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Entrelacs Cinéma et audiovisuel 17 | 2020 N°17 / Enjeux Audiovisuels du cinéma 360° Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc. Manuel Siabato (dir.) Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/entrelacs/5791 DOI : 10.4000/entrelacs.5791 ISSN : 2261-5482 Éditeur Éditions Téraèdre Référence électronique Manuel Siabato (dir.), Entrelacs, 17 | 2020, « N°17 / Enjeux Audiovisuels du cinéma 360° » [En ligne], mis en ligne le 27 juin 2020, consulté le 16 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/ entrelacs/5791 ; DOI : https://doi.org/10.4000/entrelacs.5791 Ce document a été généré automatiquement le 16 juillet 2020. Tous droits réservés

Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

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Page 1: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

EntrelacsCinéma et audiovisuel 

17 | 2020N°17 / Enjeux Audiovisuels du cinéma 360°Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc.

Manuel Siabato (dir.)

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/entrelacs/5791DOI : 10.4000/entrelacs.5791ISSN : 2261-5482

ÉditeurÉditions Téraèdre

Référence électroniqueManuel Siabato (dir.), Entrelacs, 17 | 2020, « N°17 / Enjeux Audiovisuels du cinéma 360° » [En ligne],mis en ligne le 27 juin 2020, consulté le 16 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/entrelacs/5791 ; DOI : https://doi.org/10.4000/entrelacs.5791

Ce document a été généré automatiquement le 16 juillet 2020.

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Le concept d’un audiovisuel capable d’envelopper notre perception sensorielle, existe

depuis les origines même du cinéma. Bien que ce paradigme soit recherché depuis

toujours, il n’a jamais vraiment existé avant les récentes avancées technologiques liées

à la réalité virtuelle. Pour sa dix-septième édition, la revue Entrelacs aborde le domaine

du cinéma 360° en explorant les nombreux aspects que ce support semble bousculer

dans la manière d’imaginer, faire et voir l’audiovisuel. Les autrices et auteurs

participant à ce numéro, apportent leur regard singulier provenant de leur domaine de

recherche et enrichissent avec leurs approches des notions propres à la théorie du

cinéma.

The concept of an audiovisual media wrapping our sensory perception, exists since

cinema origins. Although this paradigm has always been searched, it has never really

existed before recent virtual reality technology breakthroughs. For it’s seventeenth

number Entrelacs journal touches on cinema 360° domain by exploring the numerous

aspects this media seems to jostle in the way of imagining, making and seeing

audiovisual. The authors contributing in this journal issue bring their singular look

from their own research field and enrich with their approach notions belonging to

cinema theory.

NOTE DE LA RÉDACTION

Les textes qui composent ce numéro de la revue Entrelacs, proviennent de l’appel à

contribution qui a été proposé comme continuité du colloque Enjeux Audiovisuels du

cinéma 360°, cadre, hors-champ, montage, diffusion, etc., réalisé le 27 et 28 juin 2019.

Le comité scientifique de cette publication, dont une grande partie du travail a été

assurée par Isabelle Labrouillère et Frédéric Tabet a bénéficié du renfort de Gilles

Methel, Grégory Bled, Robert Ruiz et Claire Chatelet, tout comme du regard et conseil

avisé de Pierre Arbus. Dans ces temps d’incertitude liés à la crise sanitaire, je tiens à

remercier chaleureusement tous les gens qui ont participé à cette publication, par leur

engagement et leur confiance.

Entrelacs, 17 | 2020

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Page 3: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

SOMMAIRE

Présentation

Enjeux Audiovisuels du cinéma 360° :cadre, hors-champ, montage, diffusion, etc.Manuel Siabato

Degrés d'immersion face aux choix des technologies

Vers une grammaire narrative à 360° :Ou comment la construction d’un décor réel vient dynamiser les questionnements théoriques.Laurent Lescop

Construction de l’espace scénographique et ubiquitéOlivia Dorado

Être en apesanteur :Une approche diégétique en réalité virtuelleSwann Martinez et Chu-Yin Chen

Mutations narratives

Un cinéma en devenir :le cinéma 360° en questionWei-chu Shih

Espace et cinéma 360° :Quelle écriture pour le son ?Thierry Besche.

Le Cinéma en Réalité Virtuelle :

entre frontièresMs. Claudia Pereira de Oliveira et Prof. Dr. Osvando J. de Morais

Hybridations audiovisuelles

Un espace « Cannes XR » au Marché du Film :Quels enjeux pour l’industrie du cinéma ?Hélène Laurichesse

La diffusion du cinéma 360° :vers des nouvelles formes d’expériences audiovisuelles.Manuel Siabato

Le casque et le masqueGilles Methel

Entrelacs, 17 | 2020

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Le rapport au corps dans les systèmes immersifs

I Philip :analyse du rôle de la bande son dans le partage du « je »Camille Pierre

Du corps à l’espace et de l’espace au corpsEdwige Armand

Cadre/Hors-cadre :à la frontière du chaosAntoniy Valchev

Entrelacs, 17 | 2020

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Présentation

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Enjeux Audiovisuels du cinéma 360° :

cadre, hors-champ, montage, diffusion, etc.

Manuel Siabato

1 Le cinéma 360° apparaît aujourd’hui comme un renouveau important dans le panorama

audiovisuel. Longtemps mis à l’écart, faute d’outils et de technologies viables,

l’immersion visuelle et sonore dans un environnement artificiel se voit aujourd’hui

soutenue par des grands groupes économiques du milieu technologique (Google,

Facebook, Sony, Microsoft) et attire l’attention de nombreux réalisateurs (Ridley Scott,

Kathryn Bigelow, Alejandro Gonzales Iñarritu ou Sam Esmail entre autres). La création

de nouvelles catégories de compétition dans des festivals internationaux de cinéma

comme Tribeca, Sundance ou La mostra de Venice, l’ouverture d’espaces dédiés au

support au festival de Cannes et l’ouverture de salles de visionnage (Mk2, Destination

VR, Eylodon Exalto, Zone 360, Gamearium, entre autres) laisse imaginer une possible

pérennisation de l’offre audiovisuelle et immersive au public.

2 Par rapport à la création de contenu, la technologie de l’immersion sensorielle nous fait

réfléchir quant aux changements profonds que doit subir la structure narrative et du

comment nous nous exprimons avec des images en mouvement. Il est pertinent de se

demander s’il s’agit d’une vraie révolution ou plutôt d’une invitation à redécouvrir les

techniques et concepts traditionnels.

3 Le laboratoire LARA-SEPPIA, dont notamment l’équipe LARA, s’intéresse fortement à

l’évolution du cinéma dans un monde numérique, en gardant toujours un œil avisé sur

les origines, tant des outils que de l’expression audiovisuelle.

4 Ce dix-septième numéro d’Entrelacsest une opportunité de confronter les concepts et

les idées propres au cinéma à cadre comme le montage, l’utilisation du hors-champ, la

narration ou la diffusion autour d’un dispositif qui bien que devenu possible grâce à la

technologie du numérique il fait partie des origines du cinéma. Le Photorama des frères

Lumière au début du XXᵉ siècle ou le Circlorama du ruse E. Goldovski vers les années

soixante ne sont que deux exemples parmi nombreuses tentatives d’inventer un cinéma

en devenir et en constante évolution.

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5 Il s’agit d’un numéro composé de cinq parties abordant différentes thématiques telles

que la notion d’immersion, les changements des dispositifs de narration, l’hybridation

vers des nouvelles formes audiovisuelles et leurs enjeux et le rapport au corps dans

l’immersion et ses problématiques.

6 Ce numéro permet également de mettre en avant le lien entre le cinéma immersif et les

travaux de recherches de jeunes doctorants et chercheurs et enseignants

particulièrement intéressés par ce nouveau type de cinéma et vise à leur donner la

possibilité de partager un pan de leurs travaux, en lien direct avec ce renouveau

audiovisuel.

AUTHOR

MANUEL SIABATO

docteur en études audiovisuelles, diplômé de l’ISDAT en Arts Plastiques et Design, enseignant et

chargé du parcours infographie à l’ENSAV de l’université de Toulouse Jean-Jaurès, chercheur

associé au LARA-SEPPIA. Son projet de recherche se focalise sur l’expérimentation et l’analyse

des formes narratives émergentes qui font appel aux nouvelles technologies dont notamment le

cinéma 360° et la 3D en temps réel pour Internet (Web3D).

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Degrés d'immersion face aux choixdes technologies

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Vers une grammaire narrative à360° :Ou comment la construction d’un décor réel vient dynamiser lesquestionnements théoriques.

Laurent Lescop

Voir le monde à 360°

1 Annoncée depuis plusieurs années, la généralisation de la Réalité Virtuelle et des films

à 360° dans nos habitudes de consommation d’images ne se réalise que très

progressivement. L’utilisation d’un équipement spécifique doublé d’une pratique

encore peu confortable, freine l’adoption massive de contenu pour une diffusion à 360°

dans le domaine des loisirs. Toutefois, l’année 2020 sera peut-être celle de la rupture

tant attendue par les producteurs de contenus. La mise à disposition de casques virtuels

tels que l’Oculus Quest ou le HTC Cosmos et la multiplication des modèles de caméras

pour filmer à 360° dont certaines à des prix très attractifs pourraient dynamiser le

marché. Il n’en reste pas moins que la production de contenus est importante et les

nombreux festivals à travers le monde distinguent des œuvres de qualité montrant,

année après année, une vraie maturité dans l’écriture, la réalisation et l’interaction. Les

contenus narratifs, que l’on va distinguer des jeux, montrent une adaptation à ce

nouveau support qui renouvelle radicalement notre rapport à la narration filmée.

2 Média émergeant, le 360 infuse dans le domaine de la recherche mais peu encore dans

les écoles, que ce soit de cinéma, d’art ou d’architecture. Comme il y a un peu plus d’un

siècle, alors que le cinéma s’installait dans le paysage de la production artistique, le

savoir-faire précède le savoir théorique, l’action produit de la réflexion, l’exemple

guide la construction théorique, la multiplication des propositions permet de discerner

des permanences et des variables.

3 Les deux auteurs de cet article ont introduit la narration à 360° à l’École Nationale

Supérieure d’Architecture de Nantes depuis 20 ans déjà par le biais des univers 3D

interactifs conçus en WRML, les enjeux techniques d’outils immersifs se sont

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Page 10: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

confrontés à des enjeux quasiment éthiques de redéfinition de prérogatives pour les

architectes. Ces prérogatives sont, mais pour combien de temps encore, la primauté du

document graphique en 2 dimensions, une forme de négation de la temporalité, le

contrôle du point de vue pour n’en prendre que quelques-unes. Les résistances du

milieu professionnel relayé dans la pédagogie de l’école et plus généralement dans les

écoles d’architecture, ont paradoxalement donné à notre studio de projet, intitulé

« Architecture en Représentation » ou Archirep, une aura avant-gardiste et innovante

qui nous pousse à une exploration plus fouillée encore d’une grammaire narrative à

360°.

4 Avant d’aller plus en avant, nous allons préciser ce que nous entendons par grammaire

narrative à 360°. L’idée ici est de réfléchir à une grammaire qui viendrait aider à

décrypter les œuvres immersives à 360° et à proposer des règles ou pratiques

permettant d’aider à l’écriture de contenus. La référence à la grammaire narrative de

Propp ou Greimas qui en a fait une description est posée. Mais ce n’est pas la seule. Car

enfin, comment définir ce que peuvent être des principes d’écriture par l’image, le son,

le mouvement, le montage. La grammaire filmique existe, elle renvoie à des années de

recherches sur l’écriture pour le cinéma. Toutefois, et nous le montrerons par la suite,

si le cinéma se présente comme le père naturel d’un cinéma à 360°, nous réaliserons

assez vite que c’est le théâtre qui produit le code génétique. Que ce soit dans le

développement du récit, la gestion de l’espace, la conduite de la temporalité, le rôle du

spectateur et même la conception des dispositifs si l’on pense aux expériences du Total

Theater, les ressemblances sont trop évidentes.

Le studio Architecture en Représentation.

5 En master, les étudiants en architecture ont le choix entre plusieurs options

obligatoires qui les amènent à se déterminer sur un enseignement mettant en avant le

patrimoine, l’urbanisme, la construction ou encore comme le nôtre la mise en récits du

projet. Articulé autour du concept de conception narrative, nous montrons comment

un projet architectural, que ce soit une exposition, un bâtiment ou un espace urbain,

peut émerger non pas d’un programme comme c’est le cas traditionnellement, mais

d’un récit qui lui donne sa structure, sa forme, son esthétique et sa logique. La

conception par le récit assume pleinement une logique d’immersion puisque le point de

vue de conception, si l’on peut le nommer ainsi, se fait de façon subjective depuis

l’intérieur même de l’espace en train de s’inventer. C’est donc une expérience mentale

à 360° qui par la force de l’imaginaire, précède la formalisation et la réalisation

d’espaces à construire. La mise en récit signifie également la mise en cohérence d’une

pensée architecturale, c’est-à-dire la mise en cohérence d’une esthétique et d’une

pratique de l’espace et la création d’un espace dénoté, c’est-à-dire qu’il porte, par la

conséquence de ses usages, de son historicité ou de sa forme un ensemble d’éléments

signifiants. Par conséquence, et dans cette veine portée par la notion d’ambiance

développée au sein de l’UMR-CNRS 1563 AAU1, cela implique de réfléchir à des projets

qui peuvent produire leurs propres récits, c’est le cas des musées ou des expositions.

Songeons pour illustrer le propos au musée Juif de Berlin signé de l’architecte Daniel

Libeskind en 2001 ou encore le projet plus récent Lascaux 4 présenté comme un

dispositif immersif conçu par Snøhetta et Duncan Lewis Scape Architecture en 2017.

Dans cette thématique, nous avons proposé aux étudiants de travailler sur la mémoire

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du commerce triangulaire, le patrimoine néolithique ou pariétal ou encore sur la

mémoire des cinéastes Jacques Demy ou Jacques Tati. Nous avons également sollicité les

étudiants pour des projets pouvant devenir le réceptacle de récits qui en modifieront

sensiblement la perception. Nous avons ainsi travaillé sur le Mur de Berlin, le Bauhaus

et les abbayes cisterciennes. Nous avons aussi proposé des lieux de vie peut-être moins

identifiés comme sources de narration comme les ponts et récemment nous sommes

allés à la recherche de nouvelles formes d’hôtelleries dans la veine des logements

insolites. Quelle est la méthode ? Tout part d’un récit, par exemple pour les logements

insolites, il a été repéré un certain Monsieur Ploq dont le patronyme pourrait laisser

croire qu’il est un personnage de fiction. En fait, cet Emile Plocq est né en Vendée en

18732 est était un grand passionné d’oiseaux. Son histoire a inspiré le récit d’un habitat

cocon, le Caballon qui serait transporté par les oiseaux migrateurs de l’Afrique à

l’Europe durant le printemps et rentrerai au chaud l’automne venant. Ce récit a inspiré

la forme du projet qui a ensuite été construit et fait l’objet depuis 3 ans maintenant

d’une exploitation à succès3. Dans tous les cas, la notion d’ambiance, comprise comme

une actualisation d’un espace, a donné les moyens de réfléchir aux interactions usages/

perception/configuration. Cette façon de penser le projet a un impact important sur la

façon de penser et concevoir les dispositifs immersifs et leurs contenus.4

Figure – Le Caballon de M. Plocq a été conçu par Aurélie POIRRIER, Vincent O’CONNOR, Igor-VassiliPOUCHKAREVTCH-DRAGOCHE, Ensa Nantes, 2016

6 Pour traiter ces questions, nous avons fait le pari très tôt de l’image numérique animée

puis interactive. Nous avons largement anticipé les développements des outils logiciels

et particulièrement surveillé ce qui se faisait dans le monde du jeu vidéo pour entrevoir

les évolutions graphiques des moteurs de rendu et les nouvelles formes narratives

issues de la gestion d’espaces totalement ouverts. Malgré tout, la référence au cinéma a

été permanente. Si nos étudiants sont de grands consommateurs d’images filmiques,

peu connaissent les principes de l’écriture pour l’image et la façon dont on peut, sans

avoir recours à un long explicatif, poser une situation, caractériser un personnage,

ancrer une histoire dans un espace-temps.

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7 Notre enseignement a connu des nombreuses évolutions, tiré par les évolutions

techniques mises à notre disposition. Ainsi, au cours des années, nous sommes passés

du format de l’écran 4/3 puis 16/9 à des formats beaucoup plus importants,

panoramique à 220° et maintenant panoramique à 360°. Si le format de l’écran standard

nous a permis de posséder la grammaire filmique5 pour reprendre la terminologie

anglaise ou grammaire du cinéma6, les formats plus larges nous ont invités à sortir des

modes de représentation découlant de la perspective classique. C’est ainsi qu’il a été

possible de concevoir des films dont les images ne possédaient aucun point de fuite, un

peu comme une fresque classique, un point de fuite central impliquant un regard

focalisé et une image outrepassant le champ de vision ou encore 4 points de fuite

cardinaux invitant le spectateur à déplacer son regard autour de lui, ce qui est

aujourd’hui la forme la plus commune d’expérimentation des images immersives à 360°7. Ce format, nous le verrons est en train lui-même d’être dépassé pour une véritable

exploration physique de l’espace narratif comme c’est le cas pour des œuvres (que l’on

nomme toujours « court métrage » comme Gloomy Eyes par Fernando Maldonado et

Jorge Tereso ou encore the Key par Céline Tricart, les deux datés de 2019. Pour

expérimenter ces nouvelles formes narratives il faut un casque de type HTC Vive ou

Cosmos ou un Oculus Quest.

8 Ces expériences nous ont permis de développer deux axes de recherches, le premier

concernant l’écriture de contenus destinés à l’immersion et de l’autre la conception des

dispositifs abritant les expériences immersives.

Écrire pour le 360

9 Un des premiers obstacles conceptuels concernant l’écriture pour un format à 360° ou

plus globalement pour l’immersion est le rapport à la temporalité et de façon plus

spécifique, à ce qui est souvent qualifié de « temps réel ». L’immersion, vécue comme

une expérience de décorporation, peut laisser entendre que la continuité temporelle se

fait à l’identique ou en tout cas selon les mêmes règles. Or, la nature même de la notion

de récit implique la maîtrise de la temporalité avec laquelle il s’agira de jouer. La

création d’un récit repose sur les choix d’organisation du temps que l’on va pouvoir à

loisir, accélérer, ralentir, couper, décaler. C’est cette réorganisation même de la

temporalité qui fait récit ; sans cela nous ne sommes que dans une posture voyeuriste

dans l’attente d’un évènement incertain.

10 L’écriture pour le format à 360° demande donc de maîtriser un espace et un temps qui

ne sont pas forcément la réplique d’une métrique mesurée dans le réel, dénomination

maladroite mais qui se pose ici comme en opposition à ce qui est communément appelé

le virtuel, mais des rythmes perçus épousant les battements du récit. Nous posons donc

ici le problème de la corrélation temporelle entre la temporalité de l’espace diégétique

et celle de l’espace du spectateur. Pour le dire autrement, le récit ne s’installe pas dans

un espace-temps continu mais dans un espace-temps discret. Pour saisir la différence

entre continu et discret pensons à la description du mouvement de la marche. Les

chronophotographies de Étienne-Jules Marey montre la décomposition de façon

continue tandis que Richard Williams par exemple, le célèbre dessinateur de Disney8 ne

décrira que les poses clés. Dans un cas, nous avons tout l’écoulement, de l’autre

seulement les points pertinents desquels tout le reste peut être déduit. Une illustration

de cette transformation d’un espace continu en un espace discret se trouve dans le

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Page 13: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

monde vidéo ludique. Le jeu GTA (Grand Theft Auto) reproduit fidèlement dans son

opus V la ville de Los Angeles que l’on pourra parcourir en tous sens à loisir. Toutefois,

parce que le jeu s’inscrit dans une logique narrative et que pour cela, il faut renouveler

les enjeux pour conserver l’intérêt, deux temporalités cohabitent, celle de l’espace

diégétique et celle du joueur. Alors que l’on a le sentiment de tout vivre « en temps

réel », un jour entier ne dure que 8 minutes tandis qu’une heure pleine s’écoule en 2

minutes sans pour autant avoir le sentiment d’être dans un temps accéléré. Plus

encore, l’espace qui est supposé s’enchâsser dans le réel connaît lui des ellipses, trouve

des raccourcis pour aller d’un point d’intérêt à un autre. Cette ellipse narrative, qui

dans un montage de cinéma eut été une coupure, est dans GTA la juxtaposition de deux

espaces distants, ce qui nous a fait dire qu’il y a eu une conversion de temps en espace9.

C’est ainsi que l’on peut parler d’espace discret, puisque sous l’illusion d’aller partout

dans un monde recréé à l’identique, nous allons de points remarquables en points

remarquables sans passer par les endroits de moindre intérêt. Ce que la littérature fait

par l’ellipse, le cinéma par le montage, l’expérience virtuelle le fait par compression

spatiale et temporelle.

11 La complexité évidement vient du média lui-même. En immersion dans une expérience

de réalité virtuelle, le temps d’installation dans le récit diégétique est relativement

long, il faut trouver ses marques se situer et se repérer alors que les évènements

peuvent surgir de n’importe quel endroit. Cela implique donc l’utilisation de séquences

de durées relativement longues, voire le recours à un plan unique et un jeu pour les

acteurs proches de celui du théâtre ou des premières heures du cinéma. Souvenons-

nous du fabuleux Voyage dans la Lune que Méliès a tourné en 1902, chaque plan semble

tourné sur la scène d’un théâtre. Mais dix ans plus tard, Louis Feuillade avec ses

Fantomas s’affranchit du modèle théâtral et ce qui deviendra la grammaire du cinéma

pose ses fondements avec Naissance d’une Nation de D. W. Griffith en 1915 et bien

entendu et surtout avec Eisenstein 10 ans plus tard. Paradoxalement, la grammaire

narrative pour les récits à 360° n’est pas une extension de la grammaire

cinématographique, nous reviendrons dessus, mais les notions de valeurs de plan,

d’angle de vue ou encore de séquentialité narrative sont inopérant ou difficilement

transposables. C’est donc une nouvelle grammaire qu’il faut définir dont les

correspondances se feront plus facilement avec le théâtre que le cinéma et dont les

mises en œuvres sont déjà bien présentes dans les jeux vidéo, qui depuis maintenant

presque 30 ans, nourrissent abondamment notre univers de récits à 360°, interactifs et

immersifs.

12 Une des premières thématiques que les auteurs et les réalisateurs écrivant sur le sujet

essaient de cerner, est celle de la focalisation de l’intérêt du spectateur en un point

particulier de l’espace virtuel. Jessica Brillhart a été une des premières à théoriser la

conception de points d’intérêts qui vont, comme des balises spatio-narratives

reconcentrer l’attention du spectateur là où le réalisateur souhaite que l’action soit

observée, c’est la théorie du montage probabiliste10. Pour se mettre dans le vocabulaire

de J. Brillhart qui est artiste VR, il convient d’évaluer le risque que l’utilisateur ne suive

pas l’histoire parce qu’il sera distrait par un point d’intérêt (POI) non intentionnel. Le

montage probabiliste dispose des POI dans une scène, ces POI étant distribués dans

l’espace et le temps et évalue (anticipe) la probabilité qu’un spectateur les regarde à des

moments clés. Cette focalisation, motivée par un signal sonore ou par une forme

d’appel visuel ne résout qu’en partie la gestion de l’espace de narration. Procédant

ainsi, en floutant ce qui n’est pas à voir ou encore en le plongeant dans l’obscurité, on

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Page 14: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

ne fait que développer à 360° une logique visuelle qui s’opérait sur un écran plat. Nous

devons passer à un autre paradigme narratif et admettre que, comme dans la réalité, le

récit n’est non plus tributaire de notre capacité à regarder au bon endroit au bon

moment, mais de capter de l’information qui peut produire des logiques et des effets

très variables. Expliquons-nous.

13 Dans la construction d’un récit, le spectateur peut occuper trois types de position par

rapport à la progression du récit : le spectateur peut être synchrone avec le

déroulement des péripéties, il découvre les évènements en même temps que les

protagonistes et le récit avance dans le rythme de ces découvertes. Deuxième option, le

spectateur est en retard par au·x protagoniste·s rapport au déroulé des évènements. Le

récit avance par la succession des révélations qui font que le spectateur rattrape son

retard sur les données des péripéties. Troisième option, le spectateur est en avance et

possède une meilleure information que celle du ou des protagonistes. C’est un peu

l’effet Guignol où l’on sait que le gendarme est caché derrière. Abondamment utilisé

par le réalisateur Alfred Hitchcock, ce procédé travaille sur l’anticipation du spectateur

sur le cours des évènements et sur la capacité du scénariste à travailler la temporalité

ou encore à produire des fausses pistes11. Un des meilleurs exemples de fausse piste au

cinéma est peut-être la fameuse scène de l’assaut dans le Silence des Agneaux de Jonathan

Demme, film sorti en 1991. Un montage alterné montre la préparation de l’assaut de la

maison du tueur en série tandis que la victime se morfond au fond de son puis.

L’alternance de plans montre l’insouciance de l’assassin, tandis que le FBI prend

position. Le spectateur anticipe la libération de la victime, a une longueur d’avance sur

la police, puisqu’il sait que l’assassin ne se doute de rien et sur l’assassin également

puisqu’il sait que la police est dans la rue prête à bondir. Le sentiment d’avance est

renforcé par une mise en scène qui se conforme à ce qu’on a déjà très souvent vu au

cinéma. Et, retournement, ce n’est pas la bonne maison, l’alternance de plans ne

montre pas espace intérieur / espace extérieur, mais deux endroits distants. Au

moment où Clarisse Starling, l’enquêtrice sonne à la porte de l’assassin, nous savons dès

lors qu’elle est seule et sans possibilité de secours.

14 Il peut donc être considéré dès lors que le réalisateur filmant pour un format 360°

accepte de confier à son spectateur le montage de son histoire, sans toutefois, et c’est

un sujet étourdissant quand on y pense, l’ensemble des faits. Dans ce jeu combinatoire,

le réalisateur comme spectateur acceptent une infinie variabilité dans le récit. Prenons

un exemple appuyé sur le court métrage Lock Your Doors, proposé en 2015 par Jeremy

Sciarappa. Le pitch, très simple, met en scène un assassin qui entre dans une maison à

l’insu de l’occupante, le spectateur est à la croisée d’une architecture qui se développe

en profondeur autour de lui, les pièces se prolongent en profondeur, rejetant en

arrière-plan des actions devenues dès lors intrigantes. Selon la direction du regard,

l’assassin est aperçu avant la victime elle-même, ou au contraire, en suivant la victime

on réalise trop tard que l’assassin était déjà là. Ainsi donc, selon l’orientation du regard,

le spectateur/protagoniste développera, un peu à son insu, l’une des trois solutions de

séquentialité évoquées plus haut (en avance, synchrone ou en retard) se faisant en

variant quasi infiniment la construction du récit et la conduite du suspens.

15 Le court métrage Lock Your Doors fonctionne parfaitement parce qu’il joue avec l’espace

de l’appartement travaillant le visible et le non visible pour créer la surprise et

l’angoisse, pour le dire autrement, il joue avec le hors-champ.

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Page 15: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Figure – Décor Dans la Lune, révélation du hors-champ, Photo L.Lescop

Le hors-champ

16 Il est assez naturel de penser que dans un espace à 360° le hors-champ n’existe plus. Ce

n’est pas le cas, mais il n’est pas là où l’on pense qu’il se trouve. Le hors-champ existe

bien toujours, il se définit juste différemment. Traditionnellement, le hors-champ est

cet espace qui n’est pas pris par le cadre de scène au théâtre ou de la caméra au cinéma.

Le hors-champ a dès lors deux fonctions principales, il étend l’espace diégétique à

l’imaginaire du spectateur (ce dernier imagine des continuités dans ce qui lui est

masqué) et le hors-champ offre des espaces à la technique pour installer les dispositifs

qui aident à la construction de l’image : typiquement, on va trouver hors-champ les

projecteurs, les micros, les souffleries, et bien d’autres choses encore. Il y a donc deux

types de hors-champ selon que l’on est spectateur ou réalisateur, pour le premier c’est

le déploiement de l’imaginaire, pour le second, celui de la technique.

17 Ce cadre qui définit le hors-champ est mouvant en VR, cela signifie que rien ne peut

échapper à la vue, ce qui peut fortement embarrasser l’organisation d’un tournage.

Céline Tricart a d’ailleurs bien décrit les contraintes de tournage de film à 360° dans

son ouvrage Virtual Reality Filmmaking12. Pour son film “Marriage Equality VR” tourné en

2015, la grande difficulté aura été de dissimuler l’équipe technique, qui dans les

buissons, qui dans les arbres, qui derrière un mobilier urbain. Tout semble donc être

révélé au spectateur qui de fait ne pourrait donc plus déployer son imaginaire puisque

tout est présent et rien n’est offert à la technique pour dissimuler les éléments

techniques, sauf si, bien entendu, il s’agit d’un univers entièrement virtuel dans lequel

la technique est invisible. Deux hypothèses sont à sonder dès lors : la première serait

que le hors-champ existe toujours malgré tout, mais hors du champ de vision. La

proposition est fragile même si techniquement plausible, il faudrait que l’image se

compose et se recompose en fonction de ce qui est affiché, ce qui est techniquement le

cas, mais cela nous est invisible. En effet, que ce soit le champ de vision ou le cadre

Entrelacs, 17 | 2020

14

Page 16: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

même d’un casque de réalité virtuelle, il existe toujours un effet de portion d’espace

visible quelle que soit la dynamique interactive. Cela correspond au fonctionnement

des dispositifs. La seconde hypothèse plus raisonnable doit postuler que le hors-champ

existe bien, non pas dans la surface projetée de la sphère de vision, mais dans la

profondeur de l’espace du récit. Autrement dit, le hors-champ se trouve derrière les

objets et éléments de décor qui font masque.

18 Ce hors-champ en profondeur a fait l’objet de recherches du point de vue technique

avec le principe des Isovists dont on trouve des applications dans de nombreux

domaines. À partir d’un point donné, il est possible de tirer des rayons dans toutes les

directions et visualiser ainsi les portions d’espace vues et les portions d’espace

masquées. Faisant de la sorte, il nous a été possible de déterminer, en faisant coïncider

le point de tir des rayons avec celui de la caméra, les volumes d’espaces invisibles à

l’œil, nos fameux hors-champs en profondeur. Ces volumes peuvent dès lors être

occupés par de la technique ou par les accessoires, l’on est certain qu’ils ne seront pas

visibles à la caméra. Comme ils ne sont pas visibles par la caméra, la technique peut y

placer ses installations sans risque.

19 La compréhension de ce hors-champ à 360° et de sa mise en œuvre a été une révélation

et un défi particulièrement important lors de la réalisation d’un décor pour un

tournage à 360° en 2018 pour la réalisation d’un teaser mis en scène par Marc Caro titré

Dans la Lune.

Un décor à 360°

20 Les décors à 360° sont plutôt rares. L’exploration des productions filmées montrent soit

des réalisations purement numériques, soit des films tournés dans des environnements

réels. Le film Ashes to Ashes13 fait un peu figure d’exception, il a été tourné en studio

dans un décor partiellement construit à 360°.

21 Dans la conception de ce premier décor, que nous avons lancé en 2018, la logique a été

de le concevoir et le réaliser tel qu’on le fait au cinéma, mais adapté aux contraintes du

360° et en particulier à cette question du hors-champ technique afin de pouvoir

justement cacher des éléments qui n’ont pas à être vus à l’image. La création d’un décor

à 360° pour un tournage destiné au casque de réalité virtuelle suppose un nombre

important de précautions à prendre si l’on ne veut pas se trouver harassé par un

important travail de post-production. Tout d’abord, l’espace de jeu ne doit pas être trop

important.

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15

Page 17: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Figure – construction numérique du volume de vision d’une caméra à 360° dans un décor construit. IllLescop

22 Nous avons noté qu’au-delà de 3m de la caméra, les détails ne sont plus vraiment

discriminables, tant du fait de la résolution des caméras que, c’est pour le moment le

principal obstacle, la résolution des écrans dans le casque. Cela donne, pour une caméra

fixe, un diamètre de 5 à 6 mètres dans lequel il est possible d’installer un jeu de

comédiens. En revanche, il est possible de travailler sur des espaces en second plan, ou

plans lointains (plans sphériques !) ou arrière-plans très vastes, cela donne une

véritable sensation d’ouverture, mais on ne peut y placer des éléments narratifs qui ne

seraient pas bien discriminés par le spectateur. Il ne faut pas non plus que cela

contrarie le besoin et la volonté de comprendre le jeu des acteurs et d’entrer en

empathie avec eux.

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16

Page 18: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Figure – calcul de la résolution des éléments de décor en fonction de la distance à la caméra, Ill.Lescop

23 C’est d’ailleurs ce jeu, équivalent à celui que l’on développe au théâtre, qui va

déterminer les correspondances entre les valeurs de plan au cinéma et à 360°. Avec une

caméra filmant avec une prise de vue à 360°, il n’est en effet pas possible de cadrer en

gros plan ou en plan moyen ou plan d’ensemble. Il revient au personnage filmé de

régler ces valeurs de plans en s’approchant plus ou moins de la caméra. Avec

précautions toutefois, les courtes focales des caméras ont tôt fait de produire des effets

grotesques. De même, les vues plongeantes ou les contre-plongées ne pourront pas

facilement être mises en œuvre. S’il est possible de bouger la caméra (lentement) pour

recadrer la scène, il sera préférable, comme au théâtre, de construire dans le décor, des

parties permettant une vue en surplomb ou la vue inverse. La mise en scène

positionnera les personnages au bon endroit au bon moment pour obtenir l’effet visuel

voulu.

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17

Page 19: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Figure – Maquette numérique du décor, modèle Archirep, Ill. Lescop

24 Dans le décor que nous avons réalisé, le « grand salon » est ainsi surélevé, il donne à

cette partie du décor le sentiment que c’est un lieu de pouvoir et de décisions, c’est un

point de repère quand il s’agit de savoir à quel moment l’histoire prendra un tournant

important. Les espaces des pods, sortes de tambours rotatifs qui viennent en

renfoncement du décor principal sont comme des inserts, ils focalisent l’attention sur

des moments de jeu où les acteurs sont comme sortis de l’action principale pour

développer une action parallèle. Nous avons aussi un pupitre de commande situé à

proximité de la caméra qui offre ainsi l’équivalent de gros plans sur les acteurs et de

plans d’insert et de détails sur les mains et les boutons lorsque le regard se porte sur

eux. Dans le script premier que nous avions, il y avait également un espace en sous-sol

et un autre figurant un étage mais le studio dans lequel nous avons tourné ne

permettait pas de tripler la hauteur du décor.

25 Le cadrage panoramique implique également que la lumière soit le plus possible intégré

à l’espace diégétique. Cela demande d’imaginer des solutions pour tamiser la lumière et

d’éviter les points chauds qui sont inesthétiques en venant brûler une partie de l’image.

L’autre enjeu est de bien équilibrer la répartition des sources. En effet, une scène où la

lumière serait concentrée en un point compliquerait le stitching, c’est-à-dire

l’assemblage des différentes vues filmées pour composer une image à 360°. C’est

d’ailleurs un des problèmes rencontrés quand on filme en extérieur et en lumière

naturelle et que le soleil est très lumineux. C’est aussi ce qui discrimine les qualités de

caméras que l’on trouve sur le marché, le matériel d’entrée de gamme n’offre que très

rarement un stitching de qualité, c’est-à-dire invisible.

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18

Page 20: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Figure – Tournage du film Dans la Lune, Marc Caro, Photo M. Kolchesky

26 La construction d’un décor matérialise une grande partie des questions théoriques

portant sur la narration dans un format à 360°. La première série de questions concerne

la transposition de la composition d’un cadre, d’une image plane à une image 360°.

Nous avons vu qu’il n’est évidemment pas possible de modifier le cadrage d’un plan

avec une caméra panoramique, mais il est possible d’organiser l’espace et les

mouvements dans cet espace pour suggérer des gros plans, des inserts, des plans larges

et même des mouvements de caméra comme le panoramique ou le travelling.

27 Un autre élément de la grammaire de film concerne le montage. Kulechov et son élève

Eisenstein14 ont montré très tôt dans l’histoire du cinéma comment donner du sens et

du symbolisme par le montage. En immersion, comme nous l’avons mentionné, la

transposition directe n’est pas possible. Une succession de séquences peut être

envisagée, mais la transposition de l’art du montage est contre la nature même du

médium. Pour le moment en tout cas. Peut-être, de la même façon que le spectateur de

cinéma s’est habitué à un montage de plus en plus rapide, arriverons-nous à nous

repérer dans un équivalent pour un format panoramique. Toujours est-il que la

recherche d’une équivalence avec le cinéma s’épuise assez vite, en revanche, les

analogies avec le théâtre sont beaucoup plus fécondes. De la même manière qu’au

théâtre, l’espace de jeu est entièrement et continuellement livré au spectateur et

comme au théâtre, le rythme, qui pourrait être comparé au processus de montage, la

dynamique du récit est donnée par la performance des acteurs15. Intense, émouvant,

volubile, il induit la précipitation et la course en avant, calme et apaisé, il transmettra

des sentiments de morosité ou de sérénité. Et comme au théâtre, le surcadrage peut

être fait par des éléments de décor ou par la lumière.

28 L’enjeu se concentre donc sur la construction du point de vue, car la subjectivité

imposée par la caméra n’est pas sans conséquences. En effet, arrivé à ce point de

l’investigation, nous voyons se dessiner un vecteur qui va définir ce que nous allons

ensuite définir comme le point de vue : d’où je regarde et ce que je regarde, une

position et une direction. La position peut même être métaphorique, ma position

pouvant décrire ma localisation géographique mais également l’ensemble de mes

affects ou ce que je peux représenter. Ce que je regarde, c’est la possibilité offerte

d’explorer un espace à 360°, d’être libre de le faire ou d’être contraint dans une

direction donnée.

Entrelacs, 17 | 2020

19

Page 21: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Le point de vue

29 La narration suppose l’appropriation d’un point de vue, c’est ce point de vue qui

favorise l’empathie avec les personnages et qui donne à l’histoire sa tonalité. En 360°, la

construction du point de vue impose de fait un regard intradiégétique, ou pour le dire

autrement, fusionnant la subjectivité du spectateur avec celle de l’un des personnages.

Le spectateur est physiquement dans l’histoire et demande pour cela que son statut soit

clarifié, exposé avant même le début de l’expérience. Il existe trois types de points de

vue. Le premier fait que le spectateur est un fantôme et que sa présence, invisible, ne

perturbe pas le cours de l’histoire. Le deuxième fait que le spectateur est présent dans

l’histoire comme témoin inactif et dans le troisième c’est un spect’acteur participant ce

qui, par conséquence, demande de statuer sur le fait de montrer un corps visible ou

non. De nombreux exemples viennent illustrer l’ensemble de ces solutions qui donnent

des œuvres allant de la contemplation passive à la participation active. À titre

d’exemple, Guy Shelmerdine fait subir au spectateur les pires désagréments dans ses

deux films Catatonic16 et Mule17. Si l’on est allongé dans la même position que le

protagoniste du film le corps du spectateur fusionne avec celui du personnage qui va

être découpé puis incinéré ! L’expérience est traumatisante. Dans un autre registre,

mais selon les mêmes principes, l’industrie pornographique propose également des

expériences dans lesquelles l’illusion et la suggestion viennent de la cohérence entre la

position que l’on prend et celle de l’acteur (ou l’actrice) filmé en caméra subjective.

Figure – Décor Dans la Lune, conçu et réalisé à l'ensa Nantes. Photo L.Lescop

30 Dans notre premier décor décrit plus haut, le point de vue était celui d’un spectateur

invisible, témoin des évènements se déroulant tout autour. Cela a soulevé des questions

de mise en scène sur la justification de mouvements de caméra. En effet, le mouvement

de caméra pose deux problèmes : le premier est qu’il doit se justifier soit par la mise en

place d’un point d’observation meilleur, mais qu’il faut justifier au sein de l’espace

diégétique soit par le déplacement du spect’acteur dans la scène. Le deuxième

problème est qu’en immersion tout mouvement risque de déclencher des nausées. Dans

la proposition suivante, toujours initiée par Marc Caro, le concept a été de prendre le

point de vue d’un miroir. Cette proposition osée et originale permettait de justifier le

développement d’une fausse symétrie, la réalité se reflétant étrangement car toujours

Entrelacs, 17 | 2020

20

Page 22: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

fidèlement…on aura ainsi des effets de latence, de déformation ou même de disjonction

spatiale.

Figure – Voxel, Archirep 2020, photogramme numérique du film

31 Ce second projet, titré “Voxel”, présente une jeune femme enfermée dans une salle

cubique, elle doit s’évader en créant des combinaisons sur les parois adjacentes sous

peine de se faire écraser par des éléments de décor. Puisque le spectateur est dans

l’épaisseur du miroir, il se noue une relation étrange entre la protagoniste et son

spectateur qui pour le coup devient un voyeur. En effet, le miroir est l’objet même de

l’intimité, l’objet pour lequel toute pudeur est abandonnée. La proximité créée avec le

personnage produit une réaction chez le spectateur comme jamais le cinéma ne peut en

produire. L’expérience immersive individuelle renforce la sensation, il n’y a pas de

point de comparaison, d’empathie croisée, chacun est face à ses propres réactions.

Figure - Voxel, Archirep 2020, photogramme numérique du film

32 C’est donc naturellement qu’en accompagnement de cette proposition immersive, une

réflexion poussée des effets d’une expérience collective que l’on peut opposer à une

expérience individuelle, a été élaborée. La VR impose par son dispositif une expérience

individuelle, coupée du monde. La construction des émotions ne se fait donc pas dans

un processus de coparticipation, d’influence mutuelle comme c’est le cas au cinéma ou

au théâtre par exemple. Le choix a donc été fait d’inclure le récit immersif entre un

avant et un après comme deux bornes collectives encadrant une expérience individuelle.

Comment cela est-il envisagé ? Le spectateur est pris en charge par un opérateur ou

Entrelacs, 17 | 2020

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Page 23: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

une opératrice qui lui explique qu’il va vivre une expérience contrôlée et monitorée. À

la fin de la vision, un retour d’expérience est proposé, ce dernier étant naturellement

partagé avec les autres participants. De ce fait, l’expérience individuelle devient

collective, car discutée, confrontée, et le point de vue construit devient bien celui d’une

expérience pseudoscientifique justifiant le dispositif. Dès lors, la proposition Voxel

enchâsse une expérience individuelle entre deux expériences collectives rendant plus

complexe encore les emboîtements diégétiques.

L’avant et l’après.

33 La construction d’une expérience virtuelle reste une prise de risque pour l’intégrité

physique ou psychique. Cette mise en danger est limitée, il n’en reste pas moins que

certains contenus, très mobiles ou effrayants peuvent être sources de stress inattendu

renforcés par la non maîtrise de l’environnement physique du lieu de l’expérience.

34 Là encore, l’expérience du théâtre, des lieux de spectacles et surtout des panoramas

nous donne des indications sur les protocoles pour mettre en scène le virtuel, démarrer

une expérience et surtout faire revenir le spectateur dans l’espace extra diégétique.

Inventés en 1787 par l’écossais Barker, les panoramas peuvent être considérés comme

étant les premiers dispositifs immersifs avec l’objectif affirmé d’offrir une expérience

totale de projection dans un environnement autre. Ce qui est passionnant avec les

panoramas, c’est que leur conception fait l’objet de brevets qui donnent une

description très précise de ce que le dispositif doit produire comme effet et des moyens

scénographiques qui sont mis en œuvre pour y parvenir. Il y a comme principe premier

l’outrepassement du champ de vision :

Pour établir l’illusion, il faut que l’œil, sur quelque point qu’il se porte, rencontrepartout des figurations faites en proportion avec des tons exacts et que, nulle part,il ne puisse saisir la vue d’objets réels qui lui serviraient de comparaison ; alors qu’ilne voit qu’une œuvre d’art, il croit être en présence de la nature.18

35 L’image qui déborde le champ de vision va par la suite faire l’objet de nombreux

développements, la liste est longue, mais l’on peut retenir le Vitarama (1939, onze

caméras), le Cinérama (1952, trois caméras), le Circlorama (1958, onze caméras), l’Hexiplex

(1992, six caméras)19. Chez Disney, c’est le Circarama qui offre aux visiteurs une rotonde

immersive avec onze écrans disposés en couronne20. Être dans l’image, c’est aussi un

enjeu topographique que peut travailler un artiste. C’est le cas de Soulage qui l’exprime

ainsi :

Une toile […] c’est une organisation de lumière. De lumière réfléchie par le noir bienentendu, transformée par le noir, ce qui entraîne des conséquences importantes,parce que, ce que l’on voit, c’est du noir, certes, mais c’est aussi de la lumière quivient de la toile vers nous qui la regardons. Dans ce cas-là, l’espace de la toile, n’estplus, sur la toile, ni dernière la toile comme c’est le cas de la perspective, l’espace dela toile est devant la toile, et moi qui la regarde, je suis dans l’espace de la toile.21

36 Tout l’art de la réussite de l’illusion est la préparation à l’expérience. Pour cela les

concepteurs de panoramas proposent un cheminement contraint qui détachera

progressivement le spectateur de son quotidien pour l’amener à l’expérience

immersive :

Pour qu’on puisse obtenir ce résultat, l’arrivée dans l’intérieur doit avoir lieu aumoyen de corridors entièrement obscurs. En détruisant ainsi peu à peu l’impressiondu jour naturel, on donnait à la lumière peinte l’apparence de la lumière réelle.

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22

Page 24: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Conduit mystérieusement sur le plateau central de la rotonde, le spectateur nepouvait deviner la cause de la brillante clarté qui l’environnait.22

37 Les panoramas nous apprennent l’importance de la mise en condition de l’expérience

immersive. On pourrait même dire que les enjeux se situent dans ce que nous pourrions

même appeler les conditions de l’immersion. Ce qui nous conduit à penser ce qui

pourrait être un espace d’amorce, un espace incipit qui met en condition.

38 Il est assez rare de trouver des lieux consacrés à l’immersion où soit conçue une

scénographie préparant au virtuel. Comment cependant se sentir pleinement

disponible quand on a conscience qu’autour de nous, les amis ou les inconnus nous

prennent en photo, peuvent éventuellement nous perturber…

Figure – Expérience virtuelle mal scénographiée, Photo L.Lescop

39 Innombrables sont les exemples où des casques virtuels sont installés dans des espaces

non dédiés quelques chaises tournantes pour toute forme d’installation. On comprend

aisément les résistances à se prêter au jeu. Peut-être faudrait-il encore une fois revoir

d’anciens projets et parmi eux réexaminer la proposition d’Experience Theater par

Morton Heilig avec le doté du numéro de brevet US3469837DA qui se présente comme

un gradin de spectateurs équipés de casques individuels.

Le réel pour théoriser le virtuel

40 À l’extérieur de décor, nous avons vu Marc Caro tenter de régler la mise en scène, nous

avons constaté qu’un comédien habitué à tourner pour la télévision est bien

embarrassé pour délivrer son texte et trouver ses marques, nous avons en revanche

noté l’aisance des comédiens issus du théâtre pour s’approprier ce nouveau média.

Nous avons construit des maquettes au dixième et modélisé en 3D et testé, réglé,

peaufiné la construction du moindre détail pour qu’il serve le jeu, que tout

l’environnement soit interactif et réactif. Nous avons vu les comédiens s’emparer de cet

espace, se l’approprier et la mise en lumière le transfigurer. Nous n’avons eu que des

problèmes qui se sont succédé à un rythme implacable et régulier, reposant à chaque

fois les enjeux de l’écriture pour le format à 360°. Au final, la construction, a délivré

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23

Page 25: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

toute sa magie et le résultat ne peut que nous encourager à recommencer, encore et

encore.

41 Nous tenons à remercier nos étudiants qui poussent nos ambitions bien plus loin que

nous ne pourrions l’imaginer, nous remercions Marc Caro d’être venu nous proposer de

l’accompagner dans son imaginaire et nous remercions toutes les personnes impliquées

dans la fabrication de ces œuvres.

APPENDIXES

Annexes

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Page 26: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

DANS LA LUNE

FICTION En développement

ANNÉE : 2019

AUTEUR-RÉALISATEUR : Marc Caro

CO-AUTEUR : Sylvain Chantal et Jean-Philippe Dugand

DURÉE : 12 × 3 minutes

DISTRIBUTION : Les Docs du Nord

Réalisation : Marc Caro

Directrice de production : Maud Clavier

Assistant réalisateur : Pierre Friquet DIT : Charles-Henri Marraud des Grottes

Cadreur 360° : Michael Kolchosky

Chef Opérateur prise de vue : Jean Poisson

Ingénieur du son : Geoffrey Durcak

Chef maquilleuse : Marina Gandrey

Décors et costumes du teaser créés par l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture

ENSA de Nantes.

Professeur : Jackie Berroyer

Robot : Philippe Vieux

Pilote : Aurélia Poirier

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Page 27: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Œuvre développée avec la participation de France Télévisions Nouvelles Ecritures et la

Procirep – Société des Producteurs et l’Angoa.

Œuvre développée avec le soutien de Pictanovo, dans le cadre du Fonds Expériences

Interactives, avec le soutien du Conseil Régional Hauts-de-France et du Centre National

du Cinéma et de l’Image Animée.

Tournage du teaser en partenariat avec le Festival Premiers Plans d’Angers.

NOTES

1. https://aau.archi.fr/

2. Cité dans un article de l’ « Annuaire de la Société d’émulation de la Vendée » : Nécrologie.

Plocq, le Charmeur d’Oiseaux. La Roche-sur-Yon (1873-1937)" par Reboussin, Arnault et Hugues

(Arch. Dép. Vendée, BIB PC 16/35).

3. https://www.nantes-tourisme.com/fr/chambre-d-hotes/le-caballon-de-m-plocq

4. Laurent Lescop, Jacques Athanaze Gilbert. Ambiance et immersion : dispositions, dispositifs et

récits. Ambiances, tomorrow. Proceedings of 3rd International Congress on Ambiances.

Septembre 2016, Volos, Greece, Sep 2016, Volos, Grèce. p. 307 – 312. ⟨hal-01404446⟩5. Raymond Spottiswoode, A Grammar of the Film: An Analysis of Film Technique, University of

California Press, 1973

6. Yannick Vallet, « La Grammaire du cinéma », De l’écriture au montage : les techniques du

langage filmé, Armand Colin, 2016

7. Laurent Lescop, Bruno Suner. 5 years of immersion Evolution and assessment of a pedagogy.

36th Annual Conference Education and research in Computer Aided Architectural Design in

Europe (eCAADe 2018), Sep 2018, Lodz, Poland. ⟨hal-01880405⟩ TITRES EN ITALIQUES REVOIR

NOMENCLATURE

8. Richard Williams, The Animator's Survival Kit, Faber & Faber, 2009

9. Laurent Lescop. Topologies de l’immersion – Études digitales. Etudes digitales, Classiques

Garnier, 2019, pp.21-52. ⟨10.15122/isbn.978-2-406-09288-9⟩. ⟨hal-02281133⟩10. John Bucher, Storytelling for Virtual Reality: Methods and Principles for Crafting Immersive

Narratives, Taylor & Francis, 2017

11. André Gaudreault, François Jost, Le récit cinématographique, Nathan, 2000

12. Celine Tricart, Virtual Reality Filmmaking: Techniques & Best Practices for VR Filmmakers,

Routledge, 2017

13. Réalisé par Jamille van Wijngaarden, Ingejan Ligthart Schenk, Steye Hallema, 2018

14. Sergei Eisenstein, Problems of Film Direction, University Press of the Pacific, 2004

15. Patrice Pavis, Problems of Film Direction, Routledge, 2013

16. http://www.imdb.com/title/tt4417036/?ref_=nm_knf_i3

17. http://www.imdb.com/title/tt5834146/?ref_=nm_knf_i4

18. Bapst B., Essai sur l’histoire des panoramas et de dioramas

19. Michaux E., Du panorama pictural au cinéma circulaire : Origines et histoire d’un autre cinéma,

1785-1998, Editions L’Harmattan, 2000

20. http://www.waltdisney.org/blog/plussing-disneyland-1955

21. Pierre Soulages, Le Noir Et La Lumière, film de Jean-Noël Cristiani, Editions du Centre

Pompidou, POM film, France 5, 2009

22. Hittorff J.J., Description de la rotonde des panoramas élevée dans les Champs-Elysées :

précédée d’un aperçu historique sur l’origine des panoramas, aux bureaux de la revue générale

de l’architecture et des travaux publics (Paris), 1842

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Page 28: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

ABSTRACTS

Abstract

Fictions for virtual reality are mostly conceived either in an entirely virtual environment or in a

real environment with very little transformation. It is infinitely rare to find examples of sets

designed and built specifically for a 360° experience. Building, rather than remaining purely

virtual, raises complex questions about the organization of a « space to play » and therefore how

to produce a narrative for immersion and create a 360° film grammar. We thus have created a

first 360° set for the famous director Marc Caro, for whom the question of off-screen raised a

very complex technical problem regarding lighting, visual effects, staging, blocking and acting.

In this contribution, we will show how this was solved and why the definition of a 360° narrative

grammar is crucial. These are important intricacies that place the user-spectator in the optimal

conditions to appreciate the experience.

Résumé

Les fictions pour la réalité virtuelle sont le plus souvent conçues soit dans un environnement

entièrement virtuel, soit dans un environnement réel avec très peu de transformation. Il est

infiniment rare de trouver des exemples de décors conçus et construits spécifiquement pour une

expérience à 360°. La construction, plutôt que de rester purement virtuelle, soulève des questions

complexes sur l’organisation d’un « espace pour jouer » et donc sur la manière de produire une

narration pour l’immersion et de créer une grammaire cinématographique à 360°. Nous avons

ainsi créé un premier décor à 360° pour le célèbre réalisateur Marc Caro, pour qui la question du

hors-champ posait un problème technique très complexe en matière d’éclairage, d’effets visuels,

de mise en scène, de directeur d’acteur. Dans cette contribution, nous montrerons comment ce

problème a été résolu et pourquoi la définition d’une grammaire narrative à 360° est cruciale. Il

s’agit là de complexités importantes qui placent le spectateur/acteur dans les conditions

optimales pour apprécier l’expérience.

AUTHOR

LAURENT LESCOP

Architecte, docteur HDR en sciences et professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture

de Nantes et chercheur au CRENAU AAU-UMR CNRS 1563 dans le domaine des sciences et

techniques. Il s’est spécialisé dans les questions de la représentation des ambiances pour le

projet. Son enseignement et ses recherches portent sur la conception narrative et l’immersion. Il

a conçu en collaboration avec l’École du Bauhaus de Dessau, le dispositif panoramique immersif

Naexus, décliné en deux versions, pour lequel il produit également des contenus. Il enseigne

également à l’École d’Architecture de l’Ile Maurice et participe à des conférences et des ateliers

dans le monde entier.

Entrelacs, 17 | 2020

27

Page 29: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Construction de l’espacescénographique et ubiquitéOlivia Dorado

1 Le cinéma à 360° promet en quelque sorte une expérience exploratoire et modifie la

position spectatorielle, ainsi que la nature-même du concept d’espace. Sa place et son

interprétation au sein de l’objet filmique s’en trouvent radicalement modifiées, ne

serait-ce que par la mutation de l’interaction existant entre le décor et le spectateur,

tant en termes de compréhension et d’appréhension qu’en termes d’appropriation.

L’extension du domaine spatial étant issue d’une volonté de réalisation atypique, il en

découle une évolution des intentions narratives et esthétiques propres à bouleverser la

conception du décor actuelle, tant sur le point technique que sur les fondements

intrinsèques.

2 Il est nécessaire aujourd’hui de se pencher plus particulièrement sur cette

représentation de l’espace dans le cinéma à 360° qui amène à une redéfinition totale du

concept spatial au sein du dispositif cinématographique.

1 – La représentation de l’espace au sein du cinématraditionnel

3 Quand il est question de représentation de l’espace au cinéma, il ne s’agit pas d’une

référence exclusive au décor. On peut également entendre une notion plus abstraite,

une dimension structurelle.

4 André Gardiès, Professeur d’Université en études cinématographiques et écrivain,

distingue quatre types d’espace liés au cinéma1 :

L’espace cinématographique », qui est celui dans lequel se trouve « immergé ouexposé le spectateur »2 et qui lui permet de recevoir le film. On y accède à partir dumoment où l’on choisit un siège dans la salle de projection. Cet espace extraitl’individu de son quotidien en le plaçant dans une position d’acceptation d’undispositif, d’une œuvre. Ainsi, la localisation du spectateur dans le dispositif deprojection constitue en soi un espace de réception et de perception à part entière,capable d’influer sur les autres espaces cinématographiques.

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« l’espace diégétique », qui est l’espace que construit le film « comme réalitéindépendante du récit »2. Gardiès distingue ici l’espace et le lieu, l’espace diégétiqueconstituant ici une construction entre les lieux apparaissant dans le film et l’appelau savoir du spectateur en ce qui concerne sa perception d’un « lieu commun »,d’une histoire commune. L’espace diégétique est intrinsèquement dépendant dumilieu socio-culturel du spectateur, mais il est tout de même possible de faire appelà des références spatiales appartenant à un savoir partagé.« l’espace narratif », qui renvoie aux lieux, à la spatialité dans lesquels évoluent lespersonnages au sein de l’objet filmique. Cet espace est perçu comme un partenairede l’acteur au sein de la narration dans le sens où il communique, au même titreque l’acteur, une action ou une représentation qui vont alimenter la constructionnarrative du film. L’espace devient un personnage muet entrant en interactiondirecte ou indirecte avec les acteurs.« l’espace du spectateur », qui est en quelque sorte celui du lien qui va être crééentre la narration et le spectateur, un espace déterminé par le rapport duspectateur à la stratégie de communication employée ou à l’intention de réalisation.Cet espace reste inévitablement lié au caractère unique de cette relation privilégiéeet demeure contraint par la perception propre à chaque spectateur de la nature desmoyens filmiques employés (dans et autour du film).

5 Dans la pratique, au cinéma dit traditionnel, ces espaces sont distincts même si des

interactions existent.

6 Le décor cinématographique trouve son application concrète au sein de l’espace

narratif et de l’espace diégétique. À ce titre, on peut considérer que l’espace narratif

sera au service de l’espace diégétique, et inversement, l’espace narratif permettant une

sorte de cadre spatial à l’action.

7 Par souci de différenciation, nous ferons le choix de nommer le décor

cinématographique construit « espace scénographique ». Celui-ci, concrètement

façonné par la main des techniciens se situe, par sa nature, en opposition aux décors

naturels bien qu’il soit situé sur l’espace narratif et l’espace diégétique au même titre.

8 Dans le cinéma traditionnel, nous pouvons observer une fragmentation de cet espace

scénographique. Premièrement car cet espace est limité dans sa perception visible par

le cadre mais également parce qu’il peut être construit de manière fragmentée au sens

propre. Il est une évidence que le cinéma propose une fragmentation temporelle et

spatiale, mais ce qui va déterminer la cohérence ou le sens de l’objet filmique va

notamment se situer dans la conception de cette fragmentation de l’espace

scénographique par le chef décorateur et le chef opérateur. Par ailleurs, la perception

de cette cohérence spatiale par le spectateur est également tributaire de son propre

champ d’appréhension, combiné à des savoirs d’ordres personnel et collectif acquis au

cours de son existence. Le champ d’appréhension désigne l’ensemble des éléments

pouvant être sensoriellement considérés, retenus et compris après une brève

exposition. D’une personne à l’autre, le nombre d’éléments pouvant être perçus

simultanément varie, tout comme la correspondance appréhension-compréhension de

chacun de ces éléments est influencée par les références personnelles et collectives qui

y sont associées. 3

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Page 31: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Illustration 1 : Plan, croquis et photogrammes de Gladys GAROT, 1ère assistante dessin pour les décorsde Marius et Fanny (Chef décorateur : Christian MARTI). Daniel Auteuil (réalisateur). 2012. A. S.Productions.

9 Que ce soit au sens propre ou au sens figuré, un décor cinématographique est par

définition « éclaté », puisqu’il ne sera réellement visible qu’à travers les limites du

cadre déterminé par l’opérateur ou tout simplement construit partiellement et avec des

éléments distincts. Mais ce décor, cet espace de jeu, trouvera par la suite sa complétude

dans les raccords visibles et invisibles mis en place. Soit par le montage, soit par une

action, un mouvement de caméra, soit par des éléments, des accessoires qui vont se

retrouver d’un plan à l’autre. Mais cette unité peut aussi se construire par le biais d’un

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Page 32: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

langage verbal ou sonore. Jean-Luc Antonucci, parlait ainsi d’un « assemblage des

différents fragments visuels collectés associés à des sons particuliers qui va produire le

sens voulu par le réalisateur »4. Cette intention, ce « sens voulu par le réalisateur », sera

obtenu à force de gestion de contraintes et d’aléas aussi bien que d’apports techniques

et esthétiques issus des différentes contributions de l’équipe.

