27
Les idéologies ne sont pas des systèmes Author(s): Marc Angenot Source: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 45, Cahier Dédié à Luis J. Prieto (1991), pp. 51-76 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27758437 . Accessed: 20/06/2014 12:35 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Ferdinand de Saussure. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Cahier Dédié à Luis J. Prieto || Les idéologies ne sont pas des systèmes

Embed Size (px)

Citation preview

Les idéologies ne sont pas des systèmesAuthor(s): Marc AngenotSource: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 45, Cahier Dédié à Luis J. Prieto (1991), pp. 51-76Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/27758437 .

Accessed: 20/06/2014 12:35

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Ferdinand deSaussure.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

CFS 45 (1991), PP. 51-76

MARC ANGENOT

LES ID?OLOGIES NE SONT PAS DES SYST?MES

Wir wollen hier auf Erden schon Das Himmelreich errichten (Heinrich Heine, Deutschland, Caput I).

Une chose bien g?nante dans les discussions sur l'id?ologie, c'est que les

chercheurs semblent ne disposer jamais que d'un seul mot, 'id?ologie',

pour d?signer des ph?nom?nes multiples et fort dissemblables. Dans sa

plus grande extension (et je crois que c'est dans cet emploi tr?s flou que se pr?sente le plus fr?quemment le mot), 'id?ologie' couvre tout fait de

langage et g?n?ralement tout fait s?miotique auquel on attribue ou qu'on rattache ? des enjeux sociaux, qu'on interpr?te ? la lumi?re d'int?r?ts so

ciaux, o? on voit se l?gitimer des valeurs sociales dans leur contingence

historique, ? fait dont on veut montrer au bout du compte Vinad?quation

par distorsions ou par omission avec le monde empirique, le caract?re

fallacieux, partial et/ou chim?rique, la non-v?rit?, en d'autres termes

pour les tenants de l'id?ologie scientiste la 'non-scientificit?'. Comme la

plupart des chercheurs de notre ?re du soup?on semblent ?tre d'accord

sur le fait que jamais les discours sociaux, les 'choses dites' ne sont

neutres ou innocents, que ?La Marquise sortit ? cinq heures? n'est pas

moins id?ologique que ?La France aux Fran?ais?, il n'est pas d'?nonc? (il

n'est pas de symbole, d'ornement, de gestes socialement r?gl?s, etc.) dont

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

5 2_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_

on ne puisse d?montrer l'arbitraire culturel et qu'on ne puisse ipso facto rattacher ? des enjeux et des int?r?ts, ? des valeurs qui ne sauraient trans

cender la soci?t? ou le groupe qui les reconna?t, et d?s lors qu'on ne

puisse d?noncer comme fonctionnant en vue de l'imposition de 'pouvoirs'. D?s lors, si l'on veut reprendre ici la discussion sur 'l'id?ologie'

?

discussion rendue souvent vaine par des variations constantes dans

l'extension et la compr?hension de la notion et d'autres qui sont logique ment contigu?s, et rendue confuse par l'impossibilit? m?me de fixer en consensus th?orique la probl?matique sur la nature des int?r?ts sociaux et

l'?tendue de la contingence culturelle ?, il faut d?limiter de fa?on nette

de quoi on va parler et, d?s lors, les probl?mes et les secteurs de r?flexion

qu'on n'abordera d'aucune mani?re.

Ce que je voudrais faire dans ce texte, c'est envisager une des d?fini

tions possibles d'id?ologie' ? celle que je juge la plus r?pandue, la plus

banale depuis vingt ans, la plus cit?e ? tort et ? travers, d?finition qui re l?ve de ce que Jean Claude Passeron et Pierre Bourdieu appellent ou ont

appel? avec exasp?ration le pidgin-marxisme, mais qui justement ? ce titre

s'est r?pandue dans l'air du temps ? et montrer que cette d?finition, f?t

ce ? titre hypoth?tique, heuristique, est intenable, inop?rante, qu'elle ne

peut que fourvoyer qui la prendrait pour guide, conclure en fait que c'est en en prenant le contrepied qu'on risque de comprendre quelque chose ou

de se poser de 'bonnes' questions quant ? la gen?se des discours, des pro ductions s?miotiques et quant aux 'int?r?ts' qu'ils rec?lent ou promeuvent.

La d?finition dont je veux partir pour la critiquer terme par terme est celle formul?e par Louis Althusser il y a vingt ans, d?finition qui ne porte pas sur /'id?ologie dans son extension g?n?rique (toute la culture d'une

?poque et d'une soci?t?, le 'discours social' global sous une h?g?monie donn?e), mais sur les id?ologies comme ? selon ses termes ? des

'syst?mes' autonomes dans l'ensemble socio-discursif. (Queje pr?cise tout

de suite que je ne m'en prends pas au texte d'Althusser particuli?rement, ni ? la personne ou ? la pens?e de ce philosophe, mais ? un passage d?finitionnel qui me semble avoir formul? de fa?on typique une certaine conception des faits 'id?ologiques' qui a ?t? longtemps admise sans exa

men et le demeure dans une certaine mesure.)

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_53_

Voici la d?finition: Une id?ologie est un syst?me poss?dant sa logique et sa rigueur propres de repr?sentations (images, mythes, id?es ou concepts selon

les cas) dou? d'une existence et d'un r?le historiques au sein d'une

soci?t? donn?e1.

Cette d?finition est prise hors de son contexte doctrinaire ou th?orique et elle n'est pas l'essentiel de ce qu'Althusser a ? dire, dans ce texte de 1968

et dans d'autres ult?rieurs, sur les 'appareils id?ologiques d'Etat' et sur le

caract?re non scientifique de l'id?ologie2. Quand la d?finition althuss? rienne a ?t? en butte ? diverses pol?miques dans les ann?es 1970, c'est surtout l'opposition fondamentale d?fendue par le philosophe, modernisa

tion sophistiqu(?)e du paradigme stalinien 'id?ologie bourgeoise / science

prol?tarienne', qui a suscit? les r?futations et les sarcasmes. En fait, la

d?finition que je viens de citer est une d?finition pr?alable, pr?judicielle, qui porte sur l'id?ologie en elle-m?me, comme immanence, et non sur ses

fonctions, son 'r?le historique' qui est ?videmment ou apparemment

l'essentiel de ce qu'il y avait ? penser et ? th?oriser pour un marxiste.

Mais enfin, ce qui m'importe c'est de noter justement que cette esquisse est rapidement et sans h?sitation prise pour acquise en vue de conjecturer

et th?oriser sur la mani?re dont les soci?t?s 'marchent ? l'id?ologie' tant

que leur classe dominante peut faire l'?conomie de la r?pression nue et

directe. Or cette d?finition pr?alable me semble, dans tous ses termes et

dans ce qu'elle pr?suppose, contraire ? ce que sugg?re n'importe quelle

analyse concr?te, et ? pour tout dire ? d'embl?e heuristiquement

fausse, pauvre et inad?quate. Entendant par 'id?ologies' dans le contexte

actuel ce qui para?t le plus typiquement vis? par ce mot, ? savoir les

grandes doctrines et visions du monde politiques, les grands r?cits axio

1 L. Althusser, dans Th?orie d'ensemble. Paris: Seuil, 1968. On se r?f?rera aussi ?: Louis Althusser, Jacques Ranci?re et Pierre Macherey, Lire le Capital, Paris: Maspero, 1967, notamment ? la ?Pr?face, Du Capital ? la philosophie de Marx? d'Althusser; Louis

Althusser, Pour Marx, Paris: Maspero, 1967; la question de l'id?ologie est surtout reprise dans un article fameux de Louis Althusser, ?Id?ologie et Appareils id?ologiques d'Etat

(Notes pour une recherche)?, La Pens?e, 151 (mai-juin 1970), 3-38; voir ult?rieurement Louis Althusser, ?Science et id?ologie?, El?ments d'autocritique, Paris: Hachette, 1974, 21 & sqq. 2 Jusqu'? son Autocritique, voir ci-dessus Althusser, 1974.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

5 4_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_

logiques et mobilisateurs, je dirais qu'il est m?thodologiquement plus prometteur et ?tay? par toutes les analyses possibles de poser contradic

toirement les th?ses suivantes: ? Les id?ologies ne sont pas des 'syst?mes' ou ne le sont que par

l'apparence de leur rh?torique d'auto-l?gitimation. ? Les id?ologies sont, de toute n?cessit? et probabilit?, des bricolages, des collages h?t?rog?nes dont, encore une fois, la rh?torique superficielle s'efforce ordinairement de cacher les coutures et les raccords.

