48
Revue trimestrielle, 85e année N° 1/2009 janvier, février, mars Société royale SAMBRE ET MEUSE (A.S.B.L.) Siège social : rue des Ravins 3 5100 Namur (Wépion) www.sambreetmeuse.org Éditeur responsable : Fr. Jacquet-Ladrier CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE Le Guetteur Wallon J’AI EU VINGT ANS DANS UN CAMP DE TRAVAIL OBLIGATOIRE EN ALLEMAGNE... CORRESPONDANCE D’UN DÉPORTÉ BELGIQUE - BELGIE 5000 NAMUR 1 P. P. 4 1450 N° d’agrément : P 801 243

CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

  • Upload
    docong

  • View
    231

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

Revue

trimestrielle,

85e année

N° 1/2009

janvier,

février, mars

Société royale SAMBRE ET MEUSE

(A.S.B.L.) Siège social :

rue des Ravins 3 5100 Namur (Wépion) www.sambreetmeuse.org

Éditeur responsable : Fr. Jacquet-Ladrier

CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

Le Guetteur Wallon

J’AI EU VINGT ANS DANS UN CAMP DE TRAVAIL

OBLIGATOIRE EN ALLEMAGNE...

CORRESPONDANCE D’UN DÉPORTÉ

BELGIQUE - BELGIE

5000 NAMUR 1

P. P. 4 1450

N° d’agrément : P 801 243

Page 2: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

Société royale

SAMBRE ET MEUSE A.S.B.L.

Siège social : rue des Ravins 3 - 5100 Namur (Wépion)

Arrondissement judiciaire de Namur

http://www.sambreetmeuse.org

CONSEIL D’ADMINISTRATION :

Présidente : Mme Françoise Jacquet-Ladrier

av. Gouv. Bovesse, 24 bte 12, 5100 Jambes - 081 / 46 05 42

Vice-président : M. Alain Falise

rue Piret-Pauchet 15, 5000 Namur - 081 / 22 09 70

Secrétaire : Mme Anne Mirasola-Mossiat

rue des Trois Piliers 104, 5002 Saint-Servais - 081 / 73 24 07

Trésorière : Mme Marie-Claire Offermans

rue du Progrès 12, 5000 Namur - 081 / 73 86 56

Membres : Mmes O. Maréchal-Pelouse, A. Liétart, M. Arickx-George

MM. C. Istasse, J. Lambert, O. Martinelle, L. Michaux,

Th. Naniot, M. Ronvaux

Les articles publiés n’engagent que leurs auteurs.

Le directeur de la revue a essayé de contacter les ayants droit au copyright des illustrations.

Néanmoins, si l’un d’eux constatait que des illustrations ont été publiées à son insu, qu’il

veuille bien prendre contact avec lui.

Toute reproduction d’un article ou d’un extrait d’article, par quelque procédé que ce soit, est

strictement interdite, sauf autorisation préalable de l’éditeur.

Cotisation annuelle : 20 €

Compte : 068-2009608-86 de Sambre et Meuse a.s.b.l. - 5100 Namur

Page 3: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

1

SOMMAIRE n° 2009-1

« J’ai eu 20 ans dans un camp de travail obligatoire en Allemagne... » Correspondance d’un déporté, Jacques Van Baelen

LOUIS RICHARDEAU p. 2

COUVERTURE Page 1 : L’Ausweis de Jacques van Baelen Page 4 : G.-L. LE ROUGE (1722-1778) Carte chorographique des environs de Namur Réduit sur l’Original levé sur les lieux, dédiée à son Altesse Mgr le Maréchal de Saxe (détail), collection privée.

Cahiers de Sambre et Meuse

Page 4: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

2

« J’ai eu 20 ans dans un camp de travail obligatoire en Allemagne... »

Correspondance d’un déporté

Avant-propos

En recueillant les archives de la famille Van Baelen-Libert, j’ai découvert dans une boîte à chaussures des dizaines de lettres et de cartes postales écrites par mon beau-père Jacques Van Baelen, décédé le 9 avril 2000. Cette corres-pondance intacte était accompagnée de documents officiels attestant le parcours singulier de ce jeune homme âgé, au moment des faits, de dix-neuf ans et demi. La lecture de ces lettres adressées à ses père et mère donnait à penser qu’elles pouvaient modestement compléter une page douloureuse de notre Histoire commune et, à ce titre, intéresser un public soucieux de mémoire et d’approche originale de notre passé. Il n’y a dans ces lignes nul fait extraordi-naire, nul exploit, simplement la relation, semaine après semaine, d’une dépor-tation qui a duré quelque huit cent vingt-cinq jours. La sincérité des propos, l’ingénuité de Jacques Van Baelen qui n’écrit que pour les siens garantit la véracité de ses dires. Comme tout déporté, il savait que la censure planait sur la communication épistolaire et que des représailles pouvaient s’abattre sur les contrevenants. C’est pourquoi l’auteur parle de ce qui est possible, en se plaignant à demi-mot, par litote ou par euphémisme, en recourant à une sorte de code compris des deux parties. La noble volonté de ne pas désoler ses parents déjà meurtris par la déportation en Stalag de Louis, leur fils aîné, de ne pas désespérer le frère et la sœur, peut expliquer le ton étonnamment serein, voire optimiste du jeune homme. On comprendra mieux à la lecture de ces pages, qui n’étaient évidemment pas destinées à la publication, le sort réservé à une jeunesse emportée bien in-volontairement dans les tourbillons de l’Histoire. Une jeunesse impuissante qui a résisté à sa manière, par sa dignité, par sa patience aux agressions cy-niques des vainqueurs du moment. On sent la révolte à chaque lettre mais elle ne peut se dire que par autre chose. Chacune semble crier : Ils nous obligent à travailler pour eux mais ils n’auront pas notre espoir, ils ne briseront pas notre jeunesse. Nous reviendrons peut-être plus forts qu’avant notre départ. Dans une lettre datée du 6 février 1943, il écrit de Leipzig : Quand on se pro-mène en rue tout le monde nous regarde comme si on était des bêtes curieuses mais on rigole aux éclats et ça leur va loin eux qui ont tant de raison de s’attrister.

Page 5: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

3

Notice biographique Jacques Van Baelen est né à Jambes le 3 août 1923. Il est le fils de Jules Van Baelen, garde-barrière pour la Société des Chemin de fer du Nord puis à la SNCB (accessoirement gardien de nuit à l’asile de Dave) et de Mathilde Donnay, sans profession mais exerçant, pour améliorer l’ordinaire, des activi-tés de maraîchère assez traditionnelles sur ces terres alluvionnaires cultivées par les « cotelîs » jambois. Durant la guerre, le couple occupait une fermette située rue Vigneroule, 4 à Jambes. Mathilde et Jules ont eu quatre enfants Louis Van Baelen, mécanicien chauffeur. Marie, vendeuse, Jacques, ajusteur à la SNCB et José Van Baelen, maître d'arme à la gendarmerie nationale. Personnage inclassable, Louis fit trente-six métiers, la plupart liés à l’auto-mobile, mais occupa la dernière partie de son existence comme conducteur de poids lourds pour la firme française Royer. En 1945, il était revenu d’Alle-magne avec une « Allemande », ce qui fut très mal vu par sa propre mère qui ne se privait pas de l’appeler « la boche ». Elle s’appelait Marguerite. Le couple a eu deux enfants et puis s’est séparé. La tante Marguerite a tenu un certain temps le restaurant « Le Mouton d’Or », rue Godefroid à Namur. Aux dires de mon beau-père, Louis était gratifié de talents divers : celui de dessinateur qui croquait en un tour de main le portrait de ses amis. Admis après la guerre dans un sanatorium de la région parisienne pour une tuberculose contractée durant sa longue captivité, il s’est très vite initié aux rudiments de la médecine, allant mettre à exécution ses talents d’infirmier habile à faire des piqûres à ses congé-nères malades. Il savait couper les cheveux, coiffer les dames. Il pratiquait des courses de stock-car sur de vieilles voitures rafistolées par ses soins. Il avait la parole facile, abondante, maîtrisant aussi bien le wallon que l’allemand ou le français avec l’accent du parigot d’adoption. Il s’installa près de Château-Thierry dans un logis artisanal assemblé par ses mains de bricoleur. Il connut une seconde femme - Martine - plus jeune que lui dont il eut une fille, Brigitte. Jacques était très admiratif de son frère aîné même si celui-ci, par son mode de vie indocile, son refus de toute entrave, était aux antipodes de son caractère. L’expérience commune de l’Allemagne, de leurs retrouvailles clandestines avait dû tisser des liens très forts entre les deux frangins. Jacques n’apprit la mort de Louis que bien après la date réelle du décès et en conçut un vif chagrin qu’il n’osa, par pudeur, manifester qu’une seule fois devant son épouse. Jacques a une sœur aînée Marie Van Baelen, à qui sa mère avait fait prendre des leçons de mandoline ! Elle exerça le métier de vendeuse à l’Innovation de Bruxelles. Présente lors du tragique incendie en mai 1967, elle en réchappa de justesse. Elle eut de son mari Jean Branders deux enfants José, gendarme et Yvette institutrice. Le frère cadet de la famille, José Van Baelen, après quelques boulots temporaires de manutentionnaire chez Finet (Atelier de Constructions Jam-boises), fit une carrière de sous-officier à la gendarmerie nationale. Excellent

Page 6: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

4

sportif, il y devint maître d’armes. En 1960, il participa aux Jeux Olympiques de Rome comme escrimeur. Marié à Janine Debergh, il eut une fille unique, Françoise qui exerce le métier d’infirmière. Jacques Van Baelen se prénommait en réalité Jules comme son père mais il fut toujours appelé Jacques (son second prénom) pour éviter la confusion. Après des primaires à l’École Communale située sur la place de Jambes et un IVe degré qui l’amena à l’âge de quatorze ans, il commença à travailler très jeune comme triporteur pour la firme Baudenne, rue de Bruxelles, puis à la Vierge Noire, un grand magasin situé place de l’Ange. Son père qui ne voyait pour son fils qu’un avenir professionnel parmi les cheminots lui recommanda de postuler un emploi dans la Société nationale des Chemin de Fer belge (SNCB). Jacques y fut admis à l’âge de dix-huit ans dans l’atelier de chaudronnerie situé aux Bas-Prés de Salzinnes (Namur). C’est à ce moment précis qu’en raison de son âge, il fut enrôlé dans le contingent des jeunes travailleurs envoyés de force en Allemagne pour y soutenir l’effort de guerre, comme disait l’autorité. Après le désastre de la campagne de Russie, le Reich devait puiser dans la main d’œuvre des pays occupés. Il ne s’en priva pas. Certains jeunes gens plus téméraires, ceux que l’on appelait les « réfractaires » refusèrent l’ordre de l’occupant et se réfugièrent dans la clandestinité ou bien se sont engagés dans la Résistance. Avec des centaines d’autres jeunes, Jacques prit à la gare de Namur la direction de Leipzig le 1er février 1943.

Les parents de Jacques Van Baelen : Jules Van Baelen († 1962) et Mathilde Donnay († 1969). Photographie envoyée en 1944 au jeune déporté en Allemagne.

Page 7: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

5

Petit rappel historique. Le Travail obligatoire en Allemagne.

Dès janvier 1942, toute l’économie allemande est transformée en économie de guerre et les usines d’armement réclament un surcroît d’effectifs. Les pre-miers travailleurs forcés seront les Polonais, les Russes et puis les Tchèques. Mais un nouveau système coercitif va s’instaurer : il s’agit du Service du Tra-vail Obligatoire (STO). La majorité des jeunes hommes allemands étant partis au front, Hitler exige de la France comme de la Belgique des ouvriers qualifiés pour combler le manque de main d’œuvre disponible. À la différence de la France où le Tra-vail Obligatoire fut organisée avec la complicité active du Gouvernement de Vichy, cette réquisition s’est faite en Belgique contre le gré des Secrétaires gé-néraux. Le Service du Travail Obligatoire fut organisé par les occupants alle-mands dès 1942. Le 6 mars 1942, le commandant militaire, le général von Fal-kenhausen prend une ordonnance en vue d’assurer la réquisition d’ouvriers pour « des travaux d’une importance spéciale ». D’abord, cette ordonnance ne visait que des travaux sur le territoire même du commandant militaire. Mais six mois plus tard, durcissement de l’ordonnance : les hommes célibataires ou non, de dix-huit à cinquante ans, et les femmes célibataires, de vingt-et-un à trente-cinq ans, pouvaient être envoyés dans les territoires du Reich, en vue de prestations laborieuses 1. Le 6 mars 1942, une ordonnance du général Reeder adressée à Mr. Plisiner, président du Collège des secrétaires généraux exigeait « une levée des ressortis-sants mâles nés en 1922, 1923, 1924 et leur mise au travail obligatoire en Alle-magne. Un certain nombre d’exemptions étaient prévues pour les ecclésias-tiques, les mineurs, les gendarmes, les policiers, certains gros agriculteurs et les étudiants. Effet indirect et sûrement inattendu des nazis, le S.T.O. a poussé un grand nombre de jeunes à fuir, à se cacher, à passer dans la clandestinité, à re-joindre la Résistance ou, comme on disait chez nous, l’Armée blanche. Beaucoup de ces jeunes gens, qui avaient reçu leur convocation pour se présenter à la Kommandantur (Werbestelle) ou déjà désignés pour se rendre en Allemagne, ne se présentaient pas tous au départ du train qui devait les y emmener. Refuser de partir, c’était s’exposer à des représailles et la répression mise en place par les Allemands (aidés par les rexistes) devint de plus en plus cruelle. Les membres de la famille du réfractaire pouvaient être mis au travail à sa place. Ils pouvaient même être traduits devant le Conseil de guerre. Comme les Français, les requis belges du STO étaient maigrement payés. À la libération, ils seront reconnus comme des « déportés du travail ».