10 Cependant, au-delà des questions logistiques et techniques, cette fragmentation

visuelle délibérée et déterminée de l’espace scénographique devient également une

technique narrative et un choix identitaire propres au film. Qu’il s’agisse de décors

naturels ou de décors construits au cinéma, l’espace du décor visible est tributaire des

dynamiques spatiales inhérentes au cadre et au montage qui vont servir la dynamique

narrative.

Illustration2 : Photogramme du film Woman at war. Benedikt Erlingsson (réalisateur). 2018. Sena,Jour2fête. [DVD]

11 Lors de la constitution de cet espace scénographique, la valeur et les modalités de sa

monstration vont qualifier de manière déterminante une partie du scénario et des

personnages. Il y a donc un choix évident qui est fait entre le visible et l’invisible,

chacun donnant sens à la genèse mise en place. Il y a une volonté assumée de définir un

espace grâce à une combinaison de champs et de hors-champs, que je distingue en

visible, invisible et suggéré. La différence entre « l’invisible » et le « suggéré » se jouant

sur le fait que le fragment de décor « invisible » est volontairement annihilé dans la

conception de l’espace perçu contrairement à l’espace suggéré, que l’on ne voit pas

mais que l’on imagine (donnant lieu à la constitution d’un fragment de l’espace

diégétique).

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31

Page 33: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Illustration 3 : Plan, croquis d’un décor construit et de vues possibles de zones visibles, invisibles,suggérées. Olivia Dorado

12 Au cinéma, si nous nous plaçons d’un point de vue spectatoriel, le décor est perçu. Il est

interprété. Comme entier, comme un « tout », grâce à la succession et l’agencement de

fragments divulgués ou non de ce décor. L’espace scénographique de l’espace narratif

est utilisé pour construire chez le spectateur la notion d’un espace diégétique imaginé,

celui-ci étant construit autour d’une structure elliptique. Pour mieux se rendre compte

de ce phénomène perceptif, il est pertinent de faire l’analogie avec la compréhension

fondamentale que nous avons d’une image en mouvement. Cette illusion perceptive

n’est pas due uniquement au phénomène de persistance rétinienne mais également au

fait que les mécanismes cérébraux comblent l’absence de transition entre les images de

la manière la plus logique possible pour nous donner une impression de mouvement. Ce

principe s’appuie sur l’association des phénomènes Phi et Beta5 (le premier traitant de

la logique d’une proximité temporelle entre les images et le second impliquant une

logique de continuité entre ces images). De la sorte, la sensation visuelle d’un

mouvement perçu à partir d’images fixes (qui se succèdent et sont projetées à une

vitesse de succession raisonnable pour un mouvement continu) est issue de

l’appropriation de ces ellipses par le champ d’appréhension du spectateur. Ainsi, en

dépassant l’aspect strictement anatomique pour y adjoindre des approches psycho et

neurophysiologiques, le spectateur n’est plus considéré comme récepteur passif mais

au contraire comme récepteur actif. Sur ce même principe, nous pouvons arguer que,

face à un espace diégétique proposé (celui-ci étant fondamentalement incomplet), le

spectateur va effecteur une réception active en réalisant une construction mentale

vraisemblable de cet espace. Cette reconstitution spatiale va être possible en comblant

intellectuellement les manques (l’invisible) grâce à une logique de continuité entre les

espaces visibles et/ou suggérés, tout en prenant en compte une logique de proximité

temporelle entre ces espaces visibles et/ou suggérés tout au long du film.

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Page 34: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

13 Le dispositif cinématographique classique induit donc chez le spectateur l’illusion de la

maîtrise du concept de cet espace. Il lui permet de le comprendre, de le reconstituer, en

faisant appel à une logique issue d’un savoir collectif combiné à son champ

d’appréhension, tout en le soustrayant pourtant à une perception simultanée des

différents lieux de ces espaces narratifs et diégétiques.

14 Cette perception simultanée est possible, dans une certaine mesure, au sein du cinéma

à 360°. Il est à noter que si le hors-champ peut se définir par une existence hors du

visible de la caméra, celui-ci étant délimité par les bords cadre, il est important de

considérer deux types particuliers de hors-champ : celui se situant derrière la caméra

et celui situé à l’intérieur même du cadre. Le hors-champ localisé derrière la caméra,

considérée comme point de vue omniscient pour l’objet filmique, tend à disparaître

dans un dispositif de prise de vue à 360°. Cette altération de l’omniscience narrative du

point de vue de la caméra implique alors une redéfinition du schéma narratif. Par

opposition, le hors-champ présent à l’intérieur de l’image (pouvant être constitué par

un élément ou un personnage dissimulé par un élément de décor situé dans le même

espace de jeu) ne pourra se dévoiler qu’en fonction de la volonté du réalisateur.

2 – L’illusion d’ubiquité suggérée par le cinéma à 360

15 À partir de ce constat, comment se déroule cette sensation spectatorielle d’immersion,

d’ubiquité au sein du dispositif à 360°, alors même que la notion elliptique ne peut plus

être pratiquée ? Comment se redéfinit l’ « espace spectatoriel » et dans quelle mesure la

posture même d’appréhension diégétique est impactée ?

16 L’ubiquité est le fait d’être présent partout à la fois ou en plusieurs lieux en même

temps. Il s’agit, dans le cas qui nous concerne, de la capacité d’être présent en tout lieu

de cet espace scénographique.

17 Le cinéma à 360° offre la possibilité au spectateur de s’approprier l’intégralité

apparente d’un décor, d’avoir accès visuellement à la totalité d’un espace narratif. L’œil

du spectateur a donc la capacité d’aller en plusieurs lieux de ce décor et donc de

dépasser le champ d’un cadre. Nous allons donc distinguer le cinéma à 360° et le cinéma

réellement immersif qui permet au spectateur de se déplacer au sein de ce décor grâce

à un dispositif technique spécifique.

18 Dans ce dispositif à 360°, la sensation première du spectateur va être d’être placé au

cœur du décor. L’illusion d’ubiquité qui peut en découler vient essentiellement du fait

que l’œil sera sollicité à 360°, celui-ci aura la possibilité de voir l’intégralité d’un espace

scénographique et non plus des fragments assemblés via un montage. L’œil deviendra

caméra, et c’est ce mouvement rotatif de la tête qui donnera un sens à l’espace offert et

qui par extension permettra de construire une partie de la dynamique narrative, à

l’image de l’appareil de captation cinématographique.

19 Cependant, ce dispositif implique une simultanéité des différents types d’espaces

dégagés par André Gardiès, plaçant l’espace du spectateur en concomitance avec les

espaces cinématographique et narratif.

20 Si l’on part du principe que l’ubiquité implique la possibilité d’une présence en

différents lieux à la fois, il convient de déterminer que le cinéma à 360°, que l’on peut

dire immersif d’une certaine façon, propose davantage un système panoptique (i.e. une

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Page 35: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

organisation architecturale, spatiale permettant d’observer l’ensemble de l’intérieur de

cet espace sans pour autant être vu).

Illustration 4 : Plan du Panopticon. The works of Jeremy Bentham vol. IV, 172-3

21 À noter que ce principe architectural a vu le jour fin XVIIIe siècle, avec pour objectif

l’accompagnement d’une réforme du système carcéral. Créé par le philosophe

utilitariste Jeremy Bentham, le système panoptique permettait l’observation

permanente et jouait tout particulièrement sur l’antagonisme voir/être vu. Au-delà

même de la fonctionnalité de cette structure architecturale en termes financiers et

logistiques, il en découlera une notion plus philosophique amenant à en déduire que

cette possibilité de donner le sentiment de pouvoir tout voir sans être vu (et à l’inverse

donner l’impression d’être vu en permanence) entraîne un « assujettissement réel » axé

sur le contrôle social selon Michel Foucault6. Ce concept structurel prend donc

immédiatement une dimension sociale forte, impliquant un rapport hiérarchique lié au

contrôle, à l’ascendant et à l’appropriation. Selon Gilles Deleuze, « la formule abstraite

du Panoptisme n’est plus « voir sans être vu », mais « imposer une conduite quelconque

à une multiplicité humaine quelconque 7».

22 Évidemment, l’objectif et les fondements du cinéma à 360° ne sont pas à associer à ceux

de Bentham, d’autant que ce dispositif cinématographique ne permet pas d’être vu

puisqu’il n’y a actuellement pas d’interaction possible entre les différents spectateurs

participants à l’expérience. Par opposition aux jeux vidéo, au sein desquels la

possibilité d’être visible par les autres participants est réalisable par l’intermédiaire

d’un avatar (lui-même n’étant qu’une représentation d’un autre joueur).

23 Le cinéma à 360° provoque une synchronie de l’espace cinématographique, de l’espace

narratif et de l’espace du spectateur puisque désormais le décor scénographique à

proprement parler est visible de manière « totale », englobant le spectateur dans

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34

Page 36: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

l’espace narratif. Mais finalement ces espaces se confondent avec l’espace

cinématographique puisqu’ils sont également la source permettant de voir le film.

24 Il convient cependant d’acter que cet espace reste défini, limité, comme dans une boîte

puisqu’il ne sera possible au spectateur de déplacer son regard uniquement dans

l’espace proposé par le réalisateur. Cet espace n’est pas infini mais en donne pourtant

l’impression, dans le sens où le spectateur a le sentiment d’être libre de se déplacer à

l’infini où il le souhaite.

25 Il n’existe donc pas d’ubiquité réelle au point de vue de l’image, du décor. Mais

davantage de panoptisme puisqu’il s’agit finalement d’un dispositif permettant de tout

voir sans être vu. Ou plutôt de donner l’illusion de tout voir depuis un point de vue

unique.

3 – Redéfinition de la narration spatiale au sein de cedispositif

26 Le spectateur se trouve donc en immersion au sein d’une « boîte », à l’image du cadre

cinématographique traditionnel. Cette organisation spatiale qui l’entoure ayant les

limites conférées par l’illusion de la mise à disposition d’un décor total.

27 J’entends par là qu’il y a un espace supplémentaire qui est omis dans les 4 types

d’espaces au cinéma mentionnés par André Gardiès 8: l’espace technique. Un espace

constitué pour et par les différentes équipes techniques lors des prises de vue, capable

de dissimuler matériels et techniciens.

28 Lorsque l’on fragmente un décor en plusieurs éléments, il y a la plupart du temps une

justification logistique et financière (gain de place, moindre coût…) mais il y a

également un aspect technique qui est systématiquement pris en compte : où va se

placer l’ingénieur du son, le chef opérateur, où va-t-on installer la machinerie, les

éclairages, comment va-t-on traiter les brillances et les reflets, etc.

29 Si l’on considère que dans le cinéma à 360° le spectateur a accès visuellement à la

couche superficielle du décor, la 1ère face visible, ce dispositif a la particularité de ne

laisser apparaître aucun stigmate de sa conception alors même qu’il est explorable de

bout en bout. Quid des câbles, pieds, mallettes, outils et appareillages ? Comment

occulter les techniciens agissant au moment de la prise de vue ? La mise en place de ce

nouveau dispositif implique l’élaboration de stratagèmes de dissimulation alternatifs

ou l’utilisation d’une post-production visant à gommer les éléments et exécutants.

30 L’utilisation du décor « éclaté », le principe de défragmentation du décor ne peut

s’appliquer au cinéma à 360°, tout du moins s’il y a possibilité pour le spectateur de

naviguer au sein du décor. Il est donc nécessaire de proposer un dispositif de décor qui

« brise » la méthodologie usuelle puisqu’il nécessite un décor ne cachant aucun de ses

éléments. Y compris l’équipe technique.

31 Cette question finalement nous amène à une autre : peut-on considérer que le décor et

sa représentation telle que l’on a coutume de les envisager trouvent une nouvelle

forme à travers le cinéma immersif ? Techniquement, comment le chef décorateur doit-

il procéder pour construire un décor visible dans ses moindres recoins ?

32 À la différence d’un Escape Game ou d’un spectacle / théâtre immersif, le cinéma

implique de nombreux techniciens œuvrant sur l’espace cinématographique même. Un

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Page 37: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

décor cinématographique immersif implique donc l’effacement de cette réalité pour en

créer une nouvelle.

33 Car s’il existe en effet des tournages où les décors sont construits dans leur totalité, en

respectant une structure naturelle que l’on peut envisager comme étant à 360° puisqu’il

est possible pour l’acteur d’y naviguer comme dans un lieu réel, il faut prendre en

compte que ces dispositifs sont dédiés à des films tournés en « coupures ». Le

spectateur n’a pas la liberté d’explorer et éprouver physiquement ce décor, il observe

des acteurs qui s’y trouvent et il assiste à une séquence montée. Par opposition, le

cinéma immersif donne la possibilité au spectateur de « vivre » au cœur de ce décor,

avec une sensation d’immersion dans une réalité filmée, alors qu’il est évident que

trucage il y a. Sans quoi le spectateur se trouverait en permanence confronté à l’équipe

technique en place.

CONCLUSION

34 Face à ce nouveau dispositif filmique, le technicien décorateur doit abandonner le

langage cinématographique et la dialectique architecturale conventionnels pour

adopter une spatialisation du décor au-delà du cadre visible. Il reste évident que l’on ne

peut pas pour autant affirmer que le hors-champ disparaît avec ce dispositif

panoptique, considérant qu’il reste malgré tout une partie du décor invisible (celle au-

delà des murs, au-delà de l’horizon compte-tenu que le spectateur n’aura la possibilité

d’explorer que le décor filmé et donc mis à disposition). Malgré tout, il n’en reste pas

moins que le cinéma à 360° redéfinit les notions d’espace au cinéma et amène à une

réinvention de la conception scénographique de l’espace dans la manière de construire

un décor, tout comme dans l’intention de réalisation en son fondement étant donné

que le réalisateur devra prendre en compte les contraintes techniques et visuelles qui

s’imposent.

35 Le cinéma immersif amène donc à se demander si l’on peut considérer que le

« partout » est un « nulle part » matérialisé et dans quelle mesure l’immanence de

l’espace scénographique peut être acceptée.

BIBLIOGRAPHY

Bibliographie

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WERTHEIMER, Max. « Experimentelle Studien über das Sehen von Bewegung ». Leipzig, Barth, 1912.

105 p.

NOTES

1. André GARDIÈS, L’Espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, ces notions font l’objet

du livre : 1ère partie : l’espace cinématographique ; 2ème partie : l’espace diégétique ; 3ème

partie : l’espace narratif : 4ème partie : l’espace du spectateur.

2. Jacques LÉVY, « De l’Espace au cinéma », Annales de géographie, n° 694, 2013/6, p. 690

3. Gilbert SIMONDON, Cours sur la perception (1964-1965), Paris, Presses Universitaires de France,

2013, pp. 285-319. « En conclusion, on peut dire que la perception de l’espace et du relief des objets met en

jeu une pluralité de facteurs, dont certains sont, comme le langage, matière à conventions culturelles et

s’intègrent à la perception humaine du milieu de vie. », p. 319.

4. Jean-Luc ANTONUCCI, « Perspectives et constructions », Entrelacs [en ligne], n°13 « Espace,

perspective et fragmentation », mai 2017, p. 6, URL : https://journals.openedition.org/entrelacs/

2023 [consulté le 06/02/20]

5. Max WERTHEIMER, Experimentelle Studien über das Sehen von Bewegung (« Etudes

expérimentales sur la perception du mouvement »), Leipzig, Barth, 1912. L’ouvrage est le premier

essai scientifique faisant état des expériences déterminant les effets Phi et Beta.

6. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 204.

7. Gilles DELEUZE, Foucault, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 41

8. André GARDIÈS, L’Espace au cinéma, op. cit.

ABSTRACTS

Abstract

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The complete view achieved thanks to an immersive display raises the question of cinema

settings. If the spectator can move inside the scenographic space, it involves a mutation of its

conception, apperception and intention. From its original representation to its immersive

interpretation, the strengthening of the ubiquity illusion specific to this panoptic device

translates into a technic space alteration.

Résumé

Le point de vue total obtenu avec un dispositif de cinéma immersif pose la question de la place du

décor en son sein. L’espace scénographique dans lequel peut évoluer le spectateur voit sa nature

et sa construction se transformer, impliquant une mutation de sa conception, de son

appréhension et de son intention. De sa représentation originelle à son interprétation immersive,

le renforcement d’une illusion d’ubiquité propre à ce dispositif panoptique se traduit par

l’altération de l’espace technique envisagé.

AUTHOR

OLIVIA DORADO

Doctorante à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès au sein de l’équipe de recherche du LARA-

SEPPIA. Ancienne cheffe décoratrice dans le cinéma et le spectacle vivant, ses recherches tout

comme son travail sont particulièrement attachés à l’aspect sensible de la création par les effets

optiques et mécaniques. Son sujet de thèse porte sur la revalorisation des techniques d’effets

spéciaux à la prise de vue par le biais de l’hybridation. En parallèle à ses travaux de recherche,

elle est chargée de cours à l'ENSAV sur les exercices se déroulant au plateau décor.

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Être en apesanteur :Une approche diégétique en réalité virtuelle

Swann Martinez and Chu-Yin Chen

Remerciements

Nous souhaitons remercier, ici, Kitsou Dubois pour sa direction de projet et le partage de son

expérience chorégraphique de l’apesanteur ; nos remerciements vont aussi à l’ensemble des

membres du projet Le corps infini : la Compagnie Ki Productions, l’Académie Fratellini,

l’Université Paris 8 (labo CICM-Musidance / INREV-AIAC), l’ENS Louis-Lumière et l'ENSAD. Nous

tenons à remercier particulièrement les artistes circassiennes pour leurs retours si constructifs

pour notre réalisation.

Le projet Le corps infini a bénéficié du soutien du Labex Arts-H2H et d’une aide de l’ANR au titre

du Programme Investissements d’Avenir (ANR-10-LABX-80-01). Le projet a également reçu le

soutien de La Fondation Carasso.

1 Le dispositif de réalité virtuelle Être en apesanteur est issu du projet Le Corps Infini réalisé

dans le cadre du Labex Arts – H2H1. Ce projet porte sur la question du corps et du

mouvement en apesanteur dans l’espace scénique du cirque. S’étant déroulé de 2016 à

2018, le projet de recherche et création Le Corps Infini, réunissant différents

partenaires2, a mis en place une dynamique d’expérimentation collective au croisement

des arts numériques, de l’art audiovisuel, de la danse et du cirque. Il interrogeait la

possibilité de créer dans un espace en trois dimensions, réel ou virtuel, une

performance artistique suggérant les conditions de l’apesanteur. De nature

pluridisciplinaire, il s’agissait d’opérer un basculement de la perception du corps et de

l’environnement par l’immersion dans un espace visuel, sonore et virtuel. S’appuyant

sur les expériences de Kitsou Dubois (Compagnie Ki Productions) sur le corps et le

mouvement en apesanteur, ce projet associait des enseignants, chercheurs et artistes,

des étudiants (doctorants, masters et apprentis) de deux écoles (académie Fratellini,

ENS Louis Lumière) et de 2 laboratoires de l’université Paris 8 (CICM-Musidance,

INREV-AIAC) afin d’initier d’une part une évolution du regard, du point de vue et de

l’écoute dans l’art performatif et l’art numérique, et d’autre part, une démarche de

partage et de transmission des savoir-faire.

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2 Nourrie par les différentes formes d’expression artistique des partenaires du projet et

par le désir de Kitsou Dubois de mettre en scène une performance circassienne

s’inspirant de l’absence de gravité, l’équipe INREV a créé le dispositif en Réalité

Virtuelle Être en apesanteur. Situés à côté de la scène, les spectateurs étaient invités,

après la présentation de la performance, à venir vivre en première personne 3, la

sensation d’être en l’air comme les circassiens. Ils peuvent, pendant un instant, perdre

l’impression de pesanteur de par leurs interactions gestuelles relevant d’un contact

dialogique reliant un monde réel pesant et un monde virtuel sans gravité.

3 Installé sur une balancelle, le public est invité à explorer un environnement onirique

par un toucher virtuel. En effleurant des éléments libérés de leur pesanteur, grâce à des

simulations d’objets physiques tels que des matières solides, fluides ou vaporeuses, le

spectateur s’approprie son corps virtuel par l’action de ses membres ; il entre alors

dans un état d’énaction où ses gestes s’incarnent progressivement dans ce monde

virtuel sans pesanteur. Douillettement porté par la balancelle, le corps du spectateur se

met dans une posture quasi fœtale, comme s’il était soulevé par la main d’une

personne, ou bien se trouvait dans le ventre de sa mère, tel un embryon dans sa poche

amniotique.

4 En tant que recherche et création, ce dispositif de réalité virtuelle Être en apesanteur

nous a amenés à étudier :

5 Dans un premier temps, comment créer un monde donnant l’impression d’une absence

de gravité ou suggérer d’un point de vue empathique des perceptions d’apesanteur ? En

effet, cela différait beaucoup de la création d’un décor, car il s’est surtout agi

d’instaurer une diégèse : un cadre chronologique et spatial d’évolution des éléments de

cet univers soulignant la spécificité de leurs mouvements propres.

6 Puis, en retour, nous nous sommes demandé comment cette exploration serait vécue

par le public, afin de déterminer quels seraient les caractères à même d’induire cette

sensation de libre flottement dans un espace éthéré. Par exemple, en quoi des

interactions avec des matières fluides et volatiles pourraient-elles venir renforcer cette

incarnation dans ce monde, par l’énaction née d’une gestualité de contact dialogique ?

7 Nous nous sommes également intéressés à ce qui pourrait prolonger chez le spectateur

l’expérience esthétique de la performance, sur le plan d’une plus grande empathie vis-

à-vis des artistes circassiens.

8 Un recueil du vécu des circassiennes et une description complète du processus de

création de l’œuvre précéderont notre analyse des mécanismes physiques et virtuels à

l’origine de cette réalisation. Puis, une étude des perceptions-représentations et des

actions-réactions des spectateurs rendra compte de la manière dont ils interagissent

avec l’œuvre et du type d’actes qu’ils adoptent ou improvisent en regard de leurs

comportements habituels, ayant ainsi permis une évolution organique de l’œuvre au

cours du projet. L’ensemble permettra de valider les résultats de nos recherches et

d’améliorer nos créations.

Genèse de l’œuvre

9 Cette section décrit les conditions initiales du projet ainsi que les enjeux de la première

itération de l’œuvre.

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Page 42: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

10 Une particularité du processus de recherche-création à l’origine de cette œuvre réside

dans l’environnement de sa naissance. Le plateau expérimental en place alors se tenait

dans l’Académie de cirque Fratellini. L’équipe pluridisciplinaire présente était

composée de circassiens, cinéastes, compositeurs et de techniciens ayant l’objectif

commun de représenter le corps et le mouvement en apesanteur par leur domaine

d’expertise artistique. Notre équipe INREV, spécialisée en réalité virtuelle, devrait

concevoir une expérience prolongeant celle du spectacle vivant. En écho avec la

performance live, nous devions plonger le spectateur dans l’univers des circassiennes

de la performance.

Faire appel au vécu des circassiennes

11 En préalable à toute tentative de transposition de cette expérience en réalité virtuelle,

nous nous sommes interrogés sur le contenu sensible que vivaient les deux artistes

circassiennes pendant leur performance. Ce recueil du vécu des circassiens s’est fait par

la conduite d’entretiens spécifiques4 pendant les séances de travail du spectacle. Ces

entretiens ont permis aux artistes de se re-positionner sur certains moments clés de

leur performance, de les revivre et d’éveiller les micro-phénomènes ainsi que les

micro-processus d’une action précise, puis d’en décrire à la fois l’état mental et les

sensations corporelles.

12 Ce qui nous intéressait le plus dans ces évocations était le moment de l’exécution de

mouvements corporels destinés à donner l’impression d’une évolution du corps en

apesanteur, comme s’il était libéré de la force de la gravité, tout en sachant que dans la

réalité terrestre, ces artistes devaient pour y arriver, la combattre doublement. Leurs

évocations de ces moments particuliers où l’impression de flotter dans l’espace survenait

soudainement, nous ont éclairés sur ce qui pourrait être imaginé d’une gestualité

artistique de l’apesanteur, telle que des mouvements très lents, une perte de la

verticalité, une dissolution des repères, ainsi que des prises d’appuis différents.

13 L’ambiance lumineuse, en particulier l’alternance contrastée entre la prégnance du

noir et la présence de lumières diffuses, sans possibilité de vision précise, suggère une

impression de volume qui porte l’être, donnant ainsi un sentiment de légèreté ; le corps

a l’air de flotter librement dans un espace infini. Et lorsque la concentration sur les

points d’appui du corps s’amenuise, l’attention glisse alors vers d’autres choses, vers le

ressenti de ce qui entoure, comme le poids de l’air ou le volume de la lueur. C’est cette

perte d’attention visuelle au corps, ce corps rendu invisible, qui permettait aux artistes de

mieux être dans la corporalité et le ressenti5. Aussi, lors des bascules aériennes sur le

cerceau, le corps en torsion s’ouvre, laissant circuler un nouveau volume, et se

découvre au sein d’un nouvel espace qu’il sépare et tranche parfois en 2 parties6.

14 Dans le contexte de notre dispositif de Réalité Virtuelle, ces retours nous ont orientés

vers l’idée de la balançoire (voir figure 1). En effet, la liberté que gagnent les quatre

membres, si les pieds ne reposent plus sur le sol et si les mains ne retiennent pas le

corps, pourrait faire survenir un détachement apparent de l’ancrage à la terre, et

offrirait une plus grande sensation de l’espace environnant réel ou virtuel. Nous avons

également retenu quelques principes clés pour nous guider dans la diégèse du monde

virtuel. Tout d’abord, il y a l’ambiance lumineuse et la mobilité du regard sur le haut, le

bas et ce qui entoure. Puis lors de l’interaction, la visualisation de la main contribuerait

davantage à la présence du ressenti des éléments dans la paume ; tandis que la vue des

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Page 43: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

pieds encouragerait l’idée de pouvoir agir et flotter, et pourtant le corps restait

invisible, non représenté. Enfin, nous avons identifié un besoin de délimiter des

espaces, similairement au renversement du corps des circassiennes, par des passages

qui s’apparentent à une cassure, à un acte pénétrant.

Figure 1 : Dispositif initial. 2017

Développement et création du monde virtuel

15 Parallèlement à la légèreté et à la lenteur d’une gestualité artistique de l’apesanteur,

notre fil rouge initial pour tisser cette expérience sensitive en RV7 fut la fluidité de

l’eau. En nous appuyant sur le comportement physique de l’eau en apesanteur, nous

pourrions guider inconsciemment le spectateur à acquérir une gestuelle proche de celle

des corps en apesanteur, telle était notre hypothèse de départ. Cependant, un certain

nombre de verrous techniques se sont profilés suite à cette première hypothèse.

Comment simuler et rendre des fluides réalistes en temps réel en RV ? Comment créer

une atmosphère spatiale convaincante ? Comment obtenir un retour audio convaincant

des interactions physiques ?

16 Nos choix technologiques ont directement découlé de ces problématiques. Le casque de

réalité virtuelle permettant de tracker 8le plus de membres était alors le HTC Vive. De

plus, en y ajoutant un capteur Leap Motion, nous pouvions obtenir une reconstruction

très précise des mouvements des doigts dans l’univers virtuel.

17 En termes de conception du logiciel de l’oeuvre, aucune technologie ne donnait clef en

main la possibilité de simuler des fluides en temps réel, il était nécessaire de trouver un

moteur de jeux aux sources ouvertes afin de pouvoir étendre ses fonctionnalités. Dans

cette optique, le logiciel Unreal Engine 4 était un choix idéal. Pour faire de la simulation

de fluides nous avons opté pour FleX, une librairie basée sur les recherches de Miles

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Page 44: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Macklin et al9. Ce framework a pour singularité de paralléliser ses calculs sur processeur

graphique, rendant ainsi des interactions temps réels possibles avec la simulation. De

plus, une version du logiciel Unreal la mettant partiellement en œuvre était maintenue

par NVidia. C’est avec ces différents outils en main que nous avons débuté la phase

d’expérimentation-création.

18 Initialement, notre volonté de transmettre l’expérience de l’apesanteur au public s’est

concrétisée autour d’une vision esthétique réaliste du phénomène. Visuellement, nos

recherches d’environnements ont naturellement conduit à la conception d’une scène

spatiale tangible (voir figure 1) incluant plusieurs points de repère à savoir :

19 – Une atmosphère volumétrique réaliste ouvrant l’espace.

20 – Différentes planètes lointaines.

21 – Une ville en contrebas rappelant la hauteur.

Figure 2 : Environnement spatial initial. 2017

22 Les mains ont été créées très peu de temps après l’environnement. L’objectif motivant

l’utilisation du design présent dans la figure 3 réside dans le concept d’appropriation.

Nous avons développé un design générique, mais morphologiquement réaliste. Étant

donné que de nombreuses personnes seraient amenées à explorer l’expérience, il était

vital de donner à chacun la même perception de ses membres en RV.

23 Afin d’être en phase avec les différentes équipes du plateau expérimental, nous

invitions régulièrement les différents artistes à s’immerger en RV dans cet univers en

cours de création. Leurs nombreux retours permettaient d’améliorer et de calibrer

l’expérience. Ce processus itératif s’est révélé particulièrement utile lors de la création

de la simulation d’eau en apesanteur (voir figure 3). En appliquant les propriétés

physiques de l’eau aux paramètres de notre simulation, le fluide en apesanteur était

extrêmement fragile : il se fragmentait au moindre contact brutal de la part des

spectateurs non-initiés. L’avantage du temps réel dans cette situation fut un gain de

temps considérable : les itérations se faisaient instantanément en fonction du ressenti

des spectateurs.

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Page 45: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Figure 3 : Rendu initial des mains et du fluide. 2017

24 Au terme de 2017, l’expérience invitait le spectateur à interagir avec des fluides en

apesanteur dans un décor spatial. Le dispositif physique, constitué d’une balançoire et

du casque de réalité virtuelle projetait le spectateur du point de vue empathique d’un

trapéziste. Inconsciemment, celui-ci entrait progressivement en phase avec une

gestuelle s’apparentant à celle d’un corps en apesanteur. Bien que l’apprentissage de la

gestuelle fût une réussite, de nombreux aspects restaient en suspens. Le retour audio

des interactions physiques n’était alors que partiel, de plus, certaines personnes mal à

l’aise avec la hauteur ont ressenti le vertige. Il s’est avéré que l’expérience ne préparait

pas assez le spectateur aux interactions : les éléments diégétiques étaient insuffisants

en raison du manque d’indices lui permettant d’appréhender le monde dans lequel il

était transporté. En complément, les câbles maintenant les structures de la balançoire

limitaient l’amplitude des mouvements possibles. Tous ces éléments se traduisirent par

une timidité gestuelle chez le grand public.

25 La sélection de l’œuvre à Laval Virtual 2018 nous permit de continuer son

développement. Il était alors question de produire les éléments diégétiques permettant

de soutenir l’apprentissage de la gestuelle et de la dextérité d’un corps en apesanteur.

Approche diégétique en RV

26 Cette section fait état de la recherche et de l’approche diégétique qui ont eu lieu au

mois de janvier 2018. Les problématiques à l’origine de cette recherche sont multiples :

comment désinhiber la gestuelle du sujet ? Par quels moyens induire le sujet à interagir

avec des éléments de manière implicite ?

Déchirer et trancher

27 Comme expliqué précédemment, le cœur de l’expérience réside dans l’interaction

physique du spectateur avec les fluides en apesanteur. Un des premiers enjeux consista

à amener une progression dans la sensibilité de l’interaction physique. La librairie que

nous avons utilisée permettait la simulation de système dynamique en utilisant les lois

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Page 46: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

de la physique. Elle nous a permis de simuler un rideau (voir Figure 4). Respectant une

gravité terrienne, ce tissu faisait le lien avec la réalité au début et à la fin de

l’expérience. En plaçant comme première interaction des tissus, nous faisions appel à

quelque chose de connu chez le spectateur. De par sa proximité, cet élément appelle

naturellement au contact et induit inconsciemment au toucher. En référence au lever

de rideau au théâtre, il était du ressort du spectateur de démarrer l’expérience en

écartant ce rideau de ses propres mains.

Figure 4 : Simulations de drapés 2018

28 À ce moment du développement nous avions les scènes d’un commencement, d’un

milieu et d’une fin. Cependant, ces fragments diégétiques n’avaient aucune raison

d’exister sans connexion. Comment lier narrativement un lieu étroit en pesanteur

terrestre avec un environnement vaste en apesanteur ?

29 Il était nécessaire d’imaginer une forme d’ouverture de l’espace, un passage de

l’obscurité à la lumière. En suivant le fil rouge de l’interactivité comme élément

transitoire, le spectateur devait ouvrir l’espace. Tel un être vivant plongeant dans l’eau,

la transition devait plonger l’acteur en apesanteur. Pour concevoir un tel effet, les

travaux sur la fragmentation d’objets solides en temps réel de Swann Martinez, basés

sur l’article de Mathias Muller et al10 ont été appliqués. En concevant l’espace virtuel

initial comme une pièce fermée par quatre murs, il devenait alors possible de simuler

une fracture d’objet solide sur ces murs. En procédant de la sorte, nous donnions la

possibilité au spectateur-acteur de fragmenter l’environnement sombre pour créer une

ouverture vers l’espace (figure 5). Les fragments générés par cette procédure pouvaient

ainsi flotter dans l’espace en apesanteur et s’éloigner progressivement afin de ne laisser

que le spectateur et l’eau.

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Page 47: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Figure 5 : Simulations de fracture d’objets solides sur les parois de murs

Flotter et effleurer

30 Cependant, il n’était pas naturel pour le spectateur de toucher l’obscurité. C’est là que

la lumière a joué un rôle crucial : en faisant naître un petit puits de lumière au milieu

de l’obscurité, nous guidions la curiosité du spectateur vers un point précis (voir Figure

6). De ce tunnel émane une lumière intense et volumétrique. La réaction naturelle

induite par cette vive source lumineuse consiste à essayer de la toucher. Au contact de

la main, le mur se fracture, tandis que l’espace sombre et vide se remplit de lumière.

Une fois dans l’espace, les interactions avec l’eau commencent. En exagérant l’effet

volumétrique de la lumière, il nous est apparu une vision plus abstraite de la scène

spatiale. Nous avons retiré les repères au sol afin de focaliser l’attention du spectateur

sur les gouttes d’eau. En perdant ainsi tous ses repères, un utilisateur sujet au vertige

ne pourrait plus le ressentir.

Figure 6 :Ouverture du tunnel lumineux

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Page 48: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

31 Après avoir élaboré cette descente vers la pesanteur venait la question du retour à la

réalité. Comment faire revenir progressivement l’univers à pesanteur terrestre ?

32 Dans la même idée que la fragmentation de l’espace obscur, une fragmentation de

l’environnement spatial a été utilisée. Pour la concevoir, le rendu de la vue 3D a été

projeté sur la surface d’un cube qui se fragmente au toucher du spectateur. Au moment

de la fragmentation, l’environnement change et le cube se fracture. Du point de vue de

l’acteur en réalité virtuelle, des fragments de l’espace lumineux se diffusent dans

l’obscurité (voir figure 7). Après une courte durée, ces derniers se dissipent et ne

laissent place qu’au vide. Enfin, le rideau final s’abat autour du spectateur, bouclant

ainsi le cycle de l’expérience.

Figure 7 : Évolution de l’environnement au cours du temps

Vecteurs d’immersion

33 Les éléments diégétiques précédemment énoncés ont établi une progression dans le

changement de pesanteur. Le graphique ci-dessous illustre cette évolution au cours du

temps de l’expérience. Cette variation quasi-linéaire immerge le spectateur et le fait

ressortir de l’immersion avec douceur en respectant un temps d’adaptation propre à

chaque sens. Plus globalement, les transitions construites à partir d’éléments

interactifs physiques jouent un rôle crucial de « synchronisation » entre le spectateur

réel et son interface virtuelle. En entrant dans l’univers, l’utilisateur doit s’approprier

ses mains virtuelles afin de bénéficier d’une expérience complète de l’œuvre. S’il

conserve dans son esprit, une dissociation entre ses membres virtuels et ses membres

réels, son sentiment de présence serait grandement réduit. À l’inverse, il est

extrêmement important que ce dernier récupère ses membres réels progressivement.

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Page 49: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Figure 8 : Évolution de la pesanteur au cours du temps

34 Dans la version antérieure ne comportant pas de trame narrative, la fin coupait

brutalement le spectateur de l’univers virtuel ce qui entraînait chez certains sujets très

« synchronisés » une sensation de dissociation avec leurs propres membres. Cet effet

indésirable et potentiellement dangereux ne se produisait plus avec cette narration

physique.

Après avoir fait découvrir Être en apesanteur à un public très nombreux durant Laval

Virtual, beaucoup de retours nourrirent nos réflexions autour de l’évolution de

l’œuvre. Malgré la nouvelle diégèse en place, les câbles de la balançoire restreignaient

l’amplitude des mouvements possibles et les pieds n’étaient pas supportés en RV. Ces

deux éléments constituèrent nos principaux axes de recherches dans les mois qui

suivirent.

Vers une libération gestuelle

35 Dans cette section, nous aborderons la dernière phase de développement de l’œuvre Ê

tre en apesanteur. Dans un premier temps, l’exploration d’une nouvelle plateforme

physique sera décrite. La création ainsi que l’étude de la reproduction des membres

inférieurs (pieds) dans l’expérience feront l’objet de la seconde partie du chapitre.

De la balançoire à la balancelle

36 L’acceptation de l’œuvre au festival Bains Numériques 2018 – biennale internationale

des arts numériques d’Enghien-les-Bains débloqua le temps et les moyens nécessaires

pour la remise en question de l’installation physique. La problématique étudiée était la

suivante : comment abolir les limites de l’amplitude gestuelle physique liée au dispositif

physique ?

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Page 50: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

37 Pour rappel, la balançoire utilisée comme support contraignait la posture et les gestes

de plusieurs manières :

38 – Les cordes de soutien limitaient des mouvements latéraux des bras et bloquaient la

rotation verticale.

39 – Le cordon de sécurité verrouillait l’utilisateur dans une posture verticale rappelant la

gravité.

40 – La reconnaissance des mains était affectée par l’occlusion des cordes devant la

caméra.

41 Parmi les solutions envisagées, la plus intéressante demeura la balancelle. La figure 8

illustre la mise en situation de la balancelle dans le cadre de l’œuvre. On constate que

l’amplitude latérale est totale, de plus la posture légèrement inclinée casse la verticalité

de la pesanteur et augmente la sensation de flottement. Enfin, le maintien du support

de la balancelle sur un axe unique apporte une liberté de rotation verticale : le

spectateur peut tourner à 360°. La balancelle permit également d’éliminer les cordes du

champ visuel induisant ainsi une meilleure performance de la captation des mains. Ce

nouveau dispositif physique fut éprouvé par plusieurs centaines de personnes durant le

festival Bains Numériques 2018. Il s’est avéré d’après les retours de ces derniers que

l’expérience leur parut apaisante, flottante. Ces deux qualificatifs faisaient l’unanimité

dans les verbatim des spectateurs au sortir de l’expérience. Cependant, au fur et à

mesure des passages sur la nouvelle balancelle, un élément inédit ressortait dans la

« danse gestuelle » des spectateurs : leurs pieds suivaient une transe similaire à leurs

membres supérieurs. L’idée d’inclure les pieds dans les membres virtuels émergea

alors, en virtualisant ces deux extrémités nous pourrions amplifier la gestuelle du

spectateur.

Figure 8 : Utilisation de la balancelle comme support physique.

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Page 51: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

42 Pour commencer à représenter les pieds en réalité virtuelle, une logique similaire à

celle utilisée avec les mains fut sollicitée. Une contrainte notable résidait dans l’aspect

invasif des capteurs choisis pour la captation à savoir les équipements Vive Trackers.

Pour fonctionner correctement, une fixation robuste du capteur à l’objet ciblé pour le

tracking était nécessaire. Comment fixer solidement les trackers aux pieds des

utilisateurs sans rendre le processus trop invasif afin de ne pas briser l’appairage corps

réel/virtuel ?

La solution émergeant au sortir de ce questionnement prit la forme d’une paire de

chaussons large sur lesquels nous avons consolidé les trackers. Ainsi, pour entrer dans

l’expérience, les spectateurs-acteurs devraient chausser ces « souliers augmentés »,

enfiler le corps virtuel. Ce choix impacta directement les décisions artistiques relatives

à la représentation virtuelle des pieds. Toujours dans un souci d’appropriation optimale

du corps virtuel, le visuel des pieds de synthèse devait s’approcher au maximum des

pieds réels. Les « souliers augmentés » furent donc modélisés en 3D à l’échelle avec un

niveau de détail suffisant à leur acceptation naturelle par le spectateur. D’un point de

vue empathique, ces derniers apportèrent énormément du fait qu’ils incarnent la

représentation exacte d’un élément connu du spectateur transposée dans le monde

virtuel. C’est un point d’accroche qui, bien utilisé, pouvait aboutir à une augmentation

de la présence virtuelle de l’utilisateur.

Le rôle de la poche embryonnaire

43 La virtualisation des membres inférieurs fut rapide à déployer techniquement, mais un

problème se posa dès les premières expérimentations avec les membres du laboratoire :

bien qu’ayant accès à cette nouvelle extension corporelle virtuelle, les spectateurs-

acteurs ne l’utilisaient pas. L’expérience telle qu’elle était conçue alors ne guidait pas le

spectateur dans l’appréhension de ses pieds, mais uniquement dans celle des mains.

Nous nous sommes donc interrogés sur la manière d’amener le spectateur à

s’approprier simultanément ces extensions virtuelles de ses pieds et de ses mains.

44 De toute évidence, une nouvelle phase introductive était nécessaire pour faire naître le

spectateur entier dans son corps virtuel. Rapidement, une vision du développement

embryonnaire émergea de la notion de naissance. L’idée était de mettre le spectateur

dans le placenta, de lui faire incarner un embryon humain. Les parois de la poche

embryonnaire devaient avoir des propriétés physiques réalistes : se déformer au

toucher du spectateur à la manière d’un corps souple. Pour développer cette nouvelle

phase diégétique, nous nous sommes appuyés sur les mêmes technologies de simulation

physique que pour les fluides. De ce fait, la création de la physique de la poche fut

rapide. La difficulté résida dans la recherche de son apparence visuelle. Le chemin de sa

création suivit celui du paysage spatial décrit dans le chapitre Développement et création

du monde virtuel de cet article.

45 Nous commençâmes par une approche réaliste avec un rendu de la paroi très

organique, sanguin, sombre. Mais la confrontation de cette vision avec le public nous fit

prendre conscience de points négatifs non négligeables dans son appréhension par le

spectateur :

La paroi réaliste induit un sentiment de répulsion, de dégoût.

La faible luminosité produit un fort sentiment de claustrophobie.

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Page 52: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

46 Tout comme pour le paysage, notre seconde approche nous guida vers l’abstraction.

Pour gagner la confiance du spectateur, nous devions rendre cet environnement

embryonnaire chaleureux, apaisant et vivant. Nous rendîmes donc les parois semi-

transparentes pour laisser passer une lumière diffuse, chaleureuse et apaisante de par

ses pulsations semblables à celles du rythme lent d’un cœur en situation de repos. La

géométrie de la poche ne changea pas, morphologiquement fidèle à une poche

embryonnaire. Cette seconde représentation fit l’unanimité chez notre public. Une

nouvelle transition fut développée : pour achever la naissance, la membrane s’ouvrait

et se dissolvait pour laisser la place à l’immensité spatiale remplie de fragments

s’éloignant.

47 Avec cette « naissance », le public voyait son corps entièrement projeté dans l’univers.

Le retour à l’origine de l’être a permis de libérer tous les membres, d’ouvrir la porte à

une gestuelle nouvelle. Les résultats furent éloquents, d’un point de vue externe, la

gestuelle des spectateurs-acteurs exprimait le ballet d’une naissance spatiale rendant

ainsi l’expérience captivante pour le public spectateur (en file d’attente).

Conclusion

48 Le contexte riche et unique de la performance du Corps Infini nourrit directement la

création de l’œuvre. En prolongeant l’expérience des spectateurs vers le point de vue

empathique des circassiennes, l’installation de réalité virtuelle Être en apesanteur donne

une interprétation riche et onirique augmentant la performance des circassiennes.

49 Le cheminement créatif de l’œuvre décrit dans cet article est la synthèse des

expérimentations de recherche-création menées entre 2017 et 2018 dont découle Être en

apesanteur. Un exposé de l’approche innovante utilisée lors de la conception de l’œuvre

s’appuyant sur les ressentis qui transparaissent dans les entretiens d’Explicitation des

artistes circassiennes a mis en lumière les différents mécanismes diégétiques utilisés

pour guider le spectateur-acteur dans l’appréhension d’un univers en apesanteur. Au

fur et à mesure de sa progression à travers un environnement immersif interactif en

perpétuel changement, il apprend à s’approprier son corps virtuel. Induit par le

dispositif de la balancelle, le flottement apaisant ressenti provoque alors un laisser-

aller permettant au spectateur-acteur de s’ouvrir à une danse, une gestuelle lente et

délicate, quelque peu inconsciente, avec les fluides avec lesquels il interagit. Le niveau

de disponibilité du sujet constitue le principal facteur variant de la profondeur de cette

transe gestuelle.

BIBLIOGRAPHY

Références

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51

Page 53: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

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une lecture et une écriture expérientielles (LEE) » ; dans Première, deuxième, troisième personne ;

Natalie Depraz (dir.) ; Zeta books ; Bucarest ; 2014 ; pp. 118-147.

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danseuse en apesanteur ; Thèse de Doctorat, Université Paris 8, 1999. (N° 1999PA081582).

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2018.

Guez Judith ; Illusions entre le réel et le virtuel (IRV) comme nouvelles formes artistiques : présence et

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Volumetric Approximate Convex Decompositions. »; dans ACM Transactions on Graphics (TOG) Vol.

32 (July 1, 2013), https://doi.org/10.1145/2461912.2461934.Vermersch Pierre ; L’entretien

d’explicitation (8e édition augmentée) ; ESF éditeur ; 2014.

APPENDIXES

Annexe

Extrait des entretiens d’élicitation avec les circassiennes pendant les séances de travail

à l’académie Fratellini, le 13 oct. 2017 de 16 h à 18 h : Lorette S. nous a fait part de la

sensation de l’espace infini et de l’influence du regard :

[il y a juste une main qui tient, tout le reste – mon corps – est en train de flotter, c’est vraiment la

sensation de flotter et d’avoir de l’espace, et d’avoir l’imaginaire d’être dans l’espace. …]

[J’aime bien penser que les mains et les pieds touchent l’air, que l’air est une matière plus que

rien, et que je bouge, plongé dans une matière qui me ralentit un peu, cela me fait prendre

conscience de tout l’espace autour.]

[Lorsque ma tête n’est plus en train de regarder mon bras, et comme je vois du noir tout autour

de moi et des lumières un peu, mais sans voir d’objets précis, cela me donne vraiment l’

impression d’être dans l’espace, qu’on pourrait dire l’espace infini … Et quand je ne vois pas trop

la distance, c’est là que j’oublie que j’ai un poids.]

[Le regard a beaucoup d’influence sur mon corps, sur moi ; je devrais essayer de faire la

performance avec les yeux fermés, dans le noir …, si je regarde moi-même (mon corps), je suis

plus centré sur moi et j’arrive moins à être dans la corporalité (dans le ressenti du corps).]

Lauranne W. nous a fait part du ressenti corporel et spatial lors d’un basculement :

[À ce moment-là, j’ai le corps en torsion, avec une partie de moi qui voit l’espace en bas, et l’autre

partie l’espace en haut ; cela me donne l’impression de passer d’une parallèle au sol à une

parallèle au ciel, avec un espace compact au-dessus. Je me sens comme une ligne d’horizon qui

sépare deux volumes, un au-dessus et un au-dessous.]

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[Lorsque je me retourne, je ressens le volume de l’espace, poids de l’air ; en fait, je sens moins

bien l’espace avec le dos, je le fais mieux avec la paume, le visage.]

[Le mouvement du corps, la torsion du corps fait ouvrir, fait rencontrer un autre espace, on le

sent, car on le tranche ! C’est une rencontre avec tout son corps.

J’ouvre, l’air rentre, un volume rentre ici, et peut recevoir… est-ce le même espace ?

Oui, la sensation est la même, mais j’ai changé d’espace, c’est un espace différent, car

avant je voyais le bas et maintenant le haut.]

[Cela me donne la conscience de l’espace qui donne un poids selon ma position et la manière dont

je reçois l’air et l’espace. Cela passe par mon corps comme si la peau réagissait à un contact

concret, comme une texture qui arrive d’un coup sur elle, sentir le volume éveille la peau, je sens

que je porte un espace qui se pose sur moi.]

[Quand je suis vers le haut, mon corps devient plus grand, comme une surface qui porte tout l’

espace ; j’associe cela à un état du corps plus pétillant, avec plus de l’énergie ; quand je suis posé

(vers en bas) sur l’espace, mon corps me semble plus dense ; posé à l’inverse (vers en haut) c’est

l’espace qui a le poids et mon corps qui est plus léger, est-ce que je porte l’espace ou je suis collée

à l’espace ?

L’énergie monte vers le haut et se mélange à l’espace. Je sens que cela circule par le haut, et

occupe tout l’espace en haut, cela devient l’espace ! Comme j’ai conscientisé cet espace, mon

énergie peut circuler dedans ; mon corps est étiré et mes sensations sont quelque chose d’étiré

qui diffuse.]

NOTES

1. Laboratoire d’Excellence Arts et Médiation Humaines (Arts-H2H), http://www.labex-arts-

h2h.fr/

2. Les Partenaires du projet étaient : ENS Louis-Lumière, Compagnie Ki Productions, Académie

Fratellini, Université Paris 8 (labo CICM-Musidance / INREV-AIAC), l'ENSAD.

3. Ainsi que le définit Natalie Depraz dans son article « Qu’est-ce qu’une phénoménologie en

première personne ? Premiers pas vers une lecture et une écriture expérientielle (LEE) » ; dans

Première, deuxième, troisième personne ; Natalie Depraz (dir.) ; Zeta books ; Bucarest ; 2014 ; pp.

118-147.

4. Il s’agit d’entretiens d’élicitation pratiqués au sein de l’équipe INREV, favorisant la

conscientisation des pratiques artistiques et le recueil de données qualitatives et singulières. (Cf.

https://inrev.univ-paris8.fr/spip.php?article1543). Cette méthode est dérivée de celle que Pierre

Vermersch décrit dans son livre, L’entretien d’explicitation (8e édition augmentée) ; ESF éditeur ;

2014.

5. Voir l’extrait de l’entretien de Lorette en Annexe.

6. Voir l’extrait de l’entretien de Lauranne en Annexe.

7. Réalité Virtuelle

8. Le néologisme ‘Tracker’ est issu de l’anglais to track. Il est utilisé en image de synthèse dans le

sens d’enregistrer le mouvement d’un élément.

9. Macklin Miles, Müller Matthias, Chentanez Nuttapong et Kim Tae-Yong; « Unified Particle

Physics for Real-Time Applications » ; dans ACM Transactions on Graphics (TOG) Vol. 33, no 4, Juillet

2014, http://doi.acm.org/10.1145/2601097.2601152

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10. Müller Matthias, Chentanez Nuttapong, et Kim Tae-Yong; « Real Time Dynamic Fracture with

Volumetric Approximate Convex Decompositions. »; dans ACM Transactions on Graphics (TOG) Vol.

32, 1 Juillet 2013, https://doi.org/10.1145/2461912.2461934

ABSTRACTS

Abstract

The artistic installation Being in weightlessness studied in this article is born from the Labex Art &

H2H Infinite Body project which is gathering multiple artistic representations of bodies in

suspension in the circus scenic space. This installation is both a research-creation process and a

result of experimentations produced around the project. It led us to question diegetic

characteristics of a zero-gravity virtual world and how interactions with fluids and volatile

materials could improve feelings of incarnation in this world.

Being in weightlessness invited the public to experience weightless feelings from the aerial

viewpoint of the Circassians during the Infinite Body performance. By exploring an environment

without gravity, the spectator enters a state of enaction while his gestures are gradually

embodied in his virtual body. Comfortably suspended in a spherical swing, he puts himself in an

almost fetal position as if it was supported by an invisible hand, like an embryo in its amniotic

sac.

Résumé

Le dispositif de réalité virtuelle Être en apesanteur faisant l’objet de cet article est issu du projet du

Labex Arts-H2H Le Corps Infini qui réunissait différentes formes d’expression artistique du corps

en apesanteur dans l’espace scénique du cirque. Cette installation est à la fois un processus de

recherche création et un des fruits des expérimentations réalisées autour du projet. Elle nous a

conduit à s’interroger sur les caractéristiques diégétiques d’un monde virtuel suggérant des

perceptions d’apesanteur, et en quoi des interactions avec des matières fluides et volatiles

pourraient venir renforcer cette sensation d’incarnation dans ce monde.

Lors de la performance Le Corps Infini, le monde virtuel Être en apesanteur invitait le public à vivre

le point de vue aérien des circassiennes, et une sensation de gravité altérée. En explorant un

environnement onirique sans pesanteur, le spectateur entre dans un état d’énaction lorsque ses

gestes s’incarnent progressivement dans son corps virtuel. Porté par une balancelle, il se met

dans une posture quasi fœtale, comme s’il était soutenu par la main d’une personne, tel un

embryon dans sa poche amniotique.

AUTHORS

SWANN MARTINEZ

doctorant en Cifre chez Cube Creative Productions, Equipe Image Numérique et Réalité Virtuelle

(INREV) du laboratoire Arts des Images – Art Contemporain, université Paris 8. Sujet de thèse :

Processus de création temps réel pour le cinéma d’animation.

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Page 56: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

CHU-YIN CHEN

Artiste et Professeur, Equipe Image Numérique et Réalité Virtuelle (INREV) du laboratoire Arts

des Images – Art Contemporain, université Paris 8. Thèmes de recherche : Vie artificielle et

Systèmes complexes pour l’Art numérique énactif, Elicitation et Pleine conscience comme moyen

et processus de recherche-création.

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Mutations narratives

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Un cinéma en devenir :le cinéma 360° en question

Wei-chu Shih

Au nom du cinéma

1 Le 28 décembre 1895 est reconnu comme étant le début de l’histoire du cinéma, ou plus

radicalement comme la naissance du septième art, il résulte d’un long processus

d’avancées techniques à propos de l’image animée. C’est l’expérience collective qui

détermine sa spécificité. Raymond Bellour insiste sur cette expérience qui se définirait

par un visionnage collectif d’une durée déterminée dans une salle obscure. Aujourd’hui,

les dispositifs de visionnage des films ne se limitent plus à l’écran de cinéma. Non

seulement le téléviseur est également devenu un médium de diffusion de film, mais les

écrans d’ordinateur, de téléphone portable ou de tablette numérique fournissent des

séances ciblant l’individu plus que le collectif grâce au streaming. En l’occurrence, à

l’âge numérique, cette diversification des modes de visionnage fait plus écho au

Kinétoscope d’Edison qu’au Cinématographe des frères Lumière. Comme le dit Jacques

Aumont « le cinéma est un terme fortement polysémique et hétérogène »1, la ‘‘vraie’’

histoire du cinéma est « une construction et le produit d’une relation à définir »2.

Autrement dit, l’histoire du cinéma est variable selon le point de vue adopté. Même si la

construction d’une nouvelle histoire n’est pas notre objectif, c’est bien cet esprit

relationnel que l’on suit, – la relation entre les dispositifs de l’image animée et ceux de

la représentation visuelle –, afin d’élargir la notion de cinéma d’un côté et de faire

ressortir les empreintes du cinéma dit conventionnel dans le cinéma 360 taïwanais de

l’autre.

2 Les cinéastes taïwanais commencent à tourner des films en réalité virtuelle dès 2017 et

il n’est pas surprenant que ce soit Tsai Ming-liang qui ait initié cette expérimentation

technologique. Ce cinéaste a assez tôt signalé sa nostalgie de la disparition des salles de

cinéma dans Goodbye, Dragon Inn (2003). Il s’éloigne ensuite de plus en plus radicalement

des salles au profit de l’espace muséal, théâtral, hôtelier, voire virtuel. Un processus à

l’épreuve de la plasticité du film, alors que la salle de cinéma n’est plus l’espace

privilégié des images cinématographiques chez Tsai. Cette migration spatiale de l’image

Entrelacs, 17 | 2020

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Page 59: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

cinématographique renvoie à la notion d’Expanded cinema – proposé par Gene

Youngblood en 1970, le terme marque une transition de l’exposition de l’image

mouvante vers l’espace muséal et une corrélation entre le cinéma (à l’égard de son

dispositif ou de son contenu au sens large) et l’art contemporain, – réévaluée par Luc

Vancheri. Pour lui, le cinéma ne pourrait être « étendu » qu’à condition de considérer :

…le contemporain comme une fonction déterritorialisante du cinéma à partir delaquelle une reconfiguration illimitée des dispositifs et des œuvres est autorisée.Les œuvres cessent ainsi d’être tenues par un même modèle de reproductibilitétechnique et esthétiques, elles négocient pour elles-mêmes la forme de leurdispositif.3

3 Selon Vancheri, le cinéma des premiers temps était en pleine exploration et « s’est tenu

à l’écart d’un tel modèle4 ». Il pense préférable d’interroger les facteurs (techniques ou

phénoménaux) qui font varier le cinéma. Autrement dit, si l’on insiste pour conserver

le nom de « cinéma », c’est pour identifier ce qui s’invente sous de nouveau rapports en

vue de considérer la manière dont le cinéma fait histoire. C’est la raison pour laquelle le

regard de Vancheri se pose sur trois moments où le cinéma s’invente : le moment

Lumière, le moment Canudo et le moment Youngblood. Ces trois moments représentent

les différentes écritures de l’histoire du cinéma à partir de trois rapports distincts.

Respectivement :le cinéma et son invention technologique, artistique puis

cybernétique. Un regard archéologique accompagne implicitement l’évolution de la

corrélation entre l’homme, la machine et l’image tout au long de son histoire. Il n’est

donc plus gênant d’inclure la réalité virtuelle sous la notion « cinéma ». La manière de

visionner et de montrer les images mouvantes n’exige plus de représentation

authentique comme lors de la fameuse séance des Frères Lumières. Lorsque nous

effectuons une réévaluation de l’expérience cinématographique, les questions de la

technique du regard et de la culture visuelle sont mises au contact de cette relation

triangulaire entre héritages, transformations et transgressions cinématographiques,

réinterrogeant ces trois notions dans les œuvres du cinéma 3605.

4 Le film en réalité virtuelle fournit une vision à 360 pour le spectateur.

Alejandro González Iñárritu considère que cette technologie est capable de « briser la

dictature du cadre6». Même si son œuvre Carne y Arena est un film VR (selon la

catégorisation de Fuchs7) qui présente une activité sensorimotrice plus active que celle

des films dont nous parlerons plus tard, son discours nous permet de réfléchir à la

corrélation entre technique du regard et construction du récit à partir du cadre. Est-ce

que le cadre, une forme éprouvée pour la focalisation narrative visuelle depuis la

Renaissance, a vraiment disparu dans les prémices du cinéma 360 Taïwanais ? Comment

la transformation du cadre affecte-t-il la focalisation narrative ? Les cinéastes taïwanais

inventent-ils une transformation de cette méthode en s’appuyant sur d’autres formes

artistiques ?

I – La technique de la focalisation

5 L’histoire de la technologie de la réalité virtuelle est souvent construite selon une

chronologie technique8. Or, il est important d’y introduire la focalisation narrative

cinématographique9, ainsi que les installations immersives parues dans l’histoire du

cinéma10. Ces perspectives fournissent des discussions intéressantes pour comprendre

les caractères esthétiques et les outils propres à ce média. Cependant, elles sont basées

sur une position relative qui sépare le cinéma de la réalité virtuelle, une opposition

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Page 60: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

entre la notion d’ancien et de nouveau. Il est d’insister sur une évolution visuelle et

perceptive (au lieu d’une rupture médiatique) pour répondre aussi bien aux caractères

de la réalité virtuelle, – l’immersif, le réalisme et la présence11 –, qu’à la stratégie

esthétique des cinéastes taïwanais.