? Les id?ologies n'ont ni logique ni rigueur propres; elles ne sont que des productions sectorielles de cet ensemble synchronique, plein

d'affrontements, de 'boug?' et de r?fections subreptices, qu'on peut appe ler le discours social total, ensemble transdiscursif que les doctrinaires de

l'id?ologie-syst?me s'efforcent justement de ne pas prendre en consid?ra

tion. ? Les id?ologies ne sont pas 'selon les cas' images, mythes ou id?es et

concepts, mais toujours (? supposer qu'on comprenne ce que les termes de

cette bipartition veulent dire) l'un et l'autre simultan?ment.

?Les id?ologies, encore, ne sont pas des syst?mes dans le sens ? pr?cis? ailleurs par Althusser en relation avec la notion de 'rigueur propre'

?

qu'ils seraient 'autonomes'. Isolables certes pour fins d'analyse, les

constructions ou ensembles id?ologiques sont fatalement h?t?ronomes et

interdiscursifs. ? Les id?ologies (toujours comprises au sens que j'ai dit plus haut) ne

sont pas des 'syst?mes' dans la mesure o? elles apparaissent toujours ?

l'analyse comme des n uds gordiens d'antinomies et d'apories, une fois

encore plus ou moins habilement dissimul?es. Les antinomies et les apo nes dont je parle ne sont pas des insuffisances contingentes dont certaines

id?ologies seraient grev?es, mais elles sont le r?sultat fatal de toute re

cherche de coh?rence axiologique et de toute volont? d'interprEtation collective et mobilisatrice du monde.

? Les id?ologies ne sont pas des syst?mes enfin, en ce sens qu'elles sont

des espaces d'affrontement pour des variantes doctrinales antagonistes, des tendances et des sectes, des luttes internes d'orthodoxies dont la

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_55_

confrontation m?me produit la destruction r?ciproque des logiques et des

argumentations les unes des autres.

Comme je le sugg?rais plus haut, le fait de prendre pour acquis, pour point de d?part solide et ferme une d?finition dont les termes justement sont tous contestables, au point qu'? la r?flexion on soit tent? d'en prendre

mot pour mot le contrepied, n'est certainement pas sans cons?quences f?

cheuses pour la construction historico-herm?neutique ? quoi proc?de Althusser. De ce point de d?part sp?cieux, Althusser construit une doc

trine dogmatique et ind?fendable. On peut m?me supposer, en raisonnant

par les cons?quences, que c'est en vue de pouvoir aboutir ? certaines

conclusions qu'il jugeait souhaitables qu'Althusser se contente d'abord

d'un cadre d?finitionnel aussi sp?cieux. On ajouterait en passant que le

mot de 'syst?me', attest? dans le CLG (et sans doute du reste emprunt? par Saussure ? Condillac), vient chez Althusser du syncr?tisme 'structuraliste' auquel le philosophe trouve opportun de se rattacher. Mais

admettant que ?la langue est un syst?me? demeure une formule

heuristiquement riche vers 1970 comme elle l'avait ?t? pour Saussure soixante ans auparavant, parler de 'syst?me' pour d?crire certaines

constructions discursives produites et institu?es dans le langage est de tout

autre cons?quence, et peut-?tre d'abord contre-productif. Le recours ?

cette notion aveugle ? la mouvance socio-discursive globale dans laquelle une soci?t? se 'conna?t' et aux enchev?trements d'incons?quences internes

des ainsi nomm?es id?ologies, ? donn?es qui, si elles ?taient prises en

consid?ration, ne pourraient pas conduire ? sauver la conception tradi

tionnelle et dogmatique de l'id?ologie comme expression dissimul?e des

int?r?ts d'une classe dominante.

Il serait int?ressant de chercher ? savoir pourquoi Althusser veut mon

trer que les 'id?ologies' socio-politiques ? le mat?rialisme historique en

?tant except? en tant que science de l'histoire ? sont incoh?rentes ?

l'?gard/en face du monde historique 'concret1, mais seraient pourtant co

h?rentes dans leur immanence formelle et leur autonomie. Je l'ai dit plus

haut, cette critique globale de l'althuss?risme mis dans le contexte

intellectuel des ann?es 1960-1970 n'est pas mon objet ? du moins, il ne

pourra pas l'?tre dans les pages de cet article. Il serait certainement

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

5 6_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_

int?ressant d'expliquer pourquoi, dans le contexte intellectuel et les affrontements d'id?es de la France de 1968, un philosophe comme Althusser aboutit ? une th?orisation dont, vingt ans plus tard, on peut syst?matiquement sugg?rer de remplacer chaque terme par le contraire:

c'est une bonne question, mais c'est une autre histoire.

Je m'en tiendrai aux th?ses que je viens de formuler; je voudrais sim

plement, non pas les d?montrer ?videmment, mais au moins les illustrer

de mani?re suggestive par une ?tude de cas. Le cas que je vais prendre est

celui de l'id?ologie socialiste, telle qu'elle s'est d?velopp?e en Europe dans sa phase 'classique' entre la Commune et la R?volution bolch?vique. Je me concentrerai sur une partie constituante de cette id?ologie: le

Programme collectiviste, c'est-?-dire la repr?sentation dans l'id?ologie socialiste des caract?res essentiels de ce que serait la soci?t? d'apr?s la

R?volution, pars construens de la critique du capitalisme. Mon illustration

sera sommaire, mais ceci est d? au manque de place (quoique cet article

soit d?j? long): je r?sume ? grands traits une synth?se ? laquelle j'aboutis sous le rapport des th?ses ci-dessus, apr?s avoir travaill? ? l'analyse sys

t?matique de la production doctrinaire et propagandiste socialiste euro

p?enne entre 1870 et 19173.

Un bricolage syncr?tique

Le programme collectiviste est pr?sent? comme la partie prospective d'un ensemble d?nomm? 'doctrine socialiste' ou 'socialisme scientifique'. Contrairement ? ce qu'on entend souvent dire, la proposition selon

laquelle ?le socialisme est une science? n'est pas une th?se propre au

syst?me de Marx et d'Engels. Elle est la reprise par ceux-ci d'une pr?ten tion consubstantielle au mouvement ouvrier d?s sa naissance. En 1848

d?j?, les d?mocs-socs se r?clament constamment de 'la science sociale', ils

exigent ?l'av?nement de la science sociale? qui l?gitimera leurs re

3 On verra mon ouvrage Topographie du socialisme fran?ais 1889-1890, Montr?al: Discours social, 1990, divers articles r?cents dont ?La Propagande socialiste?, Texte, 8/9: 1989, pp. 159-198, et un livre ? para?tre, intitul? Le Socialisme anticip?, les tableaux de la soci?t? collectiviste chez les id?ologues de la Seconde Internationale.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_57_

vendications et leurs aspirations. ?Le socialisme scientifique, expression

th?orique du mouvement prol?tarien?4 n'est pas non plus exclusivement

identifi? aux th?ories de Marx, dans la propagande de la Deuxi?me Internationale. Marx joue un r?le ?minent dans ce qu'on appelle parfois le 'collectivisme scientifique'5, mais on ne rencontre gu?re avant 1914 (sauf chez les guesdistes) cette ?quation qui ne s'imposera qu'avec la Troisi?me Internationale: le socialisme, c'est le marxisme.

