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Les idéologies ne sont pas des systèmesAuthor(s): Marc AngenotSource: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 45, Cahier Dédié à Luis J. Prieto (1991), pp. 51-76Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/27758437 .
Accessed: 20/06/2014 12:35
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CFS 45 (1991), PP. 51-76
MARC ANGENOT
LES ID?OLOGIES NE SONT PAS DES SYST?MES
Wir wollen hier auf Erden schon Das Himmelreich errichten (Heinrich Heine, Deutschland, Caput I).
Une chose bien g?nante dans les discussions sur l'id?ologie, c'est que les
chercheurs semblent ne disposer jamais que d'un seul mot, 'id?ologie',
pour d?signer des ph?nom?nes multiples et fort dissemblables. Dans sa
plus grande extension (et je crois que c'est dans cet emploi tr?s flou que se pr?sente le plus fr?quemment le mot), 'id?ologie' couvre tout fait de
langage et g?n?ralement tout fait s?miotique auquel on attribue ou qu'on rattache ? des enjeux sociaux, qu'on interpr?te ? la lumi?re d'int?r?ts so
ciaux, o? on voit se l?gitimer des valeurs sociales dans leur contingence
historique, ? fait dont on veut montrer au bout du compte Vinad?quation
par distorsions ou par omission avec le monde empirique, le caract?re
fallacieux, partial et/ou chim?rique, la non-v?rit?, en d'autres termes
pour les tenants de l'id?ologie scientiste la 'non-scientificit?'. Comme la
plupart des chercheurs de notre ?re du soup?on semblent ?tre d'accord
sur le fait que jamais les discours sociaux, les 'choses dites' ne sont
neutres ou innocents, que ?La Marquise sortit ? cinq heures? n'est pas
moins id?ologique que ?La France aux Fran?ais?, il n'est pas d'?nonc? (il
n'est pas de symbole, d'ornement, de gestes socialement r?gl?s, etc.) dont
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on ne puisse d?montrer l'arbitraire culturel et qu'on ne puisse ipso facto rattacher ? des enjeux et des int?r?ts, ? des valeurs qui ne sauraient trans
cender la soci?t? ou le groupe qui les reconna?t, et d?s lors qu'on ne
puisse d?noncer comme fonctionnant en vue de l'imposition de 'pouvoirs'. D?s lors, si l'on veut reprendre ici la discussion sur 'l'id?ologie'
?
discussion rendue souvent vaine par des variations constantes dans
l'extension et la compr?hension de la notion et d'autres qui sont logique ment contigu?s, et rendue confuse par l'impossibilit? m?me de fixer en consensus th?orique la probl?matique sur la nature des int?r?ts sociaux et
l'?tendue de la contingence culturelle ?, il faut d?limiter de fa?on nette
de quoi on va parler et, d?s lors, les probl?mes et les secteurs de r?flexion
qu'on n'abordera d'aucune mani?re.
Ce que je voudrais faire dans ce texte, c'est envisager une des d?fini
tions possibles d'id?ologie' ? celle que je juge la plus r?pandue, la plus
banale depuis vingt ans, la plus cit?e ? tort et ? travers, d?finition qui re l?ve de ce que Jean Claude Passeron et Pierre Bourdieu appellent ou ont
appel? avec exasp?ration le pidgin-marxisme, mais qui justement ? ce titre
s'est r?pandue dans l'air du temps ? et montrer que cette d?finition, f?t
ce ? titre hypoth?tique, heuristique, est intenable, inop?rante, qu'elle ne
peut que fourvoyer qui la prendrait pour guide, conclure en fait que c'est en en prenant le contrepied qu'on risque de comprendre quelque chose ou
de se poser de 'bonnes' questions quant ? la gen?se des discours, des pro ductions s?miotiques et quant aux 'int?r?ts' qu'ils rec?lent ou promeuvent.
La d?finition dont je veux partir pour la critiquer terme par terme est celle formul?e par Louis Althusser il y a vingt ans, d?finition qui ne porte pas sur /'id?ologie dans son extension g?n?rique (toute la culture d'une
?poque et d'une soci?t?, le 'discours social' global sous une h?g?monie donn?e), mais sur les id?ologies comme ? selon ses termes ? des
'syst?mes' autonomes dans l'ensemble socio-discursif. (Queje pr?cise tout
de suite que je ne m'en prends pas au texte d'Althusser particuli?rement, ni ? la personne ou ? la pens?e de ce philosophe, mais ? un passage d?finitionnel qui me semble avoir formul? de fa?on typique une certaine conception des faits 'id?ologiques' qui a ?t? longtemps admise sans exa
men et le demeure dans une certaine mesure.)
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_53_
Voici la d?finition: Une id?ologie est un syst?me poss?dant sa logique et sa rigueur propres de repr?sentations (images, mythes, id?es ou concepts selon
les cas) dou? d'une existence et d'un r?le historiques au sein d'une
soci?t? donn?e1.
Cette d?finition est prise hors de son contexte doctrinaire ou th?orique et elle n'est pas l'essentiel de ce qu'Althusser a ? dire, dans ce texte de 1968
et dans d'autres ult?rieurs, sur les 'appareils id?ologiques d'Etat' et sur le
caract?re non scientifique de l'id?ologie2. Quand la d?finition althuss? rienne a ?t? en butte ? diverses pol?miques dans les ann?es 1970, c'est surtout l'opposition fondamentale d?fendue par le philosophe, modernisa
tion sophistiqu(?)e du paradigme stalinien 'id?ologie bourgeoise / science
prol?tarienne', qui a suscit? les r?futations et les sarcasmes. En fait, la
d?finition que je viens de citer est une d?finition pr?alable, pr?judicielle, qui porte sur l'id?ologie en elle-m?me, comme immanence, et non sur ses
fonctions, son 'r?le historique' qui est ?videmment ou apparemment
l'essentiel de ce qu'il y avait ? penser et ? th?oriser pour un marxiste.
Mais enfin, ce qui m'importe c'est de noter justement que cette esquisse est rapidement et sans h?sitation prise pour acquise en vue de conjecturer
et th?oriser sur la mani?re dont les soci?t?s 'marchent ? l'id?ologie' tant
que leur classe dominante peut faire l'?conomie de la r?pression nue et
directe. Or cette d?finition pr?alable me semble, dans tous ses termes et
dans ce qu'elle pr?suppose, contraire ? ce que sugg?re n'importe quelle
analyse concr?te, et ? pour tout dire ? d'embl?e heuristiquement
fausse, pauvre et inad?quate. Entendant par 'id?ologies' dans le contexte
actuel ce qui para?t le plus typiquement vis? par ce mot, ? savoir les
grandes doctrines et visions du monde politiques, les grands r?cits axio
1 L. Althusser, dans Th?orie d'ensemble. Paris: Seuil, 1968. On se r?f?rera aussi ?: Louis Althusser, Jacques Ranci?re et Pierre Macherey, Lire le Capital, Paris: Maspero, 1967, notamment ? la ?Pr?face, Du Capital ? la philosophie de Marx? d'Althusser; Louis
Althusser, Pour Marx, Paris: Maspero, 1967; la question de l'id?ologie est surtout reprise dans un article fameux de Louis Althusser, ?Id?ologie et Appareils id?ologiques d'Etat
(Notes pour une recherche)?, La Pens?e, 151 (mai-juin 1970), 3-38; voir ult?rieurement Louis Althusser, ?Science et id?ologie?, El?ments d'autocritique, Paris: Hachette, 1974, 21 & sqq. 2 Jusqu'? son Autocritique, voir ci-dessus Althusser, 1974.
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5 4_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_
logiques et mobilisateurs, je dirais qu'il est m?thodologiquement plus prometteur et ?tay? par toutes les analyses possibles de poser contradic
toirement les th?ses suivantes: ? Les id?ologies ne sont pas des 'syst?mes' ou ne le sont que par
l'apparence de leur rh?torique d'auto-l?gitimation. ? Les id?ologies sont, de toute n?cessit? et probabilit?, des bricolages, des collages h?t?rog?nes dont, encore une fois, la rh?torique superficielle s'efforce ordinairement de cacher les coutures et les raccords.
