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Fiche de lecture : La folie dans la littérature La CASDEN vous propose autour de la thématique de la folie dans la littérature, une sélection d’ouvrages de la littérature française téléchargeables gratuitement, assortis de leur fiche de lecture. Un dossier proposé par :

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Corpus:17ouvrages

Carroll Aliceaupaysdesmerveilles 1865Cervantès DonQuichotte 1605-1615Diderot LeNeveudeRameau 1805Dostoïevski L’Idiot 1869Hugo Notre-DamedeParis,T1 1831

L’Hommequirit 1869Maupassant LaMaisonTellier 1881

LeHorla 1887Molière L’Avare 1668Musset(De) Lorenzaccio 1834Poe Nouvelleshistoiresextraordinaires 1857*Racine Andromaque 1667

Phèdre 1677Shakespeare LeRoiLear 1608Zola AuBonheurdesdames 1883

L’assommoir 1877LaFortunedesRougon 1871

*Indiquel’annéedelatraductionenfrançaisparBaudelaire

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1.Textedeprésentation

1.1.Folieetlittérature

Lafolie(VoirClind’œilN°1)estunconceptreconnudepuisl’Antiquité,maisilestdifficilededéfinir exactement ce qu’il recouvre, car le mot «folie» est polysémique. A travers lesépoques et les différentes sociétés, la folie désigne la perte de la raison, la déraison (paropposition à la sagesse) ou la violation des normes sociales.Mais, on parle aussi de foliedans le cas d’une attitudemarginale et déviante, d’une forte passion, d’une lubie, d’unedépensed’argent immodérée,d’unedémesureoubiend’une impulsion soudaine. La foliedésigne donc, pour une société donnée, des comportements qualifiés d’anormaux. Ainsi,peut-onqualifierde«fou»unêtredontlesactesnecorrespondentpasausenscommunoudépassent lanormesociale.Mais,onpeut traiterde«fou»unêtredont lapassionest letennis.Enfin,un«fou»,c’estaussiunmalademental(unpsychotiqueouunnévrosé).

Silafolieestconsidéréecommeunedévianceparrapportàuneoudesnormessociales,ellen’existedoncqueparrapportàlasociétéquilesaétablies.Leslignesdedémarcationentrefolieetnonfoliedépendentdoncdesrèglesétabliesparcettesociétéàun instantdonné.Ainsi,nepeut-ondéfinir lafoliequepourunesociétédonnéeàuneépoquedonnée. Ilnepeut y avoir de définition universelle, car chaque société secrète ses propresmodèles dedéviance.

Nous nous intéresserons ici à la folie dans littérature, car de nombreux écrivains se sontservis de la folie dans leurs œuvres. Celle-ci apparaît à deux niveaux: celui où l’écrivaindécritlecomportementoulediscoursdesfous;celuioùillesfaitparler.Nousaborderonsleconceptdefolieàtraverslesdifférentesœuvresdenotrecorpusetnondelafoliedeteloutelécrivain.

1.2.Laperceptiondelafolieàtraverslesâges

L’histoirede la folie relèvedeplusieursdomainesde la connaissance :histoire,médecine,philosophie, psychologie, psychanalyse ou sociologie. Tous les spécialistes ont montrécommentla perceptiondelafolieaévoluéàtraverslesâgesetcommentlessociétésontréservé un traitement spécifique à ceux qu’elles considèrent comme fous. Nous enretraceronslesgrandsmomentsjusqu’àlafinduXIX°,puisquenotrecorpuss’étendjusqu’en1883.1.2.1.L’AntiquitéetlesfondementsdelafolieDanslessociétésprimitives,lafolieestdéjàconsidéréecommeunemaladiedel’esprit.Pourtenter de la soigner, on a recours à un sorcier ou à un chaman qui, lors d’une sorte dethérapiedegroupe,s’adonneàdesrituels incantatoiresavecfumigations, trépanationsouabsorptiondedrogueshallucinogènes.

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Dans les sociétés de l’Antiquité, héritières de ces traditions ancestrales, les médecins del’espritsontdesprêtresquiconserventlatoute-puissancedusorcier.QuecesoientchezlesMésopotamiens,lesEgyptiensoulesHébreux,lafolieestunepunitiondupéchéetimposeunepurificationetunereconnaissancedelafaute(aveucathartique).ChezlesGrecs,Hippocratedissocielamédecinedelamagieetdelareligion.Pourlui,lafoliea une cause organique; c’est une maladie (cf. La Théorie des humeurs, Saviez-vous N°3,DossierLa Jalousiedans la littérature»). Il considèreque lecerveauestsonsiège.Dans lecorpushippocratique,ontrouveladescriptiondeplusieursmaladiesmentalesserattachantà la folie: la phrénitis qui correspond à la folie aigüe ; la manie qui est une affectionchronique et qui correspond à la folie classique; la mélancolie qui se manifeste par despassions tristes; l’épilepsieà laquelle s’assimilent toutes sortes de convulsions; l’hystérie.Les thérapeutiques procèdent toutes de la théorie des humeurs (purgatifs, vomitifs,saignées,etc.).Mais,déjà,àcetraitementducorps,onprescritletraitementdel’âmeparledialogue, la lecture, le théâtre, lamusique, etc. D’autre part, les philosophesmettent enexergueladimensionsocialedelafoliequinécessiteunepriseenchargecollective.Chez les Romains, la pratique de l’art médical et l’approche psychologique héritées desGrecs doivent composer avec le christianisme naissant. On assiste alors au retour desexplications religieuses de la folie. Certains médecins décrivent la folie comme unepossession; d’autres défendent les thèses organiques d’explication de la folie, commeGalien(130-200)quiparledepratiqueruneouvertureducrânepourextrairecliniquement«lapierre»quiseraitresponsabledecemal;d’autresencore,commeSaintAugustin(354-430), avancent des thèses psychologiques d’explication de la folie et recourent à d’autrestraitementsquelessaignées,lespurgationsoulesvomitifs.Ainsi,dèsl’Antiquité,troiscausesprincipalesdelafoliesontretenuesetvontsedisputeraucours des siècles pour fournir une explication à l’émergence de la folie: des causessurnaturels,magiquesoureligieuses(domainedesprêtres),descausesorganiques(domainedesmédecins)etdescausespsychologiques(domainedesphilosophes).1.2.2.LeHautMoyenâge(V°-X°)oulatolérancedelafolieAudébutduMoyenAge,lechristianismes’imposeavecforce.L’artmédicalappartientauxreligieuxquienfontuneaffairedecharité.Lesfoussontpoureuxlesinnocents,lespauvresd’espritauxquelsleChristapromisleRoyaumedescieux(VoirLesaviez-vousN°1).Commeilsignorentlemaletlebien,lanaturelesayantprivésderaison,cesontdesêtresquasimentsacrés.Ainsi,sont-ilsacceptésetprisencharge.Eneffet,àcetteépoquelasurviespirituelleest aussi importante que la survie physique. Celui qui ne s’en préoccupe pas est perdud’avance. Aussi, comme le fou ne peut pas le faire, l’Eglise le protège en assurant sasubsistanceetsasurvie.Lesfoussontlibresdeleursmouvements.Seuls,lesplusdangereuxsontenchainéssoitàdomicilesoitdansdescachots,destoursdechâteauxoudanscequifaitofficedeprisons.

DeshôpitauxsontcréésdèsleVI°,maisilsnes’occupentquedesmauxphysiques.Lafoliereste toujours l’affaire des ecclésiastiques qui pensent que le diable habite le fou. Laguérisondufoupassedoncpardesexorcismesouestabandonnéeàl’intercessiondesaintsguérisseurs comme Saint Guy (Voir Clin d’œil N°2). Ainsi, la théologie domine-t-elle la

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pensée médicale et tout médecin s’aventurant à défendre d’autres thèses que lesexplications religieusesadmises risque-t-ild’êtrecondamnécommehérétique.Cependant,certains philosophes, d’obédience chrétienne, vont, sans contredire les affirmations del’Eglise, tenter d’apporter une explication psychologique à la folie, en se référant auxpenseursgrecs.Ainsi,durant lescinqpremiers sièclesduMoyenAge, la folieest-ellebientolérée.

1.2.3.LeMoyenâgeclassique(X°-XV°)oulacondamnationdelafolieAprès cette période de tolérance, la folie va être bannie et condamnée et les fouspersécutés.Eneffet,laFranceconnaîtuneépoquederécessionéconomiqueetd’insécurité:laguerreavecl’Angleterreruinelepays;lafamine,lemanqued’hygièneetlesintempériesamènentdesépidémies;lepouvoirdel’EgliseestaffaibliparlesdébutsdelaRéformeetparles différents scandales qui éclatent dans les monastères et les couvents (débauches,orgies);lamonarchieestmiseenpérilparlafoliedeCharlesVI.Pourretrouversonpouvoir,l’Egliseveutalorstrouverdesremèdesaumaletpunirlescoupables.C’estalorslacréationde l’Inquisition par le pape Innocent III, en 1199. C’est la chasse aux sorcières et auxpossédés,danslaquellelesfoussetrouventprisaupiège,puisqu’ilssontconsidéréscommepossédés.Pendanttoutecettepériode,lafolievoisineaveclasorcellerie,ladémonologieetlasuperstition,dontelleaurabiendumalàs’affranchirparlasuite.

Ilexisteaussiuneautreinterprétationdelanotiondefolie.Eneffet,l’Egliseassocielafolieaupéché,car ilestunedéviancepar rapportà lanorme.Pourelle,endehorsduvrai fou(insensé, simpled’esprit), est fou celuiquine se souciepasde son salutetquipècheparamour, par gourmandise, par soif du pouvoir, par cupidité, etc. C’est celui, qui tout ensachantcequil’attendaprèslamort,nefaitrienpouréviterl’Enfer.Péchéetfoliemènentàl’Enfer. Aussi, l’Eglise, qui a pour devoir de venir en aide à celui qui échoue face à latentation du diable et se condamne à l’Enfer pour avoir péché, s’intéresse-t-elle nonseulement au vrai fou,mais au fou par oubli, à celui qui perd a raison pour une passionquelconque,carilestrécupérableparunreconditionnementetparuneremisesurledroitchemin.

Quantauvraifou(appeléidiot,manique,dément,lunatiqueouinsensé),onignore,ausensmédicalduterme, lescausesdesafolie.Seulessontfaitesdessuppositionsfondéessur lathéorie d’Hippocrate. Toujours, dans la continuité de Galien, on pense qu’il y a quelquechosedans lecrânedufouqui legêne:desclous,uneguêpe,desrats,unearaignée,etc.Deux expressions actuelles ont d’ailleurs conservé cette idée (Voir Clin d’œil N°3). Desopérationssontmêmesoi-disanttentéespourenlevercettechose,qu’onappellefinalementlapierrede folie. Il s’agit leplus souventdevéritables simulacresdechirurgie. Lebarbier-chirurgieninciselecrâneetfaitsemblantd’enextraireunepierrequ’ilprésenteensuiteaupatient. En l’absence de sources médicales, on peut se reporter à des sourcesiconographiquesplustardives,commeletableaudeJérômeBoschLaLithotomieouLaCuredelafolie(1494)ouceluidePieterBruegel,L’Excisiondelapierredefolie(1557).

Dès le XII°, apparaît en France, dans les villes abritant des cathédrales, comme Paris etAutun, la Fête des fous (ou fête des innocents), fête paillarde, dérivée des Saturnales

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romaines(dédiéesàSaturne,ledieudel’agriculture),organiséele6janvier(lejourdelafêtedesrois),parlebasClergé,avecpourthéâtrel’Egliseetpouracteurslesecclésiastiqueseux-mêmes. Ce jour-là, pendant vingt-quatre heures, ceux-ci s'arrogent les privilèges réservésd'habitudeàleurssupérieursauseindelatrèspuissanteÉglisecatholiqueromaine.Onyélitl’évêque-fou,l’abbédesfousoumêmelepapedesfous.Commecettefêtedonnelieuàdescérémoniesbizarres,indécentesetsubversives,desmesuressontprisespourmettrefinàcedésordre(1èrecondamnationen1197,2èmeen1431,puisdiversarrêtés).Cependant,laFêtedesfousdureencorelongtemps(jusqu’audébutduXVII°,oùelleestdéfinitivementinterditepar Richelieu) et finit par se répandre du Clergé dans la rue. Elle devient alors undivertissementoùleplusdémuniestproclaméroidelafête.Dessociétés,descompagniesetdesconfrériesde foussontaussicrééesdont lesplusconnuessont:LaCompagniedesfousdeClèves(1381)etLaCompagniedelamèreFolledeDijon(1454).

C’est ainsi que le fou trouve naturellement sa place dans la société et y gagne enimportance.Dèslors,onleretrouve,comme«bouffon»ou«foudecour»(VoirClind’œilN°3), dans les rangs du pouvoir où il jouit de nombreux privilèges. Dès le XIII°, on lerencontre dans les châteaux, les évêchés, les seigneuries, etc. En 1316, PhilippeV le longcrée même un poste de «fol en titre d’office» dont la fonction justifie le port d’ununiforme: bonnet d’âne ou capuchon orné de grandes oreilles auxquelles sont accrochésdesgrelotsquiannoncentsonarrivée;tuniquecrèneléeaubas,decouleurjaune(symboleauMoyenAgedebassesseetde flétrissure)et verte (symbolede ruineetdedésespoir);portd’unemarotte(VoirClind’œilN°3),bâtonquiressembleàceluidonnéauxaliénésouauxlépreuxpoursedéfendre,sceptredeladérision,pendantdusceptreroyal.Lebouffonestimportant,carilreprésenteuneformedecontre-pouvoiraisémentcontrôlable.Soussonapparence de folie, il représente la sagesse qui peut manquer au roi, la critique et lamoqueriesalutaires.Lefoufaitpartiede laménagerieroyale.AumilieuduXV°,toutes lescours collectionnent les nains ou tous ceux qui présentent une tare quelconque physique(strabisme important, bosse dans le dos, etc.) oumentale. Elles se les échangentmême.Maissi,audépart,lebouffonestunarriérémentalprésentantunedéformationquelconque,peu à peu, il n’a plus rien de fou. De plus, en acquérant un statut officiel, il devient uninstrument de pouvoir et finit par perdre sa liberté de parole et à n’être qu’un courtisanparmilesautres.Ilresteunamuseur.LesfousduroilesplusconnussontThevenindeSaint-LégersousCharlesV,TribouletsousFrançois1er,MathurinesousHenri IVetL’AngelysousLouisXIV(ledernieràlaCourdeFrance).

La folie est représentéedans toutes les formesde la littératuremédiévale, notamment leroman courtois (XI° et XII°) et les allégories. Mais, la folie n’est jamais l’enjeu final desœuvres. Elle n’est qu’un épisode dans l’itinéraire du héros. Le héros sombre dans ladémenceoubiensedéguiseenfouparamour(cf.TristanetYseut)

AlafinduMoyenAge,ondistinguedonctroiscatégoriesdefous:levraimalademental,lebouffonetlefousocial.

1.2.4.LaRenaissance(XV°-XVI°)etladémystificationdelafolieDès lafindelaguerredeCentans(1453), laFranceconnaîtunessoréconomiquemarquéparlacroissanceurbaine,ledéveloppementducommerce,del’industrieetdel’imprimerie.

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LaRenaissanceestmarquéeparledéclindelaféodalitéetduclergé,ladénonciationparlascience et la pensée des anciennes conceptions, le combat des superstitions et del’obscurantisme médiéval par les humanistes (Brant, Erasme, Rabelais, Machiavel ouMontaigne), le développement de l’astrologie, le succès des sciences divinatoires et lareconnaissance du pouvoir thérapeutique de la suggestion. Mais, cet esprit nouveau neréussitpasàchassercomplètementlesexplicationsdémoniaquesdelafolie.L’Inquisitionesttoujours là et les fous brûlent toujours sur les bûchers. La folie est toujours considéréecommelaconséquencedupéchéetdel’immoralité.

DurantleXV°,Leshumanistesabordentlafolieavecunedistanceironique.Ilsnecherchentpasàexpliquercettemaladie,maisàréaliserunesatiredesdéfautsetdesparadoxesdelasociétécontemporaine.Lafolien’estplusappréhendéeàpartirdesindividusprisisolément,maisàtraverslessystèmesfousquilesenglobent.Deuxconceptionss’affrontent:celledeBrant(LaNefdesfous,1494)(VoirLesaviez-vousN°2),pourquiladéraisonneporteplusàrire comme au Moyen Age, car elle représente le désordre et la mort(il y décrit etcommente les actes fous qui sont assimilés au péché) ; celle d’Erasme (Eloge de la folie,1509)quiréhabilitelafolieenluiaccordantuneimagepositive,carelleestunesagesseetceluiquilapossèdenepeutquevivremieux(ildistinguedeuxfolies:celleprovoquéeparlamaladieou ledérangementdesorganeset cettemoria àqui il confie le soinde faire sonpropre éloge). Ainsi, pour les philosophes et les écrivains, la folie n’est-elle pas qu’unesimple déraison: elle apporte unemeilleure connaissance de l’homme. La folie n’est plusindividuelle, lemondeentierestenproieàune foliegénéralisée.Ainsi, à la finduXV°, lafolie a-t-elle donc plusieurs visages: la folie ludique du Carnaval et du bouffon, quicorrespondàunereprésentationpositiveetjoyeusedel’humanité;lafoliedupêcheurquicorrespondàunereprésentationnoireetpessimistedel’humanité(cf.letableauLanefdesfousdeJérômeBosch,1490);lafolieduvraifouquipeutincarnerunesortedesagesseetêtreplussenséquelesagelui-même.

DèsleXV°,fleurissentdanslalittératurelesconceptionsnouvellesdelafolie.Lessotties,parexemple, sont un théâtre du défoulement,mais aussi l’occasion de dénoncer l’universellebêtise,quipeutêtrelasagefolie.Et,puisquelefoupeutêtreplussenséquelesage,ilestdoncceluiquipeutdénonceret,alors,ildevientlepersonnagemajeuretcentraldescontesetdesmoralités.Eneffet,danssonlangageàlui,ilditdesparolesderaisonqueluiseulpeutprononcer

Deleurcôté, lesmédecins(commeThomasPlatter)montrentquelediablen’estpourriendanslesespritsdérangésdesfousetémettentl’idéequelesmaladiesmentalesproviennentdelésionsducerveauetqu’ellesdoiventêtresoignées.Cependant,s’iln’yapasd’évolutiondanslestechniquesdesoins,uneprisedeconsciencesefaitauniveaumédicalversplusdereconnaissancehumaine.

AuXVI°, la folie devient unedes formesmêmesde la raison. Elle s’intègre à elle; elle nedétient sens et valeur quedans le champmêmede la raison. Le toposdu fou-sageet dusage-fou, qui dévoile son égarement au moment où l’on s’y attend le moins intervientfréquemment dans la littérature de la fin du XVI°. D’autre part, apparaît dans le théâtre,tragiqueoucomique,lavoguedeshallucinations.L’égarements’emparedupersonnageet

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leconduitàsuccomberàdefaussesimaginationsquisetraduisentsouslaformedevisionsgénéralementinfernales(Cf,MélitedeCorneille,oùErastesecroitdescenduauxenfers).

1.2.5.Lamiseàl’écartdelafolieavecl’enfermementdesfous(XVII°-XVIII°)Au début du XVII°, on assiste à une crise économique sévère. Suite aux disettes et auxguerres, les pauvres sont en nombre croissant, les infirmes et les faux épileptiques semultiplient,cequientraîneunerecrudescencedelamendicité,duvoletdesassassinats.Ilest alors décidé de procéder à l’enfermement de tous les individus considérés commeanormaux,toutceuxquigênentouposentproblèmeàlasociété:lemendiant,maisaussilaprostituée, la fille-mère, la femme adultère, l’homosexuel, etc., et bien sûr le fou. Alorsqu’auparavantcelui-ciétaitlibredecirculer,auXVII°,ildoitmaintenantêtreenfermé.Cettefonctionderépressionsedoubled’unefonctiond’utilité:donnerdutravailàceuxqu’onaenfermésetlesfairetravailleràlaprospéritédetous.Lafolieestalorsperçuesurl’horizonsocialdelapauvreté,del’incapacitéautravailetdel’impossibilitédes’intégreraugroupe.

Acetteépoque,l’Eglise,quiavaitsanctifiélemondechrétiendelamisèredanssatotalité,lepartagemaintenantendeuxrégions:celledubien,constituéedespauvresquiacceptentdesesoumettreetd’êtreinternés;celledumal,constituéedeceuxquitententd’échapperaunouvelordre.Cettedichotomieseretrouvedanslafolie.AlorsquependantlaRenaissance,lafolieétaitmisesurunpiedd’égalitéaveclaraison(elleétaitconsidéréecommeuneautrevérité),lafolieestmaintenantconsidéréecommeladéraison,paroppositionàlaraison,carelleestuneinadaptationàcertainesvaleurs,àcertainscomportementssociauxconformesàlapenséeclassique.Ellen’estplusqu’unécartpar rapportàunenormesocialecomme lapauvretéetlamisère.Ellen’estpluscequifascineouintrigue;elleestcequifaitscandaleettroublel’ordrepublic.