I-1 – L’évolution du dispositif à vue élargie et du cadre

6 L’image à 360 donne au spectateur une vision « totale », un sentiment du réel en raison

d’une représentation de la proximité géographique ou d’un environnement global où le

spectateur a l’impression d’être librement et de découvrir activement. Dans le cinéma

« conventionnel », le plan panoramique incarne également ce désir de fournir au

spectateur une image quasi-totale. Il traduit une envie, une tendance à élargir l’espace

diégétique de l’écran en le prolongeant au hors-champ, dans une durée déterminée. Si

la notion totale suppose ici une vue élargie qui tente de donner au spectateur

l’impression d’être présent dans l’espace diégétique, la scène de l’image à 360 pourrait

trouver son origine dans le « Panorama » inventé par Robert Barker au 18ᵉ siècle 12,

époque à laquelle le mot « panorama » est mentionné pour la première fois13. Cela

signifie une expérience immersive de la perception et une vision élargie. La guerre et le

paysage sont souvent les thèmes des peintures de Barker qui installe ses œuvres

géantes dans un bâtiment clos en forme d’anneau, où une voûte en verre laisse entrer la

lumière afin de donner un effet encore plus naturel et réel. Les visiteurs sont alors

englobés par ce dispositif comme s’ils y étaient vraiment présents. Après avoir inventé

le Cinématographe, les Frères Lumières créent le « Photorama » en 1900, un appareil

capable de capturer et de montrer une vue à 360. Cette idée est rapidement utilisée

pour le cinéma avec le « Cinéorama » créé par Raoul Grimoin-Sanson pour l’Exposition

Universelle de Paris en 190014. Le Cinéorama est composé de 10 cinématographes

disposés en étoile, les images sont projetées sur dix écrans qui entourent les

spectateurs en donnant une vue panoramique de Paris. Même si ce gigantesque

appareil n’a jamais été exploité, pour Réjane Hamus-Vallée, suite à cette invention, le

concept de 360 va connaître de nombreuses variations :

Dès 1955 le procédé Circarama, aussi appelé Circle Vision 360, pour les parcs Disney.La polyvision d’Abel Gance, utilisé pour son Napoléon de 1927, puis les différentsécrans larges type CinémaScope qui se multiplient dans les années 1950 sont desversions réduites de ces différents 360, tout en visant un résultat proche : immergerle spectateur dans le film en lui offrant un champ de vision largement supérieuraux écrans « standards »15.

7 En fait, les exemples donnés par Hamus-Vallée ne sont pas strictement des dispositifs

d’image à 360, mais ils offrent une vision plus large qu’un écran standard. Ils cherchent

à se rapprocher de la réalité physiologique humaine. Fuchs pose la question de la vision

élargie du cinéma 360 alors que les yeux humains, limités à une vision horizontale

comprise entre 100 et 210 degrés (en réalité, seulement 110°), ne la voient pas : les

visiocasques occultent la vision périphérique alors que le mouvement des yeux,

généralement de 10 à 20°, est plus faible que celui de la tête ; intentionnellement,

l’observateur veut de ne pas voir le « cadre » de l’image (les bords noirs des optiques du

visiocasque)16. Cette limite physiologique et technique du visiocasque implique le même

travail essentiel aussi bien pour le cinéaste de cinéma que pour celui du cinéma 360 : la

focalisation dans un cadre délimité. En l’occurrence, nous pouvons interroger cette

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Page 61: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

domination du « cadre » comme moyen efficace de focalisation narrative, dans le

cinéma 360 taïwanais.

8 Le cadre délimite la représentation visuelle du cinéma conventionnel. Selon les

recherches de Philippe-Alain Michaud, le concept du cadre pourrait remonter à la

Renaissance, grâce à l’invention de la perspective qui crée le proscenium17. D’un côté, le

cadre résulte d’une transformation géométrique d’un volume sur une surface en créant

la profondeur du champ. D’un autre côté, il représente une forme efficace pour attirer

l’attention du spectateur afin qu’il se concentre sur la séquence narrative que l’artiste

veut exprimer. Dans le contexte de l’histoire du cinéma, ce proscenium qui resserre la

concentration visuelle est remplacé par l’écran de cinéma. De plus, la salle obscure du

cinéma renforce cette attention et cet effet immersif, englobant le spectateur dans

l’environnement diégétique afin qu’il oublie plus facilement le lieu où il se trouve.

L’application de ce duo cadre-obscurité ne se limite pas à la salle du théâtre ou de

cinéma, mais est également présent dans des espaces d’exposition comme le dit

Michaud.18 Ainsi, l’anthropologue Franz Boas suggère au musée américain d’histoire

nationale de New York de traiter la vitrine comme un écran en proposant un parcours

d’exposition à travers un affichage panoramique. Grâce à l’idée de ce duo cadre-

obscurité, les objets exposés sont placés dans une vitrine éclairée alors que la lumière

de la zone d’exposition est atténuée pour pousser les visiteurs à se concentrer

davantage sur la scène présentée et à ressentir le message passé par cette installation19.

En suivant la combinaison de ces deux dispositifs créés dans l’intention d’une

expérience immersive, nous comprenons mieux la raison pour laquelle le cadre domine

encore dans certaines œuvres du cinéma 360. D’après André Gaudreault20, il y a

nécessité d’un processus d’institutionnalisation préalable à la naissance d’un nouvel

art, il nous est donc permis d’affirmer que le cinéma 360 taïwanais en est à ses

« premiers temps ». Nous découvrons qu’une tension persiste encore entre ce nouveau

dispositif en phase d’exploration et ses prédécesseurs. Surtout, le concept du cadre-

écran est révélateur de cette tension.

I-2 – Le concept du cadre-écran : l’agent de la focalisation

I-2-a – Le concept du cadre-écran

9 Le film Your Spiritual Temple Sucks de John Hsu, l’un des cinéastes taïwanais pionnier du

cinéma 360 en 2017, est inspiré du rituel taoïste « les yeux bandés » de la croyance

populaire taiwanaise21. Le cinéaste cherche déjà ici à concentrer l’attention du

spectateur par le cadre en divisant verticalement l’espace diégétique en deux

hémisphères, l’un montrant la vie réelle du personnage et l’autre son Temple Spirituel (

元神宮). Le dieu du tonnerre, le gardien de l’histoire, donnera aux spectateurs des

indices lorsqu’ils seront censés regarder l’hémisphère avant ou arrière. Cette œuvre

propose des scènes en « pixelart » et des touches humoristiques lors de la visite du

domaine spirituel, mais l’idée du cadre-écran est encore limitée par nos habitudes

visuelles qui consistent à se déplacer dans les images de manière conventionnelle.

10 De plus, cette disposition basée sur le cadre de l’écran rappelle au spectateur son statut

de public. Dans ce dispositif, son point de vue est distant. En d’autres termes, le récit

n’est pas construit autour d’un personnage incarné par le spectateur. Ne pouvant

interagir, il ne peut pas non plus dérouter volontairement le développement de

l’histoire. Les consignes narratives l’obligent à suivre l’histoire attentivement, alors que

Entrelacs, 17 | 2020

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Page 62: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

le spectateur découvre l’espace diégétique plutôt visuellement et non physiquement.

Ici, le spectateur observe les actions en sachant qu’il est mis à la troisième personne,

une position distante et passive. Ainsi, le quatrième mur du théâtre ou le cadre de

l’écran se transforme en un film transparent invisible pour écarter la scène du lieu où

se situe le spectateur.

11 Dans Le Train Hamasen de Kuan-yuan Lai, le cadre de l’écran est associé aux origines du

cinéma. Dans une scène, le spectateur suit la dame du chariot de collation dans la salle

de cinéma. Lorsqu’elle tourne à gauche en passant devant l’écran, le corps du

spectateur traverse l’écran jusque dans un autre monde où il se retrouve à regarder

l’arrivée d’un train avec une foule de gens. L’image de la dame au chariot de collation,

encadrée par un écran de cinéma, est ensuite projetée derrière le spectateur. Il s’agit

d’une scène qui montre non seulement la forte ambition du cinéaste de progresser dans

un champ de vision à 360, mais qui fait également allusion à L’Arrivée du train en gare de

la Ciotat qui a profondément changé la perception visuelle de l’homme. Ainsi, Lai

indique que l’histoire de la représentation visuelle est sur le point d’entrer dans une

nouvelle ère technologique.

I-2-b – L’écran comme le miroir

12 Dans Afterimage for Tomorrow, Singing Chen crée une scène divisée par un rayon de

lumière en deux hémisphères avec un groupe de danseurs restant dans l’une de ces

hémisphères et leurs reflets dans l’autre. Alors que ces danseurs hypnotisés somnolent,

leurs réflexions continuent de se tortiller en portant leurs visiocasques de VR.

Positionné au centre de la sphère, le spectateur peut observer librement les deux côtés.

À travers cette mise en abyme du cinéma 360, la cinéaste réfléchit à la corporéité dont

le spectateur ne peut pas s’échapper.

13 Au cinéma, l’effet miroir s’associe de plusieurs manières à la question de la

« réflexivité ». Il est basé sur le concept d’imaginer l’écran / le cadre comme un miroir

dans lequel « le moi spectatoriel » signifie la subjectivité du spectateur représentée par

le point de vue à la première personne sur l’écran. Autrement dit, la « mise en abyme »

pourrait aussi figurer une autre forme de réflexivité. Dans le cinéma 360, ni écran, ni

cadre n’existent physiquement dans le champ de vision à 360 degrés. Or, Chen

transforme l’effet miroir en deux hémisphères qui permettent au spectateur de

comprendre comment il pourrait apparaître et se comporter avec un visiocasque. Les

corps des danseurs endormis font écho au corps dans le coma, état que le son d’un

appareil respiratoire suggère dès le début du film. La disposition de cette scène cherche

à intégrer dans son expérience de visiocasque une image obscure de la mort. Cette

scène prouve non seulement que la technologie de la réalité virtuelle est capable de

créer une perception transcendante, mais confirme également que notre corps n’a

nulle part où s’échapper. Dans les films, l’effet miroir est créé en fonction d’une

disposition dichotomique de l’espace entre l’écran et la salle de cinéma. Dans Afterimage

for Tomorrow, cet effet est incarné par la disposition de couches en forme de cercles

concentriques au centre desquels le spectateur est placé, en s’appuyant sur la relation

entre le regard du spectateur, l’objet à mettre en miroir et l’image réfléchie de l’autre

côté du miroir. Cet effet n’agit plus sur l’itinéraire de la réflexion mais sur la réfraction

à partir de laquelle le corps du spectateur complexifie la notion du regard, autant au

sens narratif que du point de vue de la perception.

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Page 63: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

14 Your Spiritual Temple Sucks reprend le concept du cadre de l’écran pour concentrer le

regard du spectateur, alors que l’écran est l’emblème d’une vieille technique visuelle de

la perception à dépasser dans Le Train Hamasen. Dans Afterimage for Tomorrow, l’effet

miroir est interprété poétiquement pour une allusion critique de la mortalité

corporelle. Que ce soit par la construction de l’espace diégétique ou par la

transformation de l’idéologie du regard à partir du cadre, la conversion du « regard »

dans le cinéma 360 met en lumière la réflexion d’une technique de celui-ci où le corps

du spectateur se problématise. En d’autres termes, « le regard » n’est plus simplement

visuel mais corporel, renforcé par la nature du média issue de la superposition entre la

caméra et le spectateur. Le regard se modifie en conséquence comme l’agent narratif et

perceptif au niveau de la focalisation narrative. C’est la raison pour laquelle

l’appellation « spect-acteur » reprise par Fuchs22 répond mieux à l’ambivalence de

l’observateur du cinéma 360.

II. Le corps-fantôme : l’ambivalence entre ici et ailleurs

15 Le corps du spectateur évolue – ou est transformé – entre le corps écarté du quatrième

mur du théâtre et le corps-miroir de l’écran de cinéma. Différentes installations se

créent à partir du concept de cadre et de la logique narratologique que le corps

représente. André Bazin a mentionné la distinction proposée par Rosenkrantz entre le

spectateur de théâtre et celui de cinéma. Le premier est forcé à un engagement actif

pour s’identifier à la scène théâtrale alors que l’identification à l’espace diégétique est

plus naturelle pour le deuxième23. Ce processus naturel est interprété par Christian

Metz comme le stade du miroir lacanien, et est comparé au rêve par Jean Mitry via la

psychanalyse. Cependant, comme nous l’avons mentionné plus tôt, qu’il s’agisse de

théâtre, de cinéma ou d’installation dans un musée, la frontière de l’image persiste.

C’est l’obscurité qui, en dirigeant le regard, donne l’illusion de la disparition de cette

frontière pour que le spectateur soit « présent dans l’image ». Or, le spectateur est

immédiatement « présent dans l’image » quand il porte le visiocasque. En raison du

« superpositionnement » entre la caméra et le spectateur, ce dernier est placé au centre

de l’environnement en réalité virtuelle. Cette technologie isole radicalement le

spectateur et l’installe dans un autre univers spatiotemporel. Pour Benjamin Hoguet,

« la présence [du spectateur] est donc le moteur de la réalité virtuelle. Il nous permet

de nous imaginer autre et ailleurs à la fois24. » Le visiocasque fournit l’effet de la réalité

virtuelle à travers une double isolation : l’isolation physique par le casque ; l’isolation

psychique par le corps fantôme, autrement dit un corps virtuel sera créé pour

expérimenter l’environnement virtuel. De ce fait, cette expérience évoque

l’ambivalence de la perception corporelle. Char Davies parle d’« un mode de perception

inhabituel » et d’« un sentiment paradoxal d’être en et hors du corps »25. Cette

ambivalence vient du fait que deux actions, témoigner et jouer, figurent autant l’une

que l’autre le statut qu’assume le spectateur par l’usage du visiocasque. Fuchs propose

le mot « spect-actor » pour souligner, à travers ces deux actions, l’activité

sensorimotrice active dans le film VR par rapport au Vidéo 36026. L’emprunt

narratologique de la perspective à la première et troisième personne est rapidement

pris en compte par John Mateer27. Le premier incarne l’un des rôles principaux qui

affecte le développement de l’intrigue ; le deuxième est un témoin qui observe ce qui se

passe autour de lui. Or, cette catégorisation est à la base de la narratologie, elle n’arrive

cependant pas à mettre en lumière un statut trinitaire regard/rôle/perception

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Page 64: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

incarnée du spectateur. Il est aussi pertinent de considérer la présence du spectateur

du cinéma 360, qui est souvent intégrée dans la construction du récit, l’histoire se

développant autour de ce regard présent, voire dominant. Autrement dit, le regard du

spectateur est devenu à la fois une incarnation de la vision (au niveau narratologique)

et une perception incarnée (au niveau cinétique). Comme nous en avons parlé ci-

dessus, le cadre/écran en tant qu’idée a profondément influencé, entre autres, les trois

films mentionnés. Nous allons maintenant observer comment le cadre/écran est

métamorphosé en moteur perceptif d’une expérience cinétique.

II-1-L’incarnation d’un regard virtuel

16 Selon Gilles Deleuze la notion de virtuel qui ne s’oppose pas au réel, mais à l’actuel28.

Pierre Lévy souligne également que le virtuel existe « en puissance et non en acte [,] (…)

tend à s’actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou

formelle29. » Pour revenir à notre argumentation selon laquelle le cadre/écran persiste,

celui-ci n’est pas physiquement concrétisé, mais transformé en agent d’intrigue. Cet

agent est immatériel, comme une force qui sera identifiée par l’expérience de voir et de

sentir cinétiquement l’histoire. Si nous parlons du statut trinitaire du spectateur, ou

de l’ambivalence de son corps, c’est parce qu’un regard virtuel coexiste avec le point de

vue subjectif lorsque le regard subjectif perd sa signification particulière, et ce à cause

de la superposition de la caméra et du spectateur. Ce regard virtuel résulte d’une

énergie qui pourrait être identifiée par « l’expérience encadrée ».

17 « L’expérience encadrée » fait référence à l’expérience créée par l’écran comme

substrat. Dans les films, le cadre/écran détermine l’espace dans lequel le public perçoit

les images en mouvement. Un tel cadre/écran n’existe plus dans les œuvres en réalité

virtuelle, mais nous considérons « le cadre » de manière abstraite, « perspective

encadrée » et « perspective expérimentée », pour identifier la corporalité formée

respectivement dans la diégèse à la surface du cadre et au sein du cadre.

18 La « perspective encadrée » désigne souvent le point de vue à la première personne.

Lorsque le point de vue subjectif du spectateur est dirigé vers un personnage

spécifique, il trouvera sa vision plus ou moins limitée, car il doit voir à travers les yeux

de ce personnage. Ainsi, contrairement au point de vue à la troisième personne, une

position distanciée, le spectateur est invité à « contempler » l’articulation des actions et

des péripéties de l’histoire. Le verbe « contempler » signifie ici non seulement regarder,

mais bien réfléchir par soi-même ; en observant une scène, le spectateur est bien

conscient du rôle qu’il joue et de son statut dans ce scénario spécifique. « On ne voit

qu’à travers le rôle assigné » signifie que le spectateur est limité à une condition

visuelle prédéfinie, empruntée à la focalisation interne de la narratologie

cinématographique30. Le spectateur ne peut que percevoir à travers le personnage qui

lui est assigné. Malgré un environnement à 360, l’énergie du cadre amorce une vision

encadrée non seulement visuelle mais aussi par la perception incarnée au sens

cinétique. Pour cette raison, la perspective encadrée est liée à une expérience de

cadrage, une corporalisation du cadre. C’est le cas dans Mr. Buddha (2018) de Lee Chung.

Le spectateur se trouve à l’intérieur d’une ancienne tête de Bouddha qui doit être volée

par une bande de cambrioleurs. Le spectateur est coincé dans un corps immobile et suit

une aventure par les déplacements et les manipulations de cette bande.

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Page 65: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

19 Pourtant, la perspective se distingue légèrement de la focalisation interne

cinématographique, car le spectateur perçoit le mouvement dans l’image. Même si

l’interactivité entre le spectateur et l’environnement en réalité virtuelle est censée

définir la nature de la réalité virtuelle dans l’objectif de simuler une sensorimotricité,

l’orientation spatiale provoque assez souvent des sensations d’inconfort (vertige,

nausée…), liées au système physiologique du conduit auditif humain, quand le

mouvement devient brutal. La caméra reste le plus souvent immobile pour capturer

une scène et chaque mouvement doit être bien contrôlé et réfléchi. Le travelling est

souvent reproduit dans le cinéma 360, alors qu’il pourrait être réalisé de manières

diverses à l’aide d’un drone ou d’effets spéciaux. Le cinéaste Lee décide de placer le

spectateur/la tête de Buddha dans un camion qui produira un travelling. Comme

mentionné plus tôt, la perspective encadrée domine la manière de découvrir et

d’expérimenter l’histoire. Dans la scène où la tête de Buddha est déposée dans le

compartiment arrière du véhicule, le hayon est ouvert comme une « fenêtre » offerte

au spectateur pour qu’il ait une vision de l’extérieur du camion. Le personnage A-Che,

un cambrioleur débutant, tue son boss Dong-Tzu puis occupe le siège conducteur et

s’enfuit. À partir de ce moment, un champ de vision « supplémentaire » est fourni par

cette mise en scène/espace, le spectateur perçoit un mouvement de fuite en voyant

l’éloignement du corps laissé par terre jusqu’à sa disparition du cadre primordial31.

Cette reproduction du travelling rend accessible une perception physique du

mouvement et psychologique du personnage avec qui une position de hors-jeu est

effectuée. Autrement dit, la perspective subjective du film se déplace entre celle à la

première personne (de l’autre) et celle à la troisième. Si le spectateur se superpose à un

objet, cela suppose une position témoin qui observe à distance les actions qui

l’entourent. Or, le travelling permet au spectateur de glisser vers l’émotion impétueuse

d’A-Che, le juxtaposant à la tension psychologique de la scène. « La perspective

expérimentée » relève ainsi une double qualité de la notion de mouvement : le

mouvement physique (par la forme ou la vitesse de l’image-mouvement) et le

mouvement psychologique du temps subjectif (du personnage ou de la scène).

20 L’incarnation d’un regard virtuel met en accent les déplacements constants entre

l’extériorité et l’intériorité du cadre de l’écran, entre les perspectives narratologiques

et les mouvements cinématographiques.

II-2 – La théâtralité du corps bloqué

II-2-a – La technique de la focalisation dans la scène à 360

21 Pour Singing Chen, lorsque la caméra se situe au centre d’un environnement en réalité

virtuelle, l’enchaînement des actions ou des actes dans cette vision « totale » s’adapte

mieux à la mise en scène théâtrale. Selon elle, le film en VR est plus théâtral que

cinématographique32. C’est que nous pensons l’enchaînement des scènes plus que celui

des plans pour dérouler l’histoire. Ainsi, Jessica Brillhart, la fondatrice de Vrai Picture,

ancienne employée de l’entreprise Google, propose « Probabilistic Experiential Editing33 »

comme méthode de focalisation narrative dans les œuvres en VR. En raison de la

présence du spectateur, la focalisation narrative est étroitement liée à l’expérience

spectatorielle. Il est donc nécessaire de définir d’abord le « point d’intérêt » (POI, point

of interest) du spectateur. Par exemple, dans une image qu’elle appelle « Hero’s Journey »,

le spectateur se situe au centre d’un cercle concentrique, tandis que les points blancs

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Page 66: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

sont le POI au début d’une scène, et les points noirs sont le POI à la fin de cette scène.

Afin de diriger le spectateur vers le POI à la fin de la scène, la musique, les effets

sonores, l’action théâtrale, la couleur peuvent être utilisés pour guider le public vers le

« point de sortie ». Dans le montage du film, le point d’entrée (in-point) et le point de

sortie (out-point) sont le début et la fin d’un plan, tandis qu’en VR, le point d’entrée est

le début de l’expérience du spectateur et le point de sortie en est la fin. Par conséquent,

grâce au POI initial défini dans chaque zone du cercle, le spectateur suit le chemin

prédéfini par le créateur du cinéma 360.

Figure 1: The Hero’s Journey de Jessica Brillhart

22 Chen utilise la lumière (chandelles ou éclairage) pour marquer le point d’entrée, alors

que l’obscurité (la disparition des sources lumineuses) est le point de sortie pour passer

à la scène suivante ou le point de transition pour dérouler l’action. Les points d’entrée

et de sortie se trouvent dans la même scène capturée par un plan fixe, l’idée du plan-

séquence, méthode cinématographique héritée du septième art, est en l’occurrence

appropriée. Mr. Buddha est réalisé en un « faux » plan-séquence avec mouvements de

caméra, c’est-à-dire que des fondus au noir servent pour les raccords qui

correspondent parfaitement au tournant de l’intrigue. Cela donne l’impression du plan-

séquence ininterrompu.

II-2-b – La théâtralité du plan-séquence : le trompe-le temps

23 La plupart des plans-séquence sont réalisés par un plan fixe dans le cinéma 360, tandis

que le jeu des comédiens doit être effectué en une seule prise. De ce fait, nous

considérons l’expressivité corporelle des acteurs comme l’appui du déroulement de

l’histoire du cinéma. André Bazin distingue le théâtre du cinéma au niveau de la mise

en « présence » des acteurs, « [le cinéma] le fait à la manière d’un miroir34 ». La notion

de théâtralité s’associe étroitement à la présence des acteurs. Jacques Araszkiwiez

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Page 67: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

relève les différences de cette notion chez Bazin et Barthes : « pour Bazin, c’est la

présence elle-même de l’acteur qui induit la théâtralité ; pour Barthes, c’est le

sentiment de cette présence qui provoque la même induction35. »

24 En poursuivant ces réflexions, le cinéma 360 semble brouiller la frontière entre le

cinéma et le théâtre, sa qualité esthétique trouve à la convergence de ces deux arts.

Nous avons mentionné que Singing Chen utilise la lumière et l’obscurité comme points

d’entrée et de sortie au niveau de la focalisation d’une scène. Dans une scène où un

danseur s’approche progressivement du spectateur, le danseur apparaît chaque fois de

plus en plus proche, sous un faisceau de lumière différent, sans que l’itinéraire soit

enregistré. Le corps du danseur signale les temps disparus. L’obscurité soutient la

réalisation d’un « trompe-le temps » dans le plan séquence grâce à la malléabilité de

l’image numérique. La plasticité temporelle est désormais réalisable dans un plan-

séquence.

25 Lorsque le plan-séquence coïncide à l’expressivité corporelle des acteurs, le fait est que

« la présence » ne désigne pas seulement celle du spectateur, mais aussi celle des

acteurs. La mise en « relief » de leur présence en image 3D renforce une narrativité de

l’interactivité sensorimotrice, alors que le regard du spectateur déclenche une tension

entre un corps dynamique et un corps observateur, qui marque l’ambivalence de son

corps en répondant au rapport entre théâtre et cinéma 360.

II-2-c – La théâtralité du plan-séquence : le corps-fantôme

26 Dans Home (2019) de Kidding Hsu, le cinéaste place le spectateur dans un fauteuil

roulant, lui assignant un rôle d’A-ma (grande mère en taïwanais) dans un état végétatif.

Ce film est réalisé en un plan-séquence qui rappelle Hou Hsiao-hsien, chez qui le plan-

séquence est réalisé pour capturer le moindre détail de la vie quotidienne en en

montrant la temporalité continue, souvent lors d’une scène de repas de famille. Home

raconte un après-midi de réunion familiale dans une maison de style japonais lors de la

fête des bateaux-dragons. Tous les membres de la famille s’approchent sans relâche de

A-ma en la saluant, lui parlent même si elle n’est pas capable de répondre ou de réagir

sur aucun sujet. Ils la quittent après avoir pris une photo de famille et le film se termine

sur la scène où la soignante immigrée laisse A-ma devant la télévision et se penche sur

son téléphone portable dans son coin. La mise en scène théâtrale permet au spectateur

d’observer les détails décoratifs, les moindres actions prenant place dans les différentes

zones de la scène. Surtout, le positionnement du spectateur à la place d’A-ma révèle

brillamment la réalité cruciale contemporaine de la situation des vieillards. La réunion

familiale imite la scène théâtrale : tous les personnages saluent un à un A-ma/le

spectateur. Les gestes des acteurs relativisent la place du spectateur dans le dispositif. Il

est un personnage ou un simple témoin dont le corps virtuel provient du corps

physique du spectateur. L’interactivité est cependant interprétée différemment par un

corps dédoublé en corps d’observateur et en corps de perception. Le corps

d’observateur est libre de voir sans contrainte narratologique, alors que le corps de

perception est censé prendre le rôle qu’on lui assigne dans un espace diégétique où il

ressent et expérimente.

27 Le corps de perception est aussi un corps virtuel. Cette virtualisation du corps

réinvente l’expérience de voir par le corps. Pour Lévy, la virtualisation du corps

est « une réinvention, une réincarnation, une multiplication, une vectorisation, une

hétérogenèse de l’humain36. » Le cinéma 360 engendre un corps-fantôme à prendre

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Page 68: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

comme une prothèse du spectateur pour « voir/sentir plus ». S’il est un faux VR pour

certains spécialistes de cette technologie en raison du manque d’interactivité, c’est

exactement par cette restriction de la mobilité chez le spectateur qu’une intensité

pourrait être parfaitement interprétée comme une frustration. En prenant le cinéma

360 comme la répression d’un corps libre, une stratégie à la fois esthétique et critique

est engagée par les deux cinéastes Hsu et Chen. Tsai Ming-liang ne s’inscrit pas dans la

lignée de cet esprit critique, il se questionne principalement sur ce que pourrait encore

être le cinéma37. Cependant, il partage inconsciemment l’idée d’une corporéité virtuelle

à partir de l’acte de voir dans un but de plus éprouver le temps.

28 Depuis ses derniers films, Tsai ne s’intéresse plus à l’histoire mais à l’acte de voir. Par la

longueur de ses plans fixes dans lesquels il ne se passe souvent rien, le cinéaste invite le

spectateur à contempler les personnages, l’espace et le temps. Au lieu de penser la

nouveauté de cette technologie ou sa possibilité, le cinéaste reprend la même

philosophie en construisant des scènes de longue durée pour voir plus et plus

attentivement. Son film de 56 minutes se compose d’une dizaine de scènes, le

spectateur y observe, entre autres, ses acteurs fétiches Xiao Kang, Lu Yi-ching et Chen

Shiang-chyi. Cette position témoin, perspective à la troisième personne de l’espace

diégétique, est vraisemblablement un regard fantomatique, dérangeant et incertain.

Nous voyons que Xiao Kang est dans un canapé, un patch électronique dans le cou,

Shiang-chyi reste immobile sur une cuvette, mais ils s’enferment dans leurs propres

états d’esprit qui réduisent davantage l’interactivité potentielle offerte par le cinéma

360. De plus, cette présence fantomatique ne désigne pas non plus une volonté de se

déplacer librement. La longue durée du plan fixe provoque une envie d’échappement

chez le spectateur. L’impression d’un environnement clos est évoquée par une double

isolation : l’ignorance des personnages et la ruine partout. Cela renvoie parfaitement à

la proposition issue de son titre originel « 家在蘭若寺 » (Jia zai lanresi, la ville natale au

temple orchidée). Le temple orchidée est une cité de fantômes apparue dans un recueil

de contes en chinois classique Contes extraordinaires du pavillon du loisir, paru en 1766.

L’intention du cinéaste, est de simuler la ruine d’un théâtre fantomatique qu’il nous

invite à contempler. Le sentiment d’isolation provient de la séparation de deux

mondes hétérogènes, l’acte de voir n’est pas simplement plaisir de la découverte, mais

passe également par la perception, l’angoisse de cet enfermement spatio-temporel.

L’acte de voir est dirigé vers une contemplation forcée par une durée excessive du plan

fixe, pour témoigner d’une corporéité de la perception temporelle, un corps-fantôme

est ainsi engendré en devenant le lieu de l’empreinte du temps, figuré par une

opération réflexive entre les espaces-temps hétérogènes.

Conclusion

29 Leon Battista Alberti considère, dans son livre De Pictura paru en 1435, le cadre

rectangulaire du tableau comme une fenêtre qui ouvre en racontant une histoire pour

le public. En accompagnant un développement technologique en vue d’explorer les

expériences variées de la culture visuelle, cette tradition de la représentation visuelle

dans un cadre persiste jusqu’à aujourd’hui. L’engouement pour la réalité virtuelle qui

fait disparaître cette contrainte du cadre de la réalité virtuelle est compréhensible.

Nous considérons le cadre dans le cinéma 360 comme une continuation de son

évolution historique. Les anciens dispositifs visuels ont préparé le développement

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Page 69: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

d’une culture visuelle à long terme. Il n’y a pas de rupture de la culture visuelle, mais

une évolution. De plus, puisque le cinéma 360 est encore en phase d’exploration et que

sa spécificité reste à définir, l’enquête sur les emprunts artistiques à d’autres formes

d’art est importante.

30 Une analyse à partir de la technique de la focalisation au sens narratologique et

l’examen de la théâtralité aident à comprendre l’ambivalence du corps du spectateur

engendrée par ses déplacements entre « ici » et « ailleurs ». L’image à 360 crée une

expérience de juxtaposition et de conversion entre différentes identités et perspectives,

et la « présence » qui signifie à la fois « ici » et « ailleurs » renforce la complexité de ce

mode de perception.

31 La réflexion articulée entre le concept du cadre, la migration des formes artistiques et

l’ambivalence du corps du spectateur mettent en évidence la multiplication du corps-

fantôme. Le corps-fantôme se définit comme une prothèse permettant de percevoir

l’atmosphère de la scène et de ressentir les émotions des personnages. Le cinéma 360

offre en permanence des va-et-vient entre vécu et transcendance.

BIBLIOGRAPHY

Bibliographie

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Christine Hamon-Sirejols, Jacques Gerstenkorn, André Gardies, Lyon : Aléas, 1994.

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Vancheri, Luc, Le Cinéma ou le dernier des arts, Rennes : PUR, 2018.

NOTES

1. Jacques Aumont, « L’Histoire du cinéma n’existe pas », dans CinémaS, vol. 21 N°2-3 printemps,

2011, p. 155.

2. Ibid., p. 163.

3. Luc Vancheri, Le Cinéma ou le dernier des arts, Rennes : PUR, 2018, p. 289-290.

4. Ibid., p. 29.

5. Philippe Fuchs fait une distinction technique entre « vidéo 360 » et « film VR » dûe à l’absence

ou à la présence d’activités sensorimotrices, réalisées par l’usager. Pour la vidéo 360, la liberté de

déplacement est restreinte, l’usager ne peut que tourner la tête pour observer les objets, les

personnages et la scène. En revanche, il peut (inter)agir volontairement dans l’environnement de

la réalité virtuelle. Selon Fuchs, il n’est pas un observateur passif, comme celui de la vidéo 360,

mais il est « actif physiquement ». Philippe Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle – Les véritables usages

Paris : Presses des Mines, 2018, p. 323. Nous prenons le terme « cinéma 360 » appartenant à la

catégorie « vidéo 360 » de Fuchs, le mot « cinéma » est supposé ici comme un critère esthétique

qui problématise la mise en rapport avec cette nouvelle technologie. Le terme « observateur

passif » est relatif à l’usager du film VR. Ce dernier a plus de liberté pour interagir dans

l’environnement de la réalité virtuelle. Nous ne développons pas ces deux termes ici, mais

introduisons la sensorimotrice au niveau technologique proposé par Fuchs.

6. La phrase originale est « Break the dictatorship of frame ». Voir la communication de presse de

Carne y Arena : https://carneyarenadc.com/

Carne%20y%20Arena%20DC%20Press%20Release%203%2026%202018.pdf, consultation le

30/03/2019.

7. Philippe Fuchs, op. cit., p. 328-329.

8. « Le Sensorama » de Morton Heilig en 1957 est souvent cité comme point de départ de

l’histoire de la réalité virtuelle et le dispositif de « The Sword of Damocles » inventé par Ivan

Sutherland en est la seconde étape. Ensuite, on introduit Thomas Furness, créateur de la série «

Visually Coupled Airborne Systems Simulator », par exemple The Super Cockpit, qui aidait à

l’entraînement de la navigation aérienne pour les pilotes américains dans les années 80. Bastien

L, « L’Histoire de la VR en 7 étapes : de la science-fiction à votre salon » dans Le Magazine de la réalité

virtuelle & augmentée, https://www.realite-virtuelle.com/histoire-vr-7-etapes-1511/, 15 novembre

2017, consultation le 30 janvier 2020.

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9. Kath Dooley, « Storytelling with virtual reality in 360-degrees: a new screen grammar », Studies in

Australasian cinema, Vol 11 N°3, 2017, p. 161-171. John Mateer, « Direction for Cinematic Virtual

Reality: how the traditional film director’s craft applies to immersive environments and notion of presence

» dans Journal of Media Practice, Vol 18, N°1, May 2017, p. 14-25. Dana Florentina Nicolae, «

Spectator Perspectives in Virtual Reality Cinematography. The Withness, the hero and the Impersonator » :

http://ekphrasisjournal.ro/docs/R1/20E10.pdf, le 20 novembre 2018.

10. Réjane Hamus-Vallée, « Le Documentaire en 360, un point de vue impossible ? Étude de NYT VR et

Arte 360 » dans Studies in French Cinema, Vol. 18, NO., le 3 février 2018, p. 223-238.

11. Philippe Fuchs (dir.), Le Traite de la réalité virtuelle – volume 1 : fondements et interfaces

comportementales Paris : Presses des Mines, 2003. p86.

12. Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas. Paris : Adam Biro, 1993, p. 13-14.

13. Emmanuelle Michaux, Du panorama pictural au cinéma circulaire, Paris : L’Harmattan, 1999,

p. 15.

14. Jean-Jacques Meusy, « L’Énigme du cinéorama de l’Exposition Universelle de 1900 » dans Archives

37, 1991, p. 1-16.

15. Réjane Hamus-Vallée, op. cit., p. 224.

16. Philippe Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle – Les véritables usages, op. cit., p. 324.

17. Philippe-Alain Michaud, Sur le film, Paris : Macula, 2016, p. 14-20.

18. Philippe-Alain Michaud, Le Mouvement des images, Paris : Centre Georges Pompidou Service.

Commercial, 2006, p. 16-17.

19. Ibid., p. 19.

20. André Gauldreault, Cinéma et attraction – pour une nouvelle histoire du cinématographique, Paris :

CNRS, 2008, p. 119.

21. « Les yeux bandés » (觀落陰) est une pratique rituelle qui permet la communication entre

notre monde et celui des défunts. La séance est animée par un chaman dont le corps devient un

médium transmettant les messages du disparu au vivant aux yeux bandés de rouge.

22. Selon Fuchs, le statut du « spect-acteur » chez l’usager de visiocasque VR, parce qu’il

« pourrait manipuler des objets, se déplacer librement dans la scène, intervenir dans le

déroulement du scénario ou communiquer avec d’autre personne, immergées simultanément, ou

avec des personnages virtuels. Philippe Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle, op., cit., p328.

23. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris : Cerf, 1976, p. 153.

24. Benjamin Hoguet, La Grammaire de la réalité virtuelle, Paris : Dixit, 2017, p. 21.

25. Les phrases originales sont « unusual modes of perception » et « paradoxical sense of being in and

out of the body ». Pour voir son idée complète : Char Davies. « Changing Space: Virtual Reality as an

Arena of Embodied Being » dans The Virtual Dimension: Architecture, Representation, and Crash Culture,

ed. par John Beckman, New-York : Princeton Architectural Press, 1998. p144-155.

26. Philippe Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle – Les véritables usages, op. cit., p. 323.

27. John Mateer, op. cit., p. 14-25.

28. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris : PUF, 1993, p. 273.

29. Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel, Paris : La Découverte, 2019, p. 13.

30. André Gaudreault et François Jost, Le Récit cinématographique, Paris : Armand Colin, 2005, p.

138.

31. Selon Benjamin Hoguet, un « cadre primordial » désigne 100° de la sphère face au spectateur

et un « hors-champ primordial » suppose le reste de la sphère de l’espace diégétique de la réalité

virtuelle. Benjamin Hoguet, op. cit., p. 67.

32. Dans une interview avec Singing Chen datée du 25 février 2019, Chen indique qu’elle réalise

un travail plus théâtral que cinématographique pendant le tournage d’Afterimage for Tomorrow.

33. Jessica Brillhart,« In the Blink of a Mind — Prologue » et « In the Blink of a Mind — Attention », sur

la plateforme Medium : https://medium.com/the-language-of-vr/in-the-blink-of-a-mind-

prologue-7864c0474a29, 13 janvier 2016 ; https://medium.com/the-language-of-vr/in-the-blink-

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Page 72: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

of-a-mind-attention-1fdff60fa045, 05 février 2016, consultation le 20 mai 2019. Scott Macaulay, «

Cut: Jessica Brillhart on Editing VR» dans Fimmaker, 28 octobre 2015, https://

filmmakermagazine.com/96090-look-into-the-cut/#.XOIyKFP7TOQ, consultation le 20 mai 2019.

Benjamin Hoguet et Philipe Fuchs ont également mentionné Probabilistic Experiential Editing, voir

Hoguet, op. cit, p. 134-147 ; Fuchs, Théorie de la réalité virtuelle –Les véritables usages, op. cit. p.

333-334.

34. André Bazin, op. cit., p. 152.

35. Jacques Araszkiwiez, « La Génèse de la théâtralité » dans Cinéma et théâtralité, sous la direction

de Christine Hamon-Sirejols, Jacques Gerstenkorn, André Gardies, Lyon : Aléas, 1994, p. 22.

36. Pierre Lévy, op. cit., p. 31.

37. Buff, « The Deserted. Tsai Ming-liang: Je peux vous laisser voir plus, plus attentivement et plus

librement » (Jiazailanrsi Tsai Ming-liang : yuanlai wokeyi rangni kan de genduo, genzixi,

genziyou 《家在蘭若寺》 蔡明亮:員來我可以讓你看得更多、更仔細、更自由), publié sur le

site Hypesphere : https://www.hypesphere.com/news/14957, 31 janvier 2019, consultation le 31

janvier 2020.

ABSTRACTS

Abstract

360 cinema has been developing since 2016 in Taiwan. Tsai Ming-Liang has initiated a narrative

experiment with this “new” technology and filmmakers are also joining him in this phase of

exploration. When innovation and breakthrough are are highlighted to distinguish 360 virtual

reality films from so-called conventional cinema, they are not considered as cinema for some

filmmaker, as Alejandro González Iñárritu: “Virtual reality, even when it's visual, is exactly all

what cinema is not”. However, are these two characteristics always supported in the sense of

technological evolution as well as visual culture? Does 360 cinema immediately mark a

technological breakthrough as well as visual culture with cinema? How can we still identify

cinematographic legacies in a new regime of visual representation?

We find in the works The Deserted (2017) by Tsai Ming-Liang, Your Spiritual Temple Sucks (2017) by

John Hsu, Afterimage for Tomorrow (2018) by Singing Chen, M. Buddha (2018) by Chung Lee and

Home (2019) by Kidning Hsu that a tension persists in the relationship between theater, cinema

and 360 images. Does it prove this new "cinema" still remains in a state of prior

institutionalization (in the sense of Gaudreault)? Or does it constitue an aesthetic specific to 360

cinema? An archaeological perspective will accompany the analyzes of these Taiwanese works, to

reflect on the historicity of a cinema by dialoguing between its past and its future.

Résumé

Le cinéma 360° se développe depuis 2016 à Taïwan. Tsai Ming-Liang a initié une expérimentation

narrative avec cette “nouvelle” technologie et des cinéastes le rejoignent également dans cette

phase d’exploration. Lorsque l’innovation et la rupture sont mises en avant pour distinguer les

films en réalité virtuelle à 360° du cinéma dit conventionnel, elles n’en font pas le cinéma pour

certains cinéastes, comme Alejandro González Iñárritu : “Virtual reality, even when it's visual, is

exactly all what cinema is not”. Or, est-ce que ces deux caractéristiques sont toujours soutenue

dans le sens de l’évolution technologique de même que la culture visuelle ? Comment peut-on

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encore identifier les héritages cinématographiques dans un nouveau régime de la représentation

visuelle ?

Nous trouvons dans les œuvres The Deserted (2017) de Tsai Ming-Liang, Your Spiritual Temple Sucks

(2017) de John Hsu, Afterimage for Tomorrow (2018) de Singing Chen, Mr. Buddha (2018) de Chung

Lee et Home (2019) de Kidning Hsu qu’une tension persiste dans la relation entre le théâtre, le

cinéma et les images en 360. Prouve-t-elle que ce nouveau “cinéma” demeure encore dans un état

d’avant institutionnalisation (au sens de Gaudreault) ? Ou constitue-t-elle une esthétique propre

au cinéma 360 ? Un regard archéologique accompagnera les analyses de ces œuvres taïwanaises,

pour penser une historicité d’un cinéma en dialoguant entre son passé et son devenir.

AUTHOR

WEI-CHU SHIH

Professeure assistante à l’université nationale centrale de Taiwan travaillant dans les domaines

de l’esthétique du cinéma et l’éducation à l’image. L’auteure mène également le projet de cinéma

360° intitulé :The body in an offside position : the migration of the cinematographic language in VR

cinema. subventionné par le ministère de la science et de la technologie de Taïwan.

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Espace et cinéma 360° :Quelle écriture pour le son ?

Thierry Besche.

Nouvelles écritures

1 Les nouvelles écritures sont à entendre ici en pleine résonance avec l’approche que

Bruno Tackels1 fait pour le théâtre mais que l’on pourrait aussi étendre à l’ensemble des

disciplines :

Sur les scènes actuelles, de plus en plus d’artistes ne se comportent plus comme desmetteurs en scènes, traduisant un texte pré-existant, mais comme de véritablesécrivains de plateau, qui construisent un récit avec tous les outils de la scène, corps,voix, mouvements, lumières, sons, matières, écrans, objets… Dégagés du poids dulivre et de la tradition texto-centrique spécifiquement française, ils renouent avecune écriture immédiatement dictée par le plateau. Loin de créer un mouvement,une école ou une avant- garde, l’écriture de plateau ouvre de nouvelles manières dedire le monde, en prise directe avec ses soubresauts

2 Dans le champ du théâtre, ces nouvelles manières de dire enrichissent l’art de la mise

en scène en lui additionnant celui de la mise en espace. Depuis les années 1970 le mot

scénographie a englobé la dramaturgie de l’espace dont le son fait intégralement partie

(ce que l’on oublie la plupart du temps). Aujourd’hui, pour prendre en compte ces

évolutions, il serait nécessaire de remettre en cause le terme scénographie en prenant

comme référence non plus la scène, mais l’espace ; et ainsi, suggérer de le remplacer

par celui de spatiographie2. Soit : écrire l’espace. Un spatiographe, celui qui écrit l’espace.

3 L’intrication des genres, la transdisciplinarité dans l’œuvre en train de s’inventer,

l’articulation des éléments : corps, son, lumière, image, objet, se tissent désormais en

une « interdépendance sensible » comme l’écrit le metteur en scène Claude Régy3. La

question de l’espace que préfigure l’enchevêtrement des réseaux, traverse désormais

bien des disciplines, et jusqu’à l’espace même de notre corps pris comme dimension où

se déploie en toute liberté d’interprétation l’imaginaire et la perception de chacun.

4 Pour interroger le sujet, il faudrait disposer de la connaissance de la science des

hétérotopies, chère à Foucault, mais qui reste à inventer. Hétérotopie qui « a pour règle

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de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient

être incompatibles4 ». Comme au théâtre, lieu magique par excellence, l’exploration du

cinéma 360° pourrait bien à son tour rendre possible cette circulation inter-espace,

corps à corps de ces petits fragments respectifs (lieux, corps, espace) que désigne

Foucault :

L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurais un corpssans corps …/… Mon corps, c’est le contraire d’une utopie… Il est le lieu absolu, lepetit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps… Mon corps n’a pasde lieu, mais c’est de lui que sortent tous les lieux possibles, réels ou utopiques. Moncorps est toujours ailleurs, lié à tous les ailleurs du monde5 .

5 Cette circulation inter-espace, ne serait-elle pas soluble dans une forme de résolution

partagée de ces différents espaces au travers justement du travail de recherche et

d’écriture à mener sur la mise en espace du son, réel ou virtuel ?

Nouvelle technologie, nouvelle histoire ?

6 Fort de l’histoire propre à chacune des pratiques artistiques existantes, le métissage des

genres déplace les enjeux, ouvre une multiplicité de voies nouvelles qui bousculent en

retour les pratiques établies. Nous sortons de l’ère du multimédia pour entrer dans

celle de l’intermédialité6 des écritures.

7 À chaque époque, l’évolution des technologies a su donner les outils de

l’expérimentation pour chercher de nouvelles manières de faire en correspondance

avec le contexte. À son tour, l’émergence du cinéma 360°, interroge cette connexion

entre un dispositif technique, l’écriture d’espace et la perception du spectateur. Mais

quelles sont les spécificités mises en jeu ? Si la spécificité du cinéma 360° est bien

l’espace, dès lors, comment l’appréhender ? Comment le représenter ? Comment

l’agencer ? Comment composer le son et l’espace dans sa relation à l’image et

inversement ? Quelle histoire pour y réfléchir ?

8 Le son emplit tout l’espace. Cette situation d’immersion, forte de millénaires de

pratique, caractérise notre spécificité d’écoute. Elle s’est développée par l’attention

portée aux signaux sonores qui nous préviennent d’un danger. Depuis l’origine, l’œil,

limité dans son angle de vision, a dû affûter ses capacités pour déceler au plus loin

l’indice utile à la survie. Il confirme bien souvent ce que l’oreille a perçu en premier.

9 Dans la situation d’immersion que propose le cinéma 360°, comment associer /

dissocier ces deux attitudes, faut-il les confondre ou les opposer dans leur dimension

perceptive ? Ou bien encore faut-il se rapprocher de l’une si l’on s’éloigne de l’autre, les

assembler ou les isoler, en gommer des caractéristiques ou en préciser ?

10 Penser le son dans sa relation à l’espace et à l’image 360° réunit en un même système

immersif de représentation et de simulation nécessite une approche prudente,

expérimentale. Les exemples de déstabilisation de nos perceptions avec les casques de

réalité virtuelle, que chacun a pu vivre, plaident pour une meilleure compréhension des

phénomènes mis en jeu.

11 Pour les écritures audio et visuelles, si l’apport de la spatialité immersive participe d’un

véritable bouleversement, l’histoire de l’écriture du son dans l’espace, qui est ici notre

point de départ, n’est pas nouvelle. Il faut le rappeler cependant tant ce terme

« immersif » paraît magique aujourd’hui.

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12 Magique en ce sens que désormais, dans le champ des produits culturels, la plupart des

documents de communication afférant à une proposition reliant image et son, vante le

terme de « son immersif ». C’est devenu un élément de marketing. Pour autant, la

technique employée ou l’apport en regard des dispositifs existants n’est que très

rarement explicité. Peu importe au fond ce que cela signifie exactement, c’est la

nouveauté d’emploi du terme pour le grand public qui est censée révolutionner les

choses.

13 La période de confinement7 liée au coronavirus a vu fleurir à nouveau sur les réseaux

sociaux un emballement autour de la musique 8D et même 16D, ce qui ne signifie

strictement rien, mais pour l’oreille des internautes l’application d’un simple effet de

spatialisation fut magique.

14 Paradoxalement, tandis que le marché de l’audio s’approprie de façon illusoire les

termes, il faut convenir que le sujet de l’immersion pour l’écoute se pose

vraisemblablement depuis l’invention du premier haut-parleur en 1877… et plus

spécifiquement encore depuis les années 1940/50, en particulier au sein du studio

d’essai de la RDF (Radiodiffusion française) de Pierre Schaeffer8.

15 De l’exploration de la mono à l’avènement de la stéréo, de la multiphonie à la capacité

de simuler avec réalisme des espaces, il y a là matière à une historicité possible du

sujet. Cette démarche est nécessaire pour forger un outil critique insuffisamment

constitué aujourd’hui pour le son. Il faut donc s’attacher à le construire, en chercher les

clés de compréhension pour inventer avec plus de justesse ces écritures en cohérence

avec les possibilités offertes par la technique du cinéma 360°. Enfin, il s’agit aussi ne pas

laisser ses nouveaux enjeux se diluer dans les caprices du marché, les effets grossiers ou

une utilisation sensationnaliste comme nous venons de le voir avec l’hypothétique 16D.

16 La question de l’écriture du son dans l’espace possède déjà une histoire, une culture,

mais trop souvent cantonnée au strict champ du musical qui par la même l’enferme

dans son genre empêchant dès lors toute liberté de l’observer sous d’autres angles.

Cette délimitation a pu freiner l’apparition de cette même question vers d’autres

formes artistiques.

Antériorité de l’écriture du son dans l’espace :

17 L’arrivée de l’électricité a bouleversé l’ensemble des domaines. L’art de la musique n’y a

pas échappé. Au fil du vingtième siècle, elle a intégré à ses pratiques le cheminement

des technologies : le microphone et le haut-parleur, le tourne-disque puis le

magnétophone, le synthétiseur et enfin l’ordinateur. Tout le champ musical s’en est

trouvé bouleversé.

18 En 1948, la musique concrète naît à la radio avec Pierre Schaeffer (1910-1995) et Pierre

Henry (1927-2017). Une vingtaine d’années plus tard, s’associant à la musique

électronique de Herbert Eimert (1897-1972) et Karlheinz Stockhausen (1928-2007) elle

se dilue dans le terme de musique électroacoustique9. Il faut souligner le glissement

sémantique qui s’opère dans le passage d’un terme vers l’autre, concret désigne une

attitude, celle de choisir concrètement à l’oreille les sons, électroacoustique désigne une

technique, soit l’alliage de l’électricité et de l’acoustique.

19 Dès l’origine, la musique concrète puis la musique électroacoustique sont

immédiatement rattachées à l’histoire de la musique. Si les deux fondateurs la situent

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clairement dans ce champ, il devait y avoir vraisemblablement aussi, l’intérêt de la

doter ainsi quasi instantanément d’une légitimité artistique. Dès lors, arrimées à la

nouvelle musique, ces pratiques n’ont su emprunter d’autres voies pour créer une

expression spécifique comme celle possible, parmi d’autres, d’un théâtre du sonore.

20 Tandis que la musique concrète s’invente à la radio, un an avant, en 1947, Antonin

Artaud (1896-1948) enregistre « Pour en finir avec le Jugement de Dieu10», création

radiophonique qui bouleverse quelque peu les ondes… et que l’on peut considérer

aujourd’hui comme les prémices d’une exploration radiophonique pour un théâtre de

son. Dans les années soixante, prolongeant le sujet, Samuel Beckett (1906-1989)

ébauche ses pièces radiophoniques11.

21 La première radiodiffusion d’un concert de bruit12 a lieu en 1948. Deux ans plus tard, se

déroule le premier concert de musique concrète à l’École normale supérieure de Paris

avec la « Symphonie pour un homme seul » de Pierre Schaeffer et Pierre Henry. La

radiodiffusion véhicule l’information sonore d’un espace à l’autre, le concert de bruit à

partir de tourne-disque projette le son dans l’espace au travers des haut-parleurs.

22 Quelques années auparavant, en 1929, Edgar Varèse (1883-1965) fait dialoguer dans

l’œuvre « Ionisation » des sirènes d’usine avec le rugissement d’un lion (tambour à

friction imitant le son du lion) ; lors de la création, pour le mélomane, c’est un affreux

bruit inacceptable ! Pour l’histoire de la musique, ce geste artistique en fait un immense

précurseur. « Le matériau brut de la musique est le son, c’est ce que la plupart des

compositeurs ont perdu de vue aujourd’hui13». Ce rappel de Varèse incite toujours à

militer pour la suppression de la séparation artificielle du son en sons, musique, bruits,

voix, car au fond, c’est la façon d’articuler les sons entre eux qui donne le sens.

23 En 1954, avec la pièce « Déserts », Varèse introduit la bande magnétique et la

spatialisation du son. En 1958, un pas de plus est franchi avec la création de son

« Poème électronique » diffusé avec de l’image sous forme de séances régulières. Cette

première musique électronique du répertoire est spatialisée sur un chemin de 400 haut-

parleurs qui traverse l’espace du Pavillon Phillips spécialement conçu pour l’exposition

internationale de Bruxelles14, dans une architecture conçue par Iannis Xénakis15, en

collaboration avec Le Corbusier.

24 Il s’agit là très certainement, de la première installation16 « électroacoustique intermédia »

du XXème siècle mêlant son, espace, lumière, image, architecture dédiée. Plus tard,

Xenakis réalisera les « Polytopes » qui mêlent son, faisceau laser, espace et architecture.

25 Au fil des créations, ces recherches artistiques ont permis d’intégrer tous les sons quel

qu’ils soient dans le champ musical et, a contrario, elles ont aussi permis d’ouvrir petit

à petit de nouvelles voies pour un art du sonore. Au travers d’une grande diversité de

formes, ce sont là des faits d’importance qui ont considérablement agrandi le champ de

notre écoute. De même, le développement de technique pour situer, déplacer,

transporter, figurer le son dans l’espace et l’exploration empirique de sa projection

dans un lieu, ont participé à l’élaboration du critère d’espace qui devrait être désormais

un paramètre à part entière de l’écriture du son.

26 Avec l’œuvre 4mn33 de John Cage17(1912-1992) où l’interprète reste silencieux tout le

temps de la partition c’est notre perception de l’espace réel et mental qui est mise en

jeu. La musique consiste ici à écouter les sons de l’environnement que les auditeurs

entendent ou créent eux-mêmes signalant par la même que le fait musical se construit

avant tout dans notre perception, dans l’acceptation de notre entendre.

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Page 78: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

27 Ces quelques éléments significatifs de l’histoire de la musique du XXème siècle

montrent que les relations entre sons, espace et perception sont déjà ici bien à l’œuvre.

Cependant, il faut constater que plus de soixante-dix ans après le début de cette

histoire, les enseignements que l’on peut en tirer, ne sont pas suffisamment réinvestis

dans les réflexions sur les écritures du son dans l’espace. Probablement par manque de

connaissance sur le sujet et faute de documentation précise sur l’écriture même du son

dans l’espace, tandis que les techniques employées sont, elles, déjà largement décrites.

28 L’ancrage historique de ces questions dans le strict champ du musical a

vraisemblablement freiné les investigations en d’autres domaines. Il faut désormais

chercher ce qu’il est pertinent d’en retenir et se saisir de quelques idées et principes

pour les confronter à d’autres applications, comme ici, avec le cinéma 360°.

L’orchestre de haut-parleurs :

29 Comme pour le cinéma avec la pellicule, la musique électroacoustique, au début avec le

disque puis la bande magnétique, est un art de support. Tel le cinéma sur un écran, elle

a besoin d’être projetée dans l’espace pour exister dans sa véritable dimension.

30 Cette projection du son, pour ceux qui la pratiquent encore aujourd’hui, se construit

grâce à tout un système de haut-parleurs disposés sur scène et dans la salle. C’est

l’orchestre de haut-parleur, ainsi baptisé de par son rattachement à la tradition

musicale… jusqu’au mot « soliste » employé pour désigner un couple de haut-parleur

placé à l’avant de la scène.

31 À l’origine, l’attribution du mot orchestre pour désigner ce dispositif de haut-parleurs

apportait à l’expérimental un sérieux immédiat et… une histoire, celle de la musique.

Cette volonté de point d’attache à l’histoire de la musique, ainsi réaffirmée, est peut-

être la bifurcation ratée pour aller vers de nouvelles formes artistiques.

32 Le cinéma a su imposer ses conditions de diffusion : surface plane blanche, obscurité

dans la salle, et son venant de derrière l’écran. La musique électroacoustique avec son

orchestre de haut-parleurs s’est contentée, à tort, des salles existantes. Les auditoriums

sont conçus pour la musique acoustique et l’agencement de l’espace la plupart du

temps est verrouillé. Les espaces, carrés, avec une acoustique variable, qui autorisent

une répartition du public et une implantation technique de haut-parleurs en n’importe

quel point, sans orientation particulière, sont extrêmement rares18 en France. Pourtant

des formes spécifiques de diffusion ont su concevoir les lieux particuliers nécessaires à

leurs pratiques : les planétariums, la Géode19 avec son écran hémisphérique qui

recouvre la quasi-totalité de la salle…

33 L’orchestre de haut-parleurs a dû s’accommoder des salles de spectacles existantes.

Cette contrainte a permis de façonner par la pratique des lieux une culture dans la

façon d’implanter à « l’oreille » en quelque sorte, et parfois savamment, un dispositif de

projection sonore. Ce dernier, à partir d’une composition musicale réalisée en

stéréophonie (2 pistes), permet lors de la diffusion/projection de créer pour l’auditeur,

l’illusion que la musique provient d’une multitude de pistes. La virtuosité et la

sensibilité du mixeur pour cette mise en espace, apportent la justesse à l’interprétation

de l’œuvre.

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34 Il est possible de tirer quelques enseignements de la remarquable stratégie d’approche

de l’espace que mettait en œuvre, par exemple, le compositeur Pierre Henry20 pour

l’interprétation de sa musique.

35 Dans les années 1980, une poignée de stagiaires participèrent à la seule formation21

effectuée par le compositeur sur sa manière de mettre en espace sa musique. Chacun

des participants devait ensuite s’appliquer à interpréter en concert un mouvement de

son œuvre « l’Apocalypse de Jean22» sur un très grand orchestre formé de plus d’une

centaine de haut-parleurs…

36 La raison de cette impressionnante quantité de haut-parleurs réside dans le fait de

vouloir fabriquer des espaces spécifiques, mis en œuvre selon les mouvements, dans

une sorte de jeu de dévoilement et de mise en résonance de l’espace. Telle

configuration de haut-parleurs ne pouvait servir qu’une seule fois, à un moment précis

de la musique. C’était le cas pour l’interprétation de la fin du quatrième temps de

l’œuvre : « Six coupes de colère » où se déploie sur cinq minutes une masse sonore en

spirale qui monte et descend à la fois pour se résoudre par une longue traînée grave

planante de plus de deux minutes. Selon l’écoute possible de la musique,

discographique et domestique chez soi, ou mise en espace dans la salle de concert, la

perception spatiale de la durée en est profondément magnifiée.

37 Dans l’expérience du concert, la masse sonore se déployait selon un envahissement du

parterre de la salle par cercles concentriques de plus en plus larges et dans une

sensation souterraine, qui peu à peu, donnait une présence quasi physique à l’espace où

se trouvait le spectateur. Puis le son semblait tourner lentement tout en s’élevant au-

dessus des têtes de l’auditoire. Il quittait le niveau des corps pour, toujours tournant et

rayonnant, s’élever petit à petit jusqu’à finir par atteindre le plus haut de la salle,

aspiré dans un dernier filet ondoyant vers l’au-delà… en réalité six haut-parleurs placés

au plafond dans la coupole centrale de la salle. Quel vertigineux espace ainsi fabriqué

dans ce théâtre, des entrailles de la terre aux hauteurs les plus célestes…mais

nécessitant tout de même pour cette écriture d’espace quelque 20 ou 25 haut-parleurs

répartis du sous-bassement de la scène à celui de la toiture !