_______________________

1. Pierre Stéphany, Des Belges très occupés, éditions Racine, 2005.

Page 8: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

6

S.T.O. affiche française Vichy encourage le travail en Allemagne

Témoignage oral de Jacques VAN BAELEN sur sa déportation en Allemagne (document enregistré en 1994 et retranscrit intégralement)

C’est une histoire vécue de la guerre 40-45, mon histoire. J’avais à l’époque en janvier 1943, dix-neuf ans et demi. L’Allemagne ayant besoin de beaucoup de main-d’œuvre pour remplacer leurs pertes aux combats en Russie et partout où ils se battaient, recrutait tout ceux qui pouvaient travailler et les aider dans leurs usines et partout où il manquait des ou-vriers. Ayant essayé le volontariat et ceci n’ayant pas donné de bons résultats, les Allemands décidèrent de déporter tout ce qui leur convenait, et c’est comme ça que je suis parti dans un convoi à destination de l’Allemagne. Après avoir reçu la convocation et les menaces au cas où je voulais me soustraire à ces ordres, force me fut de me rendre au rendez-vous de départ et de partir. Mes parents étaient très peinés. C’était des drames dans les familles quand le facteur apportait ces fameuses convocations. J’en reçu trois avant de me décider à en parler et à réagir. Je n’étais pas le seul ; il y en eut près de 400.000 pour la Belgique. Quand à la gare de Namur, j’ai connu ma destination « Leipzig en Saxe », j’ai dit à ma mère qui m’accompagnait : « J’irai et j’essayerai d’aller rendre visite à mon frère aîné qui lui était prison-nier de guerre à Dresden également en Saxe. » Je n’avais aucune notion des difficultés ni des distances qui nous séparaient, mais c’était pour la réconforter car elle était vraiment abattue. C’était son deuxième fils qui partait ainsi vers ce pays ennemi.

Page 9: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

7

Le 3 février, j’étais à Leipzig dans une fabrique le L.W.G. « Leipziger Werckzeuk und geraëtefabrik ». Le temps de me retourner, arranger ma chambre, mon armoire, la journée boulot, connaissances des compagnons, Allemands ou étrangers, je n’avais qu’une idée en tête : retrouver mon frère. Immédiatement, j’ai su l’adresse exacte où il travaillait, par des correspon-dances à gauche, à droite, avec des travailleurs étrangers, des Tchèques employés dans la même fabrique que lui. Entre-temps, j’avais aussi écrit au Commandant du Stalag IV A, responsable de mon frère ; une lettre en français, s’il vous plaît, ne connaissant rien de la langue allemande. Là, c’était vraiment au petit bonheur la chance, ça passe ou ça va au panier. J’avais fait la connaissance d’un Anversois (nous étions toujours en février 1943). Je lui demande s’il veut bien m’accompagner. Je lui paie les frais de transport. Il accepte. Lui se débrouillait très bien en alle-mand et en français. Et le sept mars 1943 nous partons : c’était un samedi après-midi. Deux heures de train et nous voilà à Dresden. Après toutes sortes de péripéties, je n’ai su rencontrer le frangin que le dimanche matin. Il ne faut pas oublier que nous n’avions aucun papier, ni autorisation. Il fallait quand même pren-dre énormément de précautions. L’après-midi, nous sommes revenus près d’une clôture qu’il nous avait indiquée. On s’est quand même rencontrés. C’était la première rencontre depuis trois ans… Nous avons pris le chemin du retour, quand même heureux que tout se soit bien déroulé. Rentrés chez nous à la baraque, j’aperçois sur mon lit une énorme enveloppe avec des cachets adressée à mon nom. Je l’ouvre et toujours avec mon copain César l’Anversois, on traduit. Suite à ma lettre au commandant du Stalag, l’autorisation de rendre visite le 14 mars à mon frère et pendant 48 heures m’était accordée. Voilà que je revenais et le samedi suivant, je repartais papiers en ordre cette fois. Je repartais seul, en train express au lieu du train de banlieue et ne commet-tant plus les erreurs de la première fois. Je suis resté avec le frangin l’après-midi du samedi. Nous avons mangé ensemble. Nous nous sommes raconté beaucoup de choses et le dimanche à 17h00, je le quittais, en espérant avoir la possibilité encore de nous revoir. Ce qui a été le cas, car pendant ma déportation qui a été longue de vingt huit mois, je suis allé à Dresden minimum 10 à 15 fois et souvent sans papiers. Mon frère ayant changé d’Arbeid Kommando et étant employé dans un garage au centre de la ville de Dresden, l’accès était plus facile et moins con-traignant. Je dormais même avec les prisonniers. Quand l’envie me pre-nait, je sautais dans le train et voilà… Ceci est une histoire qui ne doit pas avoir souvent été imitée, l’histoire d’un civil rendant visite à un prisonnier de guerre, son propre frère.

Page 10: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

8

La correspondance

Après deux convocations restées sans réponse de sa part, Jacques est contraint de se rendre à la Werbestelle rue de Fer, n° 105 à Namur à l’Office d’Embauchage. La suite fut très rapide puisque son départ fut fixé quinze jours plus tard, au Ier février 1943 à la gare de Namur. Le texte écrit par Jacques Van Baelen est retranscrit en italique. L’orthographe et la ponctuation sont fidèlement reprises (non corrigées). Février 1943

La première carte postale envoyée par Jacques Van Baelen à ses parents date du mardi 2 février 1943. Elle est affranchie à la poste de Pépinster. Elle est écrite au crayon bleu aniline.

Très Chers Parents et tous. Je suis ici au-dessus de l’Ourthe en arrêt en dessus d’un pont à 6 km de Verviers. Arrivé à Angleur vers 3 h et à Nassonveaux Fraipont à 4 h. Nous n’avons pas encore charger per-sonne en route à Angleur c’est demain mardi. Maman je te félicite de ton courage et tous d’ailleurs. Je n’ose penser comment le retour c’est effectué en pensant à mon départ pour la France. Mais il n’y a pas d’avance dans un mois d’ici c’est le retour. Il faut ce faire une réso-lution. Si on veut sans faire on ne rentrera pas. Je suis très content d’être parti avec Hennau et le camarade André de Virton tous pour Leipzig. Remercie Madame Tilmant et Suzanne de leur bonté à mon égard je ne les oublierai pas. Je suppose que Marie ne pleure plus je la comprend bien mais enfin. Remet mes amitiés à tous le monde. Maman rend visite le soir chez Mollet pour te divertir un peu. Bons baisers à tous. Jacques Expéditeur : Jacques Verviers.

Le départ de Jacques Van Baelen s’est passé le 1er février 1943, depuis la gare de Namur. Nous sommes ici le mardi 2 février à 4 heures. Le train chargé de travailleurs forcés s’est arrêté sur un pont qui domine l’Ourthe à Fraipont. Jacques en profite pour écrire. Dans l’épreuve, Jacques ne s’attendrit pas sur son sort mais s’inquiète du moral de sa maman et la félicite de son courage, lors des adieux sur le quai. On

Page 11: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

9

peut imaginer ces scènes déchirantes de parents venus accompagner leur fils pour une destination et une durée tout à fait incertaines. En février 1943, Jacques Van Baelen, n’a que dix-neuf ans et demi. Les pleurs de sa sœur aînée Mimie viennent s’ajouter au désarroi familial. Il devait y avoir des voisines qui offraient un petit viatique (Mme Tilmant et Suzanne). Jacques conseille à sa mère d’aller « chez Mollet », un café de la Montagne Sainte-Barbe où l’on pou-vait partager autour d’un verre le trop-plein d’émotion. Son départ pour la France. Ce trait est admirable. Est-ce dû à une coquille, une illusion ? Si lapsus il y a, il est révélateur d’un désir de France et d’un déni d’Allemagne. Quelques lignes plus loin, il rectifie (tous pour Leipzig). Lettre de 4 pages écrite au crayon bleu à l’aniline sur papier ligné (21 cm x 27 cm) datée du 4 février 1943

Leipzig le 4 février 1943 Bien chère Maman cher Papa chère sœur et cher José. Je ne vous ai pas écrit plutôt ce n’est pas de ma faute nous venons seulement de savoir notre adresse exacte et sans celle-ci on ne pouvait écrire. Le morale est excellent. Je joint ici un bout de papier avec mon adresse exacte. Ecrivez le plus vite possible à Louis et demandez lui son adresse ou je pourrai le voir. On peut voir les prisonniers à moins de 40 kms. J’en suis éloi-gné de 80 mais un petit Français que j’ai comme voisin de lit m’a dit qu’il me donnerait un filon. On peut aussi leur écrire librement c’est pour cela que je te demande une adresse ou je pourrai le voir et donne lui la mienne comme ça on correspondra. Ma santé est excellent et je pense bien de même pour vous tous. Et le doigt de José comment va-t-il pas trop grave je pense. Et Marie et Papa et toi Chère Maman comment allez-vous. Je suis toujours avec Gustave Hennau j’ai perdu le virtonais à l’arbertsame [sic] de Leipzig dans un triage ; je bien eu peur pour Gustave j’ai manqué je ne sais combien de fois de le perdre. Nous avons arrivé à Leipzig seulement Mardi à 5 heure ; Un voyage de 1100 à 1300 kms ce n’est pas mal. J’aurai encore voulu allé 100 kms plus loin comme ça c’était encore plus près de Louis ; Nous sommes de 600 à 700 kms vols d’oiseau de Namur. Voici notre Voyage. Parti de Namur à 1 h passé à Angleur à 3 h. Warbestalle 6 h. Ier contrôle douane. Achen à 8 h. 500 m. à pied avec bagages pour se rendre à l’Arbeitsame là on distribue 400 gr pain beurre saucisson en plus pour moi de la ration de Gustave. Départ à minuit 30 pour Cologne puis Dusseldorf, AGEN à 6 h du matin on était à Hann. Nouveau départ pour Bichfeld et à 8 h. on atteint Minden et à 9,15 h Hanovre. A 1,30 Magdebourg. 2,20 h. Konigsborn. Entre Hanovre et Magdebourg on fait un crochet jusqu’à 60 kms de Berlin mais on a bifurquer. A 3h15 nous passons Dessau à 4h05 Creppin et à 5 h nous arrivons à Leipzig. Nous nous rendons à l’arbeidsame distribution pain beurre saucissons. Je suis arrivé noir comme un nègre nous avions resté Gustave et moi toujours sur la plateforme pour admirer le paysage. Par ici il fait bon on se croirait au printemps. Je me suis lavé à l’arbeit-same [sic] puis on s’est couché sur les bancs et le matin je ne sentais plus mon cou et mon dos. Mercredi matin triage. J’ai eu peur car plusieurs remontaient au travail à Dessau et alors toutes mes espérances rompues ; par chance je suis désigné avec Gustave pour la même firme. Mercredi matin départ 1 h de marche ; les bagages en camions. Nous logeons dans de magnifiques baraquements. Je couche au-dessus de Gustave. La première nuit j’ai très bien