Quelques structures d’accueil sont alors créées: hôpitaux, maisons de force, dépôts demendicité ou tours aux fous. Mais, il faut attendre le milieu du siècle pour voir cetenfermement effectif, avec la création, à Paris, de l’Hôpital général (Edit du 7mai 1657),sorte d’entité administrative, semi-juridique, qui décide, juge et exécute, en dehors dupouvoiretdes tribunaux.Diversétablissementsquiexistentdéjà sont regroupéssousuneadministration unique: Charenton, la Salpetrière, Bicêtre, etc. En 1676, un autre édit deLouisXIVprescritunhôpitaldanschaquevilleduroyaumedeFrance.Ainsi,sil’onnebrûlepluslesfousetlespersonnesdérangeantes,onlesenfermedansdesconditionsdéplorables.Apparaissentalors«lesgardiensdefou»quis’apparententplusàdesgardiensdeprisons.Cesontengénérald’anciensmalades.

Lafoliedubouffondecour(lefouduroi)estencoremontréedanslescoursd’Europe.Mais,elledisparaîtpeuàpeu,saufenEspagneoùlefouresteunjouethumaindontondisposeàsaguise.Eneffet, lescoursdeviennentdeplusenplus raffinéesetnesupportentplus lesplaisanteries grasses, les obscénités et les blagues scatologiques du fou, qui est alorsconsidérécommeunplaisirarchaïque.LaCourse tourneversd’autresdistractions (ballet,théâtre,etc.).SouslerègnedeLouisXIV,lerôledubouffonconsisteuniquementàdistrairele monarque. Il n’a plus la parole et encore moins le droit de critiquer. Il n’est plus ladoubluredérisoiredumonarque,carcelui-ciestunmonarqueabsoluquiveutrégnersans

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entrave. De même, l’absolutisme royal, dans un souci de contrôle des manifestationspopulaires,faitdisparaîtrelafoliecollectivequel’onretrouvedanslesFêtesdesfous,ainsiquedanslessociétés,compagniesouconfrériesdefous.

LapremièremoitiéduXVII°estmarquéeparunefortevaguedereprésentationslittérairesdelafoliequitouchetouslesgenres:comédies,tragi-comédies,tragédies,maisaussiballetsdecour,romanspastoraux,etc.D’autrepart,à lafindusiècle,avec lethéâtre italienet lethéâtre forain,apparaitenFranceunautregenre: lespiècesd’asile. Il s’agitdepiècesquisituentleurintrigueauseind’unhôpitaldefous.

1.2.6.Lesiècled’ordel’aliénismeaveclanaissancedelapsychiatrie(XVIII°-XIX°)DansledernierquartduXVIII°,oncommenceàs’apercevoirdeserreursfaitesaucoursdusiècle précédent. On constate l’échec de la politique de l’enfermement, car les hôpitaux,maisons de force où cachots n’ont pas du tout réglé le problème de la mendicité et del’insécurité.Ilyatoujoursunnombreimpressionnantdepauvresetdemendiants.Deplus,ces établissements sont de véritables mouroirs: les conditions y sont inhumaines. Destraitementsprétendumentthérapeutiquesextrêmementviolentsysontpratiqués.Apeine,l’électricitéest-ellenée,qu’estinventél’électrochoc.Iln’yatoujourspasdemédecins,maisdespersonnesvolontairespoursoignerlesmalades.Desrapportscommencentàêtreécrits.L’undes plusterriblesestceluidespersonneschargéesdutransfertdesprisonniersdeLaTouraux fousdeCaenen1785.Après1789,onassisteà l’abolitiondesmaisonsde forcereligieuses.Mais, fautedestructures, les foussontdisséminésunpeupartoutcommeauxplusmauvaisjoursdel’AncienRégime.

D’autrepart, auSiècledes Lumières,un regardnouveauestporté sur l’êtrehumainet sadignité(Cf.Rousseau,LeContratsocial,1762).«Lemouvementdesphilanthropes»(VoirLesaviez-vousN°3)s’inscritdanscetteperspectivedeprisedeconscience.Cetteévolutiondesmentalitésconduitàconsidérerlefou(l’insensé)commeunêtrehumainàpartentièreetlafolie comme une maladie à part entière. Mais, il faudra attendre 1793 pour voir uneentreprise de réforme avec le docteur Philippe Pinel (Nosographie philosophique, 1798;Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, 1801). Alors qu’il vientd’être nommé «médecin des infirmeries dont dépendent les hôpitaux», il prend laresponsabilité de libérer, en ôtant les chaînes qui les entravent, les personnes enferméesdansleshôpitaux(Cf.letableautardifdeRobertTony-Fleury,Pineldélivrelesfousdeleurschaînes,1876).Cetacte,quiaffirmelavolontéderompreaveclabarbariedesinternementsantérieurs,aétépriscommeactedenaissancedelapsychiatrie.

Pinelélaboresaméthode,qu’ilappelle«letraitementmoral»etquisefondesurlefaitqu’ilyatoujourschezlefouunecapacitéderaisonnementqu’ilconvientdetrouveretàlaquelleilfauts’adresserpourcombattreavecluisamaladie(VoirLesaviez-vousN°4).Mêmesisouscertains aspects (utilisation de la douleur), le traitementmoral est discutable, il constitueune rupture capitale avec le siècle précédent. Un élève de Pinel, Jean-Etienne Esquirolcherchant à améliorer les théories de sonmaître, élaboreunenouvelle nosographie (VoirClin d’œil N°4) comportant cinq catégories de folie, dont la «monomanie» (délireobsessionnel),déjàconnuedel’Antiquité.LedocteurGeorget,élèved’Esquirolfait illustrer

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les différents types demonomanes par Géricault (LesMonomanes, 1820). Cette doctrineconnaît son déclin dès les années 1850. Mais, c’est à partir de son cadre confus etpolymorphe, que les principaux délires chroniques et la névrose obsessionnelle sontprogressivementisolés.

Enmatièrederecherchemédicale,lapréoccupationessentielleduXIX°concernel’étudeducerveau et des voies nerveuses. La neurologie s’impose et pense résoudre l’énigme de lafolieenyapportantuneexplicationorganique(Traitédesmaladiesducerveau,Bayle,1826;Traitédesdégénérescences,Morel,1857).Pourelle,cettemaladieestunedégénérescenceincurable,dontilfautmatérialiserleslésionsauniveaucérébralEn1860,Morel(Traitédesmaladiesmentales)classelesfousendeuxcatégories:ceuxquisontnormauxàlanaissanceetqui,sousl’influencedecausesdiverses(intoxication,alcoolisme,toxicomanie,paludisme,misère sociale, mauvaise constitution, etc.) peuvent tomber malades et devenir desdégénérés; ceux qui naissent anormaux à la naissance (les dégénérés inférieurs: idiots,imbéciles; lesdégénérésmoyens:débiles; lesdégénéréssupérieurs:pervers,alcooliques,psychotiques).Cetteclassificationaunegrandeinfluencesurlesécrivainsdelafindusiècle.

Mais,lapsychiatrieabeaucoupdemalàs’extirperducarcandelaneurologie.C’estgrâceàquelques médecins et philosophes qu’elle va connaître sa véritable naissance. En effet,l’inconscientdevientbientôtl’unedespréoccupationsprincipalesdudiscoursphilosophique(James,Schopenhauer,Nietzche,Kierkegaard).Desoncôté,Charcots’intéresseàl’hypnoseetfondeavecDuchennelaneurologiemoderne.QuantàFreud,sesdécouvertesenfontlepèredelapsychanalyse.

SileXIX°marquelafindel’enfermementdufouauxcôtésdecriminelsetdesmendiants,ilest paradoxalement le début de l’enfermement du fou dans de nouvelles structuresspécialisées. D’autre part, le fou qui était appelé jusque-là «insensé» se voitmaintenantappelé«aliéné»(VoirClind’œilN°5).Lemédecindesfousestalorsappelé«aliéniste»etdevientlepersonnageprincipaldel’asile.Mais,ongardeencoreplutôtlesfousqu’onnelessoigne. Et, lorsqu’on les soigne, il s’agit souvent de traitements bizarres et inhumains quivisentàabolirlemal,lesviolencesetlesdésirspervers:saignéesàblanc,suspensionsàdescordes,immersiondansl’eau,etc.Lesdroguescommelelaudanum,lechoraletl’opium,quicommencent à être utilisées, épargnent un peu les souffrances, mais réduisentconsidérablement l’intelligence et la vie. Ce n’est qu’après 1880, qu’on assiste à laséparationentre gardiensde fouset garde-maladeset à laprofessionnalisationdumétierd’infirmier,avecl’ouverturedespremièresécolesd’infirmiersd’asile.

Deleurcôté,lesécrivainsinvestissentledomainedel’inconscientetsemettentàendécrirelesmanifestationsdanslaviequotidienne,dontlafolie:Goethe,Stendhal,Balzac,Gautier,Poe, Maupassant, Zola, Stevenson, Léon Daudet, Frères Goncourt, Malot, Mirbeau, FévalSue,Vallès,etc.Poureux,lapossessionnevientplusdel’extérieur(démons,etc.),maiselleestàl’intérieurdel’êtrehumain.Leurdescriptioncliniquedesétatspsychiquesinconscientsserapprochedecelledestraitésmédicaux.Aliénismeetlittératureavancentensembletoutau longdusiècle,empruntant, sanscesse l’unà l’autre, sujetsderéflexion,descriptiondecas,structuresdepensée,etc.Destermescommemélancolie,monomanie,démence,délire,

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hallucination entrentmassivement dans la littérature. La folie est représentée comme unfonctionnementaccruetinhabitueldel’esprithumain,d’oùsonlienaveclerêve.

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2.Extraitsducorpus

Laclassification,proposéepouraborderlafoliedanslesœuvresdenotrecorpus,seréfèreauxtroisdéfinitionsdelafoliecommunémentadmises:letroubleducomportementet/oude l’esprit, considéré comme l’effet d’unemaladie altérant les facultésmentales (la folie,maladiementale); l’étatpsychologiquepassagerde trouble intenseoud’exaltationcausépar une forte émotion ou un sentiment violent, qui peut, dans certains contextes, êtreassimilé à un accès de folie au sens précédent(la folie, exaltation passagère) ; lecomportement qui s’écarte de ce qui serait raisonnable au regard des normes socialesdominantes,quiestconsidérécommel’expressiond’untroubledel’espritausensprécédentet/ouunmanquedesensmoral,debonssensoudeprudence(lafolie,écartàlanorme).Acestroistypes,nousrajoutonslafoliemasquée,carelleesttrèsprésentedansl’histoiredela folie et se retrouve dans la littérature. Ce plan a l’avantage de mieux coïncider avecl’histoiredelafolie,car lethèmedelafolieaétéutiliséenlittérature,bienavantquel’onmettedespathologiessursesdifférentesmanifestations.

2.1.Lafoliemasquée

La folie s’est bien souvent manifestée sur la place publique ou dans des cercles plusrestreintssansquelapersonnesoitréellementfolle.Cettemanifestationdelafolieestcelledubouffonetdesacteursdelafêtedesfous(folieludique)oubiencelleendosséeàdesfinsparticulières(foliefeinte).

2.1.1.Lafolieludique2.1.1.1.LebouffonSilesbouffonsontdisparu,àpartirduXVII°,danslaréalitésociale,ilestintéressantdevoirquelesécrivainsn’ontpashésitéàencréerdansleursœuvres.Le thèmede la folieestunthèmequi revientsouventdans l’œuvredeShakespeare,alorsqu’àsonépoque,lepersonnagedufouestentièrementpassédemodeenAngleterre.DansLeRoiLear,ilselivreàuneétudecomplètesurlafolie.Onyretrouvelafoliecultivéeparlebouffon,lafoliefeinted’Edgar-TometlafoliedésespéréedeLear.Rappelonsl’histoire:Leroi Lear a décidé de partager son royaume entre ses trois filles en fonction de l’amourqu’ellesluiexprimeront.Laréponsedesacadette,quiestaussisapréférée,nerépondpasàsonattente.Il ladéshéritedoncauprofitdesessœurs,bannitlefidèleKentquiprenaitsadéfenseetneconservedesonpouvoirqueletitredeRoiainsiqu’uneescorteaveclaquelleilséjournealternativementchezsesgendres.Trahiparses fillesaînéeset leursépoux, ilestcontraintdequittersonroyaume.AccompagnédesonbouffonetdufidèlecomtedeKent,ilerredanslalande,oùilperdlaraison.Pour Shakespeare, la folie artificielle du bouffon n’est rien d’autre que le masque de lasagesse.Celui-cin’estpaslàquepourfairerire,maisaussipourfaireprendreconsciencedela foliedumonde.Le fouduroiapparaîtà laScène4de l’Acte I,enprésencedeKentquivientderevenir,déguiséenCaiusetquiaacceptéd’êtrelevaletdeLear.

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Extrait1:Shakespeare,LeRoiLear,Acte1,scène4,p.22-26

«(…)Commentva,m’noncle?Jevoudraisavoirdeuxbonnetsd’âne,sij’avaisdeuxfilles!LEAR:Pourquoi,mongars?LEFOU:Danslecasoùjeleurdonneraistoutmonbien,jegarderaislesbonnetsd’ânepourmoiseul.(TendantsonbonnetàLear.)Jetedonnelemien;quetesfillestefassentaumônedel’autre!LEAR:Garelefouet,coquin!(…)LEFOU:Sais-tuladifférence,mongarçon,entreunmauvaisfouetunbonfou?LEAR:Non,mongars;apprends-le-moi.LEFOUQueleseigneurquit’aconseilléDerenonceràtesterresViennesemettreprèsdemoi!Ouprendssaplace,toi.LebonfouetlemauvaisVontapparaîtreimmédiatement.(Sedésignant.)Voicil’unenlivrée,(MontrantLear.)Etl’autre,levoilà!LEAR:Est-cequetum’appellesfou,garnement?LEFOU:Touslesautrestitres,tulesasabdiqués;celui-là,tuesnéavec.KENT:Cecin’estpasfolieentière,monseigneur.LEFOU:Non,mafoi!Lesseigneursetlesgrandsneveulentpasquejel’accaparetoute.Quandj’enauraislemonopole,ilsenvoudraientleurpart.Lesdames,nonplus,neveulentpasmelaisserleprivilègedelafolie:ilfautqu’ellesgrappillent…Donne-moiunœuf,m’noncle,etjetedonneraideuxcouronnes.LEAR:Deuxcouronnes!Dequellesorte?LE FOU: Ehbien ! les deux couronnesde la coquille, après que j’aurai cassé l’œuf par lemilieu etmangé lecontenu.Lejouroùtuasfendutacouronneparlemilieupourendonnerlesdeuxmoitiés,tuasportétonânesur tondospourpasser lebourbier.Tuavaispeud’esprit sous ta couronnedecheveuxblancs,quand tu t’esdéfaitdetacouronned’or.Ai-jeparléenfouquejesuis?Quelepremierquidiraqueouireçoivelefouet!(Ilchante.)Lesfousn’ontjamaiseudemoinsheureuseannée,CarlessagessontdevenussotsEtnesaventpluscommentporterleuresprit,Tantleursmœurssontextravagantes.LEAR:Depuisquand,maraud,êtes-voustantenveinedechansons?LEFOU:Ehbien!m’noncle,c’estdepuisquetut’esfaitl’enfantdetesfilles;car,lejouroùtuleuraslivrélavergeenmettantbastesculottes.(Chantant.)Soudainellesontpleurédejoie,Etmoij’aichantédedouleur,Àvoirunroijoueràcligne-musette,Etsemettreparmilesfous!Jet’enprie,m’noncle,trouveunprécepteurquienseigneàtonfouàmentir;jevoudraisbienapprendreàmentir.LEAR:Sivousmentez,coquin,vousserezfouetté.LEFOU:Quellemerveilleuseparentépeut-ilyavoirentretoiettesfilles?Ellesveulentmefairefouettersijedisvrai;toi,tuveuxmefairefouettersijemens.Etparfoisjesuisfouettésijegardelesilence.J’aimeraismieuxêtren’importequoique fou,etpourtant jenevoudraispasêtre toi,m’noncle : tuasépluchétonbonsensdesdeuxcôtésettun’asrienlaisséaumilieu.Voicivenirunedesépluchures.»LeFouapparaîtbienicicommeunêtredouble;c’estl’autrefaceduRoiLear.Iltutoieleroi,luiparlefamilièrementetestinsolent:illetraitedefou.Sonlangageestàdoubleentente.Ilincarne le bon sens, la sagesse populaire et l’enfance. Il donne à voir un monde à

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l’envers(renversementcarnavalesque) : leFouestsenséetdit lavérité,alorsque leRoiaperdularaisonetlesenscommun.LaFolieestdonclasagesseetleFouestlemiroirdelaFoliecollective.LeNeveudeRameaudeDiderotmetenscèneLui(leneveu)etMoi(lephilosophe)dansundialoguequioppose,souscouvertdelafolie,laraisonphilosophiqueàlaraisoncyniqueenprenantouvertementparticontreelle.Entrebouffonetsage,leneveuinterrogelethéâtredumonde.Délire-t-il?Est-illucide?Safolieselaissedifficilementcerner,carils’agitdefolieludique. Elle est d’abord pour lui une profession, car il faut être plaisant en permanence,c’est-à-dire bouffon, comme il aime à se désigner («un pauvre diable de bouffon commemoi»,p.7).C’estainsiqu’ilaexcellécomme«fou», chez le financierBertin,aumilieudepetitspoètesetdemusiciensmédiocres.Mais, lebouffonaun rôleà jouervis-à-visde lasociétéqu’il fréquente, en lui renvoyant son reflet ridicule. LeNeveuest aussiphilosophemalgréluietpossèdelafacultédefairesortirlavérité.C’estainsiqu’ilestexcludelamaisonde sonhôte, après lui avoir fait une remarque trop raisonnable.Nous retrouvons, chez leNeveu,lescaractéristiquesdubouffon,dufou,dufriponcarnavalesquequiprovoquelerireetoccupeuneplaceàpartdanslasociété.Sonrôled’amuseurpublicapparaîtbiendanssespantomimes et ses gestes, qui prêtent au rire. Son comportement extravagant s’imposecommevéritablespectacle.Relisonsl’extraittrèsconnudelapantomimedesgueux.Extrait2:Diderot,LeNeveudeRameau,p.73-75

LUI.(…)Jeregardeautourdemoi;etjeprendsmespositions,oujem’amusedespositionsquejevoisprendreauxautres.Jesuisexcellentpantomime;commevousenallezjuger.Puisilsemetàsourire,àcontrefairel’hommeadmirateur,l’hommesuppliant,l’hommecomplaisant;ilalepieddroitenavant,legaucheenarrière,ledoscourbé,latêterelevée,leregardcommeattachésurd’autresyeux,laboucheentrouverte,lesbrasportésversquelqueobjet;ilattendunordre,illereçoit;ilpartcommeuntrait ; il revient, ilestexécuté ; ilen rendcompte. Ilestattentifà tout ; il ramassecequi tombe ; ilplaceunoreillerouuntabouretsousdespieds;iltientunesoucoupe,ilapprocheunechaise,ilouvreuneporte;ilfermeune fenêtre ; il tiredes rideaux ; il observe lemaîtreet lamaîtresse ; il est immobile, lesbraspendants ; lesjambesparallèles;ilécoute;ilchercheàliresurdesvisages;etilajoute:Voilàmapantomime,àpeuprèslamêmequecelledesflatteurs,descourtisans,desvaletsetdesgueux.Lesfoliesdecethomme,lescontesdel’abbéGaliani, lesextravagancesdeRabelais, m’ontquelquefoisfaitrêverprofondément.Cesonttroismagasinsoùjemesuispourvudemasquesridiculesquejeplacesurlevisagedesplusgravespersonnages(…).MOI.—Maisàvotrecompte,dis-jeàmonhomme, ilyabiendesgueuxdanscemondeci ;et jeneconnaispersonnequinesachequelquespasdevotredanse.LUI.—Vousavez raison. Iln’yadans toutunroyaumequ’unhommequimarche.C’est lesouverain.Tout leresteprenddespositions.MOI.—Lesouverain?encoreya-t-ilquelquechoseàdire?Etcroyez-vousqu’ilnesetrouvepas,detempsentemps,àcôtédelui,unpetitpied,unpetitchignon,unpetitnezqui luifassefaireunpeudelapantomime?Quiconqueabesoind’unautre,estindigentetprenduneposition.LeroiprendunepositiondevantsamaîtresseetdevantDieu ; il faitsonpasdepantomime.Leministre fait lepasdecourtisan,de flatteur,devaletoudegueuxdevantsonroi.Lafouledesambitieuxdansevospositions,encentmanièresplusviles lesunesquelesautres, devant leministre. L’abbéde condition en rabat, et enmanteau long, aumoins une fois la semaine,devant ledépositairede la feuilledesbénéfices.Ma foi, cequevousappelez lapantomimedesgueux,est legrandbranledelaterre.ChacunasapetiteHusetsonBertin.LUI.—Celameconsole.Maistandisquejeparlais,ilcontrefaisaitàmourirderire,lespositionsdespersonnagesquejenommais;parexemple,pourlepetitabbé,iltenaitsonchapeausouslebras,etsonbréviairedelamaingauche;deladroite,

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ilrelevaitlaqueuedesonmanteau;ils’avançaitlatêteunpeupenchéesurl’épaule,lesyeuxbaissés,imitantsiparfaitementl’hypocritequejecrusvoirl’auteurdesRéfutationsdevantl’évêqued’Orléans.Auxflatteurs,auxambitieux,ilétaitventreàterre.C’étaitBouret,aucontrôlegénéral.MOI.—Celaestsupérieurementexécuté.Maisilyapourtantunêtredispensédelapantomime.C’estlephilosophequin’arienetquinedemanderien.LUI.—Et où est cet animal-là ? S’il n’a rien il souffre ; s’il ne sollicite rien, il n’obtiendra rien, et il souffriratoujours.MOI.—Non.Diogènesemoquaitdesbesoins.»Autraversdesapantomime,Luistigmatisedescomportementshypocritesqu’ilobserveetjuge.CettecritiqueestadresséeàMoiquilareçoit,mais,paruneffetd’écho,elles’amplifie.Eneffet,MoiprendsensuitelerelaisetladénonciationénoncéeparLui.Il intègrelaleçonde Lui, mais dépasse la dénonciation de l’hypocrisie pour porter des jugements. En seservantd’unbouffon,Diderotdonne icideuxfacettesd’unemêmedénonciation.Ainsi, lespantomimes du Neveu (on en dénombre 13 dans l’ouvrage) sont-elles unemanifestationessentielledelascénographiedudiscours:enmargedudiscoursdeMoi,l’imagedubouffonimpose àMoi l’expérience existentielle dumiroir. On retrouve bien là le rôle originel dubouffonduroi.Touteslespantomimesontunechargesatirique,saufpeut-êtreuneseule,lapantomime du musicien, qui permet de transmettre l’admiration de Moi pour cet artd’illusionnistequ’estceluidumusicien.Ils’agitd’unmomentdecommunionentreMoiavecLui,artistedépravé,maisartistequandmême.