38 Ce descriptif témoigne d’une mise en espace singulière du son, autrement dit d’un

choix, celui de donner du sens à une écriture d’espace. Il ne s’agit pas d’une simple

spatialisation du son ou d’un effet de mouvement, encore moins d’un déplacement qui

s’opérerait sans raison. Le geste d’espace a été conçu en même temps que la création

musicale ; c’est ce qui justifie la forme dynamique, la variation de timbre de la masse et

la durée choisie de ce passage lors de sa réalisation. Le critère d’espace s’intègre en

totalité aux autres éléments structurants de la matière sonore. Il participe pleinement à

l’élaboration future de la perception du spectateur lors de la projection sonore en salle.

Ainsi, Pierre Henry pensait sa musique pour être mise en espace.

Une expérience fondatrice inédite :

39 Cette exploration de l’espace par le son est vraisemblablement la véritable révolution

apportée par la musique électroacoustique. Pendant plus de 60 ans, celle-ci a joué avec

la façon de projeter un son dans l’espace, de le déployer, de l’articuler avec un lieu.

40 Elle l’a fait le plus souvent de façon empirique. En ce sens, il faut aujourd’hui la

considérer comme le premier territoire expérimental de la mise en espace du son et

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donc des écritures du son dans l’espace. C’est dans une perspective historique qu’il faut

tenter aujourd’hui d’en tirer les acquis. Non pas pour les transposer tels quels dans un

champ ou dans l’autre, mais pour les remettre en jeu dans d’autres contextes et à la

lueur de toutes les expériences accumulées jusqu’à aujourd’hui.

41 C’est pourquoi il faut s’attacher à créer une approche critique23 de l’écriture du son

dans l’espace en élargissant la question à l’ensemble des champs artistiques. Et si la

véritable histoire des avancées et trouvailles spatiales issues de cette période de la

musique électroacoustique se rattachait plus à l’histoire du théâtre qu’à celle de la

musique ? Dans cette perspective, et pour éclairer le sujet en le déplaçant, pourquoi ne

pas reconsidérer ces pratiques en les interrogeant à nouveau au travers de ces «

nouvelles langues de scène » que propose le théâtre contemporain24.

42 De même, pour alimenter la réflexion sur le son pour le cinéma 360°, il faut retenir de

cette expérience d’interprétation sur l’orchestre de haut-parleurs25 que la mise en

espace fait donc intégralement partie de l’écriture. Elle doit être impérativement

pensée au moment de la création même de la phrase sonore, et ne peut être en aucun

cas un simple effet de spatialisation que l’on vient appliquer comme un badigeon une

fois l’écriture terminée. Or, c’est ce à quoi on assiste malheureusement bien trop

souvent.

Écouter / Décrire / Écrire :

Écouter :

43 Si d’évidence c’est bien par l’organe de l’ouïe que nous écoutons les sons, c’est aussi

avec tout notre corps que nous les entendons et les comprenons. Pierre Schaeffer dans

son « Traité des objets musicaux26 » définit ainsi, du concret à l’abstrait, la chaîne de

circulation de l’écoute : ouïr, écouter, entendre, comprendre. Écouter vient du latin

auscultare : ausculter, entendre vient du latin tendere qui signifie « tendre vers », c’est-à-

dire prêter une attention à ce que nous écoutons. Enfin, comprendre, du latin

comprehendere, c’est prendre avec soi. Cette proposition dans la compréhension du

cheminement de notre perception du son fonde une première approche dans la façon

d’appréhender un phénomène sonore.

44 Cette acceptation a formé le socle des travaux de recherche de Schaeffer, travaux basés

sur la relation à l’écoute comme acte premier dans le choix d’un son en vue d’une

écriture, choix concrètement fait « à l’oreille ». En découle, l’élaboration du concept

d’objet sonore établi grâce à la notion d’écoute réduite qui désigne le fait d’écouter le son

pour lui-même, en dehors de la cause qui le produit.

45 L’expérience fondatrice de Schaeffer est celle de l’écoute d’un disque rayé où le sillon

bouclé sur lui-même répète inlassablement le même son. Il réalise alors que, pour notre

perception, cette répétition a pour effet de retirer petit à petit le sens initial au son.

L’oreille se désintéresse très rapidement du sens premier qui a jailli. Elle découvre au fil

du temps qui se déroule, de nouvelles caractéristiques contenues dans le son : formes,

allures, matières, timbres, etc. C’est le principe d’écriture des musiques répétitives qui

utilisent ainsi cette faculté de notre écoute.

46 Ironie de l’histoire, le sillon fermé, après un passage par la boucle magnétique, puis

l’échantillon numérique : le sample, s’est transformé aujourd’hui en scratch du DJ

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réaffirmant ainsi la primauté du rythme. Avec un simplisme désarmant, d’aucuns

voudraient laisser croire que la musique électro serait dans la droite ligne de l’histoire

des musiques expérimentales. Si elle y puise une certaine inspiration pour l’invention

de ses matériaux, en favorisant le couple hauteur/rythme elle réussit surtout à

s’enraciner à nouveau et de ce fait, dans un classicisme historique indéniable.

47 Dans les premières études de musique concrète, le son est étudié comme un objet. Ce

travail de recherche méthodique avait pour objectif d’établir les caractéristiques pour

un nouveau solfège, celui de l’objet sonore, en vue de l’appliquer pour une nouvelle

musique… Consigné dans le volumineux « traité des objets musicaux27», le résultat de

ces travaux reste encore aujourd’hui un socle solide pour nourrir les réflexions sur les

écritures du sonore. Cependant, l’on pourrait objecter qu’ils observent le son, comme

on le ferait pour décrire les caractéristiques d’un papillon épinglé et figé, isolé de tout

contexte, cause, mouvement et relation.

L’écoute se joue dans la relation :

48 Dans sa définition la plus simple, le son est une vibration, une onde mécanique qui se

propage dans l’air. Le langage courant différencie le bruit d’un son. Abraham Moles28

nous dit que : « le bruit est un son que l’on ne veut pas entendre ». Du point de vue d’un

auditeur lambda – pas de celui d’un physicien, d’un linguiste ou d’un autre spécialiste –

un bruit et un son c’est donc la même chose, seul notre choix dans la manière de

l’entendre bascule vers un sens ou l’autre. La mobylette que l’adolescent fait pétarader

est un son merveilleux à son oreille et un bruit épouvantable pour le passant.

49 Il y a une interaction entre l’objet extérieur qui émet et ma perception intérieure qui

reçoit. Ainsi, l’écoute se joue dans la relation, dans l’orientation de mon intention

d’entendre. Nous ne sommes pas seuls : Mémoire, culture, corrélation ou dé-corrélation

d’avec la vue, éléments qui caractérisent un lieu, perception d’espace, etc. participe de

notre compréhension du monde sonore qui nous entoure et auquel nous participons.

50 Le compositeur Luc Ferrari29 affirme avec l’œuvre Hétérozygote la fusion entre sons

réalistes et matériaux sonores abstraits, entre son et bruit, sens et sons. Il détruit ainsi

toute hiérarchie entre les sons et tout le dogmatisme de l’objet sonore établi par

Schaeffer.

51 Écrire le son, c’est donc aussi une façon d’orienter, de donner forme et sens à l’écoute.

Le matériau brut à sculpter (enlever) et à modeler (rajouter) est le son, tous les sons

comme le rappelle Edgar Varèse30. Dans le cheminement de cette réflexion sur le son,

l’espace et le cinéma 360°, il n’est plus envisageable aujourd’hui pour une écriture

créative du son, de considérer le son en le divisant en catégories : bruits, sons,

musiques, voix, ou de l’utiliser sous la forme d’un collage, d’une illustration ou d’un

accompagnement. Comme le grain de la voix, perçu avant le sens, le son possède des

caractéristiques propres qui en font un matériau complexe, riche d’une grande

diversité de sens possibles selon les contextes et les relations qu’on lui affecte. Il faut le

considérer comme un être en tant que tel, au sens quasi ontologique du terme. Ce à quoi

se rajoute désormais les questions de son intégration dans l’espace virtuel immersif.

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Décrire :

52 La démarche de Pierre Schaeffer lui a permis de forger un vocabulaire descriptif31 de

tous les sons, aujourd’hui encore très précieux. Précieux en ce sens qu’il reste

suffisamment généraliste pour ne pas se rattacher aux règles d’un système particulier

et que par ailleurs, il n’en existe pas d’autre. Michel Chion32 en a repris l’essentiel dans

un petit guide bien utile.

53 Ce vocabulaire permet d’aborder le son pris en tant que matériau même. Par exemple,

la notion de masse généralise celle de hauteur. Il ne s’agit plus de faire référence

exclusivement à la note ou à l’accord qui appartiennent à la sphère musicale et

renvoient à une écriture spécifique : la musique, mais d’introduire une notion de poids,

de quantité, d’épaisseur, de densité de hauteurs contenus dans un même son.

Débordant ainsi largement les bases classiques de ce qui constitue un accord, le son

d’une chute d’eau peut alors se prêter à l’analyse pour et par l’oreille. Cette chute d’eau

est une masse sonore très ou peu dense dont l’on peut décrire la texture, simple ou

complexe, l’épaisseur de son spectre, la variation de sa coloration, le piqué de son

attaque, la mollesse ou la vivacité de son écrasement au sol…

54 Décrire ainsi, c’est permettre de conscientiser les caractéristiques particulières des

phénomènes sonores. C’est leur conférer alors la capacité de se confronter, de s’allier

ou de s’articuler avec d’autres éléments spécifiques à une pratique pour explorer ces

nouvelles relations d’écriture son et image en situation d’immersion.

55 L’enjeu est de conserver suffisamment de latitude d’expérimentation et de liberté sans

pour autant souscrire à un code existant qui orienterait la recherche. Pour l’écriture du

son et de l’image pour le cinéma 360°, l’écueil, c’est l’effet qui domine le sens, le

classicisme des habitudes qui fige la prise de risque nécessaire, le sensationnalisme qui

étouffe la subtilité d’une écriture possible.

Faire corps :

56 Le son au cinéma est un mensonge, il contredit bien souvent le réel. Il n’y a pas d’air

dans l’espace cosmologique, donc pas de son. Cet espace est silencieux. Pourtant, dans

les films de science-fiction ou d’aventure spatiale, les créateurs ont su donner une

réalité sonore à ce silence de l’espace33.

57 Indépendamment de la voix projetée en dehors, l’espace de mon corps intérieur retient

à sa façon les sons produits, il émet parfois cependant, mais juste pour révéler, à la

manière dont le décrit Proust : « …où chaque bruit ne sert qu’à faire apparaître le

silence en le déplaçant ³⁴. »58 En introduction, à propos du corps comme lieu absolu, Foucault le désigne comme étant

ce « petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps », il ajoute : « Le

corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le

corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel

je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi

par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine34».

59 Entre l’espace cosmique, cet infiniment grand extérieur et l’espace de mon corps, cet

infiniment petit intérieur ainsi rapproché par l’imaginaire, apparaît une relation de

proportionnalité. Ainsi, relier le corps aux choses, et les choses entre elles dans un

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Page 83: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

rapport d’échelle, du petit au grand (ou inversement), esquisse un premier élément

d’écriture pour une spatiographie où penser l’interaction entre le créateur et l’auditeur/

regardeur. Comment jouer de ces échelles ? Faut-il impérativement respecter celle

sensible de nos perceptions ? Faut-il au contraire les distordre et quelles incidences

alors sur nos sensations, sur notre compréhension du donner à entendre ?

Quel fondement pour une écriture immersive du son ?

60 Dans « Phénoménologie de la perception35» Merleau-Ponty décrit l’existence d’une

troisième spatialité qui n’est « ni celle des choses dans l’espace, ni celle de l’espace

spatialisant ». Il faut entendre « l’espace spatialisant » comme la capacité d’un sujet à

décrire et porter les relations de sa pratique de l’espace qui, par là même, en génère sa

construction mentale.

61 Cette troisième spatialité, fait référence à ce qu’il nomme le « niveau spatial », c’est-à-

dire, une orientation inscrite en nous avant même notre première perception :

62 « Il y a donc un autre sujet au-dessous de moi, pour qui un monde existe avant que je

sois là et qui y marquait ma place… ». Il poursuit : « une communication avec le monde

plus vieille que la pensée… Il faut que mon histoire soit la suite d’une préhistoire dont

elle utilise les résultats acquis, mon existence personnelle la reprise d’une tradition pré

personnelle36».

63 Cette spatialité définit une relation entre un certain « niveau spatial » – recommencé à

chaque moment – et le corps comme sujet de l’espace. « La position d’un niveau est

l’oubli de cette contingence et l’espace est assis sur notre facticité37».

64 Sans vouloir rentrer dans le détail de l’approche phénoménologique, il est intéressant

de citer l’expérience de Wertheimer que rapporte Merleau-Ponty. La raison en est

qu’elle semble extrêmement proche de ce que l’on peut ressentir lors de certaine

expérience avec des casques de réalité virtuelle proposant une image 360°. Notre

perception de l’espace est déstabilisée, il semble qu’il y ait pour notre cerveau et notre

corps la nécessité de constituer, en quelque sorte, un nouveau signifiant en adéquation

avec l’expérience cumulée de notre « niveau spatial » ?

65 Dans l’expérience de Wertheimer où l’on s’arrange « pour qu’un sujet ne voie la

chambre où il se trouve que par l’intermédiaire d’un miroir qui la reflète en l’inclinant

de 45° par rapport à la verticale, le sujet voit d’abord la chambre oblique…38 ».

66 Le champ visuel impose ici une orientation qui n’est pas celle du corps.

Si la verticale est la direction définie par l’axe de symétrie de notre corps, commesystème synergique…/… la direction objective de mon corps peut former un angleappréciable avec la verticale apparente du spectacle…/…ce qui importe pourl’orientation du spectacle…/… c’est mon corps comme système d’actions possible,un corps virtuel dont le « lieu » phénoménal est défini par sa tâche et sa situation.Mon corps est là où il a quelque chose à faire39.

67 Si au début de l’expérience le sujet ne cohabite pas avec l’homme qu’il voit aller et

venir dans l’image du miroir, après quelques minutes, la chambre reflétée évoque un

sujet capable d’y vivre.

Ce corps virtuel déplace le corps réel à tel point que le sujet ne se sent plus dans lemonde où il est effectivement : il habite le spectacle… le niveau spatial bascule ets’établit dans sa nouvelle position. Il est donc une certaine possession du monde parmon corps, une certaine prise de mon corps sur le monde…/…Il apparaît

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Page 84: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

normalement à la jonction de mes intentions motrices et de mon champ perceptif,lorsque mon corps effectif vient coïncider avec le corps virtuel qui est exigé par lespectacle et le spectacle effectif avec le milieu que mon corps projette autour delui40.

68 Autrement dit, dans sa démonstration, Merleau-Ponty établit que notre corps serait « le

théâtre d’une expérience permanente » qui est un des moyens pour notre perception

de l’espace d’offrir « un spectacle aussi varié et aussi clairement articulé que possible »,

de telle sorte que « mes intentions motrices en se déployant reçoivent du monde les

réponses qu’elles attendent41»

69 Ainsi, l’être est orienté, l’existence est spatiale.

70 Cette corrélation permanente entre mon corps effectif et mon corps virtuel, cette

façon, pour le corps entendu « comme mosaïque de sensations données42», de prendre

possession du monde, ou de s’ajuster à lui dans cette perception de l’espace ouvre un

chemin exploratoire pour penser une écriture immersive possible du son et de l’image.

Ce processus cognitif offre vraisemblablement un des fondements possibles pour

penser cette écriture. Pour créer l’illusion d’un espace ne faudrait-il pas agir en

premier sur la déstabilisation de nos repères ? Il faut se déplacer dans l’expérience

théâtrale pour trouver un début de réponse à cette question.

71 D’ailleurs, le choix du vocabulaire employé malicieusement ci-dessus par Merleau-

Ponty : « Le théâtre d’une expérience permanente », ou encore, dans la description de

l’expérience de Wertheimer : « habiter le spectacle » incite à pousser l’analogie jusqu’à

l’expérience théâtrale même. C’est donner là l’occasion de déplacer l’apport de la

recherche musicale dans celle du théâtre, et encore, de confronter l’approche

phénoménologique à la réalité de fabrication artisanale d’une écriture dans l’espace du

plateau d’une salle de spectacle.

L’expérience du théâtre :

72 Le théâtre est cet espace vide où la prise de risque vitale à la création offre un espace à

habiter, des façons de s’y déployer, de s’y confronter, de s’y exprimer. « L’espace vide43»,

« The Empty Space », c’est le titre du livre de Peter Brook qui aurait pu s’intituler l’Espace

à remplir précise Guy Dumur dans la préface. Ainsi, le théâtre est par essence le lieu

même de tous les possibles. C’est l’endroit où expérimenter de nouvelles voies, de

nouvelles écritures.

73 Le travail de recherche dans l’espace du théâtre invente des dispositifs qui font jaillir

l’écriture et inversement une demande d’écriture amène à façonner un dispositif

spécifique. Deux exemples empruntés au travail de la Compagnie Atelier Recherche

Scène (1+1=3) de Martine Venturelli44 dans le spectacle « Appontages » témoigne de

l’intérêt de considérer le théâtre comme un ferment exploratoire de l’écriture dans

l’espace du son et de l’image.

74 Une des caractéristiques de la Compagnie est de créer des spectacles qui se déroulent

dans l’obscurité. Ce choix de départ offre les conditions d’un exceptionnel chantier

d’expérimentation capable d’approcher la façon de se jouer des perceptions du public.

75 Inscrire le spectacle dans l’obscurité totale de la salle, c’est dès le départ, priver le

spectateur de ses repères. C’est troubler à la fois le « niveau spatial » et le « corps orienté »

décrit par Merleau-Ponty. L’environnement plongé dans un noir intense ne renvoie

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83

Page 85: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

rien aux sollicitations du corps. Dès lors, le premier son entendu, ou la première

lumière vue, constitue un élément d’information à corréler entre le corps effectif et le

corps virtuel, sans repère avéré aux choses pour le niveau spatial. Pour comprendre

l’espace, la perception du spectateur ne peut se rattacher à rien de ce qui a

immédiatement précédé. La conséquence est que sa perception s’en trouve faussée. Ce

que lui dicte alors son imaginaire ne correspond pas à la réalité de ce qui est fabriqué

au plateau, le corps virtuel… habite le spectacle.

76 Si l’on ne voit pas l’acteur qui agit, le spectateur perçoit une lumière perchée à

quelques mètres de haut au lointain ; en réalité, celle-ci est simplement tenue à bout de

bras en fond de scène. Si un autre point lumineux proche vient se poser à l’avant-scène

au sol, la distance entre les deux sources paraît bien plus grande que la profondeur

réelle du plateau. L’espace vide du théâtre est habité par un espace uniquement perçu

par l’imaginaire. Dès cet instant, un espace virtuel propre à chacun et selon ses

références, prend forme dans l’esprit de chaque spectateur.

77 La difficulté pour le créateur est de conserver la conscience du phénomène de l’illusion

obtenue tout le temps nécessaire à l’action. Car, l’expérience l’a constaté, la moindre

information disproportionnée qui est donnée à percevoir au spectateur, le fait

immédiatement quitter l’espace mental ainsi créé. Cependant, cette rupture offre aussi

un choix d’écriture. Maintenant, si l’acteur opère un déplacement en avançant au

milieu de la scène tout en baissant les bras, la perception pour le spectateur sera

d’imaginer un point intermédiaire confirmant ainsi la fiabilité du positionnement

initial des deux autres.

78 C’est précisément cela un dispositif qui se joue de notre système perceptif. Pour mettre

un terme à cette construction mentale, il suffit d’éclairer la totalité de la salle pour

réactiver chez le spectateur l’adéquation de sa perception avec les dimensions réelles

du lieu. Il situe alors l’acteur à sa véritable échelle surpris de constater que les

proportions imaginées ne correspondent en aucun point à la réalité de l’espace qu’il

découvre.

79 Le même phénomène fonctionne avec le son. Toujours dans l’obscurité et dans la mise

en espace de Martine Venturelli pour le spectacle « Celui qui ne connaît pas l’oiseau le

mange », des courbes fictives de battement d’ailes d’oiseau semblent évoluer dans

l’espace. Ce sont de simples mains qui oscillent en cadence devant la bouche de chaque

acteur disséminé sur le plateau à différentes hauteurs, et qui propulse ainsi à tour de

rôle leur souffle dans l’air. Ici encore, c’est l’imaginaire seul qui m’informe de ce qui lui

semble, vrai.

80 Cette démarche porteuse d’enseignement, rejoint le travail sur les seuils de perception

qu’a exploré sans relâche le metteur en scène Claude Régy45. Par exemple, dans sa mise

en scène « d’Ode maritime46» de Fernando Pessoa, le travail sur la lumière, grâce à la

technique de projecteurs à led, semblait effacer toute limite d’espace. Les variations

très lentes d’intensité, capables d’aller du plus faible possible au plus fort, donnaient au

spectateur l’impression que l’acteur agissait par toutes sortes de mouvement créant

l’illusion d’un gros plan du visage, ou un enfoncement au lointain jusqu’à sa disparition

même parfois, alors qu’en réalité, celui-ci ne bougeait jamais d’un promontoire placé au

milieu du plateau.

81 Ce travail sur les seuils pour tromper la perception du spectateur s’applique aussi aux

sons. Une même matière sonore enregistrée et diffusée très faiblement, au seuil de

l’audible, donne à imaginer au spectateur tel sens premier, un tout petit plus fort, un

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Page 86: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

deuxième sens apparaît qui contredit le premier, et ainsi de suite jusqu’à obtenir

l’assurance que le sens compris est bien en adéquation avec le son entendu. Au-delà, la

représentation sonore est sur-jouée, le sens est donné à comprendre au travers d’une

loupe, le trait est forcé, c’est une caricature. Ainsi, un enregistrement de pluie fine ou

de pas sur un trottoir peut prendre lors de l’écoute et avant qu’il ne soit perçu en tant

que tel, différent sens selon les seuils successifs d’intensité choisis lors de la diffusion.

De la mise en espace à la simulation d’espace :

82 La diffusion monophonique d’un son correspond à la façon dont la voix émet : Un point

d’émission, un point de diffusion. Le décalage de réception entre l’oreille gauche et la

droite révèle l’espace. La stéréophonie vise à reproduire ce phénomène.

83 Une des premières leçons tirées de sa pratique et qu’avait plaisir à transmettre le

créateur radiophonique Yann Paranthoën47 était celle de toujours enregistrer les voix

en mono, et le contexte en stéréo.

84 L’expérience radiophonique qui a la capacité de relier l’intimité de celui qui émet à

l’intimité de celui qui reçoit, démontre le formidable dispositif que représente

l’utilisation du couple microphone/haut-parleur. C’est un dispositif de transport et de

déplacement du son : je prends un son ici et je l’amène là-bas. Une modélisation de ce

principe participe des éléments pour une écriture du son dans l’espace. Il a été

expérimenté au théâtre par la Compagnie Pupella Noguez48 dans une mise en scène de

Joëlle Noguez pour « Pinocchio ».

85 Un acteur assis à une table lit à voix basse, le son est capté par un micro placé dans le

livre. Simultanément l’interprète (l’ingénieur) du son en régie déplace la voix dans des

haut-parleurs placés tout près du public. Il transporte ainsi l’intimité de la situation

vue au loin sur le plateau, pour l’amener tout près, au plus proche du spectateur dans

les gradins. L’acteur chuchote ainsi à l’oreille de chaque spectateur. Le modèle

radiophonique ainsi transposé au théâtre crée un outil de distanciation qui se joue de

l’imaginaire du spectateur et permet de dé-corréler ce que l’on voit de ce que l’on

entend.

86 La stéréophonie se généralise dans les années soixante. Elle permet de simuler pour la

perception une certaine spatialité : sensation d’avant et d’arrière, de gauche et de

droite pour un auditeur idéalement situé au centre de l’image sonore restituée. Elle

crée l’illusion d’un relief sonore depuis des dizaines d’années.

87 Plus récemment, de nouvelles techniques d’enregistrement et de restitution autorisent

la simulation d’espace sonore. Le changement proposé est radical. La stéréophonie

apparaît plus désormais comme un traitement de l’espace dans un plan donné avec une

profondeur et une latéralité, tandis que les systèmes49 de type pentaphonique ou

hexaphonique, ou d’autres encore, permettent une réelle immersion 360° de l’auditeur.

Dans la limite d’une certaine zone, il n’y a plus de centre idéal, l’auditeur peut se

déplacer dans la scène sonore simulée avec un grand réalisme. L’effet de

proportionnalité, par rapport à la stéréo, y est décuplé.

88 Citons un exemple50 d’enregistrement hexaphonique 51 qui permet à la restitution de

simuler avec réalisme un espace. C’est celui d’une prise de son d’un poulailler où

quelques volatiles caquettent en tournant autour d’une mangeoire qui distribue du

grain. Si l’auditeur est placé en immersion au centre de la prise, c’est un nain entouré

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Page 87: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

de poules géantes qui viennent virtuellement picorer sur sa tête. Par rapport à la

situation stéréophonique, l’effet est non seulement décuplé, mais l’auditeur a vraiment

la sensation d’être environné par le son. Il peut sursauter ou se retourner en ayant

l’impression qu’une poule le frôle par-derrière ce qui est impossible avec une stéréo.

L’auditeur a l’impression d’être dans le lieu de la scène.

89 Les jeux d’intensité de diffusion influent bien entendu sur la manière de percevoir. Une

dynamique retenue sera plus en adéquation avec la représentation de poules picorant

que le même auditeur s’en fait. Si l’auditeur est placé en dehors de l’espace immersif, il

devient observateur de l’espace du lieu et de la scène représentée. La perception de

l’image sonore en est changée, l’écoute en quelque sorte, se tient à distance.

90 Cet exemple n’est pas la règle. Un tout autre son peut créer une toute autre sensation,

et c’est bien là une des difficultés de penser l’écriture conjuguée de tels espaces

sonores. Cependant, le fait de pouvoir simuler pour l’auditeur un déplacement

immersif d’un espace sonore à un autre soulève pour notre perception des questions de

cohérences et d’échelle dont il faut expérimenter les possibilités d’écriture pour le

cinéma 360°.

91 Tout un potentiel apparaît. Les espaces immersifs peuvent glisser l’un sur l’autre, se

superposer ou se fondre, se densifier ou s’évanouir à la manière d’un brouillard qui se

dissipe. Un point mono, fixe ou mobile peut s’y inscrire, des trajectoires, des

directivités, des vitesses, des densités peuvent s’y déployer. Il y a donc bien une

complémentarité nouvelle à instaurer entre l’écriture du son dans l’espace et la

simulation de l’espace.

Il n’y a pas de chemin…

92 La question de l’espace traverse de nombreuses disciplines. L’histoire de l’une peut

éclairer le chemin de l’autre. Les artistes du son devraient se transformer en écrivain

d’espace, et ainsi devenir des spatiographes. Il faudrait en réponse à Foucault inventer la

science des hétérotopies. La question de l’écriture du son dans l’espace possède une

incroyable histoire dont il est encore nécessaire d’extirper les savoirs faire, les

pratiques et culture qui en découlent. L’espace est un paramètre d’écriture à part

entière. Il ne s’agit pas de spatialiser une écriture du son déjà fini mais plutôt de penser

dès l’origine de sa création quel sens donner à l’utilisation de l’espace. Il faudrait aussi

s’attacher à documenter et à rassembler les ressources qui ont exploré ou explorent

encore les relations qui lient son, espace et perception.

93 Écouter, décrire, écrire, percevoir et cheminer.

94 Prêter attention enfin à ne pas vouloir trop rapidement calquer nos connaissances

traditionnelles des écritures audio et visuelles sans prendre le temps de l’exploration

de ces nouvelles écritures immersives du son et de l’image.

95 Si l’on part du principe que chaque corps est à la fois émetteur et récepteur en

interaction avec la spatialité du monde, écrire le son et l’image dans ce contexte, serait

comme le dit Foucault à propos du masque, du tatouage ou du fard, une opération par

laquelle « le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace52».

96 S’obligeant aux préceptes poétiques d’Antonio Machado, Il reste à poursuivre le

chemin : « Caminante, no hay camino se hace camino al andar – voyageur, il n’y a pas de

chemin, tu fais le chemin en marchant ».

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Page 88: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

…Il n’y a pas de vérité non plus,La vérité toute proche qui ne serait autre que l’indépendance du langage, et sonéloignement de nous quand le mot est aussi le ciel dont il est l’étoile filante.Le Meneur de Lune – Joé Bousquet

NOTES

1. Bruno Tackels (né en 1965) est un philosophe et critique de théâtre français d’origine belge.

Écrivains de plateau 1 et II, Les solitaires Intempestifs, 2005

2. Thierry Besche, « Où il vous plaira…» Revue Friction – Théâtres – Écritures n°32,

« Spatiographie » : Mot proposé dans un article critique sur le son au théâtre. Alain Rey,

Dictionnaire de la langue historique, Le Robert : « L’étymologie du mot espace vient du latin spatium qui

désigne ˵ champ de courses, arène˶, puis ˵ espace libre, étendue, distance˶ et aussi ˵ laps de temps, durée˶ »

3. Claude Régy, L’ordre des morts, Les Solitaires Intempestifs, 1999

4. Michel Foucault, France Culture, décembre 1966, « Le corps utopique, les hétérotopies »,

Éditions Lignes, Paris, 2009

5. Miche Foucault, ibid.

6. Éric Méchoulan, professeur de littérature et de philosophie à l’Université de Montréal,

« Intermédialité, ou comment penser les transmissions », Fabula Colloques, 5 mars 2017 « Nous

[devons] prendre en compte une pluralité de relations constitutive du « média », mais surtout

[que] ce média n’est jamais séparé d’autres médias. C’est au contraire dans la relation aux autres

médias qu’un média est constitué. »

7. Confinement lié à la crise du Covid-19 du 19 mars au 11 mai 2020 en France.

8. Pierre Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Seuil, 1952. Pierre Schaeffer

(1910-1995) : compositeur, théoricien, chercheur, essayiste et romancier, il est l’un des pères de

la radiophonie expérimentale et de la musique concrète.

9. Michel Chion, Les musiques électroacoustiques, Guy Reibel, INA-GRM Édisud, 1976

10. Antonin Artaud « Pour en finir avec le jugement de Dieu », Œuvres complètes – NRF

Gallimard, 1974.

11. Samuel Beckett, sur www.franceculture.fr/emissions/atelier-de-creation-radiophonique-10-

beckett-pour-ne-pas-finir

12. Ircam, http://brahms.ircam.fr/works/work/28232/ consulté le 23/05/2020.

13. Edgar Varèse, Écrits, Christian Bourgeois Editeur, 1983

14. Le Pavillon Phillips a été conçu pour l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles

qui s’est déroulé d’avril à octobre 1958.

15. Iannis Xenakis (1922-2001), Musique de l’architecture, Parenthèses, 2006

16. Nicolas Shöffer, Le nouvel esprit artistique, Denoël, 1970 En 1948, Nicolas Schöffer

(1912-1992) définit le spatiodynamisme et réalise en 1954 la première sculpture multimédia

interactive de 50 m de haut avec la musique de Pierre Henry. Il crée ainsi l’art cybernétique. En

1956 création de la première sculpture cybernétique autonome « CYSP1 ».

17. Daniel Charles, Gloses sur John Cage, Collection 10-18, UGE, 1978

18. Ces lieux existent dans des centres de recherche. En France, l’IRCAM à Paris dispose d’un

espace de projection qui est une boîte étanche totalement isolée de la structure primaire du

bâtiment avec une acoustique variable (parois et plafond mobiles). Ircam, https://www.ircam.fr/

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Page 89: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

lircam/le-batiment/ consulté le 23/05/2020. Les Polytopes de Xénakis15 sont des exemples

d’espaces dédiés à ses pratiques, mais ils sont liés à un projet spécifique.

19. Inaugurée en 1985, la Géode est située au Parc de la Villette à Paris. Cette sphère miroitante

de 36 mètres de diamètre accueille une salle de 400 places inclinées à 27° et dotée d’un écran

hémisphérique de plus de 1 000m2.

20. Compositeur français, Pierre Henry (1927-2017) quitte le studio d’essai de la RTF de Pierre

Schaeffer pour fonder son propre studio. Pionnier de la musique électroacoustique il en a été le

plus brillant représentant.

21. Il s’agit des stages de musique contemporaine organisés à Aix-en-Provence de 1977 à 1986 par

le Centre Acanthes créé par Claude Samuel. De très nombreux compositeurs contemporains

furent invités, dont Pierre Henry. C’est la seule fois où le compositeur accepta de transmettre à

une quinzaine de stagiaires, dont l’auteur de ces lignes fût, sa conception de l’interprétation de sa

musique sous forme de répétitions accompagnées qui aboutirent à un grand concert au théâtre

d’Aix.

22. Pierre Henry (1927-2017), L’Apocalypse de Jean, créée en 1968, avec la voix de l’acteur Jean

Négroni, durée 1h41mn, 20 mouvements répartis en 5 temps. Double cd Philips 464401-2.

23. Thierry Besche, auteur de cet article, s’attache depuis quelques années à constituer un outil

critique sur l’écriture du son au théâtre, régulièrement publié par la revue « Friction » : n°15, 20,

21, 24, 28, 31, 32 www.revue-frictions.net/catalogue/auteurs/thierry-besche

24. Joris Mathieu, metteur en scène et directeur du Théâtre Nouvelle Génération (TNG) de Lyon,

conçoit par exemple des parcours immersifs comme « Nous vivons tous à l’étroit dans une chambre

immense » sur le thème de la prison.

25. François Bayle, qui a été directeur du GRM-INA, a proposé dans les années 75/80 de désigner

l’orchestre de haut-parleurs par le mot « acousmonium » le rattachant cette fois-ci à l’histoire

des lutheries…

26. Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Seuil, 1966

27. Pierre Schaeffer, ibid.

28. Abraham Moles (1920 – 1992) est l’un des précurseurs des études en sciences de l’information

et de la communication en France. Théorie de l’information et perception esthétique, Denoël,

1972

29. Compositeur, Luc Ferrari (1929 – 2005) a composé Hétérozygote au GRM en 1963-64. Cette

œuvre électroacoustique fut l’objet d’un conflit entre Pierre Schaeffer et Luc Ferrari. En effet, elle

utilisait des sons anecdotiques (sons enregistrés en extérieur, sur le vif) en totale contradiction

avec la recherche de critères abstraits que Schaeffer alors poursuivait.

30. Edgar Varèse, Écrits, Christian Bourgeois Editeur, 1983

31. Pierre Schaeffer, « Solfège des objets musicaux » livre VI du Traité des objets musicaux, Seuil,

1966

32. Pierre Schaeffer et Michel Chion, Guide des objets sonores, Ed.INA GRM / Buchet.Chastel, 1983

33. Michel Chion, Des sons dans l’espace à l’écoute du space opéra, Capricci, 2019

34. Michel Foucault, France Culture, décembre 1966, « Le corps utopique, les hétérotopies »,

Éditions Lignes, Paris, 2009

35. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, collection Tel, Gallimard, 1999

36. Merleau-Ponty, ibid.

37. Merleau-Ponty, ibid.

38. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, collection Tel, Gallimard, 1999, pp 287 à

291

39. Merleau-Ponty, ibid.

40. Merleau-Ponty, ibid.

41. Merleau-Ponty, ibid.

42. Merleau-Ponty, ibid.

Entrelacs, 17 | 2020

88

Page 90: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

43. Peter Brook, L’espace vide – Ecrits sur le théâtre, Essais, collection Points, Seuil original, 1968

44. Créé et dirigé par Martine Venturelli, l’Atelier Recherche Scène (1+1=3) est depuis 1998 un

lieu de recherches qui traverse les questions de la scène en mêlant les arts plastiques, la musique,

la vidéo. Thierry Besche, auteur de cet article, a accompagné la Cpie pour l’écriture du son au

plateau dans le spectacle « Appontages ». www.atelier-martineventurelli.org

45. Claude Régy (1923-2019) est un metteur en scène français qui s’est toujours intéressé aux

auteurs contemporains. Ses mises en scène inventent un autre théâtre aux antipodes du

divertissement.

46. Après sa création en juin 2009 au Théâtre Vidy-Lausanne, sa mise en scène d’ « Ode

maritime » de Fernando Pessoa a été présentée au Festival d’Avignon en juillet 2009, puis en

tournée de janvier à mai 2010.

47. Yann Paranthoën (1935-2005) est reconnu comme le maître incontesté du documentaire

sonore. En tant qu’ingénieur du son, son nom est associé à de nombreuses émissions de France

Culture et à l’Oreille en coin de France Inter. http://www.phonurgia.org/yann.htm

48. Odradek Pupella-Noguès est un Centre de création pour les Arts de la marionnette. Thierry

Besche a accompagné l’écriture du son au plateau de cette mise en scène. Nicolas Carrière en

était le régisseur-interprète.

49. De nombreuses techniques de simulation d’espace sonore sont apparues ces dernières années,

d’autres sont remises au goût du jour après des expérimentations éphémères déjà menées par le

passé : quadriphonie, binaural, pentaphonie, hexaphonie, wfs, etc.

50. De nombreuses expériences de simulation des espaces ont été menées lors de la direction par

Thierry Besche (1981 à 2015) du GMEA, l’un des 8 Centres nationaux de création musicale en

France.

51. L’hexaphonie consiste en une prise de son avec 6 micros avec une reproduction par 6

enceintes disposées suivant les sommets d’un hexagone régulier.

52. Michel Foucault, France Culture, décembre 1966, « Le corps utopique, les hétérotopies »,

Éditions Lignes, Paris, 2009

ABSTRACTS

Abstract :

The 360° cinema image projected on a dome or in virtual reality places the viewer in an

immersion situation. But, in comparison, from which story should we think of the writing of the

sound and how to put it in space? The musical researches coming from the radio in the twentieth

century, the new forms that today the theatre explores, the phenomenological approach of the

perception of space form so many tracks of reflections to bring out some answers.

Résumé :

L’image du cinéma 360° projetée sur un dôme ou en réalité virtuelle place le spectateur dans une

situation d’immersion. Mais, en regard, à partir de quelle histoire faut-il penser l’écriture du

son et comment le mettre en espace ? Les recherches musicales issues de la radio au XXe siècle,

les nouvelles formes qu’explore aujourd’hui le théâtre, l’approche phénoménologique de la

perception de l’espace forment autant de pistes de réflexions pour en faire émerger quelques

réponses.

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Page 91: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

AUTHOR

THIERRY BESCHE.

Créateur sonore, compositeur de musique électroacoustique et formateur. Co-fondateur et

directeur du GMEA, Centre National de Création Musicale d’Albi-Tarn de 1981 à 2015. Il est le

coordinateur de Passerelle Arts Sciences Technologies en région Occitanie. Il anime l’association

« J’écoute sans répit » et participe aux activités de Science en Tarn.

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Page 92: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Le Cinéma en Réalité Virtuelle :

entre frontières

Ms. Claudia Pereira de Oliveira and Prof. Dr. Osvando J. de Morais

1 En 1903, pendant la projection de The Great Train Robbery, le personnage de Justus D.

BARNES, en plan frontal, tire sur le public qui, effrayé, réagit en criant. Cet épisode

contextualise l’émergence de la potentialité diégétique du cinéma et établit une

relation entre le public et des images en mouvement. Ce que l’on voit à l’écran, ce sont

des caractéristiques du réel, car il présente une image en mouvement. Depuis ses

débuts, le cinéma instaure un dialogue avec l’écran et ses créateurs ont toujours été

attirés par des ressources qui amplifient l’expérience du spectateur. Quelques

expériences font que le cinéma s’éloigne du modèle classique et qu’il se présente dans

d’autres zones d’attraction. Avec autant de rencontres avec la technologie, le cinéma a

été menacé de mort selon GAUDREAULT. « Peut-être va-t-il mourir ou se dissoudre

dans d’autres systèmes d’expression… » (GAUDREAULT, MARION, 2012). De toute façon,

le cinéma s’institue en tant qu’art autonome, survit aux influences médiatiques et se

fait à la lumière de questions contemporaines dans la production d’images et de sons.

2 Le but de cet article est d’analyser les frontières qui s’installent à la rencontre entre le

cinéma et ce type spécifique de technologie nommée Réalité Virtuelle1 (RV) et qui fait

surgir de nouveaux arrangements. Le cinéma se refait ou devient autre et

l’environnement virtuel prête au cinéma sa capacité à élever les sens. Élever les sens

signifie faire en sorte que l’utilisateur fasse partie de l’environnement simulé, au point

de faire disparaître le monde réel. Ce sentiment d’immersion est ce qui fait bouger la

réalité virtuelle dans ses créations. Face à cette rencontre, quelles frontières sont

installées dans la formation de cette nouvelle façon d’offrir le cinéma ? Évidemment,

dans le cinéma en R.V. le cadre se décomprime et se présente en entier, à 360o. Les

matières premières du montage sont des sphères et non des plans. Le récit a pour

objectif d’être partagé dans un espace tridimensionnel où le sujet est l’agent d’une

histoire qui doit désormais être expérimentée de l’intérieur. À travers ces interactions,

de nouvelles instances surgissent et les processus de travail, de création et d’autonomie

s’altèrent. Par conséquent, la production d’un film en R.V. nécessite l’aide de plusieurs

domaines : de l’ingénierie à l’infographie, et l’image est maintenant formulée par ceux

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Page 93: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

qui commencent à dominer un espace multimodal dans la création d’environnements

immersifs, très proche du jeu vidéo.

L’invention d’environnements immersifs : de Panoramaà le Sensorama

3 L’invention des environnements immersifs, en tant qu’événement de masse, a été

marquée par le milieu du 18ᵉ siècle avec la création de Panorama. Le Panorama, créé

par Robert Barker en 1787, est devenu un événement populaire et une étape dans

l’Histoire de la représentation des arts visuels, car il se fait la synthèse de changements

importants, parmi eux, celui d’être le diffuseur de la culture du divertissement.

(COMMENT, 1999, p. 8)

4 Barker a construit des rotondes (construction circulaire) où le public montait les

escaliers (dans l’obscurité : effet d’interruption avec l’environnement extérieur) jusqu’à

ce qu’il atteigne la plateforme centrale où il pouvait expérimenter une vue privilégiée

des peintures à 360°. La taille du paysage et la position du public à hauteur

prédéterminée favorisaient les effets d’illusion et stimulent les sens. La nouvelle idée

fondamentalement de Panorama est de combiner la stimulation sensorielle avec

l’illusion perceptive qui a stimulé le développement d’une série d’environnements

immersifs, y compris le cinéma. Avec le Panorama de Barker, l’observateur, pour la

première fois, « s’est retrouvé plongé dans une réalité artificielle, à l’intérieur de

laquelle toute frontière séparant la réalité de l’artifice a été plus ou moins éliminée ».

(GRIFFITH, 2004)

5 La connaissance des artifices qui stimulent les sens de manière exceptionnelle ont

donné aux réalisateurs le pouvoir de provoquer des émotions dans le public. (GRAU,

2003) En 1900, le Cinéorama, créé par Raoul Grimoin-Sanson, présenté (une seule fois) à

l’Exposition Universelle de Paris, qui simule le vol d’un ballon. Le public était entouré

d’écrans géants sur lesquels étaient projetés des images en mouvement à 360 °. Le

Cinéorama annule l’image fixe à la manière des panoramas. Les difficultés techniques

de mise en œuvre du dispositif, associées au risque d’incendie provoqués par le nombre

élevé de projecteurs, vont malheureusement contrarier cette entreprise.

6 La recherche d’une image de plus en plus articulée entre l'oeuvre, le médium et le

public a marqué l’Histoire du cinéma. Dans les années 1950, le Cinerama, l’invention de

Fred Waller, présentait des films avec 3 projecteurs parallèles synchronisés sur un

écran incurvé à 146°. Cependant, le système posait une série de problèmes : le coût

élevé de l’exposition et de la production de films. L’invention d’autres formats

(Cinescope par exemple) supplante l’avancée de cette expérience. Plusieurs films ont

été tournés et parmi eux : Le monde merveilleux des frères Grimm et La conquête de

l’ouest, tous deux de 1962.

7 Les artifices utilisés pour élargir l’immersion du public étaient basés, non seulement

sur le dialogue avec l’écran, mais aussi avec des techniques qui stimulaient d’autres

sens, comme ce fut le cas avec Sensorama de Morton Heilig en 1961. La première

expérience a été une promenade en voiture. Les images et les sons étaient

préalablement enregistrés et projetés devant le pare-brise où le spectateur pouvait

ressentir odeurs et vibrations amplifiant le sentiment d’immersion.

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Page 94: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

His premise was simple but striking for its time: if an artist controlled themultisensory stimulation of the audience, he could provide them with the illusionand sensation of first person experience, of actually « being there. » (HEILIG, 1955,p.240)The screen will not fill only 5% of your visual field as the local movie screen does, orthe mere 7.5% of Wide Screen, or 18% of the "miracle mirror" screen, ofCinemaScope, or the 25% of Cinerama – but 100%. The screen will curve past thespectator's ears on both sides and beyond his sphere of vision above and below. Inall the praise about the marvels of "peripheral vision," no one paused to state thatthe human eye has a vertical span of l50° as well as a horizontal one of 180°. (...)Glasses, however, will not be necessary. Electronic and optical means will bedevised to create illusory depth without them. (HEILIG, 1955, p. 246)

8 Faute d’investisseur, le « cinéma du futur » n’a pas réussi, mais il a influencé d’autres

inventeurs. Ivan Sutherland, inspiré de Sensorama, a inventé en 1963 une technologie

qui a permis la création d’environnements virtuels générés par ordinateur. Sutherland

a également construit le premier casque capable de suivre les mouvements et a imaginé

l’avenir :

The ultimate display would, of course, be a room within which the computer cancontrol the existence of matter. A chair displayed in such a room would be goodenough to sit in. Handcuffs displayed in such a room would be confining, and abullet displayed in such a room would be fatal. With appropriate programming sucha display could literally be the Wonderland into which Alice walked. (SUTHERLAND,1965, s/p)

9 L’invention de Sutherland a encouragé la création de plusieurs autres technologies et

d’appareils qui font partie d’une structure informatique pour simuler des

environnements immersifs. Et le cinéma, et tant d’autres domaines, utilisent des

environnements virtuels pour promouvoir différents types d’expériences pour les

utilisateurs. En 1986, Jaron Lanier a imaginé le terme « réalité virtuelle » et a popularisé

l’expression. La réalité virtuelle est définie par Biocca comme : « un agencement de

dispositifs d’entrée et de sortie possibles, chacun servant à un canal sensoriel ou lié aux

mouvements du corps de l’utilisateur et à leurs réponses. » (BIOCCA, 1992b, p. 29)

Force motrice de la réalité virtuelle : immersion,présence et réalisme

10 La base principale de la R. V. nouvelle est de diminuer les limites qui existent entre le

monde réel et le monde simulé, c’est-à-dire d’empêcher toute interférence externe qui

dérange le sujet avec l’expérience immersive. Pour cette raison, des facteurs comme

l’immersion, la présence et le réalisme forment les principales caractéristiques d’un

environnement virtuel et l’efficacité de chacun d’eux se traduit par le « calice sacré »

(HEIM, 1993, p. 122) de la RV. « Dans ce processus de conception continue, l’ingénieur

recherche des interfaces si transparentes qu’elles deviennent ‶une seconde nature″ et à

long terme toujours invisibles » (BIOCCA, 1992B, p. 30). Cependant, il est important de

noter que le réalisme de l’environnement virtuel n’a rien à voir avec le fait d’être

dépeint comme une copie fidèle du monde réel, ce qui est confirmé, par exemple, par

l’expérience des jeux vidéo. Slater (2009) note que le niveau d’immersion de

l’utilisateur dans un monde virtuel, à un degré plus ou moins important, est dû à des

contingences sensorimotrices2 que ces environnements peuvent prendre en charge.

Plus le remplacement des sensations est réel, plus cette représentation devient

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Page 95: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

immersive et réaliste. « Le but ultime de la conception de l’interface VR n’est rien de

moins que l’immersion complète des canaux moteurs sensoriels dans une expérience

générée par ordinateur. » (BIOCCA, LEVY, 1995, p. 17)

11 LaValle (2016) et Fuchs (2003) soutiennent que les critères de réalisme de la Réalité

Virtuelle sont beaucoup plus proches de la capacité informatique pour générer des

graphiques en temps réel et de comment l’expérience peut être « incroyable », si on la

compare à la réalité. Par exemple, dans un monde virtuel, je peux voler comme un

oiseau ou visiter l’intérieur d’une cellule. Autres facteurs importants : les actions et les

réactions dans la Réalité Virtuelle qui doivent être équivalentes à celles du monde réel.

Par exemple, lorsque la tête se déplace vers la gauche, la droite, le haut ou le bas, il est

nécessaire que le scénario en trois dimensions suive les mouvements de l’utilisateur et

dans l’ordre de perception des choses : profondeur de champ, lumières, couleurs, taille

des objets, perspectives. Au vu de cette « naturalité » intégrée à Réalité Virtuelle,

l’engagement avec l’environnement se fait grâce à des possibilités d’interaction, dans

un échange constant et, tout cela renforce l’effet d’immersion. La simulation

d’environnements pour la Réalité Virtuelle trouve des tendances dans les jeux vidéo et

parce que c’est une pratique récente, c’est un problème aura d’autres répercussions.

12 Le terme « immersion » est largement utilisé lorsqu’il s’agit de V. R. Murray définit

l’immersion comme « l’expérience d’être transporté vers un endroit merveilleusement

simulé ». Il ajoute que celle-ci « est agréable en soi, indépendamment du contenu de

fantaisie ». (MURRAY, 2011, p. 102). En VR, le « transport » se fait à l’aide d’appareils

qui connectent l’utilisateur à un ordinateur, ce qui rend possible d’avoir des

expériences à différents niveaux (auditif, haptique, immersion sensorielle, etc.), à

travers les sens du corps lui-même. « La technologie de Réalité Virtuelle peut être

considérée comme un agencement d’appareils d’entrée et de sortie possible, chacun

servant un canal sensoriel ou lié aux mouvements du corps de l’utilisateur et à leurs

réponses. » (BIOCCA, 1992b, p. 29) Par conséquent, le corps assume un « engagement »

(même conscient) à faire partie de l’environnement, à se sentir présent. Pour Heeter

(1992), la présence est un sentiment « d’être là », basé sur le stimulus sensoriel qui

s’articule avec l’environnement.

13 Au cinéma, les composants qui contribuent à l’immersion sont : le grand écran, la pièce

sombre, le volume du son, et bien sûr, la narration du film dans toutes ses

combinaisons. Différentes expériences de cinéma cherchent à augmenter le niveau

d’expérience du spectateur avec le film. Il a incorporé le son et la couleur à l’image,

agrandi l’écran et inséré des effets tridimensionnels. Pour Grau, l’implication

émotionnelle augmente à mesure que le public s’imprègne de l’expérience.

L’immersion, pour lui, est un processus qui absorbe l’esprit, c’est une transition d’un

état d’esprit à un autre. (GRAU, 2003).

Le Cinéma VR défile sur le tapis rouge

14 Actuellement, la R. V. est utilisée dans plusieurs secteurs – de la médecine à la

formation professionnelle – et se développe. Les géants du divertissement ont investi

des millions de dollars dans le développement et l’amélioration de technologies

orientées vers R. V. et dans les films en R. V. qui, désormais, circulent sur le tapis rouge

du cinéma commercial.

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Page 96: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

15 Des entreprises comme Google et Facebook, des réalisateurs comme Steven Spielberg et

Ridley Scott ou encore des festivals de films comme Oscars et Cannes se tournent vers

le cinéma en R. V.3. Google a produit Help (Justin Lin, 2015), considéré comme le

premier film de fiction R. V. et Pearl, premier film R. V. nominé aux Oscars en 2017

dans la catégorie animation courte. Carne y arena, une fiction d’Alejandro Gonzales

Iñarritu (Birdman) a été projetée au Festival de Cannes en 2017. Le documentaire The

Protectors : Walk in the Rangers Shoes (de Kathryn Bigelow et Imraan Ismail) a été

présenté en avant-première au Festival du film de Tribeca en 2018. En Italie, le Festival

International du Film de Venise a ouvert une catégorie pour les films en R. V… Dans ce

scénario, il est possible de constater un intérêt croissant, tant pour les réalisateurs, que

pour l’industrie cinématographique.

16 Des films en réalité virtuelle sont en cours de production et les « cinéastes » sont

confrontés à plusieurs défis pour composer une œuvre pour un dispositif qui

fonctionne selon leurs propres lois. Compte tenu de ces motivations pour la production

de films en R. V., ce qui nous intéresse est de savoir si ces films resteront en marge du

cinéma traditionnel comme tant d’autres expériences promues par le cinéma mais qui

n’ont pas éclos pour une, deux ou trois raisons liées à l’industrie cinématographique.

Notes sur le Cinéma en R. V.

17 Au début des années 1980, John Hull (1935-2015), professeur et théologien, découvre

qu’il sera aveugle et décide d’enregistrer sur cassettes l’expérience de ce que sera sa vie

au-delà de la vision. En 2014, Peter Middleton et James Spinney ont produit Notes of

Blindness : Into Darkness (2014), une œuvre audiovisuelle en Réalité Virtuelle, inspirée

de l’histoire de John. Dans le travail, les réalisateurs utilisent les audios enregistrés par

John comme guide pour les images et le résultat est une transformation progressive des

sens : la perte progressive de la mémoire visuelle, la désintégration des souvenirs, la fin

de la matérialité de l’image, parmi tant d’autres sensations que l’expérience en RV que

Notes nous permet d’avoir.

18 Les paroles de John mènent le récit et ont une force brutale face à ce qu’il est possible

de « voir ». Les graphismes minimalistes façonnent des images troublantes. Tout est

conçu pour que le spectateur plonge dans le monde de John et « ressente » comment

c’est de perdre la vue. La narration à la première personne amplifie l’effet de

l’expérience. Notes of Blindness fait partie d’un nouveau type de récit filmique dans

lequel le sujet appartient à l’histoire et réagit comme s’il était vraiment « là ». Ce

sentiment d’appartenance à la Réalité Virtuelle est ce qui la distingue des autres

médias. Nous n’avons pas encore le « contrôle » total sur la création d’un monde

artificiel qui nous ressemble ou qui ressemble au monde dans lequel nous vivons.

Toutefois, pour que ce soit possible, la technologie est en cours de développement.

19 Étant une nouvelle pratique, le Cinéma R. V. est dans l’attente d’une définition.

Concernant la pratique, il s’agit d’expériences cinématographiques produites en format

360o et exposées à travers la Réalité Virtuelle. Par conséquence, comme il s’agit d’un

environnement régi par ses propres lois, il est évident que le langage, la pratique et

l’expérience cinématographiques ne fonctionnent pas de la même manière.

20 Le langage que le cinéma a configuré tout au long du 20e siècle doit être étudié, car il

est basé sur l’hypothèse que le directeur de la photographie contrôle le point de vue de

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la caméra. En R. V., les spectateurs choisissent la direction à regarder. (LAVALLE, 2016,

p.11, notre traduction)

21 William Uricchio, professeur au département d’études comparatives des médias au MIT

– Massachusetts Institute of Technology, dans une interview accordée à la chaîne

YouTube Eye, cite trois questions pertinentes sur les confluences du cinéma lorsqu’il

est produit en Réalité Virtuelle : le cadre, le point de vue (ou montage) et les types de

récits efficaces pour la Réalité Virtuelle. Selon lui, ces trois points devraient, non

seulement coller au langage cinématographique, mais aussi à d’autres, par exemple le

langage du jeu vidéo qui est produit pour fonctionner dans un langage 3D.

22 Bates (1991) démontre le potentiel de la nouvelle technologie. Il questionne la nécessité

d’un langage spécifique pour créer des films pour un environnement virtuel immersif.

Ce langage devrait être analogue à celui, largement discuté par des théoriciens sur le

langage cinématographique, qui passe par des questions sur le cadre, le montage et le

récit.

23 Dans ce contexte, Bates propose des pratiques qui tiennent compte de l’utilisation des

techniques d’éclairage, des positions des caméras et de la construction sonore. Il attire

l’attention sur les formats qu’un sujet moyen est capable de percevoir à partir

d’éléments clés tels que « l’espace physique, les objets et les forces naturelles. »

(BATES, 1991, s / p)

24 En effet, la rencontre du cinéma avec la Réalité Virtuelle fait vibrer le langage

cinématographique, absorbé par les motifs esthétiques dominants dans l’Histoire du

cinéma.

25 Il existe le genre cinématographique qui se réinvente comme le cinéma expérimental,

le cinéma direct, le cinéma indépendant, etc. Il fait vibrer le langage institutionnalisé et

présente d’autres manières de penser le cinéma.

26 Dans le Cinéma R. V., les limitations du cadre disparaissent. Le montage attend un

« clic » pour passer à une autre étape. L’expérience est individuelle. Le récit est

contrôlé par un sujet qui participe et interagit avec l’histoire selon les lois qui régissent

la Réalité Virtuelle. Il est évident qu’un nouveau langage se forme et ne peut pas

simplement recycler de vieilles formules. Il y a un temps pour arriver à maturité. C’est

ainsi qu’au moment de l’émergence du cinéma, celui-ci imite le théâtre. Après tout, la

réalité virtuelle n’est pas seulement un médium que le cinéma utilise pour projeter des

films, tels que la télévision, les téléphones portables, les ordinateurs. C’est un médium

qui transforme la façon traditionnelle de faire du cinéma. Dans ce nouveau modus

operandi, le spectateur devient un agent du film et choisit où regarder, interfère avec le

temps, participe à l’histoire et manipule des objets à travers des dispositifs. Dans ce

processus d’hybridation entre les deux milieux, il y a une frontière apparente, qui ne

peut être perçue comme une séparation, mais comme une juxtaposition. Et, ce qui était

autrefois un processus d’hybridation devient univoque et la frontière, raréfiée.

27 Pour le moment, il est difficile d’anticiper les types de contenu qui surgiront à partir de

cette entreprise, leurs potentialités et limitations. De toute façon, cela influence la

production d’énoncés, d’images, de pensées et d’affections. C’est une question qui se

dédouble dans la possibilité et dans l’impossibilité de cette nouvelle relation du cinéma

avec le milieu virtuel.

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Page 98: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

BIBLIOGRAPHY

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Entrelacs, 17 | 2020

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NOTES

1. Il existe un type de Réalité Virtuelle appelé immersif qui diffère de non immersif. Slater (2009)

illustre l’utilisation « presque » d’un métalangage. Selon l’auteur, la différence fondamentale

réside dans la capacité du système immersif à simuler un système non immersif. L’inverse

n’existe pas. Dans un environnement virtuel régi par des lois idéales, il est possible de simuler

l’interaction avec un ordinateur, mais l’utilisation de l’ordinateur pour simuler un

environnement immersif ne fonctionne pas de la même manière, c’est-à-dire qu’il s’agit de

conditions asymétriques d’une réalité physique.

2. La signification du terme sensorimoteur est liée à l’intelligence pratique du corps dans ses actions avec le monde extérieur. Dans l’environnement

virtuel, il existe des incohérences sensorimotrices et peu importe le nombre de canaux d’interaction disponibles. Un type d’incohérence, par exemple,

est la simulation du corps gravissant une échelle alors que le corps dans le monde réel reste inerte.

3. Comme c’est une pratique récente entre le cinéma et la Réalité Virtuelle, les termes de cette rencontre ne sont pas encore définis. Pour cette

recherche nous utiliserons l’expression cinéma en RV. Fuchs (2019) suggère le terme Cinéma 360°. Nous ne sommes pas d’accord avec Fuchs, car il

comprend que l’utilisation du terme 360° est simpliste et ne comprend pas la Réalité Virtuelle dans toute sa capacité à produire des effets complexes,

bien au-delà d’être simplement un environnement 360°.

ABSTRACTS

Abstract :

VR cinema is an interchange between cinema and a specific kind of technology that simulates

virtual environments, but both claim what belongs to them, which is proper to the medium. The

cinema has its own grammar that slips under its forms of narrative and does not keep so many

secrets anymore and Virtual Reality is polymorphic. In this meeting, cinematic diegesis suffers a

blow and puts language in wait for a new convention and infers other ways of thinking the

cinema, which now, needs to be experienced from the inside.

RésuméLe cinéma en Réalité Virtuelle (V. R.) est une rencontre entre le cinéma et un type spécifique de technologie qui simule les environnements virtuels.

