant un écran. « C’est parce
que la nature de l’art a changé que du cinéma devient pensable en dehors d’une histoire qui s’est
plus ou moins confondue avec l’exception de son dispositif historique3 » souligne Luc Vancheri
en s’inscrivant dans la lignée des récents travaux académiques sur le devenir du
cinéma4. Ces derniers tendent à l’optimisme pour considérer le rayonnement d’un
cinéma qui ne saurait se confondre avec un dispositif technologique figé, bien au
contraire, ce dernier étant amené à évoluer avec son contexte et à s’adapter.
« S’adapter », c’est d’ailleurs le maître mot mobilisé par les personnalités
hollywoodiennes interrogées sur la survie des films dans les dix prochaines années5.
S’adapter à ce qu’Emmanuel Durand6 appelle « l’heure hybride », celle des technologies,
celle des pratiques des publics, celle d’une nouvelle cinéphilie7 dans un environnement
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numérique qui met en question la filière et le film depuis sa création en passant par sa
production et ses circuits de distribution et de diffusion. C’est toutefois dès ses origines
que le cinéma a été confronté au défi de ce renouvellement permanent, dans une
dynamique d’inventions et d’innovations qui nécessitent pour être couronnées de
succès une bonne connaissance du marché et de ses évolutions8. Les innovations
apportées par les technologies immersives présentent à ce titre la potentialité
d’apporter au secteur cinématographique un positionnement fortement différenciateur
au regard des nouveaux usages des publics dans le contexte de développement de
l’offre des plateformes. Une perspective porteuse qui explique très certainement la
présence de la réalité étendue au sein du plus influent des marchés du film. En ce sens,
l’étude de cas de « Cannes XR » au MdF nous semble susceptible d’apporter quelques
éclairages sur les liens à établir entre les industries des technologies immersives et
celle du cinéma. Comment le marché s’approprie-t-il ces technologies, avec quels
objectifs, et quels moyens, et pour quel public ? Ces questionnements s’inscrivent dans
la lignée des travaux des Productions Studies9 qui visent à conceptualiser les pratiques de
travail des professionnels en mettant l’accent sur le monde de la production envisagé
comme une culture, avec ses propres codes et rituels. Après avoir défini ce que l’on
entend ici par « marché » et par « XR », nous évoquerons à travers « Cannes XR »
comment l’industrie du cinéma s’empare des innovations des technologies immersives
et quelles perspectives et limites se dessinent dans cette dynamique.
XR : Le champ des technologies immersives
2 La terminologie de « XR » qui renvoie à la réalité étendue10 n’est pas encore usuelle
dans le langage courant, elle correspond à l’évolution rapide des technologies dites
immersives qui se déploient désormais au-delà de la réalité virtuelle (VR). Dans le
secteur culturel, elles sont rattachées à ce que l’on appelle les « arts numériques11»
même si l’appellation ne fait pas tout à fait consensus, multimédia, transmédia,
création numérique lui étant parfois préférée. La rencontre entre art et science qui
caractérise ce secteur lui confère un positionnement atypique comparativement à celui
des arts, mais aussi à celui des industries culturelles qui s’appuient sur des processus de
création et des modèles économiques différents. La création dite numérique engendre
en effet la mise en œuvre de collaborations complexes mêlant des créateurs, des
ingénieurs, des scientifiques en posant une difficulté à identifier ce qui relève de
l’artistique et ce qui relève de la technique. Elle s’exprime dans les performances
audiovisuelles (A/V), les arts de la scène et en particulier la danse, la réalité virtuelle, le
Net art, le Bio art, l’art robotique, le jeu vidéo, la stéréolithographie, la téléprésence12
pour faire émerger des œuvres par essence variées et hybrides qui viennent
entrecroiser ces différents domaines. Elle recourt par ailleurs à des modalités
spécifiques de financement, de diffusion, de commercialisation et de conservation et se
distingue par ses dimensions interactive et immersive, deux concepts assez largement
discutés dans les recherches académiques. Au sujet de l’œuvre immersive dans les arts
numériques, les définitions proposées dans le dossier CRISP – bien qu’ouvrant très
certainement au débat – nous semblent assez éclairantes sur les perspectives qu’elles
impliquent pour pouvoir servir de référence à notre analyse :
Le propre d’une œuvre immersive, c’est de pouvoir faire vivre une expérienceartistique, esthétique de l’intérieur, en réservant au spectateur la place centrale et
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non pas une confrontation classique avec une œuvre, en face à face, comme pourl’accrochage d’un tableau ou la visualisation sur écran.[…] Au sens strict, les arts numériques sont à la source d’une véritable « inter-action », en sollicitant un mouvement de l’œuvre vers le spectateur et,inversement, du spectateur vers l’œuvre13.
3 Nous compléterons cette approche par celle envisagée dans le secteur audiovisuel avec
une création numérique reprenant ces deux dimensions au prisme de l’œuvre
audiovisuelle :
Par œuvre immersive et interactive, on entend des projets de créationaudiovisuelle, développant une proposition narrative, et destinés à un ou plusieurssupports qui permettent une expérience de visionnage dynamique fondée surl’activation de contenus ou par simple déplacement du regard. Ce champd’intervention recouvre notamment les œuvres destinées aux technologiesimmersives (réalité virtuelle et augmentée) et les narrations interactives conçuespour le web ou les écrans mobiles. Naturellement hybrides et transdisciplinaires,ces œuvres se situent principalement au point de rencontre du cinéma et du jeuvidéo14.
4 Cette approche, vouée à « révolutionner 15» l’expérience du public d’un film :
Consiste à faire entrer le spectateur dans une histoire, un jeu, une compositionmusicale, une œuvre d’art contemporain, de danse, de théâtre, en sollicitantplusieurs sens par des technologies comme la réalité virtuelle, la réalité augmentée,l’audio spatialisé, le vidéo mapping pour une expérience solo ou collective réaliséedans un espace public. Il peut s’agir d’un lieu dédié, orienté divertissement (LBE « Location Based Entertainment »), ou de lieux non dédiés comme des musées, salles despectacles, centres d’art, etc16.
5 Avec l’expérience immersive, il est possible de vivre une réalité en 360 °en regardant
non plus seulement un écran devant soi, mais en percevant tout ce qui nous entoure
avec une possibilité d’interagir. Pour parvenir à cette immersion, différentes
technologies se combinent pour former l’ensemble vaste regroupé sous le terme
générique de réalité étendue (XR) désignant à la fois la réalité augmentée (AR) et la
réalité virtuelle (VR).
6 De manière synthétique « la XR viendrait pallier le manque d’immersion de la réalité
augmentée et la non-prise en compte du réel de la réalité virtuelle17». En l’occurrence,
l’immersion par le biais de la VR se réalise avec un casque qui coupe de la réalité
pendant que l’AR introduit des objets virtuels dans le champ de vision de l’utilisateur
sur l’image du monde réel. Enfin ce que l’on appelle la réalité mixte (MR) combine
objets virtuels et réels et se situant à mi-chemin entre une expérience de réalité
virtuelle et de réalité augmentée.
Art & Industrie : Les marchés de l’économie de laculture
7 Si la définition la plus large du marché peut le présenter comme une place d’échange,
l’approche économique et l’approche sociologique n’y projettent pas les mêmes
perspectives, respectivement transactionnelles et relationnelles. Du point de vue de
l’économie, le marché est un point de rencontre entre l’offre et la demande qui permet
la formation d’un prix dans le cadre d’une transaction (achat/vente). « Un lieu physique
dans certains cas, mais surtout un lieu abstrait dans le cadre duquel sont atteints des points
d’équilibre, en déterminant les quantités échangées et les prix de cession 18». Du point de vue
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de la sociologie, le marché représente un lieu dans lequel se construisent des relations
sociales entre ses différents acteurs.
8 À ce titre, les marchés constituent des places d’observation privilégiées des évolutions
et tendances d’une industrie, de leur dynamique créative et renseignent la
connaissance et la compréhension du fonctionnement du secteur. Ils constituent aussi
le lieu de découverte des talents si bien que leur rapport à la création, à la production
et à la valorisation d’œuvres est de plus en plus questionné, comme l’illustrent deux
questions essentielles posées dans l’éditorial de la revue Marges dans un numéro
consacré à « L’art avec ou sans le marché » :
Le marché est-il réellement devenu le prescripteur principal des valeursartistiques ?Le marché détermine-t-il l’évolution des productions artistiques ? Et si c’est le cas,comment et par quels relais ?19
9 Le rôle du marché ne serait donc pas circonscrit à trouver des débouchés à des œuvres
déjà produites, mais également à façonner, conditionner, accompagner, des œuvres en
développement, voire à faire et défaire des « réputations »20.
10 Dans le secteur artistique, il faut toutefois rappeler que le marché peut difficilement
être appréhendé d’une façon homogène, au regard des différences observées dans les
modalités de fonctionnement du secteur des arts et des industries culturelles. Si le
travail créateur, le caractère aléatoire de la demande, l’exigence d’un renouvellement
constant des produits, l’importance de la notoriété et des récompenses constituent des
spécificités communes aux domaines artistiques, chaque marché présente ses
caractéristiques propres. Le marché de l’art notamment fonctionne autour d’acteurs
tels que les galeries, les critiques, les commissaires-priseurs, les conservateurs, les
collectionneurs, les enseignants des écoles d’arts. La formation de la valeur et des prix
s’y réalisant à partir de l’expertise scientifique de ces acteurs sur la base de la rareté
des biens. Le marché des industries culturelles21 qui concerne le secteur du cinéma
renvoie à des entreprises qui utilisent des méthodes industrielles pour la reproduction
des œuvres culturelles (par exemple, le film œuvre unique se démultiplie avec les
copies du film) à des fins d’exploitation commerciale en composant avec une dimension
créative prédominante dans le processus de production et une dimension économique
plus contraignante que dans le secteur des arts. Sur ce marché, le prix (le plus souvent
encadré par les pouvoirs publics) n’étant pas un indicateur de qualité, la notoriété, et le
système de médiation y est déterminant.
11 Le marché des arts numériques quant à lui est historiquement davantage associé au
marché de l’art qu’à celui du film, tout en présentant de grandes spécificités :
Les artistes post-Internet – le terme ayant lui-même fait l’objet de nombreux débats– sont considérés comme une génération qui pense avec et au travers destechnologies en réseaux, dans ses œuvres mêmes22.
12 La proximité de ses créations artistiques avec celles du design et avec celles du monde
du spectacle le marginalise dans le monde des arts et sa dimension expérimentale
reposant sur des œuvres rarement commercialisables le rend atypique dans le secteur
des industries culturelles. On pourra ainsi étendre la réflexion posée comme suit à
propos du secteur de l’art à celui des industries culturelles :
[…] l’interdisciplinarité des arts numériques entre en conflit avec les catégorieséprouvées de l’art contemporain, qui ont été construites au fil des années par desspécialistes qui souhaitent garder leurs champs d’intervention23.
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13 Dans cette perspective, il convient de garder à l’esprit une spécificité des technologies
immersives dans leur croisement entre différentes disciplines artistiques, le cinéma, le
théâtre, la danse, le jeu vidéo pour questionner le rapprochement entre le marché du
film de Cannes et le secteur des technologies immersives.
Cannes XR
14 L’espace « Cannes XR », initié en 2019, a été introduit dans le cadre du marché
international du film inauguré en 1959, soit, treize ans après le Festival de Cannes. Le M
dF organisé de manière très artisanale et improvisée lors des premières années s’est
ensuite structuré au fil des décennies pour devenir un rendez-vous « incontournable 24»
de tous les professionnels de l’audiovisuel. La grande majorité des sociétés y réalisant
leur chiffre d’affaires de l’année, une absence à Cannes est généralement interprétée
comme un signal de mauvaise santé d’une société audiovisuelle25. En 1995, sous la
direction de Jérôme Paillard, le festival et le marché deviennent imbriqués dans leur
fonctionnement, le MdF intégrant l’association française du festival. Ce faisant,
l’évènement cannois devient pionnier d’une forme d’industrialisation des festivals qui
va se généraliser dans la profession (Toronto, Berlin, Venise notamment). Une
évolution qui correspond à ce que Dina Iordanova26 appelle « Festival Industry Oriented »
en observant que le rôle initial du festival qui se situait traditionnellement au niveau
d’un soutien à l’activité de distribution est en train d’évoluer sur le terrain du
développement et de la production en prenant exemple sur Cannes et sa combinaison
gagnante « marché-festival ».
15 La double visée culturelle et commerciale qui caractérise l’évènement cannois se
traduit par une très forte imbrication des deux évènements :
Dans une manifestation bien organisée comme celle du festival de Cannes, personnen’est capable de distinguer ce qui relève du marché et ce qui relève de l’évaluationartistique, quels acteurs participent a l’une ou a l’autre des différents systèmes delégitimité et de valorisation27.
16 Dès lors, on peut observer une évolution de la fonction des « festivals » vers une
dimension créative, y compris en l’absence de marché officiel. Devenus des « managers
créatifs » et des « intermédiaires culturels », ils permettent aux films d’exister dans
leur développement et leur production28. L’exemple cannois, emblématique de ce
positionnement double, confirme son importance en tant qu’évènement référent pour
l’ensemble du réseau des festivals.
17 Considérons à présent l’espace « Cannes XR » au sein du MdF en rappelant le rôle
d’accompagnement des professionnels dans leurs démarches transactionnelles et
relationnelles dont il s’est investi. Des stands, des salles de projection et des espaces de
conférences et travail les y accueillent dans un espace découpé en différentes zones
(Illustration 1) avec un accès réservé aux professionnels accrédités29. L’espace intérieur
« Riviera », qui regroupe les stands et pavillons des exposants professionnels de
différents pays et secteurs, accessibles par l’entrée principale du Palais des festivals au
niveau – 1 (Illustration 2) est celui qui a hébergé en 2019 « Cannes XR ». Il est complété
des espaces pour les exposants institutionnels et les pays à l’extérieur avec les zones
Pantiero et Riviera.
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Illustration 1 : Le FIF et le MdF à Cannes. Source Site officiel du Festival
Illustration 2 : Espace Riviera au marché du film. Source : Photo personnelle
18 Le MdF, reconnu comme le plus grand marché du cinéma sur un plan international,
regroupe 12 500 professionnels, 4000 films et projets, 1400 projections, 121 pays30 et
représente 1 milliard de $ de chiffre d’affaires généré en 201931. Les activités s’y
organisent autour de deux axes principaux :
Le premier qui représente la plus grosse partie du chiffre d’affaires concerne désormais les
projets. Les activités sont consacrées à la recherche de partenaires financiers, artistiques ou
techniques sur la base de séances de pitching organisées pour trouver des producteurs ou de
sélections dans des résidences d’écriture ou autres workshops32. À cet effet, le travail peut
être initié très en amont à travers notamment la plateforme Cinanado33 qui recense tous les
professionnels présents et les dates de leur présence. Il peut également s’appuyer depuis
2016 sur application dédiée à l’envoi d’invitations et au visionnage offline Service Match &
Meet.
Le second est relatif aux films terminés pour lesquels des achats et ventes vont être effectués
avec des chiffres stables autour d’un peu moins de 3000 films en ventes et 1400 projections.
À la façon d’un zapping, les acheteurs passent d’une salle de projection à l’autre et s’ils sont
intéressés par un film, se rendent ensuite sur les stands pour négocier le meilleur prix.
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19 L’imbrication « festival-marché » permet aux professionnels de mener de front
plusieurs activités en même temps, ils viennent à la fois défendre un film en
compétition dans une des sélections, vendre ou acheter les films produits pour le
marché national ou international34, pré-vendre leurs nouveaux projets, sceller des
partenariats.
20 Au sein du bâtiment Riviera, l’espace « Cannes XR » se situe au côté de lieux dédiés à la
fiction (projections des films, stands des pays et des distributeurs du monde entier, au
documentaire (Cannes Docs), au film court (Short Film Corner), à l’animation
(Animation Day), aux nouvelles technologies (Next). L’espace « Next », initié en 2017,
était supposé représenter jusqu’en 2019 l’ensemble du secteur des technologies, mais la
VR y occupant 90 % des activités représentées en 2018, la décision de créer un espace
spécifique pour les technologies immersives a été prise. « Next » se consacre à présent à
la valorisation de l’ensemble des nouveaux modèles d’innovation autour des
blockchains, de l’intelligence artificielle, des start-up, des nouveaux concepteurs.
21 Pour l’organisation de l’espace XR, une carte blanche a été donnée à Elie Levasseur35, un
Français basé à Londres spécialisé dans le secteur de l’industrie VR. Selon ses dires,
l’orientation retenue pour cette inauguration était celle d’un positionnement B2B
destiné à favoriser les rencontres entre professionnels du secteur. La promotion du
secteur XR auprès des acteurs traditionnels de l’industrie cinématographique
constituait l’objectif premier avec l’idée que l’émulation autour de cette nouveauté à
Cannes pourrait attirer certains festivaliers venus pour le cinéma. Pendant six jours (du
14 au 19 mai 2019), environ 1000m2 ont été dédiés à « Cannes XR » dans les 10 000 m2
du bâtiment Riviera, composé d’une salle de conférence de 80 places, d’un salon-vitrine
VIP pour présenter les nouveaux projets, d’une arcade VR avec 10 stations proposant
une cinquantaine de films, et d’une douzaine de stands de sociétés spécialisées dans la
technologie XR36. Une extension de cet espace était prévue pour l’année 202037 dans le
site prestigieux de l’ancien casino Palm Beach, (1600m2) avec de nouvelles propositions
(une compétition pour la meilleure œuvre cinématique XR notamment).
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Illustration 3 : Stand chinois dans l’espace Cannes XR. Source : Photo personnelle
22 Du point de vue du marché, la mise en relation entre le cinéma et la XR, nous semble se
formaliser à deux niveaux, le niveau du film et des pratiques de création, de production
et de distribution et le niveau de l’industrie du cinéma avec la dimension encore
expérimentale du secteur XR.
Quand les contenus rencontrent les technologiesimmersives
Illustration 4 : Quand la narration rencontre les technologies immersives. Source : Visuel officielCannes XR
23 Le visuel de présentation de l’espace « Cannes XR » (Illustration 4) met l’accent sur la
rencontre entre la narration et les technologies. Le défi de ce croisement est de
parvenir à articuler ces deux ressources afin de créer de la valeur pour la filière
cinématographique. Pour ce faire, expérimenter la maîtrise d’une « écriture
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immersive » constitue le premier des enjeux à relever. Oriane Morriet38 démontre à cet
effet la nécessité pour les scénaristes ayant une expérience du cinéma à intégrer des
aptitudes et compétences spécifiques pour une expérience audiovisuelle visant à
proposer une dimension spatiale et interactive. Il leur faudra notamment acquérir des
connaissances qui jusqu’alors ne relevaient pas de leur métier, en l’occurrence, celles
relatives aux conditions de production et de diffusion. Apprendre à écrire un scénario
en anglais devient aussi un impératif dans un contexte de production internationalisée.
La faisabilité des œuvres qui mobilisent les technologies XR est conditionnée par des
impératifs financiers et techniques, plus encore que dans la fiction traditionnelle,
même si le point d’entrée (voulu par le MdF tout au moins) dans l’univers XR privilégie
le récit. Autrement dit, la technologie vient en appui du récit, mais le récit doit
nécessairement intégrer les potentialités la technologie. Il en va de même pour la
connaissance du contexte de diffusion des œuvres, en raison des investissements très
lourds qu’impliquent les dispositifs d’exposition, les scénaristes doivent être en mesure
de choisir des options de récit qui pourront faciliter la diffusion dans des lieux dédiés
ou via une plateforme. Il est à noter que le format court des œuvres en VR s’explique
notamment par ces contraintes. Il faudra aussi que les scénaristes se familiarisent avec
de nouvelles techniques de scénarisation mobilisant le « je » lors de l’écriture pour se
projeter dans « l’expérience utilisateur », dans la perspective de limiter les
problématiques physiques (motion sickness). L’utilisation de documents inédits
empruntés aux domaines de la chorégraphie, des jeux vidéo et du théâtre permettront
de « spacialiser » l’écriture avec des plans au sol ou des story-boards à cadrans.
24 L’écriture n’est naturellement pas la seule étape qui doit apprendre à composer avec ce
nouveau langage, les réalisateurs de cinéma n’étant pas formés pour la majorité pour
utiliser les caméras 360°, la notion de cadre est complexe à gérer dans une expérience
où le spectateur peut regarder là où il veut. Il faut donc apprendre à travailler des
ressorts scénaristiques et de mise en scène, pour essayer de contrôler son expérience et
avec elle l’histoire qui est racontée, à la façon d’un tour de magie. Faire en sorte de
provoquer une curiosité visuelle ou sonore par exemple pour attirer le regard à un
endroit donné constitue un enjeu nouveau pour les scénaristes et réalisateurs39. Le
mode d’expression de la VR puisant dans la chorégraphie, le théâtre, le jeu vidéo, c’est
tout un nouvel arsenal de connaissances et de compétences auxquels doivent s’ouvrir
les créatifs dans le secteur VR/XR40. Les aptitudes requises jusqu’alors pour exercer leur
métier s’en trouvent modifiées, nécessitant une ouverture plus large à la connaissance
des modalités de travail ayant cours dans d’autres secteurs artistiques.
25 Dans le souhait de présenter les innovations technologiques à travers des contenus,
l’espace XR au MdF proposait un espace de visionnage en partenariat avec la société
SpringboardVR à partir d’un catalogue de films en VR disponible sur des bornes telles
que présentées sur l’illustration 5 au moyen de casques à disposition.
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Illustration 5 : Bornes de visionnage de l’espace XR au MdF. Source : Photo personnelle
26 D’autres expériences immersives pouvaient être testées sur les stands ou lors de
showcases. À titre d’exemples on peut citer une séquence immersive de la chanson «
You’re The One That I Want » du film culte Grease proposée par les sociétés Intel et
Paramount expérimentant la capture 3D volumétrique, une expérience des premiers
pas sur la lune proposée par Universal Pictures, les premières images en avant-
premières des créations de Jan Kounen (7 Lives et Ayahuasca (Kosmik journey).
Parallèlement aux démonstrations, des séances de workshops et pitchings se tenaient
dans l’espace, une nouveauté était programmée pour l’édition 2020 avec un concours
organisé par la société Positron, sponsor de l’évènement avec un prix de 60 000 € de
prix aux contenus primés.
27 Selon notre expérience des œuvres visionnées sur place, cette rencontre entre la
narration et la technologie reste encore superficielle, la majorité des œuvres présentées
faisant davantage appel à la sensation qu’à la narration. Cette dernière, souvent peu
construite, apparaît plus comme un prétexte à la démonstration technologique que
comme un véritable enjeu en dépit du discours autour des ambitions narratives. Une
problématique d’ailleurs abordée de front lors de l’évènement « Cannes XR » avec une
conférence spécifique à la problématique de la narration destinée à réfléchir à ces
questions avec les différents professionnels de la filière du cinéma.
Des technologies immersives innovantes pour lecinéma
28 « L’industrie cinématographique est la plus technologique des industries créatives41»
soulignent Elisa Salvador, Jean-Paul Simon, Pierre-Jean Benghozi en rappelant sa
longue histoire de nouveaux entrants et nouvelles technologies. Comme tout domaine
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artistique, le secteur cinématographique repose sur l’innovation, « la capacité (et la
nécessité) de continuer à offrir aux consommateurs de nouveaux produits « créatifs » ». Son
industrie s’est ainsi régulièrement renouvelée pour tenir compte d’un contexte
environnemental en mutation constante (la télévision, la vidéo, Internet, le
numérique). Autrement dit, les nouvelles technologies sont pour le cinéma à la fois de
nouvelles sources d’inspiration pour ses auteurs et de nouvelles formes de concurrence
pour son industrie. Le point de rencontre entre ces différentes évolutions se situe dans
la nécessité de repenser l’expérience cinématographique et son modèle. Aujourd’hui,
face à la concurrence des plateformes qui proposent une consommation de contenus
instantanée, accessible à tout moment sur tablette, smartphone, ordinateur ou sur
l’écran de la télévision, l’enjeu est de faire de la sortie en salle une expérience forte et
mémorable en utilisant toutes les innovations technologiques disponibles. En ce sens,
les technologies immersives présentent un attrait incontestable pour proposer une
offre véritablement différenciée de celle de la consommation à domicile ou mobile. La
dynamique d’innovation qui sous-tend le secteur XR requiert toutefois des
investissements lourds dans la recherche que peut difficilement supporter l’industrie
du cinéma. Les investissements se réalisent alors le plus souvent en dehors du circuit
traditionnel et de la chaîne de valorisation d’un projet audiovisuel par des sociétés
extérieures à ce secteur. On observe toutefois une évolution avec une implication des
majors de l’industrie américaine dans la production des projets VR ambitieux, qui ne
sont pas directement commercialisables, comme ceux présentés par les sociétés
Paramount ou Universal dans l’espace Cannes XR. Le fonctionnement des majors
désormais adossé à la gestion de propriétés intellectuelles, formalisées par des licences
dans le cadre des franchises/marques (Stars Wars, Batman, etc.), favorise un engagement
financier de la sorte au contraire des entreprises françaises qui n’ont pas cette culture
de la licence.
29 Parmi ces innovations, les principales technologies présentées en 2019 à Cannes XR
comme susceptibles de servir le cinéma concernent trois principales perspectives :
la capture du mouvement des yeux afin de reproduire la vision naturelle et augmenter la
qualité de l’image transmise sur les écrans pour enlever les sensations de cinétose.
la capture volumétrique permettant de capturer le mouvement en 3D
la 5 G qui doit permettre l’allègement des dispositifs (câble notamment) en révolutionnant
complètement l’écosystème de la XR
30 Force est de constater lorsqu’on découvre l’espace XR à Cannes, que la rencontre entre
les deux secteurs se situe à un stade encore très expérimental. Le marché physique du
MdF, est en ce sens important pour permettre aux entreprises spécialisées dans le
secteur XR de présenter leurs innovations aux professionnels du cinéma et de
l’audiovisuel de dédier dans un espace spécifique. La nature expérimentale de ce
marché appliquée au cinéma permet de comprendre que les expositions s’adressent à
des professionnels plus à même de juger le potentiel des projets à partir d’œuvres qui
ne sont pas encore abouties sur un plan cinématographique en raison d’une narration
et d’une mise en scène quelque peu défaillantes. On retrouve ici une problématique qui
se pose aussi dans l’industrie vidéoludique :
Dès lors, un clivage s’affirme entre défenseurs d’une activité ludique qui ne requiertaucun paravent narratif pour exercer sa puissance d’attraction, et ceux pour qui laplasticité du jeu rend possible une nouvelle forme de cinéma, de jeu avec unehistoire, une narration renouvelée, dynamique et en temps réel42.
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31 Quelques années semblent encore nécessaires pour que les métiers créatifs se
familiarisent avec les potentialités de la VR, que les technologies se stabilisent pour
procurer une expérience compatible avec un bien-être physique, et tout autant pour
trouver un modèle économique viable. C’est donc la dimension relationnelle du marché
qui est envisagée dans le cadre du MdF pour une mise en relation des professionnels
entre eux, rejoignant ainsi le rôle d’intermédiaires culturels des festivals et marchés
évoqués précédemment. Pour autant, le MdF se positionne aussi dans une perspective
de réflexion sur le modèle économique du couple Cinéma-XR. Vingt-quatre conférences
ont été organisées à cet effet par le marché, sur les enjeux des LBE, les modalités de
financement des œuvres, et en particulier les coproductions internationales, les enjeux
de la 5 G, les aspects juridiques de la création immersive, le modèle économique de
diffusion à l’international. Cette dernière conférence, présentée au pavillon les cinémas
du monde, invitait les professionnels du secteur des réalités immersives à dialoguer
avec les attachés audiovisuels du réseau culturel français à l’étranger afin de réfléchir à
des modèles d’accompagnement vertueux de diffusion des créations immersives à
l’étranger.
32 Appréhender du point de vue du marché le secteur XR est complexe en raison de son
interdisciplinarité. Pour cette raison, des chiffres très différents peuvent être avancés
selon que l’on considère ce qui relève des contenus ou ce qui relève de la recherche sur
la technologie. Tous secteurs d’applications et technologies confondus43, le marché XR
devrait atteindre 150 milliards de dollars en 202044, se répartissant entre l’AR (120
milliards de dollars) et la VR (30 milliards de dollars). Les investissements dans ces
technologies sont massifs avec la perspective que la XR devienne un marché pour le
grand public de la même ampleur que celui du téléphone mobile45. Toutefois, dans ce
panorama des technologies immersives, il est utile de rappeler que le secteur culturel
ne représente qu’une faible partie des applications avec en tête le marché du jeu vidéo
(5 milliards de dollars).
33 Dans le secteur artistique notamment où l’économie fonctionne sur des projets, ce sont
les investissements dans les contenus qui priment avec un marché encore
embryonnaire sur un plan strictement économique. Le chiffre d’affaires des films VR en
France en 2019, autour de 70 000 euros est encore faible en raison de l’absence de
sociétés investissant dans le secteur. Arte qui représente une des sociétés les plus
actives sur le secteur investit autour de 200 000 euros par an (4 projets à 50 000 euros)46.
On notera toutefois la présence des sociétés Atlas V et Novelab dans le programme en
trois volets Sphères en coproduction avec les sociétés américaines Protozoa Pictures et
Crimes of Curiosity dans un accord d’acquisition à sept chiffres avec le soutien d’Oculus
et d’Intel47.
34 Signe que l’industrie du cinéma affirme toutefois une volonté de s’impliquer dans le
secteur, en France, le CNC a soutenu une centaine de projets depuis 2015. Initialement
portées par le Fonds d’aide aux nouveaux médias, les aides le sont aujourd’hui par le
Fonds d’aide aux expériences numériques (dénommé XN) qui le remplace. Ce fonds de
3 M€ en 201948 intervient depuis l’écriture jusqu’à la production, il est géré par le
service de la création numérique qui comprend les aides au jeu vidéo et les aides aux
arts numériques. La production des films VR en France est conditionnée à ces soutiens
publics via l’activité de ce fonds.