Extrait3:Diderot,LeNeveudeRameau,p.59-61

«Etpuis levoilàquisemetàsepromener,enmurmurantdanssongosier,quelques-unsdesairsde l’IledesFous, du Peintre amoureux de sonModèle, duMaréchal-ferrant, de la Plaideuse, et de temps en temps, ils’écriait,enlevantlesmainsetlesyeuxauciel:Sicelaestbeau,mordieu!Sicelaestbeau!Commentpeut-onporter à sa tête une paire d’oreilles et faire une pareille question. Il commençait à entrer en passion, et àchanter tout bas. Il élevait le ton, àmesure qu’il se passionnait davantage ; vinrent ensuite, les gestes, lesgrimaces du visage et les contorsions du corps ; (…) Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens,français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères. Tantôt avec une voix de bassetaille, ildescendaitjusqu’auxenfers;tantôts’égosillantetcontrefaisantlefausset,ildéchiraitlehautdesairs,imitantdeladémarche,dumaintien,dugeste,lesdifférentspersonnageschantants;successivementfurieux,radouci,impérieux,ricaneur.Ici,c’estunejeunefillequipleure,etilenrendtoutelaminauderie; làilestprêtre,ilestroi,ilesttyran,ilmenace,ilcommande,ils’emporte,ilestesclave,ilobéit.Ils’apaise,ilsedésole,ilseplaint,ilrit jamais hors de ton, demesure, du sens des paroles et du caractère de l’air. Tous les pousse-bois avaientquitté leurséchiquiersets’étaientrassemblésautourde lui.Lesfenêtresducaféétaientoccupées,endehors,par les passants qui s’étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le plafond. Luin’apercevait rien ; il continuait, saisid’unealiénationd’esprit,d’unenthousiasmesivoisinde la foliequ’ilestincertainqu’ilenrevienne;s’ilnefaudrapaslejeterdansunfiacreetlemenerdroitauxPetites-Maisons.(…)S’ilquittaitlapartieduchant,c’étaitpourprendrecelledesinstrumentsqu’illaissaitsubitementpourrevenirà lavoix,entrelaçant l’uneà l’autredemanièreàconserver les liaisonset l’unitédutout;s’emparantdenosâmesetlestenantsuspenduesdanslasituationlaplussingulièrequej’aiejamaiséprouvée...Admirais-je?Oui,j’admirais!Étais-jetouchédepitié?J’étaistouchédepitié;maisuneteintederidiculeétaitfonduedanscessentimentsetlesdénaturait.Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont il contrefaisait les différentsinstruments.Avecdesjouesrenfléesetbouffies,etunsonrauqueetsombre,ilrendaitlescorsetlesbassons;ilprenaitunsonéclatantetnasillardpourleshautbois;précipitantsavoixavecunerapiditéincroyablepourlesinstruments à corde dont il cherchait les sons les plus approchés ; il sifflait les petites flûtes, il recoulait lestraversières,criant,chantant,sedémenantcommeunforcené;faisantluiseul,lesdanseurs,lesdanseuses,leschanteurs,leschanteuses,toutunorchestre,toutunthéâtrelyrique,etsedivisantenvingtrôlesdivers.»

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2.1.1.2.LafêtesdesfousVictor Hugo ouvre son roman,Notre-Dame de Paris, sur La Fête des fous et plonge sonlecteurdansuneatmosphèredeliessepopulaire,dontlafolieestlethèmecentral.Devenueunévénementpublic attendupar tous, celle-ci est l'occasionde réjouissancespopulaires;on y boit, on y danse, on y donne des spectacles de mime, de magie, des tours, desmomeries de théâtre, on y fait des farces. Les dés roulent dans les églises; les prêtresdéguisésmarchentdecôtélelongdesruelles;desjongleurs,desacrobates,desvoyousdetout poil prennent possession de la rue. Cette fête repose sur un rite d’inversion(renversements des valeurs, inversion des rôles, etc.). Ce jour-là, tout est permis. Chacunpeutdevenir fouet revêtir l’identitéqu’ildésire.C’est l’occasionde tournerendérision lahiérarchie, quelle qu’elle soit: religieuse, politique, sociale, etc. Au point culminant de lafête,lesfarceursélisentlePapedesFous,laplupartdutempsundiacre,souventmêmeunprofaneouunétudiant.Extrait:VictorHugo,Notre-DamedeParis,p.37-38

L’extraitsuivantnarrel’électiondupapedesfous.Chacundesconcurrentspassesatêteparuntrouetfaitunegrimaceauxautres.Celuiquifaitlapluslaide,àl’acclamationdetous,estélupape.C’estQuasimodoquiremportetouslessuffrages.

«IlfallutqueGringoiresecontentâtdecetéloge;caruntonnerred’applaudissements,mêléàuneprodigieuseacclamation,vintcoupercourtàleurconversation.Lepapedesfousétaitélu.–Noël!Noël!Noël!criaitlepeupledetoutesparts.C’étaitunemerveilleusegrimace,eneffet,quecellequi rayonnaitencemomentau troude la rosace.Aprèstouteslesfigurespentagones,hexagonesethétéroclitesquis’étaientsuccédéàcettelucarnesansréalisercetidéaldugrotesquequis’étaitconstruitdansles imaginationsexaltéesparl’orgie, ilnefallaitrienmoins,pourenlever les suffrages, que la grimace sublime qui venait d’éblouir l’assemblée. Maître Coppenole lui-mêmeapplaudit;etClopinTrouillefou,quiavaitconcouru,etDieusaitquelleintensitédelaideursonvisagepouvaitatteindre,s’avouavaincu.Nousferonsdemême.Nousn’essayeronspasdedonneraulecteuruneidéedeceneztétraèdre,decetteboucheenferàcheval,decepetitœilgaucheobstruéd’unsourcilrouxenbroussaillestandisquel’œildroitdisparaissaitentièrementsousuneénormeverrue,decesdentsdésordonnées,ébréchéesçàetlà,commelescréneauxd’uneforteresse,decettelèvrecalleusesurlaquelleunedecesdentsempiétaitcommela défensed’un éléphant, de cementon fourchu, et surtout de la physionomie répandue sur tout cela, de cemélangedemalice,d’étonnementetdetristesse.Qu’onrêve,sil’onpeut,cetensemble.L’acclamationfutunanime.Onseprécipitaverslachapelle.Onenfitsortirentriomphelebienheureuxpapedesfous.Maisc’estalorsquelasurpriseetl’admirationfurentàleurcomble.Lagrimaceétaitsonvisage.Ou plutôt toute sa personne était une grimace. Une grosse tête hérissée de cheveux roux ; entre les deuxépaulesunebosseénormedontlecontrecoupsefaisaitsentirpardevant;unsystèmedecuissesetdejambessiétrangementfourvoyéesqu’ellesnepouvaientsetoucherqueparlesgenoux,et,vuesdeface,ressemblaientàdeuxcroissantsdefaucillesquiserejoignentparlapoignée;delargespieds,desmainsmonstrueuses;et,avectoutecettedifformité,jenesaisquelleallureredoutabledevigueur,d’agilitéetdecourage;étrangeexceptionàlarègleéternellequiveutquelaforce,commelabeauté,résultedel’harmonie.Telétaitlepapequelesfousvenaientdesedonner.Oneûtditungéantbriséetmalressoudé.Quandcetteespècedecyclopeparutsurleseuildelachapelle,immobile,trapuetpresqueaussilargequehaut,carré par la base, comme dit un grand homme, à son surtoutmi-parti rouge et violet, semé de campanilesd’argent,etsurtoutàlaperfectiondesalaideur,lapopulacelereconnutsur-le-champ,ets’écriad’unevoix:–C’estQuasimodo,lesonneurdecloches!c’estQuasimodo,lebossudeNotre-Dame!Quasimodoleborgne!Quasimodolebancal!Noël!Noël!»

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2.1.2.LafoliefeinteDans ce type de folie, une personne décide de feindre la folie pour atteindre un objectifprécis.DansLeRoiLear,ilyadeuxcasdefoliefeinte(ouderaisondéguisée):celledeKentetcelled’Edgar.Tousdeuxresterontsainsd’esprits.LecomteKent,loyalserviteur,estrejetéparleRoiLear,pouravoirprisladéfensedesafillecadette.Pouraccompagnerleroidanssonexiletsafolie,ilsedéguiseenCaiusetseplaceàsonservice.Mais,poursuivreleroidefou,ildevientnécessaired’endosseruncostumedefou,commeluiexpliqueleFouenluitendantsonbonnet.Extrait1:Shakespeare,leRoiLear,ActeI,Scène4,p.19

ActeI,Scène4,p.19Uneautrepartieduchâteau.EntreKent,déguisé.KENT,lesyeuxsursesvêtements.Si je puis aussi bien, enempruntantunaccentétranger, travestir monlangage, mabonne intentionobtiendralepleinsuccèspourlequelj’aidéguisémestraits.Maintenant,Kent,lebanni,situpeuxterendreutilelàmêmeoùtuescondamné(etpuisses-tuyréussir!),lemaîtrequetuaimestetrouverapleindezèle.(…)LEAR:Ah!monaimablevalet,jeteremercie:voicidesarrhessurceservice.(Illuidonnesabourse.)(Entrelefou.)LEFOU:Jeveuxlerétribuer,moiaussi!(OffrantàKentsonbonnet.)Voicimonbonnetd’âne.LEAR:Ehbien!mondrôlemignon,commentvas-tu?LEFOU,àKent.:L’ami,prenezdoncmonbonnetd’âne.KENT:Pourquoi,fou?LEFOU:Pourquoi?Parcequevousprenez lepartid’undisgracié!…Ah!si tunesaispassourireducôtéoùsouffle levent,tuattraperasbienviteunrhume.Tiens!voicimonbonnetd’âne. (MontrantLear.)Oui-da,cecompagnonabannideuxdesesfillesetadonnélabénédictionàlatroisième,malgrélui:situt’attachesàlui,tudoisabsolumentportermonbonnetd’âne…Edgar,lefilslégitimeduComtedeGloucesterestrépudiéparsonpère.Pouréchapperàseshommesd’armes,iltrouverefugedanslalandeetsetransformeenuneautrefiguredefou:Tom,mendiant de Bedlam (Voir Le saviez-vousN°5). Commepour Kent, le spectateur estcomplicedesatransformationqu’illuiexpliqueavantdel’effectuer.Extrait2:Shakespeare,leRoiLear,ActeII,Scène3,p.47

«Unebruyère.EntreEdgar.EDGAR: J’ai entendu la proclamation lancée contre moi ; – et, grâce au creux d’un arbre, j’ai esquivé lespoursuites.Pasunportquinesoitfermé;pasuneplaceoùiln’yaitunevedette,oùlaplusrigoureusevigilancenechercheàmesurprendre.Tantque jepuiséchapper, jesuissauvé…J’aipris lepartid’assumer laformelaplusabjecteetlapluspauvreàlaquellelamisèreaitjamaisravalél’hommepourlerapprocherdelabrute.Jeveux grimermon visage avec de la fange, ceindremes reins d’une couverture, avoir tous les cheveux nouéscommeparunsortilège ; jeveuxen leurprésentantmanuditébraver lesventset lespersécutionsduciel.Lepaysm’offrepourmodèlescesmendiantsdeBedlamqui,enpoussantdesrugissements,enfoncentdanslachairnuedeleursbrasinertesetgangrenésdesépingles,deséchardesdebois,desclous,desbrindillesderomarin,et,souscethorribleaspect,extorquentlacharitédespauvresfermes,despetitsvillages,desbergeriesetdesmoulins,tantôtpardesimprécationsdelunatiques,tantôtpardesprières…JesuislepauvreTurlupin!LepauvreTom!C’estquelquechose…Edgarn’estplusrien.

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(Ilsort.)»LaScène6del’ActeIIImetenprésencelestroisfoliesincarnéesparEdgar-Tom,LearetleFou. Lear, qui a perdu toute raison, pense qu’il a toujours le pouvoir absolu de rendre lajusticeetsecroitdansuntribunalavecunjuge(Edgar-Tom)etunsage(LeFou).Extrait3:Shakespeare,leRoiLear,ActeIII,Scène6,p.74-77

«(…)LEFOU:Fouencoreestceluiquisefieàladouceurd’unloup,àlasantéd’uncheval,àl’amourd’ungarsouausermentd’uneputain.LEAR:C’estdécidé,jevaislesaccuserimmédiatement.ÀEdgar.–Allons,assieds-toiici,trèssavantjusticier.Aufou.–Ettoi,doctesire,assieds-toiici.(LeFous’assied.)–Àvousmaintenant,renardes!EDGAR:Voyezquelleattitudeetquellesœillades!…Veux-tudoncséduiretesjuges,madame?Viensàmoisurlarivière,Bessy.LEFOUSabarqueaunevoied’eau,EtellenedoitpasdirePourquoiellen’oseveniràtoi.EDGAR:LenoirdémonhantelepauvreTomdanslavoixd’unrossignol.HopdancecriedansleventredeTompouravoirdeuxharengsblancs.Cessedecroasser,angenoir,jen’airienàmangerpourtoi.KENT,auroi.:Commentêtes-vous,sire?Nerestezpasainsieffaré.Voulez-vousvouscoucheretreposersurcescoussins?LEAR:Jeveuxlesvoirjugerd’abord…Qu’onamènelestémoins.ÀEdgar.–Toi,robin,prendstaplace.AuFou.–Ettoi,soncompèreenéquité,siègeàcôtédeluiÀKent.–Vousêtesdelacommission;asseyez-vousaussi.EDGARProcédonsavecjustice.Quetuveillesouquetudormes,joyeuxberger,Sitesbrebiss’égarentdanslesblés,UnsignaldetabouchemignonnePréserveratesbrebisd’unmalheur.Pish!lechatestgris.LEAR:Produisezcelle-cid’abord:c’estGoneril.Jejureici,devantcettehonorableassemblée,qu’elleachassédupiedlepauvreroisonpère.LEFOU:Venezici,mistress.Votrenomest-ilGoneril?LEAR:Ellenepeutlenier.LEFOU:J’implorevotremerci,jevousprenaispouruntabouret.LEAR:Etenvoiciuneautredont lesregardsobliquesproclamentdequellenatureestsoncœur…Arrêtez-la!desarmes,desarmes,uneépée,dufeu!…Lacorruptionestici!Jugefélon,pourquoil’as-tulaisséeéchapper?EDGAR:Bénissoienttescinqesprits!KENT:Ôpitié!…Sire,oùestdonccettepatiencequesisouventvousvousvantiezdegarder?EDGAR,àpart.:Meslarmescommencentàprendrepartipourlui,aupointdegâtermonrôle.LEAR:Lespetitschiensettoutelameute,Sébile,BlancheetFavorite,aboientaprèsmoi.EDGAR:Tomvaleurjetersatête.Arrière,molosses!Quetagueulesoitnoireoublanche,Quetadentempoisonneenmordant,Matin,lévrier,métishargneux,Dogue,épagneul,braqueoulimier,Bassetàqueuecourteoutorse,

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Tomlesferatousgémirethurler.Jen’aiqu’àleurjeterainsimatêtePourquetousleschienssautentlabarrièreetfuient.Loudla! Loudla! allons, rendons-nousauxveillées,auxfoiresetauxmarchés…PauvreTom,tonsacestvide.(…)»Danscettescène,Edgar-Tomjouebiensonpersonnagedefou.Ilrépètequ’unespritmalinlepersécutephysiquementetaccusecinqdémonsd’avoirprispossessiondelui.Ilreproduitdefaçontrèsméthodiquelediscoursdupossédéetdumendiantaliéné.Sondiscoursalterneavecplusieursmodesd’expression,reproduisantainsil’instabilitémentaledupersonnage.2.2.Lafolie,exaltationpassagère

Danscetypedefolie,toutungroupedepersonnesressententlesmêmessymptômesetontles mêmes caractères soudains et incontrôlables que l’hystérie. Il s’agit donc de foliecollective.Extrait1:Maupassant,LaMaisonTellier,p.15-17

Cecomportementexcessifpeutêtreceluidelafoliemystique.Prenons,commeexemple,uncontehumoristiquedeMaupassant,LaMaisonTellier.Rappelonslesfaits:lesprostituéesdelaMaisonTelliersontalléesdansunpetitvillagenormandassisteràlapremièrecommuniondelaniècedeMadame.Aumomentdelacommunion,onassisteàunescènededévotionémouvante.Unvertigemystiquefrappel’assemblée.«C’est alors que Rosa, le front dans ses mains, se rappela tout à coup samère, l’église de son village, sapremièrecommunion.Ellesecrutrevenueàcejour-là,quandelleétaitsipetite,toutenoyéeensarobeblanche;etellesemitàpleurer.Ellepleuradoucementd’abord:leslarmeslentessortaientdesespaupières,puis,avecsessouvenirs,sonémotiongrandit,et,lecougonflé,lapoitrinebattante,ellesanglota.Elleavaittirésonmouchoir,s’essuyaitlesyeux,setamponnaitlenezetlabouchepournepointcrier:cefutenvain;uneespècederâlesortitdesagorge,etdeuxautressoupirsprofonds,déchirants,luirépondirent;carsesdeuxvoisines,abattuesprèsd’elle, Louiseet Flora, étreintesdesmêmes souvenances lointaines,gémissaientaussiavecdestorrentsdelarmes.Maiscommeleslarmessontcontagieuses,Madameàsontoursentitbientôtsespaupièreshumides,et,setournantverssabelle-sœur,ellevitquetoutsonbancpleuraitaussi.LeprêtreengendraitlecorpsdeDieu.Lesenfantsn’avaientplusdepensée,jetéssurlesdallesparunedévotionbrûlante; et,dansl’église,deplaceenplace,unefemme,unemère,unesœur,saisieparl’étrangesympathiedesémotionspoignantes,bouleverséeaussiparcesbellesdamesàgenouxquesecouaientdes frissons et des hoquets, trempait son mouchoir d’indienne à carreaux et, de la main gauche, pressaitviolemmentsoncœurbondissant.Comme la flammèche qui jette le feu à travers un champ mûr, les larmes de Rosa et de ses compagnesgagnèrentenuninstanttoutelafoule.Hommes,femmes,vieillards,jeunesgarsenblouseneuve,tousbientôtsanglotèrent, et sur leur tête semblait planer quelque chose de surhumain, une âme épandue, le souffleprodigieuxd’unêtreinvisibleettout-puissant.(…)Soudaindansl’égliseunesortedefoliecourut,unerumeurdefouleendélire,unetempêtedesanglotsavecdes cris étouffés. Cela passa comme ces coups de vent qui courbent les forêts ; et le prêtre restait debout,immobile,unehostieàlamain,paralyséparl’émotion,sedisant:«C’estDieu,c’estDieuquiestparminous,qui manifeste sa présence, qui descend à ma voix sur son peuple agenouillé. » Et il balbutiait des prièresaffolées,sanstrouverlesmots,desprièresdel’âme,dansunélanfurieuxversleciel.(…)«Meschersfrères,meschèressœurs,mesenfants, jevousremerciedufondducœur:vousvenezdemedonnerlaplusgrandejoiedemavie.J’aisentiDieuquidescendaitsurnousàmonappel.(…)

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Puis,d’unevoixplusclaire,setournantverslesdeuxbancsoùsetrouvaientlesinvitéesdumenuisier:–«Mercisurtoutàvous,meschèressœurs,quiêtesvenuesdesiloin,etdontlaprésenceparminous,dontlafoivisible,dontlapiétésiviveontétépourtousunsalutaireexemple.Vousêtesl’édificationdemaparoisse;votreémotionaéchauffélescœurs;sansvous,peut-être,cegrandjourn’auraitpaseucecaractèrevraimentdivin.Ilsuffitparfoisd’uneseulebrebisd’élitepourdéciderleSeigneuràdescendresurletroupeau.»»