? Les id?ologies n'ont ni logique ni rigueur propres; elles ne sont que des productions sectorielles de cet ensemble synchronique, plein
d'affrontements, de 'boug?' et de r?fections subreptices, qu'on peut appe ler le discours social total, ensemble transdiscursif que les doctrinaires de
l'id?ologie-syst?me s'efforcent justement de ne pas prendre en consid?ra
tion. ? Les id?ologies ne sont pas 'selon les cas' images, mythes ou id?es et
concepts, mais toujours (? supposer qu'on comprenne ce que les termes de
cette bipartition veulent dire) l'un et l'autre simultan?ment.
?Les id?ologies, encore, ne sont pas des syst?mes dans le sens ? pr?cis? ailleurs par Althusser en relation avec la notion de 'rigueur propre'
?
qu'ils seraient 'autonomes'. Isolables certes pour fins d'analyse, les
constructions ou ensembles id?ologiques sont fatalement h?t?ronomes et
interdiscursifs. ? Les id?ologies (toujours comprises au sens que j'ai dit plus haut) ne
sont pas des 'syst?mes' dans la mesure o? elles apparaissent toujours ?
l'analyse comme des n uds gordiens d'antinomies et d'apories, une fois
encore plus ou moins habilement dissimul?es. Les antinomies et les apo nes dont je parle ne sont pas des insuffisances contingentes dont certaines
id?ologies seraient grev?es, mais elles sont le r?sultat fatal de toute re
cherche de coh?rence axiologique et de toute volont? d'interprEtation collective et mobilisatrice du monde.
? Les id?ologies ne sont pas des syst?mes enfin, en ce sens qu'elles sont
des espaces d'affrontement pour des variantes doctrinales antagonistes, des tendances et des sectes, des luttes internes d'orthodoxies dont la
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_55_
confrontation m?me produit la destruction r?ciproque des logiques et des
argumentations les unes des autres.
Comme je le sugg?rais plus haut, le fait de prendre pour acquis, pour point de d?part solide et ferme une d?finition dont les termes justement sont tous contestables, au point qu'? la r?flexion on soit tent? d'en prendre
mot pour mot le contrepied, n'est certainement pas sans cons?quences f?
cheuses pour la construction historico-herm?neutique ? quoi proc?de Althusser. De ce point de d?part sp?cieux, Althusser construit une doc
trine dogmatique et ind?fendable. On peut m?me supposer, en raisonnant
par les cons?quences, que c'est en vue de pouvoir aboutir ? certaines
conclusions qu'il jugeait souhaitables qu'Althusser se contente d'abord
d'un cadre d?finitionnel aussi sp?cieux. On ajouterait en passant que le
mot de 'syst?me', attest? dans le CLG (et sans doute du reste emprunt? par Saussure ? Condillac), vient chez Althusser du syncr?tisme 'structuraliste' auquel le philosophe trouve opportun de se rattacher. Mais
admettant que ?la langue est un syst?me? demeure une formule
heuristiquement riche vers 1970 comme elle l'avait ?t? pour Saussure soixante ans auparavant, parler de 'syst?me' pour d?crire certaines
constructions discursives produites et institu?es dans le langage est de tout
autre cons?quence, et peut-?tre d'abord contre-productif. Le recours ?
cette notion aveugle ? la mouvance socio-discursive globale dans laquelle une soci?t? se 'conna?t' et aux enchev?trements d'incons?quences internes
des ainsi nomm?es id?ologies, ? donn?es qui, si elles ?taient prises en
consid?ration, ne pourraient pas conduire ? sauver la conception tradi
tionnelle et dogmatique de l'id?ologie comme expression dissimul?e des
int?r?ts d'une classe dominante.
Il serait int?ressant de chercher ? savoir pourquoi Althusser veut mon
trer que les 'id?ologies' socio-politiques ? le mat?rialisme historique en
?tant except? en tant que science de l'histoire ? sont incoh?rentes ?
l'?gard/en face du monde historique 'concret1, mais seraient pourtant co
h?rentes dans leur immanence formelle et leur autonomie. Je l'ai dit plus
haut, cette critique globale de l'althuss?risme mis dans le contexte
intellectuel des ann?es 1960-1970 n'est pas mon objet ? du moins, il ne
pourra pas l'?tre dans les pages de cet article. Il serait certainement
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5 6_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_
int?ressant d'expliquer pourquoi, dans le contexte intellectuel et les affrontements d'id?es de la France de 1968, un philosophe comme Althusser aboutit ? une th?orisation dont, vingt ans plus tard, on peut syst?matiquement sugg?rer de remplacer chaque terme par le contraire:
c'est une bonne question, mais c'est une autre histoire.
Je m'en tiendrai aux th?ses que je viens de formuler; je voudrais sim
plement, non pas les d?montrer ?videmment, mais au moins les illustrer
de mani?re suggestive par une ?tude de cas. Le cas que je vais prendre est
celui de l'id?ologie socialiste, telle qu'elle s'est d?velopp?e en Europe dans sa phase 'classique' entre la Commune et la R?volution bolch?vique. Je me concentrerai sur une partie constituante de cette id?ologie: le
Programme collectiviste, c'est-?-dire la repr?sentation dans l'id?ologie socialiste des caract?res essentiels de ce que serait la soci?t? d'apr?s la
R?volution, pars construens de la critique du capitalisme. Mon illustration
sera sommaire, mais ceci est d? au manque de place (quoique cet article
soit d?j? long): je r?sume ? grands traits une synth?se ? laquelle j'aboutis sous le rapport des th?ses ci-dessus, apr?s avoir travaill? ? l'analyse sys
t?matique de la production doctrinaire et propagandiste socialiste euro
p?enne entre 1870 et 19173.
Un bricolage syncr?tique
Le programme collectiviste est pr?sent? comme la partie prospective d'un ensemble d?nomm? 'doctrine socialiste' ou 'socialisme scientifique'. Contrairement ? ce qu'on entend souvent dire, la proposition selon
laquelle ?le socialisme est une science? n'est pas une th?se propre au
syst?me de Marx et d'Engels. Elle est la reprise par ceux-ci d'une pr?ten tion consubstantielle au mouvement ouvrier d?s sa naissance. En 1848
d?j?, les d?mocs-socs se r?clament constamment de 'la science sociale', ils
exigent ?l'av?nement de la science sociale? qui l?gitimera leurs re
3 On verra mon ouvrage Topographie du socialisme fran?ais 1889-1890, Montr?al: Discours social, 1990, divers articles r?cents dont ?La Propagande socialiste?, Texte, 8/9: 1989, pp. 159-198, et un livre ? para?tre, intitul? Le Socialisme anticip?, les tableaux de la soci?t? collectiviste chez les id?ologues de la Seconde Internationale.
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_57_
vendications et leurs aspirations. ?Le socialisme scientifique, expression
th?orique du mouvement prol?tarien?4 n'est pas non plus exclusivement
identifi? aux th?ories de Marx, dans la propagande de la Deuxi?me Internationale. Marx joue un r?le ?minent dans ce qu'on appelle parfois le 'collectivisme scientifique'5, mais on ne rencontre gu?re avant 1914 (sauf chez les guesdistes) cette ?quation qui ne s'imposera qu'avec la Troisi?me Internationale: le socialisme, c'est le marxisme.
Le mouvement prol?tarien prend conscience des conditions de son op
pression et de sa mission r?volutionnaire en s'appuyant sur ?l'analyse
scientifique de l'in?galit? sociale?6, et ?tudiant ?les lois du socialisme, ses bases immuables, ses institutions n?cessaires?7. Il trouve dans cette science
la certitude positive de sa victoire finale: ?le socialisme scientifique (...) d?montre que nous marchons ? grands pas vers le communisme?8. Cette
conviction de poss?der une science qui pr?dit l'avenir et attribue une mission aux prol?taires est g?n?rale ? tout le mouvement ouvrier, aux
sectes qui se croient exclusivement marxistes comme aux doctrinaires
chez qui Marx est ?clectiquement int?gr? ? un socialisme aux contours
vagues, comme encore ? ceux qui ne se r?clament aucunement de Marx,
par exemple les anarchistes.