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35 Des coûts de production élevés, des modalités de distribution restreintes et un public
encore incertain caractérisent pour l’heure ce marché expérimental qui apparaît
fragile.
36 Concernant la distribution et la diffusion, deux orientations principales sont possibles :
celle des espaces physiques de type LBE, lieux intermédiaires ayant les moyens
d’investir pour aménager des espaces permettant au public de venir vivre des
expériences XR et celle de la consommation à domicile via des plateformes et des
casques. La première option semble actuellement peu favorable suite à des fermetures
de LBE qui tentent à montrer que le modèle n’est pas viable économiquement dans le
cadre restreint de l’univers cinématographique. Le MK2 VR qui avait ouvert un espace
permanent dédié à la VR à Paris en 2016 avec une douzaine de stations a récemment
fermé, de même les salles IMAX ont également fermé leurs espaces VR en 2019
envoyant un signal très certainement désastreux pour le marché. L’espace Illucity à la
Villette à Paris, qui se présente comme un parc d’attractions VR de type Escape Game
plus ouvert sur le divertissement large semble mieux résister. Il reste alors en premier
lieu les festivals et les marchés artistiques pour permettre ponctuellement de découvrir
ces œuvres, comme dans le cas du MdF. Quant à la consommation à domicile, elle pose
le problème de l’investissement dans des casques qui ont de fortes chances d’être
dépassés technologiquement au bout d’un an, ce qui explique la faible progression de ce
marché. Le marché domestique se situe par ailleurs hors du domaine marchand, la
grande majorité des films étant disponibles gratuitement sur les plateformes telles
qu’Oculus Store ou Steam par exemple.
37 La problématique du modèle économique du cinéma XR renvoie naturellement à celle
du public susceptible d’être intéressé par ces œuvres dans un contexte économique
marchand. Sur cette question, une étude menée par le CNC49 vient confirmer que les
usages du public en matière de VR concernent avant tout le jeu vidéo et les parcs
d’attractions. On y apprend que 41 % des Français ont déjà eu une expérience VR
principalement dans ces domaines et pour la majorité il s’agit sans trop de surprise
d’un public jeune. Sans œuvre de référence permettant de développer la notoriété du
secteur (sur le modèle du film Avatar pour la 3D), et faute de lieux grands publics
permettant la consommation de contenus VR, le marché grand public n’existe pas.
L’espace XR à Cannes, accessible aux porteurs d’un badge professionnel Festival ou
Marché50 n’est d’ailleurs pas ouvert au grand public ni même aux festivaliers cinéphiles
qui ne sont pas des professionnels51. Comme il a été souligné, l’objectif du MdF à cette
étape d’expérimentation est de sensibiliser les professionnels du cinéma aux
technologies XR et les activités qui sont proposées dans l’espace sont en conformité
avec cette ambition. Quant au public de « niche » supposé acquis des « gamers », il offre
des débouchés sans doute limités, les marchés de l’art et du divertissement présentant
de grandes différences dans les motivations à l’origine des choix de consommation. Ce
modèle non marchand d’exposition qui domine actuellement doit néanmoins évoluer
dans vers un modèle marchand pour pouvoir poursuivre son expansion.
Conclusion
38 L’étude de l’espace « Cannes XR » introduit dans le marché du film en 2019, permet un
double constat, d’une part sur la nature encore expérimentale de la rencontre entre la
XR et le cinéma qui rend difficile le déploiement d’un marché tourné vers le grand
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public, d’autre part sur la fonction d’intermédiation du MdF qui vise à offrir le cadre et
les conditions d’un développement des échanges entre les professionnels. La difficulté à
envisager un modèle économique viable pour ce marché du cinéma XR dans sa phase
expérimentale de tests se voit fragilisée par le retrait de certains acteurs phares du
secteur et risque de se voir aggravée très certainement par le contexte de crise
sanitaire de 2020. Les problèmes d’hygiène des dispositifs permettant ces expériences
dans des espaces collectifs, jusqu’alors encore peu présents dans les enjeux de
développement52, risquent de devenir prégnants dans la période à venir. La tendance à
une consommation individualisée notamment à partir des smartphones (en hausse de
60 % sur un an) a toutes les chances de se renforcer dans ce contexte y compris pour
secteur XR. Jeffrey Katzenberg, créateur du service Quibi lancée le 6 avril aux États-
Unis, disponible uniquement sur les téléphones portables ou les tablettes estime qu’il
s’agit de « la troisième révolution de la narration ».
NOTES
1. Publication du compte Instagram du Marché du Film de Cannes 11 mars 2020
2. Une décision qui écarte ainsi les films de la plateforme Netflix, au contraire des Festivals de
Venise ou Berlin où ils sont désormais acceptés.
3. Luc Vancheri, « Le cinéma après l’époque du cinéma » in Maxime Scheinfeigel, Le cinéma, et
après ? Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 19-24.
4. André Gaudreault, Philippe Marion, La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique,
Paris, Armand Colin, 2013, Maxime Scheinfeigel, Le cinéma, et après ? Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2010.
5. Kyle Buchanan, « How Will The Movies (As We Know Them) Survive the Next 10 Years? », The
New York Times, 20/06/2019.[en ligne] https://www.nytimes.com/interactive/2019/06/20/
movies/movie-industry-future.html
6. Emmanuel Durand, La menace fantôme. Les industries culturelles face au numérique, Presses de
Sciences Po, 2014, p. 9-16.
7. Jean-Paul Aubert, Christel Taillibert, Les nouvelles pratiques cinéphiles, Cahiers de Champs
Visuels, n° 12-13, Paris, Éditions l’Harmattan, Paris, 2015, 316 p ; Aubert Jean-Paul, Christel
Taillibert, L’économie de la cinéphilie contemporaine, Cahiers de champs visuels n° 14-15, paris,
Éditions l’Harmattan, 2017, 192 p ; Michaël Bourgatte, Vincent Thabourey (dir.), Le cinéma à
l’heure du numérique. Pratiques et publics, Paris, MkF Éd., collection Les Essais numériques, 2012,
223 p.
8. On pourra consulter à ce sujet l’histoire des différentes innovations technologiques qui a
façonné le cinéma au fil des décennies dans le Chapitre 2 « Cinéma et Innovation » de l’ouvrage :
Creton Laurent, Économie du cinéma, Armand Colin, Paris, 2014 5e édition, p 37-56.
9. Vicki Mayer, Miranda J. Banks et John Thornton Caldwell, Production Studies, New York,
Routledge, 2009.
10. « Extended Reality ».
11. Laurent DIOUF, Anne VINCENT, et Anne-Cécile WORMS, « Les arts numériques », Dossiers du
CRISP, vol. 81, n° 1, 2013, pp. 9-84. [en ligne] https://www.cairn.info/revue-dossiers-du-
crisp-2013-1-page-9.htm
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114
12. Pour approfondir ces différents aspects de la typologie des arts numériques, on pourra
consulter Laurent DIOUF, Anne VINCENT, et Anne-Cécile WORMS, ibid.
13. DIOUF L., VINCENT A., et WORMS A.C, ibid.
14. CNC « Fonds d’aide aux expériences numériques » [en ligne] https://www.cnc.fr/
professionnels/aides-et-financements/creation-numerique/fonds-daide-aux-experiences-
numeriques_191100
15. Une terminologie souvent mobilisée dans les médias, pour exemple : « La réalité virtuelle va-
t-elle révolutionner le cinéma ? », [en ligne] https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/la-
realite-virtuelle-va-t-elle-revolutionner-le-cinema-1161271.html, « Comment la réalité virtuelle
transforme le cinéma » [en ligne] https://www.realite-virtuelle.com/cinema-vr/
16. « Expériences immersives, des nouvelles pratiques culturelles dans l’espace public », [en
ligne] https://www.cnc.fr/creation-numerique/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/
experiences-immersives-des-nouvelles-pratiques-culturelles-dans-lespace-public_978218
17. « Après la réalité virtuelle, voici venir la réalité étendue ! », [en ligne] https://www.
360natives.com/realite-etendue-30032018/
18. Laurent Creton, L’économie du cinéma en 50 fiches, Paris, Armand Colin, 2016, 5e Édition, p. 13.
19. Jerôme Glicenstein, « Éditorial », Marges, n° 28 « L’art avec (ou sans) le marché de l’art », 2019,
p. 5-8
20. Brian Moeran and Jesper Strandgaard Pedersen, Negotiating values in the creative industries :
fairs, festivals and competitive events, Cambridge University Press, 2011.
21. Les industries culturelles couvrent les champs suivants : cinéma, disque, édition, gravure,
photographie d’art, presse, télévision et nouveaux produits audiovisuels.
22. Ashley Lee Wong, « Comment se confronter au marché : les nouveaux médias face au marché
de l’art », Marges n° 28, 2019. [En ligne], http://journals.openedition.org/marges/1845
23. Laurent DIOUF & al., ibid.
24. C’est le qualificatif que l’on retrouve systématiquement dans tous les articles ou reportages
médiatiques consacrés au MdF.
25. Se rendre à Cannes représente un investissement (jugé rentable) pour les professionnels, une
société indépendante de films d’auteurs comme Memento Films de taille moyenne investit tous
les ans autour de 18 000 euros avec une équipe d’une dizaine de personnes sur place. Sophie
Benamon, Emmanuel Cirrode, « Cinéma et paillettes : Tout savoir sur le business du festival de
Cannes », L’express, 20/05/2012. [en ligne] https://www.lexpress.fr/culture/cinema/tout-sur-le-
business-du-festival-de-cannes_1116074.html.
26. Dina Iordanova, « The Film Festival as an Industry Node », Media Industries Journal, vol. 1, n°3,
2015. [en ligne]http://dx.doi.org/10.3998/mij.15031809.0001.302
27. Pierre-Jean Benghozi, Claire Nénert, « Création de valeur artistique ou économique : du
Festival International du film de Cannes au marché du film », Recherche et Applications en
Marketing, Vol. 10, n° 4, 1995, p. 65-76, Sage Publications. [en ligne] https://www.jstor.org/stable/
40589022
28. Plusieurs chercheurs du Film Festival Research Network (FFRN) soulignent cette évolution.
On peut retrouver quelques-unes de leurs contributions dans l’ouvrage collectif Marina De Valck,
Brendan Kredell, Skadi Loist, (Dir.), Film Festivals,History, Theory, Method, Practice. Londres,
Routledge, 2016, et sur le site Film Festival Research,. [en ligne] http://
www.filmfestivalresearch.org
29. Le public ne peut y accéder.
30. Pour les années 2017 et 2018 on peut consulter le détail des différents pays représentés au
marché dans l’article Jérôme Paillard et Hélène Laurichesse, « Le marché du film du Festival de
Cannes », Entrelacs n° 14, 2019. [En ligne], http://journals.openedition.org/entrelacs/4325
31. Ses principaux concurrents, ceux de Berlin (EFM) ou de Los Angeles (AFM), ne réunissant
« que » 8000 participants à titre comparatif.
Entrelacs, 17 | 2020
115
32. Le Producers Network permet renforcer le réseau entre pairs, faciliter les coproductions
internationales, Les Mixers sont des rencontres entre professionnels à la plage des palmes autour
d’évènements spéciaux, Le Fantastic Fanatics Mixer rassemble toute la communauté du film
fantastique. Le Doc Lovers Mixer permet aux professionnels du documentaire de se retrouver. Le
Festivals & Sales Agents Mixer organise la rencontre entre les programmateurs de festivals et les
dirigeants de sociétés de vente. Lancement d’un programme format speed-meeting pour des
rencontres avec les plateformes VOD à Cannes en 2019.
33. « Cinando » est la première base de données mondiale en ligne de l'industrie
cinématographique, lancée en 2003. Elle offre des outils de mise en relation, un annuaire complet
de sociétés et de personnes, des contacts, des films et projets en développement tout au long de
l’année et lors des grands marchés internationaux. « Cinando Screeners » est une solution vidéo
sécurisée pour facilement héberger et visionner des films en ligne.
34. Une grande diversité de genres de films est représentée au marché (contrairement au
festival) où l’on trouve aussi bien des films d’auteurs indépendants que des films d’horreur ou
« gore » de série B.
35. Un entretien personnel a été réalisé auprès d’Elie Levasseur par nos soins
36. Les exposants 2019 comprenaient quatre sociétés françaises (360° Film Festival, Onirix, Wide,
VRROOM), quatre Américaines (Intel Corporation, Spherica, Kaleidoscope, Springboard), une
Belge (VRTL), une Chinoise (Xinhuanet) une taiwanaise (Funique), une Polonaise (Immersify).
37. A l’heure où nous écrivons cet article, l’édition 2020 du festival et du MdF ont été reportés en
raison de la crise sanitaire du Covid-19.
38. Oriane Morriet, « Concevoir et écrire pour la réalité virtuelle : nouvelles compétences,
approches et techniques de scénarisation », Mise au point n°12, 2019. [En ligne] http://
journals.openedition.org/map/3825.
39. Le témoignage d’Antoine Cayrol à ce sujet est instructif. Lauret Jean-Kléber Okio Studios
Producteurs de films en réalité virtuelle. Il y a 2 ans personne ne savait filmer en VR » 6/12/2015
[en ligne] https://www.lesnumeriques.com/casque-realite-virtuelle/okio-studio-producteur-
films-en-realite-virtuelle-a2503.html
40. Un dossier présentant les métiers du cinéma, de la télévision, du jeu vidéo et de la création
numérique est disponible sur le site du CNC. [en ligne] https://www.cnc.fr/cinema/dossiers/les-
metiers-du-cinema-de-la-television-du-jeu-video-et-de-la-creation-numerique_915361
41. Elisa Salvador, Jean-Paul Simon et Pierre-Jean Benghozi. « Facing disruption: the cinema
value chain in the digital age », International Journal of Arts Management, Vol. 22, n°1, 2019, p 15-40.
42. François Rouet, « La création dans l’industrie du jeu vidéo » janvier 2009. [en ligne] https://
www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-de-
synthese/Culture-etudes-2007-2019/La-Creation-dans-l-industrie-du-jeu-video-CE-2009-1
43. Secteurs d’applications principaux : le marketing (applications e-commerce), l’art, les réseaux
(reconnaissance faciale), l’assistance = signaler danger sécurité, domaine médical, formation a
certains métiers, familiariser travailleurs à des contextes atypiques
44. Étude du cabinet Digi Capital.
45. Pour exemple Facebook a investi 2 milliards $ pour acquérir Occulus, Google 542 milliards $
dans celle de Magic Leap.
46. Source : entretien avec Elie Levasseur
47. https://www.mediakwest.com/production/item/acquisition-record-par-citylights-pour-une-
serie-vr-co-produite-par-atlas-v-pendant-le-festival-du-film-de-sundance.html
48. Sur un budget total de 803,5 M€, la contribution reste toutefois timide.
49. « Réalité virtuelle et expériences immersives en France : quels usages ? » [en ligne] https://
www.cnc.fr/creation-numerique/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/realite-virtuelle-et-
experiences-immersives-en-france--quels-usages_978225
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116
50. Pour ce qui est des codes et protocoles de Cannes, on pourra consulter l’ouvrage d’Emmanuel
Ethis. Emmanuel Ethis, Aux marches du palais. Le festival de Cannes sous le regard de sciences sociales,
Ministère de la culture DEPS, 2001.
51. Inversement, des festivals dédiés à la VR existent (ex. Arles VR, Newimages) mais ce ne sont
pas des festivals de films.
52. À noter toutefois qu’une conférence sur le sujet s’est tenue à Laval Virtual Word en 2019
ABSTRACTS
Abstract
In 2019, a new marketplace dedicated to immersive technologies was introduced at the Cannes
Filmmarket, named « Cannes XR ». This article focuses on the collaboration between the both
film and immersive technologies industries through this case study. We are studying the issues
around technological frontier and its impact on the global film industry. We will see how the
market can encourage and support collaboration between tech leaders and artists to contribute
to the debat, networking, partnership and funding for immersive projects.
Résumé
En 2019, un nouvel espace dédié aux technologies immersives a été introduit au marché du film à
Cannes baptisé « Cannes XR ». Nous nous intéressons dans cet article à ce rapprochement entre
l’industrie du cinéma et celle des technologies immersives à travers cette étude de cas. Il s’agit de
mettre en lumière les enjeux et problématiques autour des nouvelles technologies et de leur
impact sur l’industrie du cinéma. Nous verrons comment le marché peut favoriser et
accompagner les rencontres entre les professionnels pour susciter la réflexion, des opportunités
de réseautage, de partenariat et de financement pour les projets immersifs.
AUTHOR
HÉLÈNE LAURICHESSE
Professeure à l’ENSAV (École Nationale Supérieure d’Audiovisuel) de l’Université Toulouse Jean-
Jaurès. Membre du LARA-SEPPIA (Laboratoire en Recherche Audiovisuel-Savoirs, Praxis et
Poïétiques en Art), ses travaux portent sur la production, le processus de création, et les
stratégies des industries culturelles. Elle a publié au CNRS Éditions « Quel marketing pour le
cinéma ? » (2006) et « La stratégie de marque dans l’audiovisuel » (2013) aux éditions Armand
Colin Recherche. Récemment, elle a dirigé le numéro 14 de la revue Entrelacs sur le thème
« Marchés du film : évolutions, mutations et perspectives » (2018).
Entrelacs, 17 | 2020
117
La diffusion du cinéma 360° :vers des nouvelles formes d’expériences audiovisuelles.
Manuel Siabato
Une petite rétrospective technique
1 La diffusion des premières images animées créées en suivant un procédé
photographique, peut être considérée comme la continuité des recherches techniques
et technologiques vers des spectacles proposant une forte immersion visuelle. Ces
premières formes de proto-cinéma étaient alors des attractions de foire, attirant un
public émerveillé de voir l’empreinte de la réalité prendre vie.
2 Les inventeurs du cinéma en devenir, ne pouvaient pas imaginer que la pratique du
montage et toutes les avancées ultérieures comme le son ou la couleur, allaient
démultiplier les possibilités de création et allaient redéfinir les attentes du nouveau
public. Le paradigme d’immersion qui avait été recherché dans un premier temps et qui
fut en grande partie motivé par l’exploit technique, semblait changer constamment
avec l’apparition de nouveaux dispositifs.
3 Parmi ces premières recherches en dispositifs d’immersion par l’image animée, il est
pertinent d’évoquer les projections avec des lanternes magiques entre le XVIIe et le
début du XXe siècle. On retrouve ensuite en 1832 le Phénakistiscope de Joseph Plateau,
inspiré des recherches sur la stroboscopie de Michel Faraday et ancêtre du
Praxinoscope de 1877. Utilisant le même principe de disque rotatif qui porte les images,
le Phonoscope de Georges Demenÿ en 1892 qui présente l’avantage de capturer et
projeter les clichés pris sous forme de chronophotographies. Un peu avant en 1890
viendra le Kinétoscope, inventé par Thomas Edison et après le Mutoscope breveté par
Herman Casler en 1897, mais développé par l’ingénieur W.K.L. Dickson, ancien employé
d’Edison. Ces deux derniers appareils proposaient un visionnage stéréoscopique
individuel très immersif ressemblant quelque part aux casques de réalité virtuelle1
d’aujourd’hui. Enfin en 1895 le cinématographe des frères Lumière définit les premières
bases de la projection du cinéma en éclipsant tous les autres dispositifs. Ensuite la
première projection à 360° du Cinéorama de Raoul Grimoin-Sanson, où une dizaine de
Entrelacs, 17 | 2020
118
projecteurs semblent avoir projeté des images à 360° pendant l’exposition universelle
de 19002. Bien qu’il ne s’agisse pas d’images animées, on peut aussi penser au Périphote
et au Photorama, appareil de prise de vue et projecteur panoramique 360° brevetés par
les frères Lumière en 1900, et aux clichés panoramiques 360° de la baie de San Francisco
de Muybridge en 1877 et 1878. Cette évolution vers des dispositifs d’immersion
sensorielle par l’image animée sera une base importante dans l’apparition du cinéma,
bien que dans un premier temps la recherche soit motivée par un idéal qui semble
inatteignable, comme l’explique André Bazin :
Le mythe directeur de l’invention du cinéma est donc l’accomplissement de celuiqui domine confusément toutes les techniques de reproduction mécanique de laréalité qui virent le jour au XIXe siècle, de la photographie au phonographe. C’estcelui du réalisme intégral, d’une recréation du monde à son image, une image surlaquelle ne pèserait pas l’hypothèque de la liberté d’interprétation de l’artiste nil’irréversibilité du temps. Si le cinéma au berceau n’eut pas eu tous les attributs ducinéma total de demain, ce fut donc bien à son corps défendant et seulement parceque ses fées étaient techniquement impuissantes à l’en doter en dépit de leursdésirs3.
4
5 Quant à l’évolution des techniques et des technologies, de nombreux exemples à
travers le temps montrent comment la recherche d’immersion sensorielle visuelle est
récurrent. On pourrait commencer avec le triple écran d’Abel Gance pour son film
Napoléon de 1927, ensuite le cinéma relief4 de Louis Lumière en 1935, le visionnage de
volumes en 3D sans lunettes du Cyclostéreoscope de François Savoye en 1936, le
Cinérama de Fred Waller en 1952 et son concurrent le Cinemiracle sorti en 1950 par la
société Smith-Dietrich, tous les deux utilisant un dispositif de 3 projections simultanées
sur un écran courbe. Il ne faut pas oublier le Circarama de Disney, une rotonde sans
sièges qui projetait sur ses murs un film panoramique à 360°. Le dispositif commence
ses projections en 1955 dès l’inauguration du parc Disneyland, et deviendra en 1967
Circle-Vision 360° en projetant des films jusqu’en 1984. Ensuite le Panrama et sa
géodésique à triangles de l’architecte Philippe Jaulmes en 1958, l’Odorama en 1957 sous
forme de diffuseur d’odeurs par ventilation, mais aussi avec des cartes à gratter
pendant le film5, jusqu’à la technologie IMAX sortie en 1970 et ses ancêtres, le
Cinémascope de 1953 basé sur l’Hypergonar6 et le Todd-AO en 1955 qui projetait un film
de 70 mm avec des lentilles de 128° depuis le centre de la salle. L’immersion proposée
ne s’est plus jamais réduite au simple exploit technique et s’est liée profondément à la
narration pour exister comme œuvre auprès du public.
6 Dans ce texte, on présentera Kinodôme, un projet d’expérimentation-recherche autour
de la diffusion audiovisuelle à 360° qui souhaite respecter les caractéristiques de la
projection du cinéma, c’est-à-dire une salle obscure, un public et une projection, tout
en expérimentant avec des technologies innovantes. Dans un premier temps, il semble
important d’aborder les concepts d’immersion et narration dans l’audiovisuel et leur
approche théorique dans le projet. Ensuite on s’intéressera à certains dispositifs actuels
qui recherchent une très forte immersion sensorielle, on tentera de comprendre ce qui
les définit pour après nous intéresser aux projets du cinéma du futur. Pour finir, on
évoquera la genèse du projet Kinodôme, quelques contenus proposés et sa possible
évolution comme dispositif hybride et support de spectacles innovants.
Entrelacs, 17 | 2020
119
Immersion et cinéma ?
7 Il y a autant de définitions d’immersion que des domaines et disciplines qui cherchent à
la définir. Malheureusement, leurs approches semblent toujours faire un lien direct
avec le domaine de la réalité virtuelle, en portant beaucoup d’attention à la sensation
de présence dans la simulation, mais laissant de côté l’immersion qui se produit quand
un spectateur plonge dans l’œuvre. Dans ces définitions, le concept de présence dans
l’univers d’immersion est indispensable, tout comme l’interactivité avec celui-ci, ce qui
limite considérablement leur apport théorique.
8 Par rapport au cinéma et aux études cinématographiques, le concept d’immersion
semble apparaître avec l’arrivée des technologies de la réalité virtuelle, en remplaçant
progressivement d’autres concepts comme celui du réalisme et ce qu’on appelle l’effet
du réel. Dans son article l’immersion n’existe pas7, Mathieu Triclot retrace l’histoire du
terme en expliquant comment la métaphore du bain de sensations ne devrait pas être
utilisée systématiquement pour définir l’expérience du cinéma.
9 Dans un premier temps, il cite les oppositions conceptuelles entre effet de réel et
réalité virtuelle abordées par Bazin, quand il explique comment la camera capte le réel
sur la pellicule sans besoin de la manipulation humaine en s’éloignant diamétralement
du réel de l’image numérique créée par un code avec un ordinateur. Triclot continue en
précisant que Bazin oublie malheureusement le dessin animé, qui véhicule aussi une
expérience cinématographique bien qu’indissociable du geste humain. Il ne prévoit pas
non plus que ces images numériques dont il parle, sont aujourd’hui si bien intégrées
dans les films qu’elles échappent parfois à l’attention du public.
10 Ensuite Triclot cite Metz, en expliquant comment celui-ci remet en cause le lien
proportionnel qui existerait entre les concepts de présence et d’immersion. Dans la
vision de Metz, c’est grâce à l’absence de sensations procurées par l’obscurité de la
salle, la position du public dans le siège, comme tous les détails propres à la séance de
cinéma, que le spectateur atteint l’immersion par l’oubli de son corps. Le sentiment de
présence si recherché dans la réalité virtuelle serait le plus gros frein à l’immersion du
cinéma, car le spectateur serait focalisé sur le contrôle de l’interface en oubliant ce
qu’il regarde. Ce point de vue est très intéressant, car il permet d’aborder le concept
d’immersion d’une manière simple sans faire de lien avec le sentiment de présence.
11 Si l’on souhaite aller plus loin dans le concept d’immersion en s’intéressant maintenant
au phénomène dans l’œuvre d’Art sous toutes ses formes, il serait pertinent de citer
Grégory Chatonsky et son texte l’immersion comme ontologie et esthétique de l’absolu8, où
les définitions d’immersion propres à la réalité virtuelle sont revisitées en proposant
une voie pour comprendre autrement le concept d’immersion dans l’œuvre.
Lorsqu’on fait une philosophie de la perception on se fonde sur sa propreexpérience. Et nous n’avons jamais vécu cette expérience de l’immersion identiqueà elle-même. Elle a toujours été que ce soit devant les œuvres d’art numérique,devant la réalité virtuelle ou devant un film de cinéma ou encore un livre quelquechose qui ne cessait de palpiter entre l’intérieur et l’extérieur, comme si l’intérieurse retournait, comme si l’extérieur se détournait, et que chacun d’entre eux étaitimperceptible dans leur solitude.
12 Peu importe qu’il s’agisse d’une image, d’une musique, d’un texte ou en collectif dans
une salle obscure pendant une séance de cinéma, l’immersion se produit aussi à travers
ces supports. L’immersion est l’action d’immerger dans un milieu étranger en perdant
Entrelacs, 17 | 2020
120
contact avec son milieu d’origine. En partant de cette définition, il n’est pas déplacé de
comprendre l’expérience de l’œuvre d’art comme ce milieu étranger qui nous sépare
momentanément d’un ressenti personnel. Toute œuvre d’art, qu’elle soit abstraite,
contemplative, narrative ou même interactive, propose au spectateur un univers
différent qui peut lui faire oublier momentanément le sien.
La narration ?
13 Paradoxalement, l’évolution du dispositif de projection du cinéma, c’est-à-dire une salle
obscure, un public et une projection sur une toile9, ne semble pas avoir cherché à se
redéfinir dans le temps, il est toujours resté le même malgré les nombreuses
expérimentations visant une immersion sensorielle plus forte. Peut-être la projection
cinématographique a gardé les éléments qui la composent, parce que l’immersion
originelle recherchée a été remplacée progressivement par un besoin de donner sens à
l’expression audiovisuelle de l’œuvre. L’immersion sensorielle serait alors plus intense
grâce en grande partie au montage et arriverait au moment où le spectateur se laisse
entraîner dans son flux narratif, en s’oubliant en partie comme individu et en devenant
le public qui partage l’expérience. Mais penser que la narration est le seul moyen
d’atteindre l’immersion collective avec un film semble tout de même incorrect. On
retrouve d’autres types d’immersions s’appuyant sur d’autres choses que la narration,
comme ça peut arriver avec des films expérimentaux, souvent contemplatifs ou
recherchant d’autres choses comme la distanciation10.
14 Bien que les technologies actuelles proposent des dispositifs avec un degré d’immersion
audiovisuelle très fort, comme les casques de réalité virtuelle ou le smartphone en
position horizontale et affichage stéréoscopique, l’immersion individuelle qu’elles
proposent s’éloigne de l’expérience collective partagée, propre au cinéma. Un
spectateur peut raconter son expérience immersive après l’avoir testée comme s’il
parlait d’un film qu’il a vu, mais il ne pourra jamais s’exprimer sur le ressenti de
partager le visionnage avec une salle remplie qui réagit au film.
15 Quant aux nouvelles pratiques de visionnage sur Internet, il ne s’agit pas de dire que la
qualité de visionnage d’un film est meilleure quand on va le voir en salle, mais peut-
être que les qualités de visionnage d’un film en salle sont uniques et permettent au
cinéma de s’exprimer tel qu’il est, dont notamment sa spécificité de partage collectif et
simultané11.
16 Les nouvelles technologies ne devraient pas être perçues comme une menace ou l’arrêt
de mort d’un domaine, mais plutôt comme l’opportunité de retrouver l’essence des
concepts qui le définissent. Pour mieux comprendre cette remarque, il faut prendre en
compte l’ensemble de la chaîne de production et distribution audiovisuelle, car on
retrouve déjà des outils numériques comme les storyboards 3D interactifs pour tester
des plans complexes à faire ou des dispositifs de prévisualisation en direct pendant la
prise de vue, affichant les incrustations de décors ou de personnages12. Il semble
important de comprendre que les attentes d’immersion qu’auraient pu avoir les
inventeurs du cinéma, bien qu’elles pourraient se rapprocher, peut-être, des jeux vidéo
3D en temps réel d’aujourd’hui, s’éloignent de l’évolution du cinéma comme spectacle
et de l’expression audiovisuelle qui maintenant semble le définir.