Page 12: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

10

dormi. Les baraquements sont divisés en chambres de 8 lits je suis dans la mienne avec 4 Parisiens 1 Bordelais 1 de Valenciennes et nous Gustave, tous de bons copains. Pour [le] travail je ne suis plus inscrit comme découpeur pas bon pour la vue et puis on se brûle le linge alors je suis à l’étau comme ajusteur. Je commence à 6h45 le matin 15 minutes à 9h. 30 minutes à midi et fini à 5h30. Le samedi fini à 12 h. jusqu lundi matin à 6 h. 45. il n’y a pas d’heure de rentrée. Dans les baraques nous avons le chauffage central plus une cuisinière pour cuire le patates le soir. Nous avons 1K650 de pain par semaine plus 500 gr de pain blanc plus 4,500k de pomme de terre à cuire ; nous autre même ; pour le souper. Nous avons le pain le dîner et le souper ces nous qui le préparons. La viande je ne sais pas encore notre ration. J’ai envie de rôtir tout le pain qui me reste sur la cuisinière pour ne pas le lais-ser gâter ;je suis à un quart d’heure de tram du plain centre de la ville. J’ai seulement achevé ma gamelle vendredi. Mercredi matin tout mes bagages sont arrivé intactes mes pommes com-mençaient gâter. A part ça tout est bien arrivé moi et les bagages. Il restait 10 places libres avec les français dans la cour de l’usine et j’ai postuler une place avec Gustave tandis que les 90 autres logent dans des camps à 20 minutes de là. Epargne pour les souliers et moins fatigues. Nous travaillons avec 90 Russes mais ne logent pas avec nous. Le soir nous faisons concert avec les Ukrainiens qui travaillent volontaire ici ils jouent sur d’espèces de mando-lines. Avec nous logent aussi de jeune Allemands donc tu vois que s’ils les mettent avec nous on n’est pas mal. Ici pas de bêtes petites mêmes propres ; Douches tous les jours ; Travaille très doucement Avec les Français pas le temps d’avoir le cafard il te le font vite passer. Quelque prisonniers Français seulement les autres tous comme nous. Prisonniers Belges il n’y en pas ici dans l’usine autre part peut être. Maintenant je vais aller souper puis me cou-cher pour être bien frais et dispos demain à 6 heures. Ecris-moi beaucoup de nouvelles de par là et fais bien mes compliments à tout le monde Marcel, Madame Tilmant, Suzanne, chez Decloux et tous par là. Pour le moment Gustave coupe et coupe les cheveux le commerce marche. Tu te rappelles les trois qui étaient à la visite et qui avaient leurs 3 papiers aussi et bien ils sont dans les 10 qui sont restés avec nous à l’usine. Donc tu vois que j’ai des co-pains. Et pour le reste ne vous en faites pas pour moi je tirerai bien mon plan avec les ré-serves que vous m’avez mis j’améliore un peu ma bouffe. Si je touche de l’argent je ferai mon possible pour vous en envoyer. Je crois bien que je serai payé. Envoye cette lettre express elle arrivera peut être plus tôt comme ça. Car je voudrais être fixé pour Louis. Maintenant je termine en vous embrassant tous bien fort. Compliments à Milmort, Corroy et ami(e)s et surtout ne vous en faites pas pour moi on n’en a plus pour longtemps. Grosses baises Jacques Je joints un papier avec mon adresse exacte écrivez comme ceci Jacques Van Baelen 594 Gemeinschaftslager Leipzig W33 Sarrländer Strasse, 20 La-gerfûhrung Deutchland

Jacques décrit le trajet qui l’a conduit depuis Namur jusqu’à Leipzig en traversant l’Allemagne d’ouest en est. Le voyage a duré dix-sept heures (départ à minuit trente pour Cologne et arrivée à Leipzig, le lendemain à 17 heures). Son adresse à Leipzig restera identique durant sa déportation. Jacques est ou-vrier ajusteur dans une usine de façonnage de pièces métalliques dont il ignore la destination. Au début, son horaire hebdomadaire de travail à la fabrique est d’environ soixante-cinq heures.

Page 13: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

11

Les baraquements sont divisés en chambres de huit lits. Les locaux équipés d’un chauffage central sont pourvus d’une « cuisinière » pour cuire les patates. Les travailleurs sont regroupés selon un critère national ou linguistique. À son arrivée, les rations hebdomadaires se distribuent comme suit : 1, 650 kg de pain, 500 gr. de pain blanc et 4,5 kg de pomme de terre. Pour la viande, c’est encore l’inconnue… Dans cette usine LWG, travaillent aussi des Russes, des Ukrainiens volon-taires et aussi de jeunes Allemands. La précision topographique des localités traversées prouve la curiosité de Jacques. Le jeune déporté est soulagé de garder dans la même chambrée son ami Gustave. Il découvre son nouveau lieu de vie, qui ne l’effraie pas trop. Garçon débrouillard, Jacques choisit la fonction d’ajusteur moins salissante et moins risquée. Dès le début, on perçoit la volonté de ne pas se laisser abattre : il se laisse gagner par l’ambiance chaleureuse créée par la musique des bala-laïkas ukrainiennes et par la gouaille impénitente des Français (Avec les Français pas le temps d’avoir le cafard, il(s) te le font vite passer). Le jeune homme veut certes rassurer ses parents : son moral est très bon, il n’a ni faim, ni froid et son travail s’annonce tout à fait supportable (Travaille doucement). Dès le début, se manifeste un désir obsédant de rencontrer son frère Louis Van Baelen, fait prisonnier dès juin 1940 après la prise du Fort d’Andoy. Il ne sait pas encore où se trouve son Stalag ni comment s’y rendre mais il y pense immédiatement.

Photographie prise fin 1943 par Jacques Van Baelen : un baraquement au camp de Leipzig

Page 14: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

12

Chronique d’un séjour forcé

Après l’installation dans son baraquement situé Sarrländer Strasse, 20 à Leipzig, Jacques trouve sa vitesse de croisière, rythmée par le travail, par la cuisine de ses repas qu’il doit improviser, imaginer, par l’écriture de sa corres-pondance, au minimum deux lettres par semaine, par quelques promenades en ville ou à la campagne proche et par l’exercice de sports divers. Des visites aux curiosités architecturales de Leipzig (zoo, monument Napoléon, gare, églises, etc.) occupent ses week-ends. Dans ce train-train, vient se placer un événement majeur assez audacieux de la part d’un jeune déporté dans un pays ennemi en guerre. Cet événement, c’est la sortie clandestine de son camp et la visite non auto-risée à son frère Louis, prisonnier dans le Stalag IV A à Dresden. Le récit est repris intégralement d’une lettre de Jacques :

(…) Et maintenant aux grandes opérations. Depuis le 8-3, j’étais décidé à me rendre auprès de mon cher Frère ; Vendredi je me rends près de mon Commandant pour avoir l’autorisation de voyage et de découchement. Je faisais passer Louis comme ouvrier vu que je n’avais pas l’autorisation. Il me refuse parce que Dresden est éloigné de plus de 100 km. Je dois faire une demande à l’Office du travail, tu comprend toutes ces courateries [sic] ça de-mande 2 mois minimum. Tu comprends moi je ne sais plus attendre. Je prépare ma mallette le kg de pain échangé je le découpe ; un bidon de café et ma ration de saucisson. Et tant pire moi et mon camarade César d’Anvers, nous décidons de partir quand même. Le samedi travail terminé midi toilette et en route. J’ai une fière chance d’avoir un copain pour discuter ou je ne serais jamais arrivé. Seul sans savoir se faire comprendre. Dans des villes pareilles. Nous embarquons à 14,27mh. Par Dölhen puis Dresden arrivé à 19h. Plus de place hôtel ; dormir jusque minuit dans un bistro, puis de minuit à 6h. du matin à la gare. Eloigné de Leipzig de 125 km c’était risqué, mais pour voir mon frère j’aurai été dix fois plus loin. Lendemain tour en ville puis à la recherche du but. Mais le vendredi au soir, j’avais reçu une lettre de Louis avec plan, tu sais pour tout ça Louis était fort. Après obtenu renseignements nécessaires grâce à César, nous arrivons vers 8h du matin dans les environs de chez lui. Un liégeois était à la fenêtre de la baraque et me demande qui je cherche je lui explique. Directe-ment il crie « Louis » et je vois une tête c’était lui. Alors il descend et je le vois arrivé à 30 mètres il avait le pull-over vert qu’il venait de recevoir. Lui était exact comme je l’avais quitté en 40, je me figurais que le jour avant je l’avais encore vu. Mais c’était différent. Tu demandes de bien l’embrasser pour vous tous, je crois que je l’ai bien fait pour vous et tous les voisins. Il est très bien portant et est très bien. Nous avons parler d’une chose et de l’autre puis il a du rentrer pour l’appel. Je suis revenu après-midi, mais il n’a plus pu sortir et j’ai du lui parler à 3 mètres, triste mais content que jusqu’alors ça aie été comme ça. Je lui ai expliqué comment ça allait à la maison et il me questionnait tu peux me croire. Et à deux heures je devais le quitter mon train était à 3h11 et lui devais partir en promenade. Tu peux dire que ça m’a fait un réel plaisir à le voir mon cher Frère. Je n’avais même pas remarqué ses dents, tellement elles sont bien remises. Il m’a expliqué un peu sa petite vie. Louis était complètement remis de son angine. Il voulait me donner son phono mais je n’ai pas accepté. Il me dit qu’il va me chercher un petit quelque chose, je ne veux pas comme tu

Page 15: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

13

comprends, il y va quand même, je ne pouvais pas l’empêcher vu qu’il y avait des fils de 3 mètres de haut qui nous séparais. Il revient avec une boîte à souliers, il me la jette au-dessus des fils. Obligés immédiatement de la mettre sous l’imperméable pour les sentinelles, il est un peu fou je crois que je vais lui reporter, il m’avait mis dans la boîte un peu de chocolat, un paquet de biscuit, une boîte de miel un petit paquet de sirop d’or des amendes, une boîte de caramels, et le tout dans une boîte à souliers avec l’écriture de Marie sur le couvercle avec cette mention « 14 galettes ». Tu parles d’un frère, c’est une crème. (lettre du 15/3/43)

Lettre importante dans la suite monotone des journées. Un jeune homme de 19 ans prend des risques énormes pour aller voir son frère dans une Alle-magne en guerre. Lui-même prisonnier ou du moins non libre de ses déplace-ments, passe outre d’une autorisation qui ne viendra que plus tard et s’aven-ture par le train dans une escapade de deux jours. Jacques pouvait être pris pour désertion, espionnage. Mais l’amour fraternel a été le plus fort. Un mo-ment de grande émotion. Il fallait de l’audace. Elle a payé. Dans la lettre suivante datée du 17 mars 1943, Jacques nous donne des précisions supplémentaires sur le sort réservé à son frère Louis :

(…) Je me réjouis d’être samedi pour revoir le frère. Je crois maintenant que je pourrai par-ler assez longtemps ensemble, et plus à des mètres l’un de l’autre. Ça faisait mal au cœur de se voir comme ça ; comme des fauves. J’essayerais de partir plus tôt samedi pour arriver près de Louis vers 5 h. alors j’irais coucher dans un baraquement voisin et le lendemain je pour-rais le voir de 9 h du matin à 8 h du soir. Et le soir pour rentrer j’ai un train à Dresden à 9 h. qui arrive à 11 h. à Leipzig. Tu peut dire qu’ici il faut savoir se démerder, faire des trotes [sic] pareilles sans rien comprendre. Et dans les gares pour se retrouver, car se n’est pas Jambe Etat – Louis en a fait une de tête quand je lui ai dit que j’était revenu avec son pull-over violet. Il m’a aussi parlé de son vélo. Du mouton mort. De toute sorte de petites choses. Je lui ai expliqué comment ça va par là. Il m’a aussi parler de son fort (*) de toutes les choses qu’ils y aurait laissées. Mais nous n’avons pas pu parler longtemps je pense bien samedi prochain en savoir plus long.

Le retour sur sa performance permet de mesurer l’importance de l’événe-ment. Quand Louis parle de « son fort » et des « choses qu’il y aurait laissées », c’est une allusion claire à la campagne de mai 1940 et à la reddition du fort d’Andoy que Louis avait défendu avec sa garnison. Ce fameux ouvrage d’art réarmé en 1939 n’a pu résister aux obus allemands. Le fort se défendit coura-geusement du 13 au 23 mai : la garnison dut se rendre après que les coupoles de tirs furent rendues inutilisables. La seconde visite à Louis se fera cette fois dans la légalité.