Dans cette science socialiste ?qui a pour objet l'?tude des lois qui pr?si dent ? l'?volution sociale de l'humanit??, les oeuvres de Marx et d'Engels sont simplement au tout premier plan: ?? Karl Marx et ? Friedrich Engels revient l'honneur d'avoir apport?, avec l'explication des ph?nom?nes so
ciaux, les lois qui les r?gissent?9. Telle est la formule pr?pond?rante:
Marx-et-Engels sont les premiers de leurs pairs, les coryph?es du socia
lisme scientifique. Le marxisme n'est pas cependant, r?p?te-t-on, un
'dogme rigide' mais ?une m?thode f?conde de recherche vivante?10 qui continue ? se d?velopper et ? s'approfondir dans les ?crits des Liebknecht,
4 Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (Ed. Soc), 121.
5 Le Peuple, 14.8.1890, 1. 6 Parti ouvrier, 3.1.1889, 1. 7 Arc?s-Sacr?/L?on Marot, D?monstration du socialisme par le droit naturel (Paris, 1890) II. 8 Argyriad?s, Almanack de la question sociale (...) pour 1891, 25.
9 Le Cri du Travailleur (guesdiste, Lille), 9.2.1890, 2. 10 Ch. Longuet, Le Socialiste, 8.3.1908, 3.
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58 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)
Kautsky, Guesde, Jaur?s, Vandervelde et qui ?se trouve incarn? (...) dans
l'organisation de masse du prol?tariat?11. Ces th?ses sur la science socialiste et sur le marxisme sont ? la fois n?
cessaires et fonctionnelles ? garantes de la justesse des strat?gies, ga
rantes du bien-fond? du programme r?volutionnaire ? et totalement
contredites par l'examen des donn?es. Sans doute, les tableaux du collec
tivisme citent abondamment le Manifeste communiste, ce 'br?viaire du
socialisme scientifique' et autres ?crits (ceux du moins parus et diffus?s
avant 1914) de Marx et d'Engels, mais c'est pour y repiquer d'une part des id?olog?mes qui sont attest?s chez eux mais ne leur sont pas sp?ci fiques, id?olog?mes dont on retrouverait les ?quivalents chez Lassalle,
Saint-Simon, Louis Blanc, Rodbertus-Jagetzow etc.; d'autre part et avec
pr?dilection, les ?nonc?s sp?culatifs, conjecturaux, utopiques qui, eux
aussi, sont moins 'de Marx' que le bien indivis du socialisme g?n?ral, de la mouvance id?ologique socialiste au XIXe si?cle. Autrement dit, 'Marx'
comme expression accomplie d'une 'science socialiste', n'est vraiment
qu'une caution qui sert ? mettre en place, selon un certain opportunisme 'r?aliste', la synth?se d'une n?buleuse d'id?es qui au cours du si?cle ont
?t? ?tiquet?es comme socialistes, et qui sert en outre ? l?gitimer r?troacti
vement les conjectures, analyses de conjoncture et tactiques ult?rieures
des Guesde, Bebel, Kautsky et al. Le 'marxisme' que nous voyons op?rer comme dispositif de caution id?ologique dans les ?crits de doctrine de 1870-1917 aboutit en grande partie ? attribuer ? Marx ?des id?es qui cou raient les rues avant que Marx e?t jamais rien ?crit?12 et des id?es qui se
sont fait jour apr?s lui ou n'ont ?t? en tout cas bien circonscrites et iden
tifi?es qu'apr?s sa mort, mais que l'on peut avec quelque vraisemblance
'rattacher' ? l'un ou l'autre ?nonc? que l'on isole dans son oeuvre. Il est
vrai, en outre, que Marx m?me n'est pas homog?ne et que, du point de
vue o? nous nous pla?ons, son oeuvre forme aussi un dispositif discursif
puissant propre ? recycler, ? synth?tiser et ? argumenter en syst?me une
s?lection d'id?es qui appartenaient au socialisme indivis.
11 Emile Vandervelde, dans La jeunesse, c'est l'avenir (revue du P.O.B.), 3:1908, 3. 12 Georges Sorel, dans Le Mouvement social, 1-1906, 270.
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M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes 5 9
Le programme collectiviste de l'Internationale est, dans les faits, un
bricolage syncr?tique d'id?olog?mes ?galitaires, communautaires,
Etatistes, centralisateurs, anarchistes, productivistes, humanitaristes, tech
nocratiques (avant la lettre) qui se sont trouv?s happ?s ? un moment donn? dans le champ id?ologique socialiste et y sont devenus ind?lo
geables. Face ? ce syncr?tisme, h?t?rog?ne et potentiellement antinomique
par n?cessit?, o? sans doute les textes-cl?s de Marx jouent un r?le de r?
gulateur (permettant de s?parer le s?rieux de l'extravagant, le canonique de l'apocryphe), les id?ologues de la Deuxi?me Internationale ont op?r? en rejetant d'abord certaines id?es peu int?grables, en arrondissant les
angles d'autres, en 'compatibilisant', en mixant, mais avec pour r?gle non
formul?e de conserver le plus possible de ce que la tradition offrait de
respectable et de l?gitime tout en int?grant dans une construction appa
remment syst?mique ce mat?riau divers, h?t?rologique. Les tableaux du
collectivisme produits par les id?ologues ?tablis du Mouvement ouvrier au tournant du si?cle sont un de ces dispositifs de mise en syst?me. La
d?marche que je d?cris rappelle invinciblement la technique que, dans l'histoire des religions et des dogmes, on nomme conciliario. Face ? une
tradition mouvante faite de logia, de textes contradictoires vari?s, de
fragments dont l'origine est mal connue et l'authenticit? contentieuse, le
th?ologien s'attelle ? la t?che de 'concilier'; en retenant le plus possible, il montre beaucoup de subtilit? pour accommoder des dogmes et des versets
apparemment inconciliables quoique ?galement respectables selon la
tradition. Il est guid? pour ce faire par un instinct, celui du 'r?alisme' (le
Concile de Nic?e ?limine du Canon les ?vangiles apocryphes avec leurs
composantes gnostiques, magiques, extravagantes et les romans mill?na
ristes et apocalyptiques, sauf celui fictivement attribu? ? Jean de Patmos) et par un art ou un bricolage, celui du syncr?tisme.
Ce que nous voyons dans le corpus des programmes de la soci?t? post
r?volutionnaire, ce sont de multiples tentatives de couler dans un cadre
synoptique coh?rent, pratique, vraisemblable et rationnel (selon ce que
l'h?g?monie culturelle de l'?poque pouvait admettre pour vraisemblable) l'ensemble r?organis? et expurg? des images, des principes, des aspira
tions, des conceptions canonis?es d'une tradition h?t?rog?ne, ensemble ?
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60 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)
quoi s'ajoutent des emprunts ? des th?ories hors de la mouvance propre
ment socialiste mais qui permettaient un aggiornamento et qui servent ?
combler certains 'vides' dans la tradition.
Ce bricolage syncr?tique des id?ologues autoris?s de la Seconde
Internationale, peut-on au bout du compte le qualifier globalement de
'socialiste'? Il me para?t qu'il infl?chit les th?mes originels du socialisme ouvrier dans trois directions convergentes que l'on peut ?tiqueter: mo
dernisme ? productivisme
? planisme. Ce sont des lignes de sp?culation
qui se rattachent sans doute ? la litt?rature socialiste, mais dont la logique tend ? prendre le pas dans les blueprints de la soci?t? post-r?volutionnaire sur les anciennes id?es de justice ?galitaire. Elles orientent le projet so cialiste vers une Managerial Revolution avant la lettre. L'importance
qu'elles prennent dans beaucoup de nos ?crits transforme subrepticement le collectivisme en 'autre chose', en un avatar modernis? justement des
id?es socialisantes.