Entrelacs, 17 | 2020
121
17 C’est dans ce contexte paradoxal où la technologie actuelle propose des dispositifs qui
pourraient combler les attentes des inventeurs du cinéma, mais l’immersion et les
contenus proposés peinent à convaincre le public, que le développement de ces
nouveaux dispositifs de diffusion audiovisuelle devient très intéressant. Il ne s’agit pas
de définir un standard de diffusion ou la nature de l’expression audiovisuelle
immersive, mais d’expérimenter comme aux débuts du cinéma avec des dispositifs
hybrides propres à leur temps. Par ailleurs on peut se demander si le cinéma ne s’est
jamais arrêté d’évoluer dans le temps, toujours prêt à se réinventer.
De la 1D à la 11D
18 La technologie et la culture autour de l’audiovisuel se développent rapidement dans le
monde actuel. Les productions d’amateurs sont nombreuses, souvent utilisant le
téléphone portable, Internet et les réseaux sociaux. Cette démocratisation
technologique touche aussi des domaines inattendus comme c’est le cas de l’audiovisuel
et les images fixes à 360°, dont il est possible de faire des prises de vue facilement13
aujourd’hui. L’accès à la production et au visionnage de contenus très immersifs se
banalise, les appareils grand public sont nombreux sur le marché électronique et
permettent une large diffusion à travers Internet.
19 De leur côté, les salles de cinéma s’adaptent en proposant au public une expérience
hautement immersive, impossible à reproduire chez soi. L’équipement 4DX présent
dans les salles IMAX de plusieurs villes en France atteste de cette stratégie pour attirer
le public. Ces mêmes dispositifs qui ont toujours été associés à l’attraction de foire,
semblent mieux tolérés aujourd’hui, à l’heure des salles multiplexe et du cinéma de
grande consommation.
20 Si l’on s’interroge sur cet équipement 4DX, il semble impossible de dissocier
l’utilisation d’un chiffre précédant le D de « dimension », à une sorte de surenchère
dans la qualité immersive de l’expérience. Par ailleurs, dans ce cas précis le recours au
X indiquant le caractère étendu « eXtended » du dispositif rend l’expérience davantage
énigmatique. Dans ce système à dimensions, il est difficile d’imaginer une suite
étendue. Si la 3D fait référence au volume dans l’image par procédé de stéréoscopie
alors la 2D ferait référence à l’utilisation du son et la 1D à la seule image en
mouvement ? S’attacher à comprendre cette numérotation croissante comme étant
l’amélioration progressive d’un dispositif d’immersion, fait penser à une mauvaise
interprétation de la catégorisation des arts que propose Hegel dans ces cours sur
l’esthétique14.
21 Pour faire sa catégorisation, Hegel définit un système opposant expressivité et
matérialité. Les arts sont classés du plus matériel mais moins expressif, au plus
expressif mais moins matériel. Dans son système, l’architecture serait le premier art,
suivi de la sculpture, la peinture, la musique et la poésie. Aujourd’hui ce premier
classement est repris à l’identique comme base pour classifier les arts15, mais les
nouvelles catégories qui apparaissent avec le temps ne respectent plus le système
Hégélien.
22 Pour revenir à la taxonomie des dispositifs de l’audiovisuel, malheureusement on ne
retrouve pas une définition consensuelle pour chaque dimension proposée. De manière
générale, quand on retrouve un quatrième D, cela signifie qu’il faut ajouter un système
Entrelacs, 17 | 2020
122
de sièges dynamiques qui s’activent pendant certaines séquences du film. Pour les D qui
suivent, il existe une certaine corrélation avec les sens ciblés sans qu’il y ait pour
autant une hiérarchie établie. Par la suite cela devient un peu confus. La 5D inclurait du
vent, des jets d’eau, des bulles, des odeurs et ensuite la 6D du feu avec des flammes
projetées devant les spectateurs et de la foudre avec des effets de stroboscopie, mais la
4DX engloberait les mêmes choses que la 6D, car elle inclut un X.
23 En suivant la progression dimensionnelle croissante, c’est peut-être la 7D et les
suivantes qui marquent un changement profond par rapport aux possibilités du
dispositif en proposant l’interactivité pour chaque spectateur. Il s’agirait parfois d’une
interface de type « arme en plastique » avec laquelle le spectateur marquerait des
points et agirait ainsi sur le déroulement de l’histoire. Ensuite viendrait la 8D et 9D avec
des dispositifs, tels que joysticks, manettes, lunettes de réalité augmentée ou casques
de réalité virtuelle16.
24 Imaginer que la surenchère sensorielle de ces dispositifs puisse proposer une autre
expérience audiovisuelle que celle centrée sur le spectaculaire semble difficile. C’est
peut-être dans ce contexte que les mots de Martin Scorcese interpellent aussi
profondément, quand il compare les films Marvel avec des parcs d’attractions dans une
interview publiée par Empire Magazine17. Ses commentaires ont été tellement critiqués et
sans doute mal compris, qu’il s’est vu obligé de se justifier à travers une lettre ouverte
publiée par le New York Times18. Il remarque avec amertume qu’il y a maintenant deux
domaines, celui du divertissement audiovisuel mondial et celui du cinéma. Le premier
imaginé et produit pour être consommé massivement et le deuxième qui interpelle par
la prise de risque du réalisateur et son originalité. Pour compléter son point de vue, il
semble pertinent de dire que le dernier film de la franchise Marvel, Avengers: Endgame
était diffusé en multiplexe, simultanément en salle IMAX 4DX en version originale et en
version française, en version 3D relief, version originale et version française et en
projection classique toujours en deux versions.
25 Pour revenir aux bases de la diffusion du cinéma, il est pertinent de se demander quel
est l’intérêt de rendre plus immersive une expérience audiovisuelle en la liant au
cinéma. S’agit-il d’une astuce marketing des diffuseurs pour faire revenir les gens en
salle ? Pouvons-nous être sûrs que ces dispositifs rendront l’expérience audiovisuelle
plus immersive ? Avons-nous besoin que l’expérience immersive soit plus forte ou de
meilleure qualité pour mieux apprécier un film ? Finalement quand on va au cinéma en
salle, on ne recherche pas forcément à se faire bousculer dans son siège, à recevoir des
brumisateurs odorants sur le visage ou à porter des lunettes pour avoir une impression
de volume dans l’image. Pourquoi associe-t-on les dimensions avec la qualité
d’immersion ? Peut-être l’expérience immersive première, celle qui précède tout autre
sensation commence bien avec le temps de la narration et n’a pas besoin d’autre chose
pour exister.
Le cinéma du futur déjà breveté
26 L’ouverture à la production et la diffusion de contenu à 360° a été reçue comme un
renouveau important dans le domaine du cinéma et nombreux sont les festivals de
renommée internationale, comme Tribeka, la Mostra de Venise, Sundance ou Cannes qui
ont ouvert des catégories dédiées à la XR19. Ce renouveau est aussi le produit d’une
volonté industrielle et commerciale de grands groupes comme Samsung, qui produit des
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caméras 360° bon marché utilisables avec leurs smartphones, ou Google avec YouTube et
Facebook qui proposent des chaînes de diffusion spécialisées et les logiciels pour éditer
le contenu. Pour l’instant aucune guerre de brevets20 ne semble avoir démarré entre ces
entreprises mais les grands studios américains commencent déjà à rendre exclusives
leurs idées en matière d’expérience audiovisuelle.
27 Dans le domaine du cinéma, le système de brevets est présent depuis l’apparition des
premiers dispositifs. Il serait sans doute intéressant de revoir en détails comment ces
brevets ont façonné l’industrie au niveau mondial, mais il s’agit d’un corpus trop vaste,
qui par sa richesse nous éloignerait du sujet. Il est pertinent de s’intéresser néanmoins
au brevet déposé par Warner Bros. Entertainment Inc. en 2017 21, intitulé « maîtrise
cinématographique pour la réalité virtuelle et la réalité augmentée », qui définit un
dispositif basé sur la réalité mixte en précisant qu’il a vocation à changer dans le temps
selon les nouvelles technologies à paraître.
28 Pour expliquer rapidement, il s’agit d’une salle de cinéma où l’écran est courbé comme
dans une salle IMAX et les spectateurs visionnent le film depuis leur siège avec des
lunettes de réalité augmentée. La particularité de ce dispositif est qu’il permet
d’afficher sur les lunettes des images qui prolongent l’univers diégétique. Il peut s’agir
du décor qui s’affiche à la place des autres spectateurs, des simulations ou des
personnages qui peuplent la salle. Chaque siège se couple aux lunettes du spectateur
qui l’occupe, et renvoie des informations sur ses réactions en modifiant son expérience.
Les spectateurs peuvent avoir des affichages différents à certains moments de
l’expérience, leur donnant la possibilité d’interagir avec les images, mais sans changer
la narration. Chaque spectateur voit les choses depuis sa position dans la salle en
rendant l’expérience complètement personnalisée, mais en la partageant
collectivement.
29 Nombreux sont les horizons d’expérimentation et de recherche que suggère ce
domaine innovant, qui peine à trouver des standards, tant pour la qualité audiovisuelle
et narrative que pour la diffusion. Après l’enthousiasme et les premiers investissements
importants, le constat est inquiétant au vu de la faible fréquentation des salles VR qui
n’arrivent pas à fidéliser un public. Pour comprendre mieux cette faible fréquentation,
il faut regarder le cas du groupe IMAX qui après avoir investi des sommes très
importantes à travers le monde dans la construction de salles dédiées, arrête tout
investissement dans le domaine, comme l’indiquent des magazines spécialisés tels que
the verge22, techradar23 ou ZDnet24 .
Présentation du dispositif
30 Il n’est jamais simple d’analyser objectivement un processus de création personnelle.
L’idée de comprendre et d’expliquer ses propres réalisations peut paraître déplacée,
quand ce qui compte avant tout c’est leur existence. Bien que la poïétique puisse nous
éclairer sur nos productions, mener une documentation systématique de chaque geste
ou pensée, au moment même de création semble problématique. Il faut entendre par
cette remarque que les idées et concepts qui deviendront par la suite des productions,
n’arrivent pas forcément à terme, en respectant un calendrier ou en suivant une
logique prédéfinie. Deleuze l’exprime bien dans sa conférence, Qu’est-ce que l’acte de
création25 quand il dit :
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Et les concepts, ça n’existe pas tout fait, et les concepts ça n’existe pas dans uneespèce de ciel où ils attendraient qu’un philosophe les saisisse. Les concepts, il fautles fabriquer. Alors, bien sûr, ça ne se fabrique pas comme ça, on ne se dit pas unjour « Tiens, je vais faire tel concept, je vais inventer tel concept ». Pas plus qu’unpeintre ne se dit un jour « tiens, je vais faire un tableau comme ça ». Il faut qu’il yait une nécessité. Mais autant en philosophie qu’ailleurs, tout comme un cinéaste nese dit pas « tiens, je vais faire tel film », il faut qu’il y ait une nécessité, sinon il n’y arien du tout.
31 Quant au suivi d’un projet en cours de réalisation, faire une pause pendant l’instant
d’inspiration pour noter toutes ses pensées en se forçant à trouver une logique n’est
pas interdit, mais risque de brider un processus de création. Même après, une fois la
production finie, Il sera toujours difficile de recomposer le puzzle tout en trouvant un
ordre logique dans la succession d’idées qui ont mené aux productions.
32 Par rapport à ce projet, le but n’a jamais été de développer un outil de visionnage, ou
créer du contenu audiovisuel autour d’une thématique. La seule motivation est peut-
être celle d’explorer le domaine de l’audiovisuel à 360° en tentant de comprendre et
maîtriser sa production et diffusion. Il ne s’agit pas d’un processus guidé par un plan de
travail ou un calendrier, mais d’un enchaînement d’événements qui ont créé les
conditions idéales en ressources matérielles et logicielles pour mener à bien une
première expérimentation.
33 Un historique exhaustif de la genèse du projet est sans doute intéressant, mais n’est pas
indispensable pour comprendre avec objectivité son évolution. Il sera question
maintenant de réfléchir aux choix esthétiques et conceptuels et voir comment ils ont
été motivés par les contraintes que le projet s’est imposé.
L’interactivité comme problématique
34 Partager collectivement l’expérience audiovisuelle immersive en respectant les
contraintes imaginées, a demandé d’élaborer un dispositif adapté à des particularités
différentes. Avant tout, il était question de revisiter la notion d’immersion
audiovisuelle. Proposer des formes hybrides de diffusion qui s’appuient sur des
nouvelles technologies mais qui s’inspirent de l’effervescence créatrice des origines du
cinéma. Ces contraintes, qui devraient se voir comme des lignes directrices guidant
l’évolution du dispositif, s’adaptent aux diverses problématiques retrouvées dans le
temps. La première contrainte impose une projection d’audiovisuel 360°, dans une salle
obscure pour un public, en imitant le dispositif de projection du cinéma. Dans
l’expérimentation proposée il est aussi question de s’intéresser au contenu mais comme
expérimentation, nous aborderons ce sujet plus loin dans le texte. La deuxième
contrainte impose un audiovisuel linéaire, avec une durée prédéfinie, un début et une
fin, où la narration ne changerait pas en temps réel avec le choix ou l’interaction du
public.
35 En partant de ces contraintes un premier dispositif a été testé. Il s’agissait d’une
projection sur un mur où la souris qui contrôle le cadre, se trouvait placée au centre de
la salle, assez près du mur pour que l’image occupe tout le champ de vision du
spectateur, mais assez loin pour éviter des ombres projetées sur l’image. Avec sa
simplicité apparente, ce dispositif montre les limites des éléments qui le composent
tout en ouvrant une voie pour les redéfinir.
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36 Le premier clivage en associant un contenu audiovisuel linéaire 360° et un public est
peut-être l’interactivité de l’affichage. Par interactivité, on veut entendre que le
spectateur décide où regarder, bien qu’il n’agisse pas directement sur la narration.
Interactivité n’est peut-être pas le mot qui s’adapte le mieux pour décrire l’expérience
du contenu linéaire, comme l’explique le texte La différence entre vidéo 360° et réalité
virtuelle, expliquée par Philippe Fuchs26, mais on retrouve la même problématique citée
précédemment avec le mot immersion.
37 Pour Fuchs la vidéo 360° visionnée avec un casque de réalité virtuelle ne serait pas plus
interactive qu’un film projeté dans une salle IMAX où le spectateur est parfois obligé de
tourner la tête pour voir l’intégralité de l’image. La problématique posée par Fuchs ne
réside pas sur l’action du corps dans l’expérience audiovisuelle, mais sur la possibilité
de modifier sa narration. Son approche pose le problème de la réception du spectateur,
car in fine peu importe s’il modifie ou pas l’histoire qu’il visionne. Dès le moment qu’il
suit un flux narratif continu, le spectateur aura l’impression d’avoir vécu une
expérience audiovisuelle linéaire. C’est un peu la même chose qui arrive avec un film ou
une pièce de théâtre, car le spectateur est libre de regarder où il veut en construisant
son expérience. Par ailleurs, bien qu’il y ait consensus sur l’histoire, certaines
séquences peuvent être interprétées différemment en allant jusqu’à donner un autre
sens aux motivations d’un personnage, son rôle dans l’histoire où même ce que la mise
en scène est censée exprimer.
38 Pour revenir à la problématique de l’interactivité dans le dispositif imaginé, le point de
vue d’une scène 360° doit pivoter sur lui-même pour explorer l’ensemble de la scène.
Cette caractéristique nous oblige à définir qui dispose de ce contrôle dans le public,
qu’il s’agisse d’un seul spectateur, d’un groupe ou du public entier. Il est nécessaire de
sélectionner quelqu’un, car c’est l’action d’explorer l’image qui justifie le support 360°.
Sans interactivité, le support à 360° se dénature et son utilisation n’a plus le même sens.
39 Une seule interface de contrôle a été prévue afin d’éviter une manipulation incohérente
venue d’une commande imprécise du public. Un ou plusieurs spectateurs de ce public
devraient se relayer l’interactivité à tour de rôle pendant toute la durée du film. Mais
s’agirait-il d’un spectateur choisi au hasard en début de séance ? Est-ce qu’il aurait du
mal avec l’interface alors qu’il découvre le film au même temps que le reste du public ?
S’agirait-il d’un narrateur ou d’un technicien prévu pour cette tâche ? Les réponses à
ces premières problématiques ont orienté la suite du projet vers des résultats
inattendus. Dans un premier temps, il a été question de conceptualiser les composants
du dispositif pour essayer de comprendre leurs caractéristiques et comment elles
pouvaient coexister.
Le volume dans l’image
40 Plusieurs changements sont réalisés espérant répondre aux problématiques retrouvées
dans le premier test. Tout d’abord, l’accès à la salle devient plus fluide avec une
projection qui tourne en boucle. Ça permet aussi d’éviter de gérer la logistique propre à
la séance de cinéma27. Ensuite, la libre circulation du public dans la salle évite d’imposer
le contrôle du point de vue d’affichage à un spectateur lambda. Il n’y a donc pas des
places fixes ou attribuées. Il est plutôt question d’inciter un spectateur à s’approcher de
l’interface de contrôle. Tout simplement, une souris d’ordinateur posé sur un socle,
toujours placée au centre des lieux et face à la projection. Garder la souris comme
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interface de contrôle semble rassurer le public quant à l’utilisation de l’installation, en
l’incitant à faire le pas de spectateur à utilisateur. C’est à ce moment de
questionnements autour de la nature du public, qu’il a été important de revisiter le
concept de projeter les images d’un support à 360°.
41 D’une part on retrouve l’image, c’est-à-dire la projection équirectangulaire toute
entière, d’une autre part, il y a la zone de cette image projetée, c’est-à-dire le cadre
d’affichage interactif, le point de vue que manipule le spectateur. L’image recouvre tout
ce qu’englobe le point de prise de vue. Cette position ne change pas mais permet
d’afficher l’ensemble de l’image en pivotant dans tous les sens.
42 Quelque chose dans ce dispositif semble mal adapté. L’affichage du point de vue est un
cadre projeté sur une surface plate, comme un écran ou un mur et c’est quelque part
contradictoire avec la nature panoramique à 360° de l’image. Comme si le cadre
affichait la coupe d’un plan parallèle au point de vue, mais aplati dans l’espace au
moment de la projection. La forme cylindrique ne s’adapte pas non plus à une prise de
vue qui englobe aussi le zénith et le nadir28. Il devenait évident qu’afin de respecter la
nature du support audiovisuel, c’est-à-dire 360° à 180°, les images devraient être
projetées sur un volume sphérique. Il était question de construire un dôme, qui serait
positionné à la verticale pour permettre une projection frontale, adaptée à la libre
circulation du public dans la salle. La projection devait donc se faire avec un filtre qui
prendrait en compte la déformation spatiale qui subirait l’image une fois projeté sur la
surface.
43 Le dôme devrait aussi répondre aux problématiques techniques de construction, telles
que des matériaux simples à manipuler, une structure adaptée et un prix compatible
avec le budget alloué. Plusieurs possibilités étaient envisageables pour les matériaux et
la structure de support mais le choix s’est vite tourné vers le dôme géodésique
construit avec des dalles de papier29 porté par une structure en bois.
De l’autre côté du dôme
44 Au-delà des problèmes techniques d’assemblage et de stabilité du volume dans le
temps, le premier dôme construit a ouvert la voie vers des possibles n’ayant jamais été
envisagés. La projection sur un volume sphérique permet au spectateur d’approcher
autrement la profondeur visuelle de l’univers diégétique, comme s’il s’agissait d’une
bulle dans laquelle on pouvait plonger le regard pour sonder au-delà de l’image
affichée. Par ailleurs, en se plaçant derrière la surface de projection et en s’approchant
suffisamment de l’intérieur du dôme, l’angle de vue est complètement enveloppé par
l’image produisant un effet immersif très fort, comparable au visionnage avec un
casque de réalité virtuelle. En découvrant ce puissant effet immersif l’idée de placer le
contrôle du point de vue à cet emplacement devenait une évidence : cette position
donnant une certaine intimité au spectateur devenu utilisateur, en le libérant du
regard des autres et de la gêne que les installations interactives de ce type peuvent
produire.
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Illustration 1 : Plan d’installation projet Kinodôme
45 Sans aucune prétention, il est possible de faire une analogie avec le texte de Lewis
Carroll, de l’autre côté du miroir30 au moment où Alice décide de traverser le reflet, sauf
que, dans notre cas l’autre côté, se trouve derrière le dôme.
Oh ! Kitty ! Ce serait merveilleux si on pouvait entrer dans la Maison du Miroir !Faisons semblant de pouvoir y entrer, d’une façon ou d’une autre. Faisons semblantque le verre soit devenu aussi mou que de la gaze pour que nous puissions passer àtravers. Mais, ma parole, voilà qu’il se transforme en une sorte de brouillard ! Ça vaêtre assez facile de passer à travers… » Pendant qu’elle disait ces mots, elle setrouvait debout sur le dessus de la cheminée, sans trop savoir comment elle étaitvenue là. Et, en vérité, le verre commençait bel et bien à disparaître, exactementcomme une brume d’argent brillante. Un instant plus tard, Alice avait traversé leverre et avait sauté légèrement dans la pièce du Miroir.
46 Passer derrière l’image pour contrôler ce que l’on voit, nous renvoie aussi à la place
d’un cadreur recherchant le meilleur point de vue pour raconter l’histoire. Comme si
on revenait aux origines du cinéma, quand il était muet et demandait la complicité du
musicien pour accompagner la narration. Les objectifs recherchés dans un premier
temps semblent accomplis dans cette dernière évolution du dispositif, reste maintenant
le plus important, la nécessité du contenu.
Le premier contenu
47 Les premières créations envisagées pour ce dispositif ont été produites en cherchant à
explorer l’interactivité du point de vue projeté. Les conditions exceptionnelles de
temps et d’espace pour expérimenter avec ce médium ont permis de produire plusieurs
courts métrages. Nous aborderons les productions relatives à cette étape de
développement en suivant un ordre chronologique de création.
48 Pour commencer, nous parlerons d’une animation en images de synthèse où les
drapeaux des membres du G8 flottent aléatoirement accompagnés par ses hymnes
nationaux, tous joués au même temps. Quand le drapeau d’un pays s’avance vers le
point de vue du spectateur, l’hymne respectif est joué avec un volume plus fort que les
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autres. La vidéo 360° intitulée La Danse du G8 tente de mettre en évidence la difficulté
des pays qui composent ce groupe de nations pour se mettre d’accord autour de sujets
d’importance mondiale. Les drapeaux semblent danser comme si des relations se
tissaient entre eux, sans que le spectateur puisse comprendre univoquement leur
nature ou leur but.
Illustration 2 : Image du film 360° La Danse Du G8
49 La deuxième production 360° est le court-métrage en prise de vue réelle intitulé Le jour
d’après, écrit et co-réalisé avec Frédéric Laberenne. Ce thriller d’anticipation propose
un univers post-apocalyptique où le public est plongé dans des lieux déserts,
vandalisés, qui semblent avoir été désertés du jour au lendemain sans aucune
explication. Il s’agissait des anciens locaux de la faculté de chimie de l’université de
Toulouse, laissés à l’abandon depuis plusieurs années. Le public se retrouve plongé dans
des plans longs qui lui laissent le temps d’explorer convenablement chaque
environnement proposé. Dès l’écriture, il était question de pousser le spectateur à
chercher, à attendre quelque chose, sans pour autant être explicite, ni guider son
regard. Le plan fixe d’une vidéo 360° sans personnages, permet d’utiliser les décors
pour suggérer une histoire sans faire un appel direct à la dramaturgie. L’idée était de
profiter de la richesse visuelle des lieux pour créer une tension. Des bruitages comme
des grognements, des pleurs d’enfant, ou des pas dans les couloirs et les ambiances
sonores lugubres, parfois angoissantes, complètent la vision apocalyptique souhaitée.
Le spectateur passe son temps à chercher des indices pour comprendre ce qui s’est
produit et construit ainsi sa propre narration.
50 Pour finir, Mythe : le Diable des Caraïbes, est une expérience sensorielle inspirée de la
culture colombienne où le spectateur avance dans la ville en suivant un plan
d’accompagnement à la troisième personne, au-dessus d’un cycliste vers une
destination inconnue. L’animation en vitesse accélérée est remplacée progressivement
par des images du cosmos et un tunnel lumineux où l’on distingue parfois des billets
enflammés en euro et en dollars. Soudain, pendant le trajet vers un grand point
lumineux, on voit apparaître à l’arrière et devant nous des personnages masqués qui
attrapent, avec leurs mains fluorescentes, le point de vue. Le court-métrage se veut une
recherche sensorielle autour du mouvement de caméra dans l’espace. À travers la prise
de vue réelle et l’imagerie de synthèse l’idée est de suggérer le passage vers un monde
onirique, comme s’il s’agissait d’un chemin vers les rêves. Le spectateur semble poussé
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instinctivement à diriger le point de vue vers ce qui arrive en oubliant un peu ce qu’il
laisse derrière.
Conclusion
51 Dans ce texte de présentation du projet Kinodôme, il était important d’aborder
rapidement dans l’introduction, l’évolution technique des dispositifs immersifs,
comprendre comment le cinéma recherche depuis ses origines l’expérience de
l’immersion sensorielle. Comme première partie, il semblait juste de s’intéresser à la
théorie et parler de la relation entre immersion et cinéma, tout comme le concept de
narration propre à l’audiovisuel. Ce cadre théorique a permis d’aborder ensuite les
dispositifs actuels qui cherchent le plus haut degré immersif, avec un regard différent,
peut-être moins fasciné par l’immersion. Cette approche permet aussi de s’interroger
sur l’avenir de ce cinéma du spectaculaire, que Scorcese appelle avec acrimonie,
« attraction de foire ». Ensuite en deuxième partie, et après avoir établi un cadre
théorique et matériel autour de l’audiovisuel à 360°, il était pertinent de présenter le
projet Kinodôme, décrire les étapes de son évolution, aborder les problématiques qu’il
soulève en tant qu’expérience collective et détailler un premier contenu réalisé.
52 Bien que le dispositif soit proposé au public depuis quelques années, sous forme
d’installations artistiques, lors de restitutions de résidence, ateliers de création,
expositions, séminaires et colloques, l’évolution du projet reste toujours imprévisible.
Le projet Kinodôme, semble maintenant se diriger vers un spectacle où il sera question
de donner une place plus importante à la personne qui manipule le point de vue de
l’image. Ce narrateur pourrait intervenir pendant des séquences spécifiques ou tout le
long de la narration. Ce rôle pourrait aussi passer d’un personnage à l’autre pour lui
donner la dimension d’un spectacle vivant hybridant théâtre et audiovisuel. Quant au
dôme, il serait question d’augmenter considérablement sa dimension pour accueillir à
l’intérieur un public de 10 personnes. Ce nouveau Kinodôme ne serait plus statique mais
pivoterait et se déplacerait dans l’espace, invitant les spectateurs à s’asseoir, à
s’allonger ou à marcher autour de lui, pour vivre ensemble et autrement l’expérience
audiovisuelle.
53 Au-delà du développement matériel, logiciel ou de mise en espace pour accueillir un
public, ce projet est un outil envisagé pour mieux exprimer les nombreuses questions
autour du réel que l’on choisit chaque jour pour y plonger. Le contenu proposé, fait
toujours allusion à une réalité qui nous échappe mais qui mériterait d’être explorée
sans pour autant nous révéler une vérité. Il ne s’agit pas de sous-entendre des relations
houleuses entre les pays les plus riches, comme lorsque les drapeaux de La danse du G8
semblent s’accoupler entre eux, ou quand ils s’écrasent ou se séduisent. Dans Le jour
d’après, il ne s’agit pas de s’interroger sur l’avenir sombre que les choix de notre société
semblent dessiner, mais de chercher avec insistance une piste, quelque chose qui nous
aide à comprendre ce qui se passe, ce qui s’est passé, une sorte de thriller d’anticipation
immersive. Quant au Mythe : le diable des caraïbes tout est symbologie et voyage
psychédélique, comme si on partait dans un voyage cosmique pour enfin nous faire
rattraper par l’argent, le temps et l’espace.
54 Quant à la suite du projet, il serait question d’aborder le sujet du chamanisme. Comme
cité précédemment, il s’agirait d’une diffusion où le spectacle vivant se mélangerait
avec l’audiovisuel et le public n’aurait plus à manipuler le point de vue. Les
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performeurs accompagneraient le public le long du film 360° dans une sorte d’initiation
shamanique audiovisuelle.
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Hanich Julian, « The Audience Effect : On Collective Cinema Experience », Edimburgh
University Press, 2018
https://www.researchgate.net/publication/
321462744_The_Audience_Effect_On_the_Collective_Cinema_Experience
NOTES
1. Les dispositifs se ressemblent, car le visionnage qu’ils proposent est individuel et se fait en
regardant les images à travers des lentilles de manière stéréoscopique.
2. Dans son article « L’énigme du Cinéorama » l’historien du cinéma Jean-Jacques Meusy
démontre avec des témoignages de l’époque que le dispositif n’a jamais fait une projection
publique à cause de problèmes technologiques, bien que d’autres théoriciens affirment qu’il y
aurait eu au moins 2 présentations.
3. André BAZIN, Qu’est-ce que le cinéma ?, Collection 7e ART, Paris, Cerf-Corlet, 1976, p.23.
4. Projection de cinéma utilisant le principe de l’anaglyphe.
5. Polyester de John Waters sorti en 1981.
6. Objectif de prise de vues breveté par Henri Chrétien en 1927 qui produit des images
anamorphosés qui seront par la suite projetées en format panoramique.