(…) Samedi matin je me rends de nouveau avec l’autorisation près du Commandant cette fois-ci il accepte, j’en ai attrappé mal à la tête. Je n’ai plus rien foutu du matin. J’ai deman-dé 1h. de congé, à onze heure je faisais ma barbe et me lavais, je dine en vitesse et en route pour la gare. Un petit renseignement ici un petit là et pour finir je sais avoir un ticket, j’avais un train express à 13h30. j’étais seul et tu vois je suis bien arrivé et bien revenu. Encore bien qu’on a reçu de bonne leçon dès notre jeune âge. A 15.30 à Dresden et à 16h. chez Hildebrant. Louis m’attendait à la fenêtre de la baraque. Je me présente au poste,

Page 16: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

14

après vérification minutieuse de toutes mes pièces d’identité et de mes papiers on me laisse entrer, Louis était frais comme une rose, bien coiffé, une chemise blanche avec des lignes, le pull-over vert et une culotte kaki. Je suis resté avec lui dans le poste jusque 21h00. Alors un garde a téléphoné dans des hôtels pour moi loger mais tout occupé. Et un garde m’a mené jusqu’au poste de police et là j’ai dormi dans la cellule, un peu dur mais mieux là que sur la rue, et pas peut qu’on vienne me voler. Et puis maintenant on se fait à tous les coups. Ca me faisait plaisir en m’éveillant la nuit de me voir là (La porte seulement ouverte). Le matin 9h. je me suis représenté au poste et je suis resté avec Louis jusque 19h. On s’en est raconté des histoires, il m’en a posé des questions et moi aussi.(…) Louis était en très bonne santé. Mais je ne sais pas ; je ne peut pas me figurer que voilà près de trois ans qu’on ne sais vu. Il m’en a fait des plans de transformation de notre maison. (L’eau à la cuisine, etc). Il m’a fait un diner pépère tiens toi bien : (des Frites de la viande (2 sortes) de la moutarde de la bière et du pain). Il ne font pas ça toutes les semaines, il avait économisé son petit ravitaillement pour me préparer ça. Combien de fois on a dit « s’il pouvait nous voire sur banc en-semble » (lettre du 22 mars 1943)

En pleine guerre, ne sachant que quelques mots d’allemand, un T.O. quitte son usine pour rejoindre son frère à 150 km de là (Leipzig-Dresden). Il surmonte tous les obstacles, retrouve son frangin au stalag IV A et, faute d’une chambre d’hôtel libre, il passe la nuit dans un poste de police accueillant. Le lendemain, longue conversation entre frères, réchauffée par un repas bien belge. Cette lettre confirme l’esprit de débrouillardise de Jacques, son amour fraternel et son obstination. Mais elle est aussi l’expression de la générosité et de l’inventivité du frère aîné Louis. Celui-ci ne bénéficie pas du même statut que le Travailleur obligatoire. Il est prisonnier de guerre, capturé après la prise du fort d’Andoy, il séjourne à Dresden depuis juin 1940, depuis près de trois ans. En mars 1943, les trains de ligne intérieure partent et arrivent à l’heure. La vie quotidienne ne semble guère bouleversée par la guerre : les hôtels de Dresden ne désemplissent pas. Les policiers allemands manifestent pour ce jeune travailleur belge beaucoup de sollicitude jusqu’à l’héberger (portes ouvertes) dans une cellule du poste. Une troisième visite va pouvoir se con-crétiser le 2 avril 1943 et une quatrième le 22 mai 1943. Il y aura au total, selon les dires de Jacques, une quinzaine de visites au frère prisonnier. Au fil du « séjour », le règlement va se durcir. Jacques n’aura plus droit qu’à une visite tous les trois mois.

La promesse maternelle d’un appareil photographique envoyé dans un colis fait d’abord peur au jeune homme. Il sait que c’est strictement interdit. Je te remercie infiniment pour l’appareil, mais ne risque pas [cela] il n’arrivera pas ces pièces nous sont défendues (lettre du 4 avril 1943). Mais quelques semaines plus tard, il obtiendra le cadeau clandestin. Avec ce boîtier assez sommaire, Jacques pourra compléter sa communication par l’image. Depuis son camp de Leipzig, il enverra plus de cent clichés à ses parents. La preuve que l’appareil proscrit est

Page 17: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

15

bien arrivé ? Quinze jours plus tard, il écrit à ses parents : Envoyez-moi aussi ci ces possible un film de photo, assez camouflé dans le colis (…) Si vous savez avoir un film, je vous réserve de belles surprises peut-être, si je crois que ça s’arrange (lettre du 15 avril 1943). Et plus tard : Si vous sauriez m’envoyer un film par la poste, tous ces colis ne sont jamais ouverts et arrivent beaucoup plus vite, même les autres colis maintenant ne sont plus ouverts, vous n’avez qu’à mettre une bricole ou l’autre avec le film pour faire environ 500 gr à 700 gr. (lettre du 5 mai 1943).

Durant l’été 1943, un drame s’est déroulé au camp qui a choqué le jeune déporté : la mort d’un compagnon de baraque.

Il nous est arrivé un malheur le mardi 15-6. J’avais dans ma chambre un Parisien, qui souffrait d’un mal de gorge assez prononcé. Il était âgé de 48 ans environ et avait son fils avec lui ici. Un spécialiste lui avait dit qu’il avait des abcès dans la gorge, Mardi il allait mieux lui semblait il et vers 15h30 il étouffe dans la chambre, son fils était en ville , tu peut dire que c’était un drôle de tableau à voir, quand ce jeune homme là est revenu vers 5 heures. C’est chez lui que je devais rendre visite à Paris les événements terminés, c’était un très bon homme, il avait fait son service à la Marine et avait fait la guerre de 14-18 dans cette arme, alors tu penses. Le soir quand il nous racontait ont les écoutaient ces récits. L’enterrement aura lieu samedi matin ou après-midi ce n’est pas encore fixé ; on l’enterre cinq jour après vous vous rendes compte. Le fils retourne en France le dimanche après l’enterrement quelle nouvelle pour la femme là-bas, elle est seule et n’avait qu’un garçon. Le soir le fils a pris comme une crise de désespoir il se frappait la tête au mur, j’ai sorti avec le soir, ça lui a changé les idées, et je lui ai remonté le morale comme j’ai pu, maintenant ça va mieux il est au milieu des copains mais quand il va être seul avec sa maman ça va être quelque chose.

La mort « en direct » de monsieur Guyman, un parisien de 48 ans avec qui Jacques avait noué des liens de sympathie, au point de se promettre une visite mutuelle au retour, ne manque pas de perturber la chambrée et Jacques parti-culièrement. N’écoutant que son bon cœur, il s’applique à consoler le fils désespéré. Avant de retourner à Paris, le jeune français lui offrira un diction-naire Assimil Français Allemand qui permettra à Jacques de mieux se faire comprendre (carte postale du 23 juin 1943).

Sur le sujet ici évoqué, Jacques, pour des raisons évidentes de sécurité reste très discret. À l’usine LWG, Jacques avait été remarqué par un contremaître allemand, un certain Otto Lindenhohn dont le fils avait été gravement blessé durant la campagne de Russie. Ce citoyen allemand nullement nazi et son épouse, peut-être émus par la ressemblance avec leur fils unique, ont pris Jacques sous leur protection. Cette affection rendra sensiblement plus suppor-table le long séjour en captivité. Jacques séjournera plusieurs fois chez Otto et certains week-ends pourra profiter, en leur compagnie, d’un chalet en mon-tagne.

J’ai rendu visite à un de mes amis de travail d’ici, j’ai été très bien reçu un très bel intérieur, ils nous ont offert (j’avais pris César avec moi) un gateau avec du vin blanc et des fraises, les premières cette année.

Page 18: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

16

(lettre du 26 juin 1943). Un mois plus tard : (…) j’ai rendu visite à mon ami d’ici sa femme est très gentille j’ai encore eu un morceau de tarte au fromage tasse de café et 6 kg de pomme de terre, tu vois on se débrouille et ont trouve toujours des bonnes gens partout (lettre du 23 juillet 1943).

Photo prise par Jacques Van Baelen du couple Otto Lindenhohn lors d’un week-end en montagne

Parfois, le conflit mondial se réinvite dans le camp comme lors de cette visite impromptue d’un Wallon, membre de la Waffen SS : Hier un wallon qui fit partie des Waffen SS est venu nous faire un petit discours sur son organisation et inviter ceux qui désirerait en faire partie à s’inscrire auprès de lui ; il a remporté un succès comme vous devez le penser (lettre du 9 juillet 1943). L’usage de l’ironie ou de l’anti-phrase, permet à Jacques de sauver la face. Tout jeune qu’il soit, il n’est pas dupe. Quelques mois plus tard, ce sera Léon Degrelle qui tentera en vain de galvaniser les jeunes travailleurs belges à Leipzig :

Léon Degrelle vient nous rendre visite le 2 juillet nous lui réserverons un accueil chaleureux d’ailleurs nous sommes obligés d’assister à son meeting, il sera très bien reçu par nous, avec tout les égards qu’il a droit comme tous les vaillants combattants de l’Est. De la manière qu’on regardait passer Jomoutton de chez nous (lettre du 27 juin 1944).

L’ironie adoptée par Jacques dans la relation de cette information en dit long sur ses sentiments à l’égard du « fils rêvé de Hitler ».

À partir de fin novembre 1943, les cours des événements mondiaux se précipitant, plane la menace des bombardements alliés sur l’Allemagne. Depuis

Page 19: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

17

la Belgique, les parents s’inquiètent et le fils les rassure comme il peut : (…) Il faut vous demander, si vous seriez à la place de certains parents qui ont un des leurs immé-diatement dans les contrées visées, c’est tout autre chose, ici ce n’est pas pour une petite baga-telle quelques coups ici et là, et ou je suis ici rien à craindre, en campagne et un abri assez convenable, vous voyiez rien à craindre et vous n’avez pas à vous en faire et vous pouvez vous tenir tranquille (lettre du 26 novembre 1943). Pour désigner les bombardements, Jacques parle de « grand opéra », quand il parle des alliés anglais, Jacques utilise une sorte de code : il les appelle les « cousins ». La menace se précise pourtant de semaine en semaine :

(…) Samedi passé à 3 h du matin nous avons eu grand opéra, sans accroc pour moi, comme je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, vous n’avez pas besoin de vous en faire pour moi je suis assez éloigné de la ville et bien garanti. Samedi au travail c’était encore assez brouillé, ont discutait avec les quelques hommes qui étaient venus. (…) Dimanche nous n’avons pas su aller à la Messe. (…) Après-midi je suis aller en ville un peu voir ce qui se passait. Il y en a du renverser je ne vous dit que ça. Je suis parti avec César et deux autres camarades (lettre du 6 décembre 1943). De sérieux bombardements seront essuyés, la nuit même du réveillon 1944 :

(…) Le lendemain, je pensais bien aller à la messe de 7h00 comme d’habitude, mais les cousins sont venus depuis 3h le matin jusque passé 4 h alors abri, rentré baraque se recou-cher et je me suis réveillé à 10h30. Des cas pareils je crois que je suis pardonné. Dimanche je me suis couché à 22h30 et de nouveau à 3h00 abri jusque passé 5h. recouché 1h et puis boulot, encore bien qu’ils ne font que passé et terminé, tant qu’ils ne viennent que comme ça, ça va bien. (lettre du 3 janvier 1944).

Et encore 10 jours plus tard. La relation est très bien écrite avec une cer-taine délectation même :

(…) Non pour cet opéra nous n’avions pas de fauteuil d’orchestre le spectacle était grandiose. J’y ai très bien vu même sans jumelles. (…) Non ce n’est pas comme chez nous comme en 40, nous avons tout le temps pour nous mettre à l’abri ; il faut dire c’est assez bien organisé (lettre du 10 janvier 1944).

Au fil du temps, le risque d’être tué dans un bombardement s’aggrave et Jacques l’avoue humblement : (…) Il y a des jours où nous ne valons pas grand’chose nous ne tenons plus sur nos jambes et à l’abri il faut y aller car on ne sait jamais s’ils ont de la marchandises à décharger et pour plus de sûreté nous nous camouflons (lettre du 31 jan-vier 1944).

À la faveur d’un retour d’un camarade en Belgique, Jacques envoie à ses parents des nouvelles non censurées sur la réalité de la guerre : (…) Pour les alarmes, (…) ce n’est pas la même chose chez moi [c’est à dire à Leipzig], mais ça ne nous fais rien seulement nous remonter le morale … alors ils peuvent venir. (…) Le dernier lancement de fèves date de vendredi dernier, je dormais qu’en l’alarme a sonné au environ de 9h00 le matin, directement la D.C.A. était en route, je me suis levé et je suis sorti ; ce

Page 20: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

18

qu’ils en passaient des cousins dans tous les coins les escadrilles arrivaient et se croisaient à quelques 70000 mètres de hauteur, ah ! ils sont vraiment magnifiques et imposants et tout doucement ça à commencé une ici et une là quelles morceaux et quelle vacarme, c’est n’est plus que poussières et fumée. Ah ! ils ne les ratent pas. Samedi je suis allé faire un tour à la grande gare (la plus grande d’Europe) avant mais plus maintenant, d’ailleurs mon Ami Jacques vous en parlera et le plus beau c’est que c’est le Anglais eux même qui sont prison-niers qui sont au déblayement. Mais ne vous en faites pas pour nous, nous ça nous fait rire et les risques ne sont pas si grands, ils en ont principalement aux grandes fabriques hors centre de la ville, gare, etc… (…) Ici ça va toujours à par qu’il diminue un peu sur la bouffe, car l’Ukraine est perdue et beaucoup d’autre coin qui leur rapportait (lettre du 12 juillet 1944).

La fin de l’année approche avec ses fêtes de Noël et de Nouvel An. C’est le premier Noël que Jacques passe loin de chez lui. Il ignore qu’il y en aura en-core un autre à passer dans le camp.

(…) Tout c’est bien passé, ont ne s’est pas mal amusé, façon de parlé enfin on n’a passé son temps quoi. (…) Je vais vous expliquer un peu et faire un petit contrendu [sic] de la fête. Jeudi soir je suis allé à la douche, nous croyons recevoir tout ce jour mais rien n’était arrivé alors ça été reporté le lendemain. Vendredi je me suis levé à 10h00 et je suis allé à l’épluche-ment jusque midi environ après pour diné, un bon plat de macaroni. Ce jour nous avons reçu pour commencer un gateau très bon ; genre cougnou bien gras d’environ un kilog et demi, notre ration de saucisson, marmelade notre sucre, 30 cigarettes allemandes, un pain gris de un kilog et demi jusque lundi soir et 3 œufs et 125 gr de beurre. Alors a commencé dans l’après midi quelque concours, ça c’est pour mon cher Papa, je suis sur les traces, j’ai fait un concours de couyon, tête à tête, il y avait 24 concurrents et je suis sorti Ier j’ai gagné le premier prix de 8 marks. J’avais une des ces chances, une vraie de cocu encore bien que je ne fréquente pas, j’allai n’importe quoi et je gagnai toujours pourtant il y avait des joueurs, mais contre la chance ; ils étaient furieux et rien à faire à moi le fric. Après il y a eu des combats de boxe, j’avais comme partenaire César, bien entendu il y avait des gants, je jury à décidé match nul, un peu à comprendre. Nous avions notre accordéoniste qui nous jouais de beaux morceaux et nos chanteurs qui nous interprétais leurs succès. A minuit ont a observé deux minutes de silence, c’est la que plus encore j’ai pensé à vous, pendant ce temps je m’était retiré dans un coin et seul j’ai prié je s’avais que vous aussi vous le faisiez, là-bas devant cette petite crèche comme chaque année. Après tout le monde c’est retiré et je suis allé me couché toujours vous reveniez à ma pensée. Nous avions un arbre de Noël que nous avons garni nous même, mais ça ne vaut pas note petite crèche qui j’espère bien l’an prochain je pourrai y redire une petite prière ensemble (lettre du 26 décembre 1943).

Le passage de l’année 1943 à l’année 1944 donnera lieu à un petit réveillon dans une salle voisine du baraquement : (…) Vers 17 h. nous sommes allé à la pe-tite fête que nous avions organisé près de notre camp. Nous étions 120 personnes pour ap-plaudir nos artistes. Tout c’est très bien passé. Cette petite séance a obtenu un succès complet (et nous nous proposons dans faire une pour la fin de ce mois pour commémorer le Ier anni-versaire de notre arrivée en Allemagne). Il y en avait pour tous les goûts : Opéra, chanteurs

Page 21: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

19

de charme, swing, classique, pièce de théâtre, etc et le tout nos a conduit jusque 23 h là nous devions rentrer au camp mais nous avons prolongé jusque 1h00 le matin. Nous avons fait une sauterie, oui ça a bien marché Nous avons eu plutôt mal aux bras vous demanderez bien pourquoi les bras et non les jambes comme à l’habitude ; parce que voici les, les hommes c’est beaucoup plus dure à conduire qu’une femme, il faut tirer ici, poussez là, quelle panto-mime, le temps à passez quoi. Nous avons rentré au camp vers 1h30 et on a recommencé jusque 6h le matin. Moi je me suis couché à 4h30 c’est déjà bien. A minuit j’ai bien pensé à vous tous j’ai pensé au nouvel an précédent et au autre à celui de 39-40 où je suis rentré à 6h00 le matin avec André Collard, c’était le bon temps (lettre du 3 janvier 1944).

Réveillon 1943-1944 à Leipzig

Un autre fait dramatique va affecter Jacques durant cette période. Son meilleur ami, César Hungens originaire d’Anvers vient d’apprendre que sa fiancée est atteinte d’une grave maladie : César viens de recevoir des mauvaises nouvelles de chez sa fiancée qui est atteinte d’une grave maladie, c’est car comme il est orphe-lin de père et mère il n’avais quelle et elle était pour lui un des meilleurs soutiens il en est très affligé ; pour l’instant l’usine fait son possible pour le laisser repartir, il a des chances car il est privilégie sur 2 points : premièrement il est flamand, 2èm il était interprète ici et très bien vu des chefs et toujours en rapport avec ceux-ci. Pour ma part, je souhaite de tout cœur qu’il puisse retourner, pour moi il a toujours été mon meilleur ami ici, nous nous avons rencontré le 2-2-43 et nous nous ne sommes jamais quitté d’une semelle depuis lors c’est grâce à lui que j’ai su retrouver Louis et il était avec moi lors de ma première rencontre avec mon cher Frère Louis (carte du 16 mars 1944). L’inéluctable va se produire quelques jours plus tard : (…) La fiancée de César n’est plus. Mon pauvre ami ici est triste à voire. Il a reçu une lettre ce jour ; le télégramme n’a pas été envoyé. Une jolie fille déjà de 20 ans. Ce n’est vraiment pas possible ; elle a eu un rhume ou ça a commencé par là et deux jours plus tard elle avait rendu l’âme à Dieu, pour l’instant César est en face de moi et écris une lettre au Parents de sa Rachel regrettée. Ici je vous quitte en vous embrassant Tous bien fort. Jacques (carte postale du 24 mars 1944).

Page 22: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

20

Sujets le plus souvent abordés dans la correspondance

Louis

Dès son arrivée à Leipzig, Jacques n’a qu’un désir : rencontrer son frère Louis, prisonnier de guerre depuis juin 1940 dans un stalag. C’est tout ce qu’il sait.

Ecrivez le plus vite possible à Louis et demandez-lui son adresse où je pourrai le voir, écrit-il à ses parents le jour même de son arrivée au camp de Leipzig (lettre du 4/2/43. Je n’ai encore rien reçu de Louis ça me fait de la peine sa lettre aura peut-être été jetée au panier (lettre du 19 février 1943)

Le projet d’une rencontre fraternelle jaillit lors d’un premier courrier : Mais après-midi Gustave vient vers moi tenant une lettre de Louis. Il est en très bonne santé et m’a donné toute la marche suivre. Je crois si toutes les autorisations me viennent je crois bien le joindre le dimanche 7-3. Je me ferai accompagner d’un Anversois qui me servira d’interprète parce que si tu ne sais [pas] te faire comprendre on t’envoie bouller. Je voudrais déjà être ce jour ; quelle rencontre…(lettre du 25 février 1943). La décision est irrévocable et elle prend peu à peu forme dans son esprit : Quand j’aurai reçu cette autorisation j’en demanderais une à mon commandant et puis en route. Où je suis ici c’est le stalag IV G (lettre du 28 févier 1943). Le 15 et le 22 mars 1943, Jacques pourra réaliser son rêve. Il multipliera son expérience quelquefois clandestinement, d’autres fois légalement.

Louis Van Baelen, frère de Jacques, prisonnier de guerre au camp de Dresden

Même lorsqu’il dispose de l’autorisation officielle pour rencontrer son frère Louis prisonnier à Dresden, Jacques n’en revient pas de son exploit : (…) je dois dire que la Providence me protégeait parce que en autre cas tu n’aurais pas eu à mettre ton pied dans n’importe quelle gare et tu étais cueilli, et moi j’ai fait le voyage aller et retour dans les rapides sans se faire adresser la parole par aucun gablou [sic]. (lettre du 2 avril 1943)

Page 23: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

21

L’argent

Une chance dans son malheur : Jacques Van Baelen ne fume pas. Il pourra négocier les cigarettes reçues dans les colis contre des denrées alimentaires, ce qui va améliorer son garde-manger et maintenir sa bonne santé. J’ai fait l’échange avec 12 cigarettes pour deux cartes de lait et deux autres cartes de lait pour 8 caramels (lettre du 15/2//43). Une lettre du Ier octobre 1943 confirme ce type d’échange : (…) avec les ciga-rettes on a ce qu’on veut et avec le peux que je touche de cigarette ici au ravitaillement ça me procure beaucoup de chose d’indispensable, je ne me laisse pas avoir (lettre du 1/10/43). Un mois après son arrivée, Jacques est déjà en mesure d’envoyer à ses parents la somme de 50 DM. En regard de la valeur actuelle de l’euro, le DM en temps de guerre valait à peu près 6 €. Durant les nombreux mois de sa déportation, le jeune travailleur enverra des mandats de 50 et même 100 DM à sa famille. Sur sa modeste rétribution, il parvenait encore à épargner pour les siens. La gestion de son budget est explicitée dans une autre lettre : Je vous ai envoyé 50 marks le 27 mars, on ne nous laisse pas grand-chose comme argent, vous savez chers Parents que si j’aurais quelque chose je ne manquerait pas de vous le faire parvenir, j’aurai peur que vous ne croyiez que je garde mon argent, pour toute sorte de chose, n’ayez crainte. Je dépense juste le strict nécessaire pour ma nourriture quand il faut bien et, pour le reste, rien. Je garde aussi une petite somme 20 marks environ, si en cas je recevrai une autorisation pour voire mon cher Frère Louis, alors je ne doit pas être pris au dépourvu (lettre du 8/4/43).

Page 24: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

22

Parfois, la somme peut être plus importante, Le 19 novembre 1943, il envoie avec un plaisir évident un cadeau appréciable à sa famille : (…) c’est à cet effet qu’aujourd’hui je vous envoie 100 marks ou 1250 frs, vous n’aurez qu’à vous payer un petit quèque chose à votre choix c’est envoyé et de bon cœur. Un peu d’argent que j’ai épargné tout au long des mois (lettre du 19 novembre 1943).

Les amis

Jacques Van Baelen qui était d’une nature très liante ne tarde pas à se faire des amis. L’un d’eux sera le véritable ami dans les épreuves comme dans les joies. Il s’agit de César l’Anversois. César Hungens.

Je sors maintenant avec un gentil garçon l’Anversois qui doit m’accompagner à Dresden. (lettre du 8/3/43)

L’ami César, l’Anversois qui restera avec Jacques durant toute sa captivité

Casse-croûte avec l’ami César

Page 25: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

23

Jacques Van Baelen, César Hungens, Fernand Toussaint

Les conditions de vie

C’est au détour d’une lettre anodine que peuvent se mesurer les véritables conditions quotidiennes. Ici véritable caserne nous nous levons le matin à 6 h moins le quart au coup de sifflet. Et temps qu’on est pas hors du plumard l’Allemand vient te secouer. (lettre 15 février 1943) Jacques est un bricoleur né. Dans sa baraque, il a pu se confectionner un petit nid bien à lui avec les moyens du bord : Je couche au premier et j’ai arrancher [sic] une valise en forme d’armoire contre le mur et j’y mets mon linge. Alors j’ai deux placards de 0,30 cm large 60 cm profondeur et 2 mètres de hauteur : dans un je mets ma bouffe et dans l’autre mes habits et chaussures. (lettre du 6 mars 1943)

La corvée eau

Page 26: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

24

Pause pour les travailleurs

Un anniversaire singulier

Alerte au gaz… Humour

Page 27: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

25

La correspondance

Jacques Van Baelen n’a rien d’un « écrivain » de vocation. S’il décide, dès le début de son aventure forcée, d’assurer une liaison constante et nombreuse avec sa proche famille, c’est pour garantir son équilibre mental et aussi par réel amour filial. En retour, il attend de nombreuses lettres de ses parents. L’exi-gence doit être réciproque. Aussi, désespère-t-il souvent de ne rien recevoir : Et toujours rien cela devient terrible, je suis parti voilà près de vingt jours et cela me paraît au moins un an. Les lettres de Belgique commencent à venir tout doucement (lettre du 19 février 1943). Quelques jours plus tard, il insiste : … je me fais toutes sortes d’idée. Le temps me semble extrêmement long… Des lettres pour tous et moi rien (lettre du 25 février 1943). Quand un courrier arrive, c’est le bonheur : A midi votre lettre du 15-2 quelle joie je n’ai même pas achevé mon dîner, la première c’est quelque chose pour moi, et de vous savoir tous en bonne santé (lettre du 25 février 1943). À partir de février 1944, les Allemands exigent des restrictions dans la fréquence des lettres envoyées aux familles. (…) Et voilà ça y est, nous ne pouvons écrire que deux lettres par mois, des cartes postales quand même à volonté, c’est encore quelque chose, vous aurez toujours de mes nouvelles (carte postale du 8 février 1944).

Carte postale à l’effigie de Hitler que Jacques peut envoyer à partir du Ier février 1944.

Page 28: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

26

Il ne faut pas oublier que ce type d’échanges épistolaires entre prisonniers et famille était soumis à la censure. Quelques lettres de Jacques sont coupées aux ciseaux ; d’autres étaient traversées d’un large trait bleu. Dans cette carte, Jacques fait allusion à la censure dans une carte postale du 11 mars 1944 : J’écris si peu car toutes les cartes reviennent à ceux qui écrivent trop petit alors inutile de risquer que mes cartes reviennent (carte postale du 11/3/44).

Exemple de carte postale. Celle-ci datée du 8 juillet 1944

Page 29: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

27

Loisirs et sports

Les Travailleurs forcés disposent d’une certaine marge de manœuvre. Ils peuvent sortir en ville et profiter, en payant, des structures culturelles et spor-tives de la ville. Jacques ira quelquefois au cinéma : Ce soir, je vais au cinéma au Crystal Palace. Je ne sais ce qu’on joue. (lettre du 6 février 1943)

Le hic avec le cinéma, ce sont les dialogues en allemand. (…) je me suis reposé une heure l’après-midi et puis nous sommes allés au cinéma pour la première fois, mais bien la dernière. On jouait Emile Jamings. J’y ai ronflé tout le temps. (lettre du 26 mars 1943)

La natation sera aussi un moyen de se distraire à moindre prix : Je crois que mardi 8-2 j’irai nager au bassin de natation de Leipzig . (Lettre du 6 février 1943) ; Je me paie la piscine de West Bad magnifique bassin (lettre du 25 février 1943)

Dans le baraquement, l’animation est assurée par les occupants. La mu-sique, le chant, les cartes, les jeux de société sont de nature à tuer le temps. On s’amuse ensemble aux cartes, on chante, on fait de la musique. (lettre du 19 février 1943)

Mais les jeunes déportés pratiquent aussi la promenade, la marche, la flâne-rie dans la ville et ses alentours : Après le dîner un temps magnifique nous avons fait avec trois camarades une longue promenade dans les campagnes c’est beaucoup mieux. Le samedi avant j’ai visité un peu la ville et la gare (une des plus grande d’Europe). J’ai eu mal au cœur en voyant les trains en partance pour Dresden. (lettre du 25 février 1943) Des échanges peuvent se faire entre baraquements : Alors nous nous sommes rendus au Club franco-belge au programme : Crochet variétés etc…. et je me suis couché à 11 heures. (lettre du 28 février 1943)

Page 30: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

28

Visite du Jardin Zoologique de Leipzig (lettre du 28 février 1943) et du mo-nument en mémoire de la défaite de Napoléon à Leipzig. Magnifique pièce de 91 m de hauteur 430 marches à escalader. Je vous expliquerai ça de vive voix dans quelque temps (lettre du 8 mars 1943) Balade dans la campagne de Leipzig avec trois compagnons (1943)

Une autre forme de loisir à bas prix est la lutte grecque : Hier nous avons fait de la lutte dans notre baraque, je me suis très bien défendu (26/3/43). Au camp de Leipzig, jeu de lutte

Page 31: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

29

Non seulement, Jacques s’applique aux sports mais il s’ingénie à en diversi-fier les genres. Parmi les sports nautiques, le canotage (ou l’aviron) deviendra une de ses nouvelles passions. Il n’est pas fils de la Meuse pour rien… L’après-midi nous avons été louer avec sept copains des canots et nous avons pagayer pendant 5 h. Torse nu j’ai même gagné mon premier coup de soleil. On s’est très bien amusé. Samedi matin nous avons été à la Piscine je plonge maintenant, il n’est pas trop tôt, voilà presque 3 ans que j’hésitais maintenant on y va et sans histoires. Nous avons retourné l’après-midi faire de l’aviron mais nous avons eu de la flotte, pas de chance ce jour, le canot s’est retourné, nous avons pris un bain forcé, on s’est drôlement marré j’étais avec César dans le bateau. Nous avons ramené tout à bord, on a remis tout à l’eau et on a pris le large. Nous faisons 100 mètres le deuxième canot casse une rame obligé de remorquer au moins 4 kms. Nous avons rentré à la barque puis j’ai bu le café, avec le pain blanc. (lettre du 25 avril 1943). Et un peu plus tard, il écrit à sa maman : Tu me parles de canoë et pourtant mainte-nant c’est bien ça, nous en faisons et ces les gens du dessus des ponts qui nous regardent (30 avril 1943).

Pour ces jeunes gens, les occasions sont rares de se réjouir. Il faut donc prendre en main son programme de distractions simples et conviviales. C’est le secret de l’équilibre mental : Et tous nous allons à la piscine, c’est là l’endroit ou moi et tous nous nous amusons le mieux. Vendredi nous avons concert au camp, un copain joue la musique à bouche et les autres, nous chantons, nous faisons de la vie, des chansons du pay , les Français nous apprennent les vieilles chansons de famille et nous leur apprenons le chant de « Wallonie », la « Brabançonne », etc…Presque tous les Français ici reviennent sur leurs dires, ils approuvent la conduite de notre Roi maintenant (lettre du 15 mai 1943).

Dans un contexte monotone, chaque nationalité se relaie pour créer et offrir une distraction originale. Ici, ce sont les Russes : A côté de nous seulement séparés par un mur de contre plaqué les Russes femmes et hommes répètent pour la prochaine fête, danses, chants comme orchestre plusieurs gui-tares violons ce n’est pas mal leurs chants à plu-sieurs voix et leurs danses nationales (lettre du 25 juin 1943).

Gymnastique et barres fixes : Avant d’écrire cette lettre je suis allé au bain en plein air. Il a fait bon la journée et nous avons décidé avec deux copains d’aller nager. A 5h30 nous nous sommes lavés en vitesse et nous avons pris notre ravitaillement à la baraque casé tout dans l’armoire puis en route. La piscine était bien mais l’au n’était pas chaude 14°. Il y avait du soleil et quand on sortait on ne tenait plus à y rentrer. Nous avons fait un peu de gymnastique aux trapèzes et aux barres fixes puis on est revenu (lettre du 2 juillet

Page 32: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

30

1943).

Gymnastique : la pyramide Jacques va plonger

Page 33: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

31

(…) Je m’adonne à la natation, c’est très sain, je n’en abuse quand même pas de trop, inu-tile de ce mettre à plat. Dimanche passé nous sommes allé avec dix camarades Belges nager dans un grand lac (au moins huit kilomètres de tour) artificiel et qui sert de plage en même temps (lettre du 29 juillet 1943). Une autre discipline à laquelle s’adonnent les jeunes gens retenus au Travail Obligatoire est la course à pied : (…) Je fais de la course à pied maintenant j’ai déjà fait plusieurs compétitions à notre camp en 100 mètres et je me classe pas trop mal, on at-tend du temps meilleur pour faire les distances plus longues (carte postale du 22 mars 1944). Course à pied dans la banlieue de Leipzig 1944

Nourriture et colis

Durant sa captivité, Jacques ne semble pas avoir souffert de la faim. Certes, la nourriture reste une préoccupation constante mais l’es-prit de débrouillardise et les diffé-rents colis ont eu raison des ca-rences.

Et la bouffe ne va pas trop mal. Le pain est bien ; nous avons de la margarine du beurre du saucisson de la marmelade du fromage et 100 gr de sucre cristallisé. A midi de la soupe épaisse des fois claire aussi. Alors je me sers du pain grillé il vient bien à point. Jusque maintenant j’ai toujours bien mangé je dois dire j’étais bien fourni (lettre du 19/2//43).

À partir d’avril 1943, Jacques va recevoir des colis. Il a appris que la Société des Chemin de Fer belge envoie des colis de vivres à son personnel déporté : La commune n’a-t-elle pas encore envoyé un colis. Je crois que vous m’avez parlé de ça. On

Liste de colis établie par la maman de Jacques

Page 34: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

32

parle ici que le chemine de fer va aussi faire des colis pour nous. Essayez un peu de vous renseigner ; un ami ici vient de recevoir une lettre de chez lui dans laquelle on lui annonce un colis de 10 kg puis un de 5 kg de Willy Toussaint Casino de Namur cet ami est de Flo-reffe, donc moi j’ai autant de chance que lui. Je vous demande ça s’il y a moyen d’en profiter c’est toujours ça. Début avril, Jacques reçoit son premier colis. Il sera suivi de beaucoup d’autres venus soit de la famille, soit de la Croix Rouge, soit du Chemin de fer. La joie de recevoir ce cadeau familial est assombrie par le constat d’un vol. Certains se servent au passage :

Depuis le matin je me réjouissais de recevoir mon colis. Cette journée me paressait encore plus longue que les autres, c’est lundi et tous les lundis c’est formidable. Je suis allé voir la liste j’étais en tête. J’ai payé encore un supplément de 70 pfennig, je suis rentré et voici ce qu’il y avait dans le colis exactement : un slip, les 2 bonnets, 2 poudre savon, 1 pain d’épices,, 2 confitures, 1 gruau, 1 macaroni, les caramels, 1 biscotte, 1 beurre, 2 tranches lard, papier à lettre, enveloppes , 2 porte plumes, et voilà, jugez-en par vous-mêmes. D’après la liste qu’il y avait dans le fond il manque 1 brique savon, 1 pain d’épice, 1 chocolat, 1 pois, 1 tranche de lard biscuit, 1 boîte de plume. Je suis bien triste de tout cela, quand je pense ce que vous vous privez pour me procurez ces quelques douceurs et qu’on a rafflé la moitié en route. (…) J’ai fait tout de suite réclamation, mais que veux-tu ils ne me les ren-dront pas (lettre du 5 avril 1943). Jacques qui n’était pas du tout habitué à cuisiner a dû se muer en cuistot. On devine dans ce passage le gourmet qui savoure ses pauvres petits plats mitonnés sur la cuisinière de la « baraque » :

Nous avons reçu vendredi 5 œufs, tu te tiens bien et je viens de cuisiner à l’instant voici ma préparation, j’ai pris une casserole en aluminium de préférence. J’y ai mis un peu de beurre Belge un morceau de lard en petits morceaux j’ai ajouté 2 échalotes également coupées j’ai bien laissé cuire et brunir et j’ai ajouté mes 3 œufs quand le tout fut cuit j’ai coupé un mor-ceau de pain et me suis versé une tasse de café ; et puis j’ai mangé le tout le plus lentement possible, car notre cuisine ne nous fait jamais des plats pareilles (lettre du 15 mai 1943).

Il arrive que les colis soient ouverts, visités et partiellement vidés de leur contenu. Il arrive même qu’ils disparaissent tout à fait. Les voleurs ne sont pas toujours ceux auxquels on pense : Une bonne nouvelle, le nommé Zimmer a été arrêté aujourd’hui et emmené (…) Il avait encore chauffé un colis d’un prisonnier qui est avec nous et celui-là ne l’a pas raté. II n’aura vraiment que ce qu’il a mérité (carte postale du 4 mai 1944). Au milieu de l’année 1944, les conditions quotidiennes de nourriture se dégradent sensiblement et Jacques le confie à ses parents : J’espère que vous saurez vous arranger pour un petit colis car ma langue réclame du sucre, vous me connaissez. Par qu’ici toujours soupe… soupe ça devient monotone et fade (carte postale du 26 juillet 1944).

Nostalgie du pays

Heureux temps que le temps du foyer maternel. Le regret du pays, du vil-

Page 35: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

33

lage, de la maison taraude le jeune Jacques. Il partage cette nostalgie avec tous ses compagnons. Au regret de sa terre natale, se mêle la promesse, au retour, de bien travailler le jardin avec sa maman au retour ! Sans rouspéter. C’est une pensée qu’il redira plusieurs fois.

Cela me fait de la peine d’être si loin ; surtout au moment des travaux on rouspétait bien un peut mais quand on s’y mettait ça marchait quand même. (lettre du 28 février 1943) Parfois, l’aspiration au retour est si intense que Jacques en prévoit l’organi-sation matérielle, ignorant qu’il en a encore pour plus de deux ans : Avec les copains ont discute déjà le retour et bien souvent je me demande comment je vais arranger les valises cette fois je n’aurai plus ma petite sœur. (lettre du 2 mars 1943) Pour se distraire, les compagnons de Jacques – et lui-même – simulent un départ, un retour au pays. Ils se sont déguisés en conséquence. Sur la photo, figure Jacques avec ses lunettes. Ce gag ne semble pas le réjouir…

Au mois de mai 1943, Jacques reçoit dans un colis ses pantoufles. Mes pan-toufles m’ont fait plaisir et m’ont fait un coup quand je les ai revues. Il y avait sur le côté un peu de verdure peut-être d’avoir marché dans notre prairie ou du truc de chèvre. J’aurai bien embrassé cette petite tache. Vous ne pouvez vous faire une idée ce que c’est d’être loin des siens, de sa maison, de tout, du village, du Pays (lettre du 9 mai 1943). Passage plein d’émotion où perce tout le regret de sa terre familière. La nostalgie de son terroir est omniprésente dans la suite des lettres. Même

Bye, les Fridolins ! On retourne chez nous, si vous le permettez…

Page 36: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

34

au milieu d’un petit bonheur, le souvenir de sa maison rejaillit et ne souffre aucune comparaison :

Ce soir pour la première fois depuis que je suis ici, je vais au Théâtre avec des amis j’ai su me procurer une place, on joue Frédéric de Franz Lehar, histoire de me distraire et d’en-tendre pour une fois de la belle musique, car on est plus au temps où le dimanche matin on pouvait entendre les voix célèbres ou les beaux concerts, ah ! je le regrette ce temps où rien ne manquait, on s’en rend compte ici et on s’aperçoit seulement comme on était heureux et quelle bonheur on avait, mais ça nous servira de leçon et j’espère que rien n’est perdu et qu’on pour-ra retrouver ce tout dont ne savait pas en profiter (lettre du 24 septembre 1943)

La vérité est à chercher au détour d’un aveu, d’une confidence qui se lâche : Il y a des jours tristes, longs ou tout nous embête, un rien nous met en colère et pour tous c’est la même chose (lettre du 6 octobre 1943).

Cette impatience se mue en une sorte de résignation : Dans 4 jours, bien chers tous j’aurai mes 21 ans je n’aurais jamais pensé les passer ici, grand fou que j’étais. J’espé-rais ne pas même passé le jour de mes 20 ans. Samedi 29/7 nous avons eu un grand opéra [c’est-à-dire un bombardement] (Carte postale du 1 août 1944).

La religion

On peut imaginer l’importance que revêt la religion dans ces moments d’incertitude. Durant tout son séjour forcé, Jacques restera fidèle à une pra-tique religieuse dominicale. Il n’en dérogera que lorsqu’il en sera empêché par le rythme du travail, notamment le travail de nuit.

Nous sommes dimanche et aujourd’hui je suis allé à la messe à un quart d’heure du camp. Nous y sommes allés en bande ensemble : ça réconforte la messe (lettre du 3 mars 1943).

En plus de la messe du dimanche, Jacques n’oublie pas de prier seul, le soir : Tous les soirs je dis une petite prière pour vous, en pensant au soir où tous autour de la cheminée on priait pour mon Frère (lettre du 26 mars 1943). Dimanche passé, je suis

allé à la messe à 8h30 et en sortant j’ai rencontré un prêtre qui parle très bien français ;

Page 37: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

35

samedi prochain, j’irai à confesse près de ce prêtre et dimanche je vais à la communion. (lettre du 26 mars 1943). Les fêtes de Pâques seront l’occasion d’un surcroît de ferveur.

Dimanche j’irai à la communion, comme tous les dimanches futurs, je crois bien, ça récon-forte terriblement. Je ne croyais pas faire mes Pâques. Le 25 avril, j’étais à la messe et presque fini un prêtre s’avance vers moi et me demande en un parfait français si je suis con-fessé. Il m’a confessé, j’était content tu peux m’en croire, je ne pense pas avoir resté une fête de Pâques sans avoir rempli mes devoirs comme ça je pourrai continuer la coutume sans in-terruption. Et pense de tout cœur que la prochaine fois, ensemble nous irons à l’Eglise, et nous repasserons chez Toisoul et chez Michaux, hein chère Maman (lettre du 27 avril 1943). L’envoi de médailles, pour dérisoire que cela puisse paraître aujourd’hui, le réconforte.

(…) Les deux petites médailles mon bien fait plaisir. Je vais les fixer à mon chapelet, le petit noir que j‘ai reçu de la J.O.C. Se sera un beau souvenir pour quand je vais rentrer. Je vous remercie pour ce que vous pensez souvent à nous et aussi pour les gentilles prières que vous dites à notre intention, nous vous en serons très reconnaissant (lettre du 8 octobre 1943) Souvenir pieux avec feuilles du rosier miraculeux de Saint François d’Assise

La piété des jeunes gens déportés à Leipzig se manifeste quand ils font dire une messe pour la fiancée de César, morte à 20 ans : Dimanche prochain, nous avons fait dire une messe pour la fiancée de César, ici dans l’église où nous avons l’habitude d’aller. Vous pouvez dire chers Tous que nous passons de bien tristes fêtes. Je suis (mot illisible à cause d’un cachet A.C.) pour vous. C’est le même chose nous ici et c’est toujours pire, il a même des moments donnés où on se demanderait bien quand tout cela va finir (Carte poste du 12 avril 1944).

La santé

Fort soucieux de son équilibre physique qu’il entretient par la pratique du sport, Jacques l’est aussi à sa petite santé au quotidien. Il a rencontré durant ces trente mois quelques petits problèmes. Au début de son séjour, il souffre d’une éruption cutanée due sans doute à la promiscuité, ou à ce qu’il appelle les petites « bébêtes » : Tous mes boutons ont disparu il n’y a pas de mal à attendre et quand ça vous chatouille double martyr (lettre du 25 février 1943). Un petit bobo persistant est celui de maux de gorge, de début d’angine qu’il affronte hardiment en se faisant badigeonner par un copain au bleu de Myti-lène : Je suis content de vous savoir tous en bonne santé, moi ça ne va pas trop mal, à part 2 jours où j’ai eu un de ces mal de gorge, c’était tellement fréquent chez moi, le copain César d’Anvers me badigeonnait le matin, à midi et le soir, ce n’était pas ta si bonne main mais ça allait quand, ici il faut bien se contenter avec ce que l’on a (lettre du 26 mars 1943).

Page 38: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

36

En mai 1943, une grippe l’envahit qui risque de compromettre une visite à son frère Louis : J’étais à peu près remis de mon rhume, vendredi, je travaillais donc vendredi après-midi, tout à coup il me prend froid, je vais au sanitaire ; il prend ma tempé-rature, j’avais 38° de fièvre. Je rentre à la baraque, je prends les deux cachets qu’on m’a donné et je me couche, le lendemain, je me lève et on me reprend ma température 37,4. Cela allait déjà mieux, mais pas encore tout à fait. Tu peux dire j’ai été serré vendredi soir, me voir malade et le dimanche je devais aller voir Louis, le samedi je n’ai pas travaillé, j’ai dormi l’avant midi (lettre du 23 mai 1943). À la lecture de la correspondance de Jacques Van Baelen, il semble que l’encadrement médical ait été correct : J’ai encore un peu de fièvre pour l’instant, mais j’espère demain après une bonne nuit que tout aura disparu. Hier j’ai été au spécialiste, je mouchais du sang, heureusement ce n’est pas grand-chose, il y avait un copain qui avait la même chose que moi. J’ai eu un pot avec de la pommade et de la Woitte, pour en mettre dans le nez, et je dois respirer de l’eau avec du bicar-bonate de soude pour me nettoyer le nez. Je l’ai fait 1 fois ça ne va pas trop mal. Je dois retour-ner au spécialiste. Jeudi, il parle très bien le français, ça facilite beaucoup, malgré qu’on com-mence à se faire comprendre un peu, avec mots et gestes (lettre du 25 mai 1943). Quelques jours plus tard : J’ai repris le travail lundi matin, mais ça me semblait long et j’étais encore géné un peu du nez. Le soir je me suis rendu au spécialiste, ce n’est rien dit-il, vous pouvez conti-nuer ce que je vous ai dit et travailler. Je lui ai fait un petit coin d’œil et il m’a mis au repos jusque jeudi prochain. Pour ce que je gagne je suis mieux à la baraque (lettre du 1 juin 1943). Le médecin de la fabrique ne semble pas inhumain. Ses soins sont ju-dicieux, efficaces et, ce qui n’est pas né-gligeable pour Jacques, gratuits : Vous savez je vous avais parlé que je parlais du nez, je suis allé retrouver mon docteur spécialiste dans la partie, et il m’a brûlé avec un appareil électrique dans le nez il y avait un conduit d’obstrué, une simple petite opération, quand il me dit vous devez être opéré je suis devenu un peu drôle,il me dit aussi « vous avez le choix si vous ne voulez pas c’est comme vous voulez » je n’ai pas d’… pour resté avec ça jusqu’au retour. Je me le suis fait faire de suite, je me suis assis sur un fauteuil ont m’a endormi le nez (sans piqûre seulement en vaporisant un produit à l’intérieure) au bout de 10 minutes, il est venu avec un appareil et quand le courant a été branché quelle secousse, je crie, il retire l’appareil, je croyais qu’il allais recommencé, mais il me dit avec le petit accent quand il parle le Français « c’est fini fous pouvez fous rhabiller ».

_______________________

1. Pierre Stéphany, op. cit., 99. 268-269.

Photo dédicacée par Tino Rossi en tournée à Namur (février 1943)

Page 39: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

37

Cela se passait le 18-6 et maintenant je suis beaucoup mieux je parle a peu près bien. La raison de ne pas attendre vu qu’on est pas mal soigné et que c’est à l’œil (lettre du 29 juin 1943).

Tino Rossi

Et le mardi 9-2 avez-vous été voir Tino Rossi. J’ose supposer il ne fallais pas laisser passer l’occasion. (lettre du 10 février 1943).

En ce mois de février 1943, Tino Rossi effectue en Belgique une tournée triomphale qui regonfle – si faire se peut – le moral de la population belge. Voici ce qu’en écrit l’historien Pierre Stéphany 1 : Tino Rossi chantait Quand tu reverras ton village. Quand il débarqua à la gare du Midi, un jour de février 1943, il y avait, pour l’attendre, une foule telle qu’il dut descendre du train à contre-voie et s’enfuir par une porte dérobée. Mais le roi de la chanson de charme n’avait plus seulement des admira-teurs. Dans Voilà, hebdo bruxellois collabo mais néanmoins satirique, on le surnommait Toni Sirop. Un chroniqueur verviétois rapporte un moment de son séjour dans cette ville, le jeudi 11 : plusieurs centaines de personnes étaient massées devant l’entrée du Coliseum, dans l’espoir de voir la bobine de Tino Rossi, qui venait s’exhiber moyennant des prix soignés : 85 francs un fauteuil d’orchestre. A huit heures du soir, les badauds conti-nuaient à stationner, mais ils en furent pour leur frais ; le saltimbanque ne se montra pas gratuitement. La police avait organisé un service d’ordre pour le protéger éventuellement contre ses admirateurs, ou contre ceux qui l’auraient sifflé, comme cela se fit à Liège. À Bruxelles, au Palais des Beaux-Arts, il y eut des incidents. Dans la salle, note le Nouveau Journal, on remarquait fort peu les petits swings (et on ne le regrettait pas, faut-il le dire ?). Ils étaient remplacés par des admirateurs et admiratrices que l’on reconnaissait à leur air pénétré et aux fleurs dont ils s’étaient munis pour en bombarder l’idole. Celle-ci fut en outre bombardée de noms d’oiseaux et de coups de sifflets tombant des galeries, où s’étaient embusqués des perturbateurs armés de mirlitons. La vedette un peu pâle s’avança vers la rampe en lançant la ré-plique que sans doute elle avait préparée : Je prie celui qui a poussé ce cri de descendre et d’essayer d’en faire autant. Ce qui n’était pas un si mauvais argument. Des agents en casque blanc avaient, pendant ce temps, escaladé les étages ; ils ex-pulsèrent les siffleurs dont quelques-uns peut-être, avec cinquante ans et trente kilos de plus, ont regardé, émus à la télévision, un Tino Rossi devenu grand-père, chanter Petit Papa Noël. Jacques reviendra sur la tournée belge de Tino Rossi : Ainsi Tino ne vous a pas enchanté ça me fait beaucoup de peine, moi qui l’aimais tant, ici plus de Tino, bientôt j’oublierai le son de sa voix. (lettre du 3 mars 1943).

Le travail

À l’usine, Jacques revendique, pour ses avantages hygiéniques, le métier d’ajusteur.

Page 40: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

38

Pour moi on m’a demandé ce que je faisais je leur ai dit monteur de locomotive et ils m’ont mis au banc d’ajusteur, c’est n’est pas comme à Ronet on ne frappe pas à travers tout mais je tire bien mon plan nous avons de très bons chefs. Pour les costumes de travail si ça continue j’irai bien six mois avec le même on ne se salit pas tout est très bien nettoyé il y a même un aquarium dans l’atelier et des fleurs. […] Je travaille maintenant avec un allemand très bon camarade il m’apprend à parler et à travailler ; ici le travail d’ajustage est au 700 mm (lettre du 10 février 1943).

Je travaille avec un vieil Allemand (…) Le boulot est extrêmement léger genre Ronet (lettre du 19 février 1943).

Mais plus loin dans la même lettre, il avoue : Les journées me semblent terrible-ment longues. Je me réjouis d’être le soir dans notre salon.

Au début de sa déportation, l’horaire de travail est relativement suppor-table : à l’usine LWG l’équipe des travailleurs est tout de même astreinte à 65 heures d’atelier par semaine. Hormis le samedi où les ouvriers ont fini à midi et ont congé le dimanche, la journée de travail durant la semaine commence à 6h45 et se termine à 17h. Néanmoins, le travail ne rebute pas le jeune ajusteur. Il y trouve un moyen de tromper son ennui et de se former : Aujourd’hui j’ai foré toute la journée j’aime bien travailler sur les machines, le temps me passe plus vite (lettre du 15 avril 1943). Pour rassurer sa famille, Jacques présente ses conditions de travail de façon édulcorée : Maintenant je suis toujours dans le même atelier mais sur une raboteuse, c’est la carotte presque toujours assis et on se repose (lettre du 29 juillet 1943). Les lettres ultérieures démentent cette vision idyllique.

L’usine LWG de Leipzig où travaillait Jacques Van Baelen (photo prise par Jacques VB)

Page 41: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

39

Pour le travail je suis encore bien tombé, dans la brigade où je suis, on ne connaît pas le tra-vail de nuit, c’est une chance parce que l’on mange la nuit et le jour en faisant se travail ; dans l’atelier presque tout le monde travail de nuit et le dimanche ; et jusque maintenant moi pas encore une nuit ni un dimanche je touche du bois.

Ce régime assez privilégié va changer en 1944. Jacques devra se soumettre au travail des pauses. Faire la nuit et puis le jour.

(…) Je suis en plein dans ma semaine de nuit, ça ne va pas trop mal. Je suis seul dans une grande place, le copain d’ici qui doit travailler avec moi, n’est pas encore venu depuis le grand jour samedi 4, je suis seul avec ma machine, on n’entend que le bruit de celle-ci et comme on n’a pas beaucoup de boulot,on n’a le temps de penser à bien des choses et à réfléchir. Il y a des fois ses pensées disparaissent pour faire place à un rêve, mais oui à un vrai rêve (…) La nuit passe assez vite, beaucoup plus vite que le jour et on est tranquille, pas de chat dans les jambes moi où je suis, je n’ai pas de chef la nuit, je fais le travail que j’ai à faire, et je le fait, pas tout, un peu à la fois, vous savez je n’ai jamais eu l’habitude courir, j’ai été en trop bonne école à Ronet alors. Le matin on fini à 6 heures, vingt minutes après je suis à la ba-raque je mange et puis op, dans le plumard, jusque ça il n’y a pas d’heure, le jour après la première nuit je me suis cou- ché à 6h40 le matin et je me suis levé presque à cinq heure le soir, sans voir le jour. Hier je me suis levé à mi- di, j’ai mangé un petit bout, j’ai fait quelque bricoles que j’avais à faire et je me suis mis au lit à 3 h. jusque 5 h comme ça va quand on peut profiter un peu de la journée, autrement ça ne sera vraiment plus [que] dormir, travailler (lettre du 8 décembre 1943).

À partir de février 1944, la pression des Alliés aidant, le risque de la défaite allemande se précisant, le rythme de travail va brusquement s’alourdir et passer à 72 heures par semaine : (…) Maintenant avec l’augmentation d’heures de travail ce n’est pas rigolo. Nous entrons à l’usine à 6 h le matin et en sortons le soir à 6 h00. Il y a des jours ça va, mais des fois ça semble long. Nous rentrons le soir à 6h30 à la baraque, souper, se laver, se reposer un petit quart d’heur et il est temps de nous coucher, vous voyez ça d’ici et le lendemain se lever à 5h00 ça devient vraiment impossible (carte postale du 8 févier 1944).

Les pauvres travailleurs n’ont même plus un jour de repos pour le jour de Pâques : Dimanche prochain c’est Pâques et nous n’avons même pas un jour de congé,

Le fameux petit avion, effectivement ramené en Belgique...

Page 42: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

40

l’année dernière nous avons eu 4 jours - ça change (carte postale du 8 avril 1944). Comme ajusteur à l’usine LWG de Leipzig, Jacques prend sur son temps de travail pour fabriquer un petit avion en métal pour envoyer à ses parents. Cet objet trône maintenant dans la chambre de son épouse.

Et moi, je vous ai fabriqué un petit avion, j’ai fait ça pour passer mon temps, près de ma machine et tout en pensant à vous et en essayant de trouver un moyen de me faufiler dans la boîte mais c’est impossible je n’ai rien trouvé qui pourrait combler mes veux. Pour moi retourner, je ne vois que la fin de la guerre… (Carte pos-tale du 14 mai 1944)

Page 43: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

41

Sur son lieu de travail, Jacques est mis en présence d’une jeune italienne très jolie. Pas de chance, elle est mariée : Depuis trois jours j’ai une nouvelle copine de 21 ans. Elle travaille à côté de moi. Elle est de Milan, fort belle fille mais mariée et son mari est ici avec elle c’est ça le hic. (…) Depuis qu’on travaille tous les dimanche ont ne sais plus aller à la messe et c’est bien triste (carte postale du 3 juin 1944).

À partir d’une carte postale datée du 9 août 1944, la correspondance de Jacques Van Baelen avec les siens s’interrompt brutalement. Deux explications sont possibles : ou bien le paquet des lettres ultérieures à cette date a été per-du ou bien le jeune déporté n’a plus pu écrire, en raison de la dégradation des événements, des bombardements, de la désorganisation de la poste. Ce que Jacques Van Baelen nous confiait de son vivant, c’est qu’à partir de fin 1944, il avait été pris en affection par un de ses chefs à l’usine de Leipzig, un certain Otto Lindenhohn dont le propre fils avait été envoyé sur le front russe et avait perdu un œil à Stalingrad. La ressemblance physique ou la proxi-mité de l’âge ont pu conduire cet Allemand très écarté de l’idéologie nazie de prendre en sympathie un de ses employés déportés. Cela est très possible. Jacques fut invité dans leur villa à Leipzig et même dans leur chalet en mon-tagne. Détail criant de vérité : Jacques Van Baelen racontait que lors de séjours en famille allemande, le soir avant de s’endormir, il recevait la visite de Ma-dame Lindenhohn qui venait le border… Pâques [1945] passé chez Otto Lindenhohn. Du Ier au 4 avril. Le 6-4 Bombardement Caserne Salomon Le 11-4 Premier son du canon, environ 60 kms Le 13-4 Arrêté le travail – Vendredi

Des photos attestent de ces séjours inespérés. On peut comprendre la discré-tion de Jacques sur cette amitié au moment où se passaient les événements.

Dans un précieux feuillet écrit au crayon, Jacques supplée au manque d’informations relatives au travail de la fabrique, par une chronologie des évé-nements que nous reprenons à la lettre :

Page 44: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

42

Jacques est revenu à Jambes le 27 mai 1945. Il sera soumis à une visite mé-dicale organisée par l’armée américaine à Jambes.

Chaque fois qu’il racontait les retrouvailles avec sa famille, l’émotion le submergeait et il ne pouvait poursuivre son récit. Sa déportation avait duré exactement 848 jours…

Liste d’adresses de compagnons de déportation que Jacques a consi-gnée avant la séparation Ticket de rapatriement

Page 45: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

43

Conclusion

La publication de cette correspondance assortie d’un modeste commentaire n’a d’autre intention que de rappeler un aspect vécu du Travail Obligatoire en Allemagne et la dignité de ceux qui l’ont supporté. Le sort du travailleur obligatoire n’est pas comparable avec celui des prisonniers de guerre ni, à fortiori, avec celui des prisonniers politiques ou des victimes des camps de concentration. L’Allemagne nazie ne torturait pas ses travailleurs civils déportés par con-trainte. Elle en avait un besoin impérieux. Mais les maîtres du moment ne les épargnaient pas en termes d’heures de travail (de soixante-cinq à septante-deux heures de labeur par semaine), ne les rétribuaient pas correctement. Leur liber-té d’action, de déplacement était fort réduite. Les permissions de retour provi-soire n’étaient accordées que dans les cas extrêmes de deuil ou pour les hommes mariés avec obligation de retour. Les conditions de logement, de nourriture étaient pour le moins spartiates. Encore heureux que les colis envoyés par les familles ou les organismes caritatifs amélioraient un peu l’ordi-naire. Cette aventure bien involontaire a fortement marqué Jacques Van Baelen. Il n’en gardait pas un souvenir épouvantable. Il déplorait naturellement la cruelle séparation d’avec les siens, la parenthèse de deux années et demie de son existence. Il reconnaissait avoir appris à se débrouiller, à nouer des forts liens d’amitié, à développer son corps par l’exercice des sports, à apprendre les rudiments de la langue allemande. Ignorant bien évidemment les exactions commises sur les Juifs, sur les Ré-sistants, Jacques gardait de cette Allemagne dominatrice un mélange d’étonne-ment pour son organisation mais aussi de grande distance vis-à-vis de son idéologie totalitaire. Toute sa correspondance doit être lue en ayant à l’esprit qu’il s’agit d’un jeune homme de vingt ans, surveillé par la censure, soucieux de rassurer ses parents. Une constante de cette longue correspondance est d’une part l’ab-sence de logique discursive due à la spontanéité du scripteur et d’autre part son formidable optimisme (dans un mois d’ici c’est le retour), doublé d’un altruisme étonnant pour son âge. Un jeune homme courageux qui ose prendre des risques pour rencontrer son frère Louis mais qui mesure aussi le danger lorsqu’il risque de dépasser la ligne jaune. Des exemples autour de lui prouvent que l’on ne plaisantait pas avec le règlement draconien. Les contrevenants disparaissaient sans laisser d’adresse… Au total, cette correspondance révèle un mélange de sagesse mais aussi d’esprit d’initiative chez ce jeune homme bousculé dans les tourmentes de l’Histoire.

Page 46: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

44

Après son retour en mai 1945, Jacques Van Baelen retrouva sa place comme ouvrier soudeur à la Société des Chemin de Fer Belge aux Bas-Prés de Salzinnes. Son esprit de curiosité l’amena à investiguer le domaine des ultra-sons. En 1982, il termina sa carrière avec le grade de vérificateur. En 1946, il épousa Augusta Libert. Le couple, installé chaussée de Marche à Erpent, eut deux enfants : Yvonne Van Baelen qui devint institutrice et Jean-Jacques Van Baelen qui fut entrepreneur en toiture et sanitaire. Jacques Van Baelen poursuivit sa passion pour le sport, développa une soif de connaître le monde et toutes les facettes de l’activité humaine. Chaque fois qu’il évoquait le temps de sa déportation, on mesurait bien toute la souffrance qu’il avait endurée mais aussi le bénéfice retiré en terme de vraies valeurs, de courage, de ténacité et d’humanisme.

LOUIS RICHARDEAU

Rue des Jonquilles, 1 5101 ERPENT

POUR EN SAVOIR PLUS SUR LA VIE À CETTE ÉPOQUE :

FR. SELLESLAGH, L'emploi, dans 1940-1945, La Vie quotidienne en Belgique, Bruxelles, 1984 (exposition organisée par la CGER, 21 décembre 1984 - 3 mars 1985, p. 154-167, sp. p. 157-167).

Jacques Van Baelen et Augusta Libert

Page 47: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE

30 autocars luxueux de ** à ****

de 8 à 72 places

Tout confort

Air conditionné

Organisation de voyages en Belgique et à l’étranger

Service scolaire

Egalement 1 car « VIP »

Prix « anti-déprime »

E-mail : [email protected]

Lic. A1140

Page 48: CAHIERS DE SAMBRE ET MEUSE