J'inclus dans le concept de modernisme tout ce qui fait d?pendre les
'progr?s' ?thiques et sociaux de progr?s technologiques et d'organisation gestionnelle reposant sur le d?veloppement d'une technostructure assurant
une croissance asymptotique des richesses mat?rielles et des comp?tences, favorisant tout ce qui substitue ? des pratiques traditionnelles, spontan?es et s?culaires des pratiques 'modernes' reposant sur un savoir positif, me
surant rationnellement les co?ts et les r?sultats en vue d'optimiser ceux-ci.
Le projet collectiviste subordonne son succ?s au calcul ?conomique global appuy? sur la 'statistique' (dont jusqu'aux anarchistes on attend mer
veille), ? l'organisation centralis?e du travail et de la distribution, ?
l'urbanisme, ? l'hygi?nisme, ? l'agronomie ? grande ?chelle, au d?velop
pement de l'outillage, des techniques industrielles, ? l'?lectricit? qui ?prendra selon toutes les apparences la premi?re place?13 (sp?cule Bebel d?s 1879), ? l'?immense progr?s technique? enfin, o? Marx d?j? appr? ciait le ?grand r?le r?volutionnaire? rempli par la bourgeoisie, r?le dont
le collectivisme h?riterait. Les conceptions de l'?ducation collectiviste, ?
mixte, ?galitaire, donnant ? chacun sa chance, ?
pr?figurent aussi l'id?al
d'une soci?t? abondante en techniciens hautement scolaris?s, capables de
13 August Bebel, La Femme et le socialisme (Gand, 1911), 551.
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_6J_
g?rer une technostructure d'o? sont bannies les activit?s humaines ?
l'aveuglette et ? la petite semaine et les savoirs intuitifs avec leur faible
productivit?. C'est encore dans cette perspective 'moderniste' qu'un
id?ologue (d'ailleurs inform? et nuanc?) de la SFIO, Ernest Tarbouriech en vient ? pr?ner un autre genre encore de technocratisme d'Etat que le
socialisme devra mettre en place: Veug?nique, am?lioration planifi?e de la race, ?liminant les tar?s et les d?chets humains. Un Paul Robin, th?oricien
de la 'g?n?ration consciente', tout anarchisant et libertaire qu'il f?t, at
tendait aussi de l'avenir socialiste-r?volutionnaire la st?rilisation m?dicale des h?r?do-alcooliques, des syphilitiques et autres d?g?n?r?s14.
Il m'importe peu que, selon nos doctrinaires et propagandistes, ?seul le
socialisme? pouvait apporter ? l'humanit? tous ces progr?s. Il convient de
voir surtout que le totalitarisme d'Etat qui se pr?figure dans ces concep tions n'est que le moyen destin? ? assurer la mise en place de ces progr?s et de cette rationalit? efficiente. Ils exigent un agent unique, puissant et
comp?tent; par nature, les initiatives individuelles, les app?titions ? courte
vue d'individus isol?s ne peuvent que les contrecarrer.
Ce modernisme technicien est ins?parable en effet du productivisme, c'est-?-dire du principe que le bonheur collectif, la capacit? de garantir aux hommes l'?galit? et la libert? tient ? la possibilit? de faire cro?tre de
fa?on asymptotique, sans limite, la production des biens mat?riels. Le
collectivisme est l'antith?se d'un roman pastoral. Son but ?doit ?tre
d'augmenter la production? et on d?montre que cela lui sera facile15. Il
est ?vident que cet axiome productiviste qui fait des progr?s mat?riels
quantitatifs le moyen des progr?s ?thiques ?justice et ?mancipation ?
court ? travers l'histoire du socialisme. Il se trouve chez Marx, chez
Saint-Simon, chez Louis Blanc.
14 In L'Education int?grale, 16.4.1895. 15 Lucien Deslini?res, UApplication du syst?me collectiviste (Paris, 1899), 400.
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62 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)
Un collectivisme temp?r?
Le labeur syncr?tique des doctrinaires socialistes est guid? par un souci
de r?alisme et de conciliation. Il veut conserver l'essentiel des anciennes
doctrines et leur donner une forme coh?rente, d?fendable, ?quilibr?e, r?aliste. Il convient d'?liminer du collectivisme ce qui pr?te le flanc ? la
critique ou ? la m?fiance: les 'fantaisies' des utopistes et les formules ri
gides et abstraites. Il faut ?laguer, amender, enrober d'arguments accep tables et d'information chiffr?e les principes et les mots d'ordre qui for
ment la vulgate socialiste.
Il faut encore trouver un juste milieu entre les dynamiques divergentes
qui tirent ? hue et ? dia le projet collectiviste, entre justice et libert?,
?galit? et productivit?, ?mancipation et centralisation rationnelle.
L'id?ologie collectiviste subit au cours de son histoire une ?volution dans le sens du r?alisme (en nommant toujours r?aliste la conformation ? une
doxa intellectuelle et savante propre ? un Etat de soci?t?): de l'utopie d'August Bebel, Die Frau (1876) aux programmes-essais de prospective des Kautsky, Jaur?s ou Vandervelde au d?but de ce si?cle, on va vers
moins de lyrisme et plus de discussions positives. Soucieux de r?futer les
sempiternelles accusations bourgeoises contre le projet socialiste
(fourmili?re, bagne, fin des libert?s, mort de l'art), le syncr?tisme col
lectiviste tient large compte de ces pr?dictions f?cheuses. Le topos du
'pr?matur?' permet de mettre en r?serve pour un lointain futur les re
vendications traditionnelles les plus radicales et les plus irr?alistes. Conciliation en tous secteurs: ?viter le trop-?galitaire, le trop-autoritaire, le trop-vexatoire tout en ?vitant aussi de donner ? entendre qu'on ne veut
qu"am?liorer' les relations sociales du r?gime bourgeois.
Une mouvance de controverses
Dispositif de conciliation, de syncr?tisme et de r?orientation de l'id?e socialiste vers un productivisme d'Etat, le tableau du collectivisme forme
aussi un dispositif id?ologique mouvant o? chaque ?tape du projet admet deux ou trois 'solutions' incompatibles, o? chaque all?gation d'autorit?
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_63_
appelle des gloses contradictoires. Cette mouvance n'est pas illimit?e, elle
r?sulte du travail m?me de conciliation et de rationalisation que les id?o
logues op?rent diversement. On voit donc appara?tre une matrice g?n?rale et une polarisation en formules qui s'annulent ou se d?construisent r?ci
proquement en s'antagonisant. Le 'genre' id?ologique collectiviste joue un r?le dans la topologie po
l?mique des tendances, factions et 'sectes' affront?es qui s'excommunient
tout en marchant sous le m?me drapeau et qu'on nomme le socialisme.
Mais les divergences doctrinales ont le m?rite, du point de vue de nos
analyses, de faire ressortir par leur confrontation m?me, les pr?suppos?s communs et de baliser objectivement les limites du pensable, du scriptible socialiste. Le seul d?nominateur commun des variations et des diver
gences sectaires est la ?socialisation des moyens de production?. Les di
verses doctrines ne font preuve de concessions et de nuances que pour maintenir int?gralement ce 'but final' et rallier autour de lui les militants
convaincus, ?clair?s et rassur?s s'il y avait lieu. C'est qu'il s'agit de
maintenir ferme le 'principe' contre le danger permanent d'?clatement
centrifuge, contre les socialistes 'ind?pendants', les possibilistes, les ac
tivistes sectoriels, les syndicalistes, les libertaires, les gr?ve-g?n?ralistes, les partisans d'une ?conomie mixte, les mutuellistes autogestionnaires, contre toutes les tendances minoris?es mais r?surgentes qui en mettant en
question ce principe sapaient l'unit? et semaient le doute.