7. Mathieu Triclot. L’immersion n’existe pas. Valentina Tirloni. L’image virtuelle, Editions
Modulaires Européennes, 2012, Transversales philosophiques. halshs-01666832
8. Pour consulter le texte dans son intégralité : http://chatonsky.net/immersion/
9. La projection se fait sur une surface plate.
10. On entend la distanciation comme la théorise Brecht dans le théâtre sous forme de procédés
cherchant à maintenir chez le spectateur une conscience critique sur la réalité que l’œuvre
donne à voir.
11. Pour aller plus loin dans la notion de partage collectif et simultané dans le cinéma, il est
important de citer le travail de Julian Hanich, qui nous explique dans son ouvrage The Audience
Effect, On the Collective Cinema Experience comment les études cinématographiques se sont
principalement intéressés à la relation entre le spectateur comme individu et le film, en oubliant
souvent de prendre en compte la relation entre spectateurs pendant la projection.
12. Un exemple parmi les moteurs de 3D en temps réel utilisés dans la production audiovisuelle
présenté pendant la présentation Unreal Engine Users Group au SIGGRAPH 2019 : https://
www.youtube.com/watch?v=apLzZBqfqeU
13. La facilité de production de ce type d’images résulte de l’initiative à partir de 2016 de groupes
industriels, tels que Samsung (Samsung Gear 360°), Kodak (Pix-Pro) ou Nikon (KeyMission 360°)
de proposer au grand public des caméras 360° bon marché et simples d’utilisation.
14. HEGEL W.F., Esthétique, Troisième Partie Système des Beaux-arts, traduit par BÉNARD CH.,
Librairie Philosophique de Ladrange, 1860, p15-30, consultable sur Internet https://
play.google.com/store/books/details?id=ftYCAAAAYAAJ&rdid=book-ftYCAAAAYAAJ&rdot=1
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133
15. Dans le système actuel de classification le 5ᵉ art proposé par Hegel prend en compte tout ce
qui est en lien avec l’écriture.
16. https://www.stekiamusement.com/2018/whats-the-difference-between-4d-5d-6d-7d-8d-9d-
cinema-theater-3465/
17. https://www.empireonline.com/movies/features/irishman-week-martin-scorsese-
interview/
18. https://www.nytimes.com/2019/11/04/opinion/martin-scorsese-marvel.html
19. L’acronyme XR, pour eXtended Realities en anglais, désigne l’ensemble de modalités qui
composent l’univers du contenu immersif dont la réalité virtuelle, la réalité augmentée et la
réalité mixte.
20. En référence aux patents wars qui ont lieu aux États-Unis entre la fin du XIXe siècle et début
du XXe siècle dans les domaines de l’aviation, la voiture et le cinéma.
21. Brevet No. 20170105052A1 publié le 13 avril 2017 : https://patents.google.com/patent/
US20170105052A1/en
22. https://www.theverge.com/2018/12/13/18139981/imax-virtual-reality-arcades-shut-down-
write-off-los-angeles-bangkok-toronto
23. https://www.techradar.com/news/imax-pulls-the-plug-on-its-virtual-reality-arcade-
business
24. https://www.zdnet.com/article/disappointing-reality-imax-to-shutter-vr-operations-
in-2019/
25. https://contemporaneitesdelart.fr/gilles-deleuze-quest-ce-que-lacte-de-creation/
26. Philippe Fuchs est professeur de la réalité virtuelle à Mines ParisTech, co-auteur des 5
volumes du Traité de la réalité virtuelle. https://www.realite-virtuelle.com/video-360-vr-fuchs/
27. Par logistique de séance de cinéma, il faut comprendre l’ensemble de moyens humains et
matériels qui s’organisent pour gérer l’accueil en salle du public, en respectant les horaires de
projection prévus.
28. Le zénith correspond à la partie supérieure et le nadir à la partie inférieure de la projection
équirectangulaire.
29. L’outil de calcul de dôme permet d’avoir les mesures et le nombre exact des triangles à
assembler selon le diamètre et le nombre de bandes qui composent le dôme, http://geo-
dome.co.uk/3v_tool.asp
30. CARROLL Lewis, De l’autre côté du miroir, 1872, https://www.ebooksgratuits.com/pdf/
carroll_de_autre_cote_miroir.pdf, P.8.
ABSTRACTS
Abstract
Experimenting with new "old" technology is fascinating. Frame, plan value, editing or
distribution, are just some of the topics that must be revisited with 360 ° cinema. The camera (or
the point of view of the spectator) is omnipresent and all that it sees is a potential of the story or
stories to understand. Where should we look to don’t lose the story line? Do we have to only see
what they want to show us? Can we create our own audiovisual experience by wandering the
digital look? The numerous conceptual questions this medium seems to ask, have also encourage
research around the diffusion and interactivity of the device. Would a hemispherical screen be
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better suited to diffusion than a wall? How should the control of the point of view be proposed to
the public? Somewhere it seemed obvious that such an image had to be diffused and manipulated
in an analog way. It became important to experiment. Firstly, a vertically positioned dome could
give more volume to the projection. Perhaps it could mark the border between reality and image,
but respecting 360° image nature. A dome will also be a play with the concave and the convex,
projection and rear-projection, horizontal and vertical. Then, the control interface, it was
important to replace the pointing of the mouse while keeping its simplicity. What can we tell
with such device? How to properly use the possibilities it offers?
Résumé
Expérimenter avec une nouvelle « vielle » technologie est fascinant. Cadre, valeur de plan,
montage ou diffusion, ne sont que quelques exemples de ce qui doit être revisité avec le cinéma 3
60°. La caméra (ou le point de vue du spectateur) est omniprésente et tout ce qu’elle montre est
un indice potentiel de l’histoire ou des histoires à comprendre. Où devons-nous regarder pour ne
pas perdre le fil conducteur ? Sommes-nous obligés de regarder uniquement ce qu’on veut nous
montrer ? Pouvons-nous créer notre propre expérience audiovisuelle en baladant un regard
numérique ? Les nombreuses questions conceptuelles que semble poser ce médium, ont aussi
stimulé une recherche autour de la diffusion et l’interactivité du dispositif. Est-ce qu’un écran en
demi-sphère serait mieux adapté au médium qu’un mur ? Comment proposer le contrôle du point
de vue au public ? Quelque part, il semblait une évidence que l’image de ce type devait être
diffusée et manipulée avec des supports analogues. Il devenait important d’expérimenter. Tout
d’abord, un dôme positionné verticalement pourrait donner plus de volume à la projection. Peut-
être qu’il marquerait la limite entre la réalité et l’image, tout en respectant la nature à 360° de
celle-ci. Un dôme permettrait aussi de jouer avec le concave et le convexe, projection et retro-
projection, horizontal et vertical. Ensuite, l’interface de contrôle, il était important de remplacer
le pointage de la souris tout en gardant la simplicité de son fonctionnement. Qu’est-ce qu’on peut
raconter avec un tel dispositif ? Comment utiliser convenablement les possibilités qu’il offre ?
AUTHOR
MANUEL SIABATO
docteur en études audiovisuelles, diplômé de l’ISDAT en Arts Plastiques et Design, enseignant et
chargé du parcours infographie à l’ENSAV de l’université de Toulouse Jean Jaurès, chercheur
associé au LARA-SEPPIA, son projet de recherche se focalise sur l’expérimentation et l’analyse des
formes narratives émergentes qui font appel aux nouvelles technologies dont notamment le
cinéma 360° et la 3D en temps réel pour Internet (Web3D).
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Le casque et le masqueGilles Methel
01 – Une entrée… en matière
Fuir ! Là-bas fuir !Brise Marine,Stéphane Mallarmé
Quel amateur de peinture n’a pas rêvé un jour de pénétrer dans un tableau ? Boire un
dernier verre chez Phillies en compagnie des Rodeurs De La Nuit (Nighthawks) d’Edward
Hopper, visiter la chambre de la maison jaune de Van Gogh à Arles (mais sans pour
autant se couper l’oreille !), savoir à quoi ressemble la loggia de la Joconde et connaître
l’intégralité du paysage qui se trouve dans le fond, explorer les rêves surréalistes de
Salvador Dali, etc. Or, c’est maintenant possible grâce à la réalité virtuelle. En premier
lieu, dans les tableaux « classiques », il y a de très belles femmes (les peintres savaient
choisir de très jolis modèles pour incarner, souvent dévêtues, Vénus, Flore, les
Odalisques, les baigneuses ou les Nymphes…
Image 01 : Une image de l’expérimentation immersive réalisée autour du NightHawks de EdwardHopper, 1942, 84,1cm x 152,4cm Art Institutre of Chicago de 1953.
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« Entrer » dans un tableau ou « rentrer » dans un tableau ?
Normalement on devrait y entrer si l’on n’a pas fait cette expérience précédemment,
puisque « le sens foncier du verbe rentrer, c’est entrer de nouveau » (Grevisse1 p.111)
cependant « on constate une forte tendance (qui est très ancienne) à employer, dans les
cas où il ne s’agit pas des sens seconds qui connotent une certaine violence (s’emboîter,
pénétrer, être enfoncé dans, être contenus dans), le préfixe re-marque l’action
instantanée par opposition à l’action durative. (Grevisse2).
Donc, comme l’expérience en réalité virtuelle a une certaine durée, nous pouvons dire,
avec la caution de Grevisse, que celle-ci nous permet maintenant de rentrer dans un
tableau comme on « rentre dans le décor ».
La frontalité irréductible des tableaux, même si nous pouvions y pénétrer en pensée et
en rêvant, reste souvent une sorte de frustration foncière. Aussi les peintres ont trouvé
une foultitude de stratagèmes pour que l’espace que nous avons sous les yeux ne se
borne pas à la surface limitée de la toile, pour que la peinture sorte d’elle-même en
quelque sorte.
En premier lieu, les miroirs, et, en particulier, les miroirs convexes, dits « de
sorcières ». Ils nous font supposer un espace qui serait hors de la toile peinte c’est le cas
pour Van Eyck3 avec les Arnolfini de 1434 mais aussi Petrus Christus4 1449 avec Saint Eloi
ou Quentin Metsys5 le prêteur et sa femme 1514. « Quelles que soient les représentations,
il y subsiste toujours de la magie, transfigurant les choses par réduction, associée à une
pensée métaphysique6 ». Et bien sûr les ménines de 1656 de Velasquez 7 dont l’analyse
célèbre sert d’introduction au texte de Foucault, Les Mots et les choses de 1966. Avec ce
procédé nous découvrons ce qui est au-delà du tableau et peut-être même sommes-
nous DANS le tableau à la place du peintre ou bien à la place du roi et de la reine
d’Espagne !
Autre stratagème ancien, cette fois non pour que la peinture nous propose un au-delà
d’elle-même, mais pour que nous y pénétrions en chair et en os : le triptyque. Il peut
avoir un effet englobant qui peut obliger à un déplacement physique en même temps
qu’un mouvement mental dans le passage d’un panneau à l’autre de l’Enfer au Paradis
en passant par le Purgatoire, par exemple, comme chez Bosch8. Gilles Deleuze, dans son
livre double (un volume consacré au texte et l’autre aux reproductions souvent
dépliables, triptyque oblige) sur Francis Bacon9, La logique de la sensation10 a
particulièrement étudié les triptyques du peintre anglais dans deux chapitres, le 9
« Couples et triptyques » et le 10 « Note : qu’est-ce qu’un triptyque ».
Nous pouvons donc résumer ces lois du triptyque qui fonde sa nécessité commecoexistence des trois panneaux. 1/ La distinction de trois rythmes ou de troisfigures. 2/ L’existence d’un rythme témoin dans le tableau avec la circulation dutémoin dans le tableau (témoin apparent et témoin rythmique). 3/ Ladétermination du rythme actif et du rythme passif…
Avant la peinture de chevalet et bien au-delà du triptyque, la fresque proposait déjà un
système immersif très fort puisqu’il y avait souvent, de plus, une intention didactique
donc une obligation de cohérence et de lisibilité. Les fresques de la Chapelle de l’Aréna
de Padoue, œuvre fondatrice, peinte par Giotto11 au tout début du quatorzième siècle (le
trecento) en est la démonstration éclatante. Sur trois niveaux, en une douzaine de
compositions magistrales disposées de chaque côté de la chapelle, Giotto, présente, du
haut vers le bas, la Vie de la Vierge, la Vie du Christ et la Passion du Christ, c’est-à-dire
trois « narrations » concomitantes et parallèles qui obligent le spectateur, le témoin
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dirait Deleuze, à se tourner d’un côté puis de l’autre pour les découvrir dans une vision
panoramique : c’est à la fois d’une simplicité extraordinaire dans les compositions et
d’une complexité extraordinaire dans la structuration.
Plus de six siècles après Giotto, les muralistes mexicains vont tenter de retrouver
l’immersion picturale dans la fresque. Ozosco, Siqueiros et surtout Diego Rivera12.
Rivera13 surtout : c’est un immense peintre dont l’aura est maintenant bien éclipsée par
la gloire posthume de sa femme Frida Kahlo, par deux fois, épousée. Or le travail de
Frida Kahlo (devenue à Mexico ce qu’est la tour Eiffel à Paris14) ne porte pas les enjeux
que donnait Rivera à sa peinture dont le but était de faire un lien entre Giotto et le
cubisme : « « il ne s’agit certes pas, étant donné son idéologie (communiste et
matérialiste) de transposer les hiérarchies des valeurs propres à la pensée du Moyen
Âge mais de l’actualiser dans une clé laïque15». Les fresques du musée national de
Mexico, réalisées à partir des années 1930, peuvent nous donner, en utilisant des
procédés comparables, la même sensation d’immersion, mais laïque et ethnique dans ce
cas, que celle que Giotto utilisait pour le monde chrétien (même système d’écho, de
résonance picturale d’un mur à l’autre ou d’un panneau à l’autre).
02 – Et l’audiovisuel dans tout ça !
Le cinéma entretient depuis longtemps un rapport étroit avec la peinture pour les
effets spéciaux et les matte-painting en particulier16. Comme le précise Réjane Hamus-
Vallée, les effets spéciaux ne datent pas du numérique : depuis Méliès ou Segundo de
Chomon, le cinématographe a souvent fait appel à des décors peints que ce soit pour
des raisons esthétiques ou financières. Hollywood a beaucoup utilisé les matte-painting
c’est-à-dire le fait d’incruster des acteurs sur un fond pictural. L’incrustation n’est pas
l’immersion, mais elle immerge cependant les acteurs dans une réalité plastique, c’est
une immersion seulement optique destinée au seul spectateur.
Le numérique, dès ses débuts, a beaucoup amplifié l’usage de ces « trucages » à la
télévision comme au cinéma. Jean-Christophe Averty qui fut un précurseur de l’art
électronique à la télévision avait mis en images l’album Melody Nelson de Gainsbourg en
1971 : on y voit Serge Gainsbourg et Jane Birkin, dans L’Hôtel particulier17, entre autres,
évoluer par exemple dans des toiles de Paul Devaux et de Félix Labisse. (On retrouvera
aussi, dans cette réalisation d’Averty, Salvador Dali et René Magritte que nous allons
croiser plus tard dans ce texte18.) Étant donné l’évolution du numérique et de la 3D au
cinéma à partir des années 2000, on peut rappeler Le Moulin et La Croix de Lech Majewski
de 2011 (d’après le livre de Michael Francis Gibson paru en 1996) en 2011. Grâce au
décor numérique, les acteurs évoluent à l’intérieur de la célèbre toile de Bruegel,
grouillante de plus de 500 personnages, le Portement de la Croix (1564). Pour qu’il y ait
immersion telle qu’on l’entend aujourd’hui, il fallait également que le numérique
amène la modélisation en 3D par l’image de synthèse ce qui a été possible à partir des
années 1980. En 1993, pour sa série Palettes19, Alain Jaubert, dans le rêve de la diagonale,
la Flagellation du Christ de Piero Della Francesca20, va reconstituer, grâce aux travaux21 de
R. Wittkover et B. A. R. Carter en 195322, l’espace tridimensionnel où la scène se déroule.
C’est certes paradoxal puisque le tableau est une surface, composée selon les règles
strictes du nombre d’or mais, en même temps, la précision des peintres du
quattrocento, observant scrupuleusement les règles scientifiques de la perspective,
permet de reconstituer (et avec une minutie parfois vertigineuse à propos des mesures
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ou du pavage du sol), l’espace virtuel projeté sur la toile. Le cadre rigoureux voulu par
le peintre explose.
Image 02 : La reconstitution en 3D de La Flagellation du Christ de Pero Della Francesca (env.1468-1470) 58,4 cm x 81,5 cm, Galleria Nazionale delle Marche d’Urbino, Italie Emission TV Palettes,Le rêve de la diagonale, A. Jaubert 1993 Wittkover, B.A.R. Carter article de 1953.
C’est ce qui se passe aujourd’hui avec le 360° par rapport au cinéma. Ne pouvant plus
espérer ce cadre parfaitement composé dans la peinture comme au cinéma, nous nous
trouvons fortement perturbés par cette liberté nouvelle qui permet de nous affranchir
à la fois du cadre et du hors-champ. Notre tradition picturale est définitivement fondée
depuis des siècles, à partir d’un espace plan, statique et monoculaire… La révolution est
donc profonde.
03 – Les Nymphéas de Monet23
Il existe plusieurs expériences en réalité virtuelle autour de Monet. L’une en particulier
à partir du fameux pont japonais du jardin de Giverny, Le Bassin aux Nymphéas de
189924 avec Water Lilies Extended réalisé par Geodia. D’ordinaire, il est très difficile, en
réalité virtuelle, d’extrapoler à partir de l’espace restreint, donné et irréductible
confiné dans un tableau… Mais là, comme nous disposons toujours de l’espace réel du
jardin de Monet à Giverny, il était possible pour les concepteurs de la vidéo VR, plutôt
réussie, de permettre un déplacement en 360° crédible puisque basé sur de données
tangibles à partir du tableau. Ce n’est pas toujours le cas !!! En ce qui concerne Van
Gogh et La Nuit étoilée… mais nous y reviendrons ! Autre expérience de réalité virtuelle
autour de Monet, c’est celle des salles du Musée de l’Orangerie de Paris où sont
conservées dans deux salles les immenses nymphéas (2mètres de haut et jusqu’à 17
mètres de long) L’expérience proposée par Claude Monet lui-même se veut immersive :
Les huit compositions sont réparties en deux salles ovales qui se suivent. Ces sallesbénéficient d’une lumière naturelle depuis le toit vitré et sont disposées d’ouest enest, selon la course du soleil et un des axes de circulation de Paris, le long de laSeine. Les deux ovales évoquent le signe de l’infini tandis que les peinturesdéroulent le cycle de la lumière d’une journée.Offerts par le peintre Claude Monet à la France le lendemain même de l’armistice du11 novembre 1918 comme symbole de paix, les Nymphéas sont installés selon ses
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plans au musée de l’Orangerie en 1927, quelques mois après sa mort. Cet ensembleunique, véritable « Sixtine de l’impressionnisme »,
selon l’expression d’André Masson, offre un témoignage de l’œuvre du dernier Monet
conçu comme un véritable environnement et vient couronner le cycle des Nymphéas
débuté près d’une trentaine d’années auparavant. L’ensemble est l’une des plus vastes
réalisations monumentales de la peinture de la première moitié du XXe siècle. Les
dimensions et la surface couverte par la peinture environnent et englobent le
spectateur sur près de cent mètres linéaires où se déploie un paysage d’eau jalonné de
nymphéas, de branches de saules, de reflets d’arbres et de nuages, donnant « l’illusion
d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage » selon les termes mêmes de
Monet. Ce chef-d’œuvre unique ne connaît pas d’équivalent de par le monde.
Monet multiplia considérablement les dimensions de son projet initial, entamé avant
1914. Le peintre souhaitait que le visiteur puisse s’immerger totalement dans la
peinture et oublier le monde extérieur. La fin de la Première Guerre mondiale en 1918
le confirma dans sa volonté d’offrir de la beauté aux âmes meurtries.
À travers ces notations on peut comprendre ce que signifie un désir d’immersion dans
des œuvres d’art : il est toujours d’actualité. Fuir le monde réel, sa laideur et sa
trivialité est peut-être aussi l’une des clés qui pourraient expliquer l’engouement
actuel, un siècle après Monet, pour la réalité virtuelle. Il faut toujours se rappeler que
les fondateurs historiques du surréalisme, André Breton, Paul Eluard, Louis Aragon,
Benjamin Péret et Max Ernst étaient d’anciens combattants de la « Grande Guerre » !
Après la boucherie de 14/18, il était sans doute légitime d’aller voir ailleurs.
Image 03 :L’une des salles du musée de l’Orangerie à Paris où sont installés les Nymphéas de Monet.
L’expérience VR des Nymphéas de l’Orangerie est plus une expérience de réalité
augmentée : l’expérience immersive existait dès l’origine du projet de Monet.
04 – La Chambre de Van Gogh25
Un grand peintre qui serait en même temps un metteur en scène passionné Antonin Artaud
Van Gogh est sans doute le peintre sur lequel on a le plus écrit, il semblait donc « dans
l’ordre des choses » que la réalité virtuelle s’en empare. Sa chambre à Arles est une
obsession autant pour les cinéastes et les infographistes.
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En ce qui concerne l’immersion dans la peinture, on peut toujours se rendre à Arles,
mais la fameuse maison jaune où se trouvait la chambre de Van Gogh a été détruite à
cause de bombardements en 1944. Le pont de Langlois, devenu pont Van Gogh a été
déplacé mais existe toujours l’Hôtel-Dieu, avec son joli jardin, où Le peintre fut interné
après son automutilation, lui existe toujours : il est devenu « Espace Van Gogh »…
Nous ne saurions oublier le texte légitimement célèbre d’Antonin Arthaud (1896-1948)
Van Gogh ou le suicidé de la société26. Arthaud, tout juste sorti de l’asile de Rodez le 26 mai
1946, s’était rendu à l’exposition Van Gogh qui avait lieu au musée de l’orangerie de
Paris en janvier/mars 1947. Il rédige alors ce texte majeur auquel nous ferons
référence : c’est l’hommage d’un fou à un autre fou. Le texte d’Arthaud est important,
car il pose avec acuité certains paradoxes auxquels la réalité virtuelle se trouve
confrontée lorsqu’elle souhaite s’intéresser à la peinture.
La chambre de Van Gogh à Arles
Van Gogh s’est refait une chambre à coucher, mais hors le seul Van Gogh lui-mêmeje me sentirais prêt à égorger qui aurait maintenant le culot d’y entrer. Arthaud
Cette toile de 72 × 90 cm qui se trouve au musée Van Gogh d’Amsterdam est l’une des
plus célèbres du peintre. Réalisée initialement en octobre 1888, il en existe 3 versions :
l’original ayant été endommagé lors d’une inondation pendant l’hospitalisation du
peintre et, durant sa restauration, à la demande de son frère Théo, Van Gogh en a
réalisé une seconde version qui se trouve maintenant à l’Institut d’Art de Chicago puis
en septembre 1889 une version plus petite, celle du Musée d’Orsay à Paris27.
Le lit est jaune citron, les murs rose abricot, la porte d’un bleu d’azur céleste autemps où le ciel était encore une vaste plaine inhabitée, les tableaux d’un jauned’amande où des pistaches auraient transpiré.
La chambre elle-même se trouvait au deuxième étage de la maison jaune, et les volets
verts en sont fermés malgré les couleurs intenses de la peinture. Ceci n’est pas toujours
respecté dans les réalisations VR pour des contraintes narratives (afin de pouvoir
passer d’un espace à l’autre). Elle a l’avantage de décrire un espace fermé propice à la
modélisation 3D avec des éléments très identifiables : le lit, les chaises la petite table de
toilette, etc.
Les murs toujours d’un jaune abricot, mais du jaune d’abricot d’un nuage qui neferait que de se montrer, à peine teinté, à peine posé, et voilà que dans cette lueurse détache le coup de gong vert cédrat, figue verte à crier, de la fenêtre au châssisembrumé, à la droite de laquelle pend toute raide la serviette de toilette, dont onsent à trois mètres le lourd tissu gercé.
Par contre elle pose de grosses difficultés pour une réalisation virtuelle et ceci pour
deux raisons au moins.
D’abord la matière picturale, la touche plus ou moins épaisse propre à Van Gogh : l’art
électronique avec ses pixels a quelques difficultés à rendre ces effets de matière. L’autre
problème majeur, c’est la perspective quelquefois paradoxale voire approximative
utilisée par le peintre. Il se joue des règles traditionnelles et ceci est très visible dans les
tableaux suspendus au mur de la chambre, (chaque fois différents selon les versions : ils
sont identifiés) et la perspective accélérée utilisée pour le plancher. Il utilise des points
de fuite différents selon les objets. Les tableaux au mur ne sont pas d’équerre avec le
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reste de l’espace (on dirait qu’ils penchent) et le plancher semble décrire une pièce
déformée (ce qui n’était pas le cas, car on connaît la topographie de la maison jaune).
« Peintre rien que peintre Van Gogh. Il a pris les moyens de la pure peinture, et il ne les
a pas dépassés. » Van Gogh utilise un langage plastique spécifique ce qui rend sa
modélisation puis son usage en réalité virtuelle extrêmement périlleux. Les techniques
numériques ne sont pas forcément propices à ce genre de peinture très plastique. C’est
donc de l’ordre du phantasme que de vouloir pénétrer dans cette chambre en VR.
Inutile de parler alors de l’intérieur du café la nuit ni, pis encore, de la nuit étoilée !
Que la vie un jour devienne aussi belle que dans une simple toile de Van Gogh etpour moi ce sera assez. Je ne pense pas que l’on puisse avoir quoi que soit de plus àsouhaiter
Image 04 : La perspective de La Chambre de Van Gogh à Arles Octobre 1888, 72 x 90 cm Musée VanGogh Amsterdam Pays-Bas.
Pour Arthaud la peinture de Van Gogh se suffit à elle-même, d’une certaine façon,
vouloir la prolonger ou la dépasser avec une réalité virtuelle est un pur non-sens car
« Van Gogh n’embellit pas la vie, il en fait une autre, purement et simplement une
autre ».
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Image 05 : La Chambre de Van Gogh reconstituée en 3D.
05 – Les Rêves de Dali28
L’Angélus de Millet beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie.29 Salvador Dali citant Lauréamont
Le 360° autour de Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet peint par Dali vers 1935
est dû à l’initiative du musée Dali de Saint Pétersbourg en Floride. Dream of Dali est une
référence en matière de VR. La peinture de Dali, contrairement à celle de Van Gogh, s’y
prête particulièrement car pour le peintre catalan, la peinture « c’est la photographie à
la main et en couleur de l’irrationalité concrète ». La très grande précision, la très
grande minutie de sa peinture dans les années 30 et 40, avec une technique héritée des
petits maitres flamands, se prête particulièrement à la modélisation. Et l’univers
onirique du Maître se prête, lui, à l’immersion.
Nous trouverons dans cette réalisation plusieurs thématiques chères à Dali :
1 – L’Angélus de Millet30
Obsession dalinienne depuis l’enfance, elle fut déclinée en de nombreux tableaux, au
moins une quarantaine et ce jusqu’à la fin de sa vie ; thème qui nous vaut aussi ce livre
magnifique Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, écrit dans les années 30 mais qui ne
fut publié qu’en 1963.
Mais aussi
2 – Le petit garçon en costume de marin donnant la main à son papa
De Les premiers jours du printemps (1929), Le Spectre du sex-appeal (1934) jusqu’au Toréador
hallucinogène (1969)
3 – Les éléphants à pattes d’araignée :
La représentation la plus célèbre est celle de la Tentation de Saint-Antoine de 1946. C’était
un concours sur ce thème entre plusieurs peintres, car la toile devait être la seule
image en couleur pour le film d’Albert Lewin, Bel Ami, (avec Georges Sander) en 1947.
C’est Max Ernst qui gagnât le concours. (Mais qui donc ici se souvient ici de sa
version ?)
4 – Alice
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La petite fille sautant à la corde, c’est Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll31 que
Dali a illustrée en 196932 mais qu’il avait déjà représentée en frontispice des Nuits
partagées d’Eluard en 1931
5 – Le Téléphone
Le Téléphone-homard, a été créé pour son mécène Edward James à l’Exposition
internationale du surréalisme à Paris de 1938.
6 – La plaine d’Ampurdan
En fond, les paysages de la plaine d’Ampurdan où l’on voit, depuis Figueras, les
Pyrénées « qui devraient être mauves » comme il l’écrit dans sa Vie secrète !
Le fait que l’on puisse utiliser les tableaux de Dali pour les explorer dans les univers
virtuels en 360° n’est absolument pas un hasard. Dans sa lettre préface à André Breton
pour son exposition en 1933 à la galerie Pierre Colle, Dali va opposer Pablo Picasso
(pour lequel il avait une grande admiration33), à Giorgio de Chirico (auquel il vouait
également une grande admiration !)
Chirico ne bouleverse pas les moyens d’expression. Il conserve toutes lesconventions académiques essentielles : illumination, clair-obscur, perspective, etc.Héritier de Böcklin et de la peinture imaginative en général, il révolutionnesensationnellement l’anecdote…
C’est dans cette forme d’académisme-là, qui correspond également à celle des jeux
vidéo, des blockbusters à effets spéciaux, que nous pouvons considérer que si la
postérité de Dali, comme en témoignent les succès de ses expositions à Beaubourg34, est
si grande, c’est parce que, par ses choix esthétiques très lucides, il a fait que son œuvre
correspond, et est en adéquation avec le monde tel qu’il va. Ce monde assoiffé d’images
(mais peut-être pas de peinture !), ce monde assoiffé d’ailleurs !
Tous les tableaux de Dali ne peuvent être exploités ni explorés de cette façon et en
particulier les célèbres images doubles : celles de La Charrette fantôme de 1934 ou Le
Marché aux esclaves avec apparition du buste invisible de Voltaire de 1940. Elles n’existent
que sous un angle de vue très précis (et un seul !) et à un moment très précis : toute
modification du point de vue ou du moment fait disparaître l’image. Mais Réminiscence
de l’Angélus de Millet, peut supporter la modélisation 3D !