Maupassant retrace ici un processus comparable à la contagion d’une épidémie. L’extasedébuteparlespleursdeRosaquisepropagentdanslepublic,jusqu’àatteindreM.leCuré.Dans le mouvement général, c’est comme si le corps de chacun avait perdu sonindividualité: cene sontquepartiesdecorps (fronts,mains, cous,poitrines,etc.)et leursmanifestations(gémissements, larmes,etc.).Toute l’assembléesemblealorsconnaîtreunecrise mystique et, comble de l’ironie, cette extase est communiquée par un groupe deprostituées.OnretrouvebienlàlacausticitédeMaupassantenversl’Eglise.Extrait2:Zola,AuBonheurdesDames,p.76,p.80etp.84

Cecomportementexcessifpeutêtreaussiceluidelafièvreacheteuse.Ils’agitd’untroubleémotionnelquisecaractérisepardesachatscompulsifsd’objets,généralementpeuoupasnécessairesàl’individu.Maiscettefièvreconfineàlafolie,lorsqu’elleestcollective.Prenons comme exemple Au Bonheur des Dames de Zola. Rappelons l’histoire: NoussommesaudébutduXIX°.Lesfemmesparisiennessepâmentdevantlesvitrinesdesgrandsbazarsqui fleurissentdansParis.Parmi ceux-ci, il enestunqui abeaucoupde succès,AuBonheurdesDames,dirigédemaindemaîtreparOctaveMouret.Cegrandmagasin,templeélevéà la foliedépensièrede lamode, faitperdre la têtemêmeà laplus raisonnabledesmaîtresses demaison. On assiste à un vrai délire: l’envie d’assouvir une soif débordanted’acheter. Dans les extraits suivants, Zola peint le magasin comme «une machinefonctionnant à haute pression» (p.120) qui avilit les femmes et se nourrit de leur fièvreacheteuse:«C’était la tentation aiguë, le coup de folie du désir, qui détraquaittoutes lesfemmes.»(p.328)«(…) on s’écrasait devant la mercerie, le blanc et les lainages eux-mêmes étaient envahis, le défilé desacheteuses se serrait,presque toutesenchapeauàprésent,avecquelquesbonnetsdeménagèresattardées.Dans lehalldes soieries, sous lablonde lumière,desdames s’étaientdégantées,pourpalperdoucementdespiècesdeParis-Bonheur,encausantàdemi-voix.Etilnesetrompaitplusauxbruitsquiluiarrivaientdudehors,roulements de fiacres, claquement de portières, brouhaha grandissant de foule. Il sentait, à ses pieds, lamachinesemettreenbranle,s’échaufferetrevivre,depuislescaissesoùl’orsonnait,depuis lestablesoùlesgarçonsdemagasinsehâtaient d’empaqueter les marchandises, jusqu’aux profondeurs du sous-sol, auservicedudépart,quis’emplissaitdepaquetsdescendus,etdontlegrondementsouterrainfaisaitvibrerlamaison.(…)«Àlasoie,lafouleétaitaussivenue.Ons’écrasaitsurtoutdevantl’étalageintérieur,dresséparHutin,etoùMouretavaitdonnélestouchesdumaître.C’était,aufondduhall,autourd’unedescolonnettesdefontequisoutenaient le vitrage, comme un ruissellement d’étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut ets’élargissantjusqu’auparquet.Dessatinsclairsetdessoiestendresjaillissaientd’abord:lessatinsàlareine,lessatinsrenaissance,auxtonsnacrésd’eaudesource;lessoieslégèresauxtransparencesdecristal,vertNil,cielindien,rosedemai,bleuDanube.Puis,venaientdestissusplusforts,lessatinsmerveilleux,lessoiesduchesse, teintes chaudes, roulantà flots grossis. Et, enbas, ainsi quedansune vasque, dormaient lesétoffeslourdes,lesarmuresfaçonnées,lesdamas,lesbrocarts,lessoiesperléesetlamées;aumilieud’un

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litprofonddevelours,touslesvelours,noirs,blancs,decouleur,frappésàfonddesoieoudesatin,creusantavec leurs taches mouvantes un lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et de paysage. Desfemmes,pâlesdedésirs,sepenchaientcommepoursevoir. Toutes, enfacedecettecataracte lâchée,restaientdebout, avec lapeur sourded’êtreprisesdans le débordementd’unpareil luxe et avec l’irrésistibleenviedes’yjeteretdes’yperdre.(…)«Unehoulecompactedetêtesroulaitsouslesgaleries,s’élargissaitenfleuvedébordéaumilieuduhall.Touteunebatailledunégocemontait,lesvendeurstenaientàmercicepeupledefemmes,qu’ilssepassaientdesunsauxautres,enluttantdehâte.L’heureétaitvenuedubranleformidabledel’après-midi,quandlamachinesurchaufféemenaitladansedesclientesetleurtiraitl’argentdelachair.»

2.3.Lafolie,écartàlanormeDanscetypedefolie,l’accentestmissurlesrapportssociaux.Onretrouvelàlefousocial,celui que l’on nomme fou de nos jours. En effet, aujourd’hui lemot «fou» est banni dulangagemédicaletestutilisépourdésignerquelqu’unquiauncomportements’écartantdela norme jusqu’au point d’être désigné comme tel. Il devient anormal, marginal, voiredangereux. La folie sociale est surtout celle du monomane qui perd la raison, de façonpartielle, pour une passion quelconque. L’esprit du monomaniaque se fixe sur une idéeprécise et circonscrite à un seul objet, au point qu’il en oublie l’existence du réel ou enpervertit la perception. Il lui substitue un autremonde, celui façonné par sa passion. Cemondeesttoutsonmonde,mêmes’iln’enestqueleseulhabitant.Horsdecesmomentsdedélire,ilraisonneetagitcommetoutlemonde.2.3.1.LafolieamoureuseDanscetypedefolie,lefouestceluiquis’égaredanslapassionamoureuse.Lesexpressionspopulaires«aimercommeunfou»,«aimeràenperdre la raison»,«être foud’amour»,«aimeràlafolie»,etc.onttoujoursétabliunlienentreamouretfolie.Lafolieamoureuseestletroubledel’espritfrappantl’amoureuxtransiquiaimeavecdémesure.Auxyeuxdespsychiatres,elleestprochedutroubleobsessionnel.Lefouestobsédéparunepersonne,ouplutôtparl’idéedelaposséder.Sespenséessontsanscessetournéesverselleetiln’apasderepostantquesondésirn’estpasassouvi.Cepeutêtrelecaslorsquedeuxêtress’aimentd’unamour fou (commeTristanet Yseut),mais c’estplus souvent le cas lorsque l’amourn’est paspartagé. L’amoureuxperd alors le contrôlede soi. Il est seul dans sapassion; ilsombredansledélire(détresse,angoisse,sentimentdepersécution,etc.).Cetteabsencedetoutfreinetdetoutelimitepeutleconduireàunejalousieexcessive(VoirDossierN°12,Lajalousiedans la littérature)ouà l’agression insenséede l’êtreaimé.L’épiloguedecetétatlimitepeut-êtrelavraiefolieoulamort.Dans le théâtre du XVII°, le héros tragique est toujours emporté par ses passions. C’estpourquoilafolieamoureuseestsouventmiseenscène.Celaestd’autantplusremarquablechez Racine, pour qui l’amour-passion est la source de tous les conflits, la cause del’aliénation des personnages et le responsable de leur perte. Nous donnerons deuxexemples:l’amour-passionquiconduitàlamort(Phèdre)etl’amour-passionquiconduitàlavraiefolie(OrestedansAndromaque)

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Extrait1:Racine,Phèdre,ActeII,Scène5,p.27-29

Phèdreéprouveunepassiondémesurée,noireetdestructricepourHippolyte,sonbeau-fils.Pour échapper à son amour, elle s’est montrée cruelle envers lui, en le bannissant duroyaume,afinqu’ilnesedoutepasdecequ’elleéprouvepourlui.Mais,croyantsonépouxmort,elleselaisseàavoueràHippolytelapassioncoupablequ’elleéprouvepourlui.«PHÈDREOnnevoitpointdeuxfoislerivagedesmorts,Seigneur:puisqueThéséeavulessombresbords,Envainvousespérezqu’undieuvouslerenvoie;Etl’avareAchéronnelâchepointsaproie.Quedis-je?Iln’estpointmort,puisqu’ilrespireenvous.Toujoursdevantmesyeuxjecroisvoirmonépoux:Jelevois,jeluiparle;etmoncœur…jem’égareSeigneur;mafolleardeurmalgrémoisedéclare.(…)PHÈDREAh,cruel!tum’astropentendue!Jet’enaiditassezpourtetirerd’erreur.Ehbien!connaisdoncPhèdreettoutesafureur:J’aime.Nepensepasqu’aumomentquejet’aime,Innocenteàmesyeux,jem’approuvemoi-même;NiquedufolamourquitroublemaraisonMalâchecomplaisanceaitnourrilepoison;Objetinfortunédesvengeancescélestes,Jem’abhorreencorplusquetunemedétestes.Lesdieuxm’ensonttémoins,cesdieuxquidansmonflancOntallumélefeufatalàtoutmonsang;CesdieuxquisesontfaitunegloirecruelleDeséduirelecœurd’unefaiblemortelle.Toi-mêmeentonespritrappellelepassé:C’estpeudet’avoirfui,cruel,jet’aichassé;J’aivouluteparaîtreodieuse,inhumaine;Pourmieuxterésister,j’airecherchétahaine.Dequoim’ontprofitémesinutilessoins?Tumehaïssaisplus,jenet’aimaispasmoins;Tesmalheursteprêtaientencordenouveauxcharmes.J’ailangui,j’aiséchédanslesfeux,dansleslarmes:Ilsuffitdetesyeuxpourt’enpersuader,Sitesyeuxunmomentpouvaientmeregarder.Quedis-je?Cetaveuquejeteviensdefaire,Cetaveusihonteux,lecrois-tuvolontaire?Tremblantepourunfilsquejenen’osaistrahir,Jetevenaisprierdenelepointhaïr:Faiblesprojetsd’uncœurtroppleindecequ’ilaime!Hélas!jenet’aipuparlerquedetoi-même!Venge-toi,punis-moid’unodieuxamourDignefilsduhérosquit’adonnélejour,Délivrel’universd’unmonstrequit’irrite.LaveuvedeThéséeoseaimerHippolyte!Crois-moi,cemonstreaffreuxnedoitpointt’échapper;

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Voilàmoncœur:c’estlàquetamaindoitfrapper.Impatientdéjàd’expiersonoffense,Au-devantdetonbrasjelesensquis’avance.Frappe:ousitulecroisindignedetescoupsSitahainem’envieunsupplicesidoux,Ousid’unsangtropviltamainseraittrempée,Audéfautdetonbrasprête-moitonépée;Donne.»Dans cette scène, Phèdre éprouve des sentiments ambivalents où amour et haine seconfondent. L’aveu à Hippolyte de son amour coupable donne à voir les ravages d’unepassionaliénantequiladétruit,àlamanièreunemaladie.L’amouresticiassociéàlafureur,c’est-à-dire à une forme de folie, de violence déchaînée, symbolisée par la figure dulabyrinthe,lieuoùl’onseperdetoùl’onperdsesrepères.Alafindelascène,Phèdren’estpluslucide.Sadouleurestsiintensequ’ellel’entraîneàprovoquerlaviolencephysique:elledemandeàHippolytedelatuer.Hyppolite va la rejeter. Mais Thésée étant de retour, Phèdre l’accuse, par l’entremised’Oenone, de la faute dont elle est coupable. Théséemaudit son fils et appelle sur lui lacolère deNeptune.Hippolyte est tué par unmonstremarin. Phèdre s’empoisonne, aprèsavoiravouélavéritéàThésée.

Extrait2:Racine,Andromaque,ActeV,Scène5,p.71-72

Pyrrhus a préféréAndromaque àHermione. Blessée et jalouse, celle-ci veut se venger entuantPyrrhus.ElledemandeàOreste,quil’aimed’unamourfouqu’ellenepartagepas,delui prouver son amour en tuant Pyrrhus.Mais, elle ne supporte pas lamort de son bien-aimé, reproche violemment à Oreste de lui avoir obéi et se poignarde sur le corps dePyrrhus.Alanouvelledusuicided’Hermione,Orestesombredanslafolie.«(…)PYLADE:Ah!seigneur!ORESTEQuoi!Pyrrhus,jeterencontreencore!Trouverai-jepartoutunrivalquej’abhorre?Percédetantdecoups,commentt’es-tusauvé?Tiens,tiens,voilàlecoupquejet’airéservé.Maisquevois-je!ÀmesyeuxHermionel’embrasse!Ellevientl’arracheraucoupquilemenace!Dieux!quelsaffreuxregardsellejettesurmoi!Quelsdémons,quelsserpentstraîne-t-elleaprèssoi?Ehbien!fillesd’enfer,vosmainssont-ellesprêtes?Pourquisontcesserpentsquisifflentsurvostêtes?Àquidestinez-vousl’appareilquivoussuit?Venez-vousm’enleverdansl’éternellenuit?Venez,àvosfureursOrestes’abandonne.Maisnon,retirez-vous,laissezfaireHermione:L’ingratemieuxquevoussauramedéchirer;Etjeluiporteenfinmoncœuràdévorer.PYLADE

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Ilperdlesentiment.Amis,letempsnouspresse;Ménageonslesmomentsquecetransportnouslaisse.Sauvons-le.NoseffortsdeviendraientimpuissantsS’ilreprenaiticisarageavecsessens.

Lafolied’Oresteestliéeàuneinjonctionparadoxale,unedoublecontrainte:Obéis-moi!Nem’obéis pas! Quoi qu’il fasse, il est pris au piège. Son incapacité d’agir en affrontant asituationetlapertedesaseuleraisondevivreleconduisentàlafolie:incohérencedesessentiments, mélange de délectation morbide et de désespoir, hallucinations visuelles etauditives.2.3.2.Lafoliedel’ivrogneDansce typede folie, le fouest celui chezqui l’abusd’alcoolaltère les facultésmentales.Comme l’abus de drogues, celui de l’alcool peut conduire à la folie. Conformément àl’histoiredelafolie,nousavonsconsidérécetypedefolie,commeétantunécartàlanorme.Eneffet, ladégénérescence liéeà l’alcool auneexplication socialeetnonuneexplicationmédicale. Mais, il faut noter que, dès 1860, l’alcoolisme est devenu l’affaire de lapsychiatrie:8%delapopulationdesasilesestconstituéed’alcooliques(Rapportgénéralsurleservicedesaliénés,deConstans,LunieretDumesnil,1874).Zola, qui étudie le problèmede l’héréditédans sonœuvre, notammentdans LesRougon-Macquart, nous offre un cas intéressant de folie liée à l’alcool, dans L’Assommoir oùCoupeau, puis son épouseGervaise, en sont atteints. A travers la descente aux Enfers deCoupeau,ildécritlesdifférentesétapesdelamaladie,conduisantaustadeultimequ’estledelirium tremens (description inédite en littérature). Rappelons l’histoire: Coupeauest unbonouvrierzingueur.Mais,aprèsêtretombéd’untoit, ilressentsonaccidentcommeuneinjustice(sonpèreétaittombéd’untoit,maisilétaitivre)etprendsontravailendégoût.Ilcommencealorsàboireautravail.Sonalcoolismedevientchroniqueet il finitparneplustravailler. Ilestalorsatteintdedélirepassager,puisdecauchemarsetd’hallucinations,cequiluivautseptséjoursàSaint-Anne.Mai,derechuteenrechute,ilfinitparyresterjusqu’àcequ’ilmeurt.Extraits:Zola,L’Assommoir,p.329-331;p.331;p.338-339;p.339-340

Dans l’extrait suivant, Gervaise assiste à une première crise de delirium tremens, qui semanifeste par une perte des repères, une confusion entre onirisme et réalité, deshallucinations,uneincoordinationmotriceetuneperteducontrôledesoi.«Là-dedans,Coupeaudansaitetgueulait.UnvraichienlitdelaCourtille,avecsablouseenlambeauxetsesmembresquibattaientl’air;maisunchienlitpasdrôle,oh!non,unchienlitdontlechahuteffrayantvousfaisaitdressertoutlepoilducorps.Ilétaitdéguiséenun-qui-va-mourir.Crénom!quelcavalierseul!Ilbutaitcontrelafenêtre,s’enretournaitàreculons,lesbrasmarquantlamesure,secouantlesmains,commes’ilavaitvouluselescasseretlesenvoyeràlafiguredumonde.(…)Coupeau,lui,avaitlecrid’unebêtedontonaécrasélapatte.Et,enavantl’orchestre,balancezvosdames!(…)Ellel’avaitmalvuenentrant,tantilsedisloquait.Quandelleleregardasouslenez,lesbrasluitombèrent.Était-ceDieupossiblequ’ileûtunefigurepareille,avecdusangdans lesyeuxetdescroûtesplein les lèvres?

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Ellenel’auraitbiensûrpasreconnu.D’abord,ilfaisaittropdegrimaces,sansdirepourquoi,lamargoulettetoutd’uncoupàl’envers,lenezfroncé,lesjouestirées,unvraimuseaud’animal.Ilavaitlapeausichaude,quel’airfumaitautourdelui;etsoncuirétaitcommeverni,ruisselantd’unesueurlourdequidégoulinait.Danssadansedechicardenragé,oncomprenaittoutdemêmequ’iln’étaitpasàsonaise, latête lourde,avecdesdouleursdanslesmembres.(…)Coupeauparlaitd’unevoixsaccadée.Pourtant,uneflammederigoladeluiéclairaitlesyeux.Ilregardaitparterre,àdroite,àgauche,ettournait,commes’ilavaitflânéauboisdeVincennes,encausanttoutseul.(…)Mais,peuàpeu,safacereprituneexpressiond’angoisse.Alors,ilsecourba,ilfilaplusvitelelongdesmursdelacellule,avecdesourdesmenaces.Gervaisefinitpars’enfuir.Lesoir,transformantpeuàpeusapeurenunjeucathartique,elleproposeàsesvoisinsune imitationcomiquede lacrisedeCoupeau.Onassistealorsàunsimulacredefolie.«Puis,commeonnecomprenaitpasbien,Gervaiserepoussalemonde,criapouravoirdelaplace;et,aumilieudelaloge,tandisquelesautresregardaient,ellefitCoupeau,braillant,sautant,sedémanchantavecdes grimaces abominables.Oui, parole d’honneur ! c’était tout à fait ça ! Alors, les autres s’épatèrent : paspossible!unhommen’auraitpasdurétroisheuresàuncommercepareil.Ehbien!ellelejuraitsurcequ’elleavaitdeplussacré,Coupeauduraitdepuislaveille,trente-sixheuresdéjà.Onpouvaitalleryvoir,d’ailleurs,sionnelacroyaitpas.(…)Lorsqu’elleneparlaitplus,elleprenaittoutdesuitelatêted’unahurideChaillot, lesyeuxgrandsouverts.Sansdouteellevoyaitsonhommeentraindevalser.»GervaiseassisteàladernièrecrisededéliriumtremensdeCoupeau,suiviedesamort.«(…)Ilsavaientdécouvertl’hommedescuissesauxépaules,Gervaisevoyait,ensehaussant,cetorsenuétalé.Eh bien ! c’était complet, le tremblement était descendu des bras et monté des jambes, le tronc lui-mêmeentraitengaieté,àcetteheure!Positivement, lepolichinellerigolaitaussiduventre.C’étaientdesrisettes lelongdescôtes,unessoufflementdelaberdouille,quisemblaitcreverderire.Ettoutmarchait,iln’yavaitpasàdire ! lesmuscles se faisaient vis-à-vis, la peau vibrait commeun tambour, les poils valsaient en se saluant.Enfin,çadevaitêtrelegrandbranle-bas,commequidiraitlegalopdelafin,quandlejourparaîtetquetouslesdanseurssetiennentparlapatteentapantdutalon.–Ildort,murmuralemédecinenchef.Et il fit remarquer la figure de l’homme aux deux autres. Coupeau, les paupières closes, avait de petitessecoussesnerveusesquiluitiraienttoutelaface.Ilétaitplusaffreuxencore,ainsiécrasé,lamâchoiresaillante,avec lemasquedéforméd’unmortquiauraiteudescauchemars.Mais lesmédecins,ayantaperçu lespieds,vinrentmettreleursnezdessus,d’unairdeprofondintérêt.Lespiedsdansaienttoujours.Coupeauavaitbeaudormir,lespiedsdansaient!Oh!leurpatronpouvaitronfler,çanelesregardaitpas,ilscontinuaientleurtrain-train,sanssepresserniseralentir.Devraispiedsmécaniques,despiedsquiprenaientleurplaisiroùilsletrouvaient.Pourtant,Gervaise,ayantvulesmédecinsposerleursmainssurletorsedesonhomme,voulutletâterelleaussi.Elles’approchadoucement,luiappliquasamainsuruneépaule.Etellelalaissauneminute.MonDieu!qu’est-cequisepassaitdonclà-dedans?Çadansaitjusqu’aufonddelaviande;lesoseux-mêmesdevaientsauter.Desfrémissements,desondulationsarrivaientde loin,coulaientpareilsàunerivière,souslapeau.Quandelleappuyaitunpeu,ellesentaitlescrisdesouffrancedelamoelle.Àl’œilnu,onvoyaitseulement les petites ondes creusant des fossettes, comme à la surface d’un tourbillon ; mais, dansl’intérieur, il devait y avoir un joli ravage. Quel sacré travail ! un travail de taupe ! C’était le vitriol del’Assommoirquidonnait là-basdescoupsdepioche.Lecorpsentierenétaitsaucé,etdame! il fallaitquecetravail s’achevât, émiettant, emportant Coupeau, dans le tremblement général et continu de toute lacarcasse.»Finalement, Gervaise suit le chemin de Coupeau: de plus en plus alcoolique, elle sombredanslafolie:

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«Depuiscejour,commeGervaiseperdaitlatêtesouvent,unedescuriositésdelamaisonétaitdeluivoirfaireCoupeau.Onn’avaitplusbesoindelaprier,elledonnaitletableaugratis,tremblementdespiedsetdesmains,lâchantdepetitscrisinvolontaires.Sansdouteelleavaitpriscetic-lààSainte-Anne,enregardanttroplongtempssonhomme.Maisellen’étaitpaschanceuse,ellen’encrevaitpascommelui.Çasebornaitàdesgrimacesdesingeéchappé,quiluifaisaientjeterdestrognonsdechouxparlesgamins,danslesrues.»