Antinomies et apories
La d?finition althuss?rienne de l'id?ologie a le tort de prendre les ap
parences pour la r?alit?, c'est-?-dire de prendre ce que les id?ologies
pr?tendent ?tre ou voudraient ?tre ? ?un syst?me poss?dant sa logique et
sa rigueur propre? ?
pour un caract?re ad?quat. La rh?torique des
id?ologies les pr?sente d'ordinaire comme un tout organis? et non
contradictoire. Mais ? l'analyse, les syst?mes id?ologiques, et plus encore
les grandes 'historiosophies', les grandes explications globales, ne forment
jamais que de pseudo-syst?mes, des tissus d'incons?quences et d'antino
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64 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)
mies plus ou moins habilement occult?es et colmat?es. Les id?ologies sont non seulement inad?quates au monde qu'elle pr?tendent expliquer, mais
intrins?quement apor?tiques. Leur ?logique et leur rigueur propres?, indissociables de la fonction d'ordonnancement, d'explication et de
mobilisation organis?e auxquelles elles pr?tendent, rel?vent d'une illusion
d'ad?quation qu'elles entretiennent pour susciter l'adh?sion et renouveler
la foi que des groupes investissent en elles.
L'id?ologie socialiste ou l'utopie collectiviste qui en forme une compo sante essentielle, en tant que syst?me total, pr?sente ? l'?vidence ce carac
t?re d'?tre une construction colmat?e o? les contradictions dissimul?es
sont d'autant plus frappantes, une fois d?cel?es, qu'elle se donne pour une
panac?e et la solution harmonieuse de tous les probl?mes sociaux. Je ne
veux pas seulement parler d'incons?quences locales, de simplifications,
d'aveuglement ? percevoir les perversions pratiques probables de prin cipes abstraits. Les apories sont tissues dans la pens?e m?me. Elles sont
probablement constitutives de toute construction de l'esprit qui pr?tend totaliser dans l'harmonie non-contradictoire notre monde irr?ductible
ment conflictuel et imparfaitement connaissable.
Le syncr?tisme socialiste pr?tend faire droit ? des aspirations toutes
'justifiables', mais incompossibles. C'est pourquoi la matrice g?n?rale des
tableaux du collectivisme comporte, sur toutes les questions-cl?s, cette
polarisation en deux ou trois formules divergentes qui s'annulent en
s'antagonisant, que je viens d'?voquer. Le collectivisme constitue un
'syst?me', au niveau des apparences formelles, c'est-?-dire un dispositif
qui refuse axiomatiquement la diversit? des modes de propri?t?, des
modes de gestion et des modes de vie: il a 'raison', selon sa logique ou son
aveuglement, puisque cette diversit? ne pourrait ?tre que source de
conflits, d?perdition d'efficacit? et cause d'injustices. Les antinomies fondamentales qu'on rel?ve ne sont pas le propre de
l'id?ologie socialiste-collectiviste; elles sont la synth?se cumulative de toutes les contradictions fondamentales de la pens?e moderne ?thique et
civique. En faisant droit au principe collectif, le socialisme cherche ce
pendant ? m?nager l'individuel: il pr?ne ? la fois l'organisation du travail centralis?e et la polyvalence professionnelle ?mancipatrice; il pr?tend
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M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_65
maintenir le stimulant de l'initiative individuelle, mais confie ? l'Etat le
monopole de l'?ducation comme de l'?conomie, etc. L'antinomie indi
vidu/collectivit? trouve alors sa r?solution dans la fiction d'une harmonie rationnelle entre l'autorit? de la soci?t? globale et la volont? ?clair?e de chacun de ses membres. L'individu conscient doit co?ncider avec son ?tre
social, avec son r?le social. ?mancipation individuelle et discipline col lective peuvent alors ?tre postul?es comme non-contradictoires.
L'antinomie de la libert? et de l'?galit? n'est pas, encore un coup,
propre au syst?me collectiviste: elle appara?t dans tout syst?me social qui pr?tend rechercher le droit et la justice et tout particuli?rement dans les id?es d?mocratiques 'bourgeoises'. Mais l'id?ologie de la Deuxi?me
Internationale, en pr?tendant concevoir une organisation sociale qui soit
la plus juste et ?galitaire possible, en garantissant aussi le maximum de li bert? possible s'?puise ? rechercher la quadrature du cercle et, concr?te
ment, n'aboutit qu'? des formules banales, impliquant toujours un citoyen libre qui aurait totalement int?rioris? et fait siens les besoins de
l'organisation collective. L'?mancipation des hommes est le but final dont
les moyens sont la centralisation, la discipline, l'abn?gation et le terme
interm?diaire une ?conomie en plein rendement et la satisfaction optimale des besoins. Entre ce qui profite ? la communaut? et la libert? indivi
duelle de diverger d'avis ou de contrecarrer les int?r?ts collectifs, le
choix est fait d'embl?e, mais la doctrine se doit d'affirmer qu'une fois la
?socialisation des moyens de production? d?cr?t?e, rien ne s'accomplira
par la contrainte. Le collectivisme ne brime pas la libert? (sauf celle
qu'exigent les anarchistes individualistes) en ce qu'il fixe des r?gles so
ciales impersonnelles o? chacun a des devoirs et trouve des limites ? ses
droits, mais il ne con?oit bien la libert? que comme s?curit? (du travail, de satisfaction des besoins, assurance contre les al?as de la vie) et ?prouve
beaucoup de difficult? ? la d?finir positivement comme ?la possibilit?
d'agir, sans faire intervenir dans les d?cisions ? prendre la crainte d'un
ch?timent soci?taire?16.
Une fois encore, il ne fait que mettre en lumi?re, de fa?on parfois cari
caturale, l'antinomie universelle ?tablie entre libert? et ?galit? et aussi
16 P. Kropotkine, Communisme et anarchie (1903), 15.
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66 Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)
bien entre libert? et rationalit? (d'o? le conflit parmi d'autres entre libre choix du travail, planification et statistiques d'Etat). Tant que l'homme vit
sous le r?gne de la n?cessit?, autant vaut que celle-ci soit r?gul?e par un
principe de justice et le calcul de la meilleure rentabilit? des efforts asso
ci?s des humains: la pr?cellence de la justice ?galitaire sur la libert? est donc fond?e en vraisemblance pratique, mais rien ne permet de fixer
alors quelle quantit? de libert? incompressible doit subsister, f?t-ce au d?triment de la justice.
Le principe d'?galit? lui-m?me est inscrit dans de nouvelles apories. Les doctrinaires collectivistes sont en fait incapables de seulement conce
voir une soci?t? sans classe et sans hi?rarchie: par 'r?alisme', ils perp? tuent la division du travail, les ?chelles de r?mun?ration, ils maintiennent une classe paysanne (? laquelle ils promettent le confort, l'hygi?ne et les conseils d'agronomes), ils r??tablissent l'antagonisme entre ?lite comp? tente et masse ex?cutante. Leur soci?t? parfaite sans classe devient une
utopie dans l'utopie m?me.
L'?ducation '?gale pour tous' devient le principal organe permettant de produire des gestionnaires, des sp?cialistes, des techniciens, des sa
vants, de faire s'?panouir les 'esprits sup?rieurs'; on ne con?oit gu?re
qu'il puisse en aller autrement, mais les futurs exclus du syst?me perdent jusqu'au droit d'en ?prouver du ressentiment.
La d?mocratie collectiviste est cens?e former ce creuset o? les volitions
et les int?r?ts des individus se condensent et se fondent en une Volont?
g?n?rale. Ici cependant, les antinomies deviennent de plus en plus br?
lantes. Le centralisme planificateur contredit frontalement les id?es
d'autogestion qu'on d?veloppe ?galement. On se flatte que les mesures de
concentration massive qui inaugureront le r?gime collectiviste pourront
s'appuyer sur la sanction d?mocratique, ? mais (remarque un ?conomiste
'bourgeois' lib?ral d?test? des socialistes, E. d'Eichtal) ?reste ? savoir si ceux qui pourraient s'en charger seront ?lus par ces millions de futurs
d?plac?s ou ?limin?s?17....