Le déplacement et le son
Nous sommes donc avec ce 360°, et avec ce type de réalisations en général, dans
quelque chose qui mêle une grande liberté de point de vue (on peut à tout moment se
retourner ou regarder en l’air) en même temps que la contrainte drastique d’un
itinéraire obligé. Ce déplacement s’effectue en continu sur une de ces courbes
affectionnées par les infographistes, courbe parfaitement lisse qui nous fait aller de
l’avant puis nous envoler.
Ce ne seront donc pas le cadre ni le point de vue, qui vont créer la continuité narrative
mais le son. En arrière fond sonore on entend la voix du Maître. Ses propos ne sont pas
toujours identifiables, car ce qui compte c’est l’accent, le phrasé et l’intonation de
Dali. On y voit le chanteur « décadent », Alice Cooper, dans un hologramme réalisé par
Dali en 197335 ; il chante « Halo of Flies », témoignant de l’obsession de Dali pour les
mouches.
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Image 06 : Dreams of Dali expérimenté au Dali Museum, St Petersburg USA.
Dali était fasciné par l’immersion dans la peinture. Vers la fin de sa vie, il a beaucoup
travaillé sur l’holographie et la stéréoscopie, c’est-à-dire le projet de dépasser l’image
plane pour tenter d’atteindre à « un hyper-réalisme métaphysique », d’aller au-delà du
ciel, au-delà du soleil, au-delà de l’horizon.
À propos de Vélasquez, il écrit dans son dernier livre, Dix recettes d’immortalité :
Ce tableau représente l’anticipation d’un hologramme parce que tout ce que Vélasquez a peint est virtuel. Toute la scène se reflète dans un grand miroir placé face aupeintre, sauf deux personnages, qui eux sont réels, et se tiennent entre Vélasquez etle grand miroir : le Roi et la Reine que l’on voit dénoncés par le petit miroir placé aufond de la pièce. L’unique chose qu’il ne peint pas c’est le réel, et tout ce qu’il peintn’est que reflets et images virtuelles.
Image 07 : Dreams of Dali expérimenté au Dali Museum, St Petersburg USA.
Nous ne pourrions parler de l’immersion dans la peinture sans mentionner, le Visage de
Mae West pouvant servir d’appartement (28,3 cm x 17,8 cm) peint en 1934-35 sur l’image
retouchée d’un magazine : c’est une photo de la plantureuse actrice (1893-1980) dans le
film She done him wrong de Lowell Sherman 1933 avec Cary Grant 36. L’espace de cet
appartement hautement virtuel a été reconstitué au musée Dali et Figueras ainsi que
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pour l’expo parisienne de 2012 où les visiteurs faisaient la queue pour prendre des
selfies vautrés sur le célèbre canapé en forme de bouche. Ça c’est de l’immersion !
Image 08 :Photo de Mae West, affiche du film She done him wrong 1933 interprétation deDali 1934/35 « visage de M. W. pouvant servir d’appartement » Gouache sur photo depresse. Installation au musée de Figueras, Espagne, 1974.
06 – La trahison des images de Magritte37
Michel Foucault dénombre sept rapports significatifs possibles dans « Ceci n’est pas une pipe 38
René Passeron
À l’occasion du cinquantenaire de la mort de Magritte une expérience de réalité
virtuelle inspirée de son œuvre a été présentée dans une salle ayant la forme d’un
immense chapeau melon posé sur la plage de Knokke-le-Zoute. Et pourquoi donc à
Knokke le Zoute ? Parce qu’en 1953, Magritte avait conçu une immense fresque de 72 m
de long sur 4,30 m de haut, pour le casino de cette ville. L’expérience VR, réalisée par
BDH immersive pour un public qu’une cinquantaine de personnes à la fois propose
l’exploration d’une quarantaine d’œuvres de Magritte. La fresque de la salle du Lustre
du casino est constituée, elle, de 8 toiles originales du peintre immensément agrandies
afin de constituer un panorama, car la salle est plus ou moins circulaire.
Lors de l’expérience VR de Knokke le Zoute, il y avait également une immense pipe à
côté de l’immense chapeau melon qui servait de salle de projection ; la fameuse pipe est
également visible en 3D dans l’expérience VR elle-même. Le véritable nom de ce
tableau, qui est devenu le plus célèbre de Magritte est La Trahison des images. C’est par
ailleurs le titre qui avait été donné à Beaubourg pour l’exposition39, toujours à
l’occasion du cinquantenaire de la mort de Magritte.
… La fameuse pipe… Me l’a-t-on assez reprochée ! Et pourtant… Vous ne pouvez pasla bourrer, ma pipe ? Non n’est-ce pas, elle n’est qu’une représentation. Donc, sij’avais écrit sous mon tableau « ceci est une pipe, j’aurais menti !40
Plus encore que celle de Dali, l’œuvre de Magritte se prête à la modélisation 3D et peut
vraiment être une sorte de mise en abyme de ce qui sera la réalité virtuelle. Sa
grammaire d’objets fétiches, ses hiéroglyphes dirait Passeron, peints au degré zéro de
la peinture (dirait encore le même Passeron) sont propices à une réalisation en images
de synthèse (ce dont d’ailleurs les internautes ne se privent pas et quelquefois même
avec un certain talent !).
Il me semble (virtuellement) intéressant de comparer, de confronter voire peut-être
d’opposer les deux formes d’immersion en 360° que sont le panorama et la VR.
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A – L’expérience VR
Au-delà de l’actuel qui est vu, le visible est potentiel : ce que nos yeux désirent parce qu’ils ne l’ont pas.41
René Passeron
Image 09 : Magritte – VR –Immersive BDH 2017.
Contrairement à Dreams of Dali, nous ne disposons pas (pour l’instant) sur internet de
l’intégralité de la réalisation en réalité virtuelle mais seulement de deux making-of qui
nous permettent d’identifier quelques œuvres reconstituées en 3D. Ces œuvres
s’échelonnent du premier tableau où Magritte « s’est trouvé » (Le Jockey perdu de 1926)
jusqu’à une œuvre datant de l’année précédant sa mort (Décalcomanie de 1966). On y
trouve quelques-un de ses très grands classiques comme la Trahison des Images ou le Faux
Miroir.
La réalisation en images de synthèse semble parfois très maladroite et un peu
artisanale mais l’on suppose que le phénomène d’immersion et le mouvement pallient
une certaine raideur. Car tout bouge, même les orteils du Modèle rouge, les petits pieds
des bonhommes en chapeau melon de Golconde ! La modélisation de l’Invention collective
– qui n’est déjà pourtant pas un très beau tableau de Magritte - est immonde, etc.
B – Le panorama du Casino
Le panorama, du grec pan (tout) et ôrama (vue/spectacle), c’est-à-dire « vue en
totalité », est un concept qui date de la fin du XVIIIème siècle (1799)42 ; c’était un
« tableau sans bornes qui avait pour but de donner l’apparence d’un spectacle naturel
et, avec, la réalité virtuelle du XXIème siècle43, le problème est le même, s’immerger
dans un espace de représentation qui pourrait valoir pour du réel (et, peut-être, date-t-
il même des grottes préhistoriques de nos chers ancêtres. Les modalités sont
différentes mais …)
On va retrouver dans l’expérience VR plusieurs œuvres déjà présentes dans le
panorama. Il existe plusieurs versions des peintures du Casino : les huit huiles sur toiles
originales de Magritte d’assez petit format44, la fresque elle-même et des lithographies
inspirées de ces images. Or il y a un ordre extrêmement important : les images se
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succèdent d’un panneau à l’autre avec une solution de continuité et cela boucle à la fin
(qui n’en est pas une du coup !). De plus elles se répondent soit latéralement, soit
diagonalement. Ce qui crée un ensemble très cohérent voulu par le peintre mais auquel
on n’a finalement pas accès : soit nous sommes dans la continuité de la salle de Knokke
le Zoute, (où les fresques sont séparées par des colonnes et un large espace), soit dans la
succession dans les livres, soit dans la fragmentation sur internet mais jamais dans la
circularité, la globalité, conceptuelle souhaitée par le peintre en fait.
Finalement, seule, l’infographie 3D va permettre de restituer la vision du peintre soit
en s’immergeant dans cet espace cylindrique sans rupture cette fois, soit en le
surplombant dans une sorte de vision « transcendante ». Seule cette vision permet de
comprendre exactement la « mécanique » spectaculaire mise en place : le voyeurisme,
la symétrie des femmes nues, celle du végétal et du minéral, celle des fonds en rideau
ou en papier découpé, etc. On comprend alors qu’il y a un sens de la lecture du
panorama, de gauche à droite comme dans les panoramas historiques du XIXe présenté
sous des rotondes. On se trouve dans un espace cylindrique et cependant, on ne peut
pas s’y déplacer dans n’importe quelle direction : pour que la narration signifie il est
nécessaire de le prendre dans le sens des aiguilles d’une montre.
Image 10 : La fresque du Casino et René Magritte monté sur une échelle, une fois.
D’ailleurs les univers en réalité virtuelle immersive sont également assujettis à une
forme de narration finalement classique : on devrait pourrait s’y tourner et s’y
retourner dans tous les sens (comme Marcel Proust dans son lit avant de trouver le
sommeil) mais il n’en est rien nous sommes entraînés par une ligne narrative avec un
début et une fin, la chronologie… La ligne du temps !
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Image 11 : En 3D et en perspective cylindrique, les images du Domaine enchanté 1952 de RenéMagritte, 4,3 m sur 71,2 m Casino de Knokke-le-Zoutte (Belgique).
07 – Les Leçons de choses de Magritte
En 1960, le documentariste Bruxellois Luc de Heusch, réalise un film intitulé Magritte ou
la leçon de choses45 . Il devrait y avoir quelque chose de profondément magrittien dans
cette expression ! Si l’imagerie magrittienne est propice à la 3D, c’est au moins pour
trois raisons qui correspondent, dans les thématiques du peintre, à ce que nous faisons
lorsque nous sommes sur un logiciel de 3D.
La taille
La pesanteur
La matière
Leçon de choses n° 1 : La Taille
Chez Magritte, une sphère est une sphère, mais elle peut être grelot, pomme, tête,
montgolfière, ou Terre, c’est-à-dire des objets de tailles extrêmement différentes. À
propos du tableau La Voix du sang avec l’arbre à compartiments, Magritte écrit :
« La sphère et la maison proposent à l’arbre des mesures énigmatiques. »46
Dans l’original du tableau, c’est une sphère indifférenciée mais dans la fresque, il s’agit
d’un de ces grelots dont Magritte a constamment, et dès ses débuts, parsemé ses
œuvres. « Les grelots de fer pendus aux cous de nos admirables chevaux, je préférais
croire qu’ils poussaient comme des plantes dangereuses au bord des gouffres. »47. Il y a
aussi, dans cet arbre, un immeuble…
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•
•
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C’est donc le problème de l’échelle des choses entre elles, une question qui est
particulièrement posée par Magritte dans Les Valeurs personnelles (1952) où dans une
chambre en « ciel » pourvu d’une armoire et d’un lit « cohérent entre eux », on va
trouver un verre à pied, une allumette, un blaireau de rasage, une savonnette et un
peigne ayant chacun des proportions indépendantes. Chez Magritte une feuille d’arbre
est aussi grande que l’arbre lui-même, elle est parfois l’arbre lui-même ! C’est parce que
nous nous trouvons dans l’espace des leçons de choses de notre enfance où, dans le
cycle du pommier, la graine, la fleur, la pousse, la pomme ou l’arbre enfin peuvent
avoir la même taille sur la planche explicative pour les besoins pédagogiques… Ce qui
ne nous choque pas.
Leçon de choses n° 2 : La Pesanteur
La célèbre pomme verte de Magritte, celle que l’on voit masquant le visage du
personnage au chapeau melon de la Grande Guerre ou du Fils de l’Homme de 1964 48,
(identique à celle qui envahit toute une chambre dans La Chambre d’écoute de 1953),
alors qu’elle n’est même pas une pomme (car « Ceci n’est pas une pomme »), est une
pomme anti-newtonienne ! Elle ne tombe pas. Mais comme les bonshommes au chapeau
melon qui discutent en plein ciel dans la Reconnaissance infinie de 1963, ou ceux de
Golconde en 1953, pour autant objets ou personnages, ne volent pas, ne nagent pas dans
l’azur éthéré : ils sont simplement là49. Et c’est justement parce que nous sommes dans
le domaine de la leçon de choses, c’est-à-dire une représentation dans laquelle les
objets n’appartiennent pas à un même espace sémantique commun : ils jouxtent mais
n’interfèrent pas entre eux.
En 3D infographique, il y a deux formes de modèles, le simulacre et la simulation (cf.
Baudrillard50). Le simulacre ne se préoccupe que de l’image et de la représentation : les
objets n’ont aucun poids. Comme ils n’ont ni poids ni consistance ils peuvent être donc
au sol ou dans l’air sans aucun problème. (Il est vrai qu’il existe une forme de
modélisation 3D, dite dynamique, celle de la simulation où l’on peut attribuer aux
choses des paramètres de poids et de dynamique où l’infographiste peut contrôler alors
que les paramètres initiaux).
Pour les besoins en image infographique, le simulacre est souvent amplement
suffisant : on sait que le cinéma est un art de l’illusion ! Magritte utilise très souvent
l’espace du simulacre dans ses tableaux. Par contre, si dans la réalisation en VR de 2017,
tout s’envole, tout est en l’air et rien ne pèse, très étrangement, dans Le Domaine
Enchanté tout est cloué au sol, aucun objet n’est en « lévitation ». Ce qui est pourtant
une marque de fabrique de Magritte. Le plus étonnant, c’est que dans la fresque la Fée
ignorante pour le Palais des Beaux-Arts de Charleroi réalisé en 1957 nous retrouvons le
même phénomène de pesanteur : C’est comme si Magritte, inconsciemment ou
consciemment, avait voulu renoncer à l’un de ses codes privilégié et si emblématique,
l’apesanteur, lorsqu’il a conçu ses fresques. Et même, aucun des oiseaux, pourtant très
nombreux dans Le Domaine Enchanté, excepté quelques silhouettes très lointaines, ne
vole !
Leçon de choses n° 3 : La Matière
Filons donc à nouveau la métaphore entre l’infographie et la peinture de Magritte. En
infographie, la matière des objets, des choses, n’est pas ontologique : on plaque sur
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n’importe quelle forme 3D la texture que l’on souhaite grâce à une partie du logiciel
spécifiquement dédiée aux matériaux. Or chez Magritte, c’est précisément ce qui se
passe au niveau des matériaux : un oiseau peut être fait en « ciel » (La Grande Famille
1947 ou l’Oiseau de ciel 1954), en roche (Le Domaine d’Arnheim 1962, L’Idole 1965), en
feuille (L’Île au trésor 1942 ou dans les variantes comme les Grâces Naturelles 1948), en
feuillage (Le Printemps 1965). Un rideau, peut être en rideau mais aussi en ciel (Le Beau
Monde 1960, La Joconde 1960 ou l’Ovation 1962) ou en immeuble (Les Goûts et les Couleurs
1962). Le lion « placide » (Passeron dixit) peut-être en peau de lion (Le Mal du Pays 1941)
ou en pierre (Souvenir de Voyage 1955). Un trois-mâts peut-être en « eau » (Le Séducteur
1951).
Image 12 : Le cycle du pommier dans un livre anglo-saxon de leçons de choses.
08 – Les femmes nues de Magritte
La femme regardée : Elle est nue, toujours… La nudité est un attribut ontologique de la femme (ainsi pour l’Aphrodite des Grecs)
alors que le mâle est vêtu de pied en cap par son armure de respectabilité51.René Passeron
Les femmes nues (ou presque) du Domaine Enchanté se font face, elles sont toutes deux
zyeutées par des « voyeurs » végétaux : les oiseaux-feuilles pour la première et l’arbre
scrutateur d’Alice au Pays des Merveilles pour la seconde. Elles sont très grandes dans la
fresque, car, puisque l’on en voit que la moitié, elles devraient mesurer près de neuf
mètres de haut ! Ces deux nus sont glabres. Or Magritte, dans les années trente, prenant
son épouse Georgette pour modèle, n’avait pas de problèmes particuliers pour évoquer,
de façon assez naturaliste, la toison féminine intime : que ce soit dans La Tentative
Impossible de 1928, l’Evidence Absolue de 1930 ou la Magie Noire et le Viol de 1934.
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Une autre source des nus magrittiens c’est le torse, sans bras ni tête, d’après l’antique,
que nous trouvons dans de multiples tableaux (buste qui est sans doute un moulage
ancien d’après nature). Magritte est partagé entre la représentation réaliste du corps
féminin et une idéalisation marmoréenne d’icelui. L’idéalisation actuelle très suspecte,
vaguement pédophile, du corps féminin, n’est pas le fait de Magritte, mais il s’est
amplifié ces dernières années à la suite d’une évolution puritaine et pudibonde
catastrophique. Dans le VR, soixante-cinq ans après la fresque du Casino, nous nous
trouvons dans une même censure (autocensure ?) encore plus grande : un nuage délicat
estompe TOUT même un sexe marmoréen52.
Lorsque Magritte, dans La Clé des Songes de 1930, écrit « l’Acacia » sous l’image d’un œuf,
« la Lune » sous l’image d’un soulier féminin, « la neige » sous la représentation d’un
chapeau-melon, etc53…, il ne souhaite pas que l’on y voie des symboles ésotériques qu’il
nous faudrait déchiffrer, cependant son surréalisme belge appartient à un courant très
fort, lié à la peinture flamande d’une part avec cette passion pour les objets du
quotidien peints avec le plus d’exactitude possible et, d’autre part, celui du symbolisme
également belge. Magritte reste fondamentalement plus « Dada » que de la vision
« ascensionnelle » et quasi transcendante qu’André Breton voulait donner à la peinture
surréaliste :
Son imagination ne le range pas auprès des surréalistes du merveilleux et lesimages qu’il invente présentent rarement les signes « ascendants » dont Bretonvoulait qu’elles fussent marquées54.
09 – Les mots dans la peinture de Magritte
Des mots dans la peinture55 occidentale ? Dès qu’on a posé la question, on s’aperçoit qu’ils y sont innombrables, mais qu’on ne les a pour ainsi dire pas étudiés.Michel Butor
Que ce soit dans l’expérience VR ou dans Le Domaine Enchanté, une dimension
extrêmement importante de l’œuvre de Magritte est totalement absente dans ces deux
réalisations : c’est son rapport aux mots et au langage. La raison de cette occultation est
assez simple… ce n’est pas assez spectaculaire, il est évident qu’une femme nue de neuf
mètres de haut l’est beaucoup plus ! Le divertissement possède ses propres lois !
Pourtant Magritte, en 1929, dans la revue belge Variétés n° 8, inscrivait sur le dessin de
trois nus, deux debout et le troisième assis : « arbre », ombre portée » et « mur ». C’est
une interrogation très constante chez Magritte que le rapport des choses avec leur
représentation et leur nom. La même année 1929, il publie dans le dernier numéro de la
Révolution surréaliste56, un document essentiel concernant sa vision artistique : Les Mots
et les Images.
Les mots… et les images… et les choses : Michel Foucault, dans Les Mots et les Choses57,
s’est beaucoup intéressé à La Trahison des Images de Magritte en publiant Ceci n’est pas
une pipe58. Dans ce texte, p. 51/52, il reprend le texte illustré de Magritte des Mots et des
Images :
On peut créer entre les mots et les objets de nouveaux rapports et préciser quelquescaractères du langage et des objets, généralement ignorés dans la vie quotidienne.Parfois le nom d’un objet tient lieu d’une image. Un mot peut prendre la place d’unobjet dans la réalité. Une image peut prendre la place d’un mot dans uneproposition ». « Donc, il faut se demander s’il y a entre une chose, son image et sonnom-même, un lien nécessaire59.
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Magritte noue les signes verbaux et les éléments plastiques, mais sans se donner lepréalable d’une isotopie ; il esquive le fond de discours affirmatif sur lequel reposaittranquillement la ressemblance ; et il fait jouer de pures similitudes et des énoncésverbaux non affirmatifs dans l’instabilité d’un volume sans repère et d’un espacesans plan. Opération dont Ceci n’est pas une pipe donne en quelque sorte leformulaire. 60
Dans l’espace des leçons de choses scolaires, les textes, les légendes, sont présents au
même niveau que les images. Or un tableau, quel qu’il soit, comporte déjà, par essence,
un nombre important de signes linguistiques : le titre et la signature du peintre en sont
des données fondamentales. Magritte, sans avoir l’air d’y toucher avec sa calligraphie
basique, mais avec constance et persévérance, va mettre en cause des codes auxquels
nous sommes attachés et conditionnés dès l’enfance, dès notre apprentissage de la
lecture. La clé des songes comme la Trahison des Images en sont les preuves évidentes et
éclatantes : qu’il y ait ou non isotopie entre le texte et ce qui est représenté
picturalement de toutes façons, il y aura désormais quelque chose qui dysfonctionne
entre l’objet et son nom.
Image 13 : René Magritte, Les mots et les Images La Révolution Surréaliste N°12, pp32-33, Ed. Corti,Paris 15 décembre 1929.
10 – Pour en finir avec la réalité
La Condition Humaine (si bien titrée !), nous enseigne par l’identité mythique de la peinture et de la nature que les choses ne sont jamais telles qu’on les voit et qu’on ne les peint jamais telles qu’elles sont.61
René Passeron
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La Condition humaine (1933) est le titre de la célèbre toile de Magritte où un tableau se
superpose exactement à ce qui est vu à travers la fenêtre… Belle métaphore, à nouveau,
de ce que peut être, la réalité virtuelle.
Image 14 : Une image de la réalisation en réalité augmenté réalisée autour l’exposition Léonard deVinci au Louvre en 2019 + une petite référence à la version iconoclaste de Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q.1919.
Nous n’avons abordé dans ce texte que quelques-une des réalisations en réalité
virtuelle sur la peinture… Peut-être parce qu’elles nous semblaient les plus signifiantes
mais, actuellement, en 2020, ces expériences immersives se multiplient
pléthoriquement. Elles sont soit des réalisations autonomes, soit l’accompagnement
d’une exposition particulière comme dans le cas de La Joconde62 pour l’exposition du
Louvre ou des Nymphéa de l’Orangerie : elles peuvent alors être considérées comme une
forme de réalité augmentée susceptible de nous fournir des renseignements
complémentaires ou une iconographie annexe. Les expériences se multiplient : Google
vient de créer en réalité augmentée une exposition Vermeer entièrement virtuelle,
Meet Vermeer63, peintre dont les seuls 36 tableaux authentifiés sont disséminées dans
sept pays, musées ou collections privés. La possibilité de visite de musées virtuels se
multiplie, de plus dans le contexte actuel de confinement lié à la pandémie du
COVID-19, on peut dire que ces expérimentations prennent une actualité et une acuité
toute particulière !
Les enjeux de la VR sont nombreux. Il y a d’une part, et malgré tout, la convivialité : le
partage que procurait la salle de cinéma était un rituel social, alors que l’expérience VR
reste souvent profondément individuelle même si, en certaines circonstances, le
confinement est devenu la règle ! Et puis l’interaction. Nous n’avons abordé ici que des
formes d’immersion strictement visuelles : le spectateur est entraîné dans un voyage,
certes en 360°, mais voyage absolument contraint… Or, de plus en plus, nous allons
pouvoir interagir sur l’espace qui nous est proposé grâce à l’intermédiaire de « data-
gloves » par exemple. Ce qui signifie que « tout cela ne fait que commencer64 ».
Enfin une chose importante que nous procure la réalité virtuelle : ce n’est pas
seulement le voyage dans l’espace virtuel qu’elle nous propose mais aussi le voyage
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dans le temps : Florence à la Renaissance, les Impressionnistes parisiens de la fin du
XIXème siècle, les Symbolistes suisses, le surréalisme des années 30 de Dali, l’Amérique
des années 40 de Hopper… C’est donc aussi un voyage spatio-temporel.
Image 15 : Une image anonyme amusante ayant circulé, pendant la pandémie, sur le net inspirée deRené Magritte Le Fils de l’homme (116 x 89 cm), 1964.
Qu’est-ce que la vie ? Une folie ?Qu’est-ce la vie ?Une illusion, une ombre, une fiction.Calderón, La Vie est un songe
Et si la réalité n’était qu’une illusion, il faudrait alors s’interroger pour savoir ce qu’est
l’illusion d’une illusion comme la réalité virtuelle.
APPENDIXES
Annexes Webographiques en VR non exhaustives
01 - Hopper : Night Hawks (1944), Léonard de Vinci : La Joconde (1513)
https://www.youtube.com/watch?v=a-V2VB-VCIk
https://www.realite-virtuelle.com/tableaux-en-realite-virtuelle-2012
02 – Bruegel, Munch, Monet
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https://www.beauxarts.com/vu/bienvenue-dans-les-chefs-doeuvre-de-munch-monet-
bruegel/
03 - Monet
Impression soleil levant (1874)
https://www.youtube.com/watch?v=cZKwWAaPEpk
Nymphéas (1895-1914)
https://www.youtube.com/watch?v=BxUI9Tbq01s
https://musee-orangerie.fr/en/article/vr-experience-claude-monet-water-lily-
obsession
04 - Van Gogh
La chambre (1888)
https://www.youtube.com/watch?v=CrVtZv_bp7U
Le café de nuit (1888)
https://www.youtube.com/watch?v=jBOL5yakREA
La nuit étoilée (1889)
https://www.youtube.com/watch?v=Woc0GZkDa7k
https://www.youtube.com/watch?v=G7Dt9ziemYA
05 – Dali
Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet (1933)
https://www.youtube.com/watch?v=F1eLeIocAcU
06 – Magritte
https://www.bdh.net/immersive/magritte-vr
Mais aussi…
Böcklin65 (L’Île des Morts 1880), Hodler66 (La Nuit 1889, Le Bucheron 1910), Vallotton67
(Intimité 1898),
https://www.unframed-vr.com
Et encore
Edward Munch68 (Le Cri 1893)
https://www.youtube.com/watch?v=te8hqLc_aZ0
André Derain69 (Bateaux 1905)
https://www.youtube.com/watch?v=AKU8ef29OpI
Walk into a painting of "Autumn in Chiou and Hua Mountains https://
www.youtube.com/watch?v=CxRAKIAuUVk
Moulins à vents impressionnistes (Paul Joseph Constantin Gabriel)
https://www.youtube.com/watch?v=wDLAYlr_yT4
Vermeer
https://www.idboox.com/culture/un-musee-vermeer-entierement-virtuel-sur-le-web-
et-en-ra/
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NOTES
1. Grevisse Maurice, Le Français correct, Guide pratique, Duculot 1982, p.111
2. Grevisse Maurice, Le Français correct, Guide pratique, Duculot 1982, p.112
3. Jan Van Eyck (1390-1441)
4. Petrus Christus ( ? -1475)
5. Quentin Metsys (1466-1530)
6. Baltrusaïtis Jurgis, Le Miroir, Elmayan, Le Seuil, 1978, pp 252 et suivantes.
7. Diego Velasquez (1599-1560)
8. Jérôme Bosch (1450-1516)
9. Francis Bacon (1909-1992)
10. La vue Editions de la Différence 1996
11. Giotto di Bondone (1237-1337)
12. Diego Rivera (1886-1957)
13. Marnham Patrick, Diego Rivera, le rêveur éveillé, Seuil 2000
14. Jarbouai Leïla, Frida Mania, L’art en fusion, Musée d’Orsay, Hazan 2013
15. Morosini, Diego Rivera, Chefs-d’œuvre de l’art, Grands Peintre, Hachette 1968
16. Hamus-Vallée Réjane, Les effets spéciaux, Cahiers du cinéma
17. https://www.youtube.com/watch?v=DyslQlHes1c
18. Dali, Magritte, Delvaux et Labisse se retrouvent dans le chapitre , les calqueurs de rêve (p
120-193) de l’Histoire du surréalisme de René Passeron, Livre de poche 1969
19. https://fr.wikipedia.org/wiki/Palettes
20. Piero Della Francesca (1420-1492)
21. The perspective of Piero Della Francesca's flagellation, Journal of the Warburg and Courtauld
Institutes
22. https://fr.slideshare.net/mknidler/p-iero-flagellation-f
23. Claude Monet (1840-1926)
24. 90×90 cm, Art Museum, Princeton University, Princeton, New Jersey
25. Van Gogh 1853-1890
26. Arthaud Antonin, Van Gogh ou le suicidé de la société, Editions K 1947
27. https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Chambre_de_Van_Gogh_%C3%A0_Arles
28. Salvador Dali (1904-1989)
29. Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror chant VI
30. Jean-François Millet (1814-1865)
31. Lewis Carroll Alice's Adventures in Wonderland, 1865
32. Chez Maecenas en 1969 réédité par Princeton University press en 2015 pour le 150 éme
anniversaire d’Alice.
33. « Je suis venu chez vous avant d’aller au Louvre …Vous n’avez pas tort ! » première visite de
Dali à Picasso en 1927.
34. Expos Dali à Beaubourg. Ce sont les records absolus de fréquentation et si Dali en 2012 n’est
pas arrivé à battre Dali de 1979, c’est que les règles de sécurité dans les musées avaient
changées !
- 19 décembre 1979 – 14 avril 1980 : 840.662 visiteurs
- 21 novembre 2012 – 25 mars 2013 :790.090 visiteurs
35. https://www.youtube.com/watch?v=gVhi7gi7_OA
36. C’est dans ce film-là qu’elle a cette réplique de son cru, restée fameuse (quoi que
peu « correctly correct » !) à Cary Grant : « vous avez un revolver dans la poche ou c’est
seulement le plaisir de me revoir ? »
37. René Magritte (1898-1967)
38. René Passeron, René Magritte, Filipacchi, la septième face du dé, p. 59
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39. 21 septembre 2016/23janvier 2017
40. Harry Torczyner le Véritable art de Peindre, Draeger 1978 p 71
41. René Passeron, René Magritte, Filipacchi, la septième face du dé Chapitre 1 Les grands espaces
froids pp 26-27, 1970
42. Claude Lamboley, Petite histoire des panoramas ou la fascination de l’illusion
http://peccadille.net/2018/02/23/panorama-mesdag-la-haye/
43. Manuel Siabato, Les nouvelles interfaces et les nouveaux outils de la 3D en temps réel : enjeux
sociaux, économiques et artistiques, thèse, Toulouse 2, 2010.