Cependant, tous deux revendiquent ce qui leur appartient : le cinéma, avec son propre langage qui glisse sous ses formes d’expression artistique et

la Réalité Virtuelle qui est polymorphe. Lors de cette rencontre, la diégèse cinématographique subit un changement et met le langage à l’affût denouveaux modes de composition. Il induit d’autres façons de penser le cinéma, qui doit désormais être vécu de l’intérieur.

AUTHORS

MS. CLAUDIA PEREIRA DE OLIVEIRA

Doctorante en médias et technologie – UNESP – Université d’État de São Paulo Júlio de Mesquita

Filho sous la direction de Osvando J. de Morais. Elle était récemment visiteur de recherche à

Université de Montréal – UdeM – au Laboratoire CinéMédias du Département d’histoire de l’art et

d’études cinématographiques (bourse d’études MITACS – programmes de recherche et de

formation au Canada).

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Page 100: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

PROF. DR. OSVANDO J. DE MORAIS

Professeur et chercheur en Théories des Médias Numériques et Herméneutique, à l’Université

d’État de São Paulo (UNESP) Júlio de Mesquita Filho, Campus Bauru. Il est spécialiste de théorie de

la communication et de la culture, herméneutique, communication et sémiotique visuelle. Il a

publié le livre : Grande Sertão : Veredas – O Romance Transformado (le Grand Sertão : les Sentiers

– La Romance Transformée), Édition de l’Université de São Paulo (EDUSP), 2000. Parallèlement, il

a contribué, comme éditeur et organisateur, à plus de 70 ouvrages collectifs, fruit de son travail

d’enseignant et de chercheur sur les Relations entre Littérature, Télévision et Adaptation de

Textes Littéraires pour le Cinéma et la Télévision. Ces dernières années, ses recherches se sont

concentrées sur les théories des médias numériques, des technologies, des arts et des cultures.

Elles ont abouti à la publication de plusieurs articles : Art photographique de Benjamim Abrahão :

« Résonances, technologies, culture et mémoire brésilienne, dans le milieu des années 1930 »,

Razón y Palabra, 2019 ; « McLuhan dédoublé : théories, concepts, technologies et ruptures »,

Revista Internacional de Comunicación y Desarrolo, 2020 et « l’imaginaire, l’imagination et les

récits : ébauche d’une théorie des images », Annuaire Estúdios en Comunicación Social

Disertaciones, 2020.

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Page 101: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Hybridations audiovisuelles

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Page 102: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Un espace « Cannes XR » au Marchédu Film :Quels enjeux pourl’industrie du cinéma ?Hélène Laurichesse

À quoi ressemble l’avenir du film ? Ça commence au Marché du film où chaqueannée, des professionnels du monde entier se réunissent pour partager et découvrirles dernières tendances de la production et de la distribution cinématographique1.

1 Moins anecdotique qu’il n’y paraît, cette publication, en entremêlant le devenir du

cinéma à celui du marché du film à Cannes (MdF) pointe l’importance de ce dernier

pour témoigner des tendances de l’industrie du cinéma. Aussi, lorsqu’en 2019, le MdF

introduit un nouvel espace baptisé « Cannes XR », offrant ainsi une visibilité

appréciable aux technologies immersives, ce parti pris est d’autant plus notable qu’il

s’inscrit dans le contexte symbolique et polémique d’un festival de Cannes défendant

une vision traditionnelle du film avec l’exigence (désormais isolée) que tous les films en

compétition sortent obligatoirement en salles2. Certes, les objectifs du marché et du

Festival de Cannes peuvent présenter des différences, mais leur imbrication, nous le

verrons, ne s’est jamais démentie tout au long des dernières décennies. Bien au

contraire, ils fonctionnent à la manière d’un couple, se renforçant l’un et l’autre de

façon complémentaire, un pied dans l’artistique, l’autre dans l’économique. L’espace

« Cannes VR », évoque pourtant la perspective d’un cinéma qui se situe au-delà de son

dispositif historique réunissant un public dans une salle devant un écran. « C’est parce

que la nature de l’art a changé que du cinéma devient pensable en dehors d’une histoire qui s’est

plus ou moins confondue avec l’exception de son dispositif historique3 » souligne Luc Vancheri

en s’inscrivant dans la lignée des récents travaux académiques sur le devenir du

cinéma4. Ces derniers tendent à l’optimisme pour considérer le rayonnement d’un

cinéma qui ne saurait se confondre avec un dispositif technologique figé, bien au

contraire, ce dernier étant amené à évoluer avec son contexte et à s’adapter.

« S’adapter », c’est d’ailleurs le maître mot mobilisé par les personnalités

hollywoodiennes interrogées sur la survie des films dans les dix prochaines années5.

S’adapter à ce qu’Emmanuel Durand6 appelle « l’heure hybride », celle des technologies,

celle des pratiques des publics, celle d’une nouvelle cinéphilie7 dans un environnement

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numérique qui met en question la filière et le film depuis sa création en passant par sa

production et ses circuits de distribution et de diffusion. C’est toutefois dès ses origines

que le cinéma a été confronté au défi de ce renouvellement permanent, dans une

dynamique d’inventions et d’innovations qui nécessitent pour être couronnées de

succès une bonne connaissance du marché et de ses évolutions8. Les innovations

apportées par les technologies immersives présentent à ce titre la potentialité

d’apporter au secteur cinématographique un positionnement fortement différenciateur

au regard des nouveaux usages des publics dans le contexte de développement de

l’offre des plateformes. Une perspective porteuse qui explique très certainement la

présence de la réalité étendue au sein du plus influent des marchés du film. En ce sens,

l’étude de cas de « Cannes XR » au MdF nous semble susceptible d’apporter quelques

éclairages sur les liens à établir entre les industries des technologies immersives et

celle du cinéma. Comment le marché s’approprie-t-il ces technologies, avec quels

objectifs, et quels moyens, et pour quel public ? Ces questionnements s’inscrivent dans

la lignée des travaux des Productions Studies9 qui visent à conceptualiser les pratiques de

travail des professionnels en mettant l’accent sur le monde de la production envisagé

comme une culture, avec ses propres codes et rituels. Après avoir défini ce que l’on

entend ici par « marché » et par « XR », nous évoquerons à travers « Cannes XR »

comment l’industrie du cinéma s’empare des innovations des technologies immersives

et quelles perspectives et limites se dessinent dans cette dynamique.

XR : Le champ des technologies immersives

2 La terminologie de « XR » qui renvoie à la réalité étendue10 n’est pas encore usuelle

dans le langage courant, elle correspond à l’évolution rapide des technologies dites

immersives qui se déploient désormais au-delà de la réalité virtuelle (VR). Dans le

secteur culturel, elles sont rattachées à ce que l’on appelle les « arts numériques11»

même si l’appellation ne fait pas tout à fait consensus, multimédia, transmédia,

création numérique lui étant parfois préférée. La rencontre entre art et science qui

caractérise ce secteur lui confère un positionnement atypique comparativement à celui

des arts, mais aussi à celui des industries culturelles qui s’appuient sur des processus de

création et des modèles économiques différents. La création dite numérique engendre

en effet la mise en œuvre de collaborations complexes mêlant des créateurs, des

ingénieurs, des scientifiques en posant une difficulté à identifier ce qui relève de

l’artistique et ce qui relève de la technique. Elle s’exprime dans les performances

audiovisuelles (A/V), les arts de la scène et en particulier la danse, la réalité virtuelle, le

Net art, le Bio art, l’art robotique, le jeu vidéo, la stéréolithographie, la téléprésence12

pour faire émerger des œuvres par essence variées et hybrides qui viennent

entrecroiser ces différents domaines. Elle recourt par ailleurs à des modalités

spécifiques de financement, de diffusion, de commercialisation et de conservation et se

distingue par ses dimensions interactive et immersive, deux concepts assez largement

discutés dans les recherches académiques. Au sujet de l’œuvre immersive dans les arts

numériques, les définitions proposées dans le dossier CRISP – bien qu’ouvrant très

certainement au débat – nous semblent assez éclairantes sur les perspectives qu’elles

impliquent pour pouvoir servir de référence à notre analyse :

Le propre d’une œuvre immersive, c’est de pouvoir faire vivre une expérienceartistique, esthétique de l’intérieur, en réservant au spectateur la place centrale et

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non pas une confrontation classique avec une œuvre, en face à face, comme pourl’accrochage d’un tableau ou la visualisation sur écran.[…] Au sens strict, les arts numériques sont à la source d’une véritable « inter-action », en sollicitant un mouvement de l’œuvre vers le spectateur et,inversement, du spectateur vers l’œuvre13.

3 Nous compléterons cette approche par celle envisagée dans le secteur audiovisuel avec

une création numérique reprenant ces deux dimensions au prisme de l’œuvre

audiovisuelle :

Par œuvre immersive et interactive, on entend des projets de créationaudiovisuelle, développant une proposition narrative, et destinés à un ou plusieurssupports qui permettent une expérience de visionnage dynamique fondée surl’activation de contenus ou par simple déplacement du regard. Ce champd’intervention recouvre notamment les œuvres destinées aux technologiesimmersives (réalité virtuelle et augmentée) et les narrations interactives conçuespour le web ou les écrans mobiles. Naturellement hybrides et transdisciplinaires,ces œuvres se situent principalement au point de rencontre du cinéma et du jeuvidéo14.

4 Cette approche, vouée à « révolutionner 15» l’expérience du public d’un film :

Consiste à faire entrer le spectateur dans une histoire, un jeu, une compositionmusicale, une œuvre d’art contemporain, de danse, de théâtre, en sollicitantplusieurs sens par des technologies comme la réalité virtuelle, la réalité augmentée,l’audio spatialisé, le vidéo mapping pour une expérience solo ou collective réaliséedans un espace public. Il peut s’agir d’un lieu dédié, orienté divertissement (LBE « Location Based Entertainment »), ou de lieux non dédiés comme des musées, salles despectacles, centres d’art, etc16.

5 Avec l’expérience immersive, il est possible de vivre une réalité en 360 °en regardant

non plus seulement un écran devant soi, mais en percevant tout ce qui nous entoure

avec une possibilité d’interagir. Pour parvenir à cette immersion, différentes

technologies se combinent pour former l’ensemble vaste regroupé sous le terme

générique de réalité étendue (XR) désignant à la fois la réalité augmentée (AR) et la

réalité virtuelle (VR).

6 De manière synthétique « la XR viendrait pallier le manque d’immersion de la réalité

augmentée et la non-prise en compte du réel de la réalité virtuelle17». En l’occurrence,

l’immersion par le biais de la VR se réalise avec un casque qui coupe de la réalité

pendant que l’AR introduit des objets virtuels dans le champ de vision de l’utilisateur

sur l’image du monde réel. Enfin ce que l’on appelle la réalité mixte (MR) combine

objets virtuels et réels et se situant à mi-chemin entre une expérience de réalité

virtuelle et de réalité augmentée.

Art & Industrie : Les marchés de l’économie de laculture

7 Si la définition la plus large du marché peut le présenter comme une place d’échange,

l’approche économique et l’approche sociologique n’y projettent pas les mêmes

perspectives, respectivement transactionnelles et relationnelles. Du point de vue de

l’économie, le marché est un point de rencontre entre l’offre et la demande qui permet

la formation d’un prix dans le cadre d’une transaction (achat/vente). « Un lieu physique

dans certains cas, mais surtout un lieu abstrait dans le cadre duquel sont atteints des points

d’équilibre, en déterminant les quantités échangées et les prix de cession 18». Du point de vue

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de la sociologie, le marché représente un lieu dans lequel se construisent des relations

sociales entre ses différents acteurs.

8 À ce titre, les marchés constituent des places d’observation privilégiées des évolutions

et tendances d’une industrie, de leur dynamique créative et renseignent la

connaissance et la compréhension du fonctionnement du secteur. Ils constituent aussi

le lieu de découverte des talents si bien que leur rapport à la création, à la production

et à la valorisation d’œuvres est de plus en plus questionné, comme l’illustrent deux

questions essentielles posées dans l’éditorial de la revue Marges dans un numéro

consacré à « L’art avec ou sans le marché » :

Le marché est-il réellement devenu le prescripteur principal des valeursartistiques ?Le marché détermine-t-il l’évolution des productions artistiques ? Et si c’est le cas,comment et par quels relais ?19

9 Le rôle du marché ne serait donc pas circonscrit à trouver des débouchés à des œuvres

déjà produites, mais également à façonner, conditionner, accompagner, des œuvres en

développement, voire à faire et défaire des « réputations »20.

10 Dans le secteur artistique, il faut toutefois rappeler que le marché peut difficilement

être appréhendé d’une façon homogène, au regard des différences observées dans les

modalités de fonctionnement du secteur des arts et des industries culturelles. Si le

travail créateur, le caractère aléatoire de la demande, l’exigence d’un renouvellement

constant des produits, l’importance de la notoriété et des récompenses constituent des

spécificités communes aux domaines artistiques, chaque marché présente ses

caractéristiques propres. Le marché de l’art notamment fonctionne autour d’acteurs

tels que les galeries, les critiques, les commissaires-priseurs, les conservateurs, les

collectionneurs, les enseignants des écoles d’arts. La formation de la valeur et des prix

s’y réalisant à partir de l’expertise scientifique de ces acteurs sur la base de la rareté

des biens. Le marché des industries culturelles21 qui concerne le secteur du cinéma

renvoie à des entreprises qui utilisent des méthodes industrielles pour la reproduction

des œuvres culturelles (par exemple, le film œuvre unique se démultiplie avec les

copies du film) à des fins d’exploitation commerciale en composant avec une dimension

créative prédominante dans le processus de production et une dimension économique

plus contraignante que dans le secteur des arts. Sur ce marché, le prix (le plus souvent

encadré par les pouvoirs publics) n’étant pas un indicateur de qualité, la notoriété, et le

système de médiation y est déterminant.

11 Le marché des arts numériques quant à lui est historiquement davantage associé au

marché de l’art qu’à celui du film, tout en présentant de grandes spécificités :

Les artistes post-Internet – le terme ayant lui-même fait l’objet de nombreux débats– sont considérés comme une génération qui pense avec et au travers destechnologies en réseaux, dans ses œuvres mêmes22.

12 La proximité de ses créations artistiques avec celles du design et avec celles du monde

du spectacle le marginalise dans le monde des arts et sa dimension expérimentale

reposant sur des œuvres rarement commercialisables le rend atypique dans le secteur

des industries culturelles. On pourra ainsi étendre la réflexion posée comme suit à

propos du secteur de l’art à celui des industries culturelles :

[…] l’interdisciplinarité des arts numériques entre en conflit avec les catégorieséprouvées de l’art contemporain, qui ont été construites au fil des années par desspécialistes qui souhaitent garder leurs champs d’intervention23.

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13 Dans cette perspective, il convient de garder à l’esprit une spécificité des technologies

immersives dans leur croisement entre différentes disciplines artistiques, le cinéma, le

théâtre, la danse, le jeu vidéo pour questionner le rapprochement entre le marché du

film de Cannes et le secteur des technologies immersives.

Cannes XR

14 L’espace « Cannes XR », initié en 2019, a été introduit dans le cadre du marché

international du film inauguré en 1959, soit, treize ans après le Festival de Cannes. Le M

dF organisé de manière très artisanale et improvisée lors des premières années s’est

ensuite structuré au fil des décennies pour devenir un rendez-vous « incontournable 24»

de tous les professionnels de l’audiovisuel. La grande majorité des sociétés y réalisant

leur chiffre d’affaires de l’année, une absence à Cannes est généralement interprétée

comme un signal de mauvaise santé d’une société audiovisuelle25. En 1995, sous la

direction de Jérôme Paillard, le festival et le marché deviennent imbriqués dans leur

fonctionnement, le MdF intégrant l’association française du festival. Ce faisant,

l’évènement cannois devient pionnier d’une forme d’industrialisation des festivals qui

va se généraliser dans la profession (Toronto, Berlin, Venise notamment). Une

évolution qui correspond à ce que Dina Iordanova26 appelle « Festival Industry Oriented »

en observant que le rôle initial du festival qui se situait traditionnellement au niveau

d’un soutien à l’activité de distribution est en train d’évoluer sur le terrain du

développement et de la production en prenant exemple sur Cannes et sa combinaison

gagnante « marché-festival ».

15 La double visée culturelle et commerciale qui caractérise l’évènement cannois se

traduit par une très forte imbrication des deux évènements :

Dans une manifestation bien organisée comme celle du festival de Cannes, personnen’est capable de distinguer ce qui relève du marché et ce qui relève de l’évaluationartistique, quels acteurs participent a l’une ou a l’autre des différents systèmes delégitimité et de valorisation27.

16 Dès lors, on peut observer une évolution de la fonction des « festivals » vers une

dimension créative, y compris en l’absence de marché officiel. Devenus des « managers

créatifs » et des « intermédiaires culturels », ils permettent aux films d’exister dans

leur développement et leur production28. L’exemple cannois, emblématique de ce

positionnement double, confirme son importance en tant qu’évènement référent pour

l’ensemble du réseau des festivals.

17 Considérons à présent l’espace « Cannes XR » au sein du MdF en rappelant le rôle

d’accompagnement des professionnels dans leurs démarches transactionnelles et

relationnelles dont il s’est investi. Des stands, des salles de projection et des espaces de

conférences et travail les y accueillent dans un espace découpé en différentes zones

(Illustration 1) avec un accès réservé aux professionnels accrédités29. L’espace intérieur

« Riviera », qui regroupe les stands et pavillons des exposants professionnels de

différents pays et secteurs, accessibles par l’entrée principale du Palais des festivals au

niveau – 1 (Illustration 2) est celui qui a hébergé en 2019 « Cannes XR ». Il est complété

des espaces pour les exposants institutionnels et les pays à l’extérieur avec les zones

Pantiero et Riviera.

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Illustration 1 : Le FIF et le MdF à Cannes. Source Site officiel du Festival

Illustration 2 : Espace Riviera au marché du film. Source : Photo personnelle

18 Le MdF, reconnu comme le plus grand marché du cinéma sur un plan international,

regroupe 12 500 professionnels, 4000 films et projets, 1400 projections, 121 pays30 et

représente 1 milliard de $ de chiffre d’affaires généré en 201931. Les activités s’y

organisent autour de deux axes principaux :

Le premier qui représente la plus grosse partie du chiffre d’affaires concerne désormais les

projets. Les activités sont consacrées à la recherche de partenaires financiers, artistiques ou

techniques sur la base de séances de pitching organisées pour trouver des producteurs ou de

sélections dans des résidences d’écriture ou autres workshops32. À cet effet, le travail peut

être initié très en amont à travers notamment la plateforme Cinanado33 qui recense tous les

professionnels présents et les dates de leur présence. Il peut également s’appuyer depuis

2016 sur application dédiée à l’envoi d’invitations et au visionnage offline Service Match &

Meet.

Le second est relatif aux films terminés pour lesquels des achats et ventes vont être effectués

avec des chiffres stables autour d’un peu moins de 3000 films en ventes et 1400 projections.

À la façon d’un zapping, les acheteurs passent d’une salle de projection à l’autre et s’ils sont

intéressés par un film, se rendent ensuite sur les stands pour négocier le meilleur prix.

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19 L’imbrication « festival-marché » permet aux professionnels de mener de front

plusieurs activités en même temps, ils viennent à la fois défendre un film en

compétition dans une des sélections, vendre ou acheter les films produits pour le

marché national ou international34, pré-vendre leurs nouveaux projets, sceller des

partenariats.

20 Au sein du bâtiment Riviera, l’espace « Cannes XR » se situe au côté de lieux dédiés à la

fiction (projections des films, stands des pays et des distributeurs du monde entier, au

documentaire (Cannes Docs), au film court (Short Film Corner), à l’animation

(Animation Day), aux nouvelles technologies (Next). L’espace « Next », initié en 2017,

était supposé représenter jusqu’en 2019 l’ensemble du secteur des technologies, mais la

VR y occupant 90 % des activités représentées en 2018, la décision de créer un espace

spécifique pour les technologies immersives a été prise. « Next » se consacre à présent à

la valorisation de l’ensemble des nouveaux modèles d’innovation autour des

blockchains, de l’intelligence artificielle, des start-up, des nouveaux concepteurs.

21 Pour l’organisation de l’espace XR, une carte blanche a été donnée à Elie Levasseur35, un

Français basé à Londres spécialisé dans le secteur de l’industrie VR. Selon ses dires,

l’orientation retenue pour cette inauguration était celle d’un positionnement B2B

destiné à favoriser les rencontres entre professionnels du secteur. La promotion du

secteur XR auprès des acteurs traditionnels de l’industrie cinématographique

constituait l’objectif premier avec l’idée que l’émulation autour de cette nouveauté à

Cannes pourrait attirer certains festivaliers venus pour le cinéma. Pendant six jours (du

14 au 19 mai 2019), environ 1000m2 ont été dédiés à « Cannes XR » dans les 10 000 m2

du bâtiment Riviera, composé d’une salle de conférence de 80 places, d’un salon-vitrine

VIP pour présenter les nouveaux projets, d’une arcade VR avec 10 stations proposant

une cinquantaine de films, et d’une douzaine de stands de sociétés spécialisées dans la

technologie XR36. Une extension de cet espace était prévue pour l’année 202037 dans le

site prestigieux de l’ancien casino Palm Beach, (1600m2) avec de nouvelles propositions

(une compétition pour la meilleure œuvre cinématique XR notamment).

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Illustration 3 : Stand chinois dans l’espace Cannes XR. Source : Photo personnelle

22 Du point de vue du marché, la mise en relation entre le cinéma et la XR, nous semble se

formaliser à deux niveaux, le niveau du film et des pratiques de création, de production

et de distribution et le niveau de l’industrie du cinéma avec la dimension encore

expérimentale du secteur XR.

Quand les contenus rencontrent les technologiesimmersives

Illustration 4 : Quand la narration rencontre les technologies immersives. Source : Visuel officielCannes XR

23 Le visuel de présentation de l’espace « Cannes XR » (Illustration 4) met l’accent sur la

rencontre entre la narration et les technologies. Le défi de ce croisement est de

parvenir à articuler ces deux ressources afin de créer de la valeur pour la filière

cinématographique. Pour ce faire, expérimenter la maîtrise d’une « écriture

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immersive » constitue le premier des enjeux à relever. Oriane Morriet38 démontre à cet

effet la nécessité pour les scénaristes ayant une expérience du cinéma à intégrer des

aptitudes et compétences spécifiques pour une expérience audiovisuelle visant à

proposer une dimension spatiale et interactive. Il leur faudra notamment acquérir des

connaissances qui jusqu’alors ne relevaient pas de leur métier, en l’occurrence, celles

relatives aux conditions de production et de diffusion. Apprendre à écrire un scénario

en anglais devient aussi un impératif dans un contexte de production internationalisée.

La faisabilité des œuvres qui mobilisent les technologies XR est conditionnée par des

impératifs financiers et techniques, plus encore que dans la fiction traditionnelle,

même si le point d’entrée (voulu par le MdF tout au moins) dans l’univers XR privilégie

le récit. Autrement dit, la technologie vient en appui du récit, mais le récit doit

nécessairement intégrer les potentialités la technologie. Il en va de même pour la

connaissance du contexte de diffusion des œuvres, en raison des investissements très

lourds qu’impliquent les dispositifs d’exposition, les scénaristes doivent être en mesure

de choisir des options de récit qui pourront faciliter la diffusion dans des lieux dédiés

ou via une plateforme. Il est à noter que le format court des œuvres en VR s’explique

notamment par ces contraintes. Il faudra aussi que les scénaristes se familiarisent avec

de nouvelles techniques de scénarisation mobilisant le « je » lors de l’écriture pour se

projeter dans « l’expérience utilisateur », dans la perspective de limiter les

problématiques physiques (motion sickness). L’utilisation de documents inédits

empruntés aux domaines de la chorégraphie, des jeux vidéo et du théâtre permettront

de « spacialiser » l’écriture avec des plans au sol ou des story-boards à cadrans.

24 L’écriture n’est naturellement pas la seule étape qui doit apprendre à composer avec ce

nouveau langage, les réalisateurs de cinéma n’étant pas formés pour la majorité pour

utiliser les caméras 360°, la notion de cadre est complexe à gérer dans une expérience

où le spectateur peut regarder là où il veut. Il faut donc apprendre à travailler des

ressorts scénaristiques et de mise en scène, pour essayer de contrôler son expérience et

avec elle l’histoire qui est racontée, à la façon d’un tour de magie. Faire en sorte de

provoquer une curiosité visuelle ou sonore par exemple pour attirer le regard à un

endroit donné constitue un enjeu nouveau pour les scénaristes et réalisateurs39. Le

mode d’expression de la VR puisant dans la chorégraphie, le théâtre, le jeu vidéo, c’est

tout un nouvel arsenal de connaissances et de compétences auxquels doivent s’ouvrir

les créatifs dans le secteur VR/XR40. Les aptitudes requises jusqu’alors pour exercer leur

métier s’en trouvent modifiées, nécessitant une ouverture plus large à la connaissance

des modalités de travail ayant cours dans d’autres secteurs artistiques.

25 Dans le souhait de présenter les innovations technologiques à travers des contenus,

l’espace XR au MdF proposait un espace de visionnage en partenariat avec la société

SpringboardVR à partir d’un catalogue de films en VR disponible sur des bornes telles

que présentées sur l’illustration 5 au moyen de casques à disposition.

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Illustration 5 : Bornes de visionnage de l’espace XR au MdF. Source : Photo personnelle

26 D’autres expériences immersives pouvaient être testées sur les stands ou lors de

showcases. À titre d’exemples on peut citer une séquence immersive de la chanson «

You’re The One That I Want » du film culte Grease proposée par les sociétés Intel et

Paramount expérimentant la capture 3D volumétrique, une expérience des premiers

pas sur la lune proposée par Universal Pictures, les premières images en avant-

premières des créations de Jan Kounen (7 Lives et Ayahuasca (Kosmik journey).

Parallèlement aux démonstrations, des séances de workshops et pitchings se tenaient

dans l’espace, une nouveauté était programmée pour l’édition 2020 avec un concours

organisé par la société Positron, sponsor de l’évènement avec un prix de 60 000 € de

prix aux contenus primés.

27 Selon notre expérience des œuvres visionnées sur place, cette rencontre entre la

narration et la technologie reste encore superficielle, la majorité des œuvres présentées

faisant davantage appel à la sensation qu’à la narration. Cette dernière, souvent peu

construite, apparaît plus comme un prétexte à la démonstration technologique que

comme un véritable enjeu en dépit du discours autour des ambitions narratives. Une

problématique d’ailleurs abordée de front lors de l’évènement « Cannes XR » avec une

conférence spécifique à la problématique de la narration destinée à réfléchir à ces

questions avec les différents professionnels de la filière du cinéma.

Des technologies immersives innovantes pour lecinéma

28 « L’industrie cinématographique est la plus technologique des industries créatives41»

soulignent Elisa Salvador, Jean-Paul Simon, Pierre-Jean Benghozi en rappelant sa

longue histoire de nouveaux entrants et nouvelles technologies. Comme tout domaine

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artistique, le secteur cinématographique repose sur l’innovation, « la capacité (et la

nécessité) de continuer à offrir aux consommateurs de nouveaux produits « créatifs » ». Son

industrie s’est ainsi régulièrement renouvelée pour tenir compte d’un contexte

environnemental en mutation constante (la télévision, la vidéo, Internet, le

numérique). Autrement dit, les nouvelles technologies sont pour le cinéma à la fois de

nouvelles sources d’inspiration pour ses auteurs et de nouvelles formes de concurrence

pour son industrie. Le point de rencontre entre ces différentes évolutions se situe dans

la nécessité de repenser l’expérience cinématographique et son modèle. Aujourd’hui,

face à la concurrence des plateformes qui proposent une consommation de contenus

instantanée, accessible à tout moment sur tablette, smartphone, ordinateur ou sur

l’écran de la télévision, l’enjeu est de faire de la sortie en salle une expérience forte et

mémorable en utilisant toutes les innovations technologiques disponibles. En ce sens,

les technologies immersives présentent un attrait incontestable pour proposer une

offre véritablement différenciée de celle de la consommation à domicile ou mobile. La

dynamique d’innovation qui sous-tend le secteur XR requiert toutefois des

investissements lourds dans la recherche que peut difficilement supporter l’industrie

du cinéma. Les investissements se réalisent alors le plus souvent en dehors du circuit

traditionnel et de la chaîne de valorisation d’un projet audiovisuel par des sociétés

extérieures à ce secteur. On observe toutefois une évolution avec une implication des

majors de l’industrie américaine dans la production des projets VR ambitieux, qui ne

sont pas directement commercialisables, comme ceux présentés par les sociétés

Paramount ou Universal dans l’espace Cannes XR. Le fonctionnement des majors

désormais adossé à la gestion de propriétés intellectuelles, formalisées par des licences

dans le cadre des franchises/marques (Stars Wars, Batman, etc.), favorise un engagement

financier de la sorte au contraire des entreprises françaises qui n’ont pas cette culture

de la licence.

29 Parmi ces innovations, les principales technologies présentées en 2019 à Cannes XR

comme susceptibles de servir le cinéma concernent trois principales perspectives :

la capture du mouvement des yeux afin de reproduire la vision naturelle et augmenter la

qualité de l’image transmise sur les écrans pour enlever les sensations de cinétose.

la capture volumétrique permettant de capturer le mouvement en 3D

la 5 G qui doit permettre l’allègement des dispositifs (câble notamment) en révolutionnant

complètement l’écosystème de la XR

30 Force est de constater lorsqu’on découvre l’espace XR à Cannes, que la rencontre entre

les deux secteurs se situe à un stade encore très expérimental. Le marché physique du

MdF, est en ce sens important pour permettre aux entreprises spécialisées dans le

secteur XR de présenter leurs innovations aux professionnels du cinéma et de

l’audiovisuel de dédier dans un espace spécifique. La nature expérimentale de ce

marché appliquée au cinéma permet de comprendre que les expositions s’adressent à

des professionnels plus à même de juger le potentiel des projets à partir d’œuvres qui

ne sont pas encore abouties sur un plan cinématographique en raison d’une narration

et d’une mise en scène quelque peu défaillantes. On retrouve ici une problématique qui

se pose aussi dans l’industrie vidéoludique :

Dès lors, un clivage s’affirme entre défenseurs d’une activité ludique qui ne requiertaucun paravent narratif pour exercer sa puissance d’attraction, et ceux pour qui laplasticité du jeu rend possible une nouvelle forme de cinéma, de jeu avec unehistoire, une narration renouvelée, dynamique et en temps réel42.

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31 Quelques années semblent encore nécessaires pour que les métiers créatifs se

familiarisent avec les potentialités de la VR, que les technologies se stabilisent pour

procurer une expérience compatible avec un bien-être physique, et tout autant pour

trouver un modèle économique viable. C’est donc la dimension relationnelle du marché

qui est envisagée dans le cadre du MdF pour une mise en relation des professionnels

entre eux, rejoignant ainsi le rôle d’intermédiaires culturels des festivals et marchés

évoqués précédemment. Pour autant, le MdF se positionne aussi dans une perspective

de réflexion sur le modèle économique du couple Cinéma-XR. Vingt-quatre conférences

ont été organisées à cet effet par le marché, sur les enjeux des LBE, les modalités de

financement des œuvres, et en particulier les coproductions internationales, les enjeux

de la 5 G, les aspects juridiques de la création immersive, le modèle économique de

diffusion à l’international. Cette dernière conférence, présentée au pavillon les cinémas

du monde, invitait les professionnels du secteur des réalités immersives à dialoguer

avec les attachés audiovisuels du réseau culturel français à l’étranger afin de réfléchir à

des modèles d’accompagnement vertueux de diffusion des créations immersives à

l’étranger.

32 Appréhender du point de vue du marché le secteur XR est complexe en raison de son

interdisciplinarité. Pour cette raison, des chiffres très différents peuvent être avancés

selon que l’on considère ce qui relève des contenus ou ce qui relève de la recherche sur

la technologie. Tous secteurs d’applications et technologies confondus43, le marché XR

devrait atteindre 150 milliards de dollars en 202044, se répartissant entre l’AR (120

milliards de dollars) et la VR (30 milliards de dollars). Les investissements dans ces

technologies sont massifs avec la perspective que la XR devienne un marché pour le

grand public de la même ampleur que celui du téléphone mobile45. Toutefois, dans ce

panorama des technologies immersives, il est utile de rappeler que le secteur culturel

ne représente qu’une faible partie des applications avec en tête le marché du jeu vidéo

(5 milliards de dollars).

33 Dans le secteur artistique notamment où l’économie fonctionne sur des projets, ce sont

les investissements dans les contenus qui priment avec un marché encore

embryonnaire sur un plan strictement économique. Le chiffre d’affaires des films VR en

France en 2019, autour de 70 000 euros est encore faible en raison de l’absence de

sociétés investissant dans le secteur. Arte qui représente une des sociétés les plus

actives sur le secteur investit autour de 200 000 euros par an (4 projets à 50 000 euros)46.

On notera toutefois la présence des sociétés Atlas V et Novelab dans le programme en

trois volets Sphères en coproduction avec les sociétés américaines Protozoa Pictures et

Crimes of Curiosity dans un accord d’acquisition à sept chiffres avec le soutien d’Oculus

et d’Intel47.

34 Signe que l’industrie du cinéma affirme toutefois une volonté de s’impliquer dans le

secteur, en France, le CNC a soutenu une centaine de projets depuis 2015. Initialement

portées par le Fonds d’aide aux nouveaux médias, les aides le sont aujourd’hui par le

Fonds d’aide aux expériences numériques (dénommé XN) qui le remplace. Ce fonds de

3 M€ en 201948 intervient depuis l’écriture jusqu’à la production, il est géré par le

service de la création numérique qui comprend les aides au jeu vidéo et les aides aux

arts numériques. La production des films VR en France est conditionnée à ces soutiens

publics via l’activité de ce fonds.

Entrelacs, 17 | 2020

112

Page 114: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

35 Des coûts de production élevés, des modalités de distribution restreintes et un public

encore incertain caractérisent pour l’heure ce marché expérimental qui apparaît

fragile.

36 Concernant la distribution et la diffusion, deux orientations principales sont possibles :

celle des espaces physiques de type LBE, lieux intermédiaires ayant les moyens

d’investir pour aménager des espaces permettant au public de venir vivre des

expériences XR et celle de la consommation à domicile via des plateformes et des

casques. La première option semble actuellement peu favorable suite à des fermetures

de LBE qui tentent à montrer que le modèle n’est pas viable économiquement dans le

cadre restreint de l’univers cinématographique. Le MK2 VR qui avait ouvert un espace

permanent dédié à la VR à Paris en 2016 avec une douzaine de stations a récemment

fermé, de même les salles IMAX ont également fermé leurs espaces VR en 2019

envoyant un signal très certainement désastreux pour le marché. L’espace Illucity à la

Villette à Paris, qui se présente comme un parc d’attractions VR de type Escape Game

plus ouvert sur le divertissement large semble mieux résister. Il reste alors en premier

lieu les festivals et les marchés artistiques pour permettre ponctuellement de découvrir

ces œuvres, comme dans le cas du MdF. Quant à la consommation à domicile, elle pose

le problème de l’investissement dans des casques qui ont de fortes chances d’être

dépassés technologiquement au bout d’un an, ce qui explique la faible progression de ce

marché. Le marché domestique se situe par ailleurs hors du domaine marchand, la

grande majorité des films étant disponibles gratuitement sur les plateformes telles

qu’Oculus Store ou Steam par exemple.

37 La problématique du modèle économique du cinéma XR renvoie naturellement à celle

du public susceptible d’être intéressé par ces œuvres dans un contexte économique

marchand. Sur cette question, une étude menée par le CNC49 vient confirmer que les

usages du public en matière de VR concernent avant tout le jeu vidéo et les parcs

d’attractions. On y apprend que 41 % des Français ont déjà eu une expérience VR

principalement dans ces domaines et pour la majorité il s’agit sans trop de surprise

d’un public jeune. Sans œuvre de référence permettant de développer la notoriété du

secteur (sur le modèle du film Avatar pour la 3D), et faute de lieux grands publics

permettant la consommation de contenus VR, le marché grand public n’existe pas.

L’espace XR à Cannes, accessible aux porteurs d’un badge professionnel Festival ou

Marché50 n’est d’ailleurs pas ouvert au grand public ni même aux festivaliers cinéphiles

qui ne sont pas des professionnels51. Comme il a été souligné, l’objectif du MdF à cette

étape d’expérimentation est de sensibiliser les professionnels du cinéma aux

technologies XR et les activités qui sont proposées dans l’espace sont en conformité

avec cette ambition. Quant au public de « niche » supposé acquis des « gamers », il offre

des débouchés sans doute limités, les marchés de l’art et du divertissement présentant

de grandes différences dans les motivations à l’origine des choix de consommation. Ce

modèle non marchand d’exposition qui domine actuellement doit néanmoins évoluer

dans vers un modèle marchand pour pouvoir poursuivre son expansion.

Conclusion

38 L’étude de l’espace « Cannes XR » introduit dans le marché du film en 2019, permet un

double constat, d’une part sur la nature encore expérimentale de la rencontre entre la

XR et le cinéma qui rend difficile le déploiement d’un marché tourné vers le grand

Entrelacs, 17 | 2020

113

Page 115: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

public, d’autre part sur la fonction d’intermédiation du MdF qui vise à offrir le cadre et

les conditions d’un développement des échanges entre les professionnels. La difficulté à

envisager un modèle économique viable pour ce marché du cinéma XR dans sa phase

expérimentale de tests se voit fragilisée par le retrait de certains acteurs phares du

secteur et risque de se voir aggravée très certainement par le contexte de crise

sanitaire de 2020. Les problèmes d’hygiène des dispositifs permettant ces expériences

dans des espaces collectifs, jusqu’alors encore peu présents dans les enjeux de

développement52, risquent de devenir prégnants dans la période à venir. La tendance à

une consommation individualisée notamment à partir des smartphones (en hausse de

60 % sur un an) a toutes les chances de se renforcer dans ce contexte y compris pour

secteur XR. Jeffrey Katzenberg, créateur du service Quibi lancée le 6 avril aux États-

Unis, disponible uniquement sur les téléphones portables ou les tablettes estime qu’il

s’agit de « la troisième révolution de la narration ».

NOTES

1. Publication du compte Instagram du Marché du Film de Cannes 11 mars 2020

2. Une décision qui écarte ainsi les films de la plateforme Netflix, au contraire des Festivals de

Venise ou Berlin où ils sont désormais acceptés.

3. Luc Vancheri, « Le cinéma après l’époque du cinéma » in Maxime Scheinfeigel, Le cinéma, et

après ? Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 19-24.

4. André Gaudreault, Philippe Marion, La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique,

Paris, Armand Colin, 2013, Maxime Scheinfeigel, Le cinéma, et après ? Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 2010.

5. Kyle Buchanan, « How Will The Movies (As We Know Them) Survive the Next 10 Years? », The

New York Times, 20/06/2019.[en ligne] https://www.nytimes.com/interactive/2019/06/20/

movies/movie-industry-future.html

6. Emmanuel Durand, La menace fantôme. Les industries culturelles face au numérique, Presses de

Sciences Po, 2014, p. 9-16.

7. Jean-Paul Aubert, Christel Taillibert, Les nouvelles pratiques cinéphiles, Cahiers de Champs

Visuels, n° 12-13, Paris, Éditions l’Harmattan, Paris, 2015, 316 p ; Aubert Jean-Paul, Christel

Taillibert, L’économie de la cinéphilie contemporaine, Cahiers de champs visuels n° 14-15, paris,

Éditions l’Harmattan, 2017, 192 p ; Michaël Bourgatte, Vincent Thabourey (dir.), Le cinéma à

l’heure du numérique. Pratiques et publics, Paris, MkF Éd., collection Les Essais numériques, 2012,

223 p.

8. On pourra consulter à ce sujet l’histoire des différentes innovations technologiques qui a

façonné le cinéma au fil des décennies dans le Chapitre 2 « Cinéma et Innovation » de l’ouvrage :

Creton Laurent, Économie du cinéma, Armand Colin, Paris, 2014 5e édition, p 37-56.

9. Vicki Mayer, Miranda J. Banks et John Thornton Caldwell, Production Studies, New York,

Routledge, 2009.

10. « Extended Reality ».

11. Laurent DIOUF, Anne VINCENT, et Anne-Cécile WORMS, « Les arts numériques », Dossiers du

CRISP, vol. 81, n° 1, 2013, pp. 9-84. [en ligne] https://www.cairn.info/revue-dossiers-du-

crisp-2013-1-page-9.htm

Entrelacs, 17 | 2020

114

Page 116: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

12. Pour approfondir ces différents aspects de la typologie des arts numériques, on pourra

consulter Laurent DIOUF, Anne VINCENT, et Anne-Cécile WORMS, ibid.

13. DIOUF L., VINCENT A., et WORMS A.C, ibid.

14. CNC « Fonds d’aide aux expériences numériques » [en ligne] https://www.cnc.fr/

professionnels/aides-et-financements/creation-numerique/fonds-daide-aux-experiences-

numeriques_191100

15. Une terminologie souvent mobilisée dans les médias, pour exemple : « La réalité virtuelle va-

t-elle révolutionner le cinéma ? », [en ligne] https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/la-

realite-virtuelle-va-t-elle-revolutionner-le-cinema-1161271.html, « Comment la réalité virtuelle

transforme le cinéma » [en ligne] https://www.realite-virtuelle.com/cinema-vr/

16. « Expériences immersives, des nouvelles pratiques culturelles dans l’espace public », [en

ligne] https://www.cnc.fr/creation-numerique/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/

experiences-immersives-des-nouvelles-pratiques-culturelles-dans-lespace-public_978218

17. « Après la réalité virtuelle, voici venir la réalité étendue ! », [en ligne] https://www.

360natives.com/realite-etendue-30032018/

18. Laurent Creton, L’économie du cinéma en 50 fiches, Paris, Armand Colin, 2016, 5e Édition, p. 13.

19. Jerôme Glicenstein, « Éditorial », Marges, n° 28 « L’art avec (ou sans) le marché de l’art », 2019,

p. 5-8

20. Brian Moeran and Jesper Strandgaard Pedersen, Negotiating values in the creative industries :

fairs, festivals and competitive events, Cambridge University Press, 2011.

21. Les industries culturelles couvrent les champs suivants : cinéma, disque, édition, gravure,

photographie d’art, presse, télévision et nouveaux produits audiovisuels.

22. Ashley Lee Wong, « Comment se confronter au marché : les nouveaux médias face au marché

de l’art », Marges n° 28, 2019. [En ligne], http://journals.openedition.org/marges/1845

23. Laurent DIOUF & al., ibid.

24. C’est le qualificatif que l’on retrouve systématiquement dans tous les articles ou reportages

médiatiques consacrés au MdF.

25. Se rendre à Cannes représente un investissement (jugé rentable) pour les professionnels, une

société indépendante de films d’auteurs comme Memento Films de taille moyenne investit tous

les ans autour de 18 000 euros avec une équipe d’une dizaine de personnes sur place. Sophie

Benamon, Emmanuel Cirrode, « Cinéma et paillettes : Tout savoir sur le business du festival de

Cannes », L’express, 20/05/2012. [en ligne] https://www.lexpress.fr/culture/cinema/tout-sur-le-

business-du-festival-de-cannes_1116074.html.

26. Dina Iordanova, « The Film Festival as an Industry Node », Media Industries Journal, vol. 1, n°3,

2015. [en ligne]http://dx.doi.org/10.3998/mij.15031809.0001.302

27. Pierre-Jean Benghozi, Claire Nénert, « Création de valeur artistique ou économique : du

Festival International du film de Cannes au marché du film », Recherche et Applications en

Marketing, Vol. 10, n° 4, 1995, p. 65-76, Sage Publications. [en ligne] https://www.jstor.org/stable/

40589022

28. Plusieurs chercheurs du Film Festival Research Network (FFRN) soulignent cette évolution.

On peut retrouver quelques-unes de leurs contributions dans l’ouvrage collectif Marina De Valck,

Brendan Kredell, Skadi Loist, (Dir.), Film Festivals,History, Theory, Method, Practice. Londres,

Routledge, 2016, et sur le site Film Festival Research,. [en ligne] http://

www.filmfestivalresearch.org

29. Le public ne peut y accéder.

30. Pour les années 2017 et 2018 on peut consulter le détail des différents pays représentés au

marché dans l’article Jérôme Paillard et Hélène Laurichesse, « Le marché du film du Festival de

Cannes », Entrelacs n° 14, 2019. [En ligne], http://journals.openedition.org/entrelacs/4325

31. Ses principaux concurrents, ceux de Berlin (EFM) ou de Los Angeles (AFM), ne réunissant

« que » 8000 participants à titre comparatif.

Entrelacs, 17 | 2020

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Page 117: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

32. Le Producers Network permet renforcer le réseau entre pairs, faciliter les coproductions

internationales, Les Mixers sont des rencontres entre professionnels à la plage des palmes autour

d’évènements spéciaux, Le Fantastic Fanatics Mixer rassemble toute la communauté du film

fantastique. Le Doc Lovers Mixer permet aux professionnels du documentaire de se retrouver. Le

Festivals & Sales Agents Mixer organise la rencontre entre les programmateurs de festivals et les

dirigeants de sociétés de vente. Lancement d’un programme format speed-meeting pour des

rencontres avec les plateformes VOD à Cannes en 2019.

33. « Cinando » est la première base de données mondiale en ligne de l'industrie

cinématographique, lancée en 2003. Elle offre des outils de mise en relation, un annuaire complet

de sociétés et de personnes, des contacts, des films et projets en développement tout au long de

l’année et lors des grands marchés internationaux. « Cinando Screeners » est une solution vidéo

sécurisée pour facilement héberger et visionner des films en ligne.

34. Une grande diversité de genres de films est représentée au marché (contrairement au

festival) où l’on trouve aussi bien des films d’auteurs indépendants que des films d’horreur ou

« gore » de série B.

35. Un entretien personnel a été réalisé auprès d’Elie Levasseur par nos soins

36. Les exposants 2019 comprenaient quatre sociétés françaises (360° Film Festival, Onirix, Wide,

VRROOM), quatre Américaines (Intel Corporation, Spherica, Kaleidoscope, Springboard), une

Belge (VRTL), une Chinoise (Xinhuanet) une taiwanaise (Funique), une Polonaise (Immersify).

37. A l’heure où nous écrivons cet article, l’édition 2020 du festival et du MdF ont été reportés en

raison de la crise sanitaire du Covid-19.

38. Oriane Morriet, « Concevoir et écrire pour la réalité virtuelle : nouvelles compétences,

approches et techniques de scénarisation », Mise au point n°12, 2019. [En ligne] http://

journals.openedition.org/map/3825.

39. Le témoignage d’Antoine Cayrol à ce sujet est instructif. Lauret Jean-Kléber Okio Studios

Producteurs de films en réalité virtuelle. Il y a 2 ans personne ne savait filmer en VR » 6/12/2015

[en ligne] https://www.lesnumeriques.com/casque-realite-virtuelle/okio-studio-producteur-

films-en-realite-virtuelle-a2503.html

40. Un dossier présentant les métiers du cinéma, de la télévision, du jeu vidéo et de la création

numérique est disponible sur le site du CNC. [en ligne] https://www.cnc.fr/cinema/dossiers/les-

metiers-du-cinema-de-la-television-du-jeu-video-et-de-la-creation-numerique_915361

41. Elisa Salvador, Jean-Paul Simon et Pierre-Jean Benghozi. « Facing disruption: the cinema

value chain in the digital age », International Journal of Arts Management, Vol. 22, n°1, 2019, p 15-40.

42. François Rouet, « La création dans l’industrie du jeu vidéo » janvier 2009. [en ligne] https://

www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-de-

synthese/Culture-etudes-2007-2019/La-Creation-dans-l-industrie-du-jeu-video-CE-2009-1

43. Secteurs d’applications principaux : le marketing (applications e-commerce), l’art, les réseaux

(reconnaissance faciale), l’assistance = signaler danger sécurité, domaine médical, formation a

certains métiers, familiariser travailleurs à des contextes atypiques

44. Étude du cabinet Digi Capital.

45. Pour exemple Facebook a investi 2 milliards $ pour acquérir Occulus, Google 542 milliards $

dans celle de Magic Leap.

46. Source : entretien avec Elie Levasseur

47. https://www.mediakwest.com/production/item/acquisition-record-par-citylights-pour-une-

serie-vr-co-produite-par-atlas-v-pendant-le-festival-du-film-de-sundance.html

48. Sur un budget total de 803,5 M€, la contribution reste toutefois timide.

49. « Réalité virtuelle et expériences immersives en France : quels usages ? » [en ligne] https://

www.cnc.fr/creation-numerique/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/realite-virtuelle-et-

experiences-immersives-en-france--quels-usages_978225

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Page 118: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

50. Pour ce qui est des codes et protocoles de Cannes, on pourra consulter l’ouvrage d’Emmanuel

Ethis. Emmanuel Ethis, Aux marches du palais. Le festival de Cannes sous le regard de sciences sociales,

Ministère de la culture DEPS, 2001.

51. Inversement, des festivals dédiés à la VR existent (ex. Arles VR, Newimages) mais ce ne sont

pas des festivals de films.

52. À noter toutefois qu’une conférence sur le sujet s’est tenue à Laval Virtual Word en 2019

ABSTRACTS

Abstract

In 2019, a new marketplace dedicated to immersive technologies was introduced at the Cannes

Filmmarket, named « Cannes XR ». This article focuses on the collaboration between the both

film and immersive technologies industries through this case study. We are studying the issues

around technological frontier and its impact on the global film industry. We will see how the

market can encourage and support collaboration between tech leaders and artists to contribute

to the debat, networking, partnership and funding for immersive projects.

Résumé

En 2019, un nouvel espace dédié aux technologies immersives a été introduit au marché du film à

Cannes baptisé « Cannes XR ». Nous nous intéressons dans cet article à ce rapprochement entre

l’industrie du cinéma et celle des technologies immersives à travers cette étude de cas. Il s’agit de

mettre en lumière les enjeux et problématiques autour des nouvelles technologies et de leur

impact sur l’industrie du cinéma. Nous verrons comment le marché peut favoriser et

accompagner les rencontres entre les professionnels pour susciter la réflexion, des opportunités

de réseautage, de partenariat et de financement pour les projets immersifs.

AUTHOR

HÉLÈNE LAURICHESSE

Professeure à l’ENSAV (École Nationale Supérieure d’Audiovisuel) de l’Université Toulouse Jean-

Jaurès. Membre du LARA-SEPPIA (Laboratoire en Recherche Audiovisuel-Savoirs, Praxis et

Poïétiques en Art), ses travaux portent sur la production, le processus de création, et les

stratégies des industries culturelles. Elle a publié au CNRS Éditions « Quel marketing pour le

cinéma ? » (2006) et « La stratégie de marque dans l’audiovisuel » (2013) aux éditions Armand

Colin Recherche. Récemment, elle a dirigé le numéro 14 de la revue Entrelacs sur le thème

« Marchés du film : évolutions, mutations et perspectives » (2018).

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Page 119: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

La diffusion du cinéma 360° :vers des nouvelles formes d’expériences audiovisuelles.

Manuel Siabato

Une petite rétrospective technique

1 La diffusion des premières images animées créées en suivant un procédé

photographique, peut être considérée comme la continuité des recherches techniques

et technologiques vers des spectacles proposant une forte immersion visuelle. Ces

premières formes de proto-cinéma étaient alors des attractions de foire, attirant un

public émerveillé de voir l’empreinte de la réalité prendre vie.

2 Les inventeurs du cinéma en devenir, ne pouvaient pas imaginer que la pratique du

montage et toutes les avancées ultérieures comme le son ou la couleur, allaient

démultiplier les possibilités de création et allaient redéfinir les attentes du nouveau

public. Le paradigme d’immersion qui avait été recherché dans un premier temps et qui

fut en grande partie motivé par l’exploit technique, semblait changer constamment

avec l’apparition de nouveaux dispositifs.

3 Parmi ces premières recherches en dispositifs d’immersion par l’image animée, il est

pertinent d’évoquer les projections avec des lanternes magiques entre le XVIIe et le

début du XXe siècle. On retrouve ensuite en 1832 le Phénakistiscope de Joseph Plateau,

inspiré des recherches sur la stroboscopie de Michel Faraday et ancêtre du

Praxinoscope de 1877. Utilisant le même principe de disque rotatif qui porte les images,

le Phonoscope de Georges Demenÿ en 1892 qui présente l’avantage de capturer et

projeter les clichés pris sous forme de chronophotographies. Un peu avant en 1890

viendra le Kinétoscope, inventé par Thomas Edison et après le Mutoscope breveté par

Herman Casler en 1897, mais développé par l’ingénieur W.K.L. Dickson, ancien employé

d’Edison. Ces deux derniers appareils proposaient un visionnage stéréoscopique

individuel très immersif ressemblant quelque part aux casques de réalité virtuelle1

d’aujourd’hui. Enfin en 1895 le cinématographe des frères Lumière définit les premières

bases de la projection du cinéma en éclipsant tous les autres dispositifs. Ensuite la

première projection à 360° du Cinéorama de Raoul Grimoin-Sanson, où une dizaine de

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Page 120: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

projecteurs semblent avoir projeté des images à 360° pendant l’exposition universelle

de 19002. Bien qu’il ne s’agisse pas d’images animées, on peut aussi penser au Périphote

et au Photorama, appareil de prise de vue et projecteur panoramique 360° brevetés par

les frères Lumière en 1900, et aux clichés panoramiques 360° de la baie de San Francisco

de Muybridge en 1877 et 1878. Cette évolution vers des dispositifs d’immersion

sensorielle par l’image animée sera une base importante dans l’apparition du cinéma,

bien que dans un premier temps la recherche soit motivée par un idéal qui semble

inatteignable, comme l’explique André Bazin :

Le mythe directeur de l’invention du cinéma est donc l’accomplissement de celuiqui domine confusément toutes les techniques de reproduction mécanique de laréalité qui virent le jour au XIXe siècle, de la photographie au phonographe. C’estcelui du réalisme intégral, d’une recréation du monde à son image, une image surlaquelle ne pèserait pas l’hypothèque de la liberté d’interprétation de l’artiste nil’irréversibilité du temps. Si le cinéma au berceau n’eut pas eu tous les attributs ducinéma total de demain, ce fut donc bien à son corps défendant et seulement parceque ses fées étaient techniquement impuissantes à l’en doter en dépit de leursdésirs3.

4

5 Quant à l’évolution des techniques et des technologies, de nombreux exemples à

travers le temps montrent comment la recherche d’immersion sensorielle visuelle est

récurrent. On pourrait commencer avec le triple écran d’Abel Gance pour son film

Napoléon de 1927, ensuite le cinéma relief4 de Louis Lumière en 1935, le visionnage de

volumes en 3D sans lunettes du Cyclostéreoscope de François Savoye en 1936, le

Cinérama de Fred Waller en 1952 et son concurrent le Cinemiracle sorti en 1950 par la

société Smith-Dietrich, tous les deux utilisant un dispositif de 3 projections simultanées

sur un écran courbe. Il ne faut pas oublier le Circarama de Disney, une rotonde sans

sièges qui projetait sur ses murs un film panoramique à 360°. Le dispositif commence

ses projections en 1955 dès l’inauguration du parc Disneyland, et deviendra en 1967

Circle-Vision 360° en projetant des films jusqu’en 1984. Ensuite le Panrama et sa

géodésique à triangles de l’architecte Philippe Jaulmes en 1958, l’Odorama en 1957 sous

forme de diffuseur d’odeurs par ventilation, mais aussi avec des cartes à gratter

pendant le film5, jusqu’à la technologie IMAX sortie en 1970 et ses ancêtres, le

Cinémascope de 1953 basé sur l’Hypergonar6 et le Todd-AO en 1955 qui projetait un film

de 70 mm avec des lentilles de 128° depuis le centre de la salle. L’immersion proposée

ne s’est plus jamais réduite au simple exploit technique et s’est liée profondément à la

narration pour exister comme œuvre auprès du public.

6 Dans ce texte, on présentera Kinodôme, un projet d’expérimentation-recherche autour

de la diffusion audiovisuelle à 360° qui souhaite respecter les caractéristiques de la

projection du cinéma, c’est-à-dire une salle obscure, un public et une projection, tout

en expérimentant avec des technologies innovantes. Dans un premier temps, il semble

important d’aborder les concepts d’immersion et narration dans l’audiovisuel et leur

approche théorique dans le projet. Ensuite on s’intéressera à certains dispositifs actuels

qui recherchent une très forte immersion sensorielle, on tentera de comprendre ce qui

les définit pour après nous intéresser aux projets du cinéma du futur. Pour finir, on

évoquera la genèse du projet Kinodôme, quelques contenus proposés et sa possible

évolution comme dispositif hybride et support de spectacles innovants.

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Page 121: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Immersion et cinéma ?

7 Il y a autant de définitions d’immersion que des domaines et disciplines qui cherchent à

la définir. Malheureusement, leurs approches semblent toujours faire un lien direct

avec le domaine de la réalité virtuelle, en portant beaucoup d’attention à la sensation

de présence dans la simulation, mais laissant de côté l’immersion qui se produit quand

un spectateur plonge dans l’œuvre. Dans ces définitions, le concept de présence dans

l’univers d’immersion est indispensable, tout comme l’interactivité avec celui-ci, ce qui

limite considérablement leur apport théorique.

8 Par rapport au cinéma et aux études cinématographiques, le concept d’immersion

semble apparaître avec l’arrivée des technologies de la réalité virtuelle, en remplaçant

progressivement d’autres concepts comme celui du réalisme et ce qu’on appelle l’effet

du réel. Dans son article l’immersion n’existe pas7, Mathieu Triclot retrace l’histoire du

terme en expliquant comment la métaphore du bain de sensations ne devrait pas être

utilisée systématiquement pour définir l’expérience du cinéma.

9 Dans un premier temps, il cite les oppositions conceptuelles entre effet de réel et

réalité virtuelle abordées par Bazin, quand il explique comment la camera capte le réel

sur la pellicule sans besoin de la manipulation humaine en s’éloignant diamétralement

du réel de l’image numérique créée par un code avec un ordinateur. Triclot continue en

précisant que Bazin oublie malheureusement le dessin animé, qui véhicule aussi une

expérience cinématographique bien qu’indissociable du geste humain. Il ne prévoit pas

non plus que ces images numériques dont il parle, sont aujourd’hui si bien intégrées

dans les films qu’elles échappent parfois à l’attention du public.

10 Ensuite Triclot cite Metz, en expliquant comment celui-ci remet en cause le lien

proportionnel qui existerait entre les concepts de présence et d’immersion. Dans la

vision de Metz, c’est grâce à l’absence de sensations procurées par l’obscurité de la

salle, la position du public dans le siège, comme tous les détails propres à la séance de

cinéma, que le spectateur atteint l’immersion par l’oubli de son corps. Le sentiment de

présence si recherché dans la réalité virtuelle serait le plus gros frein à l’immersion du

cinéma, car le spectateur serait focalisé sur le contrôle de l’interface en oubliant ce

qu’il regarde. Ce point de vue est très intéressant, car il permet d’aborder le concept

d’immersion d’une manière simple sans faire de lien avec le sentiment de présence.

11 Si l’on souhaite aller plus loin dans le concept d’immersion en s’intéressant maintenant

au phénomène dans l’œuvre d’Art sous toutes ses formes, il serait pertinent de citer

Grégory Chatonsky et son texte l’immersion comme ontologie et esthétique de l’absolu8, où

les définitions d’immersion propres à la réalité virtuelle sont revisitées en proposant

une voie pour comprendre autrement le concept d’immersion dans l’œuvre.

Lorsqu’on fait une philosophie de la perception on se fonde sur sa propreexpérience. Et nous n’avons jamais vécu cette expérience de l’immersion identiqueà elle-même. Elle a toujours été que ce soit devant les œuvres d’art numérique,devant la réalité virtuelle ou devant un film de cinéma ou encore un livre quelquechose qui ne cessait de palpiter entre l’intérieur et l’extérieur, comme si l’intérieurse retournait, comme si l’extérieur se détournait, et que chacun d’entre eux étaitimperceptible dans leur solitude.

12 Peu importe qu’il s’agisse d’une image, d’une musique, d’un texte ou en collectif dans

une salle obscure pendant une séance de cinéma, l’immersion se produit aussi à travers

ces supports. L’immersion est l’action d’immerger dans un milieu étranger en perdant

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Page 122: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

contact avec son milieu d’origine. En partant de cette définition, il n’est pas déplacé de

comprendre l’expérience de l’œuvre d’art comme ce milieu étranger qui nous sépare

momentanément d’un ressenti personnel. Toute œuvre d’art, qu’elle soit abstraite,

contemplative, narrative ou même interactive, propose au spectateur un univers

différent qui peut lui faire oublier momentanément le sien.