Le discours socialiste fait alterner des projets disciplin?s, militaristes, centralis?s et autoritaires et des protestations de d?mocratie illimit?e. Il
17 E. d'Eichtal, Le Lendemain de la r?volution sociale (Paris, 1903), 39.
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_6J_
imagine non seulement le plein contr?le d?mocratique d'un Etat
L?viathan, mais il le fait apr?s avoir supprim?, par la force de sa logique, toute soci?t? civile autonome. Trois principes conf?rent ? l'Etat sa l?gi timit?, mais ces principes ne sont pas arbitr?s entre eux et ne peuvent l'?tre: ? l'appui de la communaut? des citoyens-travailleurs,
? la com
p?tence technique planificatrice et les progr?s tangibles qu'elle doit en
gendrer, ? la conformit? de son action enfin ? la doctrine socialiste, ? un
programme qu'il importe de r?aliser imperturbablement sur la dur?e de
plusieurs g?n?rations. On dit vouloir un suffrage universel ?tendu, g?n? ralis? ? tous les niveaux, le vote en permanence, toutes les fonctions ?lec
tives; on ne veut pas voir la contradiction avec la conception centralis?e et
efficace du pouvoir. On feint de n'avoir pas ? donner ? 1"administration des choses' cens?e se substituer ? l'Etat de classe l'autorit? dont elle aura
pourtant besoin pour imposer la justice et assurer la croissance. D?s que les doctrinaires socialistes envisagent des situations concr?tes, ils laissent
d'ailleurs l'Etat tout-puissant manipuler les individus pour les conformer
? l'int?r?t g?n?ral. Ils sont contraints de postuler une harmonie pr??tablie entre les d?ci
sions des 'administrateurs' sociaux et la volont? des masses d?mocrati
quement consult?es ? ou bien d'envisager des situations inextricables et
paradoxales o? le pouvoir, subordonn? ? ceux qu'il doit diriger, ne peut consentir ni ? s'ali?ner le peuple ni ? d?vier de son programme.
Face ? de tels dilemmes, les id?ologues socialistes ont pr?f?r? l'hypoth?se mythique d'une harmonie totale et persistante entre les d?ci sions centrales et la volont? du peuple. Les anciens utopistes avaient tous
postul? cette ?unanimit? toujours constante?18. On ne doit pas s'?tonner
que des socialistes 'mat?rialistes' en aient fait autant. Ainsi Eug?ne Fourni?re:
La raison d'Etat de l'avenir sera la raison de chaque individu asso
ci?e ? la raison de tous pour faire enfin de la loi la garantie et la sanction de la libert? individuelle19.
18 Abb? Morelly, Code de la nature (1753), I, 41. 19 Eug?ne Fourni?re, ?La cit? id?ale?, Revue socialiste, 28:1898, 282.
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6 8_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_
Les grands id?ologues de l'Internationale 1889-1914 con?oivent une
certaine d?mocratie, une d?mocratie de d?l?gation et de contr?le. Ils ne
con?oivent ?videmment pour l'apr?s-R?volution ni le pluralisme, ni les
luttes de groupes d'int?r?ts, ni l'opposition politique, ni la multiplicit? des sources d'initiative, ni la perp?tuation de dissensions sur les buts.
L'opposition entre un socialisme directorial et autoritaire et un socialisme
associationniste et d?mocratique est permanente et r?currente. Elle est
inscrite dans les textes individuels comme dans les divergences des ten
dances et des fractions. Le compromis collectiviste 'orthodoxe' au tour
nant du si?cle, combinant Etatisation maximale, centralisation totale et
d?mocratie universelle ?tait le plus improbable. La d?mocratie effective ?tait un facteur d?cisif du socialisme conjectur? cependant: tout le pro bl?me social se reportait en collectivisme sur les d?cisions, sur qui les
prendrait et comment. Le probl?me aurait d? ?tre d'autant plus percep tible que la tendance ? l'apathie des militants et ? l'oligarchie des diri
geants ?tait bien signal?e dans les partis socialistes m?me d'o? nos doctri naires tiraient leur exp?rience de la vie sociale. (Voir les travaux socio
logiques de Roberto Michels ? l'?poque). Mais la mentalit? institutionnelle des dirigeants, leur id?ologie de fonction elle-m?me les invitait ? confondre aveugl?ment le pouvoir qu'ils exer?aient avec l'appui des
'masses'. L?nine, ? la t?te de l'Etat des Soviets, ne fera que marteler
dogmatiquement ce mythe: Dictature de l'immense majorit?, le nouveau pouvoir ne pouvait se
maintenir et ne se maintient que gr?ce ? la confiance de l'immense
masse, que parce qu'il appelle toute la masse ? participer au pou voir de la mani?re la plus libre, la plus large et la plus puissante20.
Reprocher cependant aux socialistes d'avant la R?volution bolchevik de
n'avoir pas approfondi beaucoup l'id?e d'une d?mocratie d'initiatives et
de d?cisions, reviendrait ? supposer que les t?ches de gestion de toute
l'?conomie, de r?organisation de toutes les relations sociales, de progres sion productive et d'imposition rapide de la justice sociale, t?ches que l'essence du projet impliquaient, pouvaient ? quelque degr? se concevoir
comme un processus subordonnable au contr?le 'd?mocratique'.
20 L?nine, texte de 1920, dans uvres, XXXI, 364.
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_69_
L'antinomie est au contraire plus profonde et fondamentale: entre un
programme de justice et d'?mancipation et une conception quelconque de subordination ? la 'volont?' du peuple et ? l'Etat de droit, il y a une
contradiction insurmontable. Il semble, ? ce point, que ce soit l'id?e m?me de changer le monde qui est apor?tique, puisque les moyens et les fins entrent en contradiction sous toutes les perspectives possibles dans
toutes les id?ologies modernes attest?es.
Alors que le but des doctrinaires collectivistes ?tait de d?montrer qu'ils avaient trouv? la solution et la panac?e, leurs ?crits laissent appara?tre un
tissu d'apories, ? mesure m?me de leur recherche de totalisation harmo
nieuse. Ces apories, ils ne les laissent pas subsister trop visiblement. Ils
pr?voient parfois des dysfonctionnements, des r?sistances opini?tres, des
perversions et, tout en comptant sur 'l'?volution historique', ils envisagent
des rem?des ou des compromis qui ne font d'ailleurs que d?boucher sur
d'autres difficult?s (il faudrait pouvoir illustrer tout ceci ? loisir). ? d'autres occasions, le doctrinaire pr?f?re le black-out. Comment sera
r?alis?e, en toute libert?, la discipline industrielle? Comp?re-Morel r?
pond hautainement:
Ce sont de pu?riles et mesquines questions qui seront facilement r?
solues au mieux des int?r?ts de chacun21.
Beaucoup de 'solutions' et de points du programme socialiste avant
1917 r?sultent d'un raisonnement par les cons?quences. Il faut une foi
optimiste dans la bont?, l'abn?gation et la rationalit? des humains pour
que nombre de mesures promises risquent de marcher. Si les dangers de
conflits avec les b?n?ficiaires m?mes de ces mesures rationnelles, de re
tour du b?ton dans le processus de collectivisation, si les contradictions
immanentes aux mesures envisag?es ?taient reconnus, tout le syst?me
viendrait ? se d?faire. Mais le syst?me m?me ne subsiste que parce qu'il s'actualise en des
versions toutes contradictoires qui se r?clament toutes cependant du so
cialisme r?volutionnaire. Si le mouvement ouvrier en France vers 1905
par exemple, est une querelle de famille opposant ind?finiment milleran
distes, broussistes-blocards, allemanistes, vaillantistes, jaur?sistes, gues
21 A. Comp?re-Morel, Concentration capitaliste, organisation collectiviste (1908), 23.
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7 O_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_
distes, syndicalistes d'action directe, herv?istes-antipatriotes, commu
nistes-anarchistes, libertaires individualistes (je passe sur bien d'autres
fractions), c'est que toutes ces fractions voyaient les incoh?rences et les
dangers inh?rents aux principes et strat?gies des autres avec beaucoup de
lucidit? (mais sans voir la poutre dans l'oeil de leur variante id?ologique propre).