44. 68 X 136,3 cm pour 6 d’entre elles et 68 X 93 cm pour les deux plus petites, la IV et la VIII.)
45. http://filmgeschiedenis.be/portfolio/magritte-ou-la-lecon-des-choses-1960
46. Harry Torczyner le Véritable art de Peindre, Draeger 1978 pp 82-83
47. René Magritte La Ligne de vie 1938 in HT VAP p. 73
48. Cf. le film, dont la fin est totalement magrittienne, Thomas crown de 1999 de John McTiernan
(remake du film l’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison de 1968).
49. « Car l’homme de Magritte ne vole pas, n’a pas l’air de nager (ce qui serait en un sens trop
normal) René Passeron, Magritte Filipacchi p. 74
50. Jean Baudrillard, Simulacre et Simulation, Ed. Galilée, 1981
51. René Passeron, René Magritte, Filipacchi, la septième face du dé, p. 46
52. Mais cela ne date pas d’hier : rappelons qu’en 1564, l'Eglise a fait retoucher Le
Jugement Dernier peint sur le mur de la Chapelle Sixtine par Michel-Ange quelques
années plus tôt, pour camoufler les nus qui faisaient scandale. Elle s’adressa à Daniele
Volterra, afin qu’il recouvre les parties génitales des personnages. Ces retouches,
toujours en place aujourd’hui, vaudront à Volterra le surnom de « braghettone ».
53. « Le plafond » sous une bougie, « l’orage » sous un verre et « le désert » sous un marteau.
54. René Passeron, Encyclopédie du Surréalisme, p. 190
55. Michel Butor, Les Mots dans la peinture, Skira, les sentiers de la création, 1969
56. La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929, pp 32-33
57. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard 1966
58. Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana 1973
59. Luc de Heusch, Leçon de choses à 2,44 mn
60. Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana 1973
61. René Passeron, Encyclopédie du surréalisme, Somogy 1975, p. 191
62. On la voit, en outre, se tortiller sur sa petite chaise… LHOOQ ?
63. https://www.idboox.com/culture/un-musee-vermeer-entierement-virtuel-sur-le-web-et-en-
ra/
64. Philip K. Dick, Ubik 1969
65. Arnold Böcklin (1827-1901)
66. Ferdinand Hodler (1853-1918)
67. Felix Vallotton (1865-1925)
68. Edward Munch (1863-1944)
69. André Derain (1880-1954)
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ABSTRACTS
In these times of lockdown, partial reopening and widespread suspicion, visiting museums and
discovering various artworks can seem less daunting if done virtually, clad with both headset and
face covering, in the safety of one’s home.
(Perhaps these new social distancing measures will pervade education and human relationships
in the new normal, now that we are told that « if you really love someone, remain at least 6 feet
from them »! The next generations might be facing trouble when trying to maintain our species
if they diligently follow these guidelines.)
Fortunately, Virtual Reality allows us to dive, and even totally immerse ourselves, in paintings!
Multiples approaches have been tested during the past few years to allow visitors to either enter
a painting using interactive 3D or access supplementary information about the painting through
augmented reality (all this while staying far from crowds, now replete with frightening germs,
that usually congregate around Mona Lisa, for example!)
Current research on virtual reality in the context of pictorial art is now vital in order to avoid
being viral.
The present work introduces a small overview, in 360°, of these pictorial experiments.
Larvatus prodeo
Descartes
En ces heures de confinement, de déconfinement, et de suspicion généralisée, il est devenu bien
plus rassurant de visiter les musées, d’aller à la rencontre des œuvres d’art, en virtuel, bardé de
son masque et de son casque, du fond de chez soi, distances de sécurité et gestes barrières
obligent !
(Peut-être en sera-t-il de même, dorénavant, pour l’enseignement et tous les rapports humains :
« quand on aime vraiment quelqu’un ou quelque chose, il ne faut surtout pas s’en approcher à
moins d’un mètre », nous dit-on ! Les générations à venir vont avoir quelques difficultés à
perpétuer l’espèce !)
Avec la Réalité virtuelle on peut plonger, voire s’immerger, dans la peinture ! Plusieurs
expériences ont été tentées ces dernières années, soit pour pénétrer à l’intérieur d’une peinture
grâce à la 3D interactive, soit pour obtenir des compléments d’informations en réalité augmentée
(loin des foules, plus ou moins asiatiques, confites de germes inquiétants, agglutinées devant la
Joconde !)
La recherche sur la virtualité en peinture est aujourd’hui vitale afin de n’être point virale.
C’est un petit panorama, en 360°, de ces expérimentations picturales qui vous est présenté ici.
AUTHOR
GILLES METHEL
né à Valence, au milieu du siècle dernier, sous le règne de Vincent Auriol.
Il fut infographiste à une époque où nul ne savait ce que c’était !
Dans les années 80, ayant croisé un jour par hasard, dans une rue de Toulouse, Guy Chapouillié, le
créateur de l’ESAV (Ecole supérieure d’Audiovisuel), il a commencé à y enseigner comme chargé
de cours en infographie.
Il y est resté une petite trentaine d’années, franchissant, avec une certaine désinvolture mais
allègrement cependant, toutes les étapes de la carrière universitaire jusqu’à devenir professeur
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des Universités.
(À l’heure où nous mettons sous presse, il semblerait que Gilles Methel soit toujours en vie !)
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Le rapport au corps dans lessystèmes immersifs
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I Philip :analyse du rôle de la bande son dans le partage du « je »
Camille Pierre
Parler d’un même endroit
We are no longer merely entangled with machines, no longer simply soldered totheir existence, we literally coevolve with them. We must now perceive oftechnology and human beings as one entity. We are machines and the machine iswithin us. The machine breathes. Nous ne sommes plus simplement empêtrés de machines, nous ne sommes plussimplement soudés à leur existence, nous évoluons littéralement avec elles. Nousdevons maintenant percevoir la technologie et les êtres humains comme une seuleentité. Nous sommes des machines et la machine est en nous. La machine respire.Ollivier Dyens, Metal and Flesh (2001)
1 Le cinéma 360° pose de nombreuses questions relatives au son qui sont tout aussi bien
des interrogations techniques que de mise en scène. Quel son donner à cette image qui
n’a plus à proprement parler de cadre ? De quelle manière construit-on la narration ? Il
s’agit notamment de redéfinir l’espace sonore et la narration en fonction du spectateur
dont les mouvements orientent le cadre et qui représente alors le point d’écoute. C’est
à partir de sa position que se disposent les éléments qui vont composer l’ensemble du
film, il en est le centre de gravité. Peu d’études existent qui traitent directement de ce
sujet1 mais on retrouve ce questionnement à propos du son de films tournés en vue
subjective. Nous pouvons citer Lady in the Lake (La Dame du lac, 1947) réalisé par Robert
Montgomery qui nous propose de suivre l’enquête sur une disparition, filmée quasi
entièrement à travers les yeux, et les oreilles, du détective privé Philip Marlowe. Helen
Macallan et Andrew Plain se sont penchés sur les évolutions techniques de diffusion
sonore en lien avec ce mode de prise de vue particulier, où la caméra prend la place
d’un personnage et qui se rapproche ainsi du cinéma 360° où le spectateur incarne ce
point de vue. Selon eux, le son monophonique de Lady in the Lake souligne l’absence du
personnage principal d’une manière qui rappelle sans cesse le dispositif et son
artificialité2. Depuis l’avènement du numérique dans la chaîne de fabrication du son, le
rapport signal sur bruit3 étant bien plus performant, il est possible de faire entendre
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des sons plus ténus, de travailler différentes couches sonores avec des sons qui
autrefois auraient disparus. Une gamme de sons bien plus importante est audible.
Aussi, on peut travailler avec un nombre supérieur de pistes et localiser de manière très
précise les sons dans l’espace. Tous ces outils – clarté, dynamique et localisation - sont
au service de la bande sonore. On peut désormais observer l’usage qui en est fait lors de
la réalisation de fictions en 360°.
2 Le court-métrage de quinze minutes réalisé par Pierre Zandrowicz, I Philip (2016), par la
construction de sa bande son répond d’une certaine manière aux enjeux
représentationnels du cinéma 360°. Ils sont liés dans le film à un désir de subjectivité
partagée entre celui qui visionne, le spectateur, et le personnage virtuel, l’androïde
écrivain, tous deux plongés dans un même univers fictionnel. En effet, le film nous
raconte l’histoire de la tête d’un robot, Phil, sosie de l’écrivain américain de science-
fiction Philip K. Dick. Le scénario s’inspire d’un fait réel, ce robot a vraiment été conçu
en 2005 par David Hanson, fondateur de la compagnie Hanson Robotics, avant d’être
égaré dans un aéroport de Las Vegas la même année sans jamais plus réapparaître4. I
Philip s’inspire donc de cette création, développée à partir des écrits de l’auteur, et
centre l’intrigue autour de la question de la mémoire, des constituants de l’existence et
des frontières entre l’homme et la machine. Ainsi, Phil le robot se remémore une
femme qu’il a connue, il se revoit avec elle sur une plage, il se montre paranoïaque
comme l’homme sur lequel il est modelé, etc. Un des enjeux du film consiste à créer
chez le spectateur une empathie pour le robot. Ce souhait revient de manière
récurrente lorsqu’est évoqué dans les interviews le pourquoi de ce film par le
réalisateur. C’est dans ce but que le spectateur voit les évènements toujours du point de
vue de Phil5. Les différents plans séquence qui constituent le film nous amènent ainsi
du réveil du robot dans un bureau auprès de ses créateurs à l’expérience de flashbacks.
Le film est l’un des premiers courts-métrages de fiction en réalité virtuelle. Il a été
produit par Arte dans le cadre de sa programmation sur Philip K. Dick et est disponible
sur la plateforme américaine de diffusion web Hulu VR. Il bénéficie ainsi d’une assez
grande accessibilité et marque l’envie pour les films 360° d’investir le terrain de la
fiction cinématographique « classique » tout en revendiquant le fait d’offrir à ses
spectateurs une expérience possible uniquement via ce médium. Comment l’usage des
sons s’inscrit-il alors dans la narration ? De quelle façon participent-ils au processus
d’identification voulu par le réalisateur ?
3 Nous nous proposons de nous intéresser au rôle de la bande son, et plus
particulièrement de la voix dans la réalisation du film. Comment à partir de cette voix
se redéfinissent tous les autres éléments sonores et visuels ? Par quel biais le spectateur
est-il amené à partager un espace sonore et visuel avec le personnage principal et quels
effets cela produit-il ? Ces questions nous conduiront à nous interroger non seulement
sur la nature et l’agencement des éléments sonores mais également sur le rôle qu’on
leur donne à jouer dans cette fiction en 360 degrés.
4 Pour répondre à ces interrogations nous nous pencherons sur la place particulière
donnée à la voix dans I Philip, son traitement au sein du film pour la mettre en lien avec
d’autres exemples. Cela nous amènera à considérer sous un autre angle la voix au
cinéma et l’incarnation de cette voix sur un écran 360°. Nous discuterons ainsi du désir
d’élaboration d’une subjectivité commune entre le spectateur et le robot par
l’intermédiaire de ces procédés narratifs et techniques. Pour mener cette analyse nous
nous appuierons sur différents textes théoriques sur le son au cinéma qui traitent plus
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particulièrement de la question de la voix, de son lien avec les corps et le sentiment de
présence, ainsi que plus largement de la place du son dans les films. Nous nous
servirons également d’écrits sur les problématiques liées à la création et aux
technologies numériques.
1- La voix et le « je »
5 De nombreux ouvrages d’études cinématographiques portent sur la voix ; c’est l’un des
éléments sonores les plus commentés. L’un des plus cités est celui de Michel Chion, La
Voix au cinéma (1982), dans lequel il donne une définition de ce qu’il appelle le
vococentrisme. Selon lui, il existe dans le cinéma une attention toute particulière
apportée à la voix, ce qui en fait un élément central du film.
Dans le cinéma « tel qu’il est », pour les spectateurs « tels qu’ils sont », il n’y a pasde sons, parmi lesquels entre autres la voix humaine. Il y a les voix, et tout le reste.Autrement dit, dans n’importe quel magma sonore, la présence d’une voix humainehiérarchise la perception autour d’elle6.
6 La mission première de l’ingénieur du son sur le plateau est par ailleurs de garantir
l’intelligibilité des dialogues de manière à assurer leur compréhension. Ce qui, pour une
raison ou une autre, ne se saisit pas à la première écoute sera doublé lors de l’étape de
post-production. Rick Altman dans son article The Technology of the Voice Part II souligne
que lorsque l’on étudie les développements techniques des microphones pour le cinéma
on s’aperçoit que ce sont l’importance de l’intelligibilité et celle de la narration qui ont
poussé les ingénieurs du son à privilégier un certain mode de représentation et donc de
micros.
Whether we are dealing with the realist, ideological, or economic reading of the history ofmicrophone technology, we are necessarily dealing first with the place of miking within aparticular representational system7
7 Que nous ayons affaire à une lecture réaliste, idéologique ou économique de l’histoire
de la technologie des microphones, nous traitons nécessairement d’abord de la place du
micro dans un système de représentation particulier. (Proposition de traduction par C.
Pierre)
8 Notre écoute elle-même obéirait à ce réflexe vococentriste, dans un amas de sons ceux
qui capteront notre attention seront d’abord les sons des voix. C’est un phénomène qui
a notamment été désigné comme l’effet « cocktail party ». Décrit par le scientifique
cognitif britannique Colin Cherry en 1953, il désigne notre capacité à focaliser notre
attention auditive sur une conversation dans un lieu même très bruyant. Le traitement
des sons dans une réalisation cinématographique classique reproduira cet effet de
focalisation sonore. En cela, I Philip, ne contredit pas la tradition cinématographique
vococentriste. Si son réalisateur évoque pour discuter de la fabrication du film la
spatialisation des sons, enregistrés par des micros ambisoniques8 placés sur la caméra,
l’attention du spectateur est clairement orientée vers les voix. La narration avance
principalement grâce aux dialogues qui délivrent non seulement l’identité des
personnages mais également leurs préoccupations et le nœud de l’intrigue, c’est-à-dire
la capacité de Philip à se remémorer sa vie passée. Si le cinéma 360° permet d’ouvrir la
vue et l’ouïe à tous les espaces de la narration, et leurs sons, les voix demeurent au
premier plan. Elles sont les garantes de la continuité narrative.
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9 I Philip nous propose de prendre la place du personnage éponyme par le biais d’une vue
subjective mais également à l’aide de la voix. Elle sert à faire exister la tête de
l’androïde dans la fiction, elle traduit ses pensées, ses émotions, et elle doit nous aider à
nous identifier à Phil, du moins elle nous pousse à adopter sa position. Une grande
partie du mécanisme sur lequel repose le film consiste en effet à nous mettre à la place,
physique et psychique, du personnage principal. Il s’agit de développer, ainsi qu’évoqué
dans l’introduction, une forme d’empathie à son égard. Ce dispositif est clairement mis
en place dès la première séquence. Les premiers mots du film, « My dearest Philip… », ne
sortent pas de la bouche de l’androïde, ils lui sont adressés directement. Comme nous
sommes en vue subjective, ces mots nous sont alors adressés à nous aussi. Nous sommes
dans un espace indéterminé, suivant les codes de la science-fiction, le graphisme peut
rappeler un au-delà dans l’univers qui peut se référer tout aussi bien à un espace
intérieur. C’est une voix féminine dont l’on découvrira l’identité plus tard qui a été
modifiée pour apparaître robotique, on entend à la fois des bruits de machines et une
distorsion qui signale une mauvaise communication. Comme si cette voix passait par les
circuits électroniques de l’androïde et que nous l’entendions ainsi depuis l’intérieur de
la machine. Elle est également extrêmement réverbérée ce qui appuie la sensation d’un
espace inconnu qui n’obéirait pas aux règles de l’acoustique terrestre. Puis, s’ensuit une
autre séquence introduite par une question essentielle ici : « Can you hear us ? » et enfin
la voix de Phil qui répond : « I hear you perfectly well David. » Cet échange nous donne les
clés de ce qui va suivre. La première voix que l’on entend vient de l’extérieur, elle
apparaît un peu éloignée, tandis que la seconde est faite pour donner la sensation
d’être émise depuis l’intérieur de notre tête. Le « je », c’est-à-dire Phil, et les autres
sont ainsi identifiés et différenciés par le biais de ce contraste, de cette distance qui est
mise entre les différentes voix et que justifie également le point de vue adopté. L’espace
de pensée qui nous est dédié est celui de Philip.
La voix-je, au cinéma, n’est pas seulement la voix qui dit « je », comme dans unroman. Pour appeler l’identification du spectateur, donc pour que celui-ci sel’approprie plus ou moins, elle doit être cadrée et enregistrée d’une certainemanière, qui lui permet de fonctionner comme pivot de l’identification, de résonneren nous comme s’il s’agissait de notre propre voix, comme une voix à la premièrepersonne9.
10 Michel Chion identifie deux critères pour reconnaître une « voix-je » : la proximité
maximale et l’absence de réverbération. La voix de Phil s’y apparente, c’est
particulièrement évident dans une autre séquence, la troisième du court-métrage, dans
laquelle il est amené à répondre à des questions d’étudiants dans un amphithéâtre.
C’est une salle d’apparence assez grande et donc en toute logique les questions posées
font entendre la réverbération du lieu, tandis que celle du robot non seulement est la
plus proche, son volume est plus élevé, mais elle ne semble pas empreinte, ou très peu,
de l’acoustique de la pièce. Cet effet est d’autant plus prégnant que l’écoute au casque
intensifie cet effet de proximité. La place donnée à la voix du personnage principal est
celle d’un personnage qui écoute et s’exprime pour nous.
We are asked not to hear, but to identify with someone who will hear for us. Insteadof giving us the freedom to move about the film’s space at will, this techniquelocates us in a very specific place - the body of the character who hears for us.Point-of-audition sound thus constitutes the perfect interpellation, for it inserts usinto the narrative at the very intersection of two spaces which the image alone isincapable of linking, thus giving us the sensation of controlling the relationshipbetween those spaces10.
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On nous demande non pas d’entendre mais de nous identifier avec quelqu’un quientendra pour nous. Au lieu de nous donner la liberté de nous déplacer à volontédans l’espace du film, cette technique nous situe dans un endroit très précis – lecorps du personnage qui entend pour nous. Le son du point d’écoute constitue ainsil’interpellation parfaite, car il nous insère dans le récit à l’intersection même dedeux espaces que l’image seule est incapable de relier, nous donnant ainsi lasensation de contrôler la relation entre ces espaces. (Proposition de traduction parC. Pierre)
11 Le dispositif sonore choisi par Pierre Zandrowicz a donc été principalement choisi pour
favoriser une identification. C’est un usage du son que l’on retrouve dans des
productions cinématographiques classiques et qui a été étudié par des théoriciens
comme Michel Chion et Rick Altman. On peut observer ce procédé dans des films
comme Le Scaphandre et le Papillon (2006), qui contient une séquence en vue subjective
qui nous invite à nous mettre à la place du personnage principal ou plus récemment
dans le documentaire du réalisateur belge Manuel von Stürler, La Fureur de voir (2017),
entièrement tourné en vue subjective, dans lequel nous suivons le parcours médical du
réalisateur atteint d’une maladie dégénérative touchant la vue. On peut remarquer que
l’écoute individuelle au casque induite par le dispositif de réalité virtuelle intensifie la
proximité, la volonté de partage d’une écoute et d’une identité vocale. La localisation
des sons est aussi plus précise que dans une salle de projection actuelle dotée d’un
système Surround. Cette adoption d’un seul point de vue, d’un point d’écoute identifié
en grande partie par la parole nous amène également à ne pas pouvoir nous échapper
de la place qui nous est attribuée puisque tout nous y ramène.
2 – La voix et le corps
12 La voix implique aussi un corps, elle est liée à notre enveloppe charnelle, à notre
existence et à notre identité en tant qu’être humain singulier. « Elle est corps sans
organes, corps subtil flottant autour de la chair, émanation sensible d’un souffle venant
des poumons qui fait vibrer les cordes vocales11. » Elle se rappelle constamment à son
origine. En effet, « la voix, si elle échappe au corps, lui est cependant enracinée12. » Les
caractéristiques physiques de chacun – cordes vocales, sinus, crâne, poumons, stature –
vont déterminer sa voix. Elle sera aussi influencée par son expérience, ses origines, son
accent.
Dans l’anthropologie des sociétés occidentales la voix est, avec le sexe et le visage,la matrice la plus forte du sentiment d’identité. Comme le visage, elle incarne ladifférence infinitésimale par où chaque homme s’identifie. Si les visages sont desvariations à l’infini sur le même canevas simple, il en va de même de la voix,chacune unique et pourtant greffée sur les mêmes composantes13.
13 Ce n’est donc pas étonnant qu’elle serve d’outil premier à l’humanisation d’un robot,
d’autant plus un robot que l’on ne voit pas et à travers qui l’on voit.
L’anthropomorphisation passe souvent par l’attribution de la parole. « He sounds so
human, right ? » fait remarquer une journaliste pendant une séquence qui met en scène
un entretien avec Phil, deux journalistes et David Hanson. Un entretien durant lequel il
montrera des premiers signes de rébellion. Il exprime la possibilité qu’il aurait de
refuser ce qu’on lui impose et d’avoir un regard critique. La voix de Phil est cependant
non pas calquée sur celle de l’écrivain mais sur celle du robot originel que l’on peut
entendre dans des interviews filmées avant sa perte. Elle porte d’ailleurs les stigmates
de l’électronique, de la voix artificielle sur laquelle on reviendra. On inscrit le robot
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dans une autre lignée que celle simplement de l’écrivain, celle de machines qui ont leur
propre histoire et leur propre genre de voix qui n’est pas celle d’un fantôme.
Si le timbre est identité et histoire intime de chacun, il l’est véritablement pour sapartie non purement musicale, mais comme bruit qui fait du son l’énigme d’unevoix : chaque produit harmonique réalisé par une voix particulière est unique parcequ’il représente le mélange du son et du bruit qui le constitue et qui tempère lapureté de la voix en la « salissant » de sa vérité14.
14 Mary Ann Doane a écrit sur les liens entre la voix, l’espace et le corps, l’importance de
la synchronisation et le rôle de la voix off15. Elle s’intéresse notamment à la voix sans
corps, « disembodied voice », et le rapport qu’entretiennent les voix, leurs types et
fonctions, avec la cohésion du film, son unité.
At the cinema, the sonorous envelope provided by the theatrical space together withtechniques employed in the construction of the soundtrack work to sustain the narcissisticpleasure derived from the image of a certain unity, cohesion and, hence, an identitygrounded by the spectator’s fantastic relation to his/her own body. The aural illusion ofposition constructed by the approximation of sound perspective and by techniques whichspatialize the voice and endow it with “presence” guarantees the singularity and stability ofa point of audition, thus holding at bay the potential trauma of dispersal,dismemberment,difference16.Au cinéma, l’enveloppe sonore constituée par l’espace de la salle et les techniquesemployées dans la construction de la bande sonore concourent à soutenir le plaisirnarcissique découlant de l'image d'une certaine unité, d’une cohésion et, donc,d’une identité ancrée dans la relation du spectateur à son propre corps. L’illusionauditive d’une position construite par l’approximation de la perspective sonore etpar des techniques qui spatialisent la voix et la dotent de « présence », garantit lasingularité et la stabilité d’un point d’audition, tenant ainsi à distance letraumatisme potentiel de la dispersion, du démembrement, de la différence.(Proposition de traduction par C. Pierre)
15 Le spectateur trouve une satisfaction à se retrouver face à un corps unique, cohésif.
Cette unicité est maintenue par le biais de différentes techniques de narration et de
mise en scène. En unifiant la perception auditive et visuelle à partir d’un seul corps et
d’une seule identité à laquelle le spectateur est censé se lier, I Philip se rapproche de
cette négation évoquée par Doane de l’hétérogénéité qui est celle du corps du film,
constitué d’éléments disparates et du renforcement d’une unité, d’une cohésion qui
ramène le spectateur à son propre corps. Cela expliquerait le fait qu’on entend
finalement peu le placement des sons ou plutôt que ce ne soit pas la priorité dans le
traitement des sons du film. La voix est centrale, au point qu’elle éclipse presque les
autres sons relégués à l’arrière-plan. Dans le cinéma traditionnel il existe :
the rule that the voice should come from the center speaker (a rule analogous to“crossing the line” in cinematography) has its roots in that concern - the fear thatthe voice will be perceived as floating free of the body, hence rupturing the film’snarrative17.la règle qui dit que la voix devrait venir du haut-parleur central (une règle analogueà celle de « dépasser la limite » en image), elle trouve ses racines dans lapréoccupation – la peur que la voix soit perçue comme flottant hors du corps etcrée ainsi une rupture dans la narration. (Proposition de traduction par C. Pierre)
16 Dans le cas de I Philip, la voix intérieure, la « voix-je » ne s’aventure pas hors du centre.
Les éléments sonores spatialisés sont associés à une extériorité, un autre personnage
par exemple, ou servent à créer une profondeur dans l’espace. Ainsi, on entend à
plusieurs reprises des bruits de pas qui marquent un passage d’un côté à l’autre d’une
pièce ou indique l’arrivée d’un personnage. Il semblerait que tout dans la construction
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sonore et visuelle du film tende vers la construction d’un lien si fort avec le personnage
représenté que l’on accepte de s’identifier à lui et de partager sa situation, ses peines et
ses questionnements. La bande son traduit alors l’envie, voire la nécessité pour le
cinéma 360° de maintenir une unité pour garantir une immersion, l’engagement du
spectateur, en évitant toute forme de rupture qui nuirait à la reconnaissance, à
l’identification.
3 – La voix hybride
17 Ce désir d’unité, de cohérence, est aussi ce qui quelque part empêche I Philip d’atteindre
la nuance, de faire ressentir la porosité entre les différents états de Phil pour n’en
laisser plus qu’un, celui de l’homme qu’il représente. Ce qui fait la particularité de I
Philip et crée une certaine ambiguïté c’est que la voix sert à nous lier à une identité et à
un corps qui ne sont pas humains mais qui sont ceux d’un robot, un robot qui de plus
n’est constitué que d’une tête. De ce point de vue, la scène la plus réussie du court-
métrage est celle où Phil a été laissé, abandonné, au milieu d’un couloir sur une table.
On observe de la même manière, isolé et maintenu dans la scène par le casque et les
écouteurs, notre incapacité à aller ailleurs, à s’extirper de ce moment d’ennui où rien
ne se passe. La séquence dure quasiment une minute et demie ce qui est extrêmement
long si l’on considère que rien de majeur n’arrive pendant ce temps et qu’aucun
mouvement n’est possible, si ce n’est regarder de gauche à droite et attendre qu’un
évènement se produise. Une conversation entre les inventeurs se déroule sans qu’on
puisse comprendre réellement ce qu’il se dit, le son du dialogue est recouvert par le
bruit de la femme de ménage à l’autre bout du couloir. Cela souligne la frustration qu’il
y a à être dans cette position. La compassion provoquée semble ici plus forte que lors
des scènes de flashback stéréotypées, images d’un amour retrouvé en bord de mer
enveloppées par la musique aérienne composée par Rone. Celles-ci nous rappellent tant
d’images connues qu’elles ne créent aucun sentiment d’étranger, d’altérité mais se
réfèrent à un catalogue commun de souvenirs qui appartiennent à tous et à personne
en même temps. C’est peut-être lors de ce moment d’attente, d’incapacité propre à
cette tête, que notre sollicitude peut devenir la plus sincère. Car ce à quoi touche I Philip
sans jamais vraiment emprunter cette voie – celle qui a été choisie est celle de
l’empathie et d’une unité – c’est la création d’un mode de perception hybride entre le
robot et le spectateur par le partage d’un regard et d’une écoute.
Today’s technologies offer us access to new levels of reality that our biology cannotperceive, define or understand by itself. Cells, atoms, galaxies, tectonic plates, andwhale songs are all examples of levels of reality existing outside biological reality.(…) The technological reality is a reality assembled equally by humans andmachines. It is the world as seen, perceived, decoded, and encoded by a man/machine perception18.Les technologies d’aujourd’hui nous permettent d’accéder à de nouveaux niveauxde réalité que notre biologie ne peut percevoir, définir ou comprendre par elle-même. Les cellules, les atomes, les galaxies, les plaques tectoniques et les chants debaleines sont chacun des exemples de niveaux de réalité existant en dehors de la réalité biologique. (…) La réalité technologique est une réalité assemblée à parts égales par les humains et les machines. C’est le monde tel qu’il est vu, perçu, décodéet encodé par une perception homme/machine. (Proposition de traduction par C.Pierre)
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18 Le vécu d’un être technique pourrait nous amener à découvrir une nouvelle écoute,
fruit d’une réalité technologique, d’une association entre les deux « je » de la fiction,
celui de Phil et celui du spectateur qui l’accompagne. C’est également ce que l’on
retrouve chez Béla Balázs lorsqu’il s’attarde sur les techniques du son au cinéma et
notamment dans la lecture qu’en propose Serge Cardinal. Les nouvelles techniques
d’enregistrement et de diffusion du son sont à la source de nouvelles réalités sonores,
d’une expérience auditive jusque-là inaudible et que notre expérience de spectateur
nous fera acquérir.
Le dispositif de médiation sonore reproduit le mouvement de métamorphose etlibère ainsi les forces cachées sous les formes, le potentiel relationnel caché sous lesobjets habituels de la perception, tant naturelle que conventionnelle19.