2.3.3.Lafoliedesgrandeurs,oumégalomanieDanscetypedefolie,lefouestceluiquisurestimesescapacitésetquiaundésirimmodérédepuissanceouunamourexclusifdesoi.Denosjours,lamégalomanieestclasséedanslesmaladiesmentales.UnbonexempledemégalomanieestcelledeLorenzodansLorenzaccio,drameromantique,deMusset.Rappelons l’histoire:En1857, leducAlexandredeMédicis règneen tyransurFlorence,villeitalienneenpleinedécadence.Eprisd’idéaletdeliberté,soncousin,lejeuneet pur Lorenzo, décide de l’assassiner. Pour y parvenir, il devient Lorenzaccio, soncompagnondedébauche.Aprèssaprogressivedéchéance,c’estladésillusion:ilespèrequelemeurtreduducvaleréconcilieraveclui-même.Extrait1:Musset,Lorenzaccio,ActeIII,Scène3,p.71-72

Danscettescène,Lorenzoapparaîtcommeunhérosàpersonnalitécomplexe.Ildévoileunsentiment d’incompréhension et de grandiloquence orgueilleuse, typique du romantisme.Considéré comme le proxénète du tyran, commeune femmelette qui a peur de l’épée, ilentend désormais dévoiler aux hommes sa véritable nature et les mettre devant leurresponsabilitéhistorique. L’assassinatd’Alexandreestmaintenant imminent: il représentepourluiunebouéedesauvetagequivaluipermettrederetrouverceluiqu’ilétaitautrefois.«(…)LORENZOTumedemandespourquoijetueAlexandre?Veux-tudoncquejem’empoisonne,ouqueje saute dans l’Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette (Il frappe sapoitrine)iln’ensorteaucunson?Sijesuisl’ombredemoi-même,veux-tudoncquejem’arracheleseulfilquirattacheaujourd’huimoncœuràquelques fibresdemoncœurd’autrefois ? Songes-tuque cemeurtre, c’esttoutcequimerestedemavertu?Songes-tuque jeglissedepuisdeuxanssurunmur tailléàpic,etquecemeurtreestleseulbrind’herbeoùj’aiepucramponnermesongles?Crois-tudoncquejen’aieplusd’orgueil,parceque jen’aiplusdehonte?etveux-tuque je laissemourirensilence l’énigmedemavie?Oui,celaestcertain,sijepouvaisreveniràlavertu,simonapprentissagedevicepouvaits’évanouir,j’épargneraispeut-êtrececonducteurdebœufs.Maisj’aimelevin,lejeuetlesfilles;comprends-tucela?Situhonoresenmoiquelquechose,toiquimeparles,c’estmonmeurtrequetuhonores,peut-êtrejustementparcequetuneleferaispas.Voilàassez longtemps,vois-tu,que lesrépublicainsmecouvrentdeboueetd’infamie ;voilàassez longtempsquelesoreillesmetintent,etquel’exécrationdeshommesempoisonnelepainquejemâche.J’enaiassezdemevoirconspuépardeslâchessansnom,quim’accablentd’injurespoursedispenserdem’assommer,commeilsledevraient.J’enaiassezd’entendrebraillerenpleinventlebavardagehumain;ilfautquelemondesacheunpeuquijesuisetquiilest.Dieumerci!c’estpeut-êtredemainquejetueAlexandre;dansdeuxjoursj’auraifini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une curiosité monstrueuseapportéed’Amérique,pourront satisfaire leurgosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes mecomprennentounon,qu’ilsagissentoun’agissentpas,j’auraidittoutcequej’aiàdire;jeleurferaitaillerleurplume, si jene leur faispasnettoyer leurspiques, et l’humanitégardera sur sa joue le souffletdemonépéemarquéentraitsdesang.Qu’ilsm’appellentcommeilsvoudront,BrutusouÉrostrate,ilnemeplaîtpasqu’ilsm’oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et, que la Providence retourne ou non la tête en

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m’entendantfrapper, je jette lanaturehumaineàpileoufacesur latombed’Alexandre;dansdeux jours leshommescomparaîtrontdevantletribunaldemavolonté.(…)»Dans cet extrait, transparaît toute la mégalomanie de Lorenzo: il se compare à deuxpersonnages historiques ayant commis un assassinat; il se pose en juge, au-dessus desautres;ilméprisesessemblables;ilaffirmesadifférenceetsasupériorité;ildésirequelesgenssesouviennentde lui; ilveutforcer leurreconnaissanceenaccomplissantuneactionqu’ilssontincapablesdemeneràbien;ilrevendiquelasingularitéetl’héroïsme.Bref,ilveutinscriresonnomdansl’Histoire.Onretrouveunautremomentdefoliedesgrandeurs,chezGwynplaine,dansL’Hommequiritd’Hugo.Rappelons l’histoire:AfinduXVII°,enAngleterre,un jeune lordestenlevésurordredu roi et atrocementdéfiguré, labouche fendue jusqu’auxoreilles.Abandonnéunenuit d’hiver, il est recueilli par Ursus, un philosophe ambulant et devient saltimbanque.Quinze ans plus tard, il est rétabli dans ses droits et devient pair d’Angleterre. L’extraitsuivantsesitueaumomentoùilapprendsavéritableidentité.Doit-ilresterGwynplaineoudevenirpaird’Angleterre?Unvéritablecoupdefoliedesgrandeursleprend.Extrait2:Hugo,l’Hommequirit,p.331-333

«Ah!cria-t-il,–carilyadescrisaufonddelapensée,–ah!c’étaitdonccela!j’étaislord.Toutsedécouvre.Ah!l’onm’avolé,trahi,perdu,déshérité,abandonné,assassiné!lecadavredemadestinéeaflottéquinzeanssurlamer,ettoutàcoupilatouchélaterre,etils’estdressédeboutetvivant!Jerenais.Jenais!Jesentaisbiensousmeshaillonspalpiterautrechosequ’unmisérable,et,quandjemetournaisducôtédeshommes,jesentais bien qu’ils étaient le troupeau, et que je n’étais pas le chien,mais le berger ! Pasteurs des peuples,conducteursd’hommes,guidesetmaîtres,c’estlàcequ’étaientmespères;etcequ’ilsétaient,jelesuis!Jesuisgentilhomme,etj’aiuneépée;jesuisbaron,etj’aiuncasque;jesuismarquis,etj’aiunpanache;jesuispair,etj’aiunecouronne.Ah!l’onm’avaitpristoutcela!J’étaisl’habitantdelalumière,etl’onm’avaitfaitl’habitantdesténèbres.(…)Etc’estdelàquejesors!c’estdelàquejeremonte!c’estdelàquejeressuscite!Etmevoilà.Revanche!Ils’assit,sereleva,pritsatêtedanssesmains,seremitàmarcher,etcemonologued’unetempêtecontinuaenlui:–Oùsuis-je?surlesommet!Oùest-cequejeviensm’abattre?surlacime!Cefaite,lagrandeur,cedômedumonde, latoute-puissance,c’estmamaison.Cetempleenl’air, j’ensuisundesdieux! l’inaccessible, j’y loge.Cette hauteur que je regardais d’en bas, et d’où il tombait tant de rayons que j’en fermais les yeux, cetteseigneurieinexpugnable,cetteforteresseimprenabledesheureux,j’yentre.J’ysuis.J’ensuis.Ah!tourderouedéfinitif!j’étaisenbas,jesuisenhaut.Enhaut,àjamais!mevoilàlord,j’auraiunmanteaud’écarlate,j’auraidesfleuronssurlatête,j’assisteraiaucouronnementdesrois,ilsprêterontsermententremesmains,jejugerai lesministreset lesprinces, j’existerai.Desprofondeursoù l’onm’avait jeté, jerejaillis jusqu’auzénith.J’ai des palais de ville et de campagne, des hôtels, des jardins, des chasses, des forêts, des carrosses, desmillions, je donnerai des fêtes, je ferai des lois, j’aurai le choix des bonheurs et des joies, et le vagabondGwynplaine,quin’avaitpasledroitdeprendreunefleurdansl’herbe,pourracueillirdesastresdansleciel!(…)Gwynplainebuvaitàpleinegorgéel’orgueil,cequiluifaisaitl’âmeobscure.Telestcevintragique.Cetétourdissementl’envahissait;ilfaisaitplusqu’yconsentir,illesavourait.Effetd’unelonguesoif.Est-oncomplicedelacoupeoùl’onperdsaraison?Ilavaittoujoursvaguementdésirécela.Ilregardaitsanscesseducôtédesgrands;regarder,c’estsouhaiter.L’aiglonnenaîtpasimpunémentdansl’aire.Être lord. Maintenant, à de certains moments, il trouvait cela tout simple. Peu d’heures s’étaient écoulées,commelepasséd’hierétaitdéjàloin!Gwynplaineavaitrencontrél’embuscadedumieux,ennemidubien.»

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Mais,samutilationnes’effacerapas,etceluiquisevoyaitdéjàprophèteàlachambredeslordsresteracondamnéàn’êtrequ’unbouffon.2.3.4.Lafoliedel’argentChezMolière, ilyatouteunecatégoriedemonomaniaquesvivantd’uneidéefixe,commepar exemple: Arnolphe, dans l’Ecole des femmes (Voir Dossier N°12, La jalousie dans lalittérature), qui a peur d’être cocu et qui tente d’abolir tout danger de cocuage; Argan,l’hypocondriaqueduMalade imaginaire (Cf. lemonologued’Argan, Scène 1, Acte 1) et lapeurd’êtremalade;Harpagon,dansL’Avare,etlapeurd’êtrevolé.Rappelonsque jusqu’auXVII°, l’Egliseassocie folieetpéchéetqu’ellepenseque ceuxquicontreviennentauxrèglesmoralesetsocialespeuventetdoiventêtrerécupérés.Enfaisantdumonomaniaqueunefigurecomique, lethéâtredeMolièreoffreauspectateur leplaisirimpurdevoirreprésenterl’excèsetd’entendrelelangagedelafolie,et,par-là,aunpouvoirdissuasif.Molièrecherchetoujoursàcorrigerlesvicesparlerire.NousnousintéresseronsiciplusparticulièrementàL’Avare,oùMolièremetenscènelafolieliée au péché de l’avarice. Harpagon est un vieil avare tyrannique qui n’a pas cesséd’accroitresafortuneetquivitaveclapeurqu’onluivolesonargent(lenomHarpagonvientdulatin«harpagonem»quisignifie«voleur»).Toutaulongdelapièce,Molièredonneàvoir un personnage pris dans l’engrenage de son avarice obsessionnelle, lui conférant unaspect mécanique. Entré dans la spirale infernale du sentiment de persécution, celui-cimanifeste son angoisse de manière désordonnée et tyrannique: hypertrophie du champlexicalde lapossession, retour litaniquedequelquesexpressionscomme lecélèbre«sansdot»,etc.Sondélireparanoïaqueculminedanslecélèbremonologuedelafolie.Extrait:Molière,L’Avare,ActeIV,Scène7,p.87

Aprèss’êtreaperçuduvoldesacassette,Harpagonentreenscènecommeunfouentranseetselancedansunlongmonologue,s’adressanttantôtàsonargent,tantôtaupublic.«HarpagonIlcrieauvoleurdèslejardin,etvientsanschapeau.Auvoleur!auvoleur!àl’assassin!aumeurtrier!Justice,justeCiel!Jesuisperdu,jesuisassassiné!onm’acoupélagorge,onm’adérobémonargent!Quipeut-ceêtre?Qu’est-ildevenu?oùest-il?oùsecache-t-il?Que ferai jepour le trouver?Oùcourir?oùnepascourir?N’est-ilpoint là?n’est-ilpoint ici ?Quiest-ce?Arrête!Rends-moimonargent,coquin!…Ilseprendlui-mêmelebras.Ah !c’estmoi.Monespritest troublé,et j’ignoreoù jesuis,qui je suis,etceque je fais.Hélas !monpauvreargent,monpauvreargent,mon cher ami, onm’aprivéde toi ! Et, puisque tum’es enlevé, j’ai perdumonsupport,maconsolation,majoie;toutestfinipourmoi,etjen’aiplusquefaireaumonde!Sanstoi,ilm’estimpossibledevivre.Ç’enestfait,jen’enpuisplus,jememeurs,jesuismort,jesuisenterré!N’ya-t-ilpersonnequiveuillemeressusciterenmerendantmoncherargent,ouenm’apprenantquil’apris?Euh?quedites-vous?Cen’estpersonne.Ilfaut,quiquecesoitquiaitfaitlecoup,qu’avecbeaucoupdesoinonaitépiél’heure;etl’onachoisijustementletempsquejeparlaisàmontraîtredefils.Sortons.Jeveuxallerquérirlajustice,etfairedonnerlaquestionàtoutemamaison:àservantes,àvalets,àfils,àfille,etàmoiaussi.Quedegensassemblés!Jenejettemesregardssurpersonnequinemedonnedessoupçons,ettoutmesemblemonvoleur.Eh!de

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quoiest-cequ’onparlelà?deceluiquim’adérobé?Quelbruitfait-onlà-haut?Est-cemonvoleurquiyest?Degrâce,sil’onsaitdesnouvellesdemonvoleur,jesuppliequel’onm’endise.N’est-ilpointcachélàparmivous?Ilsme regardent tous, et semettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’onm’a fait.Allons,vite,descommissaires,desarchers,desprévôts,desjuges,desgênes,despotencesetdesbourreaux!Jeveuxfairependretoutlemonde;et,sijeneretrouvemonargent,jemependraimoi-mêmeaprès.»Danscettescène, la folied’Harpagonsetraduitpar l’agitationdupersonnage(affolement,lamentation,etc.)etledédoublementdesapersonnalité.Levolestdevenuunassassinat.Lacommotiondularcinalibérélespulsionsmeurtrièresd’Harpagon.Toutcemonologueestuncrescendoverslafolie,entrecoupédemomentsdelucidité.2.3.5.LafolieromanesqueDans ce type de folie, le fou s’identifie à unmodèle littéraire. Ses traits ont été fixés parCervantès dans Don Quichotte (1605-1615). Le thème a été repris dans lalittératurefrançaiseduXVII° (commeparexemple,LeBergerextravagant (1628)deSorel),puis dans celle du XVIII° (comme par exemple, Pharsamon ou Les nouvelles foliesromanesques(1737)deMarivaux),donnantainsilieuàuntoposromanesque:lemythedeDonQuichotte,quiestdepuissanscesseutilisé.BiendesmédecinsonttraitélafoliedeDonQuichottecommes’ils’agissaitd’unevéritablemaladiementale (monomanie,paranoïa,érotomanie,etc.).Déjà,à l’époquedeCervantès,on pensait que l’excès d’imagination entraînait une abondance de l’humeur noire etconduisaitàlafolie(Cf.Traitédelamélancolie,TimothyBright,1586).Or,ilnes’agitpasdelamaladiementale,maisd’unefoliecultivée.Elleconsisteàrêverdedevenirundeceshéroslégendairesqui,à lamanièredeRoland, sontdevenus immortelsnonseulementpar leursexploitsmaissurtoutparlesrécitsfabuleuxqu’enfirentlesgrandspoètesàqui,parcontrecoup, ils ont ainsi assuré une gloire littéraire immortelle. DonQuichotte vit a donc sa viecommeunromanetsetransformeenhérosderomandechevalerie.Ilsecomporteàsonépoquecommel’autrefoisreprésentéàsesyeuxparlesromansdechevalerie.Extrait1:Cervantès,DonQuichotte,p.1-2

Lepassage suivantestexemplaireparcequ’ildévoilenon seulement lesenjeux temporelsliésàlafolieromanesque,maisaussiparcequ’ilaservideréférenceàtouslesécritsdecetypeparlasuite:DonQuichotteestunpersonnageinfluençable(isoléetoisif)quilittantderomansqu’ilenvientàconfondrefictionetréalitéetàprendrepouractionshistoriqueslesaventureshéroïquesqu’ilalues.«Lesjoursquenotregentilhommenesavaitquefaire(cequiarrivaitpourlemoinslestroisquartsdel’année), il s’amusait à lire des livresde chevalerie ;maisavec tantd’attachementetdeplaisir, qu’il enoubliaentièrementlachasseet lesoindesesaffaires: ilenvintmêmeàuntelpointd’entêtement,qu’onditqu’ilvenditplusieurspiècesdeterrepouracheterdesromans,etfitsibienqu’ilenremplitsamaison.Enunmot,notregentilhommes’acharnasifortàsalecture,qu’ilypassaitlesjoursetlesnuits;desorte qu’à force de lire et de ne point dormir, il se dessécha le cerveau à tel point qu’il en perdit lejugement.Ilseremplit l’imaginationdetouteslesfadaisesqu’ilavait lues;etonpeutdirequecen’étaitplusqu’unmagasind’enchantements, dequerelles, dedéfis, de combats, debatailles, deblessures, d’amours, deplaintesamoureuses,detourments,desouffrances,etd’impertinencessemblables.Ils’imprimaencoresibien

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dansl’esprittoutcequ’ilavaitludanscesromans,qu’ilnecroyaitpasqu’ilyeûtd’histoireaumondeplusvéritable.IldisaitqueleCidRuyDiazavaitétéfortbonchevalier,maisqu’iln’yavaitpasdecomparaisonentrelui et le chevalier de l’ardente épée, qui d’un seul revers avait coupépar lamoitié deux géants de grandeureffroyable.BernarddeCarpioétaitfortbienaveclui,parcequedanslaplacedeRoncevauxilétaitvenuàboutde Roland, tout enchanté qu’il était, se servant de l’adresse d’Hercule qui étouffa entre ses bras Antée, ceprodigieux fils de la terre. Il parlait aussi fort avantageusement du géant Morgan, qui, pour être de cetteorgueilleuseetdiscourtoiseracedegéants,étaitcependantciviletaffable.Maisiln’yenavaitpointqu’ilaimâtautantqueRenauddeMontauban,surtoutquandil levoyaitsortirdesonchâteauetdétroussertoutcequ’ilrencontrait,et lorsqu’enBarbarie ildérobacette idoledeMahomet,quiétaittoutd’or,àcequedit l’histoire.PourletraîtreGanelon,ileûtdonnédeboncœursaservante,etsaniècepar-dessuslemarché,pourluipouvoirdonnercentcoupsdepieddansleventre.Enfin,l’espritdéjàtroublé,illuitombadansl’imaginationlaplusétrangepenséedontjamaisfousesoitavisé. Il crutnepouvoirmieux fairepour le bien de l’État, et pour sa propre gloire que de se fairechevalier errant, et d’aller par le monde chercher les aventures, réparant toutes sortes d’injustices, ets’exposantàtantdedangers,qu’ilenacquîtunegloireimmortelle.Ils’imaginait,lepauvregentilhomme,se voir déjà couronné par la force de son bras, et que c’était lemoins qu’il pût prétendre, que l’empire deTrébizonde. Parmi ces agréables pensées, emporté du plaisir qu’il yprenait,etenfléd’espérance, ilnesongeaplusqu’àexécuterpromptementcequ’ilsouhaitaitavectantd’ardeur.»Cette folie romanesquedonne lieu tout au longdu romanàdes épisodes, symptômesdecette singulière maladie, comme la célèbre attaque des moulins à vent. La réalité desévènementsquevitDonQuichotten’estpascellequ’ilvoitetquedécritsonécuyerSanchoPansa,maiscelle issuedufruitdeses lecturesetqui lui reviennentà l’espritdanstelleoutellecirconstance.Safolietransfigurelemondequil’entoureetdevientmêmecontagieuse:SanchoPansa, qui a pourtantbien lespieds sur terre, croit réellementque sonmaître luidonnerauneîleouunarchipel.Extrait2:Cervantès,DonQuichotte,p.142-143

Ilestbiensouventdifficilededéterminerjusqu’oùDonQuichotteestconscientdesafolie.En effet, non seulement il refuse d’écouter ceux qui cherchent à le détromper, mais iln’hésitepasàrecouriràlarusepournepasrenonceràsafolieetparfoisruseaveclui-même(Cf. l’épisode du casque). D’ailleurs, au moment de mourir, il retrouve la raison et faitpreuved’unegrandesagesse.Ilabandonnelalecturedetoutromandechevalerie.Safolien’aduréquel’espaceduroman.«La gouvernante et la nièce le pleuraient déjà commemort ; mais tout à coup don Quichotte, réveillé, lesappelle : mes chères filles, dit-il, rendez grâce au Dieu tout-puissant dont l’infinie miséricorde vient dem’accorderaujourd’hui leplus signalédesbienfaits.–Moncheroncle, répondit sanièce,queveutdirevotreSeigneurie ? –Manièce, reprit-il doucement, c’est le bien le plus précieux à l’homme, celui qui seul peut luiprocurerunpeudereposdanscettemisérablevie,et lemettreàmêmed’obtenirdans l’autre larécompensedesvertus.Cebiensicherc’estlaraison:jel’avaisperdue,manièce,enemployantmestroplongsloisirsàdeslecturesinsensées;lecielmelarendaujourd’hui.Jen’enjouiraipaslongtemps,maismareconnaissancen’enestpasmoinsvive.Jeveuxprofiterdumoinsdecescourtsmoments, lesseulsquejepuissecompterdansmavie,pourréparerautantqu’ilestenmoileserreursdemonlongégarement,etfairelebienquejen’aipasfait.Appelez donc, je vous prie,mon amiM. le curé,maître Nicolas et le fidèle Sancho, à qui je dois demanderpardondeluiavoirfaitpartagermondélire.Comme il achevait cesparoles, ilsarrivèrent tous trois.«Mesamis, reprit lemourant, je vousdemandais, jevousdésirais.Hâtez-vousdemeféliciterdecequejenesuisplusdonQuichottedelaManche,etcessezdevoirenmoil’imitateurd’Amadis,deGalaoretdetousceshérosimaginairesquemonextravaganceavaitprispourmodèles ; n’y voyez que votre voisin, votre fidèle ami, votre frère, dont le faible esprit, longtemps aliéné

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retrouveàsadernièreheureassezderaisonpourserepentir.Profitons-enmonsieurlecuré;daignezentendrel’aveudemes fautes. Et vous,messieurs, pendant ce temps, faites venir, s’il vousplaît, unnotairepourqu’ilécrivemesdernièresvolontés.»