Le mouvement prol?tarien prend conscience des conditions de son op

pression et de sa mission r?volutionnaire en s'appuyant sur ?l'analyse

scientifique de l'in?galit? sociale?6, et ?tudiant ?les lois du socialisme, ses bases immuables, ses institutions n?cessaires?7. Il trouve dans cette science

la certitude positive de sa victoire finale: ?le socialisme scientifique (...) d?montre que nous marchons ? grands pas vers le communisme?8. Cette

conviction de poss?der une science qui pr?dit l'avenir et attribue une mission aux prol?taires est g?n?rale ? tout le mouvement ouvrier, aux

sectes qui se croient exclusivement marxistes comme aux doctrinaires

chez qui Marx est ?clectiquement int?gr? ? un socialisme aux contours

vagues, comme encore ? ceux qui ne se r?clament aucunement de Marx,

par exemple les anarchistes.

Dans cette science socialiste ?qui a pour objet l'?tude des lois qui pr?si dent ? l'?volution sociale de l'humanit??, les oeuvres de Marx et d'Engels sont simplement au tout premier plan: ?? Karl Marx et ? Friedrich Engels revient l'honneur d'avoir apport?, avec l'explication des ph?nom?nes so

ciaux, les lois qui les r?gissent?9. Telle est la formule pr?pond?rante:

Marx-et-Engels sont les premiers de leurs pairs, les coryph?es du socia

lisme scientifique. Le marxisme n'est pas cependant, r?p?te-t-on, un

'dogme rigide' mais ?une m?thode f?conde de recherche vivante?10 qui continue ? se d?velopper et ? s'approfondir dans les ?crits des Liebknecht,

4 Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (Ed. Soc), 121.

5 Le Peuple, 14.8.1890, 1. 6 Parti ouvrier, 3.1.1889, 1. 7 Arc?s-Sacr?/L?on Marot, D?monstration du socialisme par le droit naturel (Paris, 1890) II. 8 Argyriad?s, Almanack de la question sociale (...) pour 1891, 25.

9 Le Cri du Travailleur (guesdiste, Lille), 9.2.1890, 2. 10 Ch. Longuet, Le Socialiste, 8.3.1908, 3.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

58 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)

Kautsky, Guesde, Jaur?s, Vandervelde et qui ?se trouve incarn? (...) dans

l'organisation de masse du prol?tariat?11. Ces th?ses sur la science socialiste et sur le marxisme sont ? la fois n?

cessaires et fonctionnelles ? garantes de la justesse des strat?gies, ga

rantes du bien-fond? du programme r?volutionnaire ? et totalement

contredites par l'examen des donn?es. Sans doute, les tableaux du collec

tivisme citent abondamment le Manifeste communiste, ce 'br?viaire du

socialisme scientifique' et autres ?crits (ceux du moins parus et diffus?s

avant 1914) de Marx et d'Engels, mais c'est pour y repiquer d'une part des id?olog?mes qui sont attest?s chez eux mais ne leur sont pas sp?ci fiques, id?olog?mes dont on retrouverait les ?quivalents chez Lassalle,

Saint-Simon, Louis Blanc, Rodbertus-Jagetzow etc.; d'autre part et avec

pr?dilection, les ?nonc?s sp?culatifs, conjecturaux, utopiques qui, eux

aussi, sont moins 'de Marx' que le bien indivis du socialisme g?n?ral, de la mouvance id?ologique socialiste au XIXe si?cle. Autrement dit, 'Marx'

comme expression accomplie d'une 'science socialiste', n'est vraiment

qu'une caution qui sert ? mettre en place, selon un certain opportunisme 'r?aliste', la synth?se d'une n?buleuse d'id?es qui au cours du si?cle ont

?t? ?tiquet?es comme socialistes, et qui sert en outre ? l?gitimer r?troacti

vement les conjectures, analyses de conjoncture et tactiques ult?rieures

des Guesde, Bebel, Kautsky et al. Le 'marxisme' que nous voyons op?rer comme dispositif de caution id?ologique dans les ?crits de doctrine de 1870-1917 aboutit en grande partie ? attribuer ? Marx ?des id?es qui cou raient les rues avant que Marx e?t jamais rien ?crit?12 et des id?es qui se

sont fait jour apr?s lui ou n'ont ?t? en tout cas bien circonscrites et iden

tifi?es qu'apr?s sa mort, mais que l'on peut avec quelque vraisemblance

'rattacher' ? l'un ou l'autre ?nonc? que l'on isole dans son oeuvre. Il est

vrai, en outre, que Marx m?me n'est pas homog?ne et que, du point de

vue o? nous nous pla?ons, son oeuvre forme aussi un dispositif discursif

puissant propre ? recycler, ? synth?tiser et ? argumenter en syst?me une

s?lection d'id?es qui appartenaient au socialisme indivis.

11 Emile Vandervelde, dans La jeunesse, c'est l'avenir (revue du P.O.B.), 3:1908, 3. 12 Georges Sorel, dans Le Mouvement social, 1-1906, 270.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes 5 9

Le programme collectiviste de l'Internationale est, dans les faits, un

bricolage syncr?tique d'id?olog?mes ?galitaires, communautaires,

Etatistes, centralisateurs, anarchistes, productivistes, humanitaristes, tech

nocratiques (avant la lettre) qui se sont trouv?s happ?s ? un moment donn? dans le champ id?ologique socialiste et y sont devenus ind?lo

geables. Face ? ce syncr?tisme, h?t?rog?ne et potentiellement antinomique

par n?cessit?, o? sans doute les textes-cl?s de Marx jouent un r?le de r?

gulateur (permettant de s?parer le s?rieux de l'extravagant, le canonique de l'apocryphe), les id?ologues de la Deuxi?me Internationale ont op?r? en rejetant d'abord certaines id?es peu int?grables, en arrondissant les

angles d'autres, en 'compatibilisant', en mixant, mais avec pour r?gle non

formul?e de conserver le plus possible de ce que la tradition offrait de

respectable et de l?gitime tout en int?grant dans une construction appa

remment syst?mique ce mat?riau divers, h?t?rologique. Les tableaux du

collectivisme produits par les id?ologues ?tablis du Mouvement ouvrier au tournant du si?cle sont un de ces dispositifs de mise en syst?me. La

d?marche que je d?cris rappelle invinciblement la technique que, dans l'histoire des religions et des dogmes, on nomme conciliario. Face ? une

tradition mouvante faite de logia, de textes contradictoires vari?s, de

fragments dont l'origine est mal connue et l'authenticit? contentieuse, le

th?ologien s'attelle ? la t?che de 'concilier'; en retenant le plus possible, il montre beaucoup de subtilit? pour accommoder des dogmes et des versets

apparemment inconciliables quoique ?galement respectables selon la

tradition. Il est guid? pour ce faire par un instinct, celui du 'r?alisme' (le

Concile de Nic?e ?limine du Canon les ?vangiles apocryphes avec leurs

composantes gnostiques, magiques, extravagantes et les romans mill?na

ristes et apocalyptiques, sauf celui fictivement attribu? ? Jean de Patmos) et par un art ou un bricolage, celui du syncr?tisme.

Ce que nous voyons dans le corpus des programmes de la soci?t? post

r?volutionnaire, ce sont de multiples tentatives de couler dans un cadre

synoptique coh?rent, pratique, vraisemblable et rationnel (selon ce que

l'h?g?monie culturelle de l'?poque pouvait admettre pour vraisemblable) l'ensemble r?organis? et expurg? des images, des principes, des aspira

tions, des conceptions canonis?es d'une tradition h?t?rog?ne, ensemble ?

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

60 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)

quoi s'ajoutent des emprunts ? des th?ories hors de la mouvance propre

ment socialiste mais qui permettaient un aggiornamento et qui servent ?

combler certains 'vides' dans la tradition.