La narration ?

13 Paradoxalement, l’évolution du dispositif de projection du cinéma, c’est-à-dire une salle

obscure, un public et une projection sur une toile9, ne semble pas avoir cherché à se

redéfinir dans le temps, il est toujours resté le même malgré les nombreuses

expérimentations visant une immersion sensorielle plus forte. Peut-être la projection

cinématographique a gardé les éléments qui la composent, parce que l’immersion

originelle recherchée a été remplacée progressivement par un besoin de donner sens à

l’expression audiovisuelle de l’œuvre. L’immersion sensorielle serait alors plus intense

grâce en grande partie au montage et arriverait au moment où le spectateur se laisse

entraîner dans son flux narratif, en s’oubliant en partie comme individu et en devenant

le public qui partage l’expérience. Mais penser que la narration est le seul moyen

d’atteindre l’immersion collective avec un film semble tout de même incorrect. On

retrouve d’autres types d’immersions s’appuyant sur d’autres choses que la narration,

comme ça peut arriver avec des films expérimentaux, souvent contemplatifs ou

recherchant d’autres choses comme la distanciation10.

14 Bien que les technologies actuelles proposent des dispositifs avec un degré d’immersion

audiovisuelle très fort, comme les casques de réalité virtuelle ou le smartphone en

position horizontale et affichage stéréoscopique, l’immersion individuelle qu’elles

proposent s’éloigne de l’expérience collective partagée, propre au cinéma. Un

spectateur peut raconter son expérience immersive après l’avoir testée comme s’il

parlait d’un film qu’il a vu, mais il ne pourra jamais s’exprimer sur le ressenti de

partager le visionnage avec une salle remplie qui réagit au film.

15 Quant aux nouvelles pratiques de visionnage sur Internet, il ne s’agit pas de dire que la

qualité de visionnage d’un film est meilleure quand on va le voir en salle, mais peut-

être que les qualités de visionnage d’un film en salle sont uniques et permettent au

cinéma de s’exprimer tel qu’il est, dont notamment sa spécificité de partage collectif et

simultané11.

16 Les nouvelles technologies ne devraient pas être perçues comme une menace ou l’arrêt

de mort d’un domaine, mais plutôt comme l’opportunité de retrouver l’essence des

concepts qui le définissent. Pour mieux comprendre cette remarque, il faut prendre en

compte l’ensemble de la chaîne de production et distribution audiovisuelle, car on

retrouve déjà des outils numériques comme les storyboards 3D interactifs pour tester

des plans complexes à faire ou des dispositifs de prévisualisation en direct pendant la

prise de vue, affichant les incrustations de décors ou de personnages12. Il semble

important de comprendre que les attentes d’immersion qu’auraient pu avoir les

inventeurs du cinéma, bien qu’elles pourraient se rapprocher, peut-être, des jeux vidéo

3D en temps réel d’aujourd’hui, s’éloignent de l’évolution du cinéma comme spectacle

et de l’expression audiovisuelle qui maintenant semble le définir.

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121

Page 123: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

17 C’est dans ce contexte paradoxal où la technologie actuelle propose des dispositifs qui

pourraient combler les attentes des inventeurs du cinéma, mais l’immersion et les

contenus proposés peinent à convaincre le public, que le développement de ces

nouveaux dispositifs de diffusion audiovisuelle devient très intéressant. Il ne s’agit pas

de définir un standard de diffusion ou la nature de l’expression audiovisuelle

immersive, mais d’expérimenter comme aux débuts du cinéma avec des dispositifs

hybrides propres à leur temps. Par ailleurs on peut se demander si le cinéma ne s’est

jamais arrêté d’évoluer dans le temps, toujours prêt à se réinventer.

De la 1D à la 11D

18 La technologie et la culture autour de l’audiovisuel se développent rapidement dans le

monde actuel. Les productions d’amateurs sont nombreuses, souvent utilisant le

téléphone portable, Internet et les réseaux sociaux. Cette démocratisation

technologique touche aussi des domaines inattendus comme c’est le cas de l’audiovisuel

et les images fixes à 360°, dont il est possible de faire des prises de vue facilement13

aujourd’hui. L’accès à la production et au visionnage de contenus très immersifs se

banalise, les appareils grand public sont nombreux sur le marché électronique et

permettent une large diffusion à travers Internet.

19 De leur côté, les salles de cinéma s’adaptent en proposant au public une expérience

hautement immersive, impossible à reproduire chez soi. L’équipement 4DX présent

dans les salles IMAX de plusieurs villes en France atteste de cette stratégie pour attirer

le public. Ces mêmes dispositifs qui ont toujours été associés à l’attraction de foire,

semblent mieux tolérés aujourd’hui, à l’heure des salles multiplexe et du cinéma de

grande consommation.

20 Si l’on s’interroge sur cet équipement 4DX, il semble impossible de dissocier

l’utilisation d’un chiffre précédant le D de « dimension », à une sorte de surenchère

dans la qualité immersive de l’expérience. Par ailleurs, dans ce cas précis le recours au

X indiquant le caractère étendu « eXtended » du dispositif rend l’expérience davantage

énigmatique. Dans ce système à dimensions, il est difficile d’imaginer une suite

étendue. Si la 3D fait référence au volume dans l’image par procédé de stéréoscopie

alors la 2D ferait référence à l’utilisation du son et la 1D à la seule image en

mouvement ? S’attacher à comprendre cette numérotation croissante comme étant

l’amélioration progressive d’un dispositif d’immersion, fait penser à une mauvaise

interprétation de la catégorisation des arts que propose Hegel dans ces cours sur

l’esthétique14.

21 Pour faire sa catégorisation, Hegel définit un système opposant expressivité et

matérialité. Les arts sont classés du plus matériel mais moins expressif, au plus

expressif mais moins matériel. Dans son système, l’architecture serait le premier art,

suivi de la sculpture, la peinture, la musique et la poésie. Aujourd’hui ce premier

classement est repris à l’identique comme base pour classifier les arts15, mais les

nouvelles catégories qui apparaissent avec le temps ne respectent plus le système

Hégélien.

22 Pour revenir à la taxonomie des dispositifs de l’audiovisuel, malheureusement on ne

retrouve pas une définition consensuelle pour chaque dimension proposée. De manière

générale, quand on retrouve un quatrième D, cela signifie qu’il faut ajouter un système

Entrelacs, 17 | 2020

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Page 124: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

de sièges dynamiques qui s’activent pendant certaines séquences du film. Pour les D qui

suivent, il existe une certaine corrélation avec les sens ciblés sans qu’il y ait pour

autant une hiérarchie établie. Par la suite cela devient un peu confus. La 5D inclurait du

vent, des jets d’eau, des bulles, des odeurs et ensuite la 6D du feu avec des flammes

projetées devant les spectateurs et de la foudre avec des effets de stroboscopie, mais la

4DX engloberait les mêmes choses que la 6D, car elle inclut un X.

23 En suivant la progression dimensionnelle croissante, c’est peut-être la 7D et les

suivantes qui marquent un changement profond par rapport aux possibilités du

dispositif en proposant l’interactivité pour chaque spectateur. Il s’agirait parfois d’une

interface de type « arme en plastique » avec laquelle le spectateur marquerait des

points et agirait ainsi sur le déroulement de l’histoire. Ensuite viendrait la 8D et 9D avec

des dispositifs, tels que joysticks, manettes, lunettes de réalité augmentée ou casques

de réalité virtuelle16.

24 Imaginer que la surenchère sensorielle de ces dispositifs puisse proposer une autre

expérience audiovisuelle que celle centrée sur le spectaculaire semble difficile. C’est

peut-être dans ce contexte que les mots de Martin Scorcese interpellent aussi

profondément, quand il compare les films Marvel avec des parcs d’attractions dans une

interview publiée par Empire Magazine17. Ses commentaires ont été tellement critiqués et

sans doute mal compris, qu’il s’est vu obligé de se justifier à travers une lettre ouverte

publiée par le New York Times18. Il remarque avec amertume qu’il y a maintenant deux

domaines, celui du divertissement audiovisuel mondial et celui du cinéma. Le premier

imaginé et produit pour être consommé massivement et le deuxième qui interpelle par

la prise de risque du réalisateur et son originalité. Pour compléter son point de vue, il

semble pertinent de dire que le dernier film de la franchise Marvel, Avengers: Endgame

était diffusé en multiplexe, simultanément en salle IMAX 4DX en version originale et en

version française, en version 3D relief, version originale et version française et en

projection classique toujours en deux versions.

25 Pour revenir aux bases de la diffusion du cinéma, il est pertinent de se demander quel

est l’intérêt de rendre plus immersive une expérience audiovisuelle en la liant au

cinéma. S’agit-il d’une astuce marketing des diffuseurs pour faire revenir les gens en

salle ? Pouvons-nous être sûrs que ces dispositifs rendront l’expérience audiovisuelle

plus immersive ? Avons-nous besoin que l’expérience immersive soit plus forte ou de

meilleure qualité pour mieux apprécier un film ? Finalement quand on va au cinéma en

salle, on ne recherche pas forcément à se faire bousculer dans son siège, à recevoir des

brumisateurs odorants sur le visage ou à porter des lunettes pour avoir une impression

de volume dans l’image. Pourquoi associe-t-on les dimensions avec la qualité

d’immersion ? Peut-être l’expérience immersive première, celle qui précède tout autre

sensation commence bien avec le temps de la narration et n’a pas besoin d’autre chose

pour exister.

Le cinéma du futur déjà breveté

26 L’ouverture à la production et la diffusion de contenu à 360° a été reçue comme un

renouveau important dans le domaine du cinéma et nombreux sont les festivals de

renommée internationale, comme Tribeka, la Mostra de Venise, Sundance ou Cannes qui

ont ouvert des catégories dédiées à la XR19. Ce renouveau est aussi le produit d’une

volonté industrielle et commerciale de grands groupes comme Samsung, qui produit des

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Page 125: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

caméras 360° bon marché utilisables avec leurs smartphones, ou Google avec YouTube et

Facebook qui proposent des chaînes de diffusion spécialisées et les logiciels pour éditer

le contenu. Pour l’instant aucune guerre de brevets20 ne semble avoir démarré entre ces

entreprises mais les grands studios américains commencent déjà à rendre exclusives

leurs idées en matière d’expérience audiovisuelle.

27 Dans le domaine du cinéma, le système de brevets est présent depuis l’apparition des

premiers dispositifs. Il serait sans doute intéressant de revoir en détails comment ces

brevets ont façonné l’industrie au niveau mondial, mais il s’agit d’un corpus trop vaste,

qui par sa richesse nous éloignerait du sujet. Il est pertinent de s’intéresser néanmoins

au brevet déposé par Warner Bros. Entertainment Inc. en 2017 21, intitulé « maîtrise

cinématographique pour la réalité virtuelle et la réalité augmentée », qui définit un

dispositif basé sur la réalité mixte en précisant qu’il a vocation à changer dans le temps

selon les nouvelles technologies à paraître.

28 Pour expliquer rapidement, il s’agit d’une salle de cinéma où l’écran est courbé comme

dans une salle IMAX et les spectateurs visionnent le film depuis leur siège avec des

lunettes de réalité augmentée. La particularité de ce dispositif est qu’il permet

d’afficher sur les lunettes des images qui prolongent l’univers diégétique. Il peut s’agir

du décor qui s’affiche à la place des autres spectateurs, des simulations ou des

personnages qui peuplent la salle. Chaque siège se couple aux lunettes du spectateur

qui l’occupe, et renvoie des informations sur ses réactions en modifiant son expérience.

Les spectateurs peuvent avoir des affichages différents à certains moments de

l’expérience, leur donnant la possibilité d’interagir avec les images, mais sans changer

la narration. Chaque spectateur voit les choses depuis sa position dans la salle en

rendant l’expérience complètement personnalisée, mais en la partageant

collectivement.

29 Nombreux sont les horizons d’expérimentation et de recherche que suggère ce

domaine innovant, qui peine à trouver des standards, tant pour la qualité audiovisuelle

et narrative que pour la diffusion. Après l’enthousiasme et les premiers investissements

importants, le constat est inquiétant au vu de la faible fréquentation des salles VR qui

n’arrivent pas à fidéliser un public. Pour comprendre mieux cette faible fréquentation,

il faut regarder le cas du groupe IMAX qui après avoir investi des sommes très

importantes à travers le monde dans la construction de salles dédiées, arrête tout

investissement dans le domaine, comme l’indiquent des magazines spécialisés tels que

the verge22, techradar23 ou ZDnet24 .

Présentation du dispositif

30 Il n’est jamais simple d’analyser objectivement un processus de création personnelle.

L’idée de comprendre et d’expliquer ses propres réalisations peut paraître déplacée,

quand ce qui compte avant tout c’est leur existence. Bien que la poïétique puisse nous

éclairer sur nos productions, mener une documentation systématique de chaque geste

ou pensée, au moment même de création semble problématique. Il faut entendre par

cette remarque que les idées et concepts qui deviendront par la suite des productions,

n’arrivent pas forcément à terme, en respectant un calendrier ou en suivant une

logique prédéfinie. Deleuze l’exprime bien dans sa conférence, Qu’est-ce que l’acte de

création25 quand il dit :

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Page 126: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Et les concepts, ça n’existe pas tout fait, et les concepts ça n’existe pas dans uneespèce de ciel où ils attendraient qu’un philosophe les saisisse. Les concepts, il fautles fabriquer. Alors, bien sûr, ça ne se fabrique pas comme ça, on ne se dit pas unjour « Tiens, je vais faire tel concept, je vais inventer tel concept ». Pas plus qu’unpeintre ne se dit un jour « tiens, je vais faire un tableau comme ça ». Il faut qu’il yait une nécessité. Mais autant en philosophie qu’ailleurs, tout comme un cinéaste nese dit pas « tiens, je vais faire tel film », il faut qu’il y ait une nécessité, sinon il n’y arien du tout.

31 Quant au suivi d’un projet en cours de réalisation, faire une pause pendant l’instant

d’inspiration pour noter toutes ses pensées en se forçant à trouver une logique n’est

pas interdit, mais risque de brider un processus de création. Même après, une fois la

production finie, Il sera toujours difficile de recomposer le puzzle tout en trouvant un

ordre logique dans la succession d’idées qui ont mené aux productions.

32 Par rapport à ce projet, le but n’a jamais été de développer un outil de visionnage, ou

créer du contenu audiovisuel autour d’une thématique. La seule motivation est peut-

être celle d’explorer le domaine de l’audiovisuel à 360° en tentant de comprendre et

maîtriser sa production et diffusion. Il ne s’agit pas d’un processus guidé par un plan de

travail ou un calendrier, mais d’un enchaînement d’événements qui ont créé les

conditions idéales en ressources matérielles et logicielles pour mener à bien une

première expérimentation.

33 Un historique exhaustif de la genèse du projet est sans doute intéressant, mais n’est pas

indispensable pour comprendre avec objectivité son évolution. Il sera question

maintenant de réfléchir aux choix esthétiques et conceptuels et voir comment ils ont

été motivés par les contraintes que le projet s’est imposé.

L’interactivité comme problématique

34 Partager collectivement l’expérience audiovisuelle immersive en respectant les

contraintes imaginées, a demandé d’élaborer un dispositif adapté à des particularités

différentes. Avant tout, il était question de revisiter la notion d’immersion

audiovisuelle. Proposer des formes hybrides de diffusion qui s’appuient sur des

nouvelles technologies mais qui s’inspirent de l’effervescence créatrice des origines du

cinéma. Ces contraintes, qui devraient se voir comme des lignes directrices guidant

l’évolution du dispositif, s’adaptent aux diverses problématiques retrouvées dans le

temps. La première contrainte impose une projection d’audiovisuel 360°, dans une salle

obscure pour un public, en imitant le dispositif de projection du cinéma. Dans

l’expérimentation proposée il est aussi question de s’intéresser au contenu mais comme

expérimentation, nous aborderons ce sujet plus loin dans le texte. La deuxième

contrainte impose un audiovisuel linéaire, avec une durée prédéfinie, un début et une

fin, où la narration ne changerait pas en temps réel avec le choix ou l’interaction du

public.

35 En partant de ces contraintes un premier dispositif a été testé. Il s’agissait d’une

projection sur un mur où la souris qui contrôle le cadre, se trouvait placée au centre de

la salle, assez près du mur pour que l’image occupe tout le champ de vision du

spectateur, mais assez loin pour éviter des ombres projetées sur l’image. Avec sa

simplicité apparente, ce dispositif montre les limites des éléments qui le composent

tout en ouvrant une voie pour les redéfinir.

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Page 127: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

36 Le premier clivage en associant un contenu audiovisuel linéaire 360° et un public est

peut-être l’interactivité de l’affichage. Par interactivité, on veut entendre que le

spectateur décide où regarder, bien qu’il n’agisse pas directement sur la narration.

Interactivité n’est peut-être pas le mot qui s’adapte le mieux pour décrire l’expérience

du contenu linéaire, comme l’explique le texte La différence entre vidéo 360° et réalité

virtuelle, expliquée par Philippe Fuchs26, mais on retrouve la même problématique citée

précédemment avec le mot immersion.

37 Pour Fuchs la vidéo 360° visionnée avec un casque de réalité virtuelle ne serait pas plus

interactive qu’un film projeté dans une salle IMAX où le spectateur est parfois obligé de

tourner la tête pour voir l’intégralité de l’image. La problématique posée par Fuchs ne

réside pas sur l’action du corps dans l’expérience audiovisuelle, mais sur la possibilité

de modifier sa narration. Son approche pose le problème de la réception du spectateur,

car in fine peu importe s’il modifie ou pas l’histoire qu’il visionne. Dès le moment qu’il

suit un flux narratif continu, le spectateur aura l’impression d’avoir vécu une

expérience audiovisuelle linéaire. C’est un peu la même chose qui arrive avec un film ou

une pièce de théâtre, car le spectateur est libre de regarder où il veut en construisant

son expérience. Par ailleurs, bien qu’il y ait consensus sur l’histoire, certaines

séquences peuvent être interprétées différemment en allant jusqu’à donner un autre

sens aux motivations d’un personnage, son rôle dans l’histoire où même ce que la mise

en scène est censée exprimer.

38 Pour revenir à la problématique de l’interactivité dans le dispositif imaginé, le point de

vue d’une scène 360° doit pivoter sur lui-même pour explorer l’ensemble de la scène.

Cette caractéristique nous oblige à définir qui dispose de ce contrôle dans le public,

qu’il s’agisse d’un seul spectateur, d’un groupe ou du public entier. Il est nécessaire de

sélectionner quelqu’un, car c’est l’action d’explorer l’image qui justifie le support 360°.

Sans interactivité, le support à 360° se dénature et son utilisation n’a plus le même sens.

39 Une seule interface de contrôle a été prévue afin d’éviter une manipulation incohérente

venue d’une commande imprécise du public. Un ou plusieurs spectateurs de ce public

devraient se relayer l’interactivité à tour de rôle pendant toute la durée du film. Mais

s’agirait-il d’un spectateur choisi au hasard en début de séance ? Est-ce qu’il aurait du

mal avec l’interface alors qu’il découvre le film au même temps que le reste du public ?

S’agirait-il d’un narrateur ou d’un technicien prévu pour cette tâche ? Les réponses à

ces premières problématiques ont orienté la suite du projet vers des résultats

inattendus. Dans un premier temps, il a été question de conceptualiser les composants

du dispositif pour essayer de comprendre leurs caractéristiques et comment elles

pouvaient coexister.

Le volume dans l’image

40 Plusieurs changements sont réalisés espérant répondre aux problématiques retrouvées

dans le premier test. Tout d’abord, l’accès à la salle devient plus fluide avec une

projection qui tourne en boucle. Ça permet aussi d’éviter de gérer la logistique propre à

la séance de cinéma27. Ensuite, la libre circulation du public dans la salle évite d’imposer

le contrôle du point de vue d’affichage à un spectateur lambda. Il n’y a donc pas des

places fixes ou attribuées. Il est plutôt question d’inciter un spectateur à s’approcher de

l’interface de contrôle. Tout simplement, une souris d’ordinateur posé sur un socle,

toujours placée au centre des lieux et face à la projection. Garder la souris comme

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Page 128: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

interface de contrôle semble rassurer le public quant à l’utilisation de l’installation, en

l’incitant à faire le pas de spectateur à utilisateur. C’est à ce moment de

questionnements autour de la nature du public, qu’il a été important de revisiter le

concept de projeter les images d’un support à 360°.

41 D’une part on retrouve l’image, c’est-à-dire la projection équirectangulaire toute

entière, d’une autre part, il y a la zone de cette image projetée, c’est-à-dire le cadre

d’affichage interactif, le point de vue que manipule le spectateur. L’image recouvre tout

ce qu’englobe le point de prise de vue. Cette position ne change pas mais permet

d’afficher l’ensemble de l’image en pivotant dans tous les sens.

42 Quelque chose dans ce dispositif semble mal adapté. L’affichage du point de vue est un

cadre projeté sur une surface plate, comme un écran ou un mur et c’est quelque part

contradictoire avec la nature panoramique à 360° de l’image. Comme si le cadre

affichait la coupe d’un plan parallèle au point de vue, mais aplati dans l’espace au

moment de la projection. La forme cylindrique ne s’adapte pas non plus à une prise de

vue qui englobe aussi le zénith et le nadir28. Il devenait évident qu’afin de respecter la

nature du support audiovisuel, c’est-à-dire 360° à 180°, les images devraient être

projetées sur un volume sphérique. Il était question de construire un dôme, qui serait

positionné à la verticale pour permettre une projection frontale, adaptée à la libre

circulation du public dans la salle. La projection devait donc se faire avec un filtre qui

prendrait en compte la déformation spatiale qui subirait l’image une fois projeté sur la

surface.

43 Le dôme devrait aussi répondre aux problématiques techniques de construction, telles

que des matériaux simples à manipuler, une structure adaptée et un prix compatible

avec le budget alloué. Plusieurs possibilités étaient envisageables pour les matériaux et

la structure de support mais le choix s’est vite tourné vers le dôme géodésique

construit avec des dalles de papier29 porté par une structure en bois.

De l’autre côté du dôme

44 Au-delà des problèmes techniques d’assemblage et de stabilité du volume dans le

temps, le premier dôme construit a ouvert la voie vers des possibles n’ayant jamais été

envisagés. La projection sur un volume sphérique permet au spectateur d’approcher

autrement la profondeur visuelle de l’univers diégétique, comme s’il s’agissait d’une

bulle dans laquelle on pouvait plonger le regard pour sonder au-delà de l’image

affichée. Par ailleurs, en se plaçant derrière la surface de projection et en s’approchant

suffisamment de l’intérieur du dôme, l’angle de vue est complètement enveloppé par

l’image produisant un effet immersif très fort, comparable au visionnage avec un

casque de réalité virtuelle. En découvrant ce puissant effet immersif l’idée de placer le

contrôle du point de vue à cet emplacement devenait une évidence : cette position

donnant une certaine intimité au spectateur devenu utilisateur, en le libérant du

regard des autres et de la gêne que les installations interactives de ce type peuvent

produire.

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Page 129: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Illustration 1 : Plan d’installation projet Kinodôme

45 Sans aucune prétention, il est possible de faire une analogie avec le texte de Lewis

Carroll, de l’autre côté du miroir30 au moment où Alice décide de traverser le reflet, sauf

que, dans notre cas l’autre côté, se trouve derrière le dôme.

Oh ! Kitty ! Ce serait merveilleux si on pouvait entrer dans la Maison du Miroir !Faisons semblant de pouvoir y entrer, d’une façon ou d’une autre. Faisons semblantque le verre soit devenu aussi mou que de la gaze pour que nous puissions passer àtravers. Mais, ma parole, voilà qu’il se transforme en une sorte de brouillard ! Ça vaêtre assez facile de passer à travers… » Pendant qu’elle disait ces mots, elle setrouvait debout sur le dessus de la cheminée, sans trop savoir comment elle étaitvenue là. Et, en vérité, le verre commençait bel et bien à disparaître, exactementcomme une brume d’argent brillante. Un instant plus tard, Alice avait traversé leverre et avait sauté légèrement dans la pièce du Miroir.

46 Passer derrière l’image pour contrôler ce que l’on voit, nous renvoie aussi à la place

d’un cadreur recherchant le meilleur point de vue pour raconter l’histoire. Comme si

on revenait aux origines du cinéma, quand il était muet et demandait la complicité du

musicien pour accompagner la narration. Les objectifs recherchés dans un premier

temps semblent accomplis dans cette dernière évolution du dispositif, reste maintenant

le plus important, la nécessité du contenu.

Le premier contenu

47 Les premières créations envisagées pour ce dispositif ont été produites en cherchant à

explorer l’interactivité du point de vue projeté. Les conditions exceptionnelles de

temps et d’espace pour expérimenter avec ce médium ont permis de produire plusieurs

courts métrages. Nous aborderons les productions relatives à cette étape de

développement en suivant un ordre chronologique de création.

48 Pour commencer, nous parlerons d’une animation en images de synthèse où les

drapeaux des membres du G8 flottent aléatoirement accompagnés par ses hymnes

nationaux, tous joués au même temps. Quand le drapeau d’un pays s’avance vers le

point de vue du spectateur, l’hymne respectif est joué avec un volume plus fort que les

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Page 130: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

autres. La vidéo 360° intitulée La Danse du G8 tente de mettre en évidence la difficulté

des pays qui composent ce groupe de nations pour se mettre d’accord autour de sujets

d’importance mondiale. Les drapeaux semblent danser comme si des relations se

tissaient entre eux, sans que le spectateur puisse comprendre univoquement leur

nature ou leur but.

Illustration 2 : Image du film 360° La Danse Du G8

49 La deuxième production 360° est le court-métrage en prise de vue réelle intitulé Le jour

d’après, écrit et co-réalisé avec Frédéric Laberenne. Ce thriller d’anticipation propose

un univers post-apocalyptique où le public est plongé dans des lieux déserts,

vandalisés, qui semblent avoir été désertés du jour au lendemain sans aucune

explication. Il s’agissait des anciens locaux de la faculté de chimie de l’université de

Toulouse, laissés à l’abandon depuis plusieurs années. Le public se retrouve plongé dans

des plans longs qui lui laissent le temps d’explorer convenablement chaque

environnement proposé. Dès l’écriture, il était question de pousser le spectateur à

chercher, à attendre quelque chose, sans pour autant être explicite, ni guider son

regard. Le plan fixe d’une vidéo 360° sans personnages, permet d’utiliser les décors

pour suggérer une histoire sans faire un appel direct à la dramaturgie. L’idée était de

profiter de la richesse visuelle des lieux pour créer une tension. Des bruitages comme

des grognements, des pleurs d’enfant, ou des pas dans les couloirs et les ambiances

sonores lugubres, parfois angoissantes, complètent la vision apocalyptique souhaitée.

Le spectateur passe son temps à chercher des indices pour comprendre ce qui s’est

produit et construit ainsi sa propre narration.

50 Pour finir, Mythe : le Diable des Caraïbes, est une expérience sensorielle inspirée de la

culture colombienne où le spectateur avance dans la ville en suivant un plan

d’accompagnement à la troisième personne, au-dessus d’un cycliste vers une

destination inconnue. L’animation en vitesse accélérée est remplacée progressivement

par des images du cosmos et un tunnel lumineux où l’on distingue parfois des billets

enflammés en euro et en dollars. Soudain, pendant le trajet vers un grand point

lumineux, on voit apparaître à l’arrière et devant nous des personnages masqués qui

attrapent, avec leurs mains fluorescentes, le point de vue. Le court-métrage se veut une

recherche sensorielle autour du mouvement de caméra dans l’espace. À travers la prise

de vue réelle et l’imagerie de synthèse l’idée est de suggérer le passage vers un monde

onirique, comme s’il s’agissait d’un chemin vers les rêves. Le spectateur semble poussé

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Page 131: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

instinctivement à diriger le point de vue vers ce qui arrive en oubliant un peu ce qu’il

laisse derrière.

Conclusion

51 Dans ce texte de présentation du projet Kinodôme, il était important d’aborder

rapidement dans l’introduction, l’évolution technique des dispositifs immersifs,

comprendre comment le cinéma recherche depuis ses origines l’expérience de

l’immersion sensorielle. Comme première partie, il semblait juste de s’intéresser à la

théorie et parler de la relation entre immersion et cinéma, tout comme le concept de

narration propre à l’audiovisuel. Ce cadre théorique a permis d’aborder ensuite les

dispositifs actuels qui cherchent le plus haut degré immersif, avec un regard différent,

peut-être moins fasciné par l’immersion. Cette approche permet aussi de s’interroger

sur l’avenir de ce cinéma du spectaculaire, que Scorcese appelle avec acrimonie,

« attraction de foire ». Ensuite en deuxième partie, et après avoir établi un cadre

théorique et matériel autour de l’audiovisuel à 360°, il était pertinent de présenter le

projet Kinodôme, décrire les étapes de son évolution, aborder les problématiques qu’il

soulève en tant qu’expérience collective et détailler un premier contenu réalisé.

52 Bien que le dispositif soit proposé au public depuis quelques années, sous forme

d’installations artistiques, lors de restitutions de résidence, ateliers de création,

expositions, séminaires et colloques, l’évolution du projet reste toujours imprévisible.

Le projet Kinodôme, semble maintenant se diriger vers un spectacle où il sera question

de donner une place plus importante à la personne qui manipule le point de vue de

l’image. Ce narrateur pourrait intervenir pendant des séquences spécifiques ou tout le

long de la narration. Ce rôle pourrait aussi passer d’un personnage à l’autre pour lui

donner la dimension d’un spectacle vivant hybridant théâtre et audiovisuel. Quant au

dôme, il serait question d’augmenter considérablement sa dimension pour accueillir à

l’intérieur un public de 10 personnes. Ce nouveau Kinodôme ne serait plus statique mais

pivoterait et se déplacerait dans l’espace, invitant les spectateurs à s’asseoir, à

s’allonger ou à marcher autour de lui, pour vivre ensemble et autrement l’expérience

audiovisuelle.

53 Au-delà du développement matériel, logiciel ou de mise en espace pour accueillir un

public, ce projet est un outil envisagé pour mieux exprimer les nombreuses questions

autour du réel que l’on choisit chaque jour pour y plonger. Le contenu proposé, fait

toujours allusion à une réalité qui nous échappe mais qui mériterait d’être explorée

sans pour autant nous révéler une vérité. Il ne s’agit pas de sous-entendre des relations

houleuses entre les pays les plus riches, comme lorsque les drapeaux de La danse du G8

semblent s’accoupler entre eux, ou quand ils s’écrasent ou se séduisent. Dans Le jour

d’après, il ne s’agit pas de s’interroger sur l’avenir sombre que les choix de notre société

semblent dessiner, mais de chercher avec insistance une piste, quelque chose qui nous

aide à comprendre ce qui se passe, ce qui s’est passé, une sorte de thriller d’anticipation

immersive. Quant au Mythe : le diable des caraïbes tout est symbologie et voyage

psychédélique, comme si on partait dans un voyage cosmique pour enfin nous faire

rattraper par l’argent, le temps et l’espace.

54 Quant à la suite du projet, il serait question d’aborder le sujet du chamanisme. Comme

cité précédemment, il s’agirait d’une diffusion où le spectacle vivant se mélangerait

avec l’audiovisuel et le public n’aurait plus à manipuler le point de vue. Les

Entrelacs, 17 | 2020

130

Page 132: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

performeurs accompagneraient le public le long du film 360° dans une sorte d’initiation

shamanique audiovisuelle.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. Les dispositifs se ressemblent, car le visionnage qu’ils proposent est individuel et se fait en

regardant les images à travers des lentilles de manière stéréoscopique.

2. Dans son article « L’énigme du Cinéorama » l’historien du cinéma Jean-Jacques Meusy

démontre avec des témoignages de l’époque que le dispositif n’a jamais fait une projection

publique à cause de problèmes technologiques, bien que d’autres théoriciens affirment qu’il y

aurait eu au moins 2 présentations.

3. André BAZIN, Qu’est-ce que le cinéma ?, Collection 7e ART, Paris, Cerf-Corlet, 1976, p.23.

4. Projection de cinéma utilisant le principe de l’anaglyphe.

5. Polyester de John Waters sorti en 1981.

6. Objectif de prise de vues breveté par Henri Chrétien en 1927 qui produit des images

anamorphosés qui seront par la suite projetées en format panoramique.

7. Mathieu Triclot. L’immersion n’existe pas. Valentina Tirloni. L’image virtuelle, Editions

Modulaires Européennes, 2012, Transversales philosophiques. halshs-01666832

8. Pour consulter le texte dans son intégralité : http://chatonsky.net/immersion/

9. La projection se fait sur une surface plate.

10. On entend la distanciation comme la théorise Brecht dans le théâtre sous forme de procédés

cherchant à maintenir chez le spectateur une conscience critique sur la réalité que l’œuvre

donne à voir.

11. Pour aller plus loin dans la notion de partage collectif et simultané dans le cinéma, il est

important de citer le travail de Julian Hanich, qui nous explique dans son ouvrage The Audience

Effect, On the Collective Cinema Experience comment les études cinématographiques se sont

principalement intéressés à la relation entre le spectateur comme individu et le film, en oubliant

souvent de prendre en compte la relation entre spectateurs pendant la projection.

12. Un exemple parmi les moteurs de 3D en temps réel utilisés dans la production audiovisuelle

présenté pendant la présentation Unreal Engine Users Group au SIGGRAPH 2019 : https://

www.youtube.com/watch?v=apLzZBqfqeU

13. La facilité de production de ce type d’images résulte de l’initiative à partir de 2016 de groupes

industriels, tels que Samsung (Samsung Gear 360°), Kodak (Pix-Pro) ou Nikon (KeyMission 360°)

de proposer au grand public des caméras 360° bon marché et simples d’utilisation.

14. HEGEL W.F., Esthétique, Troisième Partie Système des Beaux-arts, traduit par BÉNARD CH.,

Librairie Philosophique de Ladrange, 1860, p15-30, consultable sur Internet https://

play.google.com/store/books/details?id=ftYCAAAAYAAJ&rdid=book-ftYCAAAAYAAJ&rdot=1

Entrelacs, 17 | 2020

133

Page 135: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

15. Dans le système actuel de classification le 5ᵉ art proposé par Hegel prend en compte tout ce

qui est en lien avec l’écriture.

16. https://www.stekiamusement.com/2018/whats-the-difference-between-4d-5d-6d-7d-8d-9d-

cinema-theater-3465/

17. https://www.empireonline.com/movies/features/irishman-week-martin-scorsese-

interview/

18. https://www.nytimes.com/2019/11/04/opinion/martin-scorsese-marvel.html

19. L’acronyme XR, pour eXtended Realities en anglais, désigne l’ensemble de modalités qui

composent l’univers du contenu immersif dont la réalité virtuelle, la réalité augmentée et la

réalité mixte.

20. En référence aux patents wars qui ont lieu aux États-Unis entre la fin du XIXe siècle et début

du XXe siècle dans les domaines de l’aviation, la voiture et le cinéma.

21. Brevet No. 20170105052A1 publié le 13 avril 2017 : https://patents.google.com/patent/

US20170105052A1/en

22. https://www.theverge.com/2018/12/13/18139981/imax-virtual-reality-arcades-shut-down-

write-off-los-angeles-bangkok-toronto

23. https://www.techradar.com/news/imax-pulls-the-plug-on-its-virtual-reality-arcade-

business

24. https://www.zdnet.com/article/disappointing-reality-imax-to-shutter-vr-operations-

in-2019/

25. https://contemporaneitesdelart.fr/gilles-deleuze-quest-ce-que-lacte-de-creation/

26. Philippe Fuchs est professeur de la réalité virtuelle à Mines ParisTech, co-auteur des 5

volumes du Traité de la réalité virtuelle. https://www.realite-virtuelle.com/video-360-vr-fuchs/

27. Par logistique de séance de cinéma, il faut comprendre l’ensemble de moyens humains et

matériels qui s’organisent pour gérer l’accueil en salle du public, en respectant les horaires de

projection prévus.

28. Le zénith correspond à la partie supérieure et le nadir à la partie inférieure de la projection

équirectangulaire.

29. L’outil de calcul de dôme permet d’avoir les mesures et le nombre exact des triangles à

assembler selon le diamètre et le nombre de bandes qui composent le dôme, http://geo-

dome.co.uk/3v_tool.asp

30. CARROLL Lewis, De l’autre côté du miroir, 1872, https://www.ebooksgratuits.com/pdf/

carroll_de_autre_cote_miroir.pdf, P.8.

ABSTRACTS

Abstract

Experimenting with new "old" technology is fascinating. Frame, plan value, editing or

distribution, are just some of the topics that must be revisited with 360 ° cinema. The camera (or

the point of view of the spectator) is omnipresent and all that it sees is a potential of the story or

stories to understand. Where should we look to don’t lose the story line? Do we have to only see

what they want to show us? Can we create our own audiovisual experience by wandering the

digital look? The numerous conceptual questions this medium seems to ask, have also encourage

research around the diffusion and interactivity of the device. Would a hemispherical screen be

Entrelacs, 17 | 2020

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Page 136: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

better suited to diffusion than a wall? How should the control of the point of view be proposed to

the public? Somewhere it seemed obvious that such an image had to be diffused and manipulated

in an analog way. It became important to experiment. Firstly, a vertically positioned dome could

give more volume to the projection. Perhaps it could mark the border between reality and image,

but respecting 360° image nature. A dome will also be a play with the concave and the convex,

projection and rear-projection, horizontal and vertical. Then, the control interface, it was

important to replace the pointing of the mouse while keeping its simplicity. What can we tell

with such device? How to properly use the possibilities it offers?

Résumé

Expérimenter avec une nouvelle « vielle » technologie est fascinant. Cadre, valeur de plan,

montage ou diffusion, ne sont que quelques exemples de ce qui doit être revisité avec le cinéma 3

60°. La caméra (ou le point de vue du spectateur) est omniprésente et tout ce qu’elle montre est

un indice potentiel de l’histoire ou des histoires à comprendre. Où devons-nous regarder pour ne

pas perdre le fil conducteur ? Sommes-nous obligés de regarder uniquement ce qu’on veut nous

montrer ? Pouvons-nous créer notre propre expérience audiovisuelle en baladant un regard

numérique ? Les nombreuses questions conceptuelles que semble poser ce médium, ont aussi

stimulé une recherche autour de la diffusion et l’interactivité du dispositif. Est-ce qu’un écran en

demi-sphère serait mieux adapté au médium qu’un mur ? Comment proposer le contrôle du point

de vue au public ? Quelque part, il semblait une évidence que l’image de ce type devait être

diffusée et manipulée avec des supports analogues. Il devenait important d’expérimenter. Tout

d’abord, un dôme positionné verticalement pourrait donner plus de volume à la projection. Peut-

être qu’il marquerait la limite entre la réalité et l’image, tout en respectant la nature à 360° de

celle-ci. Un dôme permettrait aussi de jouer avec le concave et le convexe, projection et retro-

projection, horizontal et vertical. Ensuite, l’interface de contrôle, il était important de remplacer

le pointage de la souris tout en gardant la simplicité de son fonctionnement. Qu’est-ce qu’on peut

raconter avec un tel dispositif ? Comment utiliser convenablement les possibilités qu’il offre ?

AUTHOR

MANUEL SIABATO

docteur en études audiovisuelles, diplômé de l’ISDAT en Arts Plastiques et Design, enseignant et

chargé du parcours infographie à l’ENSAV de l’université de Toulouse Jean Jaurès, chercheur

associé au LARA-SEPPIA, son projet de recherche se focalise sur l’expérimentation et l’analyse des

formes narratives émergentes qui font appel aux nouvelles technologies dont notamment le

cinéma 360° et la 3D en temps réel pour Internet (Web3D).

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Page 137: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Le casque et le masqueGilles Methel

01 – Une entrée… en matière

Fuir ! Là-bas fuir !Brise Marine,Stéphane Mallarmé

Quel amateur de peinture n’a pas rêvé un jour de pénétrer dans un tableau ? Boire un

dernier verre chez Phillies en compagnie des Rodeurs De La Nuit (Nighthawks) d’Edward

Hopper, visiter la chambre de la maison jaune de Van Gogh à Arles (mais sans pour

autant se couper l’oreille !), savoir à quoi ressemble la loggia de la Joconde et connaître

l’intégralité du paysage qui se trouve dans le fond, explorer les rêves surréalistes de

Salvador Dali, etc. Or, c’est maintenant possible grâce à la réalité virtuelle. En premier

lieu, dans les tableaux « classiques », il y a de très belles femmes (les peintres savaient

choisir de très jolis modèles pour incarner, souvent dévêtues, Vénus, Flore, les

Odalisques, les baigneuses ou les Nymphes…

Image 01 : Une image de l’expérimentation immersive réalisée autour du NightHawks de EdwardHopper, 1942, 84,1cm x 152,4cm Art Institutre of Chicago de 1953.

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« Entrer » dans un tableau ou « rentrer » dans un tableau ?

Normalement on devrait y entrer si l’on n’a pas fait cette expérience précédemment,

puisque « le sens foncier du verbe rentrer, c’est entrer de nouveau » (Grevisse1 p.111)

cependant « on constate une forte tendance (qui est très ancienne) à employer, dans les

cas où il ne s’agit pas des sens seconds qui connotent une certaine violence (s’emboîter,

pénétrer, être enfoncé dans, être contenus dans), le préfixe re-marque l’action

instantanée par opposition à l’action durative. (Grevisse2).

Donc, comme l’expérience en réalité virtuelle a une certaine durée, nous pouvons dire,

avec la caution de Grevisse, que celle-ci nous permet maintenant de rentrer dans un

tableau comme on « rentre dans le décor ».

La frontalité irréductible des tableaux, même si nous pouvions y pénétrer en pensée et

en rêvant, reste souvent une sorte de frustration foncière. Aussi les peintres ont trouvé

une foultitude de stratagèmes pour que l’espace que nous avons sous les yeux ne se

borne pas à la surface limitée de la toile, pour que la peinture sorte d’elle-même en

quelque sorte.

En premier lieu, les miroirs, et, en particulier, les miroirs convexes, dits « de

sorcières ». Ils nous font supposer un espace qui serait hors de la toile peinte c’est le cas

pour Van Eyck3 avec les Arnolfini de 1434 mais aussi Petrus Christus4 1449 avec Saint Eloi

ou Quentin Metsys5 le prêteur et sa femme 1514. « Quelles que soient les représentations,

il y subsiste toujours de la magie, transfigurant les choses par réduction, associée à une

pensée métaphysique6 ». Et bien sûr les ménines de 1656 de Velasquez 7 dont l’analyse

célèbre sert d’introduction au texte de Foucault, Les Mots et les choses de 1966. Avec ce

procédé nous découvrons ce qui est au-delà du tableau et peut-être même sommes-

nous DANS le tableau à la place du peintre ou bien à la place du roi et de la reine

d’Espagne !

Autre stratagème ancien, cette fois non pour que la peinture nous propose un au-delà

d’elle-même, mais pour que nous y pénétrions en chair et en os : le triptyque. Il peut

avoir un effet englobant qui peut obliger à un déplacement physique en même temps

qu’un mouvement mental dans le passage d’un panneau à l’autre de l’Enfer au Paradis

en passant par le Purgatoire, par exemple, comme chez Bosch8. Gilles Deleuze, dans son

livre double (un volume consacré au texte et l’autre aux reproductions souvent

dépliables, triptyque oblige) sur Francis Bacon9, La logique de la sensation10 a

particulièrement étudié les triptyques du peintre anglais dans deux chapitres, le 9

« Couples et triptyques » et le 10 « Note : qu’est-ce qu’un triptyque ».

Nous pouvons donc résumer ces lois du triptyque qui fonde sa nécessité commecoexistence des trois panneaux. 1/ La distinction de trois rythmes ou de troisfigures. 2/ L’existence d’un rythme témoin dans le tableau avec la circulation dutémoin dans le tableau (témoin apparent et témoin rythmique). 3/ Ladétermination du rythme actif et du rythme passif…

Avant la peinture de chevalet et bien au-delà du triptyque, la fresque proposait déjà un

système immersif très fort puisqu’il y avait souvent, de plus, une intention didactique

donc une obligation de cohérence et de lisibilité. Les fresques de la Chapelle de l’Aréna

de Padoue, œuvre fondatrice, peinte par Giotto11 au tout début du quatorzième siècle (le

trecento) en est la démonstration éclatante. Sur trois niveaux, en une douzaine de

compositions magistrales disposées de chaque côté de la chapelle, Giotto, présente, du

haut vers le bas, la Vie de la Vierge, la Vie du Christ et la Passion du Christ, c’est-à-dire

trois « narrations » concomitantes et parallèles qui obligent le spectateur, le témoin

Entrelacs, 17 | 2020

137

Page 139: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

dirait Deleuze, à se tourner d’un côté puis de l’autre pour les découvrir dans une vision

panoramique : c’est à la fois d’une simplicité extraordinaire dans les compositions et

d’une complexité extraordinaire dans la structuration.

Plus de six siècles après Giotto, les muralistes mexicains vont tenter de retrouver

l’immersion picturale dans la fresque. Ozosco, Siqueiros et surtout Diego Rivera12.

Rivera13 surtout : c’est un immense peintre dont l’aura est maintenant bien éclipsée par

la gloire posthume de sa femme Frida Kahlo, par deux fois, épousée. Or le travail de

Frida Kahlo (devenue à Mexico ce qu’est la tour Eiffel à Paris14) ne porte pas les enjeux

que donnait Rivera à sa peinture dont le but était de faire un lien entre Giotto et le

cubisme : « « il ne s’agit certes pas, étant donné son idéologie (communiste et

matérialiste) de transposer les hiérarchies des valeurs propres à la pensée du Moyen

Âge mais de l’actualiser dans une clé laïque15». Les fresques du musée national de

Mexico, réalisées à partir des années 1930, peuvent nous donner, en utilisant des

procédés comparables, la même sensation d’immersion, mais laïque et ethnique dans ce

cas, que celle que Giotto utilisait pour le monde chrétien (même système d’écho, de

résonance picturale d’un mur à l’autre ou d’un panneau à l’autre).

02 – Et l’audiovisuel dans tout ça !

Le cinéma entretient depuis longtemps un rapport étroit avec la peinture pour les

effets spéciaux et les matte-painting en particulier16. Comme le précise Réjane Hamus-

Vallée, les effets spéciaux ne datent pas du numérique : depuis Méliès ou Segundo de

Chomon, le cinématographe a souvent fait appel à des décors peints que ce soit pour

des raisons esthétiques ou financières. Hollywood a beaucoup utilisé les matte-painting

c’est-à-dire le fait d’incruster des acteurs sur un fond pictural. L’incrustation n’est pas

l’immersion, mais elle immerge cependant les acteurs dans une réalité plastique, c’est

une immersion seulement optique destinée au seul spectateur.

Le numérique, dès ses débuts, a beaucoup amplifié l’usage de ces « trucages » à la

télévision comme au cinéma. Jean-Christophe Averty qui fut un précurseur de l’art

électronique à la télévision avait mis en images l’album Melody Nelson de Gainsbourg en

1971 : on y voit Serge Gainsbourg et Jane Birkin, dans L’Hôtel particulier17, entre autres,

évoluer par exemple dans des toiles de Paul Devaux et de Félix Labisse. (On retrouvera

aussi, dans cette réalisation d’Averty, Salvador Dali et René Magritte que nous allons

croiser plus tard dans ce texte18.) Étant donné l’évolution du numérique et de la 3D au

cinéma à partir des années 2000, on peut rappeler Le Moulin et La Croix de Lech Majewski

de 2011 (d’après le livre de Michael Francis Gibson paru en 1996) en 2011. Grâce au

décor numérique, les acteurs évoluent à l’intérieur de la célèbre toile de Bruegel,

grouillante de plus de 500 personnages, le Portement de la Croix (1564). Pour qu’il y ait

immersion telle qu’on l’entend aujourd’hui, il fallait également que le numérique

amène la modélisation en 3D par l’image de synthèse ce qui a été possible à partir des

années 1980. En 1993, pour sa série Palettes19, Alain Jaubert, dans le rêve de la diagonale,

la Flagellation du Christ de Piero Della Francesca20, va reconstituer, grâce aux travaux21 de

R. Wittkover et B. A. R. Carter en 195322, l’espace tridimensionnel où la scène se déroule.

C’est certes paradoxal puisque le tableau est une surface, composée selon les règles

strictes du nombre d’or mais, en même temps, la précision des peintres du

quattrocento, observant scrupuleusement les règles scientifiques de la perspective,

permet de reconstituer (et avec une minutie parfois vertigineuse à propos des mesures

Entrelacs, 17 | 2020

138

Page 140: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

ou du pavage du sol), l’espace virtuel projeté sur la toile. Le cadre rigoureux voulu par

le peintre explose.

Image 02 : La reconstitution en 3D de La Flagellation du Christ de Pero Della Francesca (env.1468-1470) 58,4 cm x 81,5 cm, Galleria Nazionale delle Marche d’Urbino, Italie Emission TV Palettes,Le rêve de la diagonale, A. Jaubert 1993 Wittkover, B.A.R. Carter article de 1953.

C’est ce qui se passe aujourd’hui avec le 360° par rapport au cinéma. Ne pouvant plus

espérer ce cadre parfaitement composé dans la peinture comme au cinéma, nous nous

trouvons fortement perturbés par cette liberté nouvelle qui permet de nous affranchir

à la fois du cadre et du hors-champ. Notre tradition picturale est définitivement fondée

depuis des siècles, à partir d’un espace plan, statique et monoculaire… La révolution est

donc profonde.

03 – Les Nymphéas de Monet23

Il existe plusieurs expériences en réalité virtuelle autour de Monet. L’une en particulier

à partir du fameux pont japonais du jardin de Giverny, Le Bassin aux Nymphéas de

189924 avec Water Lilies Extended réalisé par Geodia. D’ordinaire, il est très difficile, en

réalité virtuelle, d’extrapoler à partir de l’espace restreint, donné et irréductible

confiné dans un tableau… Mais là, comme nous disposons toujours de l’espace réel du

jardin de Monet à Giverny, il était possible pour les concepteurs de la vidéo VR, plutôt

réussie, de permettre un déplacement en 360° crédible puisque basé sur de données

tangibles à partir du tableau. Ce n’est pas toujours le cas !!! En ce qui concerne Van

Gogh et La Nuit étoilée… mais nous y reviendrons ! Autre expérience de réalité virtuelle

autour de Monet, c’est celle des salles du Musée de l’Orangerie de Paris où sont

conservées dans deux salles les immenses nymphéas (2mètres de haut et jusqu’à 17

mètres de long) L’expérience proposée par Claude Monet lui-même se veut immersive :

Les huit compositions sont réparties en deux salles ovales qui se suivent. Ces sallesbénéficient d’une lumière naturelle depuis le toit vitré et sont disposées d’ouest enest, selon la course du soleil et un des axes de circulation de Paris, le long de laSeine. Les deux ovales évoquent le signe de l’infini tandis que les peinturesdéroulent le cycle de la lumière d’une journée.Offerts par le peintre Claude Monet à la France le lendemain même de l’armistice du11 novembre 1918 comme symbole de paix, les Nymphéas sont installés selon ses

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plans au musée de l’Orangerie en 1927, quelques mois après sa mort. Cet ensembleunique, véritable « Sixtine de l’impressionnisme »,

selon l’expression d’André Masson, offre un témoignage de l’œuvre du dernier Monet

conçu comme un véritable environnement et vient couronner le cycle des Nymphéas

débuté près d’une trentaine d’années auparavant. L’ensemble est l’une des plus vastes

réalisations monumentales de la peinture de la première moitié du XXe siècle. Les

dimensions et la surface couverte par la peinture environnent et englobent le

spectateur sur près de cent mètres linéaires où se déploie un paysage d’eau jalonné de

nymphéas, de branches de saules, de reflets d’arbres et de nuages, donnant « l’illusion

d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage » selon les termes mêmes de

Monet. Ce chef-d’œuvre unique ne connaît pas d’équivalent de par le monde.

Monet multiplia considérablement les dimensions de son projet initial, entamé avant

1914. Le peintre souhaitait que le visiteur puisse s’immerger totalement dans la

peinture et oublier le monde extérieur. La fin de la Première Guerre mondiale en 1918

le confirma dans sa volonté d’offrir de la beauté aux âmes meurtries.

À travers ces notations on peut comprendre ce que signifie un désir d’immersion dans

des œuvres d’art : il est toujours d’actualité. Fuir le monde réel, sa laideur et sa

trivialité est peut-être aussi l’une des clés qui pourraient expliquer l’engouement

actuel, un siècle après Monet, pour la réalité virtuelle. Il faut toujours se rappeler que

les fondateurs historiques du surréalisme, André Breton, Paul Eluard, Louis Aragon,

Benjamin Péret et Max Ernst étaient d’anciens combattants de la « Grande Guerre » !

Après la boucherie de 14/18, il était sans doute légitime d’aller voir ailleurs.

Image 03 :L’une des salles du musée de l’Orangerie à Paris où sont installés les Nymphéas de Monet.

L’expérience VR des Nymphéas de l’Orangerie est plus une expérience de réalité

augmentée : l’expérience immersive existait dès l’origine du projet de Monet.

04 – La Chambre de Van Gogh25

Un grand peintre qui serait en même temps un metteur en scène passionné Antonin Artaud

Van Gogh est sans doute le peintre sur lequel on a le plus écrit, il semblait donc « dans

l’ordre des choses » que la réalité virtuelle s’en empare. Sa chambre à Arles est une

obsession autant pour les cinéastes et les infographistes.

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Page 142: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

En ce qui concerne l’immersion dans la peinture, on peut toujours se rendre à Arles,

mais la fameuse maison jaune où se trouvait la chambre de Van Gogh a été détruite à

cause de bombardements en 1944. Le pont de Langlois, devenu pont Van Gogh a été

déplacé mais existe toujours l’Hôtel-Dieu, avec son joli jardin, où Le peintre fut interné

après son automutilation, lui existe toujours : il est devenu « Espace Van Gogh »…

Nous ne saurions oublier le texte légitimement célèbre d’Antonin Arthaud (1896-1948)

Van Gogh ou le suicidé de la société26. Arthaud, tout juste sorti de l’asile de Rodez le 26 mai

1946, s’était rendu à l’exposition Van Gogh qui avait lieu au musée de l’orangerie de

Paris en janvier/mars 1947. Il rédige alors ce texte majeur auquel nous ferons

référence : c’est l’hommage d’un fou à un autre fou. Le texte d’Arthaud est important,

car il pose avec acuité certains paradoxes auxquels la réalité virtuelle se trouve

confrontée lorsqu’elle souhaite s’intéresser à la peinture.

La chambre de Van Gogh à Arles

Van Gogh s’est refait une chambre à coucher, mais hors le seul Van Gogh lui-mêmeje me sentirais prêt à égorger qui aurait maintenant le culot d’y entrer. Arthaud

Cette toile de 72 × 90 cm qui se trouve au musée Van Gogh d’Amsterdam est l’une des

plus célèbres du peintre. Réalisée initialement en octobre 1888, il en existe 3 versions :

l’original ayant été endommagé lors d’une inondation pendant l’hospitalisation du

peintre et, durant sa restauration, à la demande de son frère Théo, Van Gogh en a

réalisé une seconde version qui se trouve maintenant à l’Institut d’Art de Chicago puis

en septembre 1889 une version plus petite, celle du Musée d’Orsay à Paris27.

Le lit est jaune citron, les murs rose abricot, la porte d’un bleu d’azur céleste autemps où le ciel était encore une vaste plaine inhabitée, les tableaux d’un jauned’amande où des pistaches auraient transpiré.

La chambre elle-même se trouvait au deuxième étage de la maison jaune, et les volets

verts en sont fermés malgré les couleurs intenses de la peinture. Ceci n’est pas toujours

respecté dans les réalisations VR pour des contraintes narratives (afin de pouvoir

passer d’un espace à l’autre). Elle a l’avantage de décrire un espace fermé propice à la

modélisation 3D avec des éléments très identifiables : le lit, les chaises la petite table de

toilette, etc.

Les murs toujours d’un jaune abricot, mais du jaune d’abricot d’un nuage qui neferait que de se montrer, à peine teinté, à peine posé, et voilà que dans cette lueurse détache le coup de gong vert cédrat, figue verte à crier, de la fenêtre au châssisembrumé, à la droite de laquelle pend toute raide la serviette de toilette, dont onsent à trois mètres le lourd tissu gercé.

Par contre elle pose de grosses difficultés pour une réalisation virtuelle et ceci pour

deux raisons au moins.

D’abord la matière picturale, la touche plus ou moins épaisse propre à Van Gogh : l’art

électronique avec ses pixels a quelques difficultés à rendre ces effets de matière. L’autre

problème majeur, c’est la perspective quelquefois paradoxale voire approximative

utilisée par le peintre. Il se joue des règles traditionnelles et ceci est très visible dans les

tableaux suspendus au mur de la chambre, (chaque fois différents selon les versions : ils

sont identifiés) et la perspective accélérée utilisée pour le plancher. Il utilise des points

de fuite différents selon les objets. Les tableaux au mur ne sont pas d’équerre avec le

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Page 143: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

reste de l’espace (on dirait qu’ils penchent) et le plancher semble décrire une pièce

déformée (ce qui n’était pas le cas, car on connaît la topographie de la maison jaune).

« Peintre rien que peintre Van Gogh. Il a pris les moyens de la pure peinture, et il ne les

a pas dépassés. » Van Gogh utilise un langage plastique spécifique ce qui rend sa

modélisation puis son usage en réalité virtuelle extrêmement périlleux. Les techniques

numériques ne sont pas forcément propices à ce genre de peinture très plastique. C’est

donc de l’ordre du phantasme que de vouloir pénétrer dans cette chambre en VR.

Inutile de parler alors de l’intérieur du café la nuit ni, pis encore, de la nuit étoilée !

Que la vie un jour devienne aussi belle que dans une simple toile de Van Gogh etpour moi ce sera assez. Je ne pense pas que l’on puisse avoir quoi que soit de plus àsouhaiter

Image 04 : La perspective de La Chambre de Van Gogh à Arles Octobre 1888, 72 x 90 cm Musée VanGogh Amsterdam Pays-Bas.

Pour Arthaud la peinture de Van Gogh se suffit à elle-même, d’une certaine façon,

vouloir la prolonger ou la dépasser avec une réalité virtuelle est un pur non-sens car

« Van Gogh n’embellit pas la vie, il en fait une autre, purement et simplement une

autre ».

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Page 144: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Image 05 : La Chambre de Van Gogh reconstituée en 3D.

05 – Les Rêves de Dali28

L’Angélus de Millet beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie.29 Salvador Dali citant Lauréamont

Le 360° autour de Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet peint par Dali vers 1935

est dû à l’initiative du musée Dali de Saint Pétersbourg en Floride. Dream of Dali est une

référence en matière de VR. La peinture de Dali, contrairement à celle de Van Gogh, s’y

prête particulièrement car pour le peintre catalan, la peinture « c’est la photographie à

la main et en couleur de l’irrationalité concrète ». La très grande précision, la très

grande minutie de sa peinture dans les années 30 et 40, avec une technique héritée des

petits maitres flamands, se prête particulièrement à la modélisation. Et l’univers

onirique du Maître se prête, lui, à l’immersion.

Nous trouverons dans cette réalisation plusieurs thématiques chères à Dali :

1 – L’Angélus de Millet30

Obsession dalinienne depuis l’enfance, elle fut déclinée en de nombreux tableaux, au

moins une quarantaine et ce jusqu’à la fin de sa vie ; thème qui nous vaut aussi ce livre

magnifique Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, écrit dans les années 30 mais qui ne

fut publié qu’en 1963.

Mais aussi

2 – Le petit garçon en costume de marin donnant la main à son papa

De Les premiers jours du printemps (1929), Le Spectre du sex-appeal (1934) jusqu’au Toréador

hallucinogène (1969)

3 – Les éléphants à pattes d’araignée :

La représentation la plus célèbre est celle de la Tentation de Saint-Antoine de 1946. C’était

un concours sur ce thème entre plusieurs peintres, car la toile devait être la seule

image en couleur pour le film d’Albert Lewin, Bel Ami, (avec Georges Sander) en 1947.

C’est Max Ernst qui gagnât le concours. (Mais qui donc ici se souvient ici de sa

version ?)

4 – Alice

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Page 145: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

La petite fille sautant à la corde, c’est Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll31 que

Dali a illustrée en 196932 mais qu’il avait déjà représentée en frontispice des Nuits

partagées d’Eluard en 1931

5 – Le Téléphone

Le Téléphone-homard, a été créé pour son mécène Edward James à l’Exposition

internationale du surréalisme à Paris de 1938.