L'Etat comme tache aveugle
Dans les textes des doctrinaires d'avant 1917, l'Etat n'est pas cette ma
chine oligarchique, polici?re et totalitaire des socialismes r?els: il est la solution discursive, argumentative, d?ductive ? toutes les difficult?s lo
giques, ? toutes les apories que j'ai ?voqu?es. Il est la tache aveugle qui permet d'organiser harmonieusement et avec coh?rence tout le reste du
puzzle en renvoyant ? son omnipotence, sa puissance, sa bienveillance, son
?quitabilit? et son efficience postul?es toutes les difficult?s et toutes les contradictions apparues dans la programmation d'une soci?t? 'juste'. La
grande op?ration de 'socialisation des moyens de production' qui consiste ? la fois ? attribuer au politique tout ce qui ?tait dans l'?conomique et ? transf?rer ? l'Etat tout ce qui relevait de la soci?t? civile n'est jamais examin?e dans toutes ses cons?quences. Ou plut?t le probl?me se voit op
poser une d?n?gation totalement abstraite: il n'y aura plus d'Etat de
classe, plus qu'une administration des choses, comme si l'administration
des choses n'impliquait pas un pouvoir de manipulation et de coercition
sur les individus.
La grande imposture verbale a ?t? de traiter comme synonymes la
'collectivit? des travailleurs' et 'l'Etat du travail'. Cela a permis de parler d'un futur Etat ouvrier, de pr?tendre r?concilier dans cet Etat la
Gemeinschaft des travailleurs ?mancip?s et la modernit? technocratique,
pr?visionnelle et organisationnelle, et d'en chanter d'avance les louanges ? comme le fait F. Lassalle, il y a plus d'un si?cle:
L'Etat ou r?gnerait souverainement l'id?e de la classe ouvri?re (...) susciterait (...) un tel essor de l'intelligence, d?velopperait une telle
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_7 1
somme de bonheur et de bien-?tre, cr?erait un tel degr? de culture et de libert? qu'on ne pourrait en trouver d'exemple dans l'histoire du monde, etc.22.
Nul doute que l'Etatisme n'ait eu ? voir avec l'id?ologie particuli?re aux intellectuels de parti, avec leur imaginaire 'professionnel' et leur
'id?al du moi'. Mais l'Etatisme est aussi une solution 'sur papier' ? qui
pr?tend chercher ? la fois l'efficacit? et la justice. Cet Etat qui r?gle la
production, fixe les r?mun?rations et les prix, qui l?gif?re, qui loge, qui ?duque, qui assure, qui veille ? l'hygi?ne industrielle, qui inspecte le tra
vail, ?
qui se substitue au peuple pour faire ce qu'il aurait fait dans le
d?sordre, les p?titions et les gr?ves, ? cet Etat est bien puissant et omni
scient face au citoyen. On lui attribue une capacit? illimit?e de gestion, tout en supposant qu'il renoncera ? exiger le monopole dans les secteurs
(l'information, l'expression artistique) o? cela para?t inopportun. Etat total d'embl?e, parce que toutes les dynamiques convergent en lui:
l'?mancipation des exploit?s, le r?gne de la science et de la raison eud? moniste, les 'lois' de l'?volution historique.
Le paradigme collectiviste exprime une mani?re de conna?tre le monde comme sch?ma homog?ne total, mode de connaissance qui para?t au
jourd'hui d?class? et d?valu?. Ce sch?ma 'homog?ne' se compose en fait d'?l?ments ? la consistance ontologique variable: du pr?visible, du pro bable, du conjectural, du sp?culatif, du chim?rique. Ce qui fait tenir ces id?es ensemble c'est qu'elles appartiennent au corpus des conjectures so
cialiste, qu'on peut leur reconna?tre ainsi de l'authenticit?, base de leur
cr?dibilit?. Le programme collectiviste est non seulement contradictoire, il est
aussi aveugle, d?s le tournant du si?cle, aux tendances de l'?volution in
dustrielle mondiale et ? la complexit? des faits sociaux et culturels. Mais
pourquoi cet aveuglement? Non pas parce qu'il se montrait trop dogma
tique par une sorte de rigidit? psychologique ou d'autoritarisme contin
gents, incapable d'amender des projets peu ? peu d?pass?, mais parce que
le 'syst?me' id?ologique socialiste s'?tait constitu? en lui-m?me et pour
22 F. Lassalle, Discours (Paris: Giard & Bri?re, 1903), 189.
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72_Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)_
lui-m?me en noeud gordien. L'imbroglio th?orique et tactique n'en pou
vait ?tre d?fait, la marge de manoeuvre ?tait ?troite parce que, plus liber
taire ou plus autoritaire, plus d?centralisateur ou plus planiste, plus 'ouvrier' ou plus technocratique, le syst?me e?t laiss? encore mieux pa
ra?tre ses antinomies.
Mes recherches sur la production propagandiste et doctrinaire du so
cialisme entre 1870 et 1917 mettent en lumi?re, comme je l'ai r?sum?
plus haut, la pr?pond?rance progressivement acquise d'un certain mod?le
de soci?t? 'id?ale' que j'ai caract?ris?e comme Etatiste et productiviste. Ce
mod?le ne s'est impos? dans le mouvement ouvrier qu'en refoulant
certaines hypoth?ses et contre-propositions ?
mutuelliste, f?d?raliste,
bernsteinienne-r?formiste, libertaire, anarchiste... Il s'est impos? dans
l'Internationale comme une orthodoxie au point de faire totalement ou
blier les critiques souvent perspicaces qu'il avait rencontr?es. Il a servi
notamment ? disqualifier les projets ?volutionnistes, d?centralisateurs, les
conceptions de syst?mes mixtes ou pluralistes. Puisque ce socialisme
Etatiste-productiviste a montr? toute sa nocivit? totalitaire, il conviendrait
de revenir sur l'histoire des autres projets socialistes, de remettre en lu
mi?re ce que ce mod?le ?tait parvenu ? mettre ? l'?cart, mais on ne peut
pr?supposer cependant que ces contre-propositions rec?laient contradic
toirement des strat?gies r?alistes et rationnelles: car on ne voit gu?re mieux aujourd'hui que du temps des Kautsky, des Guesde et des Vandervelde comment une soci?t? sans un centre de pouvoir dot? d'une
autorit? 'synoptique' pourrait forcer l'abondance, satisfaire pleinement la
diversit? des 'besoins', faire r?gner la justice, et ?manciper les humains en
programmant l'accroissement continu des opportunit?s qui s'offrent ?
eux. De sorte qu'on peut lire le programme collectiviste dont je viens plus que sommairement de rappeler certains traits comme une tentative elle
m?me apor?tique de surmonter Vaporie essentielle inscrite dans Vid?e de
justice sociale.
Au contraire des 'id?ologies' justement, un essai critique ne doit pas chercher ? avoir r?ponse ? tout! J'ai pos? quelques th?ses que j'ai illus
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_73_
tr?es par des consid?rations synth?tiques et l'apport esquiss? de quelques donn?es sur un cas qui n'est certainement pas choisi au hasard: le champ
discursif/id?ologique du socialisme r?volutionnaire. Le choix du socia lisme pour illustrer des th?ses sur l'id?ologie veut cependant signifier deux choses: le rejet, certainement, de l'opposition sotte et pernicieuse qui a trop longtemps paru radicale et progressiste 'science prol?tarienne vs
id?ologie bourgeoise', dont l'althuss?risme est un avatar. Mais ?galement et du m?me coup, pourrait-on dire, le rejet de la conception de ces confi
gurations de discours qu'on appelle des id?ologies comme fausset?s, mys tifications int?grales et
? si tout dans le langage et la culture est id?olo
gique ? le rejet du nihilisme contemporain qui veut que rien ne puisse
?tre dit vrai, que tout discours ne soit que simulacre et illusion utile, en creusant le paradoxisme facile qui, partant du fait que je ne peux rien dire du monde ant?rieurement / transcendantalement aux diff?rentes mani?res
dont il est connu (et dont ces connaissances sont objectiv?es et communi
qu?es dans des discours), aboutit ? conclure qu'il est impossible d'arbitrer entre les mani?res de conna?tre et de communiquer cette connaissance
pour d?clarer certaines 'meilleures', plus pertinentes que d'autres, ? peine de 'tomber' dans de vieilles illusions, celle du progr?s, celle de la science23.