19 L’écoute humaine est limitée par les capacités de nos corps. La technique, les processus
d’enregistrement et de reproduction sonore, nous offrent la possibilité de capter et
d’entendre des phénomènes qui jusque-là nous étaient inaccessibles. La rencontre
entre nos oreilles et ces nouveaux moyens de production peut permettre d’étendre
notre perception, de révéler un nouveau monde de sons. Pour Balázs, le dispositif est
d’abord moyen d’invention, de découverte de phénomènes, avant d’être régulé par les
habitudes perceptives et les obligations contractuelles narratives instituées par le
cinéma de fiction20. C’est ce mouvement qu’illustre I Philip. Le film touche à certains
endroits à cette étendue nouvelle sans jamais vraiment s’y aventurer par peur
semblerait-il de perdre le spectateur et préfère pour le rassurer lui montrer l’autre
comme le miroir fidèle de ses pensées, évoluant dans un cadre narratif familier.
Les voix du spectateur, de Phil et de Philip K. DickThe notion of a voice that traverses the spread of time and space – in ancient daysand faery lands – is pervasive in romantic poetry and prose. It even shows up insomeone few consider a romantic, the mathematician and forerunner of themodern computer, Charles Babbage, in his NINTH BRIDGWATER TREATISE (1838):“The pulsations of the air, once set in motion by the human voice, cease not to existwith the sounds to which they gave rise”21.La notion d’une voix qui traverse le temps et l’espace – dans les temps anciens et lesterres féeriques – est omniprésente dans la poésie et la prose romantiques. Elleapparaît même chez quelqu’un que peu de gens considèrent comme un romantique,le mathématicien et précurseur de l’ordinateur moderne, Charles Babbage, dans sonNINTH BRIDGWATER TREATISE (1838): « Les pulsations de l’air, une foisdéclenchées par la voix humaine, ne cessent pas d’exister avec les sons auxquels ilsont donné naissance » (Proposition de traduction par C. Pierre)
20 Pour parvenir à créer une forme d’empathie chez le spectateur pour le robot, le
réalisateur d’I Philip fait le choix en premier lieu de maintenir un processus
d’identification classique que l’on retrouve dans nombre de fictions. Il passe par
l’identification à une voix-je et le maintien d’une unité, d’une cohésion autour d’un
corps. Ce corps est aussi bien celui de la fiction, celui du personnage à l’intérieur de la
fiction que celui du spectateur. Ce dernier est fortement sollicité tout au long du court-
métrage, sous son casque et ses écouteurs c’est lui qu’on invective et à qui on demande
de compatir pour un robot à tendance paranoïaque, amoureux et désireux de se
mouvoir par lui-même. S’il serait difficile de juger de la réussite ou de l’échec d’une
telle expérience, comme de juger du niveau de compassion ressenti par chacun, on peut
toutefois observer que cette expérience de cinéma 360° permet d’effleurer la sensation
d’une présence partagée, d’une réalité mixte entre différentes subjectivités, la sienne et
celle du robot. Nous sommes, par le biais du dispositif, immobilisé dans un même
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espace avec un personnage dont la perception et la parole viennent imprimer l’image
et les sons que nous percevons.
21 Aussi, I Philip en mettant en scène un robot inspiré d’un robot lui-même prenant la
forme de l’écrivain Philip K. Dick, donne voix à un nouveau type d’archives. Le premier
robot a été nourri des écrits de l’auteur, on retrouve dans sa parole les obsessions qui
existaient dans les mots de celui-ci. Sa voix trouve donc un écho, et même plutôt une
incarnation, à partir de ce que l’écrivain avait lui-même travaillé et que l’on retrouve
dans les robots et autres êtres futuristes qui peuplent ses romans.
BIBLIOGRAPHY
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages et chapitres d’ouvrages:
Altman Rick, « Sound Space » dans Rick Altman (ed.), Sound Theory Sound Practice, Londres :
Routledge, 1992, pp 46-64.
Balázs Béla, L’Esprit du cinéma, Paris : Payot, 1977, 395 p.
Chion Michel, La Voix au cinéma, Paris : Cahiers du cinéma, 1993, 144 p.
Doane Mary Ann, « The Voice in Cinema : The Articulation of Body and Space » dans Rick Altman
(ed.), Cinema/Sound, n° 60, New Haven : Yale University Press, 1980, pp. 33-50.
Durham Peters John, « The Voice and Modern Media » dans Doris Kolesch et Jenny Schrödl (dir.),
Kunst-Stimmen, Bonn : Theater der Zeit, 2004, 200 p.
Dyens Ollivier, Metal and Flesh : The Evolution of Man Technology Takes Over, Cambridge : The MIT
Press, 2001, 134 p.
Le Breton David, Éclats de voix : une anthropologie des voix, Paris : Métailié, 2011, 281 p.
Macallan Helen et Plain Andrew, « Filmic Voices » dans Norie Neumark et al. (eds.), VOICE: Vocal
Aesthetics in Digital Arts and Media, Cambridge : The MIT Press, 2010, pp. 280-303.
Articles de revue :
Altman Rick, « Technology of the Voice. Part II », Iris, vol. 4, n° 1, 1986, pp. 107-119.
Cardinal Serge, « Médiation ou modulation sonore? », Cinémas, vol. 9, n°1, Automne 1998, pp.
95-115.
Pigozzi Laura, « Le Bruit sublime, ou l'impossible de la voix », Essaim, vol. 1, n° 32, 2014, pp. 7-14.
APPENDIXES
Sources Internet :
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Besson Thomas, « Comment produire la bande-son d'une vidéo 360°, du tournage à la
post-production », Euronews, 23 février 2018 sur https://fr.euronews.com/2018/02/23/
comment-produire-la-bande-son-d-une-video-360-du-tournage-a-la-post-production,
consulté le 22 février 2020.
Devillard Arnaud, « "I, Philip", la qualité cinéma dans un casque de réalité virtuelle »,
Sciences et avenir, 14 juillet 2016 sur https://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/data/i-
philip-la-qualite-cinema-dans-un-casque-de-realite-virtuelle_103750, consulté le 22
février 2020.
« Philip K. Dick : Research Robot », Hanson Robotics sur https://www.hansonrobotics.com/
philip-k-dick/, consulté le 22 février 2020.
NOTES
1. On peut notamment mentionner l’article écrit par Angela McArthur, Rebecca Stewart et Mark
Sandler, « Sounds too true to be good: diegetic infidelity – the case for sound in virtual reality »,
Journal of Media Practice, vol. 18, n° 1, 2017, pp. 26-40.
2. Helen Macallan et Andrew Plain, « Filmic Voices » dans Norie Neumark et al. (eds.), VOICE:
Vocal Aesthetics in Digital Arts and Media, The MIT Press, 2010, p. 285.
3. Le rapport signal sur bruit est un indicateur de la qualité de la transmission du signal sonore.
C’est le rapport des puissances entre le niveau maximal du signal avant distorsion et le niveau de
bruit de fond.
4. « Philip K. Dick : Research Robot », Hanson Robotics sur https://www.hansonrobotics.com/
philip-k-dick/, consulté le 22 février 2020.
5. Arnaud Devillard, « “I, Philip”, la qualité cinéma dans un casque de réalité virtuelle », Sciences
et avenir, 14 juillet 2016 sur https://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/data/i-philip-la-qualite-
cinema-dans-un-casque-de-realite-virtuelle_103750, consulté le 22 février 2020.
6. Michel Chion, La Voix au cinéma, Cahiers du cinéma, 1982, p. 18.
7. Rick Altman, « Technology of the Voice. Part II », Iris, vol. 4, n° 1, 1986, p. 117.
8. « La technologie ambisonique, basée sur une théorie de la localisation des sons, est apte à
reproduire le champ sonore complet en décomposant les caractéristiques d’un champ sonore en
composantes harmoniques d’une sphère, appelées W, X, Y et Z, utilisant les sources ponctuelles
distribuées dans l’auditorium (HP) de façon complémentaire pour recréer ces composantes
directionnelles. » Thomas Besson, « Comment produire la bande-son d’une vidéo 360°, du
tournage à la post-production », Euronews, 23 février 2018 sur https://fr.euronews.com/
2018/02/23/comment-produire-la-bande-son-d-une-video-360-du-tournage-a-la-post-
production, consulté le 22 février 2020.
9. Michel Chion, La Voix au cinéma, op. cit., p.54.
10. Rick Altman, « Sound Space » dans Rick Altman (ed.), Sound Theory Sound Practice, Routledge,
1992, p. 60.
11. David Le Breton, Éclats de voix : une anthropologie des voix, Paris : Métailié, 2011, p.14.
12. David Le Breton, Ibid, p. 21.
13. David Le Breton, Ibid, p. 52.
14. Laura Pigozzi, « Le Bruit sublime, ou l'impossible de la voix », Essaim, vol. 1, n° 32, 2014, p. 9.
15. Mary Ann Doane, « The Voice in Cinema: The Articulation of Body and Space » dans Rick
Altman (ed.), Cinema/Sound, n° 60, 1980.
16. Mary Ann Doane, Ibid, p.45.
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17. Helen Macallan et Andrew Plain, « Filmic Voices » dans Norie Neumark et al. (eds.), VOICE:
Vocal Aesthetics in Digital Arts and Media, op. cit., p. 282.
18. Ollivier Dyens, Metal and Flesh: The Evolution of Man Technology Takes Over, The MIT Press, 2001,
p.10.
19. Serge Cardinal, « Médiation ou modulation sonore ? » dans Cinémas, vol. 9, n°1, Automne
1998, p. 100.
20. Béla Balázs, l’Esprit du cinéma, Payot, 1977, pp 234-235.
21. Peters John Durham, « The Voice and Modern Media » dans Doris Kolesch et Jenny Schrödl
(dir.), Kunst-Stimmen, Bonn : Theater der Zeit, 2004, p. 89.
ABSTRACTS
Abstract
This article aims to analyse the role of sound in the 360° short film directed by Pierre
Zandrowicz, I Philip (2016). It includes questioning the way sounds are arranged in the film in
order to allow the viewer to share the space of the « I » with the main character, Phil, within the
fiction. This search for a common subjectivity, present throughout the film, will lead us to focus
on the role and the use of the voice as well as on certain sound processes that are specific to 360°
cinema. Thus, we will take interest in some representational issues found in 360° cinema,
technical and narrative issues, and some of the possibilities that I Philip is addressing.
Résumé
Cet article se propose d’analyser le rôle de la bande-son dans le court-métrage en 360° réalisé par
Pierre Zandrowicz, I Philip (2016). Il s’agit notamment d’interroger la manière dont les sons sont
agencés dans le film pour conduire le spectateur à partager la place du « je » avec le personnage
principal, Phil, à l’intérieur de la fiction. Cette recherche d’une subjectivité commune, présente
tout au long du film, nous amènera à nous pencher en particulier sur le rôle et l’usage de la voix
ainsi que sur des procédés sonores propres au cinéma 360°. Ainsi, nous nous pencherons sur
certains enjeux représentationnels du cinéma 360°, des questions techniques et de mise en scène,
et certaines des possibilités qu’I Philip laisse entrevoir.
AUTHOR
CAMILLE PIERRE
Camille Pierre est doctorante en cinéma à l’Université de Toulouse II Jean Jaurès au sein du
laboratoire de recherche Lara-Seppia. Elle détient une maîtrise en recherche-expérimentation et
en création sonore, obtenue auprès de l’ENSAV (Ecole Nationale Supérieure d’AudioVisuel). Ses
recherches portent sur la collaboration entre les différents intervenants qui travaillent le son des
films et sur la notion de création collective. En 2019, elle a publié un article dans la revue Mise au
point portant sur le chef opérateur du son à l’ère du numérique et les enjeux techniques et
esthétiques auxquels la profession fait face.
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Du corps à l’espace et de l’espace aucorpsEdwige Armand
1 La vision, comme tous les sens humains, est un sens actif et cognitif à des niveaux
divers. Il y a toujours acte de participation dans la lecture et l’écriture du perceptible.
2 Avant qu’une lecture de signes iconiques, symboliques ou indiciels puisse émerger, le
monde physique perçu comme indépendant de soi doit s’instaurer. Cette instauration
d’un monde physique est possible par l’empathie où l’enfant développe la capacité de se
mettre à la place d’autrui1. Le milieu primordial s’inaugure comme indépendant lorsque
l’enfant est capable d’imaginer le regard de l’autre. Le détachement d’un monde
transcendant est au départ affectif et qui se développer par la reconnaissance des
proches nous dit Axel Honneth, dans La réification2. C’est par l’Autre que le monde
apparaît comme monde situé à l’extérieur de soi. En même temps que le monde
s’externalise, le sujet s’internalise dans une relation de réciprocité par jeu de projection
et d’introjection. La reconnaissance d’un soi, d’un monde est intrinsèquement liée à un
partage intersubjectif où l’autre nous désigne comme sujet. Avec l’acquisition du
langage, l’espace du monde s’inscrira dans une structuration symbolique, articulée par
une temporalité linéaire sous-jacente à la pensée liée à l’écriture et dans laquelle se
nouera un mode du visible. La pensée articulée à l’écriture selon J. Derrida3 est ce qui va
créer l’ordonnancement phénoménal dans une logique linéaire et artificiellement
cohérente, créant un écart entre l’immédiateté d’un temps qui se fait et se défait
simultanément et une couche surajoutée à l’événement. L’événement vécu se réalise en
partie par la pensée articulée à la langue. Par la langue nous passons de l’infans
inarticulé du cri à une articulation spatio-temporelle arbitraire. La spatialisation du
temps par la langue et la sédimentation culturelle des signes permettront de mettre à
l’écart le réel tout en construisant un rapport inachevé au présent. La mise en espace
du monde par le langage et les signes culturels conjugueront l’inextensivité du temps et
des sensations par à une extensivité perceptive ; le monde apparaît sous une forme
stabilisée dans laquelle le corps peut se situer et se séparer. Cette séparation entre un
monde extériorisé et un corps sensible affectif permet d’accéder à la subjectivité tout
en subsumant l’interpénétrabilité d’un corps et d’un monde. Merleau-Ponty 4critiqua
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cette certitude naïve d’un monde indépendant puisque le corps et le monde sont bâtis
autour de la perception qui ne se trouve que dans le corps. Cette vision séparatrice
entre un monde et un soi, tant nécessaire pour considérer autrui et se subjectiviser en
retour produit l’erreur de percevoir qu’un monde extérieur préexisterait à notre
perception. Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible5 nous rappelle qu’il n’y a pas de
monde brut, mais un monde élaboré. Autrement dit, il n’y aurait pas d’intermonde ni
de partage sensible et intersubjectif du monde, chacun étant condamné à ne vivre que
sa vie et les autres n’étant que des autres soi-même. Cette production du monde
sensible et visible par le corps, où le corps et le cerveau ne pourraient bien être
qu’image à leur tour pour G. Deleuze6, et où l’image n’est pas non plus dans le cerveau,
le cerveau étant lui-même image, rend indéniablement active la visibilité de l’espace.
L’espace est ce que je projette, mais qui en retour me permet de m’introjecter.
3 Dans la relativité d’un voir et d’un corps, pourtant un monde partageable s’est
modélisé. En effet, l’ensemble de nos techniques de vision (dont le langage fait partie) a
permis de construire un accord commun du visible, accentuant l’idée qu’un monde
était comme déjà-là et en dehors de nous, développant le leurre d’une vision
indépendante du corps. Les sciences et les techniques ont accentué en plus du langage,
cette pensée d’un monde perçu comme objectif et externe à soi. La distinction entre
sujet et objet opérée par nos techniques de visions et nos techniques cognitives ont
accentué une réification du visible que le regard affecté par l’autre avait déjà permis
d’amorcer.
4 Se départir dès lors du langage et d’une certitude d’un monde visible, revenir à une
proximité absolue permettrait pour Merleau Ponty7, de revenir à l’épaisseur de la chair
du monde et d’une conscience d’être créateur de monde. Prendre appui sur le corps
dans une conscience, une corporéité exacerbée et originale reviendrait à explorer l’être
possible. Faire l’expérience de son corps, c’est devenir un corps co-émergeant avec un
monde. Notre présence et notre capacité à être là en totalité sont vitales pour passer du
devant au dedans, du dedans au-devant, dans une conscience qui en saisit
l’impossibilité des termes. Dans la chute du temps ou la revivance dans la durée pure
non spatialisée, c’est alors un corps qui peut s’esquisser, rompant l’ordonnancement
linéaire qui construit le sens. Cette possibilité de refonte du sens est le terrain de
l’artiste qui développe un savoir qui peut mettre au jour l’indifférence des sens et des
mondes perçus allant de pair avec la relativité du monde et celle des découpages des
corps. Avant d’être un mode de connaissances, la création présuppose l’internalisation
d’un savoir, en termes clairs et distincts. L’acte de création serait comme une réaction
au savoir, comme une prise de conscience, presque épidermique, en réaction aux acquis
symboliques, imaginaires, aux préjugés spatio-temporels ainsi qu’à nos habitudes
cognitives et perceptives.
5 Les arts permettent de restituer un sens « sauvage », dans la précarité du temps où la
lecture du monde se défait des signes surnotés constitutifs du visible interprété.
6 Les arts produisent une libération du regard proposant un jeu entre les langages
articulés eux-mêmes, entre les langages et les choses, entre les choses et les êtres, entre
l’être et lui-même. C’est dans l’écart immiscé entre le monde et un corps que peuvent
s’articuler d’autres formes de visibilité et de présence. Parce que l’art ne relève pas
nécessairement de la pensée articulée à la langue que l’évènement peut surgir dans ce
qu’il a de plus radicalement autre, dans une brutalité inanalysée et non catégorisée
pour reprendre les termes de Peirce8. C’est dans la proximité et la confrontation avec
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un réel, que la subjectivité de l’artiste peut s’inaugurer, réarticulant des signes et des
rythmes sensoriels singuliers non soumis à l’arbitraire des sens. C’est ce fragment de
monde possible que l’artiste propose au regard du spectateur. Spectateur invité à se
départir d’un sens surimposé par la culture et le regard de l’Autre. C’est une
manifestation autre d’un monde adressée en fin de compte à autrui pour qu’elle
devienne partageable. Dans le fragment de réel que propose l’art au spectateur, celui-ci
redécouvre la puissance d’instauration d’un sens, dans une singularité qu’il peut
accomplir. En réarticulant l’espace et le temps du visible, du sonore, le spectateur se
révèle dans une corporéité où les rythmes sensibles rejouent de nouvelles
présentations affectives d’un monde oublié comme création du corps.
7 L’art doit venir nous déranger dans notre quiétude, dans l’évidence du tout est normal,
dans le fait de considérer que tout est réglé. Penser c’est chercher à signifier. Non pas
seulement signifier le monde, mais se signifier soi-même dans un choix privilégié
investi de significations particulières. Les arts dans leurs ensembles doivent offrir au
spectateur une réactualisation active de la chair des concepts et des significations.
8 Or, aujourd’hui, nous sommes loin d’une telle démarche dans l’industrie audiovisuelle
(ou bien encore dans un marché de l’art qui recherche la séduction du public en le
flattant dans ce qui est connu et évident), tout comme nous sommes loin de scénarios
temporels et spatiaux qui chercheraient la possibilité de se dessaisir du sens et d’une
déliaison du temps qui y est intriqué.
9 Peu de dispositifs de vision aujourd’hui (diffusés à grande échelle) proposent des
expériences nous permettant de recouvrer une expérience pré-verbale ou a-parlante.
Les dispositifs audiovisuels de l’industrie culturelle créent au contraire des narrations
et des récits ne faisant que rassurer le spectateur d’un sens d’un monde ordonné et
signifié linéairement. Comme l’énonce Marie-José Mondzain9, l’intensification de la
vitesse des images, le rythme sur-saturé du visuel et du sonore ne permet aucune
symbolisation possible et n’assure aucune intégration du sujet dans l’espace
audiovisuel. Pourtant, regarder revient à se regarder, à se projeter dans l’espace visuel,
regarder permet de s’inscrire dans un monde procurant la sensation d’exister, dans
toute l’inquiétude que cela suppose.
10 La saturation sonore et visuelle par les industries de l’image assujettit le regard et
l’ouïe du spectateur à un trop-plein sensoriel et à la violence d’une hypercertitude du
monde. En créant un sensible saturé et un imaginaire mondialement partagé et
communiqué, les industries du visible, font taire la parole du sujet non pas pour la
mettre sous silence, mais pour l’exclure de toute possibilité de subjectivation que
permettrait un tempo de l’écart ou une arythmie entre l’image et le sonore, ou entre le
temps et l’espace. Le spectateur n’est pas interpellé comme sujet, tout est mis à
disposition de son regard, aucun vide provoquant l’hésitation du sens comme du monde
n’est convoqué. Plutôt que de proposer une expérience du visible spatiale et temporelle
dans une écriture décollectivisante, les expériences cinématographique (grand public)
et télévisuelle ne fait que reproduire un cadre perceptif consensuel et déjà domestiqué.
Trop peu de scénarios pensent l’auctorialité et l’autorité du spectateur comme
puissance de composition du sens.
11 Pourtant qu’il s’agisse de la perspective, de la photographie, de la vidéographie, de la
vidéo 360°, de la VR, du jeu vidéo, dans tous les cas le spectateur peut-être
potentiellement acteur, auteur, car l’interprétation du sens et des signes du monde lui
revient. Il ne peut que l’être si le dispositif lui permet bien d’écrire le sens des signes et
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produire à partir des symboles, des indices et des icônes d’autres formes de pensées
disjointes de la culture et de la langue.
12 Comme énoncé précédemment la vision est avant tout prise de position et organisation
du monde qui la rend virtuellement active par une corporéité. Elle reste passive
lorsqu’elle ne se sépare pas des automatismes de pensées et des mécanismes perceptifs,
induits notamment par la pensée linéaire articulée à la langue. L’une des vocations de
l’art est bien de nous ouvrir à l’inanité du sens du monde afin d’inviter chacun à une
pensée créatrice où surgiraient d’autres horizons. Lorsque le sens n’est pas prédéfini ni
orienté (vers un sens classique d’écriture spatio-temporel), il incombe alors au
spectateur de faire acte de création, d’augmenter les possibilités de sens, en d’autres
termes de se subjectiviser. En réinventant des rythmes spatio-temporels et une lecture
des signes, d’autres manières de présenter le phénomène peuvent émerger. Le temps
linéarisé construit une trame artificielle d’un temps qui ne possède pourtant aucun
sens, aucune orientation, aucune direction et qui est dépourvu de toute téléologie. C’est
dans cette illusion temporelle que s’écrit un sens surimposé. Délinéariser le temps,
déspatialiser le phénomène, le rendre non téléologique, permet le jaillissement infini
des possibles où le sens revient à l’autorité du spectateur désirant. L’interactivité réelle,
celle qui donne la possibilité au spectateur de se charger de la lecture du sens de
l’événement visible ne se réalisera que par l’effacement d’un sens prédonné, où le
spectateur acquiert progressivement une écriture singulière des données d’un monde
qu’il participe à produire. Si aucune place ne lui est laissée dès lors, le spectateur
demeure dans une position de sujétion. À l’origine, l’interactivité suppose un échange,
un effet de boucle rétroactive. Cela signifie que le spectateur influe sur le déroulement
de l’œuvre et que l’œuvre en retour agit sur le spectateur. De très rares œuvres
présentent cette caractéristique. La plus célèbre est celle de M.H Tramus et M.Bret dans
Danse avec moi ou la Funambule (2001) ; il s’agit d’une œuvre de la seconde interactivité
où le programme évolue par des réseaux de neurones qui sont dotés d’apprentissage et
intègrent les gestes des spectateurs. Dans les œuvres évolutives comme Quorum Sensing
(2002) de Chu-Yin Chen, les créatures artificielles évoluent par les mouvements des
spectateurs grâce à des algorithmes génétiques. Les jeux vidéo peinent quant à eux à
développer des scénarios non prédéterminés, enfermant le spectateur dans des choix
limités et reproductibles, sans que celui-ci puisse réellement avoir une incidence sur le
déroulement scénaristique pensé par arborescence basé ainsi le modèle de l’arbre où
les possibilités ne sont que limitées et pré-tracées. Quelques œuvres utilisent ce que
l’on nomme du temps souple, initié notamment par les recherches développées par
Thierry Besche au GMEA et dans lesquelles les paramètres des scénarios peuvent être
modulés en fonction des mouvements des acteurs. Ici, les scénarios s’adaptent au temps
du corps des spectateurs ou acteurs. Dans la pièce Le courage (2013), de Jean-Léon
Pallandre, le fade in fade out de la lumière et du son sont fonction de la vitesse de
déplacement de l’acteur. D’autres œuvres encore utilisent des vocabulaires visuels ou
sonores qui s’actualisent de manière aléatoire en fonction là aussi de l’activité du
spectateur. C’est par exemple l’œuvre de Mathieu Chamagne, Aperture (2014). Une
majorité d’œuvres interactives, malgré la volonté d’intégrer le spectateur en le laissant
penser qu’il agit sur l’œuvre, restent toutefois dans des scénarios actualisés par le
principe de l’aléatoire où une version possible de l’œuvre émerge. Ce genre
d’interactivité permet de faire varier la réalisation de l’œuvre et d’avoir une diversité
de combinaisons scénaristiques. En revanche, le spectateur n’a finalement que peu de
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choix et de maîtrise sur le devenir de la pièce, et subit le déterminisme-aléatoire sans
avoir un impact décisionnaire sur le résultat.
13 Ainsi, sous couvert de nouveauté incluant le terme d’interactivité, l’auteur propose
toujours une intention et le spectateur ensuite dispose du sens, en fonction de la liberté
d’interprétation que permet d’ouvrir l’œuvre. Pourtant nos techniques ont toutes un
potentiel créateur d’écriture spatio-temporelle, visuelle et sonore originale qui
permettrait au spectateur de se subjectiviser en se départissant d’un sens donné
d’avance, et lui permettrait d’être auteur de la lecture de l’événement. Dans un
scénario audiovisuel classique, le spectateur discrimine les éléments qui font sens dans
l’espace visuel, le tempo du temps, suit généralement la succession linéarisée d’images.
Les auteurs de la nouvelle vague, ont réussi à inventer d’autres écritures spatio-
temporelles et se sont imposés malgré l’hégémonie du visible et du narratif des
industries culturelles. Cela est vrai également pour les artistes de l’art vidéo, comme
Gary Hill ou bien encore les Vasulka. À chaque invention technique, des possibilités
immenses de créations s’ouvrent, mais l’on observe trop souvent qu’aucune expérience
sensible et narrative différente n’est finalement proposée. Avec la vidéo 360° ou la VR,
nous sommes face à cette même problématique d’écriture. Alors qu’il est possible
aujourd’hui d’imaginer dans une même image une multiplicité d’événements qui
coexisteraient et des séries simultanées de réalités qui émergeraient sur un même plan,
nous retombons dans la majorité des cas, dans des scénarios linéaires induisant un sens
historique (c’est-à-dire revenant encore à une histoire) à l’adresse du spectateur soumis
encore, à la narration. Narration soumise à la pensée linéarisée dont la langue est le
soubassement. Langue qui supplée l’originalité de l’événement et éloigne la réalisation
de sa subjectivité en masquant la faillite de la temporalité et évite de penser l’écart
entre le réel et la réalité (que s’exerce à combler le sens coordonné par la langue).
Faillite et écart permettant pourtant au sujet de créer un sens singulier dans une
projection désirante et désirée dans l’éphémérité d’un monde.
14 L’immédiateté du temps, dans ce qu’elle a de plus brutale, permet de rompre nos
habitudes sensori-motrices et perceptives. C’est ce même temps qui est divisé par
l’écriture, constituant les instants t, les arrêts virtuels dont parlait Bergson 10 puis
Deleuze11, qui sont ensuite linéarisés par une succession rendant cohérent un monde
qui ne l’est pas. Doit-on alors rassurer encore le spectateur dans une même
organisation spatio-temporelle et historique, ou bien doit-on le conduire à l’expérience
du sans bord, du sans sens, de la marge du monde que l’art peut en puissance permettre
de réaliser ?
15 Certains metteurs en scène aujourd’hui cherchent la réinvention de l’articulation
spatio-temporelle en se détachant de la trame narrative. Par les matériaux du plateau,
ils cherchent par l’ensemble des signes (plastiques, iconiques, symboliques, indiciels) à
rouvrir le sens d’une linéarité qui n’est pas innée, mais héritée d’une longue histoire
culturelle et d’une conception euclidienne d’un espace-temps. Avec les metteurs en
scène appelés les écrivains de plateau, le mot, la lettre, le texte deviennent
périphériques et acquièrent une égalité de valeur avec la lumière, le son, les corps. Ces
écrivains réussissent en multipliant non seulement les niveaux de sens (ce qui est
inhérent aux œuvres d’art puisque toute œuvre est polysémique) et simultanément à
mettre sur un même plan des séries de phénomènes a priori disjoints dans lesquels la
cohérence et persistance d’un sens n’est pas donnée. Ils nous plongent dans une
indétermination, une indécidabilité visuelle, sonore, textuelle, où il impute au
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spectateur le pouvoir de décider d’un sens ou au contraire de s’accommoder au non-
sens, au hors-langue. Dans cette multiplicité simultanée, où la vision de l’espace-temps
devient indocile alors le corps peut esquisser d’autres frontières fragiles d’un corps en
perpétuelle projection. L’espace du sens ouvert, la projection d’autres limites et
frontières corporelles-cognitives deviennent possibles.
16 Pour conclure Nietzsche12 critiquait le fait que la modernité, prétendait de manière
mensongère rompre avec un passé qu’elle prolongeait de manière déguisée. Pour lui, la
modernité recycle l’ancien en tentant de donner un goût de nouveauté.