Ce bricolage syncr?tique des id?ologues autoris?s de la Seconde

Internationale, peut-on au bout du compte le qualifier globalement de

'socialiste'? Il me para?t qu'il infl?chit les th?mes originels du socialisme ouvrier dans trois directions convergentes que l'on peut ?tiqueter: mo

dernisme ? productivisme

? planisme. Ce sont des lignes de sp?culation

qui se rattachent sans doute ? la litt?rature socialiste, mais dont la logique tend ? prendre le pas dans les blueprints de la soci?t? post-r?volutionnaire sur les anciennes id?es de justice ?galitaire. Elles orientent le projet so cialiste vers une Managerial Revolution avant la lettre. L'importance

qu'elles prennent dans beaucoup de nos ?crits transforme subrepticement le collectivisme en 'autre chose', en un avatar modernis? justement des

id?es socialisantes.

J'inclus dans le concept de modernisme tout ce qui fait d?pendre les

'progr?s' ?thiques et sociaux de progr?s technologiques et d'organisation gestionnelle reposant sur le d?veloppement d'une technostructure assurant

une croissance asymptotique des richesses mat?rielles et des comp?tences, favorisant tout ce qui substitue ? des pratiques traditionnelles, spontan?es et s?culaires des pratiques 'modernes' reposant sur un savoir positif, me

surant rationnellement les co?ts et les r?sultats en vue d'optimiser ceux-ci.

Le projet collectiviste subordonne son succ?s au calcul ?conomique global appuy? sur la 'statistique' (dont jusqu'aux anarchistes on attend mer

veille), ? l'organisation centralis?e du travail et de la distribution, ?

l'urbanisme, ? l'hygi?nisme, ? l'agronomie ? grande ?chelle, au d?velop

pement de l'outillage, des techniques industrielles, ? l'?lectricit? qui ?prendra selon toutes les apparences la premi?re place?13 (sp?cule Bebel d?s 1879), ? l'?immense progr?s technique? enfin, o? Marx d?j? appr? ciait le ?grand r?le r?volutionnaire? rempli par la bourgeoisie, r?le dont

le collectivisme h?riterait. Les conceptions de l'?ducation collectiviste, ?

mixte, ?galitaire, donnant ? chacun sa chance, ?

pr?figurent aussi l'id?al

d'une soci?t? abondante en techniciens hautement scolaris?s, capables de

13 August Bebel, La Femme et le socialisme (Gand, 1911), 551.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_6J_

g?rer une technostructure d'o? sont bannies les activit?s humaines ?

l'aveuglette et ? la petite semaine et les savoirs intuitifs avec leur faible

productivit?. C'est encore dans cette perspective 'moderniste' qu'un

id?ologue (d'ailleurs inform? et nuanc?) de la SFIO, Ernest Tarbouriech en vient ? pr?ner un autre genre encore de technocratisme d'Etat que le

socialisme devra mettre en place: Veug?nique, am?lioration planifi?e de la race, ?liminant les tar?s et les d?chets humains. Un Paul Robin, th?oricien

de la 'g?n?ration consciente', tout anarchisant et libertaire qu'il f?t, at

tendait aussi de l'avenir socialiste-r?volutionnaire la st?rilisation m?dicale des h?r?do-alcooliques, des syphilitiques et autres d?g?n?r?s14.

Il m'importe peu que, selon nos doctrinaires et propagandistes, ?seul le

socialisme? pouvait apporter ? l'humanit? tous ces progr?s. Il convient de

voir surtout que le totalitarisme d'Etat qui se pr?figure dans ces concep tions n'est que le moyen destin? ? assurer la mise en place de ces progr?s et de cette rationalit? efficiente. Ils exigent un agent unique, puissant et

comp?tent; par nature, les initiatives individuelles, les app?titions ? courte

vue d'individus isol?s ne peuvent que les contrecarrer.

Ce modernisme technicien est ins?parable en effet du productivisme, c'est-?-dire du principe que le bonheur collectif, la capacit? de garantir aux hommes l'?galit? et la libert? tient ? la possibilit? de faire cro?tre de

fa?on asymptotique, sans limite, la production des biens mat?riels. Le

collectivisme est l'antith?se d'un roman pastoral. Son but ?doit ?tre

d'augmenter la production? et on d?montre que cela lui sera facile15. Il

est ?vident que cet axiome productiviste qui fait des progr?s mat?riels

quantitatifs le moyen des progr?s ?thiques ?justice et ?mancipation ?

court ? travers l'histoire du socialisme. Il se trouve chez Marx, chez

Saint-Simon, chez Louis Blanc.

14 In L'Education int?grale, 16.4.1895. 15 Lucien Deslini?res, UApplication du syst?me collectiviste (Paris, 1899), 400.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

62 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)

Un collectivisme temp?r?

Le labeur syncr?tique des doctrinaires socialistes est guid? par un souci

de r?alisme et de conciliation. Il veut conserver l'essentiel des anciennes

doctrines et leur donner une forme coh?rente, d?fendable, ?quilibr?e, r?aliste. Il convient d'?liminer du collectivisme ce qui pr?te le flanc ? la

critique ou ? la m?fiance: les 'fantaisies' des utopistes et les formules ri

gides et abstraites. Il faut ?laguer, amender, enrober d'arguments accep tables et d'information chiffr?e les principes et les mots d'ordre qui for

ment la vulgate socialiste.

Il faut encore trouver un juste milieu entre les dynamiques divergentes

qui tirent ? hue et ? dia le projet collectiviste, entre justice et libert?,

?galit? et productivit?, ?mancipation et centralisation rationnelle.

L'id?ologie collectiviste subit au cours de son histoire une ?volution dans le sens du r?alisme (en nommant toujours r?aliste la conformation ? une

doxa intellectuelle et savante propre ? un Etat de soci?t?): de l'utopie d'August Bebel, Die Frau (1876) aux programmes-essais de prospective des Kautsky, Jaur?s ou Vandervelde au d?but de ce si?cle, on va vers

moins de lyrisme et plus de discussions positives. Soucieux de r?futer les

sempiternelles accusations bourgeoises contre le projet socialiste

(fourmili?re, bagne, fin des libert?s, mort de l'art), le syncr?tisme col

lectiviste tient large compte de ces pr?dictions f?cheuses. Le topos du

'pr?matur?' permet de mettre en r?serve pour un lointain futur les re

vendications traditionnelles les plus radicales et les plus irr?alistes. Conciliation en tous secteurs: ?viter le trop-?galitaire, le trop-autoritaire, le trop-vexatoire tout en ?vitant aussi de donner ? entendre qu'on ne veut

qu"am?liorer' les relations sociales du r?gime bourgeois.

Une mouvance de controverses

Dispositif de conciliation, de syncr?tisme et de r?orientation de l'id?e socialiste vers un productivisme d'Etat, le tableau du collectivisme forme

aussi un dispositif id?ologique mouvant o? chaque ?tape du projet admet deux ou trois 'solutions' incompatibles, o? chaque all?gation d'autorit?

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_63_

appelle des gloses contradictoires. Cette mouvance n'est pas illimit?e, elle

r?sulte du travail m?me de conciliation et de rationalisation que les id?o

logues op?rent diversement. On voit donc appara?tre une matrice g?n?rale et une polarisation en formules qui s'annulent ou se d?construisent r?ci

proquement en s'antagonisant. Le 'genre' id?ologique collectiviste joue un r?le dans la topologie po

l?mique des tendances, factions et 'sectes' affront?es qui s'excommunient

tout en marchant sous le m?me drapeau et qu'on nomme le socialisme.

Mais les divergences doctrinales ont le m?rite, du point de vue de nos

analyses, de faire ressortir par leur confrontation m?me, les pr?suppos?s communs et de baliser objectivement les limites du pensable, du scriptible socialiste. Le seul d?nominateur commun des variations et des diver

gences sectaires est la ?socialisation des moyens de production?. Les di

verses doctrines ne font preuve de concessions et de nuances que pour maintenir int?gralement ce 'but final' et rallier autour de lui les militants

convaincus, ?clair?s et rassur?s s'il y avait lieu. C'est qu'il s'agit de

maintenir ferme le 'principe' contre le danger permanent d'?clatement

centrifuge, contre les socialistes 'ind?pendants', les possibilistes, les ac

tivistes sectoriels, les syndicalistes, les libertaires, les gr?ve-g?n?ralistes, les partisans d'une ?conomie mixte, les mutuellistes autogestionnaires, contre toutes les tendances minoris?es mais r?surgentes qui en mettant en

question ce principe sapaient l'unit? et semaient le doute.