2.4.Lafolie,maladiementaleIl s’agit ici d’une véritable pathologie, qui retranche le fou dans l’imprenable et dérisoireforteressedesondélire.Danslalittérature,onrencontrequatretypesd’aliénationmentale:ledéliredrôleetridicule(lafoliedouce),ledélirebizarre(lafolielucideouraisonnante)etledélire violent (la folie furieuse) qui peut conduire au suicide ou au meurtre (la foliecriminelle).Leterme«folie»n’estplusemployéactuellementàdesfinsdiagnostiquesenpsychiatrie. Il est remplacé par «troubles psychiques» ou «troubles mentaux» qui sontétudiésparlapsychopathologie.2.4.1.LafoliedouceDanscetypedefolie(appeléeautrefois«innocence»), ils’agit leplussouventd’undéliredrôleetridicule,jouantsurl’imagedufou-bouffonquiamuseceuxquidaignentleregarder.Il s’agitde fouscharmantset inoffensifsquibénéficientde l’empathiedunarrateuretdesautrespersonnages,etleplussouventdel’auteur.Sileurdélireleséloignedelasociété,iln’enfaitpasdesmonstres.NousretrouvonscettefoliedoucedansAliceaupaysdesMerveillesdeLewissCarroll(VoirDossierN°11,MerveilleuxetFantastiqueenlittérature),conteoùl’héroïnevitdesaventuresplusétonnanteslesunesquelesautresdansunmondeirréel,mélanged’absurde,defolieplus oumoins douce et de déraison. On retrouve là la préoccupation des naturalistes del’époquequi,tentantd’explorerlemondedel’inconscient,mêlentrêveetfolie.Ladouce folieduPaysdesMerveillesest renforcéepar l’excentricitédespersonnages: lelapin, le chapelier fou, le lièvredeMarset surtout le chatdeCheshire.Celui-ci incarne lafolie,nonseulementàtraversson langage incompréhensibleetsesgestes loufoques,maisaussigrâceàsonmoded’apparitionetdedisparition.«(…)toutlemondeestfouici.Jesuisfou,vousêtesfolle»(p.33),affirme-t-ilàAliceenluiexpliquantlafoliedecepays.Danscemondeinsolite,iln’existeaucuneindicationdetemps;ilyaunemutationdesespaces;onassisteauxtransformationsphysiquesd’Aliceetdesobjets; lesdialogues invraisemblablespassentd’uneconversationàuneautresansqu’il yaitdevéritable lienetprésententdesdécalagesentrelesquestionsposéesetlesréponses.UndesmomentslesplusfousestsansdoutelechapitreUnthédefous,oùlalogiqueestcomplètementdérégléeetlesapparencestoujourscontredites,commeleconfirmel’extraitsuivant.Extrait:AliceauPaysdesMerveilles,LewissCarroll,p.34-36

LechapelierfouetlelièvredeMarssontcoincéspourl’éternitéàl’heureduthé.«Ilyavaitunetableserviesousunarbredevantlamaison,etleLièvreyprenaitlethéavecleChapelier.UnLoirprofondémentendormiétaitassisentrelesdeuxautresquis’enservaientcommed’uncoussin,lecoudeappuyésurluietcausantpar-dessussatête.«BiengênantpourleLoir,»pensaAlice.«Maiscommeilestendormije

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supposequecelaluiestégal.»Bienquelatablefûttrèsgrande,ilsétaienttoustroisserrésl’uncontrel’autreàundescoins.«Iln’yapasdeplace!Iln’yapasdeplace!»crièrentilsenvoyantAlice.«Ilyaabondancedeplace,»ditAliceindignée,etelles’assitdansunlargefauteuilàl’undesboutsdelatable.«Prenezdoncduvin,»ditleLièvred’untonengageant.Aliceregardatoutautourdelatable,maisiln’yavaitqueduthé.«Jenevoispasdevin»,fit-elleobserver.«Iln’yenapas,»ditleLièvre.(…)LeChapelierrompitlesilencelepremier.«Quelquantièmedumoissommes-nous?»dit-ilensetournantversAlice. Ilavaittirésamontredesapocheet laregardaitd’unair inquiet, lasecouantdetempsàautreetl’approchantdesonoreille.Aliceréfléchituninstantetrépondit:«Lequatre.»« Elle est de deux jours en retard, » dit le Chapelier avec un soupir. « Je vous disais bien que le beurre nevaudraitrienaumouvement!»ajouta-t-ilenregardantleLièvreaveccolère.«C’étaittoutcequ’ilyavaitdeplusfinenbeurre,»ditleLièvrehumblement.«Oui,maisilfautqu’ilysoitentredesmiettesdepain,»grommelaleChapelier.«Vousn’auriezpasdûvousservirducouteauaupainpourmettrelebeurre.»LeLièvrepritlamontreetlacontemplatristement,puislatrempadanssatasse,lacontempladenouveau,etpourtantnetrouvariendemieuxàfairequederépétersapremièreobservation:«C’étaittoutcequ’ilyavaitdeplusfinenbeurre.»Alice avait regardé par-dessus son épaule avec curiosité : « Quellesingulièremontre !»dit-elle.«Ellemarquelequantièmedumois,etnemarquepasl’heurequ’ilest!»«Etpourquoimarquerait-ellel’heure?»murmuraleChapelier.«Votremontremarque-t-elledansquelleannéevousêtes?»« Non, assurément !» répliqua Alice sans hésiter. « Mais c’est parce qu’elle reste à lamêmeannéependantsilongtemps.»«Toutcommelamienne,»ditleChapelier.Alice se trouva fort embarrassée. L’observation du Chapelier lui paraissait n’avoir aucun sens ; etcependantlaphraseétaitparfaitementcorrecte.«Jenevouscomprendspasbien,»dit-elle,aussipolimentquepossible.(…)Alicesoupirad’ennui.«Ilmesemblequevouspourriezmieuxemployerletemps,»dit-elle,«etnepaslegaspilleràproposerdesénigmesquin’ontpointderéponses.»«SivousconnaissiezleTempsaussibienquemoi,»ditleChapelier,«vousneparleriezpasdelegaspiller.Onnegaspillepasquelqu’un.»«Jenevouscomprendspas,»ditAlice.«Je lecroisbien,»répondit leChapelier,ensecouant latêteavecmépris ;« jepariequevousn’avez jamaisparléauTemps.»«Celasepeutbien,»répliquaprudemmentAlice,«maisjel’aisouventmalemployé.»«Ah!voilàdoncpourquoi!Iln’aimepascela,»ditleChapelier.«Maissiseulementvoussaviezleménager,ilferaitdelapenduletoutcequevousvoudriez.Parexemple,supposonsqu’ilsoitneufheuresdumatin,l’heuredevosleçons,vousn’auriezqu’àdiretoutbasunpetitmotauTemps,etl’aiguillepartiraitenunclind’œilpourmarqueruneheureetdemie,l’heuredudîner.»(«Jelevoudraisbien,»dittoutbasleLièvre.)«Celaseraittrèsagréable,certainement,»ditAliced’unairpensif;«maisalors–jen’auraispasencorefaim,comprenezdonc.»«Peut-êtrepasd’abord,»dit leChapelier ;«maisvouspourriez retenir l’aiguilleàuneheureetdemieaussilongtempsquevousvoudriez.»«Est-cecommecelaquevousfaites,vous?»demandaAlice.LeChapeliersecouatristement latête.«Hélas!non,»répondit-il,«nousnoussommesquerellésaumoisdemarsdernier,unpeuavantqu’ildevîntfou.»»En fait,onpeut interpréter lesaventuresd’Alice comme relevantd’undélirepsychotique,car on y retrouve: un véritable conflit entre l’inconscient et la réalité; l’incapacité dedifférencier le réel et ledélire (incursiond’objetsde la réalitédans le rêve); des troubles

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identitaires (Alicegranditet rapetisseselonsesdésirs;elleestenquêtedeson identité);desangoisses(celledeperdrelatête).2.4.2.LafolielucideouraisonnanteDanscetypedefolie,ils’agitleplussouventd’unefoliesansexcès,ponctuéeseulementdequelquesbizarreries,maisquin’entrentpasdutoutdans ledomaineducomiqueoude lacaricature.DostoïevskiOn peut classer dans ce type de fou, le prince Mychkine, personnage de L’Idiot deDostoïevki.Rappelons l’histoire:AprèsunséjourenSuisse où ilaétésoignépourépilepsie, lePrinceMychkine,jeunearistocratesansfortuneetpresquesansfamille,rentreenRussie.Dansletrainderetour, il fait laconnaissancedeParfioneRogojine, filsd’unrichecommerçant. Ilsdeviennent inséparables, quoique fortopposésdans leurs apparencesetdans leurs actes.Tous deux, chacun à sa façon, vont aimer lamême femmeNatassia Filippovna. Rogoginel’aimed’unepassionexclusiveetfolle,avanttoutsensuellequivaleconduireaumeurtre.LePrince l’aime d’un amour épuré, totalmais angélique et asexué, comme l’amour de Dieupourl’homme.Eneffet,Mychkineestunêtreprofondémentbon.Mais,sabonté,innocenteet enfantine, confine à la naïveté et à l’idiotie. Ses prises de positions inattendues, samansuétudeetsabonhomiesontsouventmisesaucompted’unedéficienceintellectuelle.

Extrait1:L’Idiot,Dostoïevskip.234-235

Alors qu’au début du roman, Mychkine semblait guéri de ses crises d’épilepsie, celles-cireviennent. Un processus d’autodestruction semet en place et le conduit peu à peu à lafolie.Mais,ils’agitd’unefolielucide,carlePrinceestcapabled’analysespsychologiquestrèsfines.Danssaclairvoyanced’«idiot»,ilsesaitsemblableàRogojine,ce«frère»haineuxetdestructeuretdécouvredanssonproprecœurlaracinemêmedupéché.

Dans l’extrait suivant, c’est une crise d’épilepsie qui arrête la course du couteau deRogogynevenutuerlePrince.

«LesyeuxdeRogojineétincelèrentetunsourirederagecrispaseslèvres.Il levasamaindroitedanslaquellebrillaitunobjet.Leprincen’eutpasl’idéedeleretenir.Ilserappelaseulementplustardavoirpoussécecri:–Parfione,jenelecroispas!Il lui sembla alors que quelque chose s’ouvrait soudain devant lui ; une lumière intérieure d’un éclatextraordinaireéclairasonâme.Peut-êtrenefût-cel’affairequed’unedemi-seconde;leprincen’engardapasmoinsunsouvenirclairetconscientdupremieraccentdel’horriblecriquis’échappadesapoitrineetquetoutessesforceseussentétéimpuissantesàréprimer.Puislaconsciences’éteignitinstantanémentenluietilsetrouvaplongéauseindesténèbres.Ilétaitenproieàuneattaqued’épilepsie,cequineluiétaitpasarrivédepuistrèslongtemps.Onsaitavecquellesoudainetésedéclarentcesattaques.Àcemoment,lafigureetsurtoutleregarddupatients’altèrent d’une manière aussi rapide qu’incroyable. Des convulsions et des mouvements spasmodiquescontractent tout son corps et les traits de son visage. Des gémissements épouvantables, qu’on ne peut nis’imaginernicomparer à rien, sortent desapoitrine; ils n’ont riend’humainet il estdifficile,sinonimpossible,dese figurer, lorsqu’on lesentend,qu’ils sontexhalésparcemalheureux.Oncroiraitplutôtqu’ilsémanent d’un autre être qui se trouverait à l’intérieur du malade. C’est ainsi du moins que beaucoup de

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personnesdéfinissent leur impression. Surnombredegens, la vuede l’épileptiquedurant sa criseproduitunindicibleeffetdeterreur.IlyalieudecroirequeRogojineéprouvacettebrusquesensationd’épouvante;venants’ajouteràtantd’autresémotions,elle l’immobilisa surplaceet sauva leprinceducoupdecouteauquiallait inévitablements’abattre sur lui. Rogojine n’avait pas eu le temps de se rendre compte de l’attaque qui terrassait sonadversaire.Mais, ayant vu celui-ci chanceler et tomber soudainement à la renverse dans l’escalier, la nuqueportantcontreunemarchedepierre,ilétaitdescenduquatreàquatreenévitantlecorpsétenduets’étaitenfuidel’hôtelpresquecommeunfou.Lesconvulsionsetlesspasmesdumaladefirentglissersoncorpsdemarcheenmarche(iln’yenavaitquequinze)jusqu’aubasdel’escalier.Cinqminutesnes’étaientpasécouléesquesadécouverteprovoquaunattroupement.Uneflaquedesangautourdelatêtefitnaîtredesdoutes:était-onenprésenced’unaccidentou d’un crime ? Bientôt cependant, quelques personnes se rendirent compte qu’il s’agissait d’un casd’épilepsie.Ungarçonde l’hôtel reconnutdans leprinceun clientarrivé lematin. Lesderniersdoutes furentenfindissipésgrâceàuneheureuseoccurrence.»Cepassage est décisif dans le roman, car on comprenddès lors que lamaladie duPrincen’est pas guérie. C’est à cemoment-là queMychkine prévoit que Rogojine va devenir unassassinLedénouementtragiquedurécitconfirmecetteprémonition,puisqueRogojinefinitpar poignarderNastassia chez lui et par s’enfermer avec elle pour veiller le cadavre.A cemoment-là,lePrinceserendchezRogojinequil’inviteàs’allongeravecluiprèsducadavredeNastassia. Tout au longde la nuit,Mychkinedélire et sombre lentement dans la folie.Dansunderniersursautdelucidité,ilconstatequ’ilaratésavie.Inapteàêtreaumonde,ilresteseulavecsonidiotie.

Extrait2:L’Idiot,Dostoïevskip.612-613

«Toujoursest-ilque,plusieursheuresplustard,lorsquelaportes’ouvrit,ontrouvalemeurtrierdansledélireetprivédeconnaissance.Leprinceétaitassisàcôtédelui,immobileetsilencieuxsursoncoussin:chaquefoisquelemaladecriaitoudélirait, ils’empressaitdepassersamaintremblantesursescheveuxetses jouesdansungeste de caresse et d’apaisement.Mais il ne comprenait déjà plus rien aux questions qu’on lui posait et nereconnaissait plus les gens qui entraient et l’entouraient. Si Schneider lui-même était venu de Suisse à cemomentpourvoirsonancienpensionnaire, ilseseraitrappelé l’étatdanslequelsetrouvaitcelui-ci lorsdesapremièreannéedetraitementenSuisse,etavecungestededécouragementilauraitditcommealors:«Idiot!»»ChezlePrince,l’épilepsieaboutitd’abordàladébilité,puisàladéchéancementale.Lerécitsetermineenboucleenleramenantàsonpointdedépart:ilestréinternéàcausedesonépilepsie.

LalittératurefantastiqueOn peut aussi classer dans la folie lucide, de nombreux cas rencontrés dans la littératurefantastique.Eneffet,cettelittératureflottevolontairementducôtédelafolie,carcelle-ciluipermetdebouleverserlesystèmeétabliparlerécit.Elleimposeaulecteuruneincertitudeconstanteentre interprétationetreprésentation.Eneffet, lefantastiquesecaractériseparl’intrusiond’unphénomènedanslaréalitédelafiction,phénomènequiydemeureétranger,voireimpossible(VoirDossierN°11,MerveilleuxetFantastiqueenlittérature).Lepersonnagese pose alors la question: est-il fou? D’autre part, l’atmosphère du fantastique convientbienàlafolie,dontlagravitéestminimiséeparlapertederepèresdupersonnageet/oudulecteur.Bonnombred’écrivain l’utilisentcommeNerval,dans l’incontournableAurélia,quinefaitpaspartiedenotrecorpus.

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ChezMaupassant, les fousgardent toutes leurs facultéset révèlentderemarquablesdonspourleraisonnement.Ilsrestentmêmeassezlucidespourjugerleursituationaberranteetse déclarer eux-mêmes comme fous. En effet, ce qui est frappant dans ce genrede récit,c’est que l’on ne voit aucun symptômemontrant la folie du personnage. Il est le seul àpouvoirladiagnostiquer.Lefouesticiunhommeraisonnantqui,demanièretrèscohérente,explique, l’existence, connue de lui seul, d’un être, d’une chose ou d’un phénomèneirrationnel.Mais,lefaitd’êtresûrd’avoirvuestlapreuvedesafolie.

DansLeHorla,Maupassantbrouille l’interprétation enutilisantundiscoursà la foissur lafolieetparlafolie.Audépart,lepersonnageesttrèsrationneletnemontreaucunsignedefolie.Puis,ilrelatedanssonjournal,quis’étaledu8maiau10septembre,lesphénomènessurnaturels qui se succèdent et l’amènent progressivement à la folie. Pour comprendrecommentsafoliesetraduit,relisonslesdeuxpassagessuivants.

Extrait:LeHorla,Maupassantp.5-6etp.18-19

««5juillet.–Ai-jeperdularaison?Cequis’estpassé,cequej’aivulanuitdernièreesttellementétrange,quematêtes’égarequandj’ysonge!Commejelefaismaintenantchaquesoir,j’avaisfermémaporteàclef;puis,ayantsoif,jebusundemi-verred’eau,etjeremarquaiparhasardquemacarafeétaitpleinejusqu’aubouchondecristal.Jemecouchaiensuiteetjetombaidansundemessommeilsépouvantables,dontjefustiréauboutdedeuxheuresenvironparunesecousseplusaffreuseencore.Figurez-vousunhommequidort,qu’onassassine,etqui se réveille,avecuncouteaudans lepoumon,etquirâle,couvertdesang,etquinepeutplusrespirer,etquivamourir,etquinecomprendpas–voilà.Ayant enfin reconquisma raison, j’eus soif de nouveau ; j’allumai une bougie et j’allai vers la table où étaitposéemacarafe. Je lasoulevaien lapenchantsurmonverre ; riennecoula.–Elleétaitvide!Elleétaitvidecomplètement!D’abord,jen’ycomprisrien;puis,toutàcoup,jeressentisuneémotionsiterrible,quejedusm’asseoir,ouplutôt,quejetombaisurunechaise!puis,jemeredressaid’unsautpourregarderautourdemoi!puisjemerassis,éperdud’étonnementetdepeur,devantlecristaltransparent!Jelecontemplaisavecdesyeuxfixes,cherchantàdeviner.Mesmainstremblaient!Onavaitdoncbucetteeau?Qui?Moi?moi,sansdoute?Cenepouvait êtrequemoi ?Alors, j’étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cettedouble viemystérieusequifaitdouters’ilyadeuxêtresennous,ousiunêtreétranger,inconnaissableetinvisible,anime,parmoments,quandnotreâmeestengourdie,notrecorpscaptifquiobéitàcetautre,commeànous-mêmes,plusqu’ànous-mêmes.Ah!quicomprendramonangoisseabominable?Quicomprendral’émotiond’unhomme,saind’esprit,bienéveillé,pleinderaisonetquiregardeépouvanté,àtraversleverred’unecarafe,unpeud’eaudisparuependantqu’iladormi!Etjerestailàjusqu’aujour,sansoserregagnermonlit.».Le5juillet,c’estl’apparitiondupremierélémentsurnatureletl’installationdelapeur.Puis,l’apparitiondesévènementss’accélère:laitquisevidelanuit,rosequisebrisedevantlui,page d’un livre qui tournent toutes seules, etc. Le personnage finit par se poser desquestions sur l’existence d’un autre être. Il se considère comme fou, mais le doute esttoujoursprésent.Le19août,cetêtreluicriesonnom:«Ilestvenu,le…le…commentsenomme-t-il… le… il mesemblequ’il mecrie sonnom,et je ne l’entendspas… le…oui…illecrie…J’écoute…jenepeuxpas…répète…le…Horla…J’aientendu…leHorla…c’estlui…leHorla…ilestvenu!…»(p.16)«19août.(…)–Qu’ai-jedonc?C’estlui,lui,leHorla,quimehante,quimefaitpensercesfolies!Ilestenmoi,ildevientmonâme;jeletuerai!