Si les id?ologies ?taient des syst?mes autonomes coh?rents pourvus
d'une logique r?gulatrice 'rigoureuse', elles ne pourraient ?tre critiqu?es
que par quelqu'un venu du dehors, du dehors de cette id?ologie et du de
hors du monde de la connaissance id?ologique, qui poss?derait une
connaissance vraie du monde et de l'?volution historique et pourrait op
poser cette connaissance ? l'inad?quation de doctrines dont la fausset? et
les distorsions du r?el s'expliqueraient finalement par des int?r?ts (de
classe) ? d?fendre et ? 'naturaliser', des mensonges ? faire avaler aux
domin?s pour perp?tuer la domination. Althusser n'?prouve pas de diffi
cult? ? s'imaginer poss?der cette connaissance et cette confortable certi
23 C'est en remontant ? Bakhtine critique de Saussure, dans Marksizm i filosofila iazyka, Leningrad, 1930, qu'on peut voir travailler l'?quation ?tout le s?miotique est id?olo
gique?, mais la mani?re dont les chercheurs aujourd'hui la comprennent est bien diverse et le pyrrhonisme ? la mode n'est pas, si triomphal que soit son nihilisme, la seule ma ni?re de conclure en ce domaine.
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Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)
tude me semble d?terminer sa d?marche. (En passant: qu'est-ce qu'il y a
de 'marxiste' dans tout ceci? Cette ?pist?mologie simpliste n'est ni celle de
Sorel, ni de Mannheim, ni d'Horkheimer, sans parler de Bloch... mais
nous savons que la cat?gorie synth?tique de 'marxiste' est aussi passa
blement fallacieuse.) En admettant que le concept de v?rit? 'scientifique' et celui de ratio
nalit? universelle soient transcendants aux discours ? y compris les dis
cours savants ? dans leur relativit? et leur contingence historiques, il
n'en reste pas moins que l'on peut les critiquer, en entamer la critique en
se r?f?rant ? des r?gles cognitives et discursives cumul?es dans l'histoire
de la connaissance humaine et qu'on peut faire para?tre les incons?quences
qui s'y dissimulent sans pr?tendre pour autant ? un pessimisme cognitif ou
? un relativisme ataraxique absolus, et sans avoir besoin d'autre part de
pr?tendre conna?tre la v?rit? du monde et de son histoire.
Les id?ologies sont des bricolages sur du d?j?-l? id?ologique qu'elles refa?onnent en oubliant leurs 'sources' (et ?tant des bricolages emp?tr?s dans des traditions, forc?s de les 'retaper' en en conservant l'essentiel,
elles ne sauraient ?tre parfaitement ad?quates ? des fonctions synchro
niques de pr?servation des pouvoirs ?tablis ou de dissimulation d'int?r?ts
sociaux).
Elles sont des tissus d'aporie s ? mesure m?me de leur volont? de
conna?tre globalement et de mobiliser des humains en donnant du sens
(signification et direction) ? un univers social et historique qui se d?robe constamment ? la coh?rence, ? la clart? axiologique et ? l'univocit?. Et
pour tout dire, alors que les id?ologies de conservation et de maintien des
int?r?ts et des pouvoirs en place peuvent avoir une certaine coh?rence
op?ratoire, ce sont justement les id?ologies-utopies d'?mancipation et de transformation du monde qui sont les plus chim?riques, intrins?quement illogiques et 'intenables'. Ceci Georges Sorel, Karl Mannheim l'avaient
bien vu malgr? toutes les difficult?s qu'il y avait ? consentir ? le voir24.
24 Voir Karl Mannheim, Ideologie und Utopie, Bonn: Cohen, 1929. Karl Mannheim va reconna?tre pleinement le caract?re d'utopie de la pens?e socialiste ? sans contraster ce
caract?re ? un manque de scientificit? ni le taxer ainsi de simple fantaisie ou de chim?re. Les utopies
? selon Ideologie und Utopie ? sont des productions id?ologiques propres
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_M. Angenot, Les id?ologies ne sont pas des syst?mes_75_
Il ne me semble pas que l'on puisse, dans un 'genre' discursif donn? et
particuli?rement dans des ensembles d'?nonc?s destin?s ? mobiliser l'action publique et collective, dans des discours sch?matisant des 'visions
du monde' englobantes, dissocier le v?rifiable du chim?rique ou le ra tionnel de l'irrationnel (on peut les dissocier pour fins d'analyse, mais ces
aspects sont profond?ment intriqu?s, enchev?tr?s) ni reconna?tre jamais ?
ces discours 'id?ologiques' la coh?rence autonome qu'ils r?clament, car
les discours sont s?mantis?s non pas dans un code linguistique socialement
aseptis? et con?u comme 'syst?me' univoque, mais dans le r?seau inter
discursif plein de contradictions et de multiples sens que forme la culture
globale ? c'est-?-dire ce que j'ai cherch? ? th?oriser dans de nombreux
ouvrages comme le 'discours social'25.
Quiconque aborde l'histoire du socialisme et plus g?n?ralement l'histoire des id?ologies de progr?s et d'?mancipation, doit d'abord re
noncer au manich?isme vertueux, ? la critique d'adh?sion et
d'approbation; il doit accepter de regarder en face les antinomies et les
'taches aveugles', la coexistence permanente du juste et de l'absurde et de
l'inhumain au nom des Id?es g?n?reuses. Il doit admettre que coexistent dans les discours (et les actions), les int?r?ts 'vils' et les ?chapp?es uto
piques, les aveuglements dogmatiques et les efforts critiques. Il ne faut
pas faire une m?taphysique de cette r?gle de m?thode: // y a des degr?s, il
est, bien entendu, des discours plus sourds, autoritaires, irr?alistes, phi
listins et fallacieux que d'autres. Il est aussi des conditions sociales et his
toriques o? la s?r?nit? coh?rente et la justesse critique sont pratiquement
impossibles ? conqu?rir. Il est peut-?tre d?solant de devoir admettre que les id?ologies de justice et d'esp?rance, celles qui ne se contentent pas de
pr?tendre conna?tre le monde mais veulent le transformer, sont autant et
plus que d'autres tissues de ces contradictions et de ces 'impuret?s',
qu'elles sont sans doute intenables dans leur radicalit? et donc fatalement
aux classes domin?es, orient?es vers la transformation de la r?alit? existante et consacrant le caract?re progressiste de ces classes montantes.
250n pourrait notamment se rapporter aux livres suivants: Le Cru et le faisand?, sexe, discours social et litt?rature ? la Belle ?poque. (Bruxelles, Labor, 1986). Ce que Von dit des Juifs en 1889. Pr?face de Madeleine Reb?rioux. (Paris, Presses Universitaires de
Vincennes, 1989). Topographie du socialisme fran?ais, 1889-1990. (Montr?al, Discours
social, 1989). 1889: Un ?tat du discours social (Montr?al, Le Pr?ambule, 1989).
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Cahiers Ferdinand de Saussure 45 (1991)
trompeuses et perverties. Admettre cette hypoth?se de m?thode, ce serait au moins renoncer ? l'histoire 'truqu?e' et, en fin de compte, cela per
mettrait de leur rendre justice.
Me Gill University Montr?al
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