Antinomies et apories

La d?finition althuss?rienne de l'id?ologie a le tort de prendre les ap

parences pour la r?alit?, c'est-?-dire de prendre ce que les id?ologies

pr?tendent ?tre ou voudraient ?tre ? ?un syst?me poss?dant sa logique et

sa rigueur propre? ?

pour un caract?re ad?quat. La rh?torique des

id?ologies les pr?sente d'ordinaire comme un tout organis? et non

contradictoire. Mais ? l'analyse, les syst?mes id?ologiques, et plus encore

les grandes 'historiosophies', les grandes explications globales, ne forment

jamais que de pseudo-syst?mes, des tissus d'incons?quences et d'antino

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

64 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)

mies plus ou moins habilement occult?es et colmat?es. Les id?ologies sont non seulement inad?quates au monde qu'elle pr?tendent expliquer, mais

intrins?quement apor?tiques. Leur ?logique et leur rigueur propres?, indissociables de la fonction d'ordonnancement, d'explication et de

mobilisation organis?e auxquelles elles pr?tendent, rel?vent d'une illusion

d'ad?quation qu'elles entretiennent pour susciter l'adh?sion et renouveler

la foi que des groupes investissent en elles.

L'id?ologie socialiste ou l'utopie collectiviste qui en forme une compo sante essentielle, en tant que syst?me total, pr?sente ? l'?vidence ce carac

t?re d'?tre une construction colmat?e o? les contradictions dissimul?es

sont d'autant plus frappantes, une fois d?cel?es, qu'elle se donne pour une

panac?e et la solution harmonieuse de tous les probl?mes sociaux. Je ne

veux pas seulement parler d'incons?quences locales, de simplifications,

d'aveuglement ? percevoir les perversions pratiques probables de prin cipes abstraits. Les apories sont tissues dans la pens?e m?me. Elles sont

probablement constitutives de toute construction de l'esprit qui pr?tend totaliser dans l'harmonie non-contradictoire notre monde irr?ductible

ment conflictuel et imparfaitement connaissable.

Le syncr?tisme socialiste pr?tend faire droit ? des aspirations toutes

'justifiables', mais incompossibles. C'est pourquoi la matrice g?n?rale des

tableaux du collectivisme comporte, sur toutes les questions-cl?s, cette

polarisation en deux ou trois formules divergentes qui s'annulent en

s'antagonisant, que je viens d'?voquer. Le collectivisme constitue un

'syst?me', au niveau des apparences formelles, c'est-?-dire un dispositif

qui refuse axiomatiquement la diversit? des modes de propri?t?, des

modes de gestion et des modes de vie: il a 'raison', selon sa logique ou son

aveuglement, puisque cette diversit? ne pourrait ?tre que source de

conflits, d?perdition d'efficacit? et cause d'injustices. Les antinomies fondamentales qu'on rel?ve ne sont pas le propre de

l'id?ologie socialiste-collectiviste; elles sont la synth?se cumulative de toutes les contradictions fondamentales de la pens?e moderne ?thique et

civique. En faisant droit au principe collectif, le socialisme cherche ce

pendant ? m?nager l'individuel: il pr?ne ? la fois l'organisation du travail centralis?e et la polyvalence professionnelle ?mancipatrice; il pr?tend

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_65

maintenir le stimulant de l'initiative individuelle, mais confie ? l'Etat le

monopole de l'?ducation comme de l'?conomie, etc. L'antinomie indi

vidu/collectivit? trouve alors sa r?solution dans la fiction d'une harmonie rationnelle entre l'autorit? de la soci?t? globale et la volont? ?clair?e de chacun de ses membres. L'individu conscient doit co?ncider avec son ?tre

social, avec son r?le social. ?mancipation individuelle et discipline col lective peuvent alors ?tre postul?es comme non-contradictoires.

L'antinomie de la libert? et de l'?galit? n'est pas, encore un coup,

propre au syst?me collectiviste: elle appara?t dans tout syst?me social qui pr?tend rechercher le droit et la justice et tout particuli?rement dans les id?es d?mocratiques 'bourgeoises'. Mais l'id?ologie de la Deuxi?me

Internationale, en pr?tendant concevoir une organisation sociale qui soit

la plus juste et ?galitaire possible, en garantissant aussi le maximum de li bert? possible s'?puise ? rechercher la quadrature du cercle et, concr?te

ment, n'aboutit qu'? des formules banales, impliquant toujours un citoyen libre qui aurait totalement int?rioris? et fait siens les besoins de

l'organisation collective. L'?mancipation des hommes est le but final dont

les moyens sont la centralisation, la discipline, l'abn?gation et le terme

interm?diaire une ?conomie en plein rendement et la satisfaction optimale des besoins. Entre ce qui profite ? la communaut? et la libert? indivi

duelle de diverger d'avis ou de contrecarrer les int?r?ts collectifs, le

choix est fait d'embl?e, mais la doctrine se doit d'affirmer qu'une fois la

?socialisation des moyens de production? d?cr?t?e, rien ne s'accomplira

par la contrainte. Le collectivisme ne brime pas la libert? (sauf celle

qu'exigent les anarchistes individualistes) en ce qu'il fixe des r?gles so

ciales impersonnelles o? chacun a des devoirs et trouve des limites ? ses

droits, mais il ne con?oit bien la libert? que comme s?curit? (du travail, de satisfaction des besoins, assurance contre les al?as de la vie) et ?prouve

beaucoup de difficult? ? la d?finir positivement comme ?la possibilit?

d'agir, sans faire intervenir dans les d?cisions ? prendre la crainte d'un

ch?timent soci?taire?16.

Une fois encore, il ne fait que mettre en lumi?re, de fa?on parfois cari

caturale, l'antinomie universelle ?tablie entre libert? et ?galit? et aussi

16 P. Kropotkine, Communisme et anarchie (1903), 15.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

66 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)

bien entre libert? et rationalit? (d'o? le conflit parmi d'autres entre libre choix du travail, planification et statistiques d'Etat). Tant que l'homme vit

sous le r?gne de la n?cessit?, autant vaut que celle-ci soit r?gul?e par un

principe de justice et le calcul de la meilleure rentabilit? des efforts asso

ci?s des humains: la pr?cellence de la justice ?galitaire sur la libert? est donc fond?e en vraisemblance pratique, mais rien ne permet de fixer

alors quelle quantit? de libert? incompressible doit subsister, f?t-ce au d?triment de la justice.

Le principe d'?galit? lui-m?me est inscrit dans de nouvelles apories. Les doctrinaires collectivistes sont en fait incapables de seulement conce

voir une soci?t? sans classe et sans hi?rarchie: par 'r?alisme', ils perp? tuent la division du travail, les ?chelles de r?mun?ration, ils maintiennent une classe paysanne (? laquelle ils promettent le confort, l'hygi?ne et les conseils d'agronomes), ils r??tablissent l'antagonisme entre ?lite comp? tente et masse ex?cutante. Leur soci?t? parfaite sans classe devient une

utopie dans l'utopie m?me.

L'?ducation '?gale pour tous' devient le principal organe permettant de produire des gestionnaires, des sp?cialistes, des techniciens, des sa

vants, de faire s'?panouir les 'esprits sup?rieurs'; on ne con?oit gu?re

qu'il puisse en aller autrement, mais les futurs exclus du syst?me perdent jusqu'au droit d'en ?prouver du ressentiment.

La d?mocratie collectiviste est cens?e former ce creuset o? les volitions

et les int?r?ts des individus se condensent et se fondent en une Volont?

g?n?rale. Ici cependant, les antinomies deviennent de plus en plus br?

lantes. Le centralisme planificateur contredit frontalement les id?es

d'autogestion qu'on d?veloppe ?galement. On se flatte que les mesures de

concentration massive qui inaugureront le r?gime collectiviste pourront

s'appuyer sur la sanction d?mocratique, ? mais (remarque un ?conomiste

'bourgeois' lib?ral d?test? des socialistes, E. d'Eichtal) ?reste ? savoir si ceux qui pourraient s'en charger seront ?lus par ces millions de futurs

d?plac?s ou ?limin?s?17....