17 Notre persistance dans l’écriture remonterait selon Derrida13 à la naissance de
l’agriculture avec l’exploitation de l’espace par les sillons. D’autres manières de vivre le
monde, de l’affecter et de s’affecter existent et ont existé. C’est le cas de nos ancêtres
Homo Sapiens. Il y a 36 000 ans l’espace et le temps n’étaient pas articulés sous la
domination de la ligne et ne possédaient pas l’individuation que nous concevons. La
lecture du monde était faite de fuite, de trace, de surgissement, de souffle, de rythme,
de respiration, de stase, de détour, de mouvement, dans une vision polymorphique et
polychronique.
18 La pensée subordonnée à l’écriture est bien une forme de dépossession subjective,
d’artificialisation d’un sens qu’on nous impose de partager et liée à la mondialisation
d’une domination affective et sensitive. Le mot, la lettre condamne l’événement à une
répétition, nous écartent de la variabilité d’un temps vivant en y insérant des états
stables, et nous privent de l’originalité de l’événement. Peut-être dès lors, faudrait-il
créer des scénarios sauvegardant le silence d’un monde et cherchant à recouvrer le
rapport mutique de l’événement comme le propose Pascal Quignard, pour qui, tout acte
d’écriture ou de parole sépare et exclut.
19 Loin de rassembler, l’écriture, sous l’apparent partage d’un monde saturé par le lisible
et le dicible, nous plie dans l’imposture d’une pensée collective illusoire. C’est alors
dans le chaos apparent d’un mode du voir et du dire, que peut se réinventer
l’imaginaire et le discours du sujet. Les modes d’écritures du visible, du sensible ne
proposant pas d’historicisation, permettraient au sujet de loger des significations
singulières élaborées par l’effort de sa pensée créatrice. L’inconfort proposé au regard
et à la parole par ce genre d’écriture permet par la présence du mutisme qu’ils
provoquent, une amélioration d’un partage du sensible en devenir, où les rapports de
parole, d’imaginaire compris comme écart au réel, peuvent se révéler dans leur
puissance de réalisation. Écart permettant également de repenser sa subjectivité en
réinventant un temps et un espace qui nous soient propres dans une solitude exempte
du regard de l’Autre. C’est par une redéfinition de son propre regard, qui dépend d’une
articulation spatio-temporelle, que peuvent croître notre singularité et notre
subjectivité. Il nous est possible de reconquérir dans des limites repoussées d’autres
lectures du monde jamais foulé.
20 En réinventant des dispositifs d’écriture de l’image et du son, c’est le vacillement du
vide qui est offert au spectateur et celui-ci peut restructurer le réel par la médiation de
l’imaginaire et du symbolique, jouant ainsi sur la plasticité des réalités et la diversité de
pensées. En modifiant son regard, c’est aussi l’Autre désigné par ce nouveau regard qui
lui permet de se réinventer en luttant contre sa consommation et sa réification, en lui
proposant une errance des regards, dans un rien où l’on peut s’exercer à élancer un je
que l’on sait fragile pour assumer un présent et modifier ainsi les horizons des
événements.
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NOTES
1. Axel Honneth, La réification: Petit traité de Théorie critique, Paris, Poche, 2007.
2. Ibid.3. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Les éditions de Minuit, 1967.
4. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.
5. Ibid, p. 308.
6. Jean-Clet Martin, Arnauld Villani, Problème, Le vocabulaire de Gilles Deleuze, in Robert Sasso,
Arnaud,Villani (dir.), Les Cahiers de Noesis, n°3, Printemps, 2003, p. 293.
7. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit.
8. Charles Sanders Peirce, Écrit sur le signe, Paris, Seuil, 1978.
9. Marie-José Mondzain, Homo Spectator, Paris, Broché, 2013.
10. Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2013.
11. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 2011.
12. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, Paris, Broché, 2017.
13. Jacques Derrida, De la Grammatologie, op.cit.
ABSTRACTS
Abstract
We will question spatio-temporal writing as a means of articulating the visible and the sensible
and as a potential for creating the possibility of subjectivation of the spectator when receiving a
work of art. We will see what are the possible uses of current technologies in order to propose
original spectatorial experiences that presuppose a liberation from the codes of classical
scenarios and a linear articulation of the senses that is a necessary condition for granting the
term novelty in a creation.
Résumé
Nous questionnerons l’écriture spatio-temporelle comme moyen d’articuler le visible et le
sensible et comme potentiel pour créer la possibilité d’une subjectivation du spectateur lors de la
réception d’une œuvre d’art. Nous verrons quels sont les usages possibles des technologies
actuelles afin que celles-ci proposent des expériences spectatorielles originales supposant de
s’affranchir des codes des scénarii classiques et d’une articulation linéaire des sens qui est une
condition nécessaire pour accorder le terme de nouveauté dans une création.
AUTHOR
EDWIGE ARMAND
Enseignante-Chercheuse à l’Institut National Polytechnique de Purpan, chercheuse associée au
Laboratoire LARA-Seppia, Présidente de l’association Passerelle Art-Science-Technologie, a
contribué à l’ouvrage collectif Dir. X.Lambert, Les enjeux cognitifs de l’artefact
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esthétique (Broché, 2019) et à la revue Dir. Y.C Zarka, Cités, Aujourd’hui le Posthumain (N°55,
2013).
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Cadre/Hors-cadre :à la frontière du chaos
Antoniy Valchev
1 Le cinéma, depuis son aube, se soucie du corps. Les coïncidences des dates des
inventions photographiques – précurseures du dispositif cinématographique en tant
que technique de synthèse du mouvement –, d’un côté, scientifique, et plus
précisément, médical, d’un autre côté, en sont évocatrices, pour seul exemple l’année
1895 qui marque la découverte des rayons X par Wilhelm Röntgen et l’invention du
Cinématographe par les frères Lumière ; les interactions entre les deux disciplines, telle
l’intégration d’un atelier de photographie à La Salpêtrière, le sont encore plus. Puis, le
cinéma s’est construit un langage technique fondé sur la relation entre le corps et le
cadre de l’image : plan rapproché poitrine, plan américain, plan italien, etc.
2 Il ne serait non plus faux de croire que le cinéma se soucie du corps du spectateur, plus
particulièrement, et ainsi de la relation entre le cadre – limites physiques de l’image et,
par conséquent, de l’écran – et le hors-cadre auquel participe le corps-spectateur.
L’histoire du cinéma dénombre de nombreuses tentatives de briser, sinon de dépasser,
le cadre de l’image. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, les regards adressés,
voire les paroles adressées des personnages de Godard comme Ferdinand dans Pierrot
le fou, de 1965, qui, conduisant et commentant les paroles de sa compagne Marianne, se
retourne et s’adresse aux spectateurs :
Voyez, elle ne pense qu’à rigoler !À qui tu parles ?Aux spectateurs !, répond-il
3 Ou encore, Angela dans Une femme est une femme de Godard, de 1961, interrompant
son compagnon Jean-Claude, se retournant face à la caméra, face à la salle de cinéma,
aux spectateurs : « D’abord, avant de jouer la comédie, on salue les spectateurs ».
4 Plus encore, Le film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître, de 1951, qui complète le
manifeste lettriste annoncé la même année par Isidore Isou dans son Traité de bave et
d’éternité1 : « Primo, destruction de l’écran sous sa forme actuelle et recherche des
entreprises pour l’avènement d’un écran neuf. ».
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5 Si ces exemples explorent à nouveau la relation entre le cadre et le hors-cadre, il ne
faut pas négliger les inventions technologiques qui, depuis le début du XXe siècle,
renforcent cette volonté de modifier le rapport du spectateur au cadre, voire de l’y
immerger. Cela débute avec l’agrandissement des écrans de projection, marqué,
notamment, par le procédé CinemaScope, jusqu’aux écrans Imax produits depuis les
années 1970 et dont les limites – le cadre de l’image – occupe une portion plus
importante du champ de vision de l’œil humain ; puis les technologies de projection en
relief faisant illusion que des figures de l’espace diégétique dépassent le cadre de
l’image pour pénétrer dans le hors-cadre ; ensuite, les écrans – certes, plus petits – des
technologies nomades – tablettes, smartphones, etc. – qui, majoritairement, en raison
de leur conception technologique, invitent les usagers à interagir directement sur et
avec le cadre ; jusqu’aux casques de réalité virtuelle qui, eux, marquent une nouvelle
tentative d’immerger le spectateur dans le cadre, et ce, en englobant son champ de
vision. De cette manière, le cinéma 360° semble modifier la fonction classique du cadre
qui, dans le dispositif de diffusion cinématographique traditionnel, est celle de
délimitation d’un espace, celui de l’univers de l’œuvre très précisément, définissant
ainsi ce qui est dedans et ce qui est dehors. Une nouvelle configuration en découle,
entre le cadre et le hors-cadre et, par extension, entre le contenu cinématographique et
le corps même du spectateur, celle de l’immersion du spectateur dans l’espace
diégétique, ce qui, par définition, supposerait son « intégration totale au milieu
[diégétique]2 » ; et ce, par la technicité du dispositif qui implique la diffusion d’images
sur une surface sphérique au centre de laquelle se place le regard « virtuel » – une
caméra virtuelle pour rester fidèle au vocabulaire technique – du spectateur.
6 Or, cette immersion pose un certain souci puisqu’elle implique, en réalité, qu’en
utilisant un casque de réalité virtuelle, le spectateur soit à la fois dans le cadre et le
hors-cadre. Autrement dit, l’usager d’un tel dispositif, plus qu’avant, du fait qu’il est
désormais englobé par l’image, se trouve à l’entre-deux de deux espaces : d’un côté, la
réalité réelle et tangible, voire actuelle – si son étymon latin actualis serait l’antonyme
de virtus duquel provient l’adjectif « virtuel » –, de son monde qui l’entoure et, d’un
autre côté, la réalité virtuelle, imagée par le dispositif de diffusion. Il est ainsi, en
quelque sorte, à la frontière du chaos, the edge of chaos, notion que j’emprunte, fût-il
naïvement, à la biologie3 et qui désigne le moment où les systèmes complexes
commencent à s’auto-organiser, lorsqu’ils échappent au système du désordre pour
intégrer le système de l’ordre. Dans le contexte actuel de cette publication, l’emploi de
cette notion se réfère plus particulièrement à la position du spectateur dans le
dispositif de réalité virtuelle, situé à l’entre-deux de son monde organique et toute une
autre possible réalité d’une nature non organique et, dès lors, infinie qui est celle d’un
monde virtuel ; autrement dit, au rapport entre le spectateur et l’image en 360°.
7 Par ailleurs, cette interrogation de la place du spectateur dans le dispositif de cinéma
360° m’a amené à la réalisation du film Perdre pied et le développement qui suit
s’articule aux expériences rencontrées lors de sa production. Perdre pied est une vidéo
performative n’agençant dans son montage que des fragments de productions vidéo en
360° diffusées sur Internet et, notamment, des plateformes destinées à de tels contenus,
comme celle de la chaîne Arte4 ; c’est, alors, à partir de ce corpus de vidéos, dont la
seule interaction consiste en le déplacement du regard, qu’est développée la réflexion
ici exposée. Lors du visionnage de chaque vidéo, un même mouvement est exécuté de la
part de l’artiste-spectateur : baisser la tête en direction de ses pieds. Or, les pieds n’y
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figurent jamais ni aucune autre partie du corps devant être située au-dessous de la tête.
Les images y apparaissant, souvent déformées, sont celles du supposé sol du décor
virtuel ou, plus étrangement, d’autres objets sur lesquels il est moins d’ordinaire de se
tenir debout, telle une table, une chaise, une barre en métal. Bref, l’absence du corps,
du support même du regard du spectateur, ce dernier pourtant immergé dans l’univers
diégétique, y est frappante ; encore plus par les illusions de distance qui sépare le
regard de la surface de l’image au nadir de la sphère virtuelle qu’implique le dispositif
correspondant peu, voire presque jamais, à une taille humaine.
8 Quelle pourrait-elle être alors l’immersion dans un tel dispositif de diffusion ? Pour
qu’il y ait une pleine sensation d’immersion dans un monde virtuel, le spectateur doit
être physiquement plongé dans ce monde ou, du moins, en éprouver la sensation grâce
à des stimuli visuels et sonores, c’est-à-dire pouvoir orienter le regard dans toutes les
directions et entendre des sons provenant de n’importe quel point de l’espace virtuel.
Cependant, lorsqu’un spectateur fait l’expérience d’immersion dans un tel monde, il
est, par définition, retranché du monde réel et extérieur, le casque recouvrant ses yeux
et ses oreilles l’empêchant de recevoir des stimuli visuels et sonores provenant du
monde réel. Les points de repère visuels et sonores se situent, dès lors, uniquement
dans le monde virtuel. Dans l’espace virtuel du cinéma 360°, le spectateur est au cœur
du champ diégétique ; il a la possibilité de tourner la tête – et par conséquent, son
regard – dans toutes les directions et ainsi observer plusieurs scènes actées dans le
même champ. « Le sujet est donc actif dans l’exploration visuelle de l’environnement
virtuel dont les images se succèdent au fur et à mesure de l’activité de son regard5 ». De
cette manière, se crée une impression d’être à l’intérieur voire au milieu de l’action qui
se déroule, de l’espace filmé. Voire, plus que d’être immergé dans le cadre, ces
dispositifs donnent l’illusion – fût-elle faible par l’absence d’un avatar représenté –, au
spectateur d’être présent dans le champ de l’image.
9 Supposons que dans l’espace virtuel, le spectateur soit présent et actif. Puisque les
caractéristiques techniques propres à l’outil de vision en 360° font que l’image affichée
est toujours associée à la rotation du regard du spectateur, ce dernier a désormais la
responsabilité du cadrage ; il a le choix de ce qu’il souhaite observer. À ce titre, je
préfère privilégier la proposition de Matteo Treleani6 et désigner ces choix comme
étant des « pseudo-cadres », de manière à les distinguer du cadre, celui sphérique,
relevant de l’intention artistique du créateur et construit, idéalement, selon la logique
du spatial storytelling – narration spatiale – qui, elle, proposerait simultanément
plusieurs fragments du cadre à observer, voire à regarder, du latin spectare. Dès lors, les
images qui constituent les films en 360° ne sont plus les images d’objet – images à voir –
du cinéma traditionnel, mais sont remplacées par des images d’action – images à
parcourir7. « S’il faut encore parler d’images, celles-ci sont actées puisque l’individu les
fait surgir à volonté sur ses lunettes-écran par l’exploration et les récidives de son
regard.8 » Cependant, puisque le spectateur choisit ses centres d’attention – à
l’intérieur du cadre – qui constituent une expérience personnelle dans le monde
virtuel, alors il va de soi de supposer qu’il participe, en quelque sorte, à un « pseudo-
montage9 ». Ainsi, le cinéma 360° reconduit-il une pratique déjà instituée par les récits
interactifs banalisés, eux, par l’avènement des technologies nomades et les écrans
tactiles ; une pratique où le film n’est plus envisagé « comme une succession de plans,
mais comme une succession d’espace-temps.10 »
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10 Cela est d’autant plus vrai quant aux dispositifs de cinéma 360° où le spectateur agit
directement sur le « pseudo-cadre » de l’image dans un espace-temps diégétique
proposé, il en est l’acteur. Par ailleurs, le dispositif du cinéma 360° suppose que ce qui
est vu et perçu relève d’un angle de prise de vue dit « subjectif ». Or, la notion même
d’une telle subjectivité prend un sens tout autre, tout nouveau, puisqu’elle implique
l’action physique du spectateur ; alors que dans le dispositif traditionnel de diffusion,
ce procédé est utilisé à des fins narratives et n’implique aucune action particulière de la
part du spectateur, car celui-ci ne modifie pas sa position dans l’espace de la salle de
projection. À la différence, dans un dispositif de cinéma 360°, le spectateur, son corps –
doté de capteurs, certes –, y est impliqué physiquement. Ainsi, l’angle de vue –
l’orientation de la caméra virtuelle – dépend nécessairement de la position du
spectateur dans l’espace physique. Cela dit, le spectateur et la caméra – elle, fictive,
virtuelle et non vue – partagent la même position dans l’espace virtuel. En cinéma 360°,
l’angle de vue se doit d’être toujours subjectif, et ce, par définition puisqu’il est
question d’immersion, afin de faire intégrer le spectateur dans le cadre et le placer au
centre du cadre. C’est, par ailleurs un enjeu scénaristique remarquable dans un nombre
de productions en 360°, du moins celles que j’ai personnellement eu l’occasion de
visionner pour la réalisation de Perdre pied. Ainsi, le spectateur, incarne-t-il un avatar
virtuel et non représenté, impliqué dans le récit filmique, les regards et les paroles lui
étant presque constamment adressés. Autant de paramètres, de stimuli visuels et
sonores qui donnent l’illusion d’être dedans, dans le cadre, plus encore dans le champ…
11 Cependant, la réception de stimuli visuels et sonores est-elle suffisante pour avoir une
complète illusion d’immersion ? Certaines théories en psychologie cognitive
considèrent que nous, en tant qu’humains, en tant qu’espèce homo sapiens, évoluons
dans l’espace actuel et tangible et, donc, sommes présents dans au moins trois types
d’espaces11. D’abord, l’espace dit « multimodal égocentré12 » permettant de constituer le
schéma corporel, i.e. une projection de la position du corps dans l’espace, sur la base
d’informations sensorielles reçues par le corps et, plus particulièrement, des stimuli
perçus par les cinq sens principaux : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ; sans
citer les stimuli haptiques tels que l’effort physique et la thermoception.
Deuxièmement, ces théories considèrent que le corps agit également dans un espace dit
« d’action13 » dans lequel le corps évolue grâce à une constante actualisation des
informations multisensorielles perçues, dès lors, un espace dans lequel le corps agit et
avec lequel il interagit. Contrairement à l’espace multimodal égocentré, lui, construit
par la personne, l’espace d’action est celui auquel le corps s’adapte. Enfin une
hypothèse annonce que le corps est présent dans un troisième type d’espace nommé « cognitif » dans lequel l’environnement peut être représenté selon plusieurs cadres de
référence. Cet espace n’est présent que d’une manière cognitive, i.e. le corps n’interagit
pas directement avec lui, ce n’est pas un espace dans lequel il se déplace physiquement.
12 Dans un dispositif de vision par casque de réalité virtuelle, l’implication de l’utilisateur
dans ces trois espaces semble être problématique, sa présence est, dès lors, remise en
cause et le fait d’être complètement immergé dans l’univers diégétique ne semble être
qu’une impression puisque rapidement nous, en tant qu’utilisateurs, nous rendons
compte que notre corps n’est, en réalité, aucunement immergé dans ce monde virtuel/
diégétique. Ainsi, les frontières entre ces trois espaces sont-elles remises en cause lors
de l’immersion dans l’univers virtuel. D’une part, très techniquement, puisqu’un
premier rappel de la virtualité du monde diégétique, celui de l’immersion, est signalé
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par l’angle du champ de vision reproduit par les outils de vision en 360°, celui-ci étant
inférieur à l’angle du champ de vision de l’œil humain – majoritairement 110° sur l’axe
horizontal pour les casques de réalité virtuelle contre 220° pour l’œil humain – ; aussi,
des bords noirs restent-ils perceptibles aux bords de l’image et forment-ils, eux, un
cadre. Il s’agit d’un point technique qui, sans doute, se verrait rapidement résolu.
D’autre part, les dispositifs de réalité virtuelle ne stimulent, majoritairement, que deux
sens – la perception visuelle – la vue – et la perception auditive – l’ouïe. L’espace virtuel
et diégétique devient ainsi, plus qu’auparavant, un espace primordial égocentré.
Puisque nous sommes plongés, dedans, à l’intérieur, il sert de cadre de référence sur
lequel construire notre schéma corporel ; le temps de l’expérience, bien évidemment.
Cependant, le corps tangible du spectateur continue d’interagir avec son espace
d’action qui lui transmet continuellement des stimuli tels que la température et des
odeurs. Le schéma corporel se voit déréglé à cette frontière du chaos : dans
l’interférence entre l’espace virtuel vu dans lequel nous croirions pouvoir agir – le
cadre – et l’espace réel et tangible dans lequel notre corps agit réellement – le hors-
cadre. Ce conflit sensoriel exprime l’impossibilité de s’immerger pleinement dans un
environnement virtuel puisque nul n’est à ce jour capable de dépasser le rappel de
l’environnement tangible, lié, notamment, à la gravitation et à oreille interne. Avec
cela,
on touche à l’essence même du phénomène de “présence” : il ne peut y avoird’adhésion à l’environnement virtuel sans abstraction de l’environnement physiqueréel et donc sans inhibition des informations sensorielles qui nous rappellent sonexistence.14
13 Le rappel de l’actualité du monde réel et tangible nous entourant contraint ainsi
l’expérience d’immersion.
14 D’un autre côté, très souvent nous sommes confrontés à l’effet d’absence qui, par
définition, annule l’effet de présence dans l’univers virtuel souhaité : nous baissons la
tête et remarquons que nos pieds n’y sont pas, pour reprendre le sujet de Perdre pied,
« il n’y a rien d’autre qu’une continuité de l’ornement sphérique prévu par le film15 ».
Aussi, nous tirons nos bras vers l’avant, perpendiculairement à notre corps et elles
n’apparaissent pas dans notre champ de vision. Ainsi, le spectateur de cinéma 360°
adopte-t-il la position d’aparté : il est là, dans l’espace diégétique, actif, à son centre,
mais en même temps il n’y est pas, il n’y participe pas, il demeure extradiégétique. « Cet
aspect de la réalité virtuelle peut paraître contradictoire si l’on considère qu’il n’y a pas
d’espace sans corps.16 » Car, le monde virtuel est un espace sans corps.
15 En découle alors ce paradoxe dans lequel se remarque la tentative d’immersion d’un
corps dans un espace, le dotant d’un certain pouvoir d’action – notamment dans le
choix des centres d’attention, donc des « pseudo-cadres » et, par conséquent, la
construction d’un « pseudo-montage » – sans pour autant lui offrir les outils lui
permettant d’être là, dedans. Dès lors, l’immersion n’est pas pleine, complète ou totale,
c’est une immersion observatrice17 :
Le rôle donné au spectateur n’est pas celui d’un usager, avec un avatar qui luipermet de pénétrer le dispositif, mais bien celui d’un observateur qui reste sur leseuil entre son monde et le monde fictionnel.
16 Il ne reste qu’un témoin, spectateur au sens propre du terme – du latin spectare
signifiant regarder – ; il est un aparté, hors-cadre, assis dans la salle de cinéma, son
espace d’action. Les dispositifs de cinéma 360° conservent ainsi l’expérience
traditionnelle du grand écran bidimensionnel : être hors-cadre, regarder/spactare au
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travers d’un cadre. Le cadre se caractérise avant tout comme une restriction du champ
visuel ordinaire, puisqu’il le limite, le sert, le cadre ; plus encore, à toutes ses strates
d’unité, du photogramme au plan, l’image cinématographique traditionnelle est cadrée.
Dès lors, cela impliquerait que « le regard du spectateur est cadré en même temps que
l’espace qu’il regarde.18 » Mais puisque dans un dispositif de réalité virtuelle et de
cinéma 360°, le cadre modifie sa fonction voire sa topographie – il englobe désormais le
spectateur – il doit également cadrer la place voire la posture de celui qu’il englobe. Et
comme Godard, au travers de Ferdinand dans Pierrot le fou ou bien d’Angela dans Une
femme et une femme, assume la présence des spectateurs là, dans le hors-cadre, les
dispositifs en 360° devraient faire de même, assumer la présence des spectateurs, cette
fois-ci, dedans, à l’intérieur du cadre, voire lui permettre de perdre pied dans le cadre.
17 S’il existe une certaine volonté de faire disparaître l’écran cinématographique – par
l’effet d’immersion et de brouillage des limites du cadre –, il semble que cette
disparition demeure toujours inachevée et insatisfaisante par les propositions
technologiques des outils développés jusqu’à présent. « L’écran existe, mais cesse de
générer l’expérience du cadre, de la surface et même de l’image.19 », du moins,
l’expérience du cadre traditionnel. L’écran existe et ce n’est que sa topographie qui
évolue au gré des inventions technologies. Toutefois, il me paraît que l’enjeu ne doit
pas être la suppression de l’écran, mais plutôt de faire de l’écran l’espace du corps du
spectateur.
BIBLIOGRAPHY
Bibliographie :
ACQUARELLI Luca, TRELEANI Matteo, « Notes sur le cinéma en réalité virtuelle. Des polarités
dialectiques au geste énonciatif », MEI : Information et Médiation #47 [en ligne], mis en ligne le
14 mai 2019, consulté le 23 juin 2019. URL : http://mei-info.com/revue/47/81/
BOUKO Catherine, « Le théâtre immersif : une définition en trois paliers », Revue Sociétés, no 134,
Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2016.
COMOLLI Jean-Louis, Corps et cadre : cinéma, éthique, politique, 2004 – 2010, Lagrasse, éd.
Verdier, 2012.
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ligne], 2016/1, no 74.
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cognitives », in Intellectica. Revue de l’Association pour la Recherche Cognitive, no 45, 2007/1.
Virtuel et Cognition. <doi : https://doi.org/10.3406/intel.2007.1266>.
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NOTES
1. Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité, 1951.
2. Catherine Bouko, « Le théâtre immersif : une définition en trois paliers », Revue Sociétés, n° 134,
Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2016, p. 56.
3. Expliquant les recherches du biologiste Stuart Kauffman, Eugene Thacker écrit : « il existe dans
les systèmes vivants, des lois uniques d’auto-organisation complexe qui leur permettent de
garder un ordre dans un contexte dynamique, ce qu’il appelle “la frontière du chaos” »
(traduction personnelle ; « […] there are unique laws of complex self-organisation in living
systems, enabling them to retain order in a dynamic context, what he calls the “edge of chaos”. »,
Eugene Thacker, Biomedia, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2004.
4. https://www.arte.tv/sites/webproductions/category/vr/ ; consulté le 15 janvier
2020.
5. Anne Sauvageot, L’Épreuve des sens. De l’action sociale à la réalité virtuelle, Paris, PUF, 2003, p. 225.
6. Cf. Luca Acquarelli, Matteo Treleani, « Notes sur le cinéma en réalité virtuelle. Des polarités
dialectiques au geste énonciatif », dans MEI : Information et Médiation #47 [en ligne], mis en ligne le
14 mai 2019, consulté le 23 juin 2019. URL : http://mei-info.com/revue/47/81/
7. Anne Sauvageot, op. cit., p. 225.
8. Ibid., p. 227.
9. De même que le terme proposé par Matteo Treleani, évoquons ici un certain « pseudo-
montage » qui se distingue du montage global de la production vidéographique en 360°.
10. Fabienne Tsaï, « La réalité virtuelle, un outil pour renouer avec la sensorialité ? », dans
Hermès [en ligne], 2016/1, no 74, p. 196.
11. Isabelle Viaud-Delmon, « Corps, action et cognition : la réalité virtuelle au défi des sciences
cognitives », dans Intellectica. Revue de l’Association pour la Recherche Cognitive, no45, 2007/1. Virtuel
et Cognition. pp. 37 - 58 <doi : https://doi.org/10.3406/intel.2007.1266>.
12. Ibid., p. 39.
13. 13 Ibidem.
14. Ibid., p. 44.
15. Luca Acquarelli, Matteo Treleani, op. cit., p. 91.
16. Isabelle Viaud-Delmon, op.cit., p. 41.
17. Luca Acquarelli, Matteo Treleani, op. cit., p. 85.
18. Jean-Louis Comolli, Corps et cadre : cinéma, éthique, politique, 2004 – 2010, Lagrasse, éd. Verdier,
2012, p. 535.
19. Christine Ross, « L’écran en voie de disparition (toujours inachevée) », Parachute, no 113,
Écrans numériques/Digital Screens, Montréal, 2003, p. 18.
ABSTRACTS
Abstract :
Responding to the realisation of a performative video, Perdre pied, the article queries the place
of the spectator faced with cinematographic production in 360°. The relation between the body
of the viewer and the screen that has a new topography in cinema in 360°, is in question. The
screen is spherical henceforth, it encompasses spectator gaze and confront it no longer to image-
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objects to watch, but rather to images to scour. The spectator becomes the actor of the screen.
However, despite the illusion of immersion in the screen, the spectator remains off-screen, in the
space that his body inhabits. If we could believe that there is a certain historical will to blur the
limits of the screen, it appears to be incomplete for as long as the technological inventions that
generate new experiences of the screen, would not be more preoccupied with the body of the
spectator.
Résumé :
En écho à la production plastique d’une vidéo performative – Perdre pied –, l’article interroge la
place du spectateur face à des productions cinématographiques en 360°. Plus particulièrement,
est questionné le rapport entre le corps du spectateur et le cadre, lui, doté d’une nouvelle
topographie en cinéma en 360°. Le cadre, désormais sphérique, englobe le regard du spectateur
et le confronte non plus à des images-objets à voir, mais à des images à parcourir. Le spectateur
devient ainsi acteur du cadre. Cependant, malgré l’illusion d’immersion dans le cadre, le
spectateur demeure hors-cadre, dans l’espace qu’habite son corps. Si l’on peut croire à une
certaine volonté historique de brouillage des limites du cadre, celle-ci paraîtrait inachevée tant
que les inventions technologiques, générant, elles, de nouvelles expériences du cadre, ne se
soucieraient pas davantage du corps du spectateur.
AUTHOR
ANTONIY VALCHEV
doctorant en Arts plastiques au laboratoire LARA-SEPPIA à l’Université Toulouse II Jean Jaurès
interroge dans sa recherche, mais également dans sa pratique d’artiste-commissaire, les
configurations érotiques et érotisées du corps, hors-forme et hors-figure, dans la création
contemporaine artistique numérique. Sa pratique artistique s’articule dans les champs de la
réalisation vidéo expérimentale et la création d’installations numériques. Il a contribué à
l’ouvrage collectif Xavier Lambert, dir., Les Enjeux cognitifs de l’artefact esthétique
(L’Harmattan, 2019).
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