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19août.Jeletuerai.Jel’aivu!jemesuisassishiersoir,àmatable;etjefissemblantd’écrireavecunegrandeattention. Je savais bien qu’il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être letoucher, le saisir ! Et alors !… alors, j’aurais la force des désespérés ; j’aurais mes mains, mes genoux, mapoitrine,monfront,mesdentspourl’étrangler,l’écraser,lemordre,ledéchirer.Etjeleguettaisavectousmesorganessurexcités.J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée,commesi j’eussepu,danscetteclarté,ledécouvrir.Enfacedemoi,monlit,unvieuxlitdechêneàcolonnes;àdroite,macheminée;àgauche,maporteferméeavecsoin,aprèsl’avoirlaisséelongtempsouverte,afindel’attirer;derrièremoi,unetrèshautearmoireàglace,quimeservaitchaquejourpourmeraser,pourm’habiller,etoùj’avaiscoutumedemeregarder,delatêteauxpieds,chaquefoisquejepassaisdevant.Donc,jefaisaissemblantd’écrire,pourletromper,carilm’épiaitluiaussi;etsoudain,jesentis,jefuscertainqu’illisaitpar-dessusmonépaule,qu’ilétaitlà,frôlantmonoreille.Jemedressai,lesmainstendues,enmetournantsivitequejefaillistomber.Ehbien?…onyvoyaitcommeenpleinjour,etjenemevispasdansmaglace!…Elleétaitvide,claire,profonde,pleinedelumière!Monimagen’étaitpasdedans…etj’étaisenface,moi!Jevoyaislegrandverrelimpideduhautenbas.Etjeregardaiscelaavecdesyeuxaffolés;etjen’osaisplusavancer,jen’osaisplusfaireunmouvement,sentantbienpourtantqu’ilétaitlà,maisqu’ilm’échapperaitencore,luidontlecorpsimperceptibleavaitdévorémonreflet.Commej’euspeur!Puisvoilàquetoutàcoupjecommençaiàm’apercevoirdansunebrume,aufonddumiroir,dansunebrumecommeàtraversunenapped’eau;etilmesemblaitquecetteeauglissaitdegaucheàdroite,lentement,rendantplusprécisemonimage,desecondeenseconde.C’étaitcommelafind’uneéclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte detransparenceopaque,s’éclaircissantpeuàpeu.Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant. Je l’avais vu !L’épouvantem’enestrestée,quimefaitencorefrissonner.20août.–Letuer,comment?puisquejenepeuxl’atteindre?Lepoison?maisilmeverraitlemêleràl’eau;etnospoisons,d’ailleurs,auraient-ilsuneffetsursoncorpsimperceptible?Non…non…sansaucundoute…Alors?…alors?…»

L’obsessiondunarrateurdominemaintenanttoutelanouvelle:ilveuttuerl’êtreinvisible.Ilvamettrelefeuàsapropremaison,oubliantsesdomestiquesquifinissentcarbonisés.Alafin,onnesaits’ilsetueounon,carlerécits’achèvepar:«Non…non…sansaucundoute,sansaucundoute…iln’estpasmort…Alors…alors…ilvadoncfalloirquejemetue,moi!….»(p.20).Enabordantlaquestiondudoubleetendépeignantl’angoisse,laparanoïa,lesentimentdepersécution,lesobsessionsetleshallucinationsdupersonnage,Maupassantnousoffreuncas de schizophrénie, bien avant qu’on en invente la pathologie. De nos jours, laschizophrénieestconsidéréecommel’unedesmaladiesmentaleslesplusfréquentes.LalittératureromantiqueOn peut aussi classer dans la folie lucide, de nombreux cas rencontrés dans la littératureromantique. En effet, la folie est une figure essentielle, capable de cristalliser lesinterrogationsromantiques,sur l’histoire, lascience, lapensée, touten lesrapportantà laquestion centrale de l’art et de la création. Le fou est la figuremême du génie créateur,selon le vieux topos qu’en tout artiste se cache un fou et réciproquement. L’approcheromantiquedelafolieestengrandepartiemétaphysique.Nousreprendronsicil’exempledeLorenzaccio,drameromantiquedeMusset,carsiLorenzoestmégalomane(Cf.2.2.3.),ilmanifesteaussiunecyclothymie,signedesgrandsdépressifs.

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Le double jeu, qu’il joue pour arriver au meurtre du duc, est plus qu’une posturestratégique:ilcorrespondàsonêtreprofonddéchiréentredesinclinationscontradictoires.C’estcetteexpériencemêmedudédoublementquidécouplesonangoisse,carilsentvivreenluiuneprésencequ’ilnepeutnichasser,niaccepter:«Ilesttroptard.Jemesuisfaitàmonmétier.Leviceaétépourmoiunvêtement;maintenantilestcolléàmapeau.»(p.73,ActeIII,Scène3).Lamétaphoredumasquequiluicolleàlapeautraduitbienlepiègequ’ils’esttendului-même.Ilestobsédéparsondouble.Larecherchedel’identitédeLorenzoest,enfait,levéritableenjeudelapièce.Et,c’estparle meurtre d’Alexandre que celui-ci pense la retrouver. Cette crise identitaire apparaîtclairementdans leScène9de l’Acte IV,alorsqu’ilvitparavance lemeurtre,dansunétatprochedudélireetdelafolie.Extrait:Musset,Lorenzaccio,ActeIV,Scène9,p.71-72

«Uneplace;ilestnuit.EntreLORENZO(…)Laluneparaît.Silesrépublicainsétaientdeshommes,quellerévolutiondemaindanslaville!MaisPierreestunambitieux;lesRuccellaiseulsvalentquelquechose.–Ah!lesmots,lesmots,leséternellesparoles!S’ilyaquelqu’unlà-haut,ildoitbienriredenoustous;celaesttrèscomique,trèscomiquevraiment.–Ôbavardagehumain!ôgrand tueur de corps morts ! grand défonceur de portes ouvertes ! ô homme sans bras ! Non ! non ! jen’emporteraipaslalumière.–J’iraidroitaucœur;ilseverratuer…SangduChrist!onsemettrademainauxfenêtres.Pourvuqu’iln’aitpasimaginéquelquecuirassenouvelle,quelquecottedemailles.Mauditeinvention!LutteravecDieuetlediable,celan’estrien;maislutteravecdesboutsdeferraillecroiséslesunssurlesautresparlamainsaled’unarmurier!–Jepasserai lesecondpourentrer; ilposerasonépéelà,–oulà,oui,sur lecanapé. – Quant à l’affaire du baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé. S’il pouvait lui prendrefantaisiedesecoucher,voilàoùserait levraimoyen.Couché,assis,oudebout?Assisplutôt.Jecommenceraiparsortir.Scoronconcoloestenfermédanslecabinet.Alorsnousvenons,nousvenons!Jenevoudraispourtantpasqu’iltournâtledos.J’iraiàluitoutdroit.Allons!lapaix,lapaix!l’heurevavenir.–Ilfautquej’ailledansquelque cabaret ; je nem’aperçois pasque je prendsdu froid ;je boirai unebouteille. –Non, je ne veuxpasboire.Oùdiablevais-jedonc?lescabaretssontfermés.Est-ellebonnefille?–Oui,vraiment.–Enchemise?Oh! non, non, je ne le pensepas. – PauvreCatherine ! –Quemamèremourût de tout cela, ce serait triste. Etquand je lui auraisditmonprojet, qu’aurais-jepuy faire ?au lieude la consoler, cela lui aurait faitdire : «Crime,crime!»jusqu’àsonderniersoupir.Jenesaispourquoijemarche,jetombedelassitude.Ils’assoit.PauvrePhilippe!unefillebellecommelejour!Uneseulefois,jemesuisassisprèsd’ellesouslemarronnier;cespetitesmainsblanches,commecelatravaillait!Quedejournéesj’aipassées,moi,assissouslesarbres!Ah!quelle tranquillité ! quel horizon à Cafaggiuolo ! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisantséchersa lessive.Commeellechassait leschèvresquivenaientmarchersurson lingeétendusur legazon! lachèvreblancherevenaittoujoursavecsesgrandespattesmenues.Unehorlogesonne.Ah ! ah ! il faut que j’aille là-bas. –Bonsoir,mignon ; eh ! trinquedoncavecGiomo. –Bon vin ! Cela seraitplaisant qu’il lui vînt à l’idée de me dire : « Ta chambre est-elle retirée ? entendra-t-on quelque chose duvoisinage?»Celaseraitplaisant.Ah!onyapourvu.Oui,celaseraitdrôlequ’illuivîntcetteidée.Jeme tromped’heure ; cen’estque lademie.Quelleestdonccette lumièresous leportiquede l’église?Ontaille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent,commeilsenfoncent!Ilsfontuncrucifix;avecquelcourageilsleclouent!Jevoudraisvoirqueleurcadavredemarbre les prit tout d’un coupà la gorge. Ehbien ! ehbien ! quoi donc ? j’ai des envies dedanser qui sontincroyables.Jecrois,si jem’y laissaisaller,quejesauteraiscommeunmoineausurtouscesgrosplâtrasetsurtoutescespoutres.Eh!mignon!eh!mignon!mettezvosgantsneufs,unplusbelhabitquecela;tralala!faites-vousbeau,lamariéeestbelle.Mais,jevousledisàl’oreille,prenezgardeàsonpetitcouteau.

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Ilsortencourant.»Ainsi,si,commetouthérosromantique,Lorenzoéprouvelemalexistentieldusiècle,ilesthabitéparuneangoissebeaucoupplusfondamentalequienfaitunêtretorturé,vouéàêtremarginaletincompris.Mêmelemeurtred’Alexandre,quidevaitmarquerlapostéritéenluifaisantunnom,letransformeenunhérosabsurde.S’ilestuneœuvrequicontientleplusdenévrosés,c’estsansaucundoutecelledeZola.LesRougon-Macquart en compte pas moins de treize: ceux de la lignée de Tante Dide etd’autres personnages secondaires. En effet, Zola a tenté de montrer à travers ladégénérescencedecettefamille, lerefletde ladégénérescencedupeuplefrançaissous leSecondEmpire(vieàoutrance,corruptionmorale,etc.).Acetteépoque,lanévrosecompteparmilespathologieslesplusrépandues.

DansLaFortunedesRougon,leproblèmeestnettementposé:AdélaïdeFouque,quisouffred’unemaladie nerveuse (une forme d’hystérie), à l’image de son pèremort, transmet sanévroseàsadescendance(tarehéréditaire).ChezlesRougon,branchelégitime,lanévroseest bénigne et se transforme en appétits, comme celle deMouret dansAu Bonheur desDames(soifdel’argent).ChezlesMacquart,branchebâtarde,elleconduitsoitàl’alcoolisme(commeMacquart dans L’Assommoir), soit à la violence.Mais, chez lesMouret, brancheintermédiaire entre les Rougon et les Macquart, cette névrose prend essentiellement laformedel’hystérie(névrosefondamentale).

Dans bien des cas, la névrose reste bénigne: elle est une affectation des nerfs qui neprovoqueaucune lésionorganiqueetquin’altèrepasprofondément lapersonnalité.Cetteformeatténuéedefolien’handicapepaslapersonnedanssaviesocialeetnel’empêchepasdevivreàpeuprèsnormalementdanssafamille,àconditionquel’onsecharged’elle.C’estlecas,àsesdébuts,delanévrosed’AdélaïdedansLaFortunedesRougon.

Extrait:LaFortunedesRougon,Zola,p.35-36

Rappelons l’histoire: Adelaïde Fouque, dont le père est mort fou, s’est mariée avec unpaysan,Rougon,dontelleaeuunfils,pierre.Mais,Rougonmeurtsubitementdix-huitmoisaprèsleurmariage.Adelaïdeprendalorsunamant,Macquart,qu’ellerejointleplussouventpossibledanslamasurequiestvoisinedesapropriété.Elleenadeuxenfants:AntoineetUrsule.«Endevenantfemme.Adélaïdeétaitrestéelagrandefilleétrangequipassaitàquinzeanspourunesauvage;non pas qu’elle fût folle, ainsi que le prétendaient les gens du faubourg,mais il y avait en elle unmanqued’équilibreentrelesangetlesnerfs,unesortededétraquementducerveauetducœur,quilafaisaitvivreendehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elle était certainement très naturelle, trèslogiqueavecelle-même;seulementsalogiquedevenaitdelapuredémenceauxyeuxdesvoisins.Ellesemblaitvouloirs’afficher,chercherméchammentàcequetout,chezelle,allâtdemalenpis,lorsqu’elleobéissaitavecunegrandenaïvetéauxseulespousséesdesontempérament.Dèssespremièrescouches,ellefutsujetteàdescrisesnerveusesquilajetaientdansdesconvulsionsterribles.Cescrisesrevenaientpériodiquementtouslesdeuxoutroismois.Lesmédecinsquifurentconsultés,répondirentqu’il n’y avait rien à faire, que l’âge calmerait ces accès. On la mit seulement au régime des viandessaignantesetduvindequinquina.Cessecoussesrépétéesachevèrentdeladétraquer.Ellevécutaujourlejour,commeuneenfant,commeunebêtecaressantequicèdeàsesinstincts.QuandMacquartétaitentournée,

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ellepassaitses journées,oisive,songeuse,nes’occupantdesesenfantsquepour lesembrasseret joueraveceux.Puis,dèsleretourdesonamant,elledisparaissait.»Le Roi Lear de Shakespeare décrit le parcours du roi qui bascule d’un état à un autre:d’abordtyrannique,susceptibleetcapricieux,ilvadécouvrirlesvertusdel’amoursincèreetdelacompassion.Mais,cepassagel’amèneauborddelafolie.Alorsqu’ilerrelanuitavecsonbouffondanslaplaine, ildoitaffronterunterribleoragequiébranlesaraison.Safolieatteinticiladimensionduvraidélire.Extrait:Shakespeare,leRoiLear,ActeIII,Scène2,p.61-63

Unebruyère.Ilfaitnuit.Latempêtecontinue.EntrentLearetlefou.LEAR:Vents,soufflezàcrevervosjoues!faitesrage!soufflez!Cataractesetouragans,dégorgez-vousjusqu’àcequevousayezsubmergénosclochersetnoyéleurscoqs!Vous,éclairssulfureux,actifscommel’idée, avant coureurs de la foudre qui fend les chênes, venez roussir ma tête blanche ! Et toi, tonnerreexterminateur,écraseleglobemassifdumonde,briselesmoulesdelanatureetdétruisenuninstanttouslesgermesquifontl’ingratehumanité.LEFOU:Ôm’noncle,de l’eaubénitedecourdansunemaisonbiensèchevaudraitmieuxquecettepluieenpleinair.Rentre,bononcle,etdemandelacharitéàtesfilles.Voilàunenuitquin’épargnenisagesnifous.(Coupdefoudre.)(…).(EntreKent.)LEARNon,jeveuxêtrelemodèledetoutepatience,jeneveuxplusriendire.KENT:Quiestlà?LEFOU:Morbleu,unemajestéetunebraguette,c’est-à-direunsageetunfou.KENT:Hélas ! sire, vous ici ! Les êtresquiaiment lanuitn’aimentpasdepareillesnuits. Les cieuxen fureuréprouventjusqu’auxrôdeursdesténèbresetlesenfermentdansleurantre.Depuisquejesuishomme,jenemerappelle pas avoir vu de tels jets de flamme, entendu d’aussi effrayantes explosions de tonnerre, de telsgémissements, de tels rugissements de vent et de pluie. La nature de l’homme ne saurait supporter pareildéchaînementnipareillehorreur.LEAR:Que lesdieuxgrandsqui suspendentau-dessusdenos têtesce terrible fracasdistinguent maintenantleursennemis.Tremble,misérablequirecèlesentoidescrimesnondivulgués,nonflagellésparlajustice!Cache-toi,mainsanglante,et toi,parjure,et toi, incestueuxquisimules lavertu!Trembleàtebriser, infâmequi, sous lecouvertd’unesavantehypocrisie,attentasà laviede l’homme.Forfaitsmisausecret, forcezvosmystérieusesgeôlesetdemandezgrâceàcesterriblesrecors!…Moi,jesuisplusvictimequecoupable.KENT:Hélas!têtenue!…Mongracieuxseigneur,prèsd’iciestunehutte,quivousprêteraunsecourscontrelatempête.Allezvousyreposer;tandisquejemedirigeraiverscetteduremaison,plusdurequelapierredontelleestbâtie.Toutà l’heureencore,quand jevousydemandais,ellea refusédemerecevoir ;mais jevaisyretourneretforcersonavarehospitalité.LEAR:Mesespritscommencentàs’altérer…(AuFou.)–Viens,monenfant.Commentes-tu,monenfant?As-tufroid?J’aifroidmoi-même.(ÀKent.)–Oùestcechaume,monami?Lanécessitéal’artétrangederendreprécieuseslesplusvileschoses.Voyonsvotrehutte.Pauvrediabledefou,j’aiunepartdemoncœurquisouffreaussipourtoi!LEFOUCeluiquialepluslégerbonsens,Ôgué!parlapluieetlevent,Doitmesurersarésignationàsonsort,Carlapluietombetouslesjours.LEAR:C’estvrai,enfant.(ÀKent.)Allons,mène-nousàcettehutte.(SortentLearetKent.)(…)»

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Chez le Roi Lear, le dérèglement mental le pousse à agir sans raison, à créer unmondeimaginaire,àfairesubiràsescompagnonsdesjeuxderôlesinsensés.Parexemple,danslaScène6del’ActeIII(Cf.2.1.2.),letribunaln’existequedanssonimaginationetconstituelesigne le plus visible de sa déraison. Lors de ses crises, le roi parait doué d’une forme declairvoyance et d’intelligence fort éloignée de son état normal caractérisé par sonaveuglement.Ilrévèledanssafolieuneimmensesagesse.OnretrouvelàunthèmecheràlaRenaissancequiconsidérait la foliecomme lapreuvedugénie,uneéchappatoire réservéeauxseulsespritséminents.2.4.3.LafoliefurieuseLafoliefurieuseestuntroublementalaccompagnédemanifestationsdeviolence.Danscetypedefolie, il s’agitd’undéliretragiquementeffrayantetqui tendà l’animalité.Les foussont ici violents, incontrôlables et réfractaires aux soins des aliénistes. Ils sont coupés, defaçon irrémédiable,de la réalité. Ils représentent leparoxysmede la foliequi lespossèdecorps et âme. Le thème de la dégénérescence qui frappe les déments et celui de leuranimalitésontlesdeuxcaractéristiquesdelafoliefurieuse.ChezZola,sisesnévrosésontdesprédispositionsàlafolielucide(replisursoi,sentimentdefaiblesse, etc.), ils basculent finalement dans la folie furieuse à cause d’une passionmalheureuse et à cause de l’influence néfaste de certaines personnes de leur entourage.PrenonslecasdeTanteDide(Adélaïde).Celle-civitdansladévotionàsonamantMacquart,contrebandier tué par les gendarmes. D’autre part, elle subit le harcèlement de son filsPierre Rougon qui veut hériter du vivant de sa mère (il va la réduire en esclavage et lareléguer dans lamasure deMacquart). Ces deux éléments vont accentuer ses tendancesaliénantesetfairepasserAdélaïdedelafolielucideàlafoliefurieuse.

Extrait:LaFortunedesRougon,Zola,p.240etp.242-245

C’estaprèsl’arrestationdesonpetit-fils,Silvère,qu’Adélaïdesombredanslafoliefurieuse.

«LesyeuxdePierres’habituaientàl’obscurité.Alors,danslesdernièreslueursquitraînaient,ilvittanteDide,roide,morte,surlelit.Cepauvrecorps,quedesnévrosesdétraquaientdepuisleberceau,étaitvaincuparunecrisesuprême.Lesnerfsavaientcommemangélesang; lesourdtravaildecettechairardente,s’épuisant,sedévorant elle-même dans une tardive chasteté, s’achevait, faisait de la malheureuse un cadavre que dessecoussesélectriquesseulesgalvanisaientencore.Àcetteheure,unedouleuratrocesemblaitavoirhâtélalentedécompositiondesonêtre.Sapâleurdenonne,defemmeamollieparl’ombreetlesrenoncementsducloître,setachaientdeplaquesrouges.Levisageconvulsé,lesyeuxhorriblementouverts,lesmainsretournéesettordues,elles’allongeaitdansses jupes,quidessinaienten lignessèches lesmaigreursdesesmembres.Et,serrant leslèvres,ellemettait,aufonddelapiècenoire,l’horreurd’uneagoniemuette.(…)«Elles’étaitpresquemiseàgenoux,pleurant,suppliant,tendantsespauvresmainstremblantesàquelquevision lamentable qu’elle apercevait dans l’ombre. Et, brusquement, elle se redressa, ses yeuxs’agrandirent encore, sa gorge convulsée laissa échapper un cri terrible, comme si quelque spectacle, qu’elleseulevoyait,l’eûtemplied’uneterreurfolle.–Ôlegendarme!Dit-elle,étranglant,reculant,venantretombersurlelit,oùelleseroulaavecdelongséclatsderirequisonnaientfurieusement.Pascalsuivaitlacrised’unœilattentif.Lesdeuxfrères,trèseffrayés,nesaisissantquedesphrasesdécousues,s’étaientréfugiésdansuncoinde lapièce.QuandRougonentendit lemotdegendarme, ilcrutcomprendre ;

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depuislemeurtredesonamantàlafrontière,tanteDidenourrissaitunehaineprofondecontrelesgendarmesetlesdouaniersqu’elleconfondaitdansunemêmepenséedevengeance.–Maisc’estl’histoiredubraconnierqu’ellenousracontelà,murmura-t-il.Pascalluifitsignedesetaire.Lamoribondeserelevaitpéniblement.Elleregardaautourd’elle,d’unairdestupeur.Ellerestauninstantmuette,cherchantàreconnaîtrelesobjets,commesiellesefûttrouvéedansunlieuinconnu.Puis,avecuneinquiétudesubite:–Oùestlefusil?demanda-elle.Lemédecinluimit lacarabineentrelesmains.Ellepoussaunlégercridejoie,ellelaregardalonguement,endisantàvoixbasse,d’unevoixchantantedepetitefille:–C’estelle,oh!Jelareconnais…Elleesttoutetachéedesang.Aujourd’hui,lestachessontfraîches…Sesmainsrougesontlaissésurlacrossedesbarressaignantes…Ah!pauvre,pauvretanteDide!Satêtemaladetournadenouveau.Elledevintpensive.–Legendarmeétaitmort,murmura-t-elle,etjel’aivu,ilestrevenu…Çanemeurtjamais,cesgredins!Et,repriseparunefureursombre,agitantlacarabine,elles’avançaverssesdeuxfils,acculés,muetsd’horreur.Sesjupesdénouéestraînaient,soncorpstorduseredressait,demi-nu,affreusementcreuséparlavieillesse.–C’estvousquiaveztiré!Cria-t-elle.J’aientendul’or…Malheureuse!Jen’aifaitquedesloups…touteunefamille,touteuneportéedeloups…Iln’yavaitqu’unpauvreenfant,etilsl’ontmangé;chacunadonnésoncoupdedent;ilsontencoredusangpleinleslèvres…Ah!Lesmaudits!Ilsontvolé,ilsonttué.Etilsviventcommedesmessieurs.Maudits!Maudits!Maudits!Ellechantait,elle riait,ellecriaitet répétait :Maudits ! suruneétrangephrase musicale, pareille au bruitdéchirantd’unefusillade.Pascal,leslarmesauxyeux,lapritentresesbras,larecoucha.Elleselaissafaire,commeuneenfant.Ellecontinuesachanson,accélérantlerythme,battantlamesuresurledrap,desesmainssèches.»C’est son autre petit-fils, le docteur Pascal, qui reconnait sa folie. Il la fait interner à lamaisond’aliénésdesTuilettes,oùellemourrad’unecongestionpulmonaire,àl’âgede105ans.

2.4.4.LafoliecriminelleLafoliefurieuseconduitleplussouventausuicideouaumeurtre.Prenonscommeexemple,Le Chat noir, l’un de contes fantastiques les plus noirs de Poe. Rappelons l’histoire: lenarrateuraunepassion très fortepour lesanimaux. Il apour favoriunchatnoir,nomméPluton.Mais,rapidement, ilenfaitsapremièrevictime.C’estalors ladescenteauxenfers,décriteàtraversdesévènementsprochesdel’inexplicable:ilsombredansl’alcoolettombedansunétatdeplusenplusnoirpouratteindreceluidelafroidefoliemeurtrière.Dèsledébutduconte,lenarrateurs’évertueàrelaterlesfaitsqu’ilveutrationnelsetprécisequ’iln’estpasfou.Cetespritdelogiquevaluipermettredesejustifiertoutaulongdurécit.Mais,ilévoquelesdémonsquisesontemparésdeluietquisontresponsablesdesesactesmeurtriers, ledernierétantceluidel’assassinatdesonépouseetl’emmurementducorpsdanssacave.Extrait:Poe,LeChatnoir,inNouvelleshistoiresextraordinaires,p.13-15

«Quandj’eusfini,jevisavecsatisfactionquetoutétaitpourlemieux.(…)Monpremiermouvement futde chercher labêtequiavait été la caused’un sigrandmalheur ; car,à la fin,j’avaisrésolufermementdelamettreàmort.Sij’avaispularencontrerdanscemoment,sadestinéeétaitclaire;maisilparaîtquel’artificieuxanimalavaitétéalarméparlaviolencedemarécentecolère,etqu’ilprenaitsoindenepassemontrerdansl’étatactueldemonhumeur.Ilestimpossiblededécrireoud’imaginerlaprofonde,

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labéatesensationdesoulagementquel’absencedeladétestablecréaturedéterminadansmoncœur.Elleneseprésentapasdetoutelanuit,etainsicefutlapremièrebonnenuit,–depuissonintroductiondanslamaison,–quejedormissolidementettranquillement;oui,jedormisaveclepoidsdecemeurtresurl’âme!Lesecondetletroisièmejours’écoulèrent,etcependantmonbourreaunevintpas.Unefoisencorejerespiraicommeunhommelibre.Lemonstre,danssaterreur,avaitvidé les lieuxpourtoujours ! Jene leverraisdoncplusjamais!Monbonheurétaitsuprême!(…)Lequatrièmejourdepuisl’assassinat,unetrouped’agentsdepolicevinttrèsinopinémentàlamaison,etprocédadenouveauàunerigoureuseinvestigationdeslieux.Confiant,néanmoins,dansl’impénétrabilitédelacachette,jen’éprouvaiaucunembarras.Lesofficiersmefirentlesaccompagnerdansleurrecherche.(…)Lapoliceétaitpleinementsatisfaiteetsepréparaitàdécamper.Lajubilationdemoncœurétaittropfortepourêtreréprimée.Jebrûlaisdedireaumoinsunmot,rienqu’unmot,enmanièredetriomphe,etderendredeuxfoisplusconvaincueleurconvictiondemoninnocence.–Gentlemen,–dis-jeàlafin,–commeleurtrouperemontaitl’escalier,– je suis enchanté d’avoir apaisé vos soupçons. Je vous souhaite à tous une bonne santé et un peu plus decourtoisie.Soitditenpassant,gentlemen,–voilàunemaisonsingulièrementbienbâtie(dansmondésirenragédedirequelquechosed’unairdélibéré,jesavaisàpeinecequejedébitais);–jepuisdirequec’estunemaisonadmirablementbien construite. Cesmurs, – est-ceque vouspartez, gentlemen?– cesmurs sont solidementmaçonnés!Etici,parunebravadefrénétique,jefrappaifortementavecunecannequej’avaisàlamainjustesurlapartiedubriquetagederrièrelaquellesetenaitlecadavredel’épousedemoncœur.Ah!qu’aumoinsDieumeprotègeetmedélivredesgriffesdel’Archidémon!–Àpeinel’échodemescoupsétait-iltombédanslesilence,qu’unevoixmeréponditdufonddelatombe!–uneplainte,d’abordvoiléeet entrecoupée, comme le sanglotement d’un enfant, puis, bientôt, s’enflant en un cri prolongé, sonore etcontinu, tout à fait anormal et antihumain, – un hurlement, – un glapissement, moitié horreur et moitiétriomphe,–commeilenpeutmonterseulementdel’Enfer,–affreuseharmoniejaillissantàlafoisdelagorgedesdamnésdansleurstortures,etdesdémonsexultantdansladamnation!Vousdiremespensées,ceseraitfolie.Jemesentisdéfaillir,etjechancelaicontrelemuropposé.Pendantunmoment,lesofficiersplacéssurlesmarchesrestèrentimmobiles,stupéfiésparlaterreur.Uninstantaprès,unedouzainedebrasrobustess’acharnaientsurlemur.Iltombatoutd’unepièce.Lecorps,déjàgrandementdélabréetsouillédesanggrumelé,setenaitdroitdevantlesyeuxdesspectateurs.Sursatête,aveclagueulerouge dilatée et l’œil unique flamboyant, était perchée la hideuse bête dont l’astuce m’avait induit àl’assassinat,etdontlavoixrévélatricem’avaitlivréaubourreau.J’avaismurélemonstredanslatombe!»Danscerécit,onretrouvelethèmedudoublecheràPoe.Ledoublepermetaupersonnagededéculpabiliser,maisledoublec’estaussilemeurtrier.Lenarrateurchercheàtoutprixàse dédouaner en accusant le chat noir, animal du diable, source de tous ses maux. Cetanimal incarneenquelquesorte lapartiesombrede lui-même,cellequ’iln’assumepasetqu’ilnepeutpasregarderenface.

Notonsquepouravoirunpanoramaplusgrandde la foliedansLesRougon-Macquart,LaConquêtedePlassans(quinefaitpaspartiedenotrecorpus)estunlivre-cléquinousdécrit,enautres, la folie lucidedeMarthe (petite filled’Adélaïde)et la folie furieusedeFrançoisMouret (sonmari) qui verse dans l’animalité et le conduit au crime.Dans ce roman, Zoladécritl’asiledefous(lesTuilettes)etlacrisedefoliefurieuseetdestructricedeMouret.

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Textesdes«Lesaviez-vous?»

N°1:Ecrituressaintesetfolies

Savez-vousquelesécrituressaintesaccordentdelasagesseaufou?

Dans lapremièreépitreauxCorinthiens, in«Sagessedumondeet sagesse chrétienne (LeNouveauTestament,p.1964),SaintPaulaffirme:«Cequ’ilyadefoudanslemonde,voilàcequeDieuachoisipourconfondrelessages».Dans l’EvangileselonSaintMathieu(inLesBéatitudes,p.1683),onpeut lire:«Heureux lespauvresenesprits,carleroyaumedescieuxestàeux».

N°2:Lesnefsdesfous

Savez-vouscequ’étaientlesnefsdesfous?

Lesnefsdesfousétaientdesbateauxquivoguaientsurlesfleuvesrhénansousurlescanauxflamands et qui prenaient parfois à leur bord les fous dont les villes près desquelles ilspassaientvoulaientsedébarrasser.Cesnaviresontsuscitédenombreusesœuvreslittérairesoupicturales.C’est vers le XV° que le thème de la folie avec la Nef des fous (le Narrenschiff) et sonéquipage apparaît brusquement dans la littérature (Sébastien Brant) et l’iconographie(JérômeBosch,PieterBreughel).N°3:LemouvementdesPhilanthropes

Savez-vouscommentadébutélemouvementdesPhilanthropes?

Lemouvementdesphilanthropesdébuteen1775,après l’incendiede l’Hôtel-DieuàParis.De 1770 à 1780, sont effectuées des séries d’inspection des hôpitaux et des autres lieuxd’enfermementqui vont conduireen1785à laparutiond’unecirculaireédifiante réaliséeparl’inspecteurgénéralColombier:InstructionssurlamanièredegouvernerlesInsensésetdetravailleràleurguérisondanslesAsilesqui leursontdestinés,oùildécrit lesconditionssordidesetàpeinecroyablesdesfous,alorsappelés«insensés».

N°4:Letraitementmoral

Savez-vousenquoiconsistaitletraitementmoraladministréauxmaladesmentaux?

LetraitementmoralestuneexpressionforgéeàlafinduXVIII°parlesphilanthropesanglais.ElleestutiliséeenFranceparPhilippePinelpourdésigner la thérapieasilairequ’ilmetaupoint. Pour l’établir, il s’inspiredesmédecinsde l’Antiquitéen reprenantnotamment leurthéoriedeshumeurs:lamaladieétantlerésultatd’undéséquilibre,ilimportederétablircet

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équilibre pour que le malade recouvre la santé. D’autre part, il s’inspire de la traditionstoïciennequiaffirmequelemaladel’estàcausedecequ’ilfaitdesavie.

Le traitementmoral s’appuie sur le fait qu’il existe chez l’aliéné une part de raison qu’ilconvientaumédecindecapterafindefaireréfléchirlepatient.Mais,pourparveniràcequecelui-ciutilisesaraison,ilfautentrerdanssonmondeetréussiràretenirsonattention.C’estalorsqu’ontentedeleraisonnerenluiexpliquant,defaçondouceetferme,qu’ilatort:onlui fait lamorale (expression qui nous est restée: faire lamorale, c’est «réprimander»).Danslecasoùlemaladerésisteous’ilneveutpascoopérer,onpassealorsàladeuxièmeétape du traitement moralqui est l’utilisation de la force (bains très chauds ou douchesglaciales,appareillagesentoutgenrepourextrairelafolieducorps),enprécisantaupatientque c’est pour son bien et qu’il ne tient qu’à lui de faire cesser la douleur. Il s’agit d’untraitement qui s’oppose au traitement physique, «moral» ayant ici le sens actuel de«psychologique»etnefaisantpasdutoutréférenceauxmœurs.

N°5:Bedlam

Savez-vouscequ’étaitBedlam?

Bedlamestunmotanglaisquisignifie«chahutetconfusion».Ilaétéutilisépournommerpopulairement un hôpital pour malades mentaux fondé en 1400 à Londres: Le BethlemRoyalHospital.Celui-ciestreconnucommelapremièreinstitutionoccidentaleayantoffertdes services de soins psychiatriques.Mais, ceux-ci étaient inhumains: les internés étaientconfinésdansdescages,desplacards,etc.,enchainésauxmursetflagellés.Moyennantdel’argent,lepublicpouvaitvoirlespectacle.

LascènejacobéenneabeaucouputilisélefoudeBedlam(ouBedlamite).L’hôpitallui-mêmeaservidelieuoùlafolieétaitdonnéeàvoirauxvisiteursselonunelogiquevoyeuristequienfaisaitunesortedethéâtredelafolie.Ainsi,lefoudeBedlamétait-iltoutautantunélémentde réalisme historique qu’un personnage théâtral assez courant au début du XVII°. Il asouventétéutilisécommesourcedecomique.

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Textesdes«Clind’œil»

N°1:Fouetfolie

Lemotfouapparaîten1080,avecl’écriturefol.Ilestissudulatin«follis»quisignifie«sac,ballon». Par métaphore ironique, il en est venu à désigner le malade mental, dont lecomportement est comparé au ballon qui va d’un côté et d’autre. On retrouve lamêmeracinedans lemot«folliculaire».Lemot fouestutilisépar la suite (1613),commetermed’échecs,enremplacementde l’ancienfrançaisaufin,empruntéà l’arabe.On lerencontreensuitedansdenombreuxjeuxdecartes,commelefouduTarotoulejokerduRami.

Mais,onpensequelemotfouvientaussidulatin«folis»quisignifie«soufflet,sacemplidevide».Ainsi,«fairelefou»,c’estmanifesterlevidedelatêteetducorps.C’estpourcelaquelacornemuseestaussil’undesaccessoiresdufou.

Le mot folie apparaît pratiquement à la même époque (1080), avec le sens de «troublemental», pour nommer le comportement du fou. Il prend plus tard le sens de «goûtexcessif»(1636),puisde«dépenseexcessive»(1843,chezBalzac).

Le mot folie a aussi désigné au Moyen Age une résidence entouré d’un jardin arboré àl’imagede lavillades Italiensde laRenaissance.Citons,parexemple,LaFolieRambouillet,ruedeCharenton,sousLouisXIII.Lesfoliesontétélongtempsàlamode.

N°2:AvoirladansedeSaintGuy

Avoirla danse de Saint Guy, c’est «gesticuler dans tous les sens». Cette expression estd’originemédicale.LadansedeSaintGuyesteneffetunemaladie,lachoréedeSydenham,quisemanifestepardesgestes involontairesetdésordonnésévoquantunedanse,surtoutchezlesenfants.

L’appellation«dansedeSaint-Guy»dateduIX°siècle,aprèslesguérisonsmiraculeusesquieurentlieulorsdutransfertdesreliquesdeSaintGuydeSaintDenisverslaSaxe.C’estalorsquelecultedeSaintGuy,protecteurdesépileptiquesetdesmaladesatteintsdechorée,sedéveloppa.

N°3:Motsetexpressionsdelafolie

L’expressionavoirunearaignéedansleplafond,danslatête(figuréetpopulaire)seditd’unhommebizarreetunpeufou

L’expressionavoir des rats dans la tête se dit d’un hommequi a l’esprit folâtre, bouffon,maisaussid’unhommequiadescaprices,desidéesbizarres.

Lemotdélirevientdu latin«delirare»quisignifieausenspropre«sortirdusillon»etausensfiguré«perdrelaraison».Ilesttrèstôtidentifiécommel’unedesmanifestationsdela

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folie. L’expression«delirium tremens» a été créée en 1819 par l’anglais Sutton pourdésignerundéliretremblant.

Lemotbouffonvientde l’italien«buffone»quidésigneunepersonnedont le rôleestdefairerire,d’amusersonentourageenledivertissant,issudumot«buffo»(«plaisanterie»).Onretrouvecemotdans«operabuffa»(opérabouffe)

LemotmarotteestundiminutifdeMarieetestapparuen1468aveclesensde«imagedela Vierge». Il désigne en 1530 «l’attribut de la folie», c’est-à-dire le sceptre dérisoire dubouffon,lui-mêmeornéd’unetêtedebouffon.Ilprendlesensd’«idéefolle»en1623,d’oùl’expressionavoirunemarottequisignifie«avoirunemanie,uneidéefixe».

N°4:Nosologieetnosographie

Le mot nosologie vient du grec, composé de «noso» («maladie») et de «logos»(«étude»).Lanosologieconcernel’étudedescritèresdeclassificationdesmaladies.

Lemotnosographievientdugrec,composéde«noso»(«maladie»)etde«graphie».Lanosographie étudie les classifications des maladies elles-mêmes d’après leurs caractèresdistinctifs.

N°5:Del’insenséversl’aliéné

Lemotinsenséapparaîten1406;ilestempruntéaulatinchrétien«insensatus»quisignifie«insensé», de «sensatus» («sensé»). L’insensé est celui qui est privé de sens, ceci defaçondéfinitive.Celuiquilesoigneestappelélemédecindesfous.

Le mot aliéné apparaît en 1265; il est emprunté au latin «alienus» qui signifie «quiappartientàunautre,étranger»,de«alius»(«autre»).L’aliénéestceluiquiestétrangeràlui-même;étanthorsdelui-même,ilestfou.Celuiquilesoigneestappeléaliéniste.

Aufuretàmesurequelavisionquel’onadufousemodifie,letermeutilisépourlenommerchange. Ainsi, avec Pinel et Esquirol (XIX°) on est passé d’«insensé» à «aliéné». Lemédecindesfousestalorsappelé«aliéniste».Enfin,àpartirde1940,l’«aliéné»deviendra«malade mental» et «asile» sera remplacé par «hôpital psychiatrique». L’aliéniste estalorsappelé«psychiatre».

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Quizsurlethèmedenotrecorpus

Questions

1. Quelévènementaétépriscommeactedenaissancedelapsychiatrie?2. Dansquelleœuvre,trouve-t-onuneétudequasicomplètedelafolie(folieludique,folie

feinte,folielucide,etc.)?3. Citezcinqtypesdefolieparécartàlanorme.4. Quelestlemédecingrecqui,lepremier,aconsidérélafoliecommeunemaladie?5. Quelpersonnageatteintdenévrosel’atransmiseàtoutesadescendance?6. Dansquelleœuvretrouve-t-onuncasdefoliecollective,décritesurlemodeironique?7. Aquelleépoquelesfousont-ilsétépersécutés?8. Dansqueltypedefolie,lapersonneresteclairvoyante?9. Citezdeuxtypesdefolieludique.10. Apartirdequelleépoquelesfêtesdefousont-ellesdisparu?

Réponses

1. LadélivrancedesfousdeleurschaînesparPinel(finXVIII°-débutXIX°).2. LeRoiLeardeShakespeare.3. Folie amoureuse, folie de l’ivrogne, folie de l’argent, folie des grandeurs et folie

romanesque.4. Hippocrate.5. AdélaïdeFouquedansLesRougon-MacquartdeZola.6. LaMaisonTellierdeMaupassant.7. DuX°auXV°pendantlachasseauxsorcièresetauxpossédés.8. Lafolielucide.9. Celledubouffonetcelledesparticipantsàlafêtedesfous.10. AuXVII°,sousLouisXIV.

MadeleineROLLE-BOUMLIC

Septembre2015