Le discours socialiste fait alterner des projets disciplin?s, militaristes, centralis?s et autoritaires et des protestations de d?mocratie illimit?e. Il

17 E. d'Eichtal, Le Lendemain de la r?volution sociale (Paris, 1903), 39.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_6J_

imagine non seulement le plein contr?le d?mocratique d'un Etat

L?viathan, mais il le fait apr?s avoir supprim?, par la force de sa logique, toute soci?t? civile autonome. Trois principes conf?rent ? l'Etat sa l?gi timit?, mais ces principes ne sont pas arbitr?s entre eux et ne peuvent l'?tre: ? l'appui de la communaut? des citoyens-travailleurs,

? la com

p?tence technique planificatrice et les progr?s tangibles qu'elle doit en

gendrer, ? la conformit? de son action enfin ? la doctrine socialiste, ? un

programme qu'il importe de r?aliser imperturbablement sur la dur?e de

plusieurs g?n?rations. On dit vouloir un suffrage universel ?tendu, g?n? ralis? ? tous les niveaux, le vote en permanence, toutes les fonctions ?lec

tives; on ne veut pas voir la contradiction avec la conception centralis?e et

efficace du pouvoir. On feint de n'avoir pas ? donner ? 1"administration des choses' cens?e se substituer ? l'Etat de classe l'autorit? dont elle aura

pourtant besoin pour imposer la justice et assurer la croissance. D?s que les doctrinaires socialistes envisagent des situations concr?tes, ils laissent

d'ailleurs l'Etat tout-puissant manipuler les individus pour les conformer

? l'int?r?t g?n?ral. Ils sont contraints de postuler une harmonie pr??tablie entre les d?ci

sions des 'administrateurs' sociaux et la volont? des masses d?mocrati

quement consult?es ? ou bien d'envisager des situations inextricables et

paradoxales o? le pouvoir, subordonn? ? ceux qu'il doit diriger, ne peut consentir ni ? s'ali?ner le peuple ni ? d?vier de son programme.

Face ? de tels dilemmes, les id?ologues socialistes ont pr?f?r? l'hypoth?se mythique d'une harmonie totale et persistante entre les d?ci sions centrales et la volont? du peuple. Les anciens utopistes avaient tous

postul? cette ?unanimit? toujours constante?18. On ne doit pas s'?tonner

que des socialistes 'mat?rialistes' en aient fait autant. Ainsi Eug?ne Fourni?re:

La raison d'Etat de l'avenir sera la raison de chaque individu asso

ci?e ? la raison de tous pour faire enfin de la loi la garantie et la sanction de la libert? individuelle19.

18 Abb? Morelly, Code de la nature (1753), I, 41. 19 Eug?ne Fourni?re, ?La cit? id?ale?, Revue socialiste, 28:1898, 282.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

6 8_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_

Les grands id?ologues de l'Internationale 1889-1914 con?oivent une

certaine d?mocratie, une d?mocratie de d?l?gation et de contr?le. Ils ne

con?oivent ?videmment pour l'apr?s-R?volution ni le pluralisme, ni les

luttes de groupes d'int?r?ts, ni l'opposition politique, ni la multiplicit? des sources d'initiative, ni la perp?tuation de dissensions sur les buts.

L'opposition entre un socialisme directorial et autoritaire et un socialisme

associationniste et d?mocratique est permanente et r?currente. Elle est

inscrite dans les textes individuels comme dans les divergences des ten

dances et des fractions. Le compromis collectiviste 'orthodoxe' au tour

nant du si?cle, combinant Etatisation maximale, centralisation totale et

d?mocratie universelle ?tait le plus improbable. La d?mocratie effective ?tait un facteur d?cisif du socialisme conjectur? cependant: tout le pro bl?me social se reportait en collectivisme sur les d?cisions, sur qui les

prendrait et comment. Le probl?me aurait d? ?tre d'autant plus percep tible que la tendance ? l'apathie des militants et ? l'oligarchie des diri

geants ?tait bien signal?e dans les partis socialistes m?me d'o? nos doctri naires tiraient leur exp?rience de la vie sociale. (Voir les travaux socio

logiques de Roberto Michels ? l'?poque). Mais la mentalit? institutionnelle des dirigeants, leur id?ologie de fonction elle-m?me les invitait ? confondre aveugl?ment le pouvoir qu'ils exer?aient avec l'appui des

'masses'. L?nine, ? la t?te de l'Etat des Soviets, ne fera que marteler

dogmatiquement ce mythe: Dictature de l'immense majorit?, le nouveau pouvoir ne pouvait se

maintenir et ne se maintient que gr?ce ? la confiance de l'immense

masse, que parce qu'il appelle toute la masse ? participer au pou voir de la mani?re la plus libre, la plus large et la plus puissante20.

Reprocher cependant aux socialistes d'avant la R?volution bolchevik de

n'avoir pas approfondi beaucoup l'id?e d'une d?mocratie d'initiatives et

de d?cisions, reviendrait ? supposer que les t?ches de gestion de toute

l'?conomie, de r?organisation de toutes les relations sociales, de progres sion productive et d'imposition rapide de la justice sociale, t?ches que l'essence du projet impliquaient, pouvaient ? quelque degr? se concevoir

comme un processus subordonnable au contr?le 'd?mocratique'.

20 L?nine, texte de 1920, dans uvres, XXXI, 364.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_69_

L'antinomie est au contraire plus profonde et fondamentale: entre un

programme de justice et d'?mancipation et une conception quelconque de subordination ? la 'volont?' du peuple et ? l'Etat de droit, il y a une

contradiction insurmontable. Il semble, ? ce point, que ce soit l'id?e m?me de changer le monde qui est apor?tique, puisque les moyens et les fins entrent en contradiction sous toutes les perspectives possibles dans

toutes les id?ologies modernes attest?es.

Alors que le but des doctrinaires collectivistes ?tait de d?montrer qu'ils avaient trouv? la solution et la panac?e, leurs ?crits laissent appara?tre un

tissu d'apories, ? mesure m?me de leur recherche de totalisation harmo

nieuse. Ces apories, ils ne les laissent pas subsister trop visiblement. Ils

pr?voient parfois des dysfonctionnements, des r?sistances opini?tres, des

perversions et, tout en comptant sur 'l'?volution historique', ils envisagent

des rem?des ou des compromis qui ne font d'ailleurs que d?boucher sur

d'autres difficult?s (il faudrait pouvoir illustrer tout ceci ? loisir). ? d'autres occasions, le doctrinaire pr?f?re le black-out. Comment sera

r?alis?e, en toute libert?, la discipline industrielle? Comp?re-Morel r?

pond hautainement:

Ce sont de pu?riles et mesquines questions qui seront facilement r?

solues au mieux des int?r?ts de chacun21.

Beaucoup de 'solutions' et de points du programme socialiste avant

1917 r?sultent d'un raisonnement par les cons?quences. Il faut une foi

optimiste dans la bont?, l'abn?gation et la rationalit? des humains pour

que nombre de mesures promises risquent de marcher. Si les dangers de

conflits avec les b?n?ficiaires m?mes de ces mesures rationnelles, de re

tour du b?ton dans le processus de collectivisation, si les contradictions

immanentes aux mesures envisag?es ?taient reconnus, tout le syst?me

viendrait ? se d?faire. Mais le syst?me m?me ne subsiste que parce qu'il s'actualise en des

versions toutes contradictoires qui se r?clament toutes cependant du so

cialisme r?volutionnaire. Si le mouvement ouvrier en France vers 1905

par exemple, est une querelle de famille opposant ind?finiment milleran

distes, broussistes-blocards, allemanistes, vaillantistes, jaur?sistes, gues

21 A. Comp?re-Morel, Concentration capitaliste, organisation collectiviste (1908), 23.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

7 O_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_

distes, syndicalistes d'action directe, herv?istes-antipatriotes, commu

nistes-anarchistes, libertaires individualistes (je passe sur bien d'autres

fractions), c'est que toutes ces fractions voyaient les incoh?rences et les

dangers inh?rents aux principes et strat?gies des autres avec beaucoup de

lucidit? (mais sans voir la poutre dans l'oeil de leur variante id?ologique propre).