6 – La plaine d’Ampurdan

En fond, les paysages de la plaine d’Ampurdan où l’on voit, depuis Figueras, les

Pyrénées « qui devraient être mauves » comme il l’écrit dans sa Vie secrète !

Le fait que l’on puisse utiliser les tableaux de Dali pour les explorer dans les univers

virtuels en 360° n’est absolument pas un hasard. Dans sa lettre préface à André Breton

pour son exposition en 1933 à la galerie Pierre Colle, Dali va opposer Pablo Picasso

(pour lequel il avait une grande admiration33), à Giorgio de Chirico (auquel il vouait

également une grande admiration !)

Chirico ne bouleverse pas les moyens d’expression. Il conserve toutes lesconventions académiques essentielles : illumination, clair-obscur, perspective, etc.Héritier de Böcklin et de la peinture imaginative en général, il révolutionnesensationnellement l’anecdote…

C’est dans cette forme d’académisme-là, qui correspond également à celle des jeux

vidéo, des blockbusters à effets spéciaux, que nous pouvons considérer que si la

postérité de Dali, comme en témoignent les succès de ses expositions à Beaubourg34, est

si grande, c’est parce que, par ses choix esthétiques très lucides, il a fait que son œuvre

correspond, et est en adéquation avec le monde tel qu’il va. Ce monde assoiffé d’images

(mais peut-être pas de peinture !), ce monde assoiffé d’ailleurs !

Tous les tableaux de Dali ne peuvent être exploités ni explorés de cette façon et en

particulier les célèbres images doubles : celles de La Charrette fantôme de 1934 ou Le

Marché aux esclaves avec apparition du buste invisible de Voltaire de 1940. Elles n’existent

que sous un angle de vue très précis (et un seul !) et à un moment très précis : toute

modification du point de vue ou du moment fait disparaître l’image. Mais Réminiscence

de l’Angélus de Millet, peut supporter la modélisation 3D !

Le déplacement et le son

Nous sommes donc avec ce 360°, et avec ce type de réalisations en général, dans

quelque chose qui mêle une grande liberté de point de vue (on peut à tout moment se

retourner ou regarder en l’air) en même temps que la contrainte drastique d’un

itinéraire obligé. Ce déplacement s’effectue en continu sur une de ces courbes

affectionnées par les infographistes, courbe parfaitement lisse qui nous fait aller de

l’avant puis nous envoler.

Ce ne seront donc pas le cadre ni le point de vue, qui vont créer la continuité narrative

mais le son. En arrière fond sonore on entend la voix du Maître. Ses propos ne sont pas

toujours identifiables, car ce qui compte c’est l’accent, le phrasé et l’intonation de

Dali. On y voit le chanteur « décadent », Alice Cooper, dans un hologramme réalisé par

Dali en 197335 ; il chante « Halo of Flies », témoignant de l’obsession de Dali pour les

mouches.

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Page 146: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Image 06 : Dreams of Dali expérimenté au Dali Museum, St Petersburg USA.

Dali était fasciné par l’immersion dans la peinture. Vers la fin de sa vie, il a beaucoup

travaillé sur l’holographie et la stéréoscopie, c’est-à-dire le projet de dépasser l’image

plane pour tenter d’atteindre à « un hyper-réalisme métaphysique », d’aller au-delà du

ciel, au-delà du soleil, au-delà de l’horizon.

À propos de Vélasquez, il écrit dans son dernier livre, Dix recettes d’immortalité :

Ce tableau représente l’anticipation d’un hologramme parce que tout ce que Vélasquez a peint est virtuel. Toute la scène se reflète dans un grand miroir placé face aupeintre, sauf deux personnages, qui eux sont réels, et se tiennent entre Vélasquez etle grand miroir : le Roi et la Reine que l’on voit dénoncés par le petit miroir placé aufond de la pièce. L’unique chose qu’il ne peint pas c’est le réel, et tout ce qu’il peintn’est que reflets et images virtuelles.

Image 07 : Dreams of Dali expérimenté au Dali Museum, St Petersburg USA.

Nous ne pourrions parler de l’immersion dans la peinture sans mentionner, le Visage de

Mae West pouvant servir d’appartement (28,3 cm x 17,8 cm) peint en 1934-35 sur l’image

retouchée d’un magazine : c’est une photo de la plantureuse actrice (1893-1980) dans le

film She done him wrong de Lowell Sherman 1933 avec Cary Grant 36. L’espace de cet

appartement hautement virtuel a été reconstitué au musée Dali et Figueras ainsi que

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Page 147: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

pour l’expo parisienne de 2012 où les visiteurs faisaient la queue pour prendre des

selfies vautrés sur le célèbre canapé en forme de bouche. Ça c’est de l’immersion !

Image 08 :Photo de Mae West, affiche du film She done him wrong 1933 interprétation deDali 1934/35 « visage de M. W. pouvant servir d’appartement » Gouache sur photo depresse. Installation au musée de Figueras, Espagne, 1974.

06 – La trahison des images de Magritte37

Michel Foucault dénombre sept rapports significatifs possibles dans « Ceci n’est pas une pipe 38

René Passeron

À l’occasion du cinquantenaire de la mort de Magritte une expérience de réalité

virtuelle inspirée de son œuvre a été présentée dans une salle ayant la forme d’un

immense chapeau melon posé sur la plage de Knokke-le-Zoute. Et pourquoi donc à

Knokke le Zoute ? Parce qu’en 1953, Magritte avait conçu une immense fresque de 72 m

de long sur 4,30 m de haut, pour le casino de cette ville. L’expérience VR, réalisée par

BDH immersive pour un public qu’une cinquantaine de personnes à la fois propose

l’exploration d’une quarantaine d’œuvres de Magritte. La fresque de la salle du Lustre

du casino est constituée, elle, de 8 toiles originales du peintre immensément agrandies

afin de constituer un panorama, car la salle est plus ou moins circulaire.

Lors de l’expérience VR de Knokke le Zoute, il y avait également une immense pipe à

côté de l’immense chapeau melon qui servait de salle de projection ; la fameuse pipe est

également visible en 3D dans l’expérience VR elle-même. Le véritable nom de ce

tableau, qui est devenu le plus célèbre de Magritte est La Trahison des images. C’est par

ailleurs le titre qui avait été donné à Beaubourg pour l’exposition39, toujours à

l’occasion du cinquantenaire de la mort de Magritte.

… La fameuse pipe… Me l’a-t-on assez reprochée ! Et pourtant… Vous ne pouvez pasla bourrer, ma pipe ? Non n’est-ce pas, elle n’est qu’une représentation. Donc, sij’avais écrit sous mon tableau « ceci est une pipe, j’aurais menti !40

Plus encore que celle de Dali, l’œuvre de Magritte se prête à la modélisation 3D et peut

vraiment être une sorte de mise en abyme de ce qui sera la réalité virtuelle. Sa

grammaire d’objets fétiches, ses hiéroglyphes dirait Passeron, peints au degré zéro de

la peinture (dirait encore le même Passeron) sont propices à une réalisation en images

de synthèse (ce dont d’ailleurs les internautes ne se privent pas et quelquefois même

avec un certain talent !).

Il me semble (virtuellement) intéressant de comparer, de confronter voire peut-être

d’opposer les deux formes d’immersion en 360° que sont le panorama et la VR.

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Page 148: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

A – L’expérience VR

Au-delà de l’actuel qui est vu, le visible est potentiel : ce que nos yeux désirent parce qu’ils ne l’ont pas.41

René Passeron

Image 09 : Magritte – VR –Immersive BDH 2017.

Contrairement à Dreams of Dali, nous ne disposons pas (pour l’instant) sur internet de

l’intégralité de la réalisation en réalité virtuelle mais seulement de deux making-of qui

nous permettent d’identifier quelques œuvres reconstituées en 3D. Ces œuvres

s’échelonnent du premier tableau où Magritte « s’est trouvé » (Le Jockey perdu de 1926)

jusqu’à une œuvre datant de l’année précédant sa mort (Décalcomanie de 1966). On y

trouve quelques-un de ses très grands classiques comme la Trahison des Images ou le Faux

Miroir.

La réalisation en images de synthèse semble parfois très maladroite et un peu

artisanale mais l’on suppose que le phénomène d’immersion et le mouvement pallient

une certaine raideur. Car tout bouge, même les orteils du Modèle rouge, les petits pieds

des bonhommes en chapeau melon de Golconde ! La modélisation de l’Invention collective

– qui n’est déjà pourtant pas un très beau tableau de Magritte - est immonde, etc.

B – Le panorama du Casino

Le panorama, du grec pan (tout) et ôrama (vue/spectacle), c’est-à-dire « vue en

totalité », est un concept qui date de la fin du XVIIIème siècle (1799)42 ; c’était un

« tableau sans bornes qui avait pour but de donner l’apparence d’un spectacle naturel

et, avec, la réalité virtuelle du XXIème siècle43, le problème est le même, s’immerger

dans un espace de représentation qui pourrait valoir pour du réel (et, peut-être, date-t-

il même des grottes préhistoriques de nos chers ancêtres. Les modalités sont

différentes mais …)

On va retrouver dans l’expérience VR plusieurs œuvres déjà présentes dans le

panorama. Il existe plusieurs versions des peintures du Casino : les huit huiles sur toiles

originales de Magritte d’assez petit format44, la fresque elle-même et des lithographies

inspirées de ces images. Or il y a un ordre extrêmement important : les images se

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Page 149: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

succèdent d’un panneau à l’autre avec une solution de continuité et cela boucle à la fin

(qui n’en est pas une du coup !). De plus elles se répondent soit latéralement, soit

diagonalement. Ce qui crée un ensemble très cohérent voulu par le peintre mais auquel

on n’a finalement pas accès : soit nous sommes dans la continuité de la salle de Knokke

le Zoute, (où les fresques sont séparées par des colonnes et un large espace), soit dans la

succession dans les livres, soit dans la fragmentation sur internet mais jamais dans la

circularité, la globalité, conceptuelle souhaitée par le peintre en fait.

Finalement, seule, l’infographie 3D va permettre de restituer la vision du peintre soit

en s’immergeant dans cet espace cylindrique sans rupture cette fois, soit en le

surplombant dans une sorte de vision « transcendante ». Seule cette vision permet de

comprendre exactement la « mécanique » spectaculaire mise en place : le voyeurisme,

la symétrie des femmes nues, celle du végétal et du minéral, celle des fonds en rideau

ou en papier découpé, etc. On comprend alors qu’il y a un sens de la lecture du

panorama, de gauche à droite comme dans les panoramas historiques du XIXe présenté

sous des rotondes. On se trouve dans un espace cylindrique et cependant, on ne peut

pas s’y déplacer dans n’importe quelle direction : pour que la narration signifie il est

nécessaire de le prendre dans le sens des aiguilles d’une montre.

Image 10 : La fresque du Casino et René Magritte monté sur une échelle, une fois.

D’ailleurs les univers en réalité virtuelle immersive sont également assujettis à une

forme de narration finalement classique : on devrait pourrait s’y tourner et s’y

retourner dans tous les sens (comme Marcel Proust dans son lit avant de trouver le

sommeil) mais il n’en est rien nous sommes entraînés par une ligne narrative avec un

début et une fin, la chronologie… La ligne du temps !

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Image 11 : En 3D et en perspective cylindrique, les images du Domaine enchanté 1952 de RenéMagritte, 4,3 m sur 71,2 m Casino de Knokke-le-Zoutte (Belgique).

07 – Les Leçons de choses de Magritte

En 1960, le documentariste Bruxellois Luc de Heusch, réalise un film intitulé Magritte ou

la leçon de choses45 . Il devrait y avoir quelque chose de profondément magrittien dans

cette expression ! Si l’imagerie magrittienne est propice à la 3D, c’est au moins pour

trois raisons qui correspondent, dans les thématiques du peintre, à ce que nous faisons

lorsque nous sommes sur un logiciel de 3D.

La taille

La pesanteur

La matière

Leçon de choses n° 1 : La Taille

Chez Magritte, une sphère est une sphère, mais elle peut être grelot, pomme, tête,

montgolfière, ou Terre, c’est-à-dire des objets de tailles extrêmement différentes. À

propos du tableau La Voix du sang avec l’arbre à compartiments, Magritte écrit :

« La sphère et la maison proposent à l’arbre des mesures énigmatiques. »46

Dans l’original du tableau, c’est une sphère indifférenciée mais dans la fresque, il s’agit

d’un de ces grelots dont Magritte a constamment, et dès ses débuts, parsemé ses

œuvres. « Les grelots de fer pendus aux cous de nos admirables chevaux, je préférais

croire qu’ils poussaient comme des plantes dangereuses au bord des gouffres. »47. Il y a

aussi, dans cet arbre, un immeuble…

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Page 151: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

C’est donc le problème de l’échelle des choses entre elles, une question qui est

particulièrement posée par Magritte dans Les Valeurs personnelles (1952) où dans une

chambre en « ciel » pourvu d’une armoire et d’un lit « cohérent entre eux », on va

trouver un verre à pied, une allumette, un blaireau de rasage, une savonnette et un

peigne ayant chacun des proportions indépendantes. Chez Magritte une feuille d’arbre

est aussi grande que l’arbre lui-même, elle est parfois l’arbre lui-même ! C’est parce que

nous nous trouvons dans l’espace des leçons de choses de notre enfance où, dans le

cycle du pommier, la graine, la fleur, la pousse, la pomme ou l’arbre enfin peuvent

avoir la même taille sur la planche explicative pour les besoins pédagogiques… Ce qui

ne nous choque pas.

Leçon de choses n° 2 : La Pesanteur

La célèbre pomme verte de Magritte, celle que l’on voit masquant le visage du

personnage au chapeau melon de la Grande Guerre ou du Fils de l’Homme de 1964 48,

(identique à celle qui envahit toute une chambre dans La Chambre d’écoute de 1953),

alors qu’elle n’est même pas une pomme (car « Ceci n’est pas une pomme »), est une

pomme anti-newtonienne ! Elle ne tombe pas. Mais comme les bonshommes au chapeau

melon qui discutent en plein ciel dans la Reconnaissance infinie de 1963, ou ceux de

Golconde en 1953, pour autant objets ou personnages, ne volent pas, ne nagent pas dans

l’azur éthéré : ils sont simplement là49. Et c’est justement parce que nous sommes dans

le domaine de la leçon de choses, c’est-à-dire une représentation dans laquelle les

objets n’appartiennent pas à un même espace sémantique commun : ils jouxtent mais

n’interfèrent pas entre eux.

En 3D infographique, il y a deux formes de modèles, le simulacre et la simulation (cf.

Baudrillard50). Le simulacre ne se préoccupe que de l’image et de la représentation : les

objets n’ont aucun poids. Comme ils n’ont ni poids ni consistance ils peuvent être donc

au sol ou dans l’air sans aucun problème. (Il est vrai qu’il existe une forme de

modélisation 3D, dite dynamique, celle de la simulation où l’on peut attribuer aux

choses des paramètres de poids et de dynamique où l’infographiste peut contrôler alors

que les paramètres initiaux).

Pour les besoins en image infographique, le simulacre est souvent amplement

suffisant : on sait que le cinéma est un art de l’illusion ! Magritte utilise très souvent

l’espace du simulacre dans ses tableaux. Par contre, si dans la réalisation en VR de 2017,

tout s’envole, tout est en l’air et rien ne pèse, très étrangement, dans Le Domaine

Enchanté tout est cloué au sol, aucun objet n’est en « lévitation ». Ce qui est pourtant

une marque de fabrique de Magritte. Le plus étonnant, c’est que dans la fresque la Fée

ignorante pour le Palais des Beaux-Arts de Charleroi réalisé en 1957 nous retrouvons le

même phénomène de pesanteur : C’est comme si Magritte, inconsciemment ou

consciemment, avait voulu renoncer à l’un de ses codes privilégié et si emblématique,

l’apesanteur, lorsqu’il a conçu ses fresques. Et même, aucun des oiseaux, pourtant très

nombreux dans Le Domaine Enchanté, excepté quelques silhouettes très lointaines, ne

vole !

Leçon de choses n° 3 : La Matière

Filons donc à nouveau la métaphore entre l’infographie et la peinture de Magritte. En

infographie, la matière des objets, des choses, n’est pas ontologique : on plaque sur

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n’importe quelle forme 3D la texture que l’on souhaite grâce à une partie du logiciel

spécifiquement dédiée aux matériaux. Or chez Magritte, c’est précisément ce qui se

passe au niveau des matériaux : un oiseau peut être fait en « ciel » (La Grande Famille

1947 ou l’Oiseau de ciel 1954), en roche (Le Domaine d’Arnheim 1962, L’Idole 1965), en

feuille (L’Île au trésor 1942 ou dans les variantes comme les Grâces Naturelles 1948), en

feuillage (Le Printemps 1965). Un rideau, peut être en rideau mais aussi en ciel (Le Beau

Monde 1960, La Joconde 1960 ou l’Ovation 1962) ou en immeuble (Les Goûts et les Couleurs

1962). Le lion « placide » (Passeron dixit) peut-être en peau de lion (Le Mal du Pays 1941)

ou en pierre (Souvenir de Voyage 1955). Un trois-mâts peut-être en « eau » (Le Séducteur

1951).

Image 12 : Le cycle du pommier dans un livre anglo-saxon de leçons de choses.

08 – Les femmes nues de Magritte

La femme regardée : Elle est nue, toujours… La nudité est un attribut ontologique de la femme (ainsi pour l’Aphrodite des Grecs)

alors que le mâle est vêtu de pied en cap par son armure de respectabilité51.René Passeron

Les femmes nues (ou presque) du Domaine Enchanté se font face, elles sont toutes deux

zyeutées par des « voyeurs » végétaux : les oiseaux-feuilles pour la première et l’arbre

scrutateur d’Alice au Pays des Merveilles pour la seconde. Elles sont très grandes dans la

fresque, car, puisque l’on en voit que la moitié, elles devraient mesurer près de neuf

mètres de haut ! Ces deux nus sont glabres. Or Magritte, dans les années trente, prenant

son épouse Georgette pour modèle, n’avait pas de problèmes particuliers pour évoquer,

de façon assez naturaliste, la toison féminine intime : que ce soit dans La Tentative

Impossible de 1928, l’Evidence Absolue de 1930 ou la Magie Noire et le Viol de 1934.

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Page 153: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Une autre source des nus magrittiens c’est le torse, sans bras ni tête, d’après l’antique,

que nous trouvons dans de multiples tableaux (buste qui est sans doute un moulage

ancien d’après nature). Magritte est partagé entre la représentation réaliste du corps

féminin et une idéalisation marmoréenne d’icelui. L’idéalisation actuelle très suspecte,

vaguement pédophile, du corps féminin, n’est pas le fait de Magritte, mais il s’est

amplifié ces dernières années à la suite d’une évolution puritaine et pudibonde

catastrophique. Dans le VR, soixante-cinq ans après la fresque du Casino, nous nous

trouvons dans une même censure (autocensure ?) encore plus grande : un nuage délicat

estompe TOUT même un sexe marmoréen52.

Lorsque Magritte, dans La Clé des Songes de 1930, écrit « l’Acacia » sous l’image d’un œuf,

« la Lune » sous l’image d’un soulier féminin, « la neige » sous la représentation d’un

chapeau-melon, etc53…, il ne souhaite pas que l’on y voie des symboles ésotériques qu’il

nous faudrait déchiffrer, cependant son surréalisme belge appartient à un courant très

fort, lié à la peinture flamande d’une part avec cette passion pour les objets du

quotidien peints avec le plus d’exactitude possible et, d’autre part, celui du symbolisme

également belge. Magritte reste fondamentalement plus « Dada » que de la vision

« ascensionnelle » et quasi transcendante qu’André Breton voulait donner à la peinture

surréaliste :

Son imagination ne le range pas auprès des surréalistes du merveilleux et lesimages qu’il invente présentent rarement les signes « ascendants » dont Bretonvoulait qu’elles fussent marquées54.

09 – Les mots dans la peinture de Magritte

Des mots dans la peinture55 occidentale ? Dès qu’on a posé la question, on s’aperçoit qu’ils y sont innombrables, mais qu’on ne les a pour ainsi dire pas étudiés.Michel Butor

Que ce soit dans l’expérience VR ou dans Le Domaine Enchanté, une dimension

extrêmement importante de l’œuvre de Magritte est totalement absente dans ces deux

réalisations : c’est son rapport aux mots et au langage. La raison de cette occultation est

assez simple… ce n’est pas assez spectaculaire, il est évident qu’une femme nue de neuf

mètres de haut l’est beaucoup plus ! Le divertissement possède ses propres lois !

Pourtant Magritte, en 1929, dans la revue belge Variétés n° 8, inscrivait sur le dessin de

trois nus, deux debout et le troisième assis : « arbre », ombre portée » et « mur ». C’est

une interrogation très constante chez Magritte que le rapport des choses avec leur

représentation et leur nom. La même année 1929, il publie dans le dernier numéro de la

Révolution surréaliste56, un document essentiel concernant sa vision artistique : Les Mots

et les Images.

Les mots… et les images… et les choses : Michel Foucault, dans Les Mots et les Choses57,

s’est beaucoup intéressé à La Trahison des Images de Magritte en publiant Ceci n’est pas

une pipe58. Dans ce texte, p. 51/52, il reprend le texte illustré de Magritte des Mots et des

Images :

On peut créer entre les mots et les objets de nouveaux rapports et préciser quelquescaractères du langage et des objets, généralement ignorés dans la vie quotidienne.Parfois le nom d’un objet tient lieu d’une image. Un mot peut prendre la place d’unobjet dans la réalité. Une image peut prendre la place d’un mot dans uneproposition ». « Donc, il faut se demander s’il y a entre une chose, son image et sonnom-même, un lien nécessaire59.

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Page 154: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Magritte noue les signes verbaux et les éléments plastiques, mais sans se donner lepréalable d’une isotopie ; il esquive le fond de discours affirmatif sur lequel reposaittranquillement la ressemblance ; et il fait jouer de pures similitudes et des énoncésverbaux non affirmatifs dans l’instabilité d’un volume sans repère et d’un espacesans plan. Opération dont Ceci n’est pas une pipe donne en quelque sorte leformulaire. 60

Dans l’espace des leçons de choses scolaires, les textes, les légendes, sont présents au

même niveau que les images. Or un tableau, quel qu’il soit, comporte déjà, par essence,

un nombre important de signes linguistiques : le titre et la signature du peintre en sont

des données fondamentales. Magritte, sans avoir l’air d’y toucher avec sa calligraphie

basique, mais avec constance et persévérance, va mettre en cause des codes auxquels

nous sommes attachés et conditionnés dès l’enfance, dès notre apprentissage de la

lecture. La clé des songes comme la Trahison des Images en sont les preuves évidentes et

éclatantes : qu’il y ait ou non isotopie entre le texte et ce qui est représenté

picturalement de toutes façons, il y aura désormais quelque chose qui dysfonctionne

entre l’objet et son nom.

Image 13 : René Magritte, Les mots et les Images La Révolution Surréaliste N°12, pp32-33, Ed. Corti,Paris 15 décembre 1929.

10 – Pour en finir avec la réalité

La Condition Humaine (si bien titrée !), nous enseigne par l’identité mythique de la peinture et de la nature que les choses ne sont jamais telles qu’on les voit et qu’on ne les peint jamais telles qu’elles sont.61

René Passeron

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La Condition humaine (1933) est le titre de la célèbre toile de Magritte où un tableau se

superpose exactement à ce qui est vu à travers la fenêtre… Belle métaphore, à nouveau,

de ce que peut être, la réalité virtuelle.

Image 14 : Une image de la réalisation en réalité augmenté réalisée autour l’exposition Léonard deVinci au Louvre en 2019 + une petite référence à la version iconoclaste de Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q.1919.

Nous n’avons abordé dans ce texte que quelques-une des réalisations en réalité

virtuelle sur la peinture… Peut-être parce qu’elles nous semblaient les plus signifiantes

mais, actuellement, en 2020, ces expériences immersives se multiplient

pléthoriquement. Elles sont soit des réalisations autonomes, soit l’accompagnement

d’une exposition particulière comme dans le cas de La Joconde62 pour l’exposition du

Louvre ou des Nymphéa de l’Orangerie : elles peuvent alors être considérées comme une

forme de réalité augmentée susceptible de nous fournir des renseignements

complémentaires ou une iconographie annexe. Les expériences se multiplient : Google

vient de créer en réalité augmentée une exposition Vermeer entièrement virtuelle,

Meet Vermeer63, peintre dont les seuls 36 tableaux authentifiés sont disséminées dans

sept pays, musées ou collections privés. La possibilité de visite de musées virtuels se

multiplie, de plus dans le contexte actuel de confinement lié à la pandémie du

COVID-19, on peut dire que ces expérimentations prennent une actualité et une acuité

toute particulière !

Les enjeux de la VR sont nombreux. Il y a d’une part, et malgré tout, la convivialité : le

partage que procurait la salle de cinéma était un rituel social, alors que l’expérience VR

reste souvent profondément individuelle même si, en certaines circonstances, le

confinement est devenu la règle ! Et puis l’interaction. Nous n’avons abordé ici que des

formes d’immersion strictement visuelles : le spectateur est entraîné dans un voyage,

certes en 360°, mais voyage absolument contraint… Or, de plus en plus, nous allons

pouvoir interagir sur l’espace qui nous est proposé grâce à l’intermédiaire de « data-

gloves » par exemple. Ce qui signifie que « tout cela ne fait que commencer64 ».

Enfin une chose importante que nous procure la réalité virtuelle : ce n’est pas

seulement le voyage dans l’espace virtuel qu’elle nous propose mais aussi le voyage

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Page 156: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

dans le temps : Florence à la Renaissance, les Impressionnistes parisiens de la fin du

XIXème siècle, les Symbolistes suisses, le surréalisme des années 30 de Dali, l’Amérique

des années 40 de Hopper… C’est donc aussi un voyage spatio-temporel.

Image 15 : Une image anonyme amusante ayant circulé, pendant la pandémie, sur le net inspirée deRené Magritte Le Fils de l’homme (116 x 89 cm), 1964.

Qu’est-ce que la vie ? Une folie ?Qu’est-ce la vie ?Une illusion, une ombre, une fiction.Calderón, La Vie est un songe

Et si la réalité n’était qu’une illusion, il faudrait alors s’interroger pour savoir ce qu’est

l’illusion d’une illusion comme la réalité virtuelle.

APPENDIXES

Annexes Webographiques en VR non exhaustives

01 - Hopper : Night Hawks (1944), Léonard de Vinci : La Joconde (1513)

https://www.youtube.com/watch?v=a-V2VB-VCIk

https://www.realite-virtuelle.com/tableaux-en-realite-virtuelle-2012

02 – Bruegel, Munch, Monet

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Page 157: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

https://www.beauxarts.com/vu/bienvenue-dans-les-chefs-doeuvre-de-munch-monet-

bruegel/

03 - Monet

Impression soleil levant (1874)

https://www.youtube.com/watch?v=cZKwWAaPEpk

Nymphéas (1895-1914)

https://www.youtube.com/watch?v=BxUI9Tbq01s

https://musee-orangerie.fr/en/article/vr-experience-claude-monet-water-lily-

obsession

04 - Van Gogh

La chambre (1888)

https://www.youtube.com/watch?v=CrVtZv_bp7U

Le café de nuit (1888)

https://www.youtube.com/watch?v=jBOL5yakREA

La nuit étoilée (1889)

https://www.youtube.com/watch?v=Woc0GZkDa7k

https://www.youtube.com/watch?v=G7Dt9ziemYA

05 – Dali

Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet (1933)

https://www.youtube.com/watch?v=F1eLeIocAcU

06 – Magritte

https://www.bdh.net/immersive/magritte-vr

Mais aussi…

Böcklin65 (L’Île des Morts 1880), Hodler66 (La Nuit 1889, Le Bucheron 1910), Vallotton67

(Intimité 1898),

https://www.unframed-vr.com

Et encore

Edward Munch68 (Le Cri 1893)

https://www.youtube.com/watch?v=te8hqLc_aZ0

André Derain69 (Bateaux 1905)

https://www.youtube.com/watch?v=AKU8ef29OpI

Walk into a painting of "Autumn in Chiou and Hua Mountains https://

www.youtube.com/watch?v=CxRAKIAuUVk

Moulins à vents impressionnistes (Paul Joseph Constantin Gabriel)

https://www.youtube.com/watch?v=wDLAYlr_yT4

Vermeer

https://www.idboox.com/culture/un-musee-vermeer-entierement-virtuel-sur-le-web-

et-en-ra/

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Page 158: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

NOTES

1. Grevisse Maurice, Le Français correct, Guide pratique, Duculot 1982, p.111

2. Grevisse Maurice, Le Français correct, Guide pratique, Duculot 1982, p.112

3. Jan Van Eyck (1390-1441)

4. Petrus Christus ( ? -1475)

5. Quentin Metsys (1466-1530)

6. Baltrusaïtis Jurgis, Le Miroir, Elmayan, Le Seuil, 1978, pp 252 et suivantes.

7. Diego Velasquez (1599-1560)

8. Jérôme Bosch (1450-1516)

9. Francis Bacon (1909-1992)

10. La vue Editions de la Différence 1996

11. Giotto di Bondone (1237-1337)

12. Diego Rivera (1886-1957)

13. Marnham Patrick, Diego Rivera, le rêveur éveillé, Seuil 2000

14. Jarbouai Leïla, Frida Mania, L’art en fusion, Musée d’Orsay, Hazan 2013

15. Morosini, Diego Rivera, Chefs-d’œuvre de l’art, Grands Peintre, Hachette 1968

16. Hamus-Vallée Réjane, Les effets spéciaux, Cahiers du cinéma

17. https://www.youtube.com/watch?v=DyslQlHes1c

18. Dali, Magritte, Delvaux et Labisse se retrouvent dans le chapitre , les calqueurs de rêve (p

120-193) de l’Histoire du surréalisme de René Passeron, Livre de poche 1969

19. https://fr.wikipedia.org/wiki/Palettes

20. Piero Della Francesca (1420-1492)

21. The perspective of Piero Della Francesca's flagellation, Journal of the Warburg and Courtauld

Institutes

22. https://fr.slideshare.net/mknidler/p-iero-flagellation-f

23. Claude Monet (1840-1926)

24. 90×90 cm, Art Museum, Princeton University, Princeton, New Jersey

25. Van Gogh 1853-1890

26. Arthaud Antonin, Van Gogh ou le suicidé de la société, Editions K 1947

27. https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Chambre_de_Van_Gogh_%C3%A0_Arles

28. Salvador Dali (1904-1989)

29. Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror chant VI

30. Jean-François Millet (1814-1865)

31. Lewis Carroll Alice's Adventures in Wonderland, 1865

32. Chez Maecenas en 1969 réédité par Princeton University press en 2015 pour le 150 éme

anniversaire d’Alice.

33. « Je suis venu chez vous avant d’aller au Louvre …Vous n’avez pas tort ! » première visite de

Dali à Picasso en 1927.

34. Expos Dali à Beaubourg. Ce sont les records absolus de fréquentation et si Dali en 2012 n’est

pas arrivé à battre Dali de 1979, c’est que les règles de sécurité dans les musées avaient

changées !

- 19 décembre 1979 – 14 avril 1980 : 840.662 visiteurs

- 21 novembre 2012 – 25 mars 2013 :790.090 visiteurs

35. https://www.youtube.com/watch?v=gVhi7gi7_OA

36. C’est dans ce film-là qu’elle a cette réplique de son cru, restée fameuse (quoi que

peu « correctly correct » !) à Cary Grant : « vous avez un revolver dans la poche ou c’est

seulement le plaisir de me revoir ? »

37. René Magritte (1898-1967)

38. René Passeron, René Magritte, Filipacchi, la septième face du dé, p. 59

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39. 21 septembre 2016/23janvier 2017

40. Harry Torczyner le Véritable art de Peindre, Draeger 1978 p 71

41. René Passeron, René Magritte, Filipacchi, la septième face du dé Chapitre 1 Les grands espaces

froids pp 26-27, 1970

42. Claude Lamboley, Petite histoire des panoramas ou la fascination de l’illusion

http://peccadille.net/2018/02/23/panorama-mesdag-la-haye/

43. Manuel Siabato, Les nouvelles interfaces et les nouveaux outils de la 3D en temps réel : enjeux

sociaux, économiques et artistiques, thèse, Toulouse 2, 2010.

44. 68 X 136,3 cm pour 6 d’entre elles et 68 X 93 cm pour les deux plus petites, la IV et la VIII.)

45. http://filmgeschiedenis.be/portfolio/magritte-ou-la-lecon-des-choses-1960

46. Harry Torczyner le Véritable art de Peindre, Draeger 1978 pp 82-83

47. René Magritte La Ligne de vie 1938 in HT VAP p. 73

48. Cf. le film, dont la fin est totalement magrittienne, Thomas crown de 1999 de John McTiernan

(remake du film l’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison de 1968).

49. « Car l’homme de Magritte ne vole pas, n’a pas l’air de nager (ce qui serait en un sens trop

normal) René Passeron, Magritte Filipacchi p. 74

50. Jean Baudrillard, Simulacre et Simulation, Ed. Galilée, 1981

51. René Passeron, René Magritte, Filipacchi, la septième face du dé, p. 46

52. Mais cela ne date pas d’hier : rappelons qu’en 1564, l'Eglise a fait retoucher Le

Jugement Dernier peint sur le mur de la Chapelle Sixtine par Michel-Ange quelques

années plus tôt, pour camoufler les nus qui faisaient scandale. Elle s’adressa à Daniele

Volterra, afin qu’il recouvre les parties génitales des personnages. Ces retouches,

toujours en place aujourd’hui, vaudront à Volterra le surnom de « braghettone ».

53. « Le plafond » sous une bougie, « l’orage » sous un verre et « le désert » sous un marteau.

54. René Passeron, Encyclopédie du Surréalisme, p. 190

55. Michel Butor, Les Mots dans la peinture, Skira, les sentiers de la création, 1969

56. La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929, pp 32-33

57. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard 1966

58. Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana 1973

59. Luc de Heusch, Leçon de choses à 2,44 mn

60. Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana 1973

61. René Passeron, Encyclopédie du surréalisme, Somogy 1975, p. 191

62. On la voit, en outre, se tortiller sur sa petite chaise… LHOOQ ?

63. https://www.idboox.com/culture/un-musee-vermeer-entierement-virtuel-sur-le-web-et-en-

ra/

64. Philip K. Dick, Ubik 1969

65. Arnold Böcklin (1827-1901)

66. Ferdinand Hodler (1853-1918)

67. Felix Vallotton (1865-1925)

68. Edward Munch (1863-1944)

69. André Derain (1880-1954)

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ABSTRACTS

In these times of lockdown, partial reopening and widespread suspicion, visiting museums and

discovering various artworks can seem less daunting if done virtually, clad with both headset and

face covering, in the safety of one’s home.

(Perhaps these new social distancing measures will pervade education and human relationships

in the new normal, now that we are told that « if you really love someone, remain at least 6 feet

from them »! The next generations might be facing trouble when trying to maintain our species

if they diligently follow these guidelines.)

Fortunately, Virtual Reality allows us to dive, and even totally immerse ourselves, in paintings!

Multiples approaches have been tested during the past few years to allow visitors to either enter

a painting using interactive 3D or access supplementary information about the painting through

augmented reality (all this while staying far from crowds, now replete with frightening germs,

that usually congregate around Mona Lisa, for example!)

Current research on virtual reality in the context of pictorial art is now vital in order to avoid

being viral.

The present work introduces a small overview, in 360°, of these pictorial experiments.

Larvatus prodeo

Descartes

En ces heures de confinement, de déconfinement, et de suspicion généralisée, il est devenu bien

plus rassurant de visiter les musées, d’aller à la rencontre des œuvres d’art, en virtuel, bardé de

son masque et de son casque, du fond de chez soi, distances de sécurité et gestes barrières

obligent !

(Peut-être en sera-t-il de même, dorénavant, pour l’enseignement et tous les rapports humains :

« quand on aime vraiment quelqu’un ou quelque chose, il ne faut surtout pas s’en approcher à

moins d’un mètre », nous dit-on ! Les générations à venir vont avoir quelques difficultés à

perpétuer l’espèce !)

Avec la Réalité virtuelle on peut plonger, voire s’immerger, dans la peinture ! Plusieurs

expériences ont été tentées ces dernières années, soit pour pénétrer à l’intérieur d’une peinture

grâce à la 3D interactive, soit pour obtenir des compléments d’informations en réalité augmentée

(loin des foules, plus ou moins asiatiques, confites de germes inquiétants, agglutinées devant la

Joconde !)

La recherche sur la virtualité en peinture est aujourd’hui vitale afin de n’être point virale.

C’est un petit panorama, en 360°, de ces expérimentations picturales qui vous est présenté ici.

AUTHOR

GILLES METHEL

né à Valence, au milieu du siècle dernier, sous le règne de Vincent Auriol.

Il fut infographiste à une époque où nul ne savait ce que c’était !

Dans les années 80, ayant croisé un jour par hasard, dans une rue de Toulouse, Guy Chapouillié, le

créateur de l’ESAV (Ecole supérieure d’Audiovisuel), il a commencé à y enseigner comme chargé

de cours en infographie.

Il y est resté une petite trentaine d’années, franchissant, avec une certaine désinvolture mais

allègrement cependant, toutes les étapes de la carrière universitaire jusqu’à devenir professeur

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des Universités.

(À l’heure où nous mettons sous presse, il semblerait que Gilles Methel soit toujours en vie !)

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Le rapport au corps dans lessystèmes immersifs

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I Philip :analyse du rôle de la bande son dans le partage du « je »

Camille Pierre

Parler d’un même endroit

We are no longer merely entangled with machines, no longer simply soldered totheir existence, we literally coevolve with them. We must now perceive oftechnology and human beings as one entity. We are machines and the machine iswithin us. The machine breathes. Nous ne sommes plus simplement empêtrés de machines, nous ne sommes plussimplement soudés à leur existence, nous évoluons littéralement avec elles. Nousdevons maintenant percevoir la technologie et les êtres humains comme une seuleentité. Nous sommes des machines et la machine est en nous. La machine respire.Ollivier Dyens, Metal and Flesh (2001)

1 Le cinéma 360° pose de nombreuses questions relatives au son qui sont tout aussi bien

des interrogations techniques que de mise en scène. Quel son donner à cette image qui

n’a plus à proprement parler de cadre ? De quelle manière construit-on la narration ? Il

s’agit notamment de redéfinir l’espace sonore et la narration en fonction du spectateur

dont les mouvements orientent le cadre et qui représente alors le point d’écoute. C’est

à partir de sa position que se disposent les éléments qui vont composer l’ensemble du

film, il en est le centre de gravité. Peu d’études existent qui traitent directement de ce

sujet1 mais on retrouve ce questionnement à propos du son de films tournés en vue

subjective. Nous pouvons citer Lady in the Lake (La Dame du lac, 1947) réalisé par Robert

Montgomery qui nous propose de suivre l’enquête sur une disparition, filmée quasi

entièrement à travers les yeux, et les oreilles, du détective privé Philip Marlowe. Helen

Macallan et Andrew Plain se sont penchés sur les évolutions techniques de diffusion

sonore en lien avec ce mode de prise de vue particulier, où la caméra prend la place

d’un personnage et qui se rapproche ainsi du cinéma 360° où le spectateur incarne ce

point de vue. Selon eux, le son monophonique de Lady in the Lake souligne l’absence du

personnage principal d’une manière qui rappelle sans cesse le dispositif et son

artificialité2. Depuis l’avènement du numérique dans la chaîne de fabrication du son, le

rapport signal sur bruit3 étant bien plus performant, il est possible de faire entendre

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Page 164: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

des sons plus ténus, de travailler différentes couches sonores avec des sons qui

autrefois auraient disparus. Une gamme de sons bien plus importante est audible.

Aussi, on peut travailler avec un nombre supérieur de pistes et localiser de manière très

précise les sons dans l’espace. Tous ces outils – clarté, dynamique et localisation - sont

au service de la bande sonore. On peut désormais observer l’usage qui en est fait lors de

la réalisation de fictions en 360°.

2 Le court-métrage de quinze minutes réalisé par Pierre Zandrowicz, I Philip (2016), par la

construction de sa bande son répond d’une certaine manière aux enjeux

représentationnels du cinéma 360°. Ils sont liés dans le film à un désir de subjectivité

partagée entre celui qui visionne, le spectateur, et le personnage virtuel, l’androïde

écrivain, tous deux plongés dans un même univers fictionnel. En effet, le film nous

raconte l’histoire de la tête d’un robot, Phil, sosie de l’écrivain américain de science-

fiction Philip K. Dick. Le scénario s’inspire d’un fait réel, ce robot a vraiment été conçu

en 2005 par David Hanson, fondateur de la compagnie Hanson Robotics, avant d’être

égaré dans un aéroport de Las Vegas la même année sans jamais plus réapparaître4. I

Philip s’inspire donc de cette création, développée à partir des écrits de l’auteur, et

centre l’intrigue autour de la question de la mémoire, des constituants de l’existence et

des frontières entre l’homme et la machine. Ainsi, Phil le robot se remémore une

femme qu’il a connue, il se revoit avec elle sur une plage, il se montre paranoïaque

comme l’homme sur lequel il est modelé, etc. Un des enjeux du film consiste à créer

chez le spectateur une empathie pour le robot. Ce souhait revient de manière

récurrente lorsqu’est évoqué dans les interviews le pourquoi de ce film par le

réalisateur. C’est dans ce but que le spectateur voit les évènements toujours du point de

vue de Phil5. Les différents plans séquence qui constituent le film nous amènent ainsi

du réveil du robot dans un bureau auprès de ses créateurs à l’expérience de flashbacks.

Le film est l’un des premiers courts-métrages de fiction en réalité virtuelle. Il a été

produit par Arte dans le cadre de sa programmation sur Philip K. Dick et est disponible

sur la plateforme américaine de diffusion web Hulu VR. Il bénéficie ainsi d’une assez

grande accessibilité et marque l’envie pour les films 360° d’investir le terrain de la

fiction cinématographique « classique » tout en revendiquant le fait d’offrir à ses

spectateurs une expérience possible uniquement via ce médium. Comment l’usage des

sons s’inscrit-il alors dans la narration ? De quelle façon participent-ils au processus

d’identification voulu par le réalisateur ?

3 Nous nous proposons de nous intéresser au rôle de la bande son, et plus

particulièrement de la voix dans la réalisation du film. Comment à partir de cette voix

se redéfinissent tous les autres éléments sonores et visuels ? Par quel biais le spectateur

est-il amené à partager un espace sonore et visuel avec le personnage principal et quels

effets cela produit-il ? Ces questions nous conduiront à nous interroger non seulement

sur la nature et l’agencement des éléments sonores mais également sur le rôle qu’on

leur donne à jouer dans cette fiction en 360 degrés.

4 Pour répondre à ces interrogations nous nous pencherons sur la place particulière

donnée à la voix dans I Philip, son traitement au sein du film pour la mettre en lien avec

d’autres exemples. Cela nous amènera à considérer sous un autre angle la voix au

cinéma et l’incarnation de cette voix sur un écran 360°. Nous discuterons ainsi du désir

d’élaboration d’une subjectivité commune entre le spectateur et le robot par

l’intermédiaire de ces procédés narratifs et techniques. Pour mener cette analyse nous

nous appuierons sur différents textes théoriques sur le son au cinéma qui traitent plus

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Page 165: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

particulièrement de la question de la voix, de son lien avec les corps et le sentiment de

présence, ainsi que plus largement de la place du son dans les films. Nous nous

servirons également d’écrits sur les problématiques liées à la création et aux

technologies numériques.

1- La voix et le « je »

5 De nombreux ouvrages d’études cinématographiques portent sur la voix ; c’est l’un des

éléments sonores les plus commentés. L’un des plus cités est celui de Michel Chion, La

Voix au cinéma (1982), dans lequel il donne une définition de ce qu’il appelle le

vococentrisme. Selon lui, il existe dans le cinéma une attention toute particulière

apportée à la voix, ce qui en fait un élément central du film.

Dans le cinéma « tel qu’il est », pour les spectateurs « tels qu’ils sont », il n’y a pasde sons, parmi lesquels entre autres la voix humaine. Il y a les voix, et tout le reste.Autrement dit, dans n’importe quel magma sonore, la présence d’une voix humainehiérarchise la perception autour d’elle6.

6 La mission première de l’ingénieur du son sur le plateau est par ailleurs de garantir

l’intelligibilité des dialogues de manière à assurer leur compréhension. Ce qui, pour une

raison ou une autre, ne se saisit pas à la première écoute sera doublé lors de l’étape de

post-production. Rick Altman dans son article The Technology of the Voice Part II souligne

que lorsque l’on étudie les développements techniques des microphones pour le cinéma

on s’aperçoit que ce sont l’importance de l’intelligibilité et celle de la narration qui ont

poussé les ingénieurs du son à privilégier un certain mode de représentation et donc de

micros.

Whether we are dealing with the realist, ideological, or economic reading of the history ofmicrophone technology, we are necessarily dealing first with the place of miking within aparticular representational system7

7 Que nous ayons affaire à une lecture réaliste, idéologique ou économique de l’histoire

de la technologie des microphones, nous traitons nécessairement d’abord de la place du

micro dans un système de représentation particulier. (Proposition de traduction par C.

Pierre)

8 Notre écoute elle-même obéirait à ce réflexe vococentriste, dans un amas de sons ceux

qui capteront notre attention seront d’abord les sons des voix. C’est un phénomène qui

a notamment été désigné comme l’effet « cocktail party ». Décrit par le scientifique

cognitif britannique Colin Cherry en 1953, il désigne notre capacité à focaliser notre

attention auditive sur une conversation dans un lieu même très bruyant. Le traitement

des sons dans une réalisation cinématographique classique reproduira cet effet de

focalisation sonore. En cela, I Philip, ne contredit pas la tradition cinématographique

vococentriste. Si son réalisateur évoque pour discuter de la fabrication du film la

spatialisation des sons, enregistrés par des micros ambisoniques8 placés sur la caméra,

l’attention du spectateur est clairement orientée vers les voix. La narration avance

principalement grâce aux dialogues qui délivrent non seulement l’identité des

personnages mais également leurs préoccupations et le nœud de l’intrigue, c’est-à-dire

la capacité de Philip à se remémorer sa vie passée. Si le cinéma 360° permet d’ouvrir la

vue et l’ouïe à tous les espaces de la narration, et leurs sons, les voix demeurent au

premier plan. Elles sont les garantes de la continuité narrative.

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Page 166: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

9 I Philip nous propose de prendre la place du personnage éponyme par le biais d’une vue

subjective mais également à l’aide de la voix. Elle sert à faire exister la tête de

l’androïde dans la fiction, elle traduit ses pensées, ses émotions, et elle doit nous aider à

nous identifier à Phil, du moins elle nous pousse à adopter sa position. Une grande

partie du mécanisme sur lequel repose le film consiste en effet à nous mettre à la place,

physique et psychique, du personnage principal. Il s’agit de développer, ainsi qu’évoqué

dans l’introduction, une forme d’empathie à son égard. Ce dispositif est clairement mis

en place dès la première séquence. Les premiers mots du film, « My dearest Philip… », ne

sortent pas de la bouche de l’androïde, ils lui sont adressés directement. Comme nous

sommes en vue subjective, ces mots nous sont alors adressés à nous aussi. Nous sommes

dans un espace indéterminé, suivant les codes de la science-fiction, le graphisme peut

rappeler un au-delà dans l’univers qui peut se référer tout aussi bien à un espace

intérieur. C’est une voix féminine dont l’on découvrira l’identité plus tard qui a été

modifiée pour apparaître robotique, on entend à la fois des bruits de machines et une

distorsion qui signale une mauvaise communication. Comme si cette voix passait par les

circuits électroniques de l’androïde et que nous l’entendions ainsi depuis l’intérieur de

la machine. Elle est également extrêmement réverbérée ce qui appuie la sensation d’un

espace inconnu qui n’obéirait pas aux règles de l’acoustique terrestre. Puis, s’ensuit une

autre séquence introduite par une question essentielle ici : « Can you hear us ? » et enfin

la voix de Phil qui répond : « I hear you perfectly well David. » Cet échange nous donne les

clés de ce qui va suivre. La première voix que l’on entend vient de l’extérieur, elle

apparaît un peu éloignée, tandis que la seconde est faite pour donner la sensation

d’être émise depuis l’intérieur de notre tête. Le « je », c’est-à-dire Phil, et les autres

sont ainsi identifiés et différenciés par le biais de ce contraste, de cette distance qui est

mise entre les différentes voix et que justifie également le point de vue adopté. L’espace

de pensée qui nous est dédié est celui de Philip.

La voix-je, au cinéma, n’est pas seulement la voix qui dit « je », comme dans unroman. Pour appeler l’identification du spectateur, donc pour que celui-ci sel’approprie plus ou moins, elle doit être cadrée et enregistrée d’une certainemanière, qui lui permet de fonctionner comme pivot de l’identification, de résonneren nous comme s’il s’agissait de notre propre voix, comme une voix à la premièrepersonne9.

10 Michel Chion identifie deux critères pour reconnaître une « voix-je » : la proximité

maximale et l’absence de réverbération. La voix de Phil s’y apparente, c’est

particulièrement évident dans une autre séquence, la troisième du court-métrage, dans

laquelle il est amené à répondre à des questions d’étudiants dans un amphithéâtre.

C’est une salle d’apparence assez grande et donc en toute logique les questions posées

font entendre la réverbération du lieu, tandis que celle du robot non seulement est la

plus proche, son volume est plus élevé, mais elle ne semble pas empreinte, ou très peu,

de l’acoustique de la pièce. Cet effet est d’autant plus prégnant que l’écoute au casque

intensifie cet effet de proximité. La place donnée à la voix du personnage principal est

celle d’un personnage qui écoute et s’exprime pour nous.

We are asked not to hear, but to identify with someone who will hear for us. Insteadof giving us the freedom to move about the film’s space at will, this techniquelocates us in a very specific place - the body of the character who hears for us.Point-of-audition sound thus constitutes the perfect interpellation, for it inserts usinto the narrative at the very intersection of two spaces which the image alone isincapable of linking, thus giving us the sensation of controlling the relationshipbetween those spaces10.

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On nous demande non pas d’entendre mais de nous identifier avec quelqu’un quientendra pour nous. Au lieu de nous donner la liberté de nous déplacer à volontédans l’espace du film, cette technique nous situe dans un endroit très précis – lecorps du personnage qui entend pour nous. Le son du point d’écoute constitue ainsil’interpellation parfaite, car il nous insère dans le récit à l’intersection même dedeux espaces que l’image seule est incapable de relier, nous donnant ainsi lasensation de contrôler la relation entre ces espaces. (Proposition de traduction parC. Pierre)

11 Le dispositif sonore choisi par Pierre Zandrowicz a donc été principalement choisi pour

favoriser une identification. C’est un usage du son que l’on retrouve dans des

productions cinématographiques classiques et qui a été étudié par des théoriciens

comme Michel Chion et Rick Altman. On peut observer ce procédé dans des films

comme Le Scaphandre et le Papillon (2006), qui contient une séquence en vue subjective

qui nous invite à nous mettre à la place du personnage principal ou plus récemment

dans le documentaire du réalisateur belge Manuel von Stürler, La Fureur de voir (2017),

entièrement tourné en vue subjective, dans lequel nous suivons le parcours médical du

réalisateur atteint d’une maladie dégénérative touchant la vue. On peut remarquer que

l’écoute individuelle au casque induite par le dispositif de réalité virtuelle intensifie la

proximité, la volonté de partage d’une écoute et d’une identité vocale. La localisation

des sons est aussi plus précise que dans une salle de projection actuelle dotée d’un

système Surround. Cette adoption d’un seul point de vue, d’un point d’écoute identifié

en grande partie par la parole nous amène également à ne pas pouvoir nous échapper

de la place qui nous est attribuée puisque tout nous y ramène.

2 – La voix et le corps

12 La voix implique aussi un corps, elle est liée à notre enveloppe charnelle, à notre

existence et à notre identité en tant qu’être humain singulier. « Elle est corps sans

organes, corps subtil flottant autour de la chair, émanation sensible d’un souffle venant

des poumons qui fait vibrer les cordes vocales11. » Elle se rappelle constamment à son

origine. En effet, « la voix, si elle échappe au corps, lui est cependant enracinée12. » Les

caractéristiques physiques de chacun – cordes vocales, sinus, crâne, poumons, stature –

vont déterminer sa voix. Elle sera aussi influencée par son expérience, ses origines, son

accent.

Dans l’anthropologie des sociétés occidentales la voix est, avec le sexe et le visage,la matrice la plus forte du sentiment d’identité. Comme le visage, elle incarne ladifférence infinitésimale par où chaque homme s’identifie. Si les visages sont desvariations à l’infini sur le même canevas simple, il en va de même de la voix,chacune unique et pourtant greffée sur les mêmes composantes13.

13 Ce n’est donc pas étonnant qu’elle serve d’outil premier à l’humanisation d’un robot,

d’autant plus un robot que l’on ne voit pas et à travers qui l’on voit.

L’anthropomorphisation passe souvent par l’attribution de la parole. « He sounds so

human, right ? » fait remarquer une journaliste pendant une séquence qui met en scène

un entretien avec Phil, deux journalistes et David Hanson. Un entretien durant lequel il

montrera des premiers signes de rébellion. Il exprime la possibilité qu’il aurait de

refuser ce qu’on lui impose et d’avoir un regard critique. La voix de Phil est cependant

non pas calquée sur celle de l’écrivain mais sur celle du robot originel que l’on peut

entendre dans des interviews filmées avant sa perte. Elle porte d’ailleurs les stigmates

de l’électronique, de la voix artificielle sur laquelle on reviendra. On inscrit le robot

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dans une autre lignée que celle simplement de l’écrivain, celle de machines qui ont leur

propre histoire et leur propre genre de voix qui n’est pas celle d’un fantôme.

Si le timbre est identité et histoire intime de chacun, il l’est véritablement pour sapartie non purement musicale, mais comme bruit qui fait du son l’énigme d’unevoix : chaque produit harmonique réalisé par une voix particulière est unique parcequ’il représente le mélange du son et du bruit qui le constitue et qui tempère lapureté de la voix en la « salissant » de sa vérité14.

14 Mary Ann Doane a écrit sur les liens entre la voix, l’espace et le corps, l’importance de

la synchronisation et le rôle de la voix off15. Elle s’intéresse notamment à la voix sans

corps, « disembodied voice », et le rapport qu’entretiennent les voix, leurs types et

fonctions, avec la cohésion du film, son unité.

At the cinema, the sonorous envelope provided by the theatrical space together withtechniques employed in the construction of the soundtrack work to sustain the narcissisticpleasure derived from the image of a certain unity, cohesion and, hence, an identitygrounded by the spectator’s fantastic relation to his/her own body. The aural illusion ofposition constructed by the approximation of sound perspective and by techniques whichspatialize the voice and endow it with “presence” guarantees the singularity and stability ofa point of audition, thus holding at bay the potential trauma of dispersal,dismemberment,difference16.Au cinéma, l’enveloppe sonore constituée par l’espace de la salle et les techniquesemployées dans la construction de la bande sonore concourent à soutenir le plaisirnarcissique découlant de l'image d'une certaine unité, d’une cohésion et, donc,d’une identité ancrée dans la relation du spectateur à son propre corps. L’illusionauditive d’une position construite par l’approximation de la perspective sonore etpar des techniques qui spatialisent la voix et la dotent de « présence », garantit lasingularité et la stabilité d’un point d’audition, tenant ainsi à distance letraumatisme potentiel de la dispersion, du démembrement, de la différence.(Proposition de traduction par C. Pierre)

15 Le spectateur trouve une satisfaction à se retrouver face à un corps unique, cohésif.

Cette unicité est maintenue par le biais de différentes techniques de narration et de

mise en scène. En unifiant la perception auditive et visuelle à partir d’un seul corps et

d’une seule identité à laquelle le spectateur est censé se lier, I Philip se rapproche de

cette négation évoquée par Doane de l’hétérogénéité qui est celle du corps du film,

constitué d’éléments disparates et du renforcement d’une unité, d’une cohésion qui

ramène le spectateur à son propre corps. Cela expliquerait le fait qu’on entend

finalement peu le placement des sons ou plutôt que ce ne soit pas la priorité dans le

traitement des sons du film. La voix est centrale, au point qu’elle éclipse presque les

autres sons relégués à l’arrière-plan. Dans le cinéma traditionnel il existe :

the rule that the voice should come from the center speaker (a rule analogous to“crossing the line” in cinematography) has its roots in that concern - the fear thatthe voice will be perceived as floating free of the body, hence rupturing the film’snarrative17.la règle qui dit que la voix devrait venir du haut-parleur central (une règle analogueà celle de « dépasser la limite » en image), elle trouve ses racines dans lapréoccupation – la peur que la voix soit perçue comme flottant hors du corps etcrée ainsi une rupture dans la narration. (Proposition de traduction par C. Pierre)

16 Dans le cas de I Philip, la voix intérieure, la « voix-je » ne s’aventure pas hors du centre.

Les éléments sonores spatialisés sont associés à une extériorité, un autre personnage

par exemple, ou servent à créer une profondeur dans l’espace. Ainsi, on entend à

plusieurs reprises des bruits de pas qui marquent un passage d’un côté à l’autre d’une

pièce ou indique l’arrivée d’un personnage. Il semblerait que tout dans la construction

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sonore et visuelle du film tende vers la construction d’un lien si fort avec le personnage

représenté que l’on accepte de s’identifier à lui et de partager sa situation, ses peines et

ses questionnements. La bande son traduit alors l’envie, voire la nécessité pour le

cinéma 360° de maintenir une unité pour garantir une immersion, l’engagement du

spectateur, en évitant toute forme de rupture qui nuirait à la reconnaissance, à

l’identification.

3 – La voix hybride

17 Ce désir d’unité, de cohérence, est aussi ce qui quelque part empêche I Philip d’atteindre

la nuance, de faire ressentir la porosité entre les différents états de Phil pour n’en

laisser plus qu’un, celui de l’homme qu’il représente. Ce qui fait la particularité de I

Philip et crée une certaine ambiguïté c’est que la voix sert à nous lier à une identité et à

un corps qui ne sont pas humains mais qui sont ceux d’un robot, un robot qui de plus

n’est constitué que d’une tête. De ce point de vue, la scène la plus réussie du court-

métrage est celle où Phil a été laissé, abandonné, au milieu d’un couloir sur une table.

On observe de la même manière, isolé et maintenu dans la scène par le casque et les

écouteurs, notre incapacité à aller ailleurs, à s’extirper de ce moment d’ennui où rien

ne se passe. La séquence dure quasiment une minute et demie ce qui est extrêmement

long si l’on considère que rien de majeur n’arrive pendant ce temps et qu’aucun

mouvement n’est possible, si ce n’est regarder de gauche à droite et attendre qu’un

évènement se produise. Une conversation entre les inventeurs se déroule sans qu’on

puisse comprendre réellement ce qu’il se dit, le son du dialogue est recouvert par le

bruit de la femme de ménage à l’autre bout du couloir. Cela souligne la frustration qu’il

y a à être dans cette position. La compassion provoquée semble ici plus forte que lors

des scènes de flashback stéréotypées, images d’un amour retrouvé en bord de mer

enveloppées par la musique aérienne composée par Rone. Celles-ci nous rappellent tant

d’images connues qu’elles ne créent aucun sentiment d’étranger, d’altérité mais se

réfèrent à un catalogue commun de souvenirs qui appartiennent à tous et à personne

en même temps. C’est peut-être lors de ce moment d’attente, d’incapacité propre à

cette tête, que notre sollicitude peut devenir la plus sincère. Car ce à quoi touche I Philip

sans jamais vraiment emprunter cette voie – celle qui a été choisie est celle de

l’empathie et d’une unité – c’est la création d’un mode de perception hybride entre le

robot et le spectateur par le partage d’un regard et d’une écoute.

Today’s technologies offer us access to new levels of reality that our biology cannotperceive, define or understand by itself. Cells, atoms, galaxies, tectonic plates, andwhale songs are all examples of levels of reality existing outside biological reality.(…) The technological reality is a reality assembled equally by humans andmachines. It is the world as seen, perceived, decoded, and encoded by a man/machine perception18.Les technologies d’aujourd’hui nous permettent d’accéder à de nouveaux niveauxde réalité que notre biologie ne peut percevoir, définir ou comprendre par elle-même. Les cellules, les atomes, les galaxies, les plaques tectoniques et les chants debaleines sont chacun des exemples de niveaux de réalité existant en dehors de la réalité biologique. (…) La réalité technologique est une réalité assemblée à parts égales par les humains et les machines. C’est le monde tel qu’il est vu, perçu, décodéet encodé par une perception homme/machine. (Proposition de traduction par C.Pierre)

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18 Le vécu d’un être technique pourrait nous amener à découvrir une nouvelle écoute,

fruit d’une réalité technologique, d’une association entre les deux « je » de la fiction,

celui de Phil et celui du spectateur qui l’accompagne. C’est également ce que l’on

retrouve chez Béla Balázs lorsqu’il s’attarde sur les techniques du son au cinéma et

notamment dans la lecture qu’en propose Serge Cardinal. Les nouvelles techniques

d’enregistrement et de diffusion du son sont à la source de nouvelles réalités sonores,

d’une expérience auditive jusque-là inaudible et que notre expérience de spectateur

nous fera acquérir.

Le dispositif de médiation sonore reproduit le mouvement de métamorphose etlibère ainsi les forces cachées sous les formes, le potentiel relationnel caché sous lesobjets habituels de la perception, tant naturelle que conventionnelle19.

19 L’écoute humaine est limitée par les capacités de nos corps. La technique, les processus

d’enregistrement et de reproduction sonore, nous offrent la possibilité de capter et

d’entendre des phénomènes qui jusque-là nous étaient inaccessibles. La rencontre

entre nos oreilles et ces nouveaux moyens de production peut permettre d’étendre

notre perception, de révéler un nouveau monde de sons. Pour Balázs, le dispositif est

d’abord moyen d’invention, de découverte de phénomènes, avant d’être régulé par les

habitudes perceptives et les obligations contractuelles narratives instituées par le

cinéma de fiction20. C’est ce mouvement qu’illustre I Philip. Le film touche à certains

endroits à cette étendue nouvelle sans jamais vraiment s’y aventurer par peur

semblerait-il de perdre le spectateur et préfère pour le rassurer lui montrer l’autre

comme le miroir fidèle de ses pensées, évoluant dans un cadre narratif familier.

Les voix du spectateur, de Phil et de Philip K. DickThe notion of a voice that traverses the spread of time and space – in ancient daysand faery lands – is pervasive in romantic poetry and prose. It even shows up insomeone few consider a romantic, the mathematician and forerunner of themodern computer, Charles Babbage, in his NINTH BRIDGWATER TREATISE (1838):“The pulsations of the air, once set in motion by the human voice, cease not to existwith the sounds to which they gave rise”21.La notion d’une voix qui traverse le temps et l’espace – dans les temps anciens et lesterres féeriques – est omniprésente dans la poésie et la prose romantiques. Elleapparaît même chez quelqu’un que peu de gens considèrent comme un romantique,le mathématicien et précurseur de l’ordinateur moderne, Charles Babbage, dans sonNINTH BRIDGWATER TREATISE (1838): « Les pulsations de l’air, une foisdéclenchées par la voix humaine, ne cessent pas d’exister avec les sons auxquels ilsont donné naissance » (Proposition de traduction par C. Pierre)

20 Pour parvenir à créer une forme d’empathie chez le spectateur pour le robot, le

réalisateur d’I Philip fait le choix en premier lieu de maintenir un processus

d’identification classique que l’on retrouve dans nombre de fictions. Il passe par

l’identification à une voix-je et le maintien d’une unité, d’une cohésion autour d’un

corps. Ce corps est aussi bien celui de la fiction, celui du personnage à l’intérieur de la

fiction que celui du spectateur. Ce dernier est fortement sollicité tout au long du court-

métrage, sous son casque et ses écouteurs c’est lui qu’on invective et à qui on demande

de compatir pour un robot à tendance paranoïaque, amoureux et désireux de se

mouvoir par lui-même. S’il serait difficile de juger de la réussite ou de l’échec d’une

telle expérience, comme de juger du niveau de compassion ressenti par chacun, on peut

toutefois observer que cette expérience de cinéma 360° permet d’effleurer la sensation

d’une présence partagée, d’une réalité mixte entre différentes subjectivités, la sienne et

celle du robot. Nous sommes, par le biais du dispositif, immobilisé dans un même

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espace avec un personnage dont la perception et la parole viennent imprimer l’image

et les sons que nous percevons.

21 Aussi, I Philip en mettant en scène un robot inspiré d’un robot lui-même prenant la

forme de l’écrivain Philip K. Dick, donne voix à un nouveau type d’archives. Le premier

robot a été nourri des écrits de l’auteur, on retrouve dans sa parole les obsessions qui

existaient dans les mots de celui-ci. Sa voix trouve donc un écho, et même plutôt une

incarnation, à partir de ce que l’écrivain avait lui-même travaillé et que l’on retrouve

dans les robots et autres êtres futuristes qui peuplent ses romans.

BIBLIOGRAPHY

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages et chapitres d’ouvrages:

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Routledge, 1992, pp 46-64.

Balázs Béla, L’Esprit du cinéma, Paris : Payot, 1977, 395 p.

Chion Michel, La Voix au cinéma, Paris : Cahiers du cinéma, 1993, 144 p.

Doane Mary Ann, « The Voice in Cinema : The Articulation of Body and Space » dans Rick Altman

(ed.), Cinema/Sound, n° 60, New Haven : Yale University Press, 1980, pp. 33-50.

Durham Peters John, « The Voice and Modern Media » dans Doris Kolesch et Jenny Schrödl (dir.),

Kunst-Stimmen, Bonn : Theater der Zeit, 2004, 200 p.

Dyens Ollivier, Metal and Flesh : The Evolution of Man Technology Takes Over, Cambridge : The MIT

Press, 2001, 134 p.

Le Breton David, Éclats de voix : une anthropologie des voix, Paris : Métailié, 2011, 281 p.

Macallan Helen et Plain Andrew, « Filmic Voices » dans Norie Neumark et al. (eds.), VOICE: Vocal

Aesthetics in Digital Arts and Media, Cambridge : The MIT Press, 2010, pp. 280-303.

Articles de revue :

Altman Rick, « Technology of the Voice. Part II », Iris, vol. 4, n° 1, 1986, pp. 107-119.

Cardinal Serge, « Médiation ou modulation sonore? », Cinémas, vol. 9, n°1, Automne 1998, pp.

95-115.

Pigozzi Laura, « Le Bruit sublime, ou l'impossible de la voix », Essaim, vol. 1, n° 32, 2014, pp. 7-14.

APPENDIXES

Sources Internet :

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Besson Thomas, « Comment produire la bande-son d'une vidéo 360°, du tournage à la

post-production », Euronews, 23 février 2018 sur https://fr.euronews.com/2018/02/23/

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consulté le 22 février 2020.

Devillard Arnaud, « "I, Philip", la qualité cinéma dans un casque de réalité virtuelle »,

Sciences et avenir, 14 juillet 2016 sur https://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/data/i-

philip-la-qualite-cinema-dans-un-casque-de-realite-virtuelle_103750, consulté le 22

février 2020.

« Philip K. Dick : Research Robot », Hanson Robotics sur https://www.hansonrobotics.com/

philip-k-dick/, consulté le 22 février 2020.

NOTES

1. On peut notamment mentionner l’article écrit par Angela McArthur, Rebecca Stewart et Mark

Sandler, « Sounds too true to be good: diegetic infidelity – the case for sound in virtual reality »,

Journal of Media Practice, vol. 18, n° 1, 2017, pp. 26-40.

2. Helen Macallan et Andrew Plain, « Filmic Voices » dans Norie Neumark et al. (eds.), VOICE:

Vocal Aesthetics in Digital Arts and Media, The MIT Press, 2010, p. 285.

3. Le rapport signal sur bruit est un indicateur de la qualité de la transmission du signal sonore.

C’est le rapport des puissances entre le niveau maximal du signal avant distorsion et le niveau de

bruit de fond.

4. « Philip K. Dick : Research Robot », Hanson Robotics sur https://www.hansonrobotics.com/

philip-k-dick/, consulté le 22 février 2020.

5. Arnaud Devillard, « “I, Philip”, la qualité cinéma dans un casque de réalité virtuelle », Sciences

et avenir, 14 juillet 2016 sur https://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/data/i-philip-la-qualite-

cinema-dans-un-casque-de-realite-virtuelle_103750, consulté le 22 février 2020.

6. Michel Chion, La Voix au cinéma, Cahiers du cinéma, 1982, p. 18.

7. Rick Altman, « Technology of the Voice. Part II », Iris, vol. 4, n° 1, 1986, p. 117.

8. « La technologie ambisonique, basée sur une théorie de la localisation des sons, est apte à

reproduire le champ sonore complet en décomposant les caractéristiques d’un champ sonore en

composantes harmoniques d’une sphère, appelées W, X, Y et Z, utilisant les sources ponctuelles

distribuées dans l’auditorium (HP) de façon complémentaire pour recréer ces composantes

directionnelles. » Thomas Besson, « Comment produire la bande-son d’une vidéo 360°, du

tournage à la post-production », Euronews, 23 février 2018 sur https://fr.euronews.com/

2018/02/23/comment-produire-la-bande-son-d-une-video-360-du-tournage-a-la-post-

production, consulté le 22 février 2020.

9. Michel Chion, La Voix au cinéma, op. cit., p.54.

10. Rick Altman, « Sound Space » dans Rick Altman (ed.), Sound Theory Sound Practice, Routledge,

1992, p. 60.

11. David Le Breton, Éclats de voix : une anthropologie des voix, Paris : Métailié, 2011, p.14.

12. David Le Breton, Ibid, p. 21.

13. David Le Breton, Ibid, p. 52.

14. Laura Pigozzi, « Le Bruit sublime, ou l'impossible de la voix », Essaim, vol. 1, n° 32, 2014, p. 9.

15. Mary Ann Doane, « The Voice in Cinema: The Articulation of Body and Space » dans Rick

Altman (ed.), Cinema/Sound, n° 60, 1980.

16. Mary Ann Doane, Ibid, p.45.

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17. Helen Macallan et Andrew Plain, « Filmic Voices » dans Norie Neumark et al. (eds.), VOICE:

Vocal Aesthetics in Digital Arts and Media, op. cit., p. 282.

18. Ollivier Dyens, Metal and Flesh: The Evolution of Man Technology Takes Over, The MIT Press, 2001,

p.10.

19. Serge Cardinal, « Médiation ou modulation sonore ? » dans Cinémas, vol. 9, n°1, Automne

1998, p. 100.

20. Béla Balázs, l’Esprit du cinéma, Payot, 1977, pp 234-235.

21. Peters John Durham, « The Voice and Modern Media » dans Doris Kolesch et Jenny Schrödl

(dir.), Kunst-Stimmen, Bonn : Theater der Zeit, 2004, p. 89.

ABSTRACTS

Abstract

This article aims to analyse the role of sound in the 360° short film directed by Pierre

Zandrowicz, I Philip (2016). It includes questioning the way sounds are arranged in the film in

order to allow the viewer to share the space of the « I » with the main character, Phil, within the

fiction. This search for a common subjectivity, present throughout the film, will lead us to focus

on the role and the use of the voice as well as on certain sound processes that are specific to 360°

cinema. Thus, we will take interest in some representational issues found in 360° cinema,

technical and narrative issues, and some of the possibilities that I Philip is addressing.

Résumé

Cet article se propose d’analyser le rôle de la bande-son dans le court-métrage en 360° réalisé par

Pierre Zandrowicz, I Philip (2016). Il s’agit notamment d’interroger la manière dont les sons sont

agencés dans le film pour conduire le spectateur à partager la place du « je » avec le personnage

principal, Phil, à l’intérieur de la fiction. Cette recherche d’une subjectivité commune, présente

tout au long du film, nous amènera à nous pencher en particulier sur le rôle et l’usage de la voix

ainsi que sur des procédés sonores propres au cinéma 360°. Ainsi, nous nous pencherons sur

certains enjeux représentationnels du cinéma 360°, des questions techniques et de mise en scène,

et certaines des possibilités qu’I Philip laisse entrevoir.

AUTHOR

CAMILLE PIERRE

Camille Pierre est doctorante en cinéma à l’Université de Toulouse II Jean Jaurès au sein du

laboratoire de recherche Lara-Seppia. Elle détient une maîtrise en recherche-expérimentation et

en création sonore, obtenue auprès de l’ENSAV (Ecole Nationale Supérieure d’AudioVisuel). Ses

recherches portent sur la collaboration entre les différents intervenants qui travaillent le son des

films et sur la notion de création collective. En 2019, elle a publié un article dans la revue Mise au

point portant sur le chef opérateur du son à l’ère du numérique et les enjeux techniques et

esthétiques auxquels la profession fait face.

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Page 174: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Du corps à l’espace et de l’espace aucorpsEdwige Armand

1 La vision, comme tous les sens humains, est un sens actif et cognitif à des niveaux

divers. Il y a toujours acte de participation dans la lecture et l’écriture du perceptible.

2 Avant qu’une lecture de signes iconiques, symboliques ou indiciels puisse émerger, le

monde physique perçu comme indépendant de soi doit s’instaurer. Cette instauration

d’un monde physique est possible par l’empathie où l’enfant développe la capacité de se

mettre à la place d’autrui1. Le milieu primordial s’inaugure comme indépendant lorsque

l’enfant est capable d’imaginer le regard de l’autre. Le détachement d’un monde

transcendant est au départ affectif et qui se développer par la reconnaissance des

proches nous dit Axel Honneth, dans La réification2. C’est par l’Autre que le monde

apparaît comme monde situé à l’extérieur de soi. En même temps que le monde

s’externalise, le sujet s’internalise dans une relation de réciprocité par jeu de projection

et d’introjection. La reconnaissance d’un soi, d’un monde est intrinsèquement liée à un

partage intersubjectif où l’autre nous désigne comme sujet. Avec l’acquisition du

langage, l’espace du monde s’inscrira dans une structuration symbolique, articulée par

une temporalité linéaire sous-jacente à la pensée liée à l’écriture et dans laquelle se

nouera un mode du visible. La pensée articulée à l’écriture selon J. Derrida3 est ce qui va

créer l’ordonnancement phénoménal dans une logique linéaire et artificiellement

cohérente, créant un écart entre l’immédiateté d’un temps qui se fait et se défait

simultanément et une couche surajoutée à l’événement. L’événement vécu se réalise en

partie par la pensée articulée à la langue. Par la langue nous passons de l’infans

inarticulé du cri à une articulation spatio-temporelle arbitraire. La spatialisation du

temps par la langue et la sédimentation culturelle des signes permettront de mettre à

l’écart le réel tout en construisant un rapport inachevé au présent. La mise en espace

du monde par le langage et les signes culturels conjugueront l’inextensivité du temps et

des sensations par à une extensivité perceptive ; le monde apparaît sous une forme

stabilisée dans laquelle le corps peut se situer et se séparer. Cette séparation entre un

monde extériorisé et un corps sensible affectif permet d’accéder à la subjectivité tout

en subsumant l’interpénétrabilité d’un corps et d’un monde. Merleau-Ponty 4critiqua

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Page 175: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

cette certitude naïve d’un monde indépendant puisque le corps et le monde sont bâtis

autour de la perception qui ne se trouve que dans le corps. Cette vision séparatrice

entre un monde et un soi, tant nécessaire pour considérer autrui et se subjectiviser en

retour produit l’erreur de percevoir qu’un monde extérieur préexisterait à notre

perception. Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible5 nous rappelle qu’il n’y a pas de

monde brut, mais un monde élaboré. Autrement dit, il n’y aurait pas d’intermonde ni

de partage sensible et intersubjectif du monde, chacun étant condamné à ne vivre que

sa vie et les autres n’étant que des autres soi-même. Cette production du monde

sensible et visible par le corps, où le corps et le cerveau ne pourraient bien être

qu’image à leur tour pour G. Deleuze6, et où l’image n’est pas non plus dans le cerveau,

le cerveau étant lui-même image, rend indéniablement active la visibilité de l’espace.

L’espace est ce que je projette, mais qui en retour me permet de m’introjecter.

3 Dans la relativité d’un voir et d’un corps, pourtant un monde partageable s’est

modélisé. En effet, l’ensemble de nos techniques de vision (dont le langage fait partie) a

permis de construire un accord commun du visible, accentuant l’idée qu’un monde

était comme déjà-là et en dehors de nous, développant le leurre d’une vision

indépendante du corps. Les sciences et les techniques ont accentué en plus du langage,

cette pensée d’un monde perçu comme objectif et externe à soi. La distinction entre

sujet et objet opérée par nos techniques de visions et nos techniques cognitives ont

accentué une réification du visible que le regard affecté par l’autre avait déjà permis

d’amorcer.

4 Se départir dès lors du langage et d’une certitude d’un monde visible, revenir à une

proximité absolue permettrait pour Merleau Ponty7, de revenir à l’épaisseur de la chair

du monde et d’une conscience d’être créateur de monde. Prendre appui sur le corps

dans une conscience, une corporéité exacerbée et originale reviendrait à explorer l’être

possible. Faire l’expérience de son corps, c’est devenir un corps co-émergeant avec un

monde. Notre présence et notre capacité à être là en totalité sont vitales pour passer du

devant au dedans, du dedans au-devant, dans une conscience qui en saisit

l’impossibilité des termes. Dans la chute du temps ou la revivance dans la durée pure

non spatialisée, c’est alors un corps qui peut s’esquisser, rompant l’ordonnancement

linéaire qui construit le sens. Cette possibilité de refonte du sens est le terrain de

l’artiste qui développe un savoir qui peut mettre au jour l’indifférence des sens et des

mondes perçus allant de pair avec la relativité du monde et celle des découpages des

corps. Avant d’être un mode de connaissances, la création présuppose l’internalisation

d’un savoir, en termes clairs et distincts. L’acte de création serait comme une réaction

au savoir, comme une prise de conscience, presque épidermique, en réaction aux acquis

symboliques, imaginaires, aux préjugés spatio-temporels ainsi qu’à nos habitudes

cognitives et perceptives.

5 Les arts permettent de restituer un sens « sauvage », dans la précarité du temps où la

lecture du monde se défait des signes surnotés constitutifs du visible interprété.

6 Les arts produisent une libération du regard proposant un jeu entre les langages

articulés eux-mêmes, entre les langages et les choses, entre les choses et les êtres, entre

l’être et lui-même. C’est dans l’écart immiscé entre le monde et un corps que peuvent

s’articuler d’autres formes de visibilité et de présence. Parce que l’art ne relève pas

nécessairement de la pensée articulée à la langue que l’évènement peut surgir dans ce

qu’il a de plus radicalement autre, dans une brutalité inanalysée et non catégorisée

pour reprendre les termes de Peirce8. C’est dans la proximité et la confrontation avec

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Page 176: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

un réel, que la subjectivité de l’artiste peut s’inaugurer, réarticulant des signes et des

rythmes sensoriels singuliers non soumis à l’arbitraire des sens. C’est ce fragment de

monde possible que l’artiste propose au regard du spectateur. Spectateur invité à se

départir d’un sens surimposé par la culture et le regard de l’Autre. C’est une

manifestation autre d’un monde adressée en fin de compte à autrui pour qu’elle

devienne partageable. Dans le fragment de réel que propose l’art au spectateur, celui-ci

redécouvre la puissance d’instauration d’un sens, dans une singularité qu’il peut

accomplir. En réarticulant l’espace et le temps du visible, du sonore, le spectateur se

révèle dans une corporéité où les rythmes sensibles rejouent de nouvelles

présentations affectives d’un monde oublié comme création du corps.

7 L’art doit venir nous déranger dans notre quiétude, dans l’évidence du tout est normal,

dans le fait de considérer que tout est réglé. Penser c’est chercher à signifier. Non pas

seulement signifier le monde, mais se signifier soi-même dans un choix privilégié

investi de significations particulières. Les arts dans leurs ensembles doivent offrir au

spectateur une réactualisation active de la chair des concepts et des significations.

8 Or, aujourd’hui, nous sommes loin d’une telle démarche dans l’industrie audiovisuelle

(ou bien encore dans un marché de l’art qui recherche la séduction du public en le

flattant dans ce qui est connu et évident), tout comme nous sommes loin de scénarios

temporels et spatiaux qui chercheraient la possibilité de se dessaisir du sens et d’une

déliaison du temps qui y est intriqué.

9 Peu de dispositifs de vision aujourd’hui (diffusés à grande échelle) proposent des

expériences nous permettant de recouvrer une expérience pré-verbale ou a-parlante.

Les dispositifs audiovisuels de l’industrie culturelle créent au contraire des narrations

et des récits ne faisant que rassurer le spectateur d’un sens d’un monde ordonné et

signifié linéairement. Comme l’énonce Marie-José Mondzain9, l’intensification de la

vitesse des images, le rythme sur-saturé du visuel et du sonore ne permet aucune

symbolisation possible et n’assure aucune intégration du sujet dans l’espace

audiovisuel. Pourtant, regarder revient à se regarder, à se projeter dans l’espace visuel,

regarder permet de s’inscrire dans un monde procurant la sensation d’exister, dans

toute l’inquiétude que cela suppose.

10 La saturation sonore et visuelle par les industries de l’image assujettit le regard et

l’ouïe du spectateur à un trop-plein sensoriel et à la violence d’une hypercertitude du

monde. En créant un sensible saturé et un imaginaire mondialement partagé et

communiqué, les industries du visible, font taire la parole du sujet non pas pour la

mettre sous silence, mais pour l’exclure de toute possibilité de subjectivation que

permettrait un tempo de l’écart ou une arythmie entre l’image et le sonore, ou entre le

temps et l’espace. Le spectateur n’est pas interpellé comme sujet, tout est mis à

disposition de son regard, aucun vide provoquant l’hésitation du sens comme du monde

n’est convoqué. Plutôt que de proposer une expérience du visible spatiale et temporelle

dans une écriture décollectivisante, les expériences cinématographique (grand public)

et télévisuelle ne fait que reproduire un cadre perceptif consensuel et déjà domestiqué.

Trop peu de scénarios pensent l’auctorialité et l’autorité du spectateur comme

puissance de composition du sens.

11 Pourtant qu’il s’agisse de la perspective, de la photographie, de la vidéographie, de la

vidéo 360°, de la VR, du jeu vidéo, dans tous les cas le spectateur peut-être

potentiellement acteur, auteur, car l’interprétation du sens et des signes du monde lui

revient. Il ne peut que l’être si le dispositif lui permet bien d’écrire le sens des signes et

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Page 177: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

produire à partir des symboles, des indices et des icônes d’autres formes de pensées

disjointes de la culture et de la langue.

12 Comme énoncé précédemment la vision est avant tout prise de position et organisation

du monde qui la rend virtuellement active par une corporéité. Elle reste passive

lorsqu’elle ne se sépare pas des automatismes de pensées et des mécanismes perceptifs,

induits notamment par la pensée linéaire articulée à la langue. L’une des vocations de

l’art est bien de nous ouvrir à l’inanité du sens du monde afin d’inviter chacun à une

pensée créatrice où surgiraient d’autres horizons. Lorsque le sens n’est pas prédéfini ni

orienté (vers un sens classique d’écriture spatio-temporel), il incombe alors au

spectateur de faire acte de création, d’augmenter les possibilités de sens, en d’autres

termes de se subjectiviser. En réinventant des rythmes spatio-temporels et une lecture

des signes, d’autres manières de présenter le phénomène peuvent émerger. Le temps

linéarisé construit une trame artificielle d’un temps qui ne possède pourtant aucun

sens, aucune orientation, aucune direction et qui est dépourvu de toute téléologie. C’est

dans cette illusion temporelle que s’écrit un sens surimposé. Délinéariser le temps,

déspatialiser le phénomène, le rendre non téléologique, permet le jaillissement infini

des possibles où le sens revient à l’autorité du spectateur désirant. L’interactivité réelle,

celle qui donne la possibilité au spectateur de se charger de la lecture du sens de

l’événement visible ne se réalisera que par l’effacement d’un sens prédonné, où le

spectateur acquiert progressivement une écriture singulière des données d’un monde

qu’il participe à produire. Si aucune place ne lui est laissée dès lors, le spectateur

demeure dans une position de sujétion. À l’origine, l’interactivité suppose un échange,

un effet de boucle rétroactive. Cela signifie que le spectateur influe sur le déroulement

de l’œuvre et que l’œuvre en retour agit sur le spectateur. De très rares œuvres

présentent cette caractéristique. La plus célèbre est celle de M.H Tramus et M.Bret dans

Danse avec moi ou la Funambule (2001) ; il s’agit d’une œuvre de la seconde interactivité

où le programme évolue par des réseaux de neurones qui sont dotés d’apprentissage et

intègrent les gestes des spectateurs. Dans les œuvres évolutives comme Quorum Sensing

(2002) de Chu-Yin Chen, les créatures artificielles évoluent par les mouvements des

spectateurs grâce à des algorithmes génétiques. Les jeux vidéo peinent quant à eux à

développer des scénarios non prédéterminés, enfermant le spectateur dans des choix

limités et reproductibles, sans que celui-ci puisse réellement avoir une incidence sur le

déroulement scénaristique pensé par arborescence basé ainsi le modèle de l’arbre où

les possibilités ne sont que limitées et pré-tracées. Quelques œuvres utilisent ce que

l’on nomme du temps souple, initié notamment par les recherches développées par

Thierry Besche au GMEA et dans lesquelles les paramètres des scénarios peuvent être

modulés en fonction des mouvements des acteurs. Ici, les scénarios s’adaptent au temps

du corps des spectateurs ou acteurs. Dans la pièce Le courage (2013), de Jean-Léon

Pallandre, le fade in fade out de la lumière et du son sont fonction de la vitesse de

déplacement de l’acteur. D’autres œuvres encore utilisent des vocabulaires visuels ou

sonores qui s’actualisent de manière aléatoire en fonction là aussi de l’activité du

spectateur. C’est par exemple l’œuvre de Mathieu Chamagne, Aperture (2014). Une

majorité d’œuvres interactives, malgré la volonté d’intégrer le spectateur en le laissant

penser qu’il agit sur l’œuvre, restent toutefois dans des scénarios actualisés par le

principe de l’aléatoire où une version possible de l’œuvre émerge. Ce genre

d’interactivité permet de faire varier la réalisation de l’œuvre et d’avoir une diversité

de combinaisons scénaristiques. En revanche, le spectateur n’a finalement que peu de

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Page 178: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

choix et de maîtrise sur le devenir de la pièce, et subit le déterminisme-aléatoire sans

avoir un impact décisionnaire sur le résultat.

13 Ainsi, sous couvert de nouveauté incluant le terme d’interactivité, l’auteur propose

toujours une intention et le spectateur ensuite dispose du sens, en fonction de la liberté

d’interprétation que permet d’ouvrir l’œuvre. Pourtant nos techniques ont toutes un

potentiel créateur d’écriture spatio-temporelle, visuelle et sonore originale qui

permettrait au spectateur de se subjectiviser en se départissant d’un sens donné

d’avance, et lui permettrait d’être auteur de la lecture de l’événement. Dans un

scénario audiovisuel classique, le spectateur discrimine les éléments qui font sens dans

l’espace visuel, le tempo du temps, suit généralement la succession linéarisée d’images.

Les auteurs de la nouvelle vague, ont réussi à inventer d’autres écritures spatio-

temporelles et se sont imposés malgré l’hégémonie du visible et du narratif des

industries culturelles. Cela est vrai également pour les artistes de l’art vidéo, comme

Gary Hill ou bien encore les Vasulka. À chaque invention technique, des possibilités

immenses de créations s’ouvrent, mais l’on observe trop souvent qu’aucune expérience

sensible et narrative différente n’est finalement proposée. Avec la vidéo 360° ou la VR,

nous sommes face à cette même problématique d’écriture. Alors qu’il est possible

aujourd’hui d’imaginer dans une même image une multiplicité d’événements qui

coexisteraient et des séries simultanées de réalités qui émergeraient sur un même plan,

nous retombons dans la majorité des cas, dans des scénarios linéaires induisant un sens

historique (c’est-à-dire revenant encore à une histoire) à l’adresse du spectateur soumis

encore, à la narration. Narration soumise à la pensée linéarisée dont la langue est le

soubassement. Langue qui supplée l’originalité de l’événement et éloigne la réalisation

de sa subjectivité en masquant la faillite de la temporalité et évite de penser l’écart

entre le réel et la réalité (que s’exerce à combler le sens coordonné par la langue).

Faillite et écart permettant pourtant au sujet de créer un sens singulier dans une

projection désirante et désirée dans l’éphémérité d’un monde.

14 L’immédiateté du temps, dans ce qu’elle a de plus brutale, permet de rompre nos

habitudes sensori-motrices et perceptives. C’est ce même temps qui est divisé par

l’écriture, constituant les instants t, les arrêts virtuels dont parlait Bergson 10 puis

Deleuze11, qui sont ensuite linéarisés par une succession rendant cohérent un monde

qui ne l’est pas. Doit-on alors rassurer encore le spectateur dans une même

organisation spatio-temporelle et historique, ou bien doit-on le conduire à l’expérience

du sans bord, du sans sens, de la marge du monde que l’art peut en puissance permettre

de réaliser ?

15 Certains metteurs en scène aujourd’hui cherchent la réinvention de l’articulation

spatio-temporelle en se détachant de la trame narrative. Par les matériaux du plateau,

ils cherchent par l’ensemble des signes (plastiques, iconiques, symboliques, indiciels) à

rouvrir le sens d’une linéarité qui n’est pas innée, mais héritée d’une longue histoire

culturelle et d’une conception euclidienne d’un espace-temps. Avec les metteurs en

scène appelés les écrivains de plateau, le mot, la lettre, le texte deviennent

périphériques et acquièrent une égalité de valeur avec la lumière, le son, les corps. Ces

écrivains réussissent en multipliant non seulement les niveaux de sens (ce qui est

inhérent aux œuvres d’art puisque toute œuvre est polysémique) et simultanément à

mettre sur un même plan des séries de phénomènes a priori disjoints dans lesquels la

cohérence et persistance d’un sens n’est pas donnée. Ils nous plongent dans une

indétermination, une indécidabilité visuelle, sonore, textuelle, où il impute au

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Page 179: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

spectateur le pouvoir de décider d’un sens ou au contraire de s’accommoder au non-

sens, au hors-langue. Dans cette multiplicité simultanée, où la vision de l’espace-temps

devient indocile alors le corps peut esquisser d’autres frontières fragiles d’un corps en

perpétuelle projection. L’espace du sens ouvert, la projection d’autres limites et

frontières corporelles-cognitives deviennent possibles.

16 Pour conclure Nietzsche12 critiquait le fait que la modernité, prétendait de manière

mensongère rompre avec un passé qu’elle prolongeait de manière déguisée. Pour lui, la

modernité recycle l’ancien en tentant de donner un goût de nouveauté.

17 Notre persistance dans l’écriture remonterait selon Derrida13 à la naissance de

l’agriculture avec l’exploitation de l’espace par les sillons. D’autres manières de vivre le

monde, de l’affecter et de s’affecter existent et ont existé. C’est le cas de nos ancêtres

Homo Sapiens. Il y a 36 000 ans l’espace et le temps n’étaient pas articulés sous la

domination de la ligne et ne possédaient pas l’individuation que nous concevons. La

lecture du monde était faite de fuite, de trace, de surgissement, de souffle, de rythme,

de respiration, de stase, de détour, de mouvement, dans une vision polymorphique et

polychronique.

18 La pensée subordonnée à l’écriture est bien une forme de dépossession subjective,

d’artificialisation d’un sens qu’on nous impose de partager et liée à la mondialisation

d’une domination affective et sensitive. Le mot, la lettre condamne l’événement à une

répétition, nous écartent de la variabilité d’un temps vivant en y insérant des états

stables, et nous privent de l’originalité de l’événement. Peut-être dès lors, faudrait-il

créer des scénarios sauvegardant le silence d’un monde et cherchant à recouvrer le

rapport mutique de l’événement comme le propose Pascal Quignard, pour qui, tout acte

d’écriture ou de parole sépare et exclut.

19 Loin de rassembler, l’écriture, sous l’apparent partage d’un monde saturé par le lisible

et le dicible, nous plie dans l’imposture d’une pensée collective illusoire. C’est alors

dans le chaos apparent d’un mode du voir et du dire, que peut se réinventer

l’imaginaire et le discours du sujet. Les modes d’écritures du visible, du sensible ne

proposant pas d’historicisation, permettraient au sujet de loger des significations

singulières élaborées par l’effort de sa pensée créatrice. L’inconfort proposé au regard

et à la parole par ce genre d’écriture permet par la présence du mutisme qu’ils

provoquent, une amélioration d’un partage du sensible en devenir, où les rapports de

parole, d’imaginaire compris comme écart au réel, peuvent se révéler dans leur

puissance de réalisation. Écart permettant également de repenser sa subjectivité en

réinventant un temps et un espace qui nous soient propres dans une solitude exempte

du regard de l’Autre. C’est par une redéfinition de son propre regard, qui dépend d’une

articulation spatio-temporelle, que peuvent croître notre singularité et notre

subjectivité. Il nous est possible de reconquérir dans des limites repoussées d’autres

lectures du monde jamais foulé.

20 En réinventant des dispositifs d’écriture de l’image et du son, c’est le vacillement du

vide qui est offert au spectateur et celui-ci peut restructurer le réel par la médiation de

l’imaginaire et du symbolique, jouant ainsi sur la plasticité des réalités et la diversité de

pensées. En modifiant son regard, c’est aussi l’Autre désigné par ce nouveau regard qui

lui permet de se réinventer en luttant contre sa consommation et sa réification, en lui

proposant une errance des regards, dans un rien où l’on peut s’exercer à élancer un je

que l’on sait fragile pour assumer un présent et modifier ainsi les horizons des

événements.

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NOTES

1. Axel Honneth, La réification: Petit traité de Théorie critique, Paris, Poche, 2007.

2. Ibid.3. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Les éditions de Minuit, 1967.

4. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.

5. Ibid, p. 308.

6. Jean-Clet Martin, Arnauld Villani, Problème, Le vocabulaire de Gilles Deleuze, in Robert Sasso,

Arnaud,Villani (dir.), Les Cahiers de Noesis, n°3, Printemps, 2003, p. 293.

7. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit.

8. Charles Sanders Peirce, Écrit sur le signe, Paris, Seuil, 1978.

9. Marie-José Mondzain, Homo Spectator, Paris, Broché, 2013.

10. Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2013.

11. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 2011.

12. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, Paris, Broché, 2017.

13. Jacques Derrida, De la Grammatologie, op.cit.

ABSTRACTS

Abstract

We will question spatio-temporal writing as a means of articulating the visible and the sensible

and as a potential for creating the possibility of subjectivation of the spectator when receiving a

work of art. We will see what are the possible uses of current technologies in order to propose

original spectatorial experiences that presuppose a liberation from the codes of classical

scenarios and a linear articulation of the senses that is a necessary condition for granting the

term novelty in a creation.

Résumé

Nous questionnerons l’écriture spatio-temporelle comme moyen d’articuler le visible et le

sensible et comme potentiel pour créer la possibilité d’une subjectivation du spectateur lors de la

réception d’une œuvre d’art. Nous verrons quels sont les usages possibles des technologies

actuelles afin que celles-ci proposent des expériences spectatorielles originales supposant de

s’affranchir des codes des scénarii classiques et d’une articulation linéaire des sens qui est une

condition nécessaire pour accorder le terme de nouveauté dans une création.

AUTHOR

EDWIGE ARMAND

Enseignante-Chercheuse à l’Institut National Polytechnique de Purpan, chercheuse associée au

Laboratoire LARA-Seppia, Présidente de l’association Passerelle Art-Science-Technologie, a

contribué à l’ouvrage collectif Dir. X.Lambert, Les enjeux cognitifs de l’artefact

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Page 181: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

esthétique (Broché, 2019) et à la revue Dir. Y.C Zarka, Cités, Aujourd’hui le Posthumain (N°55,

2013).

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Page 182: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

Cadre/Hors-cadre :à la frontière du chaos

Antoniy Valchev

1 Le cinéma, depuis son aube, se soucie du corps. Les coïncidences des dates des

inventions photographiques – précurseures du dispositif cinématographique en tant

que technique de synthèse du mouvement –, d’un côté, scientifique, et plus

précisément, médical, d’un autre côté, en sont évocatrices, pour seul exemple l’année

1895 qui marque la découverte des rayons X par Wilhelm Röntgen et l’invention du

Cinématographe par les frères Lumière ; les interactions entre les deux disciplines, telle

l’intégration d’un atelier de photographie à La Salpêtrière, le sont encore plus. Puis, le

cinéma s’est construit un langage technique fondé sur la relation entre le corps et le

cadre de l’image : plan rapproché poitrine, plan américain, plan italien, etc.

2 Il ne serait non plus faux de croire que le cinéma se soucie du corps du spectateur, plus

particulièrement, et ainsi de la relation entre le cadre – limites physiques de l’image et,

par conséquent, de l’écran – et le hors-cadre auquel participe le corps-spectateur.

L’histoire du cinéma dénombre de nombreuses tentatives de briser, sinon de dépasser,

le cadre de l’image. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, les regards adressés,

voire les paroles adressées des personnages de Godard comme Ferdinand dans Pierrot

le fou, de 1965, qui, conduisant et commentant les paroles de sa compagne Marianne, se

retourne et s’adresse aux spectateurs :

Voyez, elle ne pense qu’à rigoler !À qui tu parles ?Aux spectateurs !, répond-il

3 Ou encore, Angela dans Une femme est une femme de Godard, de 1961, interrompant

son compagnon Jean-Claude, se retournant face à la caméra, face à la salle de cinéma,

aux spectateurs : « D’abord, avant de jouer la comédie, on salue les spectateurs ».

4 Plus encore, Le film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître, de 1951, qui complète le

manifeste lettriste annoncé la même année par Isidore Isou dans son Traité de bave et

d’éternité1 : « Primo, destruction de l’écran sous sa forme actuelle et recherche des

entreprises pour l’avènement d’un écran neuf. ».

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Page 183: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

5 Si ces exemples explorent à nouveau la relation entre le cadre et le hors-cadre, il ne

faut pas négliger les inventions technologiques qui, depuis le début du XXe siècle,

renforcent cette volonté de modifier le rapport du spectateur au cadre, voire de l’y

immerger. Cela débute avec l’agrandissement des écrans de projection, marqué,

notamment, par le procédé CinemaScope, jusqu’aux écrans Imax produits depuis les

années 1970 et dont les limites – le cadre de l’image – occupe une portion plus

importante du champ de vision de l’œil humain ; puis les technologies de projection en

relief faisant illusion que des figures de l’espace diégétique dépassent le cadre de

l’image pour pénétrer dans le hors-cadre ; ensuite, les écrans – certes, plus petits – des

technologies nomades – tablettes, smartphones, etc. – qui, majoritairement, en raison

de leur conception technologique, invitent les usagers à interagir directement sur et

avec le cadre ; jusqu’aux casques de réalité virtuelle qui, eux, marquent une nouvelle

tentative d’immerger le spectateur dans le cadre, et ce, en englobant son champ de

vision. De cette manière, le cinéma 360° semble modifier la fonction classique du cadre

qui, dans le dispositif de diffusion cinématographique traditionnel, est celle de

délimitation d’un espace, celui de l’univers de l’œuvre très précisément, définissant

ainsi ce qui est dedans et ce qui est dehors. Une nouvelle configuration en découle,

entre le cadre et le hors-cadre et, par extension, entre le contenu cinématographique et

le corps même du spectateur, celle de l’immersion du spectateur dans l’espace

diégétique, ce qui, par définition, supposerait son « intégration totale au milieu

[diégétique]2 » ; et ce, par la technicité du dispositif qui implique la diffusion d’images

sur une surface sphérique au centre de laquelle se place le regard « virtuel » – une

caméra virtuelle pour rester fidèle au vocabulaire technique – du spectateur.

6 Or, cette immersion pose un certain souci puisqu’elle implique, en réalité, qu’en

utilisant un casque de réalité virtuelle, le spectateur soit à la fois dans le cadre et le

hors-cadre. Autrement dit, l’usager d’un tel dispositif, plus qu’avant, du fait qu’il est

désormais englobé par l’image, se trouve à l’entre-deux de deux espaces : d’un côté, la

réalité réelle et tangible, voire actuelle – si son étymon latin actualis serait l’antonyme

de virtus duquel provient l’adjectif « virtuel » –, de son monde qui l’entoure et, d’un

autre côté, la réalité virtuelle, imagée par le dispositif de diffusion. Il est ainsi, en

quelque sorte, à la frontière du chaos, the edge of chaos, notion que j’emprunte, fût-il

naïvement, à la biologie3 et qui désigne le moment où les systèmes complexes

commencent à s’auto-organiser, lorsqu’ils échappent au système du désordre pour

intégrer le système de l’ordre. Dans le contexte actuel de cette publication, l’emploi de

cette notion se réfère plus particulièrement à la position du spectateur dans le

dispositif de réalité virtuelle, situé à l’entre-deux de son monde organique et toute une

autre possible réalité d’une nature non organique et, dès lors, infinie qui est celle d’un

monde virtuel ; autrement dit, au rapport entre le spectateur et l’image en 360°.

7 Par ailleurs, cette interrogation de la place du spectateur dans le dispositif de cinéma

360° m’a amené à la réalisation du film Perdre pied et le développement qui suit

s’articule aux expériences rencontrées lors de sa production. Perdre pied est une vidéo

performative n’agençant dans son montage que des fragments de productions vidéo en

360° diffusées sur Internet et, notamment, des plateformes destinées à de tels contenus,

comme celle de la chaîne Arte4 ; c’est, alors, à partir de ce corpus de vidéos, dont la

seule interaction consiste en le déplacement du regard, qu’est développée la réflexion

ici exposée. Lors du visionnage de chaque vidéo, un même mouvement est exécuté de la

part de l’artiste-spectateur : baisser la tête en direction de ses pieds. Or, les pieds n’y

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Page 184: Cadre, Hors-champ, Montage, Diffusion, etc

figurent jamais ni aucune autre partie du corps devant être située au-dessous de la tête.

Les images y apparaissant, souvent déformées, sont celles du supposé sol du décor

virtuel ou, plus étrangement, d’autres objets sur lesquels il est moins d’ordinaire de se

tenir debout, telle une table, une chaise, une barre en métal. Bref, l’absence du corps,

du support même du regard du spectateur, ce dernier pourtant immergé dans l’univers

diégétique, y est frappante ; encore plus par les illusions de distance qui sépare le

regard de la surface de l’image au nadir de la sphère virtuelle qu’implique le dispositif

correspondant peu, voire presque jamais, à une taille humaine.

8 Quelle pourrait-elle être alors l’immersion dans un tel dispositif de diffusion ? Pour

qu’il y ait une pleine sensation d’immersion dans un monde virtuel, le spectateur doit

être physiquement plongé dans ce monde ou, du moins, en éprouver la sensation grâce

à des stimuli visuels et sonores, c’est-à-dire pouvoir orienter le regard dans toutes les

directions et entendre des sons provenant de n’importe quel point de l’espace virtuel.

Cependant, lorsqu’un spectateur fait l’expérience d’immersion dans un tel monde, il

est, par définition, retranché du monde réel et extérieur, le casque recouvrant ses yeux

et ses oreilles l’empêchant de recevoir des stimuli visuels et sonores provenant du

monde réel. Les points de repère visuels et sonores se situent, dès lors, uniquement

dans le monde virtuel. Dans l’espace virtuel du cinéma 360°, le spectateur est au cœur

du champ diégétique ; il a la possibilité de tourner la tête – et par conséquent, son

regard – dans toutes les directions et ainsi observer plusieurs scènes actées dans le

même champ. « Le sujet est donc actif dans l’exploration visuelle de l’environnement

virtuel dont les images se succèdent au fur et à mesure de l’activité de son regard5 ». De

cette manière, se crée une impression d’être à l’intérieur voire au milieu de l’action qui

se déroule, de l’espace filmé. Voire, plus que d’être immergé dans le cadre, ces

dispositifs donnent l’illusion – fût-elle faible par l’absence d’un avatar représenté –, au

spectateur d’être présent dans le champ de l’image.

9 Supposons que dans l’espace virtuel, le spectateur soit présent et actif. Puisque les

caractéristiques techniques propres à l’outil de vision en 360° font que l’image affichée

est toujours associée à la rotation du regard du spectateur, ce dernier a désormais la

responsabilité du cadrage ; il a le choix de ce qu’il souhaite observer. À ce titre, je

préfère privilégier la proposition de Matteo Treleani6 et désigner ces choix comme

étant des « pseudo-cadres », de manière à les distinguer du cadre, celui sphérique,

relevant de l’intention artistique du créateur et construit, idéalement, selon la logique

du spatial storytelling – narration spatiale – qui, elle, proposerait simultanément

plusieurs fragments du cadre à observer, voire à regarder, du latin spectare. Dès lors, les

images qui constituent les films en 360° ne sont plus les images d’objet – images à voir –

du cinéma traditionnel, mais sont remplacées par des images d’action – images à

parcourir7. « S’il faut encore parler d’images, celles-ci sont actées puisque l’individu les

fait surgir à volonté sur ses lunettes-écran par l’exploration et les récidives de son

regard.8 » Cependant, puisque le spectateur choisit ses centres d’attention – à

l’intérieur du cadre – qui constituent une expérience personnelle dans le monde

virtuel, alors il va de soi de supposer qu’il participe, en quelque sorte, à un « pseudo-

montage9 ». Ainsi, le cinéma 360° reconduit-il une pratique déjà instituée par les récits

interactifs banalisés, eux, par l’avènement des technologies nomades et les écrans

tactiles ; une pratique où le film n’est plus envisagé « comme une succession de plans,

mais comme une succession d’espace-temps.10 »

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10 Cela est d’autant plus vrai quant aux dispositifs de cinéma 360° où le spectateur agit

directement sur le « pseudo-cadre » de l’image dans un espace-temps diégétique

proposé, il en est l’acteur. Par ailleurs, le dispositif du cinéma 360° suppose que ce qui

est vu et perçu relève d’un angle de prise de vue dit « subjectif ». Or, la notion même

d’une telle subjectivité prend un sens tout autre, tout nouveau, puisqu’elle implique

l’action physique du spectateur ; alors que dans le dispositif traditionnel de diffusion,

ce procédé est utilisé à des fins narratives et n’implique aucune action particulière de la

part du spectateur, car celui-ci ne modifie pas sa position dans l’espace de la salle de

projection. À la différence, dans un dispositif de cinéma 360°, le spectateur, son corps –

doté de capteurs, certes –, y est impliqué physiquement. Ainsi, l’angle de vue –

l’orientation de la caméra virtuelle – dépend nécessairement de la position du

spectateur dans l’espace physique. Cela dit, le spectateur et la caméra – elle, fictive,

virtuelle et non vue – partagent la même position dans l’espace virtuel. En cinéma 360°,

l’angle de vue se doit d’être toujours subjectif, et ce, par définition puisqu’il est

question d’immersion, afin de faire intégrer le spectateur dans le cadre et le placer au

centre du cadre. C’est, par ailleurs un enjeu scénaristique remarquable dans un nombre

de productions en 360°, du moins celles que j’ai personnellement eu l’occasion de

visionner pour la réalisation de Perdre pied. Ainsi, le spectateur, incarne-t-il un avatar

virtuel et non représenté, impliqué dans le récit filmique, les regards et les paroles lui

étant presque constamment adressés. Autant de paramètres, de stimuli visuels et

sonores qui donnent l’illusion d’être dedans, dans le cadre, plus encore dans le champ…

11 Cependant, la réception de stimuli visuels et sonores est-elle suffisante pour avoir une

complète illusion d’immersion ? Certaines théories en psychologie cognitive

considèrent que nous, en tant qu’humains, en tant qu’espèce homo sapiens, évoluons

dans l’espace actuel et tangible et, donc, sommes présents dans au moins trois types

d’espaces11. D’abord, l’espace dit « multimodal égocentré12 » permettant de constituer le

schéma corporel, i.e. une projection de la position du corps dans l’espace, sur la base

d’informations sensorielles reçues par le corps et, plus particulièrement, des stimuli

perçus par les cinq sens principaux : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ; sans

citer les stimuli haptiques tels que l’effort physique et la thermoception.

Deuxièmement, ces théories considèrent que le corps agit également dans un espace dit

« d’action13 » dans lequel le corps évolue grâce à une constante actualisation des

informations multisensorielles perçues, dès lors, un espace dans lequel le corps agit et

avec lequel il interagit. Contrairement à l’espace multimodal égocentré, lui, construit

par la personne, l’espace d’action est celui auquel le corps s’adapte. Enfin une

hypothèse annonce que le corps est présent dans un troisième type d’espace nommé « cognitif » dans lequel l’environnement peut être représenté selon plusieurs cadres de

référence. Cet espace n’est présent que d’une manière cognitive, i.e. le corps n’interagit

pas directement avec lui, ce n’est pas un espace dans lequel il se déplace physiquement.

12 Dans un dispositif de vision par casque de réalité virtuelle, l’implication de l’utilisateur

dans ces trois espaces semble être problématique, sa présence est, dès lors, remise en

cause et le fait d’être complètement immergé dans l’univers diégétique ne semble être

qu’une impression puisque rapidement nous, en tant qu’utilisateurs, nous rendons

compte que notre corps n’est, en réalité, aucunement immergé dans ce monde virtuel/

diégétique. Ainsi, les frontières entre ces trois espaces sont-elles remises en cause lors

de l’immersion dans l’univers virtuel. D’une part, très techniquement, puisqu’un

premier rappel de la virtualité du monde diégétique, celui de l’immersion, est signalé

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par l’angle du champ de vision reproduit par les outils de vision en 360°, celui-ci étant

inférieur à l’angle du champ de vision de l’œil humain – majoritairement 110° sur l’axe

horizontal pour les casques de réalité virtuelle contre 220° pour l’œil humain – ; aussi,

des bords noirs restent-ils perceptibles aux bords de l’image et forment-ils, eux, un

cadre. Il s’agit d’un point technique qui, sans doute, se verrait rapidement résolu.

D’autre part, les dispositifs de réalité virtuelle ne stimulent, majoritairement, que deux

sens – la perception visuelle – la vue – et la perception auditive – l’ouïe. L’espace virtuel

et diégétique devient ainsi, plus qu’auparavant, un espace primordial égocentré.

Puisque nous sommes plongés, dedans, à l’intérieur, il sert de cadre de référence sur

lequel construire notre schéma corporel ; le temps de l’expérience, bien évidemment.

Cependant, le corps tangible du spectateur continue d’interagir avec son espace

d’action qui lui transmet continuellement des stimuli tels que la température et des

odeurs. Le schéma corporel se voit déréglé à cette frontière du chaos : dans

l’interférence entre l’espace virtuel vu dans lequel nous croirions pouvoir agir – le

cadre – et l’espace réel et tangible dans lequel notre corps agit réellement – le hors-

cadre. Ce conflit sensoriel exprime l’impossibilité de s’immerger pleinement dans un

environnement virtuel puisque nul n’est à ce jour capable de dépasser le rappel de

l’environnement tangible, lié, notamment, à la gravitation et à oreille interne. Avec

cela,

on touche à l’essence même du phénomène de “présence” : il ne peut y avoird’adhésion à l’environnement virtuel sans abstraction de l’environnement physiqueréel et donc sans inhibition des informations sensorielles qui nous rappellent sonexistence.14 

13 Le rappel de l’actualité du monde réel et tangible nous entourant contraint ainsi

l’expérience d’immersion.

14 D’un autre côté, très souvent nous sommes confrontés à l’effet d’absence qui, par

définition, annule l’effet de présence dans l’univers virtuel souhaité : nous baissons la

tête et remarquons que nos pieds n’y sont pas, pour reprendre le sujet de Perdre pied,

« il n’y a rien d’autre qu’une continuité de l’ornement sphérique prévu par le film15 ».

Aussi, nous tirons nos bras vers l’avant, perpendiculairement à notre corps et elles

n’apparaissent pas dans notre champ de vision. Ainsi, le spectateur de cinéma 360°

adopte-t-il la position d’aparté : il est là, dans l’espace diégétique, actif, à son centre,

mais en même temps il n’y est pas, il n’y participe pas, il demeure extradiégétique. « Cet

aspect de la réalité virtuelle peut paraître contradictoire si l’on considère qu’il n’y a pas

d’espace sans corps.16 » Car, le monde virtuel est un espace sans corps.

15 En découle alors ce paradoxe dans lequel se remarque la tentative d’immersion d’un

corps dans un espace, le dotant d’un certain pouvoir d’action – notamment dans le

choix des centres d’attention, donc des « pseudo-cadres » et, par conséquent, la

construction d’un « pseudo-montage » – sans pour autant lui offrir les outils lui

permettant d’être là, dedans. Dès lors, l’immersion n’est pas pleine, complète ou totale,

c’est une immersion observatrice17 :

Le rôle donné au spectateur n’est pas celui d’un usager, avec un avatar qui luipermet de pénétrer le dispositif, mais bien celui d’un observateur qui reste sur leseuil entre son monde et le monde fictionnel.

16 Il ne reste qu’un témoin, spectateur au sens propre du terme – du latin spectare

signifiant regarder – ; il est un aparté, hors-cadre, assis dans la salle de cinéma, son

espace d’action. Les dispositifs de cinéma 360° conservent ainsi l’expérience

traditionnelle du grand écran bidimensionnel : être hors-cadre, regarder/spactare au

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travers d’un cadre. Le cadre se caractérise avant tout comme une restriction du champ

visuel ordinaire, puisqu’il le limite, le sert, le cadre ; plus encore, à toutes ses strates

d’unité, du photogramme au plan, l’image cinématographique traditionnelle est cadrée.

Dès lors, cela impliquerait que « le regard du spectateur est cadré en même temps que

l’espace qu’il regarde.18 » Mais puisque dans un dispositif de réalité virtuelle et de

cinéma 360°, le cadre modifie sa fonction voire sa topographie – il englobe désormais le

spectateur – il doit également cadrer la place voire la posture de celui qu’il englobe. Et

comme Godard, au travers de Ferdinand dans Pierrot le fou ou bien d’Angela dans Une

femme et une femme, assume la présence des spectateurs là, dans le hors-cadre, les

dispositifs en 360° devraient faire de même, assumer la présence des spectateurs, cette

fois-ci, dedans, à l’intérieur du cadre, voire lui permettre de perdre pied dans le cadre.

17 S’il existe une certaine volonté de faire disparaître l’écran cinématographique – par

l’effet d’immersion et de brouillage des limites du cadre –, il semble que cette

disparition demeure toujours inachevée et insatisfaisante par les propositions

technologiques des outils développés jusqu’à présent. « L’écran existe, mais cesse de

générer l’expérience du cadre, de la surface et même de l’image.19 », du moins,

l’expérience du cadre traditionnel. L’écran existe et ce n’est que sa topographie qui

évolue au gré des inventions technologies. Toutefois, il me paraît que l’enjeu ne doit

pas être la suppression de l’écran, mais plutôt de faire de l’écran l’espace du corps du

spectateur.

BIBLIOGRAPHY

Bibliographie :

ACQUARELLI Luca, TRELEANI Matteo, « Notes sur le cinéma en réalité virtuelle. Des polarités

dialectiques au geste énonciatif », MEI : Information et Médiation #47 [en ligne], mis en ligne le

14 mai 2019, consulté le 23 juin 2019. URL : http://mei-info.com/revue/47/81/

BOUKO Catherine, « Le théâtre immersif : une définition en trois paliers », Revue Sociétés, no 134,

Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2016.

COMOLLI Jean-Louis, Corps et cadre : cinéma, éthique, politique, 2004 – 2010, Lagrasse, éd.

Verdier, 2012.

ROSS Christine, « L’écran en voie de disparition (toujours inachevée) », in Parachute, no 113,

Écrans numériques/Digital Screens, Montréal, 2003.

SAUVAGEOT Anne, L’Épreuve des sens. De l’action sociale à la réalité virtuelle, Paris, PUF, 2003.

TSAÏ Fabienne, « La réalité virtuelle, un outil pour renouer avec la sensorialité ? », in Hermès [en

ligne], 2016/1, no 74.

VIAUD-DELMON Isabelle, « Corps, action et cognition : la réalité virtuelle au défi des sciences

cognitives », in Intellectica. Revue de l’Association pour la Recherche Cognitive, no 45, 2007/1.

Virtuel et Cognition. <doi : https://doi.org/10.3406/intel.2007.1266>.

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NOTES

1. Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité, 1951.

2. Catherine Bouko, « Le théâtre immersif : une définition en trois paliers », Revue Sociétés, n° 134,

Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2016, p. 56.

3. Expliquant les recherches du biologiste Stuart Kauffman, Eugene Thacker écrit : « il existe dans

les systèmes vivants, des lois uniques d’auto-organisation complexe qui leur permettent de

garder un ordre dans un contexte dynamique, ce qu’il appelle “la frontière du chaos” »

(traduction personnelle ; « […] there are unique laws of complex self-organisation in living

systems, enabling them to retain order in a dynamic context, what he calls the “edge of chaos”. »,

Eugene Thacker, Biomedia, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2004.

4. https://www.arte.tv/sites/webproductions/category/vr/ ; consulté le 15 janvier

2020.

5. Anne Sauvageot, L’Épreuve des sens. De l’action sociale à la réalité virtuelle, Paris, PUF, 2003, p. 225.

6. Cf. Luca Acquarelli, Matteo Treleani, « Notes sur le cinéma en réalité virtuelle. Des polarités

dialectiques au geste énonciatif », dans MEI : Information et Médiation #47 [en ligne], mis en ligne le

14 mai 2019, consulté le 23 juin 2019. URL : http://mei-info.com/revue/47/81/

7. Anne Sauvageot, op. cit., p. 225.

8. Ibid., p. 227.

9. De même que le terme proposé par Matteo Treleani, évoquons ici un certain « pseudo-

montage » qui se distingue du montage global de la production vidéographique en 360°.

10. Fabienne Tsaï, « La réalité virtuelle, un outil pour renouer avec la sensorialité ? », dans

Hermès [en ligne], 2016/1, no 74, p. 196.

11. Isabelle Viaud-Delmon, « Corps, action et cognition : la réalité virtuelle au défi des sciences

cognitives », dans Intellectica. Revue de l’Association pour la Recherche Cognitive, no45, 2007/1. Virtuel

et Cognition. pp. 37 - 58 <doi : https://doi.org/10.3406/intel.2007.1266>.

12. Ibid., p. 39.

13. 13 Ibidem.

14. Ibid., p. 44.

15. Luca Acquarelli, Matteo Treleani, op. cit., p. 91.

16. Isabelle Viaud-Delmon, op.cit., p. 41.

17. Luca Acquarelli, Matteo Treleani, op. cit., p. 85.

18. Jean-Louis Comolli, Corps et cadre : cinéma, éthique, politique, 2004 – 2010, Lagrasse, éd. Verdier,

2012, p. 535.

19. Christine Ross, « L’écran en voie de disparition (toujours inachevée) », Parachute, no 113,

Écrans numériques/Digital Screens, Montréal, 2003, p. 18.

ABSTRACTS

Abstract :

Responding to the realisation of a performative video, Perdre pied, the article queries the place

of the spectator faced with cinematographic production in 360°. The relation between the body

of the viewer and the screen that has a new topography in cinema in 360°, is in question. The

screen is spherical henceforth, it encompasses spectator gaze and confront it no longer to image-

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objects to watch, but rather to images to scour. The spectator becomes the actor of the screen.

However, despite the illusion of immersion in the screen, the spectator remains off-screen, in the

space that his body inhabits. If we could believe that there is a certain historical will to blur the

limits of the screen, it appears to be incomplete for as long as the technological inventions that

generate new experiences of the screen, would not be more preoccupied with the body of the

spectator.

Résumé :

En écho à la production plastique d’une vidéo performative – Perdre pied –, l’article interroge la

place du spectateur face à des productions cinématographiques en 360°. Plus particulièrement,

est questionné le rapport entre le corps du spectateur et le cadre, lui, doté d’une nouvelle

topographie en cinéma en 360°. Le cadre, désormais sphérique, englobe le regard du spectateur

et le confronte non plus à des images-objets à voir, mais à des images à parcourir. Le spectateur

devient ainsi acteur du cadre. Cependant, malgré l’illusion d’immersion dans le cadre, le

spectateur demeure hors-cadre, dans l’espace qu’habite son corps. Si l’on peut croire à une

certaine volonté historique de brouillage des limites du cadre, celle-ci paraîtrait inachevée tant

que les inventions technologiques, générant, elles, de nouvelles expériences du cadre, ne se

soucieraient pas davantage du corps du spectateur.

AUTHOR

ANTONIY VALCHEV

doctorant en Arts plastiques au laboratoire LARA-SEPPIA à l’Université Toulouse II Jean Jaurès

interroge dans sa recherche, mais également dans sa pratique d’artiste-commissaire, les

configurations érotiques et érotisées du corps, hors-forme et hors-figure, dans la création

contemporaine artistique numérique. Sa pratique artistique s’articule dans les champs de la

réalisation vidéo expérimentale et la création d’installations numériques. Il a contribué à

l’ouvrage collectif Xavier Lambert, dir., Les Enjeux cognitifs de l’artefact esthétique

(L’Harmattan, 2019).

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