L'Etat comme tache aveugle

Dans les textes des doctrinaires d'avant 1917, l'Etat n'est pas cette ma

chine oligarchique, polici?re et totalitaire des socialismes r?els: il est la solution discursive, argumentative, d?ductive ? toutes les difficult?s lo

giques, ? toutes les apories que j'ai ?voqu?es. Il est la tache aveugle qui permet d'organiser harmonieusement et avec coh?rence tout le reste du

puzzle en renvoyant ? son omnipotence, sa puissance, sa bienveillance, son

?quitabilit? et son efficience postul?es toutes les difficult?s et toutes les contradictions apparues dans la programmation d'une soci?t? 'juste'. La

grande op?ration de 'socialisation des moyens de production' qui consiste ? la fois ? attribuer au politique tout ce qui ?tait dans l'?conomique et ? transf?rer ? l'Etat tout ce qui relevait de la soci?t? civile n'est jamais examin?e dans toutes ses cons?quences. Ou plut?t le probl?me se voit op

poser une d?n?gation totalement abstraite: il n'y aura plus d'Etat de

classe, plus qu'une administration des choses, comme si l'administration

des choses n'impliquait pas un pouvoir de manipulation et de coercition

sur les individus.

La grande imposture verbale a ?t? de traiter comme synonymes la

'collectivit? des travailleurs' et 'l'Etat du travail'. Cela a permis de parler d'un futur Etat ouvrier, de pr?tendre r?concilier dans cet Etat la

Gemeinschaft des travailleurs ?mancip?s et la modernit? technocratique,

pr?visionnelle et organisationnelle, et d'en chanter d'avance les louanges ? comme le fait F. Lassalle, il y a plus d'un si?cle:

L'Etat ou r?gnerait souverainement l'id?e de la classe ouvri?re (...) susciterait (...) un tel essor de l'intelligence, d?velopperait une telle

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_7 1

somme de bonheur et de bien-?tre, cr?erait un tel degr? de culture et de libert? qu'on ne pourrait en trouver d'exemple dans l'histoire du monde, etc.22.

Nul doute que l'Etatisme n'ait eu ? voir avec l'id?ologie particuli?re aux intellectuels de parti, avec leur imaginaire 'professionnel' et leur

'id?al du moi'. Mais l'Etatisme est aussi une solution 'sur papier' ? qui

pr?tend chercher ? la fois l'efficacit? et la justice. Cet Etat qui r?gle la

production, fixe les r?mun?rations et les prix, qui l?gif?re, qui loge, qui ?duque, qui assure, qui veille ? l'hygi?ne industrielle, qui inspecte le tra

vail, ?

qui se substitue au peuple pour faire ce qu'il aurait fait dans le

d?sordre, les p?titions et les gr?ves, ? cet Etat est bien puissant et omni

scient face au citoyen. On lui attribue une capacit? illimit?e de gestion, tout en supposant qu'il renoncera ? exiger le monopole dans les secteurs

(l'information, l'expression artistique) o? cela para?t inopportun. Etat total d'embl?e, parce que toutes les dynamiques convergent en lui:

l'?mancipation des exploit?s, le r?gne de la science et de la raison eud? moniste, les 'lois' de l'?volution historique.

Le paradigme collectiviste exprime une mani?re de conna?tre le monde comme sch?ma homog?ne total, mode de connaissance qui para?t au

jourd'hui d?class? et d?valu?. Ce sch?ma 'homog?ne' se compose en fait d'?l?ments ? la consistance ontologique variable: du pr?visible, du pro bable, du conjectural, du sp?culatif, du chim?rique. Ce qui fait tenir ces id?es ensemble c'est qu'elles appartiennent au corpus des conjectures so

cialiste, qu'on peut leur reconna?tre ainsi de l'authenticit?, base de leur

cr?dibilit?. Le programme collectiviste est non seulement contradictoire, il est

aussi aveugle, d?s le tournant du si?cle, aux tendances de l'?volution in

dustrielle mondiale et ? la complexit? des faits sociaux et culturels. Mais

pourquoi cet aveuglement? Non pas parce qu'il se montrait trop dogma

tique par une sorte de rigidit? psychologique ou d'autoritarisme contin

gents, incapable d'amender des projets peu ? peu d?pass?, mais parce que

le 'syst?me' id?ologique socialiste s'?tait constitu? en lui-m?me et pour

22 F. Lassalle, Discours (Paris: Giard & Bri?re, 1903), 189.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

72_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_

lui-m?me en noeud gordien. L'imbroglio th?orique et tactique n'en pou

vait ?tre d?fait, la marge de manoeuvre ?tait ?troite parce que, plus liber

taire ou plus autoritaire, plus d?centralisateur ou plus planiste, plus 'ouvrier' ou plus technocratique, le syst?me e?t laiss? encore mieux pa

ra?tre ses antinomies.

Mes recherches sur la production propagandiste et doctrinaire du so

cialisme entre 1870 et 1917 mettent en lumi?re, comme je l'ai r?sum?

plus haut, la pr?pond?rance progressivement acquise d'un certain mod?le

de soci?t? 'id?ale' que j'ai caract?ris?e comme Etatiste et productiviste. Ce

mod?le ne s'est impos? dans le mouvement ouvrier qu'en refoulant

certaines hypoth?ses et contre-propositions ?

mutuelliste, f?d?raliste,

bernsteinienne-r?formiste, libertaire, anarchiste... Il s'est impos? dans

l'Internationale comme une orthodoxie au point de faire totalement ou

blier les critiques souvent perspicaces qu'il avait rencontr?es. Il a servi

notamment ? disqualifier les projets ?volutionnistes, d?centralisateurs, les

conceptions de syst?mes mixtes ou pluralistes. Puisque ce socialisme

Etatiste-productiviste a montr? toute sa nocivit? totalitaire, il conviendrait

de revenir sur l'histoire des autres projets socialistes, de remettre en lu

mi?re ce que ce mod?le ?tait parvenu ? mettre ? l'?cart, mais on ne peut

pr?supposer cependant que ces contre-propositions rec?laient contradic

toirement des strat?gies r?alistes et rationnelles: car on ne voit gu?re mieux aujourd'hui que du temps des Kautsky, des Guesde et des Vandervelde comment une soci?t? sans un centre de pouvoir dot? d'une

autorit? 'synoptique' pourrait forcer l'abondance, satisfaire pleinement la

diversit? des 'besoins', faire r?gner la justice, et ?manciper les humains en

programmant l'accroissement continu des opportunit?s qui s'offrent ?

eux. De sorte qu'on peut lire le programme collectiviste dont je viens plus que sommairement de rappeler certains traits comme une tentative elle

m?me apor?tique de surmonter Vaporie essentielle inscrite dans Vid?e de

justice sociale.

Au contraire des 'id?ologies' justement, un essai critique ne doit pas chercher ? avoir r?ponse ? tout! J'ai pos? quelques th?ses que j'ai illus

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_73_

tr?es par des consid?rations synth?tiques et l'apport esquiss? de quelques donn?es sur un cas qui n'est certainement pas choisi au hasard: le champ

discursif/id?ologique du socialisme r?volutionnaire. Le choix du socia lisme pour illustrer des th?ses sur l'id?ologie veut cependant signifier deux choses: le rejet, certainement, de l'opposition sotte et pernicieuse qui a trop longtemps paru radicale et progressiste 'science prol?tarienne vs

id?ologie bourgeoise', dont l'althuss?risme est un avatar. Mais ?galement et du m?me coup, pourrait-on dire, le rejet de la conception de ces confi

gurations de discours qu'on appelle des id?ologies comme fausset?s, mys tifications int?grales et

? si tout dans le langage et la culture est id?olo

gique ? le rejet du nihilisme contemporain qui veut que rien ne puisse

?tre dit vrai, que tout discours ne soit que simulacre et illusion utile, en creusant le paradoxisme facile qui, partant du fait que je ne peux rien dire du monde ant?rieurement / transcendantalement aux diff?rentes mani?res

dont il est connu (et dont ces connaissances sont objectiv?es et communi

qu?es dans des discours), aboutit ? conclure qu'il est impossible d'arbitrer entre les mani?res de conna?tre et de communiquer cette connaissance

pour d?clarer certaines 'meilleures', plus pertinentes que d'autres, ? peine de 'tomber' dans de vieilles illusions, celle du progr?s, celle de la science23.

Si les id?ologies ?taient des syst?mes autonomes coh?rents pourvus

d'une logique r?gulatrice 'rigoureuse', elles ne pourraient ?tre critiqu?es

que par quelqu'un venu du dehors, du dehors de cette id?ologie et du de

hors du monde de la connaissance id?ologique, qui poss?derait une

connaissance vraie du monde et de l'?volution historique et pourrait op

poser cette connaissance ? l'inad?quation de doctrines dont la fausset? et

les distorsions du r?el s'expliqueraient finalement par des int?r?ts (de

classe) ? d?fendre et ? 'naturaliser', des mensonges ? faire avaler aux

domin?s pour perp?tuer la domination. Althusser n'?prouve pas de diffi

cult? ? s'imaginer poss?der cette connaissance et cette confortable certi

23 C'est en remontant ? Bakhtine critique de Saussure, dans Marksizm i filosofila iazyka, Leningrad, 1930, qu'on peut voir travailler l'?quation ?tout le s?miotique est id?olo

gique?, mais la mani?re dont les chercheurs aujourd'hui la comprennent est bien diverse et le pyrrhonisme ? la mode n'est pas, si triomphal que soit son nihilisme, la seule ma ni?re de conclure en ce domaine.

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)

tude me semble d?terminer sa d?marche. (En passant: qu'est-ce qu'il y a

de 'marxiste' dans tout ceci? Cette ?pist?mologie simpliste n'est ni celle de

Sorel, ni de Mannheim, ni d'Horkheimer, sans parler de Bloch... mais

nous savons que la cat?gorie synth?tique de 'marxiste' est aussi passa

blement fallacieuse.) En admettant que le concept de v?rit? 'scientifique' et celui de ratio

nalit? universelle soient transcendants aux discours ? y compris les dis

cours savants ? dans leur relativit? et leur contingence historiques, il

n'en reste pas moins que l'on peut les critiquer, en entamer la critique en

se r?f?rant ? des r?gles cognitives et discursives cumul?es dans l'histoire

de la connaissance humaine et qu'on peut faire para?tre les incons?quences

qui s'y dissimulent sans pr?tendre pour autant ? un pessimisme cognitif ou

? un relativisme ataraxique absolus, et sans avoir besoin d'autre part de

pr?tendre conna?tre la v?rit? du monde et de son histoire.

Les id?ologies sont des bricolages sur du d?j?-l? id?ologique qu'elles refa?onnent en oubliant leurs 'sources' (et ?tant des bricolages emp?tr?s dans des traditions, forc?s de les 'retaper' en en conservant l'essentiel,

elles ne sauraient ?tre parfaitement ad?quates ? des fonctions synchro

niques de pr?servation des pouvoirs ?tablis ou de dissimulation d'int?r?ts

sociaux).

Elles sont des tissus d'aporie s ? mesure m?me de leur volont? de

conna?tre globalement et de mobiliser des humains en donnant du sens

(signification et direction) ? un univers social et historique qui se d?robe constamment ? la coh?rence, ? la clart? axiologique et ? l'univocit?. Et

pour tout dire, alors que les id?ologies de conservation et de maintien des

int?r?ts et des pouvoirs en place peuvent avoir une certaine coh?rence

op?ratoire, ce sont justement les id?ologies-utopies d'?mancipation et de transformation du monde qui sont les plus chim?riques, intrins?quement illogiques et 'intenables'. Ceci Georges Sorel, Karl Mannheim l'avaient

bien vu malgr? toutes les difficult?s qu'il y avait ? consentir ? le voir24.

24 Voir Karl Mannheim, Ideologie und Utopie, Bonn: Cohen, 1929. Karl Mannheim va reconna?tre pleinement le caract?re d'utopie de la pens?e socialiste ? sans contraster ce

caract?re ? un manque de scientificit? ni le taxer ainsi de simple fantaisie ou de chim?re. Les utopies

? selon Ideologie und Utopie ? sont des productions id?ologiques propres

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_75_

Il ne me semble pas que l'on puisse, dans un 'genre' discursif donn? et

particuli?rement dans des ensembles d'?nonc?s destin?s ? mobiliser l'action publique et collective, dans des discours sch?matisant des 'visions

du monde' englobantes, dissocier le v?rifiable du chim?rique ou le ra tionnel de l'irrationnel (on peut les dissocier pour fins d'analyse, mais ces

aspects sont profond?ment intriqu?s, enchev?tr?s) ni reconna?tre jamais ?

ces discours 'id?ologiques' la coh?rence autonome qu'ils r?clament, car

les discours sont s?mantis?s non pas dans un code linguistique socialement

aseptis? et con?u comme 'syst?me' univoque, mais dans le r?seau inter

discursif plein de contradictions et de multiples sens que forme la culture

globale ? c'est-?-dire ce que j'ai cherch? ? th?oriser dans de nombreux

ouvrages comme le 'discours social'25.

Quiconque aborde l'histoire du socialisme et plus g?n?ralement l'histoire des id?ologies de progr?s et d'?mancipation, doit d'abord re

noncer au manich?isme vertueux, ? la critique d'adh?sion et

d'approbation; il doit accepter de regarder en face les antinomies et les

'taches aveugles', la coexistence permanente du juste et de l'absurde et de

l'inhumain au nom des Id?es g?n?reuses. Il doit admettre que coexistent dans les discours (et les actions), les int?r?ts 'vils' et les ?chapp?es uto

piques, les aveuglements dogmatiques et les efforts critiques. Il ne faut

pas faire une m?taphysique de cette r?gle de m?thode: // y a des degr?s, il

est, bien entendu, des discours plus sourds, autoritaires, irr?alistes, phi

listins et fallacieux que d'autres. Il est aussi des conditions sociales et his

toriques o? la s?r?nit? coh?rente et la justesse critique sont pratiquement

impossibles ? conqu?rir. Il est peut-?tre d?solant de devoir admettre que les id?ologies de justice et d'esp?rance, celles qui ne se contentent pas de

pr?tendre conna?tre le monde mais veulent le transformer, sont autant et

plus que d'autres tissues de ces contradictions et de ces 'impuret?s',

qu'elles sont sans doute intenables dans leur radicalit? et donc fatalement

aux classes domin?es, orient?es vers la transformation de la r?alit? existante et consacrant le caract?re progressiste de ces classes montantes.

250n pourrait notamment se rapporter aux livres suivants: Le Cru et le faisand?, sexe, discours social et litt?rature ? la Belle ?poque. (Bruxelles, Labor, 1986). Ce que Von dit des Juifs en 1889. Pr?face de Madeleine Reb?rioux. (Paris, Presses Universitaires de

Vincennes, 1989). Topographie du socialisme fran?ais, 1889-1990. (Montr?al, Discours

social, 1989). 1889: Un ?tat du discours social (Montr?al, Le Pr?ambule, 1989).

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)

trompeuses et perverties. Admettre cette hypoth?se de m?thode, ce serait au moins renoncer ? l'histoire 'truqu?e' et, en fin de compte, cela per

mettrait de leur rendre justice.

Me Gill University Montr?al

This content downloaded from 62.122.79.56 on Fri, 20 Jun 2014 12:35:32 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions