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L A S O L I D A R I T É Ce document rassemble une sélection d'essais et de comptes rendus de lecture sur le thème de la solidarité, publiés cette année sur laviedesidees.fr. Le RSA et la lutte contre la pauvreté Le RMI à la Réunion : leçons d’un décentrement Robert Putnam et la nouvelle indifférence américaine Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ? Pour une solidarité critique SMIC : questions-réponses (épisode 1) Les expulsions de sans-papiers : un traumatisme collectif Essai contre le don L’efficacité économique peut-elle justifier l’augmentation des droits de succession? w w w . l a v i e d e s i d e e s . f r Page 1 of 81

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L A S O L I D A R I T É

Ce document rassemble une sélection d'essais et de comptes rendus de lecture sur le thème de la solidarité, publiés cette année sur laviedesidees.fr.

Le RSA et la lutte contre la pauvreté Le RMI à la Réunion : leçons d’un décentrement Robert Putnam et la nouvelle indifférence américaine Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ? Pour une solidarité critique SMIC : questions-réponses (épisode 1) Les expulsions de sans-papiers : un traumatisme collectif Essai contre le don L’efficacité économique peut-elle justifier l’augmentation des droits de succession?

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Sommaire

Le RSA et la lutte contre la pauvreté, par Jean-Luc Outin...............................................3

L’économiste Jean-Luc Outin fait le point sur l’histoire des minima sociaux, définit les enjeux de leur fusion annoncée par la réforme et envisage ses effets potentiellement dérégulateurs sur le marché du travail.

Le RMI à la Réunion : leçons d’un décentrement, par Nicolas Duvoux.........................12

À propos de Sociologie d’une société intégrée. La Réunion face au chômage de masse, par Nicolas Roinsard, Presses Universitaires de Rennes, 2007. En étudiant la société réunionnaise, où le recours massif à la solidarité nationale transforme sans les détruire les solidarités privées, Nicolas Roinsard est conduit à relativiser le concept de désaffiliation, conçu par Robert Castel pour analyser la question sociale en métropole. Une relativisation peut-être excessive.

Robert Putnam et la nouvelle indifférence américaine, par Eloi Laurent........................16

À propos de E Pluribus Unum : Diversity and Community in the Twenty-first Century, par Robert D. Putnam, 2007. Alors que la France tente de fixer – au besoin génétiquement – une identité heureusement fuyante, une thèse empoisonnée nous parvient de là où on l’attendait le moins : un politiste américain progressiste soutient, preuves empiriques à l’appui, que la diversité « raciale » conduit au malaise civique.

Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?, par Nicolas Delalande......26

À propos de Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, par Serge Audier, Éditions Michalon, collection « Le Bien commun », 2007« L’individu isolé n’existe pas » : tel était son credo. À l’heure où la protection sociale paraît partout menacée et contestée dans ses fondements, il est bon de se pencher sur l’œuvre un peu oubliée de Léon Bourgeois : homme politique radical de la IIIe République, premier président de la Société des Nations, il fut aussi le théoricien du solidarisme, s’inspirant des travaux de Pasteur pour penser la prophylaxie sociale.

Pour une solidarité critique, par Philippe Chanial et Sylvain Dzimira..........................32

À propos de La solidarité. Histoire d’une idée, par Marie-Claude Blais, Gallimard, 2007.À partir d'une lecture de l'ouvrage de Marie-Claude Blais, Philippe Chanial et Sylvain Dzimira mettent en lumière une filiation alternative, d'inspiration socialiste, de l'idée de solidarité. Ils tirent les conséquences de l'importance de l'idée de don dans la solidarité pour l'actualisation contemporaine de ce principe républicain.

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SMIC : questions-réponses (épisode 1), par Philippe Askenazy.....................................42

Faut-il réformer le SMIC ? Trop élevé, trop contraignant, trop universel, le salaire minimum français passe pour un découragement à l'embauche. Beaucoup déplorent par ailleurs une « smicardisation » de la société française. C’est pourquoi le gouvernement a explicitement envisagé de modifier les mécanismes du SMIC dans sa saisine du Conseil d’Orientation de l’Emploi, et ce alors même que les revendications sur le pouvoir d'achat se font plus insistantes. Ces différents éléments de diagnostic ne sont pourtant pas aussi assurés qu'on le croit souvent. Afin de fixer le plus objectivement possible les termes de la discussion, Philippe Askenazy propose ici un jeu de questions/réponses en plusieurs épisodes dont voici le premier.

Les expulsions de sans-papiers : un traumatisme collectif, par Hervé Guillemain.........53

À propos de La Chasse aux enfants. L’effet miroir de l’expulsion des sans-papiers, de Miguel Benasayag, Angélique Del Rey et des militants de RESF, La Découverte, 2008.Miguel Benasayag et des militants du Réseau éducation sans frontières étudient les conséquences que les expulsions d’enfants sans papiers ont, par un phénomène d’« effet miroir », sur l’ensemble du corps social. À la fois enquête sociologique et alerte citoyenne, leur action définit une nouvelle manière de militer.

Essai contre le don, par Pascal Sévérac..........................................................................59

À propos de L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, de Frédéric Lordon, La Découverte, 2006.Essai contre le don : en utilisant le concept spinoziste de conatus pour analyser la structure intéressée de toutes les figures du don, F. Lordon nous offre une belle alliance de philosophie et de sciences sociales. Grâce au conatus, le don apparaît comme la fiction d’un désintéressement, intéressé en vérité à conjurer la violence originaire des rapports humains. Mais le conatus, tel qu’il est déployé dans la philosophie de Spinoza, ne définit-il qu’une anthropologie guerrière ?

L’efficacité économique peut-elle justifier l'augmentation des droits de succession ? par Luc Arrondel & André Masson.................................................................................65

Comment inciter les ménages seniors qui en ont les moyens à transmettre plus rapidement leur patrimoine à leurs enfants ou petits-enfants ? La voie naturelle, selon les économistes Luc Arrondel et André Masson, consiste à donner l’avantage aux transferts entre vifs, aides ou donations, en accroissant l'impôt sur les héritages.

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Essais & débats | Economie

Le RSA et la lutte contre la pauvreté

par Jean-Luc OUTIN

Texte paru dans laviedesidees.fr le 21 mai 2008.

L’économiste Jean-Luc Outin fait le point sur l’histoire des minima sociaux, définit les enjeux de leur fusion annoncée par la réforme et envisage ses effets potentiellement dérégulateurs sur le marché du travail.

Dans son dernier rapport, l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion sociale souligne que la stabilisation de la pauvreté monétaire observée jusqu’en 2005, dernière année pour lequel l’indicateur correspondant est connu, se combine avec deux phénomènes particulièrement préoccupants. D’une part, l’intensité de la pauvreté1 s’accroît ; d’autre part, le nombre et la proportion des travailleurs pauvres progressent2 . Par ailleurs, le débat public entourant les minima sociaux se résume, depuis plusieurs années, à quelques idées simples : le dispositif français, avec ses neufs prestations 1 L’indicateur utilisé pour appréhender l’intensité de la pauvreté est fondé sur l’écart relatif entre le

revenu médian des ménages pauvres et le seuil de pauvreté. En 2005, celui-ci s’établit à 817€. Après avoir baissé jusqu’en 2002 pour s’établir à 16,3%, l’indicateur d’intensité de la pauvreté remonte et se situe à 18,2% en 2005.

2 La notion de travailleur pauvre est délicate à utiliser. Elle désigne les personnes ayant été actives au moins six mois dans une année dont au moins un mois en emploi, et qui vivent dans un ménage dont les ressources sont inférieures au seuil de pauvreté, ce qui peut découler également de leur situation familiale. En 2005, la France compte 1,7 millions travailleurs pauvres, soit 7% des actifs.

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différentes et son approche statutaire, est complexe et inéquitable ; de plus, l’incitation financière à reprendre un emploi pour les personnes en âge de travailler est insuffisante. Dans ses conditions, on comprend mieux le consensus qui semble entourer la mise en place du revenu de solidarité active dont la généralisation est annoncée pour 2009, avant même que l’expérimentation lancée au début de cette année ait véritablement pu être menée à son terme.

Présenté comme une innovation sociale majeure, la portée d’un tel dispositif, variable selon ses caractéristiques réelles et son ampleur, est très ambivalente. Destiné à augmenter les ressources d’allocataires de minima sociaux et de travailleurs pauvres, le RSA est censé contribuer de façon décisive à la lutte contre la pauvreté, cristallisée autour de l’objectif de réduction d’un tiers du taux de pauvreté monétaire, d’ici 2012. De ce point de vue, il semblerait souhaitable que les moyens mobilisés soient conséquents. Dans le même temps, fondé principalement, pour ne pas dire exclusivement, sur l’incitation financière à la reprise d’un emploi quelle qu’en soit la qualité, on ne doit pas négliger les effets plus généraux qu’il peut engendrer sur le marché du travail et, au-delà, sur le sentier de croissance de l’économie s’il devenait un dispositif mobilisant des ressources très importantes. Instrument particulier de politique sociale, on ne peut isoler sa création du contexte de recherche d’une plus grande flexibilité du marché du travail. La modicité relative des financements actuellement prévus en limitera sans doute la portée économique.

Dans un premier temps, on rappellera quelques éléments relatifs aux minima sociaux actuels. Puis, on évoquera les enjeux de leur fusion du point de vue de la lutte contre la pauvreté. Enfin, on s’intéressera à la place du RSA dans la régulation du marché du travail et d’une dynamique de croissance fondée sur le développement d’emplois de faible qualité.

Des minima catégoriels à la prime pour l’emploi

La question de la pauvreté a pris une place importante dans le débat social et politique français depuis les années 80 du fait des transformations intervenues dans les conditions économiques et sociales générales. Pour autant, on ne doit pas oublier qu’elle était déjà présente au cours de la période précédente. Cependant, les différents courants politiques et idéologiques avaient marqué leur opposition à l’égard d’une prestation générale. À droite, celle-ci était analysée comme portant atteinte au libre fonctionnement du marché du travail, considéré comme l’instrument le plus adéquat de lutte contre la pauvreté. À gauche, la transformation de la société était seule à même de résoudre la question en éliminant ses causes. Dans ces conditions, se mettent en place des prestations catégorielles, destinées à des populations particulières et ayant des caractéristiques propres. Après le minimum vieillesse destiné à couvrir, dès les années 50, les personnes arrivant à l’âge de la retraite avant la pleine généralisation et la montée en charge des régimes par répartition, des prestations garantissant un minimum de ressources sont instaurées pour les personnes handicapées et des personnes seules avec enfant dans la décennie 70. Plus largement, il s’agit d’intégrer ces personnes à la société salariale grâce à la définition d’un statut particulier alternatif à celui de « pauvre assisté » (lié à l’aide sociale facultative) ou de « dépendant » (de la solidarité familiale ou caritative). Cela se reflète à travers le niveau de ressources garanties, différent mais pas trop éloigné du Smic mensuel à plein temps (de l’ordre de 60%) et un accès à des droits sociaux en matière de logement ou de santé (allocation logement, couverture maladie), ou un accompagnement vers le service social, à travers le développement du

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secteur médico-social. La question de l’emploi est traitée sur des modes spécifiques. Pour l’API, considérée à l’origine comme une prestation familiale particulière, il n’y a pas d’obligation d’insertion professionnelle. La durée limitée de la prestation API (1 an ou 3 ans selon l’âge des enfants du parent isolé) est alors censée couvrir la période de transition et envoyer un signal suffisant à l’allocataire pour provoquer son entrée sur le marché du travail ; au début des années 2000, la prise en charge de son financement par l’État est doublée par la mise en place d’une mesure d’intéressement et la désignation de ses allocataires comme public cible des politiques de l’emploi. Pour l’AAH, la mise en place de structures d’insertion professionnelle particulières (centre d’aide par le travail, atelier protégé, obligation d’embauche dans les entreprises ordinaires) construit des relais vers, ou des alternatives à l’emploi ordinaire pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées.

Au cours des années 80, la dégradation de la situation du marché du travail conduit à focaliser l’attention sur le recouvrement entre chômage, chômage de longue durée et pauvreté. L’allocation de solidarité spécifique voit le jour à la suite de la crise de l’assurance chômage des années 82-84. Si cette crise a une dimension financière du fait de la croissance des dépenses liées au recours massif aux préretraites, elle a une dimension politique et sociale plus profonde. En effet, le patronat veut que soient dissociées une couverture d’assurance pour les demandeurs d’emploi ayant cotisé et encore proches de l’emploi, et une protection d’assistance renommée solidarité pour les primo demandeurs et pour les chômeurs de longue durée. Prestation relais après la perception d’allocations d’assurance chômage, l’ASS a un caractère hybride puisqu’elle est fondée sur un critère d’activité (5 ans sur les 10 ans précédant la rupture du contrat de travail) et un critère de ressources appréhendé au niveau du ménage et supérieur au niveau maximum de la prestation. Cependant, la situation des personnes concernées conduit à une double inflexion par rapport aux prestations antérieures. D’une part, le niveau de l’allocation est limité à un demi SMIC environ ; d’autre part, le droit est subordonné à l’inscription comme demandeur d’emploi, ce qui ouvre à un accompagnement éventuel par les institutions du marché du travail. Enfin, on doit souligner que l’écart entre le plafond de ressources pour ouvrir droit et l’allocation proprement dite permet un cumul avec le revenu d’activité d’un conjoint éventuel ou avec un revenu d’activité à temps partiel du chômeur.

L’instauration du RMI en 1988 s’inscrit plus explicitement dans le champ de la lutte contre la pauvreté et la volonté de bouclage de la Protection Sociale. En particulier, il s’agit d’éviter les inégalités territoriales liées aux initiatives prises par les collectivités territoriales pour faire face aux nouvelles situations de pauvreté découlant de la combinaison entre l’évolution des conditions d’emploi et d’indemnisation des chômeurs et l’instabilité des situations familiales. L’accord autour du principe d’un minimum social général, excluant les jeunes, s’est fait sur une double base : le niveau faible de la prestation (49% du SMIC) combiné à une procédure d’accompagnement pour l’insertion sociale et/ou professionnelle ; d’où l’innovation institutionnelle du contrat d’insertion dont la dénomination ambivalente a permis de l’interpréter comme une forme d’obligation ou comme un suivi social rénové. Cependant, ce consensus s’est effrité au cours des années 90. Plusieurs facteurs combinant données factuelles et représentations analytiques y ont contribué puisqu’ils semblaient contredire la perspective transitionnelle du dispositif. Ainsi, l’augmentation du nombre d’allocataires et la mise en œuvre lacunaire du contrat d’insertion pendant la période se sont combinées avec la réapparition en force du discours sur la désincitation au travail. Le paradigme de l’agent rationnel maximisant son utilité à travers un arbitrage travail/loisir ou salaire/prestation sociale a été illustré, sans plus de précaution, par l’élaboration de

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cas types montrant le recouvrement entre la rémunération d’emplois à temps partiel et le RMI ou le calcul de taux marginaux d’imposition attestant l’absence ou la faiblesse des gains monétaires liés à la reprise d’une activité professionnelle. Omettant de caractériser celle-ci et négligeant les travaux fondés sur l’observation de comportements réels qui soulignaient déjà la variété des populations allocataires, de leurs trajectoires et des usages individuels du dispositif, l’approche économique standard a rejoint le discours sociologique sur l’exclusion pour conforter l’idée d’une sortie décidément impossible du RMI. Le politique, soucieux de représentations simplifiées de la réalité sociale, avait ainsi des arguments forts pour s’opposer à la revalorisation de la prestation au-delà du strict maintien de son pouvoir d’achat et envisager sa transformation. D’abord ponctuelles, à travers l’ajustement du mécanisme de l’intéressement ou le lissage des effets de seuil en matière d’aide au logement, les réformes ont pris une ampleur plus grande avec la décentralisation du dispositif et la mise en place d’un contrat d’insertion-revenu minimum d’activité. Si la première est jugée plutôt réussie, malgré le contentieux financier entre l’État et les Conseils Généraux, du fait de l’élan donné à la politique d’insertion, le second, aux contours très ambigus, est clairement un échec.

En fait, accueillant une population très hétérogène, le RMI fonctionne à plusieurs vitesses. Il intervient, d’abord, comme une allocation de chômage, jouant le rôle de troisième composante pour l’indemnisation des demandeurs d’emploi évincés par des principes assurantiels. Il joue, ensuite, le rôle d’une sorte de revenu de subsistance pour des personnes temporairement ou durablement hors de l’emploi du fait de leur âge, de leur état de santé ou de leur situation familiale, notamment dans un contexte du marché du travail marqué par des déséquilibres encore importants et des stratégies sélectives des entreprises en matière de gestion de la main-d’œuvre. Enfin, en relation avec certaines de ses caractéristiques réglementaires conjuguées avec le développement d’emplois à temps limités, le RMI peut être qualifié de complément salarial pour des personnes dont la reprise d’emploi n’améliore pas suffisamment les ressources pour franchir le seuil de ressources ouvrant le droit à la prestation.

Enfin, la prime pour l’emploi, dispositif à caractère fiscal assis sur les mécanismes de l'impôt sur le revenu, est créée de manière quasi fortuite en 2001. Elle instaure un « droit à récupération fiscale » après l’annulation par le Conseil constitutionnel du dispositif de ristourne dégressive de CSG et de CRDS prévu dans la loi de financement de la sécurité sociale en faveur des personnes percevant un revenu d'activité inférieur à 1,4 fois le montant du SMIC. Cette prime vise d’abord à préserver l'équilibre du « Plan de baisse des prélèvements obligatoires » présenté en août 2000 pour partager les fruits de la croissance retrouvée. Cependant, cela s’est traduit par une baisse de l’impôt sur le revenu pour les seuls ménages qui l’acquittent. Dans ces conditions, la prime pour l’emploi établit une compensation pour les ménages non imposables dont l’un des membres au moins a une activité professionnelle à temps plein ou à temps partiel. Plus fondamentalement, elle cherche à augmenter le revenu du travail des personnes qui tirent des revenus faibles de leur activité et à inciter au retour ou au maintien dans l’emploi. Visant également à éviter les emplois à temps très partiel, elle n’est versée qu’au-delà et en deçà d’un certain montant de revenu d’activité qui dépend de la composition et du nombre d’actifs du ménage.

La variété des populations et de leurs trajectoires

Pour l’année 2006, les données relatives à ces prestations sont les suivantes.

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L’API couvre 217 500 ménages au sein desquels les familles nombreuses sont surreprésentées. Les allocataires sont quasi exclusivement des femmes, chefs de famille monoparentale, dont la très grande majorité a moins de 40 ans. Les observations réalisées à partir de l’enquête de la DREES sur le devenir de la population API montrent que les sorties de cette prestation interviennent par la fin de la durée légale des droits, les changements de situation familiale et l’accès à une autre allocation, en particulier le RMI. Sans être négligeable, l’accès à l’emploi est limité (de l’ordre de 10%). Les difficultés principales évoquées pour accéder à l’emploi, relatifs à la garde des enfants et aux problèmes de transport, pose la question de la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale. Par ailleurs, le niveau de qualification plus élevé et l’expérience professionnelle antérieure plus longue différencient fortement les allocataires qui reprennent un emploi. Au-delà des incitations monétaires censées influer le comportement d’activité, celui-ci sera donc fortement déterminé par les possibilités de formation et d’accès à des équipements et services collectifs répondant aux besoins de la population.

L’AAH concerne 804 000 ménages, contre 536 000 en 1994. Composée principalement de personnes seules sans enfant, cette population est marquée par son vieillissement au cours des années récentes. Le taux d’incapacité des ayants droit est, pour plus des deux tiers, supérieur à 80%, même si l’on relève une progression récente de la proportion des taux inférieurs. Les sorties s’opèrent principalement par franchissement de la limite d’âge et dépassement du plafond de ressources. Les variations départementales dans la proportion d’allocataires découlent non seulement de l’inégale répartition géographique des établissements d’accueil, mais aussi des différences de pratiques des instances chargées de statuer sur la reconnaissance du handicap. En particulier, les interprétations concrètes du critère d’incapacité empêchant de trouver un emploi ou justifiant que celui-ci ne soit pas trouvé après un an de recherche se fondent sur des éléments qui mêlent des considérations appréhendées au niveau des individus situés dans leur contexte économique et social.

L’allocation de solidarité spécifique concerne 394 000 allocataires dont le profil est bien marqué puisqu’il s’agit majoritairement d’hommes, plutôt âgés (la moitié a plus de 50 ans) et peu qualifiés. Chômeurs de longue durée, leur accompagnement relève du service public de l’emploi. Les effectifs varient selon les règles d’indemnisation, notamment en matière d’assurance, l’évolution de la situation du marché du travail et les politiques d’emploi aidé mises en œuvre par les pouvoirs publics. Les allocataires les plus jeunes connaissent les flux de sortie les plus importants et les plus liés aux variations de la conjoncture.

Le RMI couvre 1 280 000 ménages allocataires. Même si les personnes seules sans enfant à charge sont majoritaires, la caractéristique première de la population est sa grande hétérogénéité. De plus, elle est marquée par des flux d’entrée et de sortie qui aboutissent à un taux de renouvellement annuel de l’ordre d’un tiers. Par ailleurs, la présence longue dans le RMI est particulièrement liée à l’âge plus élevé, à l’état de santé moins favorable, à la faiblesse de la formation et aux charges familiales. Enfin, les sorties vers l’emploi ne sont pas négligeables. Ainsi, la dernière enquête de la Drees, bien qu’observant une population allocataire entrée à des dates différentes et non une cohorte dont les individus auraient la même ancienneté, permet d’estimer que le taux d’emploi a doublé entre décembre 2004 et juin 2006, s’élevant de 14% à 28 %. Si l’on tient compte des reprises d’emploi suivies d’un retour vers le chômage au cours de cette période, 33% des allocataires sont alors passés par l’emploi. La précarité de l’emploi et les règles restrictives de l’assurance chômage pour couvrir les situations

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correspondantes engendrent des phénomènes de récurrence dans le RMI, d’ailleurs mal appréhendés. Enfin, si l’accès à l’emploi ne correspond pas toujours à une sortie du dispositif du fait des caractéristiques du poste repris, la reprise d’un emploi à temps plein permet une amélioration très sensible des ressources, de 450€ à un peu plus de 1000€ pour une personne seule. D’ailleurs, les allocataires qui reprennent un emploi à temps partiel sont bien moins satisfaites de leur situation matérielle et mettent en avant, pour une large majorité d’entre elles, leur attente d’un emploi à plein temps. Parmi celles qui se satisfont d’un emploi à temps partiel, on retrouve en proportion plus importante des personnes mentionnant des charges familiales.

La lutte contre la pauvreté dans un système unifié

Les observations précédentes montre que la complexité du dispositif est réelle, puisque chacun est fondé sur des principes différents, liés notamment aux champs de l’action publique dans lesquels ils ont été organisés. De là, les règles particulières qui les fondent, par exemple en termes de droit individuel ou familialisé. Cependant, il faut souligner la très grande variété des populations et des situations sociales correspondantes dont le recouvrement n’est que très partiel. La réunion de ces prestations dans un système unique ne fera pas disparaître cette hétérogénéité et les rapports différentiés que tous ces allocataires entretiennent avec le marché du travail. Par ailleurs, la focalisation du débat sur cette nouvelle prestation semble reléguer au second plan la question d’une approche multidimensionnelle de la pauvreté. Sans doute, les conclusions du Grenelle de l’insertion qui s’est déroulé au cours des derniers mois pourront fournir des éléments de réflexion utiles à l’action publique dans cette perspective. Il est en particulier indispensable de lier prestations garantissant un revenu et actions variées en matière de santé, de formation, d’accompagnement social, etc. pour réaliser une articulation entre les différentes dimensions sociale et professionnelle de l’insertion.

Dans sa version actuellement projetée, le RSA inclut une partie plus ou moins importante des bénéficiaires de la PPE, selon l’ampleur du redéploiement opéré, les allocataires du RMI et ceux de l’API. L’AAH et l’ASS resteraient en dehors de son périmètre, soit du fait de la spécificité de leurs allocataires, soit en raison des particularités institutionnelles propres à ces prestations, soit encore grâce à, ou à cause de la vitalité des réseaux associatifs impliqués. Quoi qu’il en soit de la réduction des ambitions initiales, il réunit dans un même ensemble des salariés stables et à plein temps dont la pauvreté monétaire découle de la combinaison entre leur situation familiale, le niveau de leur salaire et de leurs prestation sociales, d’un côté et des personnes en emploi à durée limitée, en chômage voire inactives, de l’autre. On ne peut négliger la double dimension matérielle et identitaire d’une prestation sociale. Face à cette grande hétérogénéité, le RSA opère de nouvelles catégorisations symboliques, en focalisant l’approche sur l’incitation financière à la reprise ou à la tenue d’un emploi, même peu rémunérateur. Sous couvert de palier la pauvreté laborieuse, on observe le retour à un découpage simple, mais traditionnel, des populations pauvres selon qu’elles sont ou non en mesure d’accéder et de se maintenir dans l’emploi. Du point de vue de la lutte contre la pauvreté, il apparaît que la focalisation sur la catégorie de travailleur pauvre pose la question de ceux qui ne reprendront pas d’emploi ou seront exposés à des trajectoires professionnelles très heurtées.

L’intégration du RMI et de l’API pour former le RSA de base se traduirait par le fait que « la situation de ces allocataires restera inchangée » s’ils ne reprennent pas

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d’emploi. En d’autres termes, cela signifie que les ressources des personnes ayant le moins de chance de voir leur situation évoluer, notamment du fait de leur âge, de leur état de santé ou de leurs contraintes familiales demeureront à un niveau bien inférieur au seuil de pauvreté. D’où le risque que l’intensité de la pauvreté s’aggrave, alors même que le taux de pauvreté monétaire évoluerait favorablement. La dualisation de la population pauvre en termes monétaires est déjà marquée puisque les 7,1 millions de personnes concernées se répartissent par moitié entre celles qui sont proches du seuil de pauvreté et celles qui en sont plus éloignées. Elle en sera renforcée. Il sera d’ailleurs révélateur de noter quel mécanisme de revalorisation du RSA sera retenu. On sait ainsi que si le pouvoir d’achat des minima actuels a été grosso modo maintenu, leur valeur relative par rapport au SMIC a très sensiblement décru3.

Pour les personnes ayant ou reprenant un emploi à temps très réduit, le RSA établit un cumul durable entre revenu d’activité et revenu de la solidarité. Cependant, le franchissement du seuil de pauvreté n’est plus garanti comme cela avait été envisagé dans le rapport de la commission « Familles, vulnérabilité, pauvreté » de 2005 en cas de revenus du travail discontinus ou d’accès à l’emploi à travers un contrat d’insertion. L’adoption du slogan « travailler plus pour gagner plus » conduit non seulement à abandonner toute référence à une norme minimale de durée du travail comme dans le cas de la PPE, mais aussi à faire que cette activité réduite légitime une forme d’augmentation du minimum perçu. Par un détour subtil, la réticence du corps social à une amélioration générale et sans contrepartie des minima sociaux est ainsi contournée. En quelque sorte, l’augmentation de leur revenu est renvoyée à la responsabilité des individus. D’ailleurs, on sait que l’enveloppe prévue pour financer le RSA sera finalement limitée. Issue de celles en provenance du RMI, de l’API, de l’intéressement, d’une partie de la PPE et d’un effort budgétaire d’au plus 1,5 milliard euro, elle sera en partie utilisée pour servir le RSA de base, allocation minimum renommée mais en fait inchangée par rapport au RMI et à l’API actuels des allocataires sans emploi ; de même, il n’est pas certain que la situation financière soit véritablement modifiée par rapport à la situation présente d’intéressement (cumul intégral prestation-salaire au cours des 3 premiers mois puis prime de 1000€) au cours de la première année de reprise d’emploi. Ce qui implique de caractériser les conditions de reprise d’emploi plutôt que d’opposer simplement ceux qui reprennent un travail et les autres.

Le RSA et le marché du travail

Le dispositif RSA est conçu pour améliorer, à partir d’un mécanisme plus lisible que le système actuel de l’intéressement, les trajectoires professionnelles de ses bénéficiaires, en combinant les registres de l’incitation et de la compensation. Dans cette perspective, il s’attache principalement aux passages du chômage (ou de l’inactivité) vers l’emploi à travers une approche univoque des transitions. Celle-ci est fondée sur une représentation très simplifiée du marché du travail selon laquelle, face à un stock d’offres d’emploi non satisfaites, il existe un stock de chômeurs disponibles. D’où l’approche incitative. Par ailleurs, il prend acte de la qualité dégradée d’une partie des emplois, en affirmant avec force que l’emploi ne protègerait plus de la pauvreté4. D’où l’offre d’une compensation. 3 Ainsi, en 1990, le RMI représentait 48,7% du Smic, l’API 64,9% et l’ASS 48,6%. En 2007, ces

prestations en représentent respectivement 44,3% ; 56,4% ; 44,3% 4 Dans son dernier rapport, l’ONPES rappelle que s’il y a des recouvrements entre emploi et pauvreté,

les situations de chômage et d’inactivité engendrent la pauvreté, dans des proportions beaucoup importantes. Ainsi, en 2005, le taux de pauvreté monétaire s’élève à 6,8% chez les actifs occupés et à 34,0 chez les chômeurs.

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Le diagnostic et l’analyse mériteraient d’être affinés en se plaçant, d’une part, d’un point de vue plus dynamique pour dépasser l’appréhension de la séquence instantanée du retour à l’emploi et, d’autre part, sur un plan plus global pour examiner l’impact de l’institutionnalisation d’un segment d’emploi pour travailleurs pauvres.

Ainsi que le soulignait un document de synthèse de l’ANPE5 consacré, en 2001, à la question des difficultés de recrutement, sa résolution s’avère bien plus complexe que la référence à une arithmétique élémentaire. Si ces phénomènes se manifestent dans des secteurs différents, d’avenir ou traditionnels, ce qui renvoie à une grande variété d’offres d’emploi, ils correspondent, pour les moins qualifiés, à des conditions de travail difficiles ou à des rémunérations peu attractives. Le RSA peut compenser celles-ci dans une proportion qui dépendra du barème retenu. Mais son incidence à court terme sur les conditions de travail est nulle ; à moyen terme, il peut même renforcer cette difficulté en incitant les entreprises à ne pas les améliorer. Dans cette perspective, le lien entre l’instauration du RSA et la redéfinition des critères d’offre valable d’emploi, s’il n’est pas direct, n’est cependant pas si distendu, comme le montrent, dans les deux cas, les débats autour des droits et obligations des personnes concernées.

Par ailleurs, l’étude de l’ANPE pointait l’attractivité plus ou moins grande des territoires en matière de logement, de transports et d’infrastructures permettant non seulement d’améliorer les conditions de vie, mais aussi de concilier la vie professionnelle et la vie familiale. Il est frappant de noter que ces observations font largement écho aux difficultés mentionnées par les allocataires de minima sociaux pour retrouver un emploi. Enfin, elle mentionnait le fait que les critères de sélection utilisés par les entreprises sont parfois mal adaptés car trop étroits, voire discriminatoires. Le discours sur l’échec de l’insertion et du RMI a sans doute conforté, notamment auprès des employeurs, une perception défavorable de la population correspondante assimilée un peu vite à des personnes quasi définitivement inemployables. Ce décalage souligne toute l’importance que revêt, notamment, une fonction d’intermédiation bien construite.

En terme de trajectoires professionnelles, l’idée selon laquelle la reprise d’un

emploi, quel qu’il soit, met le pied des chômeurs à l’étrier, n’est que partiellement vérifiée. Les enquêtes du Céreq, certes centrées sur l’insertion des jeunes, montrent bien que la stabilisation progressive dans l’emploi s’opère de manière très décalée selon les niveaux de formation des individus d’une même génération et peine à se réaliser pour les moins diplômés. Plus généralement, la prise en compte de la variété des formes de l’emploi et l’appréhension du marché du travail en termes de flux montrent des connexions multiples entre emploi et chômage. Si certaines s’inscrivent dans des trajectoires vertueuses débouchant sur des carrières promotionnelles, d’autres aboutissent à des situations de précarité durable illustrant des phénomènes de dualisation et de fragmentation économique et sociale. Les observations statistiques indiquent le lien fort entre emploi à durée limitée et chômage récurrent, une partie du chômage de longue durée résulte de l’allongement des périodes successives de passage par le marché du travail du fait des phénomènes de concurrence entre catégories de main-d’œuvre dont elles sont l’occasion. Sur un autre plan, l’accès à la formation est nettement moins fréquent pour les salariés précaires, ce qui ne leur permet pas d’accroître et d’actualiser leur qualification. Enfin, le développement général de l’emploi à temps partiel touche particulièrement les femmes et correspond, pour une part non négligeable, à des emplois peu qualifiés dans le secteur des services directs aux

5 Catherine Desvé, Marie-Françoise Laurençon, 2001, Les difficultés de recrutement. Observatoire de l’ANPE.

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particuliers. Or, on sait le rôle que les politiques publiques ont eu sur cet essor. C’est dire que l’on ne peut négliger le rôle qu’un dispositif comme le RSA peut avoir sur la régulation de certains segments du marché du travail. Au-delà de l’amélioration éventuelle de la situation financière de ses bénéficiaires, il peut marquer une nouvelle étape dans l’extension de ces emplois de faible qualité. La baisse du chômage ne serait qu’apparente, accompagnée par l’extension des situations d’emploi-chômage dont on note l’importance à travers le nombre de demandeurs d’emploi en activité réduite ou l’ampleur du temps partiel subi. Au-delà des approches destinées à caractériser les trajectoires individuelles, qui nécessitent du temps pour être pleinement pertinentes et appréhender les phénomènes de récurrence, il est donc important d’examiner d’autres dimensions économiques et sociales. En particulier, la pérennité du RSA conduit à se demander comment les entreprises l’intégreront dans leurs stratégies de gestion de la main-d’œuvre, tant du point de vue des formes d’emploi offertes que de leur politique salariale. On peut se demander si les négociations engagées dans la grande distribution pour enrayer un recours au temps partiel se dérouleraient dans des conditions analogues.

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Livres & études | Société

Le RMI à la Réunion : leçons d’un décentrement

par Nicolas DUVOUX

Texte paru dans laviedesidees.fr le 21 mai 2008.

En étudiant la société réunionnaise, où le recours massif à la solidarité nationale transforme sans les détruire les solidarités privées, Nicolas Roinsard est conduit à relativiser le concept de désaffiliation, conçu par Robert Castel pour analyser la question sociale en métropole. Une relativisation peut-être excessive.

Recensé6 : Nicolas Roinsard, Sociologie d’une société intégrée. La Réunion face au chômage de masse. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, 313 p., 18 €.

L’ouvrage de Nicolas Roinsard est issu d’une thèse. Son titre, Une sociologie des réaffiliations. Les effets sociaux du RMI à la Réunion, indique implicitement le concept auquel l’auteur se propose de réfléchir en étudiant l’impact du RMI sur l’intégration 6 Cette recension reprend les principaux éléments d’un texte paru dans Population année 2008, volume

63, numéro 1, Bibliographie critique. Coordonnée par Abdia Touahria-Gaillard et Isabelle Parizot. Equipe de Recherche sur les Inégalités Sociales (ERIS) du Centre Maurice Halbwachs. « Pauvreté, précarité et démographie »

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sociale dans la société réunionnaise. Il s’agit de la désaffiliation, concept forgé par Robert Castel pour rendre compte du caractère processuel et multidimensionnel de « l’exclusion » caractéristique de la « nouvelle question sociale » dans la France des années 1980 et 1990. Relativiser ce concept constitue, pour Nicolas Roinsard, un préalable indispensable pour comprendre comment la société réunionnaise a intégré le RMI à partir de sa logique propre. La notion de « pauvreté intégrée » se révèle, selon lui, bien plus pertinente pour penser les formes de vie et de survie qui se déploient dans l’Ile, à la marge du salariat.

Ce réexamen critique est opéré à partir d’une procédure de recherche singulière. Celle-ci consiste à identifier l’impact, dans une société particulière, de l’application d’une mesure – le RMI – conçue pour une société profondément différente. À partir d’enquêtes ethnographiques effectuées pendant plusieurs années, Nicolas Roinsard montre comment le système social dont l’Ile a hérité est parvenu à intégrer le choc exogène qu’a constitué à l’origine l’introduction du RMI. La Réunion en effet se singularise dans sa régulation du chômage de masse par la reproduction d’une « pauvreté intégrée » dans des cercles concentriques de protections rapprochées, au sein desquels le RMI s’est intégré tout en les infléchissant.

La relecture du concept central de Robert Castel, que l’on trouve dans l’introduction, constitue un apport essentiel pour l’étude de la pauvreté. L’auteur rappelle d’abord que ce concept a été élaboré pour penser une « double vulnérabilité économique et relationnelle » dont le RMI n’est finalement que le « réceptacle ». L’approche en termes de désaffiliation est saluée à plusieurs égards, en particulier pour la « clarification d’un processus collectif de déqualification et de marginalisation des chômeurs de longue durée » (p. 16).

Cependant, l’objet de Nicolas Roinsard étant d’étudier « la validité d’une telle sociologie passé le cadre de l’Hexagone » (p. 16), il effectue un décentrement de l’approche de la pauvreté à la fois par une extension dans l’espace et une réévaluation de l’ancrage historique de la société salariale. Sur ce dernier point, l’auteur commence par indiquer les risques qu’il y a à se référer à la norme de l’intégration salariale caractéristique des Trente glorieuses alors qu’en métropole même, ce modèle est « beaucoup plus une parenthèse dans l’histoire (…) qu’un modèle social et économique fortement ancré et aujourd’hui fragilisé. » (p. 17)

La comparaison avec d’autres sociétés salariales invite également à interroger la portée du concept de désaffiliation. Si la corrélation entre chômage des individus et isolement relationnel est valide en France métropolitaine, il semble au contraire que dans les pays méditerranéens (Italie, Portugal, Espagne) et dans une moindre mesure dans les pays de tradition protestante (comme les Pays-Bas et le Royaume-Uni), ce sont les individus qui occupent un emploi stable qui connaissent la plus grande probabilité de vivre un isolement relationnel familial. Or, les pays latins et la société créole de la Réunion partagent de nombreux traits communs qui, selon Nicolas Roinsard, « rendent cette idée de désaffiliation peu opérante. » C’est que le phénomène de pauvreté intégrée y constitue, selon lui, une véritable alternative à l’intégration salariale ; il existe plusieurs circuits économiques et des solidarités privées destinées à la protection sociale des familles et des groupes d’inter-connaissance.

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Ces différentes critiques débouchent logiquement sur l’idée que « c’est d’abord au prix d’une relativisation de l’intégration par le travail salarié que nous sommes amenés à relativiser la notion de désaffiliation. » (p. 20) Cette relecture introductive serrée est également stratégique dans la mesure où les critiques formulées annoncent les principales dimensions de l’intégration sociale de la « société intégrée » de la Réunion, dont une sociologie est proposée dans l’ouvrage. Ainsi, le premier chapitre montre que dans un contexte social donné, l’intégration sociale est le produit de l’emboîtement de différents types d’appartenance sociale. Dans le cas de la Réunion, le groupe familial, le groupe résidentiel et le groupe ethno-religieux sont des vecteurs d’obligations réciproques de solidarité solidement intégrées dans les systèmes de valeurs qui définissent les groupes.

Le second chapitre indique que cette multi-appartenance, qui laisse la plus grande part aux solidarités privées pour réguler une pauvreté relativement généralisée, a été construite historiquement et culturellement dans le cadre d’un système de la plantation – dont l’auteur livre une description aussi utile que précise. Le statut et la fonction sociale du travail, en effet, sont marqués par l’héritage de l’économie de plantation qui a dominé l’Ile pendant plusieurs siècles. Celle-ci, longtemps bâtie sur l’esclavage, a ensuite recouru aux « engagés » recrutés en Asie et en Afrique dans des conditions qui les soumettaient, en fait, au travail forcé. S’est ainsi construite « une image négative et traumatisante du travail » (p. 67) qui permet en partie de comprendre que la société réunionnaise ne renvoie pas au modèle d’intégration par le travail salarié.

C’est dans ce contexte que s’est opérée la justement nommée « révolution RMI » dans l’Ile. Le dispositif y a en effet connu un développement immédiat qui ne s’est jamais démenti. Ainsi, fin 2004, la part des personnes couvertes par cette prestation dans la population locale était de 26%. Et l’auteur de chercher à « comprendre la nature et l’étendue des effets qu’a produit cette prestation auprès de ses bénéficiaires » par la voie de l’approche ethnographique. Celle-ci s’est déroulée dans deux types de quartier emblématiques des deux formes contrastées de l’habitat contemporain réunionnais (quartier traditionnel d’habitat horizontal en tôles ou parpaing et quartier vertical de type HLM) et couvrant la diversité des formes sociales de l’Ile : société paysanne ; société de plantation ; micro-société des pêcheurs.

Le recours massif à la solidarité nationale transforme sans les détruire les solidarités privées. La société réunionnaise a opéré une appropriation du dispositif RMI au point que celui-ci est devenu « le ciment d’un nouveau lien social dans la société réunionnaise en compensant la faiblesse des revenus du travail et en confortant l’exercice des solidarités familiales et amicales. » (p. 25) Ainsi, les nouvelles affiliations à l’Etat-providence et à leur relais sur le territoire (mairies et associations notamment) impulsées par le RMI et l’insertion ont conduit à un ajustement des solidarités préexistantes tandis que le travail salarié est moins que jamais perçu comme un vecteur d’intégration sociale. Ce résultat est bien entendu paradoxal si l’on pense que les promoteurs du dispositif avaient au contraire l’ambition de concilier réinsertion et travail.

On peut cependant se demander si l’auteur interroge assez le prix de cette

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absorption du choc exogène qu’a représenté l’introduction du RMI par la société réunionnaise. Son souci, louable, d’éviter l’ethnocentrisme occidentaliste le conduit peut-être à minorer les effets délétères, notamment en termes d’image – et d’intériorisation d’une image négative – de l’intégration dans la « dépendance ». Si, comme l’auteur l’affirme en conclusion, il y a « dépendance et dépendance » et si « l’impact du RMI à la Réunion peut être interprété comme un facteur essentiel d’une relative autonomisation des individus et des groupes sociaux restreints, là où en métropole on aurait tendance à ne voir qu’un retour de la dépendance » (p. 286), la Réunion n’en est pas moins marquée par un stigmate du fait des proportions qu’y a prises la « société de transferts » qu’elle est en partie devenue. On peut s’interroger sur le prix que les habitants de l’Ile paient en termes symboliques en contrepartie de la possibilité de choisir l’assistance et la débrouille plutôt que l’intégration au salariat disqualifié. Si l’identité de l’outre-mer ne se définissait que par sa logique propre et si ses modes d’intégration et de solidarité pouvaient se reproduire de manière strictement endogène, il n’y aurait sans doute pas matière à critiquer la « sociologie de la société intégrée » qui nous est proposée. On peut cependant douter de la capacité de ce territoire à se définir sans référence à la métropole.

Enfin, l’auteur montre bien que, s’il a compensé la faiblesse des revenus du travail et conforté l’exercice des solidarités familiales et amicales, le RMI a également eu pour effet de renforcer la « logique de domination et de clientélisme » (p.80) exercée par les notables de l’Ile : élus locaux, responsables administratifs, voire associations gestionnaires des dispositifs d’insertion. Ce point évoque une similitude avec le contexte métropolitain dont l’étude aurait pu être approfondie. En effet, dans les deux contextes, les dispositifs d’insertion par l’activité économique compensent un éloignement du marché du travail plus qu’ils n’incitent à l’insertion ou à la réinsertion professionnelle. Et à la Réunion comme en métropole, le choix de certains individus de se contenter d’un revenu de solidarité s’explique davantage par la faible qualité des emplois proposés que par le refus de travailler. Est ainsi proposée une ultime leçon, indissociablement sociologique et politique, de ce décentrement de l’intégration salariale par la mise en lumière des réaffiliations créoles : il faut prendre en compte le travail dans sa matérialité, et non seulement le statut de l’emploi, pour comprendre les stratégies individuelles auxquelles l’assistance offre un support.

Aller + loin : DOSSIER - Réformer les minima sociaux :http://www.laviedesidees.fr/+-Reformer-les-minima-sociaux-+.html

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Livres & études | Economie

Robert Putnam et la nouvelle indifférence américaine

par Eloi LAURENT

Texte paru dans laviedesidees.fr le 24 octobre 2007.

Alors que la France tente de fixer – au besoin génétiquement – une identité heureusement fuyante, une thèse empoisonnée nous parvient de là où on l’attendait le moins : un politiste américain progressiste soutient, preuves empiriques à l’appui, que la diversité « raciale » conduit au malaise civique.

Recensé : Robert D. Putnam (2007). E Pluribus Unum : Diversity and Community in the Twenty-first Century”. The 2006 Johan Skytte Prize Lecture. Scandinavian Political Studies 30 (2), 137–174. ; The Saguaro Seminar : Civic Engagement in America ; “Diversity, Immigration and Social Capital, Harvard Kennedy School of Government.

Robert Putnam, Peter and Isabel Malkin Professor of Public Policy à l’université Harvard, est une célébrité académique mondiale depuis la parution en 2000, à partir d’un article de 19957, de Bowling Alone : The Collapse and Revival of American 7 R. D. Putnam (1995), “Bowling Alone : America’s Declining Social Capital”, The Journal of

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Community. L’ouvrage défend une thèse âprement débattue : le « capital social » déclinerait aux Etats-Unis, et ce dépérissement affaiblirait la participation politique et l’engagement civique pour finalement mettre en danger la vitalité de la démocratie américaine. Sans revenir ici sur le débat qu’a alimenté cette thèse et notamment sur la critique empirique de Bowling Alone8, on reprendra une des questions centrales que soulèvent les travaux de Putnam : comment expliquer, si elle est avérée, cette corrosion du lien social américain ? Le nouvel et retentissant article du chercheur paru en juin dernier9 paraît apporter une réponse mauvaise à cette bonne question : c’est la diversité « raciale » qui délierait la société américaine.

Fidèle à ses méthodes de recherche, Putnam fait reposer sa théorie sur une vaste enquête, la Social Capital Community Benchmark Survey10, conduite en 2000 sur un échantillon d’environ 30 000 individus (fragmentés en échantillons réduits) résidant dans 41 communautés (au sens urbain du terme) réparties sur le territoire américain et choisies pour leur hétérogénéité (taille, localisation, caractéristiques sociales et économiques…). Putnam définit le « capital social » à sa manière habituelle comme « les réseaux qui relient entre eux les membres d’une société et les normes de réciprocité et de confiance qui en découlent »11 (« networks and the associated norms of reciprocity and trustworthiness »). La diversité « raciale » est entendue au sens du recensement américain mais ne distingue que quatre groupes : les Hispaniques, les Blancs non-hispaniques, les Noirs non-hispaniques et les Asiatiques. Les conclusions de l’article, au nombre de quatre, sont accablantes :

- plus la diversité raciale grandit, plus la confiance entre les individus s’affaiblit ;- dans les communautés les plus diverses, les individus ont moins confiance en

leurs voisins ;- dans ces mêmes communautés, non seulement la confiance inter-raciale est plus

faible qu’ailleurs, mais la confiance intra-raciale l’est aussi ;- la diversité conduit à l’anomie et à l’isolement social.

Dans le détail, la diversité raciale serait directement responsable d’une plus faible confiance dans le gouvernement local, dans les responsables politiques locaux et dans la presse locale ; d’une plus faible croyance des individus dans leur capacité à influer sur le cours des choses ; d’une plus faible participation aux scrutins politiques ; d’une plus faible croyance dans la capacité à agir collectivement pour le bien commun ; d’un plus faible engagement dans les activités de la communauté ; d’une plus faible participation financière aux œuvres de charité ; d’un plus faible nombre d’amis et de confidents par individu ; d’une plus faible mesure du bonheur et de la perception de la qualité de la vie. Deux phénomènes et deux seulement augmentent avec la diversité : la fréquence des manifestations et les heures passées devant la télévision.

Certes, la diversité a des avantages économiques, mais son coût social est exorbitant. Les habitants des communautés les plus diverses ont, dit Putnam de manière imagée, tendance à se recroqueviller sur eux-mêmes « comme des tortues » rentrent

Democracy, 6:1, pages 65-78.8 http://www.press.umich.edu/titleDetailLookInside.do?id=175539 Paru dans la revue Scandinavian Political Studies, l’article a été rédigé à partir de la conférence

donnée par Putnam à l’occasion lors de la réception du prestigieux Johan Skytte Prize in Political Science de l’Université Uppsala.

10 http://www.ksg.harvard.edu/saguaro/communitysurvey/index.html11 Les enquêtes de « valeurs » comme la Social Capital Community Benchmark Survey ou la

World Values Survey (cf. infra) distinguent dans leurs questions la notion de « trust » (la confiance placée dans les individus) de celle de « confidence » (la confiance placée dans les institutions).

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dans leur carapace.

Dans sa triangulation académique, Putnam repousse à égale distance deux thèses contraires : la « thèse du contact » (« contact theory ») et la « thèse du conflit » (« conflict theory »). Selon la première, la différence conduit à l’harmonie dès lors que des individus divers apprennent à se connaître. Selon la seconde, au contraire, ce rapprochement exacerbe les inimitiés et conduit à la discorde, voire à la haine de la différence. Les partisans des deux thèses, souligne Putnam, partagent en réalité une même croyance : la confiance inter-groupe serait négativement corrélée à la confiance intra-groupe (plus l’autre est aimé, plus le même est mis à distance ; plus le même est chéri, plus l’autre est haï). Or, si le capital social interne (« bonding », c’est-à-dire les liens établis avec les membres du même groupe) est bien différent par nature du capital social externe (« bridging », les liens noués avec les membres d’autres groupes), les deux sont en fait reliés. Les Blancs qui ont plus d’amis Blancs que les autres Blancs ont aussi plus d’amis non-Blancs.

En somme, alors que les Etats-Unis font l’expérience d’une diversité raciale sans précédent, Putnam ne voit venir ni la paix des métis, ni la Saint-Barthélemy de la race, mais une nouvelle indifférence américaine. La diversité conduirait à la défiance et la défiance à l’indifférence. L’indifférence découlerait de la différence.

De la mondialisation à l’indifférence universelle ?

Le premier problème que pose la thèse de Putnam est son champ d’application. On se souvient que le politiste, bien entouré, avait tenté de tester les analyses de Bowling Alone au-delà des Etats-Unis12 avec des fortunes diverses. De même, il ouvre E Pluribus Unum par des considérations générales sur la diversité irrésistible des sociétés contemporaines et définit une ambition large, pour ne pas dire vague, que traduit bien le titre de son article : il s’agit d’évaluer l’impact de la diversité sur le capital social au XXIe siècle.

De fait, l’effet supposé néfaste de la diversité sur la confiance, voire sur le périmètre de l’Etat providence et la viabilité des politiques sociales – le fameux « dilemme diversité-solidarité » ou « dilemme du progressisme13 » posé par David Goodhart en 2004 dans le magazine Prospect – est l’un des débats les plus brûlants des sciences sociales, au-delà du seul cas américain. Dans une version macroéconomique (antérieure) de la thèse de Putnam, Alesina, Glaeser et Sacerdote14 ont ainsi soutenu l’idée que la diversité raciale, parce qu’elle affaiblissait le sentiment de solidarité, diminuait la taille de l’Etat providence (expliquant selon leurs calculs environ la moitié de la différence entre l’Europe et les Etats-Unis à cet égard). La redistribution supposerait l’homogénéité, ce dont les pays nordiques seraient censés nous convaincre.

La chaîne analytique de cette théorie part de la diversité, va vers la confiance, puis la solidarité, et enfin les politiques sociales qui favorisent l’égalité. Mais ces politiques ne jouent-elles pas en retour sur la confiance15 et les conditions de la diversité ? Sans ces politiques d’égalité, comment développer la confiance qui permet l’ouverture ? En outre, les implications de politique publique de ces travaux sont paradoxales. Faut-

12 http://www.oxfordscholarship.com/oso/public/content/politicalscience/0195150899/toc.html 13 http://www.repid.com/spip.php?article190 14 http://www.economics.harvard.edu/hier/2001papers/HIER1933.pdf 15 http://www.ces.fas.harvard.edu/publications/docs/pdfs/RothsteinUslaner.pdf

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il fermer les sociétés européennes vieillissantes à une immigration qui pourrait justement sauver l’Etat providence au nom de la survie de celui-ci ?

En tout état ce cause, si l’ambition de Putnam est d’établir ou même de suggérer un lien à l’échelle mondiale entre diversité et confiance, la méthode esquissée dans l’introduction ne permet (heureusement) pas de soutenir ses conclusions. Le graphique 1, réalisé à partir de données proches de celles de Putnam, montre que si une relation existe entre les deux paramètres, elle est inverse à celle postulée, notamment du fait des Etats-Unis et du Canada, deux illustrations éclatantes du fait qu’une grande diversité peut se combiner à une confiance forte. La dynamique historique n’est pas davantage favorable aux thèses de Putnam : pour les pays européens (pour lesquels les données d’enquêtes de valeurs depuis 20 ans existent), les graphiques 2, 3 et 4 conduisent au même constat : si un lien faiblement négatif entre diversité et confiance existait en 1980, il s’affaiblit à mesure que la diversité augmente pour devenir insignifiant en 2000.

Graphique 1 : Diversité et confiance dans 27 pays du monde en 2000

* Dans la World Values Survey16, la confiance est mesurée par le pourcentage de réponses « Il est possible de faire confiance aux autres » (« most people can be trusted ») à la question : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on est jamais assez méfiant ? ». (« Generally speaking, would you say that most people can be trusted or that you can’t be too careful in dealing with people ? »).

Sources : Nations Unies, Cahuc et Algan17 (2007)Note : la Suède a été exclue de la régression selon les recommandations de Putnam.

16 http://www.worldvaluessurvey.org/17 http://www.cepremap.cnrs.fr/algan/Social_AlgCah.pdf

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Graphique 2, 3 et 4 : Diversité et confiance dans certains pays européens en 1980, 1990 et 2000

Graphique 2 : 1980

Graphique 3 :1990

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Graphique 4 : 2000

Sources : Nations Unies, Cahuc et Algan (2007) et Adam (2006)

Note : les données de confiance pour 1980 datent en réalité de 1981 ; la Suède a été exclue des régressions selon les recommandations de Putnam.

Diversité de quoi ? Confiance en qui ?

Si on pense que le « capital social » est un objet scientifique non identifié (il existe à présent des dizaines de version admises du concept dans la littérature), que dire de la « diversité » ? Vient à l’esprit la question fondatrice de la critique de Rawls par Amartya Sen : « Egalité de quoi ? ». « Diversité » de quoi ?

Et d’abord, qu’entendre par « diversité » ? La multiplicité raciale ? La parité raciale ? Les rapports entre majorité et minorités ? Quand une population compte des individus de 50 origines différentes mais que celles-ci ne représentent ensemble que 5% de la population totale, la confiance des 95% restants en est-elle affectée ? Lorsqu’une population compte 5 fois 20% de 5 groupes homogènes « racialement » et différents entre eux, si un problème de confiance se développait, n’est-ce pas justement une diversité limitée qui pourrait l’expliquer ? Comme c’est une diversité limitée qui pourrait expliquer le ressentiment social d’un groupe autrefois majoritaire devenue la minorité majoritaire parmi les minorités.

Par ailleurs, la diversité se résume-t-elle à l’immigration ? Putnam confond tout au long de son article les deux notions tout en s’en défendant et en expliquant finalement, à juste titre, que deux formes de diversité coexistent aux Etats-Unis (la diversité Blancs/Noirs et la diversité Américains/immigrants) et que des travaux plus approfondis devraient démêler cette différence de diversités.

Mais surtout, quelle diversité Putnam mesure-t-il ? La diversité des individus peut-elle se réduire à la « diversité ethnique » ou « raciale » (deux notions d’ailleurs

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distinguées dans le contexte américain) ? Cette diversité est-elle la « Diversité des diversités », la clé pour comprendre les phénomènes que Putnam étudie ? Putnam soutient que ses résultats sont robustes et résistent notamment à l’introduction des inégalités sociales. Mais le lien entre capital social et égalité économique est, comme le reconnaît au demeurant Putnam, si puissant qu’il est très difficile de penser que le développement des inégalités américaines depuis le milieu des années 198018 n’a pas eu un effet majeur sur l’affaiblissement du capital social. Il faudrait là aussi démêler les corrélations.

Enfin, un des résultats les plus étonnants des travaux de Putnam, la baisse de la solidarité inter-groupes et intra-groupe sous l’effet de la diversité, mérite d’être interrogée. L’acide de la diversité, non content d’empêcher de nouvelles solidarités de naître, attaquerait les solidarités existantes. Mais la diversité est elle-même diverse aux Etats-Unis, la population hispanique en est un bon exemple. Perçue de loin comme un monolithe par les autres groupes raciaux, elle est en fait hétérogène19 et les réseaux de solidarité de même que les relations de confiance (et de défiance) qui se tissent entre les Portoricains, les Dominicains, les Cubains ou les Mexicains sont aujourd’hui largement méconnus. La diversité dans la diversité américaine est sans doute un enjeu majeur pour l’avenir du pays, mais le traitement que fait Putnam de la question raciale ne permet pas même de l’entrevoir.

Diversité, confiance et criminalité

La réduction de la criminalité engagée aux Etats-Unis depuis le début des années 1990 est une des grandes énigmes des sciences sociales contemporaines et la source de nombreuses controverses, tant il est tentant d’instrumentaliser ce qui demeure un mystère social pour le compte de son agenda de recherche ou de ses penchants idéologiques (souvent des deux).

Putnam note lui-même que force du capital social et faiblesse de la criminalité sont logiquement liées. Mais si l’on en croit ses propres recherches et qu’on les rapproche de l’évolution de la criminalité américaine, un paradoxe apparaît : comment la réduction du capital social peut-elle cohabiter avec une chute aussi spectaculaire de la criminalité ? Plus encore, comment la hausse de la diversité sous l’effet de l’accélération de l’immigration aux Etats-Unis dans les années 1990 et 2000 et la baisse du capital social peuvent-elles toutes deux converger vers un effondrement de la criminalité américaine ?

Si on croise la problématique urbaine avec la question de la diversité, en admettant que les grandes mégalopoles américaines sont parmi les lieux les plus divers du monde (que l’on songe au Queens à New York, le « county » le plus divers des Etats-Unis), le paradoxe se renforce encore. Ainsi, alors que la criminalité ré-augmente depuis le milieu des années 2000, elle s’accroît pour toutes les catégories de villes, sauf pour celles de plus de 1 000 000 d’habitants (soit 9 villes aux Etats-Unis), qui continuent de tirer la criminalité américaine vers le bas (comme le montre le Tableau 1 pour New York et Los Angeles).

18 http://krugman.blogs.nytimes.com/2007/09/18/introducing-this-blog 19 http://www.census.gov/prod/2001pubs/c2kbr01-3.pdf

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Tableau 1 : Criminalité dans quatre villes américaines

Source : FBI, Crime in the United States 2005

Il n’est donc pas absurde de se demander, avec le New York Times et un certain nombre de chercheurs20, à rebours de Putnam, si la hausse de l’immigration, et donc de la diversité, n’a pas conduit à la baisse de la criminalité, facteur et symptôme de vitalité du capital social.

Le poison et l’antidote

Il est impossible de ne pas rapprocher la publication de l’article de Putnam du contexte américain, dans lequel la montée en puissance des Hispaniques nourrit un malaise politique grandissant.

Mais Robert Putnam est un chercheur consciencieux. Alors qu’il découvrait, stupéfait, les preuves empiriques des méfaits sociaux de la diversité, il a choisi de différer la publication de ses résultats de cinq années, le temps de s’assurer de leur robustesse et de réfléchir à leur conséquence dans le débat public. Certains chercheurs américains particulièrement irresponsables21 pourraient utilement en prendre de la graine déontologique.

Ce n’est pas la première fois que Putnam tente de maîtriser l’impact de ses travaux sur la réalité sociale. Le séminaire Saguaro sur l’engagement civique en Amérique de la John F. Kennedy School of Government d’Harvard est ainsi le fruit de Bowling Alone. Le rapport qui fut issu de ses travaux, « Better Together », publié une première fois en décembre 2000, puis à nouveau après le 11 Septembre, vise à renouer les liens de la confiance aux Etats-Unis en s’appuyant sur les expériences communautaires et associatives. Putnam avait d’ailleurs anticipé le débat déclenché par la publication de E Pluribus Unum, son dernier livre, sorti dans une certaine indifférence en 2003, se voulant une sorte de manuel pour conjurer les résultats de ses propres recherches. Parmi les cas présentés comme des succès de reconstruction du

20 http://www.nytimes.com/2006/12/03/magazine/03wwln_idealab.html?_r=3&oref=slogin&pagew anted=all&oref=slogin&oref=slogin

21 http://pricetheory.uchicago.edu/levitt/Papers/DonohueLevittTheImpactOfLegalized2001.pdf

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capital social figurait « un quartier de Boston revitalisé par une association militant pour le civisme qui a su surmonter les différences ethniques ». Mais l’antidote de Putnam n’est pas à la hauteur du poison.

La bonne volonté ne lui manque pourtant pas : « Il serait dommage qu’un progressisme politiquement correct nie la réalité du défi que constitue la diversité pour la solidarité sociale. Et il serait également regrettable qu’un conservatisme anhistorique et ethnocentrique refuse d’admettre que relever ce défi est à la fois souhaitable et possible ». Mais quand Putnam découvre à la fin de son article que la race, comme la religion, est un concept socialement construit aux Etats-Unis, il déçoit doublement. Une première fois, parce qu’il admet trop tard et avec une candeur qui sonne faux la limite fondamentale de ses résultats. Une seconde fois, parce que l’invocation du grand mélange américain sous l’auspice d’un Barack Obama plus que jamais sommé dans la campagne présidentielle de donner des gages de « blackness » n’est ni convaincue, ni convaincante. Il ne s’agit pas dans les sociétés contemporaines de fondre les identités multiples, mais plutôt d’en comprendre l’architecture et les conditions de réalisation.

E pluribus nullum ?

L’article de Putnam, trop pessimiste dans son analyse et trop optimiste dans ses conclusions, occulte deux dynamiques contradictoires. Pour la première fois de leur histoire, les Etats-Unis s’intéressent plus au monde que le monde ne s’intéresse à eux, et l’on verra bientôt apparaître sur la scène mondiale un personnage improbable, celui de l’émigrant américain. Pour autant, l’américanisation des Etats-Unis sous la pression des Hispaniques nourrit un ressentiment souterrain dont les effets débordent de loin la simple indifférence.

Emporté par un idéalisme sincère, Putnam croit prédire la fin des identités américaines, submergées par le flot de la diversité du monde. En réalité, il annonce peut-être l’apaisement de la crise de tolérance qui monte aux Etats-Unis par le développement de l’émigration et des moyens de la ségrégation.

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Livres & études | Histoire

Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ?

par Nicolas DELALANDE

Texte paru dans laviedesidees.fr le 30 janvier 2008.

« L’individu isolé n’existe pas » : tel était son credo. À l’heure où la protection sociale paraît partout menacée et contestée dans ses fondements, il est bon de se pencher sur l’œuvre un peu oubliée de Léon Bourgeois : homme politique radical de la IIIe République, premier président de la Société des Nations, il fut aussi le théoricien du solidarisme, s’inspirant des travaux de Pasteur pour penser la prophylaxie sociale.

Recensé : Serge Audier, Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, Paris, Éditions Michalon, collection « Le Bien commun », 2007, 126 p., 10 euros.

La figure de Léon Bourgeois, homme politique radical et théoricien du solidarisme sous la IIIe République, est au centre de plusieurs ouvrages parus

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récemment sur les questions de la solidarité et du républicanisme22. Serge Audier, maître de conférences en philosophie à l’Université Paris IV, propose dans ce petit livre à destination d’un large public une analyse des grands principes de la pensée de celui qui fut tour à tour ministre en charge de portefeuilles divers (Instruction publique, Travail, Affaires étrangères…), éphémère président du Conseil en 1895 renversé pour avoir déposé un projet créant un impôt sur le revenu, député puis sénateur à l’origine des premières lois de protection sociale (accidents du travail, retraites…), membre de nombreuses associations de réforme sociale, et premier président de la Société des Nations, action pour laquelle il reçut le prix Nobel de la paix en 1920.

Membre fondateur du parti radical et radical-socialiste, Bourgeois ne serait connu que d’une poignée d’historiens s’il n’avait été aussi, et surtout, l’un des penseurs les plus influents de la doctrine sociale républicaine, résumée sous le nom de solidarisme. De la publication de son livre La solidarité en 1896 à son recueil de textes sur la Politique de la prévoyance sociale paru en 1914, Bourgeois, juriste de formation, n’eut de cesse de faire connaître et de préciser à travers de multiples brochures et conférences les orientations de sa doctrine, conçue comme une troisième voie entre l’individualisme libéral et le socialisme autoritaire. Reposant sur une redéfinition des rapports entre l’individu, la société et l’État, le solidarisme servit de support philosophique et moral au système de protection sociale ébauché sous la IIIe République, dont la Sécurité sociale, établie en 1945, fut l’héritière. On comprend pourquoi, à l’heure où le culte de l’action et le fétichisme des résultats sont érigés en critères ultimes du bon gouvernement, la figure de Léon Bourgeois, intellectuel constamment soucieux de penser dans l’action les principes d’une société solidaire, puisse exercer une fascination sur les esprits partis en quête d’une source à laquelle régénérer une gauche moribonde.

L’ambition de Serge Audier est aussi de tordre le cou aux mythologies fallacieuses véhiculées par les apôtres nostalgiques de la IIIe République, de droite ou de gauche, qui bien souvent communient dans une vision fantasmée, étriquée et strictement nationale du républicanisme de la fin du XIXe siècle. À la manière d’un luthérien fustigeant les mensonges catholiques, Audier prône un retour à l’étude des textes républicains, pour mieux démontrer l’inanité des discours proclamant au nom de la République la nécessité d’une restauration de l’ordre et de l’État-nation. Sa démarche vise ainsi à exhumer une pensée républicaine attachée à la fois aux valeurs démocratiques et aux idéaux de justice sociale, loin de toute dichotomie entre République et démocratie, comme Régis Debray avait pu le théoriser dans un article resté célèbre23. Ce livre nous invite donc à nous « défaire des visions idéologiques de la IIIe République qui prévalent en France, dans l’espace public, depuis la fin du XXe

siècle » (p. 107).

Solidarité et redistribution

L’intérêt des historiens, des sociologues et des philosophes pour le solidarisme n’est pas récent. Dans les années 1980 déjà, lorsque furent formulés les premiers diagnostics sur la « crise de l’État Providence », la doctrine de Léon Bourgeois attira l’attention de plusieurs auteurs (Pierre Rosanvallon, François Ewald, Jacques Donzelot entre autres) désireux de comprendre les fondements intellectuels de la protection 22 Marie-Claude Blais, La solidarité. Histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007 ; Serge Paugam (dir.),

Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, Paris, PUF, 2007, et précédemment Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005.

23 Régis Debray, « République ou Démocratie » in Contretemps. Eloge des idéaux perdus, Paris, Gallimard, 1992, pp. 15-54.

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sociale. Le mérite du livre de Serge Audier est de proposer pour la première fois un tour d’horizon, bref mais complet, des grandes articulations de la pensée de Léon Bourgeois.

À la fin du XIXe siècle, le libéralisme orthodoxe, fondé sur l’apologie du marché et la suspicion à l’encontre de toute régulation étatique, semblait de moins en moins acceptable, à mesure que se creusaient les inégalités sociales et que s’approfondissait la fameuse « question sociale ». La moralisation des comportements individuels et la philanthropie n’apparaissaient plus comme des réponses crédibles aux maux provoqués par l’industrialisation et par le développement d’un capitalisme mondialisé. La naissance du mouvement ouvrier offrait de plus au socialisme la possibilité de contester le régime libéral et de faire triompher ses aspirations collectivistes. Les républicains modérés se trouvèrent par conséquent obligés de trouver une voie médiane pour stabiliser la République, éviter de retomber dans un cycle de contestation et garantir la paix sociale.

C’est dans ce contexte que Léon Bourgeois théorise dans les années 1890 une nouvelle doctrine sociale, dont le principe de solidarité constitue la clef de voûte. Bourgeois reconnaît volontiers que les recherches scientifiques de Pasteur sur la contagion microbienne sont à l’origine de ses réflexions sur l’interdépendance entre les hommes et les générations. Riches et pauvres sont selon lui exposés de manière identique aux maux biologiques et sociaux, les souffrances endurées par les uns se répercutant inévitablement sur la vie des autres. « L’individu isolé n’existe pas » répète inlassablement Bourgeois, contre le dogme libéral de l’antériorité de l’individu sur l’organisation sociale, perçue par les libéraux comme une puissance coercitive dont toute avancée se traduirait par l’érosion des libertés individuelles. Bien au contraire, Bourgeois et les solidaristes affirment que l’individu naît en société et ne s’épanouit qu’à travers des ressources intellectuelles et matérielles que celle-ci met à sa disposition. Interdépendants et solidaires, les hommes sont porteurs d’une dette les uns envers les autres, ainsi qu’envers les générations qui les ont précédés et envers celles qui leur succèderont.

Le solidarisme dépasse cependant le simple constat d’une solidarité de fait entre les hommes, pour rechercher les moyens d’établir une solidarité de droit, fondée sur un principe d’obligation morale et juridique. Riches et pauvres ont certes une dette vis-à-vis de la société, mais cette dette ne saurait être identique, puisque tous ne jouissent pas des mêmes avantages ni des mêmes positions. Comment dès lors déterminer précisément la part que chacun doit verser en retour à la société, et surtout comment fonder en raison la sanction qui pourrait obliger les hommes à s’acquitter de leur dette sociale ? La philosophie de Bourgeois, teintée de morale kantienne, préfère ici postuler l’existence d’un contrat librement consenti par les membres de la collectivité, plutôt que de faire reposer l’obligation sur l’action coercitive de l’État, figure de l’extériorité sociale. La source de l’obligation sociale, de l’impôt par exemple, provient donc de ce que les solidaristes nomment le « quasi-contrat », c’est-à-dire un contrat « rétroactivement consenti », puisque à l’évidence aucun individu n’a pu choisir librement à la naissance de participer ou non à la vie sociale. Le quasi-contrat permet de faire comme si les hommes décidaient librement de contracter pour s’accorder sur les principes et les finalités de la vie en collectivité. Les contractants retirent de cet acte des droits et des devoirs, que le solidarisme, au lieu de les opposer, réunit sous le concept du sentiment social. Ce quasi-contrat, qui n’a pas été scellé une bonne fois pour toutes comme dans la doctrine rousseauiste du passage de l’état de nature à l’état civil, est constamment actualisé et renégocié par les membres de la société. C’est par ce biais que le solidarisme s’efforce de repenser le principe d’obligation hors de toute référence à

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une autorité extérieure aux hommes et à la société. Payer l’impôt n’est plus un châtiment infligé par un État tyrannique, mais un devoir librement consenti, une manière de s’acquitter de sa dette envers la société, selon une règle de justice collectivement admise. Ce qui auparavant s’apparentait pour les libéraux à d’odieuses interférences de la puissance publique dans la vie des individus (la réglementation du travail, l’impôt progressif, l’obligation de cotisation sociale…) est en réalité la condition même de la liberté individuelle, rendue possible par la réciprocité des échanges et des services entre les membres du corps social.

Cette philosophie qui défend le caractère fondamentalement social de toute existence individuelle accompagne un processus que Jacques Donzelot a nommé « l’invention du social »24. Pour Bourgeois, il n’y a pas de propriété purement individuelle : toute activité et toute propriété ont en partie une origine sociale, de telle sorte que les prélèvements fiscaux et sociaux effectués par la collectivité sur les revenus et les patrimoines de ses membres sont de justes rétributions des services offerts par la société, plutôt que d’odieuses ponctions exercées sur le travail d’individus méritants. Cette conception fut à l’origine des réformes défendues par Bourgeois, qui aboutirent notamment à l’introduction de la progressivité dans les droits de succession en 1901 et à la création de l’impôt progressif sur le revenu en 1914. Le débat sur la taxation des successions, initié dès 1893-1894, fut en effet un moment fondateur dans la définition du solidarisme. Le philosophe Alphonse Darlu exposa dans la Revue de métaphysique et de morale le principe de la solidarité entre les générations, qui devait constituer le socle de la légitimité de l’imposition des successions pendant plus d’un siècle25.

On voit ainsi que les mesures votées à l’été 2007 par l’actuel gouvernement, dans le prolongement des discours de campagne de Nicolas Sarkozy dénonçant l’impôt sur les successions comme une entrave au droit des individus à transmettre librement leur fortune à leur descendance, n’ont pas seulement favorisé une redistribution des pauvres vers les riches, elles ont surtout effacé un principe de justice sociale qui symbolisait l’exigence de solidarité du projet républicain. Plus largement, l’apologie de l’effort individuel, du mérite et de la propriété que propose l’économie politique sarkozyste est bien en rupture avec les principes du vivre ensemble qui ont permis l’édification de la cohésion sociale depuis la fin du XIXe siècle. La redécouverte du solidarisme a lieu au moment même où cette doctrine, devenue impensée parce que consensuelle, est battue en brèche par un nouvel individualisme libéral.

Socialisme libéral ou libéralisme social ?

Clair et convaincant dans la présentation des grands axes de la pensée solidariste, Serge Audier l’est un peu moins lorsqu’il range cette doctrine dans la tradition du « socialisme libéral ». Le premier chapitre de son ouvrage s’intitule ainsi de manière significative « La synthèse solidariste : un “socialisme libéral” ». Le recours prudent aux guillemets n’efface pas tout à fait le sentiment d’insatisfaction qu’inspire la volonté d’Audier d’ajouter la figure de Léon Bourgeois à la famille socialiste libérale dont il a proposé une première généalogie dans un livre paru à la Découverte en 200626. On comprend certes la séduction que peut exercer sur des intellectuels avides de repenser le

24 Jacques Donzelot, L’invention du social, Paris, Fayard, 1984. 25 Alphonse Darlu, « A propos de l’impôt progressif sur les successions », Revue de métaphysique et de

morale, janvier 1895, p. 115-126. 26 Serge Audier, Le socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006.

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socialisme à l’aube du XXIe siècle une pensée cherchant à concilier liberté individuelle et redistribution sociale, mais le portrait de Bourgeois en socialiste, fondé uniquement sur une réponse que celui-ci apporta à l’occasion d’un débat avec un contradicteur socialiste27, paraît un peu rapide.

On peut ici formuler le regret que Serge Audier ne soit pas allé jusqu’au bout de sa démarche de retour aux sources de la pensée républicaine. S’il exhume les textes fondateurs du solidarisme, le philosophe omet de les resituer dans le contexte intellectuel et social de leur apparition. Cette remarque, que les historiens adressent de façon classique aux philosophes, et qui peut d’ailleurs très légitimement leur être renvoyée tant l’oubli des idées et du langage est criant dans nombre de travaux historiques, vise simplement à souligner le profit que Serge Audier aurait pu tirer de recherches récentes sur la IIIe République pour préciser et justifier son analyse du solidarisme comme « socialisme libéral ». Depuis la parution en 1999 d’un ouvrage collectif dirigé par le sociologue Christian Topalov28, les historiens s’intéressent au rôle de la « nébuleuse réformatrice », vaste et dense réseau d’individus et d’associations, composé d’universitaires, de fonctionnaires, d’industriels, de militants, de coopérateurs et d’hommes politiques, dont les idées et les pratiques ont contribué à l’émergence d’un langage commun de la réforme sociale au début du XXe siècle.

L’un des livres les plus importants parus ces dernières années sur le sujet est celui que l’historienne américaine Janet Horne a consacré à l’étude du Musée Social29, une institution privée créée en 1894 dans laquelle se retrouvaient, par-delà leurs différences sociales et politiques, les promoteurs de la réforme sociale. L’un des messages lus lors de l’inauguration officielle du Musée en 1895 fut rédigé par Léon Bourgeois lui-même, qui ne cessa par la suite d’intervenir dans ce cercle pour défendre ses idées en faveur de la mutualité et de la prévoyance sociale, jusqu’à faire accepter comme position de compromis le principe de l’obligation de cotisation institué par la loi sur les retraites ouvrières et paysannes en 1910. Ce que montre Janet Horne et qui s’accorde mal avec l’analyse d’Audier, c’est que Bourgeois fut un personnage central dans l’émergence de ce qu’elle nomme un « libéralisme social », doctrine conjuguant initiatives privées et action publique en vue de résoudre la question sociale. D’ailleurs, Audier reconnaît lui-même dans la conclusion de son livre que l’objectif de réconciliation des classes et de préservation de la paix sociale poursuivi par Léon Bourgeois est assez éloigné des analyses socialistes sur la dimension structurante du conflit dans l’histoire des sociétés humaines. La thèse d’Audier peut sans doute se défendre, mais elle ne va pas de soi et s’oppose aux interprétations les plus courantes de la pensée de Bourgeois, qui en font l’architecte d’une inflexion sociale du libéralisme plutôt que le théoricien d’un socialisme bienveillant à l’égard du marché. Il y a à peine vingt ans, l’historien américain Sanford Elwitt pouvait même affirmer que « dans la mesure où ils font du socialisme leur principal ennemi, les solidaristes appartiennent au camp de la contre-révolution »30. Cette évolution des interprétations nous en apprend peut-être moins sur le solidarisme lui-même que sur les glissements intellectuels et politiques qui se sont produits depuis les années 1980. Alors que le compromis dessiné par Bourgeois au début du XXe siècle entre l’individuel et le collectif, le privé et le public, avait fait

27 Au socialiste Georges Renard qui lui demandait s’il était ou non socialiste, Bourgeois répondit : « Socialiste, donc, je le veux bien, mais socialiste libéral, le plus libéral des socialistes », cité par Serge Audier, Léon Bourgeois…, op. cit., p. 18.

28 Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.

29 Janet Horne, Le Musée Social aux origines de l’État Providence, Paris, Belin, 2004.30 Sanford Elwitt, The Third Republic Defended. Bourgeois Reform in France, 1880-1914, Baton

Rouge, Louisiana State University Press, 1986, p. 170.

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consensus pendant de longues années, ses justifications du droit social, de la protection sociale ou de la progressivité de l’impôt sont désormais présentées comme des sources possibles d’une pensée alternative, voire d’un renouveau socialiste.

Bourgeois et la solidarité internationale

Plutôt silencieux sur les apories et les contradictions de la pensée de Léon Bourgeois, bien mises en lumière dans l’ouvrage récent de Marie-Claude Blais31, Serge Audier souligne en revanche fort justement l’engagement internationaliste du penseur du solidarisme. Bourgeois a toujours réfléchi et agi en faveur d’un prolongement à l’échelle internationale des principes fondateurs du solidarisme. Impliqué dans de nombreuses associations militant pour la diffusion des règles du droit social dès le début du XXe siècle, comme l’Association internationale pour la protection des travailleurs créée en 1900, Bourgeois a été, avec d’autres, un apôtre de la Société des Nations en France et en Europe, avant d’en devenir le premier président en 191932. De fait, la Société des Nations a certes échoué à construire durablement une diplomatie du droit et une paix solidaire dans l’entre-deux-guerres, mais le Bureau International du Travail a joué un rôle considérable dans l’universalisation des dispositifs de protection sociale et de réglementation du travail à l’échelle internationale33.

Audier montre de manière convaincante que le solidarisme peut fournir une armature intellectuelle à la recherche contemporaine d’une solidarité écologique internationale. En insistant sur le devoir des hommes de préserver et de faire fructifier l’environnement naturel et social dont ils ont hérité pour le transmettre aux générations futures, Bourgeois posait dès la fin du XIXe siècle les jalons d’une pensée inscrivant la question de la justice sociale dans le temps long de l’histoire humaine et écologique34. Lucide, il percevait dès la fondation de la SDN la faiblesse que représentait l’absence de tout pouvoir de sanction de l’organisation sur ses membres et s’interrogeait sur les modalités de construction d’un État mondial. Comme en matière de protection sociale, son idéalisme n’était pas simplement l’expression de bons sentiments, car il prenait à bras le corps la question de l’obligation et des fondements juridiques de la solidarité.

Lors d’un banquet organisé par la Ligue de l’enseignement en 1895, Léon Bourgeois prononça un discours sur « la politique de ceux qui pensent aux autres »35. Gageons qu’à l’heure où l’empathie compassionnelle tient lieu de palliatif à la disparition programmée des protections collectives, l’exigence morale et juridique du solidarisme puisse redonner sens aux principes sans lesquels le « vivre ensemble » n’est plus qu’une compétition de tous contre tous.

31 Voir notamment les remarques pertinentes de Marie-Claude Blais sur la difficulté de Bourgeois à penser l’État-nation en tant que communauté politique, op. cit., p. 274-277.

32 Sur les engagements européens et internationalistes de Bourgeois et de nombreux autres réformateurs, il faut mentionner deux thèses soutenues récemment : Jean-Michel Guieu, Les apôtres français de « l’esprit de Genève ». Les militants pour la Société des Nations dans la France de la première moitié du XXe siècle, thèse d’histoire, Université Paris I, décembre 2004, et Marie-Adélaïde Zeyer, Léon Bourgeois, père spirituel de la Société des Nations. Solidarité internationale et service de la France (1899-1919), thèse de l’école des Chartes, 2006.

33 Voir à ce sujet l’excellent article de Paul André Rosental, « Géopolitique et État Providence : le Bureau International du Travail et la politique mondiale des migrations dans l’entre-deux-guerres », Annales. Histoire, sciences sociales, 61, 1, 2006, p. 99-134.

34 L’enjeu de l’inscription temporelle de la justice sociale est bien défini dans le livre de Patrick Savidan, Repenser l’égalité des chances, Paris, Grasset, 2007.

35 « La politique de ceux qui pensent aux autres », La politique de la prévoyance sociale, Paris, Fasquelle, 1914, p. 3-10.

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Pour aller plus loin :

La plupart des ouvrages de Léon Bourgeois sont disponibles en ligne sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF : http://gallica.bnf.fr

Un article de Jacques Mièvre paru dans les Cahiers de la Méditerranée sur « Le solidarisme de Léon Bourgeois » : http://cdlm.revues.org/document.html?id=17

La thèse de Jean-Michel Guieu sur Les apôtres français de « l’esprit de Genève » permet de resituer Léon Bourgeois dans le réseau des militants français pour la SDN : http://jmguieu.free.fr/Recherches/These_main.htm

On peut aussi consulter la position de la thèse de l’école des Chartes soutenue par Marie-Adélaïde Zeyer en 2006, intitulée Léon Bourgeois, père spirituel de la Société des Nations. Solidarité internationale et service de la France (1899-1919) : http://theses.enc.sorbonne.fr/document995.html

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Livres & études | Société

Pour une solidarité critique

par PHILIPPE CHANIAL & SYLVAIN DZIMIRA

Texte paru dans laviedesidees.fr le 3 avril 2008.

À partir d'une lecture de l'ouvrage de Marie-Claude Blais, Philippe Chanial et Sylvain Dzimira mettent en lumière une filiation alternative, d'inspiration socialiste, de l'idée de solidarité. Ils tirent les conséquences de l'importance de l'idée de don dans la solidarité pour l'actualisation contemporaine de ce principe républicain.

Recensé : La solidarité. Histoire d’une idée. Marie-Claude Blais. NRF Gallimard, 2007, 347 p., 22, 50 euros.

On devait déjà à Marie-Claude Blais une contribution majeure à l’histoire de la pensée républicaine, Au principe de la République. Le cas Renouvier (Gallimard, 2000). Et tout récemment une réédition du maître ouvrage du théoricien et praticien du solidarisme, Léon Bourgeois, Solidarité (Bord de l’eau éd., 2008). C’est entre ces deux

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livres que se glisse ce travail de synthèse, cette histoire dont le héros serait une idée, l’idée de solidarité.

La solidarité, « idée-force » ou « mot écran » ?Le solidarisme, affirmait le sociologue C. Bouglé, fut pour la IIIe République une

sorte de philosophie officielle. Même s’il parait bien téméraire d'attribuer à une philosophie, de plus confuse, le privilège d'avoir rédigé, de sa seule main, quelques unes des pages les plus précieuses de notre histoire sociale et politique moderne, le mot d’ordre de la solidarité, slogan incontournable des fins de banquet radicaux, symbolise et résume le sens de cette « synthèse républicaine », dans sa quête d’une alternative tant à l’individualisme libéral qu’au collectivisme socialiste, frayant la voie d’une « démocratie non moins sociale que libérale ». L’ouvrage de Marie-Claude Blais, en éclairant ce moment clé de l’histoire de la République, présente néanmoins une ambition plus large : retracer la genèse de cette idée de solidarité, héritage de deux siècles de réflexion sur les rapports entre l’individuel et le social. « La solidarité attend d’être rigoureusement conçue et définie. C’est la tâche à laquelle cette enquête historique se propose d’apporter sa contribution ».

La richesse de l’ouvrage consiste avant tout à reconstituer l’ensemble des problématiques et des problématisations qui ont présidé à son élaboration. Ce qui frappe d’emblée, c’est l’hétérogénéité de ces sources originelles dont le solidarisme républicain s’est nourri. Il y eut en effet autant une « solidarité interventionniste » qu’une « solidarité ultra-libérale », autant une « solidarité républicaine » et laïque, qu’une « solidarité contre révolutionnaire » et religieuse. On loue la solidarité tant à gauche qu’à droite, voire à l’extrême droite. Cette large ouverture et cet étrange consensus pourraient légitimement conduire à réduire cette idée fourre-tout à une sorte de pavillon de complaisance ouvert à tous vents, un « slogan creux », signifiant vide sans grand intérêt ni socio-historique, ni philosophique. Voire un « mot écran ».

L’auteure fait un tout autre pari. C’est cette hétérogénéité même que l’ouvrage fait travailler, pour justement en affronter toutes les ambiguïtés. Car la solidarité, c’est plus que la solidarité. Elle est à la fois un symptôme et un analyseur du « grand désarroi de ce monde post-révolutionnaire quant à ce qui peut fonder son être-ensemble ». Qu’est-ce qui fait tenir les hommes ensemble ? Quelle peut bien être la nature du lien qui unit des individus « désormais émancipés sans retour » ? Tel est bien le type de questions auquel cette notion tente d’apporter des réponses. A ce titre, toute l’histoire du concept moderne de « société » s’y trouve impliquée, et avec elle, le projet même d’une « science sociale ». Plus précisément, et telle est la thèse posée dés l’introduction par Marie-Claude Blais, l’idée de solidarité « résume en les articulant les conditions d’existence d’une société d’individus, une société qui reste une société, toute constituée de libres individus qu’elle est, une société où la liberté de ses membres suppose en fait le resserrement des liens qui les unissent ».

Voilà donc une idée bigrement ambitieuse. Mais a-t-elle été à la hauteur d’une telle ambition ? Peut-on encore, avec Alfred Fouillée, autre grande figure essentielle du solidarisme républicain, en faire l’« idée-force » de ce « régime de l’avenir (...) où les individus seront plus libres et la collectivité plus unie » ? Pour l’auteur, la résurgence contemporaine de cette idée depuis les années 1980, après une longue période d’éclipse, est à interroger en ce sens. Elle invite à rechercher dans son histoire même tant les raisons de cette faveur consensuelle dont elle fait l’objet aujourd’hui, que « les

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problèmes cachés » dans les solutions qu’elle a fait et fait encore miroiter. Double justification donc de cette histoire de la solidarité : si la République y a trouvé, un temps, son mot magique, son étendard, ce retour vers les origines de l’idée n’a d’autre but pour l’auteur que d’éclairer les impensés de son regain actuel. Voire, « si les questions qu’elle soulève aujourd’hui étaient lucidement affrontées, la solidarité devrait connaître un meilleur destin que cette banalisation consensuelle en forme de poudre de perlimpinpin où elle risque fort de sombrer une deuxième fois ».

Genèse plurielle ou histoires parallèles ?

Cet ouvrage ne saurait donc être lu comme une histoire générale de la solidarité, dont le moment solidariste-républicain ne constituerait qu’un épisode, certes important, et la période contemporaine un aboutissement, tout problématique qu’il soit. La structure même du livre l’illustre. Une structure en flash-back. La première partie est en effet toute entière consacrée au moment 1896. Avec la publication, à la fin de cette année, de la bible du solidarisme républicain, La solidarité, par celui qui vient, après un long et fulgurant parcours politique, de démissionner de la présidence du conseil, Léon Bourgeois, ce moment marque pour l’auteure la consécration politique de cette idée. C’est donc bien de la solidarité des solidaristes qu’il s’agit de faire la genèse. Tel est l’objet des deux parties suivantes, pour ensuite, dans la dernière, faire retour, instruit de ce passé, sur le sens et la portée de cette solidarité solidariste au moment de son âge d’or (1896-1914), et conclure sur l’actualité de ses apories depuis son récent come-back. Bref l’auteur nous invite à chausser deux fois les lunettes du solidarisme de Bourgeois, tant pour lire le passé que sonder le présent, voir l’avenir.

Cette invitation n’est en rien illégitime. Le moment 1900 constitue à l’évidence un moment charnière et cette quête d’une articulation entre indépendance individuelle et cohésion collective, cette troisième voie entre libéralisme et socialisme s’est de fait peu ou prou matérialisée au sein des Etats-Providence modernes. Néanmoins, en privilégiant ce moment et en valorisant la synthèse solidariste de Bourgeois, ce sont d’autres histoires de l’idée de solidarité qui se voient délaissées ou laissées sans suite et par là minorées. Paradoxalement, l’ouvrage livre une partie de sa richesse lorsque, au-delà d’une simple généalogie du solidarisme, il s’attache à la reconstitution de la « genèse plurielle » de l’idée de solidarité.

La solidarité socialiste ou l’auto-gouvernement des citoyens associés

Comme Marie-Claude Blais le rappelle, il est significatif que ce soit Pierre Leroux, un socialiste – voire l’inventeur auto-proclamé du terme même de socialisme – qui, dés les années 1840, met au jour la notion de solidarité. Et c’est également un autre socialiste, Constantin Pecqueur qui, rompant avec la sensibilité métaphysique (mais non religieuse) de Leroux, en fera, dans une perspective résolument communiste, la matrice de l’Association universelle, rêvée depuis ses maîtres Saint-Simon et Fourier. M.-C. Blais souligne à juste titre combien ces auteurs cherchent à travers cette notion à donner une formulation laïque aux principes évangéliques. Néanmoins, tout se passe comme si cette solidarité propre aux premiers socialistes n’avait eu aucune postérité véritable, tant elle serait vouée à cette « recherche de l’unité perdue » face à ce que Leroux nommait la « désassociation libérale ». Or ces deux grandes figures vont marquer profondément toute une constellation du socialisme français à la fin du siècle. Je pense ici notamment à Benoît Malon – qui n’appréciait guère le mysticisme du premier mais considérait le

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second comme le pionnier du collectivisme français, entretint avec lui une longue correspondance et le publia, alors qu’il était totalement oublié, dans sa Revue socialiste – et Eugène Fournière, qui joua un rôle essentiel dans la réhabilitation du premier et dans l’exposé de leurs doctrines respectives, notamment dans ses Théories socialistes au XIXème siècle, publié en 1904. Ces deux socialistes indépendants ont été marqués par l’œuvre de Fouillée (et de son fils adoptif, J.-M. Guyau) qu’ils ont lue et discutée. Fournière, comme la plupart des socialistes favorables au rapprochement avec les radicaux, et parmi eux bien sûr Jaurès, défendit à plusieurs reprises l’homme politique Bourgeois, notamment au moment de son accession à la Présidence du Conseil.

Néanmoins, si le thème de la solidarité nourrit leur socialisme, s’il s’agit bien pour eux de « donner une forme solidariste aux groupements humains » (Malon, Socialisme intégral, 1890), c’est dans une perspective distincte de celle de Bourgeois. A l’instar de Pecqueur, la solidarité est pour eux d’abord un fait, tel qu’il résulte du processus de division du travail et du développement des forces productives. Mais conjointement, ce fait pointe vers un idéal, l’idéal même du collectivisme. Or celui-ci n’est pas compris comme une étatisation des forces économiques mais comme la réalisation des « lois de l’universel échange » (Fournière), la généralisation de la coopération volontaire entre des individus émancipés politiquement, socialement et économiquement. La solidarité bien comprise, déployée, par la lutte, jusqu’à ses dernières conséquences, doit ainsi conduire à la dilution progressive tant de l’Etat que du marché dans l’Association. A ce titre, comme Marcel Gauchet le suggère, cette solidarité socialiste manifeste l’idéal – profondément libertaire, voire libéral - d’un monde sans maître où « la pure socialité, le libre lien consenti entre les individus ont vocation à abolir l’autorité et à réaliser la justice » (Gauchet, La crise du libéralisme, Gallimard, 2007, p.62). Et tel sera bien le point de fuite du socialisme de Fournière, identifiant, dans son dernier grand texte, La sociocratie (1910), la République sociale à l’auto-gouvernement des citoyens associés. Cette solidarité des socialistes fin de siècle mériterait, elle aussi, une histoire. Elle est, dans cet ouvrage, presque absente. Elle mériterait également une interrogation sur ses formes contemporaines d’actualisation. Espérances et illusions – autogestionnaires et altermondialistes – comprises.

La solidarité libérale ou l’harmonie naturelle des intérêts

Mais la solidarité a encore pour l’auteur une autre source. Elle puise dans l’œuvre de ceux qui considèrent qu’il faut « laisser faire les harmonies naturelles ». Ici se côtoient assez étrangement Charles Fourier (traduit par Hippolyte Renaud, il prend étrangement des allures bien libérales), découvreur de la loi de « l’attraction universelle », le libéral Frédéric Bastiat et le catholique théologien espagnol Donoso Cortes. Chez les deux premiers la solidarité résiderait dans les intérêts qui relient harmonieusement les hommes entre eux. Rapprochement surprenant. L’harmonie providentielle de Fourier ne résulte-t-elle pas avant tout d’une théorie des passions qui repose sur une critique féroce de cette « anarchie industrielle » dont Bastiat fut l’idéologue, et à laquelle Fourier voulait notamment mettre fin au sein de ses associations agricoles et industrielles ? Dans cette perspective, Fourier influencera d’abord les socialistes, principalement les associationnistes, ou les coopérativistes, comme ce solidariste hétérodoxe que fut Gide, qui ne cessa de reconnaître sa dette au phalanstérien. Or, pour ceux-ci, comme pour les pionniers du socialisme français, il était indispensable que la collectivité s’organise en tant que telle afin d’inscrire dans la réalité cette idée de solidarité.

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Tel n’est pas le cas de Bastiat. L’un des premiers libéraux à polémiquer ouvertement avec les socialistes, notamment Fourier et Leroux, il partageait avec ses adversaires l’idéal d’une communauté solidaire. Néanmoins, il leur opposait que seule la libéralisation intégrale des échanges économiques (voire la suppression quasi-totale de l’impôt) était propre à réaliser cet idéal commun. Et justement, comme il aimait à le rappeler, parce que « la dissidence profonde entre les socialistes et les économistes consiste en ceci : les socialistes croient à l’antagonisme essentiel des intérêts ; les économistes croient à l’harmonie naturelle, ou plutôt à l’harmonisation nécessaire et progressive des intérêts. Tout est là ». Cette solidarité libérale aura elle aussi une tout autre histoire et tout autre postérité. A tel point que Bastiat est, aujourd’hui, devenu un auteur de référence des néo-libéraux contemporains et une icône du MEDEF.

Mystique ou politique ?

La partie suivante, au titre en forme de clin d’œil à Péguy « De la mystique à la politique », est consacrée à la période 1850-1896. La notion vient progressivement s’inscrire dans l’immanence, non seulement dans la science mais dans le droit. Le chrétien Charles Secrétan en Suisse illustre encore la vision mystique (et panthéiste) de la solidarité. Le passage à une vision politique s’opère avec Charles Renouvier, qui fut proche, dans les années 1840, des milieux saint-simoniens et en particulier de Pierre Leroux, puis l’inspirateur de la génération 1900. Pour l’auteur, Renouvier annonce déjà Bourgeois, tant il vise à dépasser la grammaire de la charité pour retraduire la solidarité dans le langage du droit et du contrat, i.e. de la réciprocité et la dette. Les années 1870 font place au « paradigme scientifique » : c’est le temps des sociologues, patentés ou apparentés, Alfred Espinas, Alfred Fouillée, Henri Marion et Jean-Marie Guyau (qui fut par ailleurs, un grand théoricien de la solidarité associative, notamment dans son Irréligion de l’avenir, que l’auteur néglige au profit de ses textes consacrés à l’esthétique).

Le chapitre suivant met en scène la querelle de « la solidarité économique ». D’un côté le (très) libéral Gustave de Molinari considère qu’il n’y a pas meilleure solidarité que celle du marché et des intérêts qui s’y déploient, considérant que « le seul devoir de l’Etat, c’est de maintenir le milieu libre » [p. 188] : de l’autre, Charles Gide, protestant, libéral converti au coopérativisme voit dans l’entraide, la coopération et l’association la conjonction de la science et du message des Evangiles. Avant d’aboutir au solidarisme, Marie-Claude Blais finit par opposer Emile Durkheim et Jean Izoulet. Pour le premier, la solidarité, si elle est d’abord affaire de morale, se manifeste dans le droit et se perfectionne par lui ; pour le second, l’un des principaux inspirateurs de Léon Bourgeois, elle suppose dans une « religion de la Cité », « une religion sociale immanente, avec une divinité cosmique enracinée dans la nature » [p. 227].

Pour autant, l’enjeu des théorisations de cette période est-il avant tout réductible à cette polarité de la mystique et du politique ou de la métaphysique et du droit ? Le passage consacré en amont à Donoso Cortès semble y inviter. Son « analyse des impasses dans lesquelles se sont fourvoyées les adeptes laïques ou mystiques de la solidarité » serait « d’une acuité remarquable ». Ou plus loin, « ce théologien a le mérite de la cohérence : s’il y a un ordre derrière le désordre apparent, ce ne peut-être qu’un ordre divin ». Donner ainsi crédit à Cortés, n’est-ce pas déjà suggérer que seul un fondement religieux permettrait à la solidarité d’échapper au sophisme naturaliste, l’idéal étant déjà dans le fait, par la volonté même de Dieu ? D’où, rétrospectivement,

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les apories inéluctables des « paradigmes scientifiques », voire leur inévitable fuite en avant positiviste. D’où les limites comparables d’une solidarité identifiée au droit et attachée à la cause individualiste.

Néanmoins, l’une des trames de l’histoire déployée par l’auteur consiste à considérer que cette « tentation de faire sortir le droit du fait », de partir du constat que la solidarité constitue une dimension fondamentale de l’être-en-société pour ériger ce fait en valeur morale, voire en obligation juridique, n’est pas, par principe infondée ou fallacieuse. Et tel est bien le défi qu’aurait relevé Bourgeois. Selon lui, « la solidarité comporte deux faces, une face naturelle spontanée, fatale pour les uns, bénéfiques pour les autres, et une face consciente, voulue, organisée et destinée à rectifier les effets injustes de la solidarité naturelle ». Et c’est justement cette double signification du mot – la solidarité comme fait et la solidarité comme idéal – qui constitue « l’élément majeur du succès de cette notion capable de concilier l’exigence d’objectivité et l’idéal de justice ».

La synthèse de Bourgeois

En effet, si l’idée-force de solidarité engendra de multiples réformes de la protection sociale, c'est avant tout parce que, contre l'anthropologie libérale, son atomisme, elle sut imposer une figuration neuve du collectif, de l'être-ensemble des hommes, conçu comme une « association solidaire ». Comme le rappelle l’auteur, cet espace d'échange réciproque où chacun reçoit des autres (et leur donne en retour) n'est plus pour Bourgeois régi par la dette de tous envers Dieu, mais par la dette de tous envers la société. Cette dette, qu’il faut acquitter pour être libre, exige des individus d'obéir aux vœux de la solidarité, de se considérer sub specie societatis, c'est à dire conformément à leur nature sociale, afin qu'ils se sentent, en tant qu’associés solidaires, partie d'un tout dont le bien est leur bien. Si partout d’homme à homme, il y a une dette, il faut, comme toutes les dettes, qu’elle soit payée. Par qui ? Par tous ceux qui ont tiré bénéfices de la solidarité naturelle, des efforts présents et passés de milliers de coopérateurs anonymes. La société n’attend pas d’eux un geste de libéralité. Il doivent acquitter cette dette sociale, et l’acquittant, ils en seront libérés, libres de jouir de leur propriété et de leurs richesses. A qui payer ? Aux créanciers, à tous ceux qui n’ont pas reçu leur quote-part des richesses engendrées par la coopération sociale. Enfin combien payer ? La réponse des solidaristes à cette question difficile se déduit de la subtile théorie du « quasi-contrat ». Si l'Etat, par la loi, peut légitimement instituer une règle de répartition des charges et des avantages sociaux, cette loi ne devra être « qu'une interprétation et une représentation de l'accord qui eût dû s'établir préalablement entre eux s'ils avaient pu être également et librement consultés ».

Or, d'après ce critère et selon cette modalité d'institution de la justice au cœur de la solidarité des hommes, « quelle assemblée d'hommes raisonnables, s'interroge Bouglé, voudrait avouer un ordre social qui pendant que le luxe se raffine n'est capable d'assurer ni aux vieillards de quoi ne pas mourir de faim (...) ni même aux hommes de quoi gagner leur vie par un travail continu ? » (Le solidarisme, 1907). Il importe donc que la collectivité organise un système de mutualisation des avantages et des risques, système sans lequel ces hommes raisonnables refuseraient légitimement d'entrer en société. Ce contrat social, ce contrat d’association, Bourgeois le pense sous la forme d'un gigantesque contrat d'assurance. Le dispositif assuranciel ne constitue pas une simple technique de gestion des risques. Il est avant tout moral. Articulant l'inconditionnalité de la solidarité et la conditionnalité d'une association profitable à

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tous, il soude une « société de semblables » où tous les associés se trouvent dans une « perpétuelle situation de réciprocité », une communauté de vie où les hommes sont solidaires face à un destin qu'ils ignorent. Par l’assurance, l’association de fait devient association de droit et, au « fait social de l’iniquité », oppose le « fait social de la justice ».

Marie-Claude Blais reconstitue ainsi parfaitement toute la force de la synthèse de Bourgeois et montre bien en quoi elle peut échapper au sophisme naturaliste. Plus encore démontre-t-elle avec conviction en quoi la solidarité, ainsi théorisée et déployée dans toutes ses implications politiques et juridiques, « pourrait bien être le nom que prend l’obligation sociale à l’heure du droit des individus ».

C’est ici que prend tout son sens ce « moment crucial » que fut l’épreuve de l’Affaire Dreyfus et à laquelle l’auteur consacre un chapitre important. Car l’année 1896, c’est à la fois l’année de parution de la Solidarité de Bourgeois, comme celui de la naissance du radicalisme moderne, mais aussi celle du déclenchement de l’Affaire. Le dilemme qui traversait l’idée même de solidarité éclate alors au grand jour : « de l’individu ou du collectif, lequel doit être subordonné à l’autre ? » Ce dilemme est alors conçu comme un drame : « entre le droit d’un individu et l’unité de la nation, entre le parti de la justice et la religion de la patrie, il faut trancher ». Il devient alors clair que l’idée de solidarité est susceptible d’ouvrir aussi bien à la réaction théocratique qu’au collectivisme autoritaire. S’opposent aussi au moins deux conceptions de la solidarité. Aux antidreyfusards, défendant envers et contre tout la Patrie, une conception de la solidarité où le tout l’emporte sur les parties. Aux dreyfusards, défendant les droits de l’individu, une conception de la solidarité où la partie prime le tout. Dans et par l’Affaire, la solidarité des radicaux sera résolument individualiste. Car, comme le suggère Durkheim, la foi nouvelle, propre à la République, cette « foi sociale d’aujourd’hui, la seule foi qui puisse désormais réunir la communauté des esprits est précisément la foi dans l’individu ».

Solidarisme, individualisme et utilitarisme : la part du don

Néanmoins, si l’idée de solidarité, ainsi affinée par Bourgeois, peut effectivement échapper au sophisme naturaliste et à l’antinomie ruineuse de l’individualisme et du socialisme absolus – pour rependre la formule de Leroux –, échappe-t-elle pour autant à une autre aporie que l’auteur semble négliger, celle de l’utilitarisme ? Comme le reconnaissait Gide lui-même, il y a « beaucoup d’utilitarisme dans cette leçon de morale » des solidaristes. N’est-ce pas avant tout en raison d’une « peur égoïste » que le cœur de chacun bat pour autrui ? Mais peut-être qu’inciter de cette façon l’égoïste à « sortir de soi » et à s’inquiéter des autres constitue la seule application réaliste de la règle d’or, tant il serait trop exigeant de « vouloir un égoïsme qui ne pense point à soi » (Histoire des doctrines économiques, 1914). Ou, pour l’exprimer autrement, n'est-ce pas parce que les individus profitent du jeu des solidarités qu'ils ont intérêt à leur maintien ? N'est-ce pas par simple calcul égoïste que nous jouons ce jeu des solidarités ? De ce point de vue, il n’est pas sûr que Léon Bourgeois soit parvenu à s’émanciper de cet utilitarisme et que le langage de la dette sous laquelle il place les relations entre les hommes échappe à l’économicisme dont la notion visait à se déprendre. Les relations sociales ne restent-elles pas appréhendées sous les lunettes d’une solidarité étroitement comptable, instrument et critère d’un « redressement de compte » permanent ? Il y a donc bien là une ambiguïté fondamentale dans le dispositif solidariste qui, au même titre ou même davantage que les autres ambiguïtés pointées par l’auteur, pourrait contribuer

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à expliquer sa fragilité.

Pourtant, Marie-Claude Blais avait bien identifié la question qui lui aurait permis de faire parler autrement entre eux et peut-être plus clairement tous ceux qu’elle appelle à la table de la solidarité, une question qui, manifestement, les taraudent : est-ce l’intérêt qui constitue l’unique ou le principal ressort des rapports sociaux durables entre les hommes ? « Comme dans la période précédente [1830-1850], écrit Marie-Claude Blais, la cible de tous ces travaux [ceux de la période 1850-1896], de manière plus ou moins masquée, est l’idéologie du laisser-faire. Les hommes s’associent par intérêt. Leur solidarité peut-elle être abandonnée à la spontanéité de ces intérêts, ou doit-elle être orientée, voire contrainte ? » [p. 157]. Que ne s’est-elle saisie de cette question pour y relier tous les autres débats ?

Une fois cette question placée au cœur de la notion de solidarité, c’est l’ensemble de l’ouvrage qui peut être interrogé à nouveau frais. Si la solidarité se cherche dans un au-delà ou un en deçà de l’intérêt, Molinari ou Bastiat ont-ils bien leur place dans la famille bigarrée des solidaristes, par exemple ? L’auteur aurait pu se demander si les auteurs convoqués sont bien parvenus à sortir du paradigme utilitariste – puisque c’est peut-être avant tout de cela dont il s’agit. Elle aurait pu pointer les difficultés qu’ils ont rencontrées, leurs échecs, leurs impasses mais aussi les voies prometteuses qu’ils ont défrichées etc. Les débats auraient sans doute gagné en clarté. Et les ambiguïtés du solidarisme pointées autrement.

Si une telle lecture du solidarisme et de sa genèse avait été celle de Marie-Claude Blais, sans doute aurait-elle été plus sensible à la question du don. « Tout ce que l’on est et tout ce que l’on possède est un don et doit être donné de nouveau », écrivait Bourgeois. Qu’est-ce donc que le don sinon un « quasi-contrat », une convention de réciprocité (attendue mais incertaine) dont les termes n’ont pas été contractualisés. D’ailleurs la notion de don est bien abordée par l’auteur qui se propose même de traduire – assez rapidement et allusivement – la dette trop économique de Bourgeois dans un langage du don à tonalité fortement maussienne. « La dette, écrit-elle, (…) s’appuie sur un énigmatique sentiment […] qui associe à la reconnaissance éprouvée pour l’auteur d’un bienfait la propension à lui rendre quelque chose en retour, à tout le moins un remerciement ». « Le don appelle le don » poursuite-elle un peu plus loin […]. Il semble bien que l’une des premières obligations inscrites au fond de la conscience humaine est l’obligation d’avoir à rendre ce que l’on a reçu ». Le don – la triple obligation de donner, recevoir et rendre – revient encore dans sa présentation des thèses de Renouvier, d’Henri Marion.

Solidarité, individualisme et collectivisme

Enfin, cette lecture en clef de don aurait permis une autre analyse de cette tension constitutive de la notion de solidarité entre les registres individuel et collectif, une interprétation plus ouverte de cette quête d’une troisième voie. Une interprétation qui aurait permis d’accorder toute sa place au grand absent de l’ouvrage, à la solidarité défendue par les socialistes que nous évoqués. Lorsque ceux-ci défendait la propriété sociale ou collective, tant au regard de la collectivisation des moyens de production, du développement des services publics ou de la protection sociale – sous la forme privilégiée de l’assurance obligatoire –, il s’agissait avant tout de donner au travailleur la possibilité de nouer des formes de coopérations que justement la propriété capitaliste et le salariat interdisent. Pour Fournière, la liberté de l’ouvrier dans son travail consiste

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avant tout dans le pouvoir réel, effectif de coopérer volontairement – et non plus sous la contrainte que suppose le salariat – c’est à dire de fonder sa coopération sur des rapports d’égalité, de mutualité et de réciprocité. Jaurès d’ailleurs ne disait pas autre chose lorsqu’il rappelait qu’Aristote avait déjà souligné que le plus grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Et lorsque tous seront propriétaires, tous pourront donner et nouer entre eux des relations de réciprocités, de solidarité, de dons mutuels. En ce sens, la propriété sociale a pour ces auteurs une dimension éminemment morale, elle est tout autant garante de la propriété de soi, de l’autonomie individuelle, par les droits et garanties qu’elle assure, qu’une école appliquée de la citoyenneté, par le droit de participation à sa gestion qu’elle ouvre (propriété civique) mais un espace de solidarité, de dons mutuels (propriété solidaire).

Cette synthèse, propre au « solidarisme » socialiste, aurait mérité une plus grande attention, tant elle offrait alors une alternative au solidarisme de Bourgeois. Comme Fournière l’écrit dans son Essai sur l’individualisme, l’individu le plus libre, ce n’est pas seulement l’individu isolé, protégé d’autrui et de la société par le cordon sanitaire de ses droits personnels – au sens de l’autonomie privée. Ou même celui qui aurait acquitté sa « dette sociale ». L’individu le plus libre, c’est aussi et surtout celui qui participe le plus, celui qui coopère le plus, celui qui donne le plus. La solidarité ne renvoie plus alors au bilan comptable du « qui possède quoi ? », « qui a droit à quoi ? », « qui mérite quoi ? », au nom d’une juste règle de répartition. Elle définit une société bonne – et pas seulement juste au sens restreint dominant –, une société qui rend possible une certaine qualité de la vie personnelle, une certaine qualité des liens sociaux, à la fois d’un point de vue politique et moral. Elle engage une certaine conception de l’homme, de l’individualité, de l’être-soi, et en même temps de l’être-ensemble, du sens du vivre-ensemble. Et c’est justement parce qu’une société solidaire encourage le développement de certaines potentialités humaines – ces vertus d’autonomie personnelle, ce refus de toute forme de domination et d’assujettissement en même temps que cette capacité morale à se lier avec autrui sous des rapports de réciprocité – qu’elle est désirable et peut constituer un idéal de société. Elle définit ainsi une conception bien plus exigeante de la justice, dont Jaurès avait donné la formule la plus pénétrante : la justice, affirmait-t-il en s’appuyant sur Proudhon, c’est « l’universelle fierté humaine dans l’universelle solidarité humaine »36. Fierté de l’indépendance individuelle et de l’autonomie politique – donnant à tous, par « l’éducation universelle, le suffrage universel et la propriété universelle » (Jaurès) la possibilité de gouverner individuellement et collectivement sa propre vie, sans que jamais « l’homme ne soit l’ombre d’aucun autre homme » – dans une société tissée de liens de solidarité. En ce sens, la solidarité conçue ne relève pas moins d’un calcul que d’un pari. Un pari du don. En donnant à chacun les moyens de s’éduquer, de se gouverner, de travailler, la société fait le pari que ces dons reçus pourront être retournés par leurs bénéficiaires. Elle rend ainsi possible et appelle, en retour, une contribution personnelle de chacun à tous qui vienne enrichir la vie collective du groupe. Il y a donc bien une logique de droits et de devoirs, mais les devoirs ne sont en aucun cas la contrepartie des droits acquis. C’est donc bien un modèle alternatif au donnant/donnant libéral qui est ici suggéré, mais aussi à la stricte compatibilité solidariste.

Pour conclureOr, c’est bien cette dimension de pari qui aujourd’hui se défait, cet épuisement de

36 Voir sa conférence « La justice dans l’Humanité », ed. de la librairie d’action d’art de la ghilde « Les forgerons », 1919.

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l’esprit du don qui a tant nourri la solidarité républicaine. En ce sens, il n’apparaît guère convaincant et pertinent, comme le suggère l’auteur à la suite de Gauchet, de dénoncer l’inflation de la demande de droit que susciterait désormais l’idée de solidarité pour, à juste titre, s’inquiéter des formes actuelles de délitescence de toute forme d’appartenance collective. Lorsque notamment, on envisage de réformer la protection sociale en se demandant à qui elle profite et en stigmatisant ceux qui recevraient sans donner ou si peu, c’est cette « juste association » (Léon Bourgeois) que devait constituer la République qui apparaît comme une association de malfaiteurs – ou de parasites. Lorsque l’idéologie du mérite vient balayer l’idée de solidarité, resurgit alors cette question que l’idéal républicain avait réussi, un temps, à contenir : la question des contreparties. Désormais on a rien sans rien, donnant/donnant, et la question cruciale devient celle de savoir ce qu’il faudrait imposer en échange du bénéfice de la solidarité collective. Tel est le signe de cette difficulté, qui paraît être la nôtre aujourd’hui, à mettre en œuvre les moyens d’obliger chacun envers tous – au lieu de « blâmer les victimes ». Bref de faire société, donc de faire République.

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Essais & débats | Economie

SMIC : questions-réponsesEpisode 1

par Philippe ASKENAZY

Texte paru dans laviedesidees.fr le 31 mars 2008.

Faut-il réformer le SMIC ? Trop élevé, trop contraignant, trop universel, le salaire minimum français passe pour un découragement à l'embauche. Beaucoup déplorent par ailleurs une « smicardisation » de la société française. C’est pourquoi le gouvernement a explicitement envisagé de modifier les mécanismes du SMIC dans sa saisine du Conseil d’Orientation de l’Emploi, et ce alors même que les revendications sur le pouvoir d'achat se font plus insistantes. Ces différents éléments de diagnostic ne sont pourtant pas aussi assurés qu'on le croit souvent. Afin de fixer le plus objectivement possible les termes de la discussion, Philippe Askenazy propose ici un jeu de questions/réponses en plusieurs épisodes dont voici le premier.

L’objectif de ce document est de présenter au public des faits de base sur le fonctionnement du salaire minimum alors que sa réforme est à l’ordre du jour des réflexions gouvernementales. Quel est l’objectif d’un salaire minimum ? Comment est

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fixé le SMIC ? Est-il particulièrement généreux ? Qui est couvert par le SMIC ? Combien la France compte-t-elle de smicards ? Le SMIC rend-il la France peu inégalitaire ? Le pouvoir d'achat du SMIC est-il réellement garanti ? Comment le SMIC a-t-il évolué ? Je propose de prendre une à une chacune de ces questions. Si la méthode paraît simple, on verra qu'elle soulève des difficultés techniques qu'il faut affronter si l'on veut éviter des préjugés trop souvent erronés.

A quoi sert un salaire minimum ?

Le salaire minimum vise à équilibrer la relation salariale entre l’employeur et le salarié, et à garantir une rémunération socialement acceptable du travail. De fait, il aide à réduire les inégalités en bas de l’échelle des revenus du travail. Il détermine pour ce faire une valeur travail minimale. Ainsi aux Etats-Unis, la loi fixant le salaire minimum fédéral s’intitule le Fair Labor Standards Act.

Le salaire minimum peut poursuivre en outre des finalités complémentaires. Par exemple, en Allemagne, le débat actuel sur l’instauration d’un salaire minimum fédéral vise aussi à maintenir le modèle social face à la pression à la baisse sur les salaires induite par l’arrivée de nouveaux acteurs sur le sol national (entreprises et travailleurs étrangers à bas salaires en provenance du reste de l’Europe).

Comment est fixé le SMIC ?

Remplaçant du Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG), le SMIC (Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance) brut est fixé par le gouvernement le 1er juillet de chaque année. On obtient le SMIC net en retirant les charges sociales des salariés au SMIC brut. La loi contraint cependant le gouvernement à accorder une augmentation annuelle minimale à laquelle il peut rajouter un ou plusieurs « coups de pouce ».

Cette hausse minimale du SMIC brut est égale à la somme de deux termes :

1. d'une part, la hausse de l’Indice des prix à la consommation (IPC) hors tabac pour un ménage urbain dont le chef de famille est un ouvrier ou un employé (IPC ouvrier hors tabac).

2. d'autre part, s’il est positif, la moitié du gain de pouvoir d’achat du Salaire horaire brut moyen ouvrier (SHBO), ce gain de pouvoir d'achat équivalant à la croissance du SHBO - IPC ouvrier hors tabac.

Les deux termes étant en général positifs, le SMIC augmente au moins de IPC ouvrier hors tabac + ½* (SHBO - IPC ouvrier hors tabac), soit encore ½ * IPC ouvrier hors tabac + ½* SHBO.

La référence ouvrière et masculine est cependant désuète. Elle avait son sens dans une économie encore très industrielle au début des années 1970. Actuellement, la majorité des salariés concernés directement par le SMIC ou à bas salaire travaillent dans les services et comptent un très grand nombre de femmes. En pratique, l’IPC ouvrier est proche de l’IPC tous foyers confondus.

Le SMIC augmente également automatiquement par anticipation en cours

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d’année si l’inflation (IPC ouvrier hors tabac) dépasse 2%. Ce sera probablement le cas en mai 2008.

Contrairement à une idée reçue, les gouvernements de gauche n'accordent pas plus de coups de pouce que les gouvernements de droite. A l'exception de Nicolas Sarkozy, tous les présidents élus ou réélus ont accordé un coup de pouce dans l’année de leur élection. Il est à noter également que les coups de pouce décidés par Raffarin-Fillon pour la convergence des différents SMIC liés à l'instauration des 35 heures entre 2003 et 2005, doivent être relativisés car le mécanisme d’indexation sur le SHBO était suspendu durant cette période gonflant mécaniquement la partie « coup de pouce ».

Graphique 1 : Hausses nominales du SMIC 1985-2006

Ces mécanismes d’indexation automatique du salaire minimum ne sont pas une exception française : s'ils sont absents de la plupart des pays anglo-saxons, on trouve des formules proches en Espagne ou aux Pays-Bas, mais aussi dans plusieurs Etats américains (Missouri, Ohio, Floride…).

Dans tous les pays, le pouvoir de fixer le niveau du salaire minimum est confié soit au gouvernement (national ou local), soit au législateur, le plus souvent avec l'appui de conseils ad hoc. En France, un avis est donné par la Commission Nationale de la Négociation Collective.

Le salaire minimum est-il particulièrement élevé en France ? Notamment par rapport aux Etats-Unis ?

Non. En termes de parité de pouvoir d’achat, le SMIC est au même niveau de salaire brut, net ou de coût du travail que les salaires minimaux au Royaume-Uni, en Irlande, en Australie, en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg. On pourrait ajouter à ce groupe plusieurs Etats américains où le salaire minimum est d’au moins 8 dollars

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brut de l’heure : Massachusetts, Californie ou Washington. Le graphique 2 indique les valeurs comparatives du salaire minimum standard en

2006 d’après l’OCDE en parité de pouvoir d’achat (PPA-Euro). Pour les Etats-Unis, il s’agit du minimum fédéral.

Graphique 2 : Salaire minimum standard en 2006 en Parité de pouvoir d’achat

Source : OCDE taxing wage 2005/2006. Les données 2005 sont librement accessibles dans le document

http://www.oecd.org/dataoecd/30/34/37930738.pdf. Les données 2007 seront bientôt disponibles dans taxing wage 2006/2007.

Rappelons qu’aux Etats-Unis, le gouvernement fédéral fixe un plancher, chaque Etat ayant la possibilité d'en relever le niveau. Ce salaire minimum peut varier au sein d’un même Etat : actuellement, il est de 9,36 dollars de l’heure à San Francisco contre 8 dollars en Californie et 5,85 dollars au niveau fédéral. 60% des salariés américains sont ainsi couverts par un salaire minimum local supérieur au minimum fédéral. Notez que l’argument avancé en France selon lequel le salaire minimum américain (sous-entendu fédéral) est inférieur en terme réel à sa valeur de 1960 fait l’impasse sur le rôle des salaires minima nationaux. Enfin, une certaine uniformisation est à l’œuvre avec l’augmentation rapide du minimum fédéral à 7,25 dollars en juillet 2009, impulsée par la majorité démocrate au Congrès (soit une hausse de 41% en nominal en 3 ans).

Qui est couvert par le SMIC ?

Le SMIC s’applique en théorie à tous (hors apprentis, formation en alternance). Un SMIC « mineur » est cependant applicable pour les salariés de 17 ans (90% du SMIC) et les moins de 17 ans (80%).

On présente souvent le SMIC français comme s’imposant de manière « particulièrement uniforme ». Dans les pays à salaire minimum faible, l’Espagne par

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exemple, il est uniforme mais considéré comme peu contraignant. La France peut se comparer de ce point de vue avec le Royaume-Uni ou la Belgique. Dans ces deux pays, les jeunes jusqu’à 20 ou 21 ans sont couverts par un SMIC jeune.

Néanmoins, en France, la règle d'universalité souffre de dérogations qui abattent l’idée d’une exceptionnelle uniformité. Deux exemples :

- les professions dont le calcul du temps de travail est impossible ou considéré comme non pertinent. Sont inclus dans cette catégorie les VRP, mais aussi certains cadres. Ainsi, il est légal de payer un VRP qui travaille 60 heures par semaine à 1500 euros brut par mois.

- les animateurs de centres de vacances pour enfants. Ce public plutôt jeune perçoit des revenus forfaitaires. En pratique, autour de 25 euros pour 10 heures de travail par jour, soit 2,5 euros de l’heure. Dans un tel cas, un SMIC jeune serait plus favorable pour ces travailleurs.

A ma connaissance, aucune étude n’a recensé la part des travailleurs français non couverts par le SMIC. Mais un tel travail serait nécessaire avant d'affirmer l'uniformité de la couverture du SMIC pour les salariés de l’Hexagone.

Le coût du travail au SMIC est en revanche, lui, clairement hétérogène. Des allègements spécifiques de charges bénéficient à la grande distribution, à la restauration, aux associations sportives sans but lucratif, et… à toutes les entreprises de moins de 20 salariés.

Combien la France compte-t-elle de smicards ?

Selon l'opinion dominante, la France compterait une proportion beaucoup trop grande de smicards. On évoque même depuis quelque temps le spectre d'une « smicardisation » de la société française. Qu'en est-il au juste ?

Il existe deux définitions principales des smicards :

1. les personnes à proximité du SMIC. L’INSEE les a comptés de cette manière jusqu’à l’année 1997. Il s’agit de personnes touchant moins que 1,02 SMIC horaire, primes incluses. L’enquête « structure des salaires » ou les Déclarations annuelles de données sociales (DADS) permettent de calculer cette statistique.

2. les personnes bénéficiant d’une revalorisation de leur salaire de base lors de l’augmentation annuelle au 1er juillet. Ce chiffre est obtenu à travers une enquête auprès des employeurs ACEMO spécifique SMIC. C’est actuellement la seule série disponible en France.

Ces deux définitions conduisent à des résultats et des appréciations très différents. Du fait des modifications des pratiques de rémunération au sein des entreprises (notamment en raison de l'individualisation croissante des rémunérations permettant de mixer salaire de base, d'une part, et primes et commissionnements, de l'autre), la seconde définition tend à perdre sa pertinence économique. Pire, les deux séries peuvent diverger sensiblement. Ce fut le cas de 1976 à 1997 (graphique 2a).

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Graphique 2a : Part de smicards selon deux concepts 1976-1997

Source : rapport du CSERC sur le SMIC (1999) disponible sur internet http://www.cerc.gouv.fr/rapports/cserc6.pdf

Au niveau international, il n’existe aucune définition standardisée. Le concept utilisé au Luxembourg est proche de celui de la France (définition 2), alors que les Etats-Unis ou le Royaume-Uni retiennent le premier. En outre, les champs comme les dates d’enquêtes diffèrent d’un pays à un autre.

En dépit de ces importantes distorsions, Eurostat (l'« Insee européen ») compile et compare tous les ans les statistiques des différents pays. Cela génère de considérables malentendus, fournissant un exemple type d’erreurs d’interprétation en cascade. Les données Eurostat sont ainsi reprises par l’OCDE, puis reviennent en France pour aboutir à la conclusion que la France présente un taux hors norme de salariés au salaire minimum (graphique 2b), environ sept fois supérieur au Royaume-Uni par exemple.

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Graphique 2b : Les personnes payés au SMIC selon Eurostat ou l’OCDE

Sans surprise, le concept luxembourgeois étant proche de celui de la France, le Luxembourg, pays pourtant fort riche, compte un très grand nombre de travailleurs au salaire minimum.

En l’absence de bases adéquates (seuls l’INSEE ou le ministère du travail les détiennent), voici un exercice grossier pour estimer le nombre de smicards que compterait la France si l'on adoptait la définition britannique :

Chiffre brut français de smicards en 2006 = salariés temps pleins et partiels, salaire de base au 1er juillet dans le secteur privé non agricole

15,1%

Après correction champ Royaume-Uni (RU) = salarié temps plein (chiffre disponible) 10,6%

Après correction champ RU = salarié public et privé y compris agricole (estimation) 9,5%

Après correction prise en compte des primes et voisinage du salaire minimum comme au RU (estimation)

4 à 6%

Après effet diffusion, enquête RU 6 mois après la hausse du salaire min (estimation) 3 à 5%

In fine, en adoptant la définition britannique, on obtient, non plus 15 %, mais 3 à 5 % de smicards en France, soit trois fois moins, ou encore le niveau de l’Irlande.

Le débat sur la refonte du SMIC pourrait être l’occasion d’effectuer un diagnostic

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comparatif propre. Mais clairement la France est loin d’être smicardisée. En revanche – c’est une autre problématique – les probabilités individuelles de sortir de la case bas salaire auraient décliné dans les dernières décennies.

Le pouvoir d’achat du SMIC est-il garanti ?

Une autre idée reçue consiste à affirmer que le pouvoir d'achat du SMIC est garanti. En réalité, les choses ne sont pas si simples. Deux facteurs peuvent l’entamer :

1. Les charges sociales peuvent augmenter, accroissant l’écart entre rémunération brute et rémunération nette.

2. Si la croissance du SHBO est faible, le SMIC brut (ou net) varie principalement en fonction de l'IPC ouvrier hors tabac. Ce dernier ne prend que partiellement en compte l’inflation. D’une part, il exclut par définition le tabac. D’autre part, le traitement des dépenses de santé ne tient pas compte des déremboursements, franchises, etc. Le prix d’un médicament dans les normes françaises est celui de la boîte et non la somme nette restant à la charge de l’assuré. Les normes européennes de l’Indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) retiennent, elles, le coût réel pour l’assuré, ce qui est nettement plus logique. Résultat, l’IPCH augmente plus vite que l’IPC. Ne serait-ce que sur les 12 derniers mois, le différentiel est de 0.4 points.

Cette année si le gouvernement décide une hausse de la CRDS et compte tenu des franchises médicales, il n’est pas impossible que le pouvoir d’achat du SMIC net recule.

Le pouvoir d’achat du SMIC a-t-il vraiment fortement augmenté dans la dernière décennie ?

François Fillon a récemment déclaré qu’il regrettait d’avoir cautionné sous le gouvernement Raffarin une hausse trop rapide du SMIC.

On doit distinguer trois périodes : une forte hausse de 1971 à 1982, une relative stagnation de 1982 à 1996, une hausse modérée de 1996 à 2007/8.

Pour apprécier l’évolution du pouvoir d’achat du SMIC avant 1996, on ne dispose que de l’IPC français. De janvier 1982 à janvier 1996, le SMIC net corrigé de l'inflation aurait donc augmenté de 7,9%.

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Graphique 3 : Evolution du SMIC net de janvier à janvier 1982 à 1996 déflaté par l’IPC français y compris tabac

1

1,02

1,04

1,06

1,08

1,1

1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996

La forte hausse des cotisations sociales (y compris CSG/CRDS) explique en partie cette augmentation faible.

La période 1996 à 2008 est marquée par les 35 heures : multiplicité des SMIC pendant une phase de transition et redéfinition du temps de travail dans de nombreuses branches ou entreprises. L’évolution est donc difficile à appréhender et très hétérogène.

En outre, on dispose comme indice des prix non seulement de l’indice français mais également de l'indice harmonisé. A nouveau, ce dernier est plus pertinent que le français. Dès 1996, il incluait des services comme l’assurance habitation ou automobile dont la hausse des prix n’était pas prise en compte dans l’IPC français.

Prenons deux cas assez représentatifs :

1. Un salarié dans une entreprise n’ayant pas appliqué un accord de RTT, sans redéfinition du temps de travail

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Graphique 4a : Evolution du SMIC horaire net de janvier à janvier 1996 à 2008 déflaté par l’IPC français ou harmonisé y compris tabac, pour un salarié sans redéfinition du

temps de travail

1

1,05

1,1

1,15

1,2

1,25

1996m01 1997m01 1998m01 1999m01 2000m01 2001m01 2002m01 2003m01 2004m01 2005m01 2006m01 2007m01 2008m01

SMIC/IPCSMIC/IPCH

Ce salarié a clairement profité des coups de pouce Fillon-Raffarin. De janvier 1996 à janvier 2008, le SMIC net déflaté par l’IPCH a cru de 21%, soit 1,6% par an en moyenne

2. Une caissière de supermarché « type », passée aux 35 heures en janvier 2000. Redéfinition du temps de travail avec l’exclusion des 3 minutes de pause par heure. Réduction à définition constante du temps de travail de 2h25 et non 4h.

Plus généralement, les salariés concernés par une RTT avec redéfinition des temps travaillés connaissent mécaniquement une moindre hausse du SMIC. En effet, pour le même temps qu’avant la redéfinition, ils sont payés moins d’heures.

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Graphique 4b: Evolution du salaire minimum (SMIC+garanties mensuelles de rémunération transitoires) horaire net de janvier à janvier 1996 à 2008 déflaté par l’IPC français ou harmonisé y compris tabac, pour caissière « type », en gardant sur la période

une définition constante du temps de travail

1

1,05

1,1

1,15

1,2

1,25

1996m01 1997m01 1998m01 1999m01 2000m01 2001m01 2002m01 2003m01 2004m01 2005m01 2006m01 2007m01 2008m01

SMIC/IPCSMIC/IPCH

Source : estimations personnelles à partir de données INSEE, Eurostat et DARES.

Pour cette caissière, la hausse du SMIC horaire déflaté de l’IPCH est de 15% de janvier 1996 à janvier 2008. Mais depuis le début du siècle, son pouvoir d’achat n’a pas progressé.

Remarque : l’accord signé en février 2008 entre certains partenaires sociaux rétablit le paiement des minutes de pause dans la grande distribution, mais en laissant les entreprises libres de fixer le montant. Il est d’une enseigne à l’autre de 2 à 5%. A 5% cela ramènerait l’évolution sur 12 ans du SMIC horaire de la caissière à celle du premier cas, soit environ 20% sur l’ensemble de la période.

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Livres & études | Société

Les expulsions de sans-papiers : un traumatisme collectif

par Hervé GUILLEMAIN

Texte paru dans laviedesidees.fr le 4 juin 2008.

Miguel Benasayag et des militants du Réseau éducation sans frontières étudient les conséquences que les expulsions d’enfants sans papiers ont, par un phénomène d’« effet miroir », sur l’ensemble du corps social. À la fois enquête sociologique et alerte citoyenne, leur action définit une nouvelle manière de militer.

Recensé : Miguel Benasayag, Angélique Del Rey et des militants de RESF, La Chasse aux enfants. L’effet miroir de l’expulsion des sans-papiers, La Découverte, 2008, 128 p., 10€.

Au moment où éclate au grand jour la situation des travailleurs sans-papiers qui occupent leurs lieux de travail, paraît un petit livre dont le propos porte sur un fait de société récent : l’expulsion des jeunes scolarisés sans-papiers. L’originalité de l’ouvrage

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repose à la fois sur sa démarche et sur son objet. La première partie du titre est assez trompeuse. Le livre n’est en effet pas destiné à reconstituer l’histoire de la « chasse aux enfants », ni à alimenter la critique idéologique contre les lois visant à restreindre l’immigration, même si on trouve dans ses pages quelques jalons chronologiques toujours utiles pour resituer historiquement l’action en faveur des sans-papiers. L’objet du livre est le fruit d’un déplacement du regard vers ceux qui, à proximité des individus directement concernés, assistent aux expulsions des sans-papiers et de leurs enfants. Le livre porte aussi, par extension logique – c’est l’hypothèse défendue par les auteurs –, sur les hommes et les femmes qui s’engagent auprès de ces sans-papiers au sein du réseau militant RESF (Réseau éducation sans frontières) né en 2004.

La notion qui permet de faire le lien entre ces deux objets – et qui figure en deuxième partie du titre – est celle d’« effet miroir », qui qualifie les conséquences sur l’ensemble du corps social des expulsions massives de sans-papiers et de leurs enfants. L’autre originalité, c’est celle de la démarche : une enquête de type sociologique et épidémiologique portée par une exigence d’alerte de santé publique. On connaît bien depuis quelques années l’effet des conditions de travail sur le stress, les douleurs ou la souffrance psychique, notamment grâce aux travaux du psychanalyste et psychiatre Christophe Dejours37. Mais que sait-on de l’impact sur les populations que peuvent avoir les scènes d’interpellations et d’expulsions désormais quotidiennes dans certains quartiers de Paris et des grandes villes ? La démarche part d’une carence dont les causes sont évidemment politiques, mais aussi scientifiques. Il faut ici considérer comme salutaire la tentative d’appropriation des modèles cliniques par des citoyens extérieurs au cercle des experts.

Cette veille citoyenne, soutenue par la formation du groupe RESF-Miroir, émerge dans le milieu « psy ». Le psychanalyste et philosophe Miguel Benasayag, qui est à l’origine du projet d’enquête, est un militant du réseau, bien connu des auditeurs de France-Culture. Militant guévariste, il a été enfermé quatre ans dans les prisons d’Argentine et rejoint les milieux de la gauche alternative dès son arrivée en France en 1978. Il a développé dans ses derniers ouvrages une approche mêlant clinique et politique, critique sociale et psychanalyse38. Mais c’est en tant que praticien de la psychothérapie qu’il s’inquiète ici des séquelles psychologiques des expulsions sur les enfants – à partir de la requête d’une enseignante qui envoie trois jeunes Congolais en consultation après l’arrestation musclée de leur mère. L’enquête lancée en mars 2007 au sein du réseau RESF39 a donc une vocation sociologique, qualitative par le biais des témoignages et quantitative par le biais des questionnaires (autour de deux thèmes principaux : la connaissance des expulsions et ses conséquences sur les enfants ; la manière dont les adultes ou les enfants peuvent se sentir concernés par les faits).

Cette vocation a été rapidement contrariée, comme le signalent honnêtement les auteurs. Les limites méthodologiques d’un tel travail sont nombreuses. L’échantillon, relativement mince (200 réponses), n’est pas aussi représentatif que les auteurs pouvaient l’espérer. Les enseignants ont mieux répondu que les parents, surtout lorsqu’ils étaient directement confrontés aux situations les plus dramatiques. Le cercle des professionnels et des parents moins concernés est donc faiblement présent dans le corpus. Pour les mêmes raisons, les réponses sont essentiellement parisiennes et les témoignages concentrés sur quelques quartiers qui, à l’image de Belleville, sont 37 Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998 ;

Travail, usure mentale, Bayard, 2008 (dernière édition).38 Voir notamment M. Benasayag et A. Del Rey, Éloge du conflit, La Découverte, 2007.39 La méthode est exposée en page 51. On peut en retrouver les différentes étapes sur le site

http://www.resfmiroir.org/.

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particulièrement touchés par les scènes violentes. Les adolescents engagés qui ont répondu aux questionnaires ne sont guère représentatifs de leur génération. Le reproche méthodologique qui peut être fait à cette étude – absence de représentativité et d’objectivité en raison de la surreprésentation des militants de RESF qui ont été le vecteur du questionnaire – n’est en réalité pas fondamental puisqu’il est lié à l’objet d’étude même : l’engagement auprès des sans-papiers au contact des situations d’exclusion les plus traumatisantes. Le projet d’alerte de santé publique s’est ainsi transformé, en raison de son objet, en un ouvrage tout aussi utile, dont l’intérêt dépasse l’ambition initiale et dont la qualité provient de l’alternance entre témoignages et apport scientifique, selon une formule étrennée avec succès chez ce même éditeur40.

L’émergence du traumatisme

Comme l’explique un témoignage cité dans le livre, la peur n’a pas attendu les dernières années pour se répandre dans les familles dépourvues de papiers. Cela étant, par-delà les actions répétées des collectifs depuis l’occupation de l’église Saint-Ambroise en 1996, les familles sans papiers n’étaient pas jusqu’à une date récente identifiées en tant que telles dans leur quartier. Les effets sur les habitants qui les côtoient quotidiennement étaient donc moins apparents. Les choses changent à partir de 2004. Des jeunes scolarisés dans les lycées sont voués à leur majorité à être expulsés. Ils ont migré seuls ou sont arrivés sur le territoire français après l’âge de treize ans pour rejoindre leur famille sans possibilité de bénéficier d’un regroupement familial. Ces cas surgissent dans l’actualité à l’été 2004 et se multiplient dans les mois qui suivent. Après une suspension des expulsions des familles qui ont des enfants scolarisés, en octobre 2005 (maintenue durant l’été suivant grâce à la mobilisation du réseau RESF), le ministère de l’Intérieur change de stratégie. En 2006, la résolution de ces affaires médiatisées par une circulaire a priori favorable à la régularisation va induire par contrecoup une montée en puissance du dispositif d’expulsion des familles « recalées »41. De l’application comptable et incohérente sur le territoire de cette circulaire découle l’impression d’un basculement pour les témoins : « Tout a changé en 2006 », explique une habitante de Belleville.

Le traumatisme naît dès l’instant où la machine institutionnelle d’exclusion devient plus efficace, évacuant ainsi ce que certains nomment la « question humaine ». Les expulsions sont quantifiées et programmées (25 000 escomptées en 2007, 26 000 en 2008). Or, selon les propres chiffres du ministère de l’Intérieur, une seule expulsion suppose cinq interpellations (125 000 donc pour 25 000 expulsions prévues). Le terme de « chasse » prend son sens à l’instant où la police est sommée de « faire du chiffre ». On ne se contente plus d’expulser par avion les sans-papiers condamnés ou pris au hasard, mais on va les chercher où ils sont, à domicile, dans les quartiers où ils vivent, à l’entrée des bouches de métro qu’ils fréquentent. Des opérations régulières de réquisitions officielles étendues sur une partie de la journée et d’un quartier s’apparentent à des « rafles »42. Il faut remplir les camions pour atteindre les quotas. La délation est encouragée dans les services publics et les convocations dans les

40 Voir notamment Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lindgaard, La France invisible, La Découverte, 2006.

41 La circulaire du 13 juin 2006 est disponible à cette adresse : http://www.interieur.gouv.fr/sections/a_votre_service/lois_decrets_et_circulaires/2006/intk0600058c/downloadFile/file/INTK0600058C.pdf

42 L’emploi du mot rafle à propos de ce type d’opérations de police a été l’objet d’un débat assez vif dans la presse française en octobre 2007. Voir notamment le contre journal de Libération : http://contrejournal.blogs.liberation.fr/mon_weblog/files/image_4.png.

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administrations sont devenues un moyen d’attirer les individus pour les piéger. Des centres de rétention (une trentaine de centres et de locaux en métropole et outremer) banalisent l’enfermement dans des conditions qui suscitent la révolte des internés et les critiques de la CIMADE, seule association autorisée à pénétrer en ces lieux. En quelques années, on assiste ainsi à une « industrialisation du dispositif d’éloignement des étrangers en situation irrégulière »43, largement encouragée au niveau européen dans un projet de directive actuellement débattu44.

Les conditions du traumatisme sont réunies. Peut-on encore parler de « faits divers » face à la multiplication des défenestrations et des suicides ? La « banalisation de l’indignité » s’étend : la mort de Baba Traoré en avril 2008 n’a ainsi guère mobilisé les médias. L’extension de l’emprise policière concerne désormais les jeunes et le milieu scolaire. Les témoignages reproduits dans l’ouvrage évoquent ces lycéens et collégiens arrêtés dans leurs classes, ces enfants en âge de fréquenter l’école primaire sortis du centre de loisirs, ces jeunes enfants scolarisés en maternelle placés en rétention avec leur famille, ce bébé d’un mois lui aussi placé en rétention. Les témoignages sont confirmés par la statistique froide dressée par la CIMADE dans son rapport sur les centres de rétention : 242 enfants ont été placés en centre de rétention en 2007.

Les différents cercles touchés par l’« effet miroir »

Comment rendre compte de l’effet de ces événements sur les populations et quel sens leur donner ? Les auteurs ne renvoient pas le lecteur à une vision simpliste de l’opposition entre un bourreau et une victime ou à une explication univoque du traumatisme. Cette attention à la situation et à sa complexité fait l’intérêt de cette hypothèse de l’« effet miroir » que l’on peut décrire selon trois cercles : celui des enfants, celui des enseignants, celui des parents. On lira avec attention le récit des enfants dont les parents sont expulsés ou qui se trouvent en centre de rétention, mais l’essentiel du propos du livre est ailleurs, dans la réception (ou non) de cette souffrance par les autres.

Comment des élèves d’une classe d’école, de collège ou de lycée pourraient-ils élaborer psychologiquement sans problème le fait qu’un ou une de leurs camarades soit menacé(e) d’être expulsé(e) de France ou soit obligé(e) de se cacher en raison du seul délit d’exister ? Comment pourraient-ils admettre de telles agressions en provenance d’une institution qui doit théoriquement protéger – la police – dans un lieu théoriquement sanctuarisé – l’école ? Pour les jeunes enfants, la séparation des autres est, on le sait, progressive et le développement du soi autonome passe par des phases de projections sur les autres enfants. Ce processus d’identification projective, qui correspond à une manifestation empathique normale plus qu’à un phénomène pathologique (tel que Mélanie Klein l’a mis en évidence45), trouve aussi son fondement, selon les auteurs, dans ce que les neurophysiologistes nomment « les neurones miroirs [qui] désignent le mécanisme par lequel les mêmes zones du cortex et du cerveau sont activées lorsque nous réalisons un acte et lorsque nous regardons un autre le réaliser ».

L’exemple de la cour d’école est assez parlant. Tout parent sait en effet de quelle 43 Cimade, Centres et locaux de rétention administrative, rapport 2007, p. 3. Voir le rapport de la

Cimade : http://www.cimade.org/assets/0000/0645/Rapport_Cimade_retention.pdf44 Sur le projet de directive européenne : http://www.cimade.org/nouvelles/771-Contre-la-

generalisation-de-l-enfermement-des-migrants-en-Europe45 Mélanie Klein, « Notes on some Schizoid Mechanisms », International journal of psychoanalysis, 27,

1946, p. 99-110.

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manière les enfants transforment ce lieu en un monde illusoire commun au sein duquel se déroulent des expérimentations diverses qui participent au développement de l’enfant. Elle est un lieu construit par des identifications mutuelles. Or, comme la cour d’école, le corps social est une entité à propos de laquelle les enfants ne distinguent pas nettement les membres. Lorsque des violences se produisent dans leur quartier, le témoin se projette aisément sur la victime directe. Dans un espace théoriquement protégé, la menace pesant sur un enfant sans-papiers, pèse donc par « effet miroir » sur tous les enfants, quel que soit leur statut. Certes, tous les enfants ne réagiront pas de la même façon, et les auteurs rappellent que la réaction peut varier infiniment de l’un à l’autre, du plaisir à la terreur pathologique. Mais les témoignages recueillis, qui ne peuvent faire état que d’une maigre part des conséquences psychologiques des expulsions, montrent un effet réel sur certains enfants. Après l’épisode de la tentative d’arrestation aux abords de la maternelle de la rue Rampal à Paris en mars 2007, les enfants de l’école ont vécu un moment de tension extrême décrit dans les témoignages reproduits dans le livre. Dans les semaines qui suivent les faits, Julie (8 ans) et son amie produisent des papiers pour chaque élève d’une classe imaginaire dont elles sont les maîtresses. Une autre enfant, touchée par les gaz lacrymogènes, « croyait que c’était la guerre ». Choquée (au sens du « shellshock », terme utilisé par les médecins du premier conflit mondial, qui désigne les troubles nerveux et psychiques consécutifs aux traumatismes de guerre), elle présente un mois plus tard des crises de convulsions violentes de nature épileptique. Les auteurs ne concluent en rien sur la relation directe entre les faits et la pathologie, mais il n’est pas impensable, comme le témoignage le souligne, que les violences aient pu réveiller des souvenirs inconscients, l’enfant ayant des grands-parents nés hors de France qu’elle estime menacés aussi.

Une des qualités du livre réside notamment dans cette façon qu’il a de préserver la complexité de la situation, particulièrement lorsqu’il aborde la question épineuse du rapprochement historique entre cette chasse aux enfants et celle qui eut lieu durant l’Occupation. Le livre ne pouvait occulter cette dimension historique tant les témoignages semblent y faire fréquemment référence. Mais, outre l’affirmation légitime du mot « rafle » pour désigner les opérations d’interpellations de sans-papiers, on ne trouvera pas dans ce livre de comparatisme historique – si ce n’est à travers le témoignage de Jean, adulte, autrefois lycéen dans un établissement du quartier du Marais sous l’Occupation, qui permet de comprendre comment l’« effet miroir » a joué sur l’adolescent. Constatant la manière dont, de jour en jour, sa classe se vidait de ses élèves juifs, l’adolescent au nom tchèque craignait pour son propre avenir, s’enfermant dans un sentiment de culpabilité et d’impuissance.

Ce type de situations ne joue pas seulement sur les enfants. Dans une école peu concernée par la question, on adapte tout de même les pratiques face à la menace potentielle. Si la police ne peut venir chercher les élèves dans l’école sans l’accord de l’inspecteur d’académie, la priorité est de préserver l’enfant dans l’école, de lui éviter les sorties, de préférer le fondre à d’autres classes. Les parents des quartiers ne sont plus indifférents à la présence policière et deviennent craintifs. Les auteurs avancent finalement plusieurs questionnements. La population peut-elle s’habituer à ce type d’évolution par un refoulement actif lourd de conséquences ? Les enfants de ces établissements subissent-ils une forme d’éducation à la passivité destinée à les « vacciner » progressivement contre tout désir de réaction ? C’est précisément contre cette tendance que le livre est écrit.

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Une forme du nouveau militantisme

Un des mérites de ce livre est d’évoquer, à travers cette notion d’« effet miroir », l’émergence d’une nouvelle forme de militance qui dépend directement de son objet. Il offre aussi une grille de lecture originale qui propose une forme de conciliation entre l’interprétation psychanalytique et l’action politique, cette dernière étant souvent passée au crible du narcissisme dans les milieux « psy ». Les auteurs interrogent donc le caractère existentiel de l’engagement dans le réseau à partir d’une déclaration de principe critique : « Les idées qui motivent l’engagement doivent être systématiquement mises à l’épreuve de la complexité et des faits. »

Pourquoi est-on solidaire ? Par narcissisme, en raison de la sensation de puissance que donne le passage du citoyen spectateur au citoyen acteur, ou bien est-on solidaire en raison de la réalité du lien social et de sa dislocation ? Les auteurs tentent de combiner, grâce à la notion d’« effet miroir », le souci de soi et celui des autres : « Il ne s’agit pas de se centrer sur l’autre comme si notre égoïsme lui payait un impôt ; il s’agit de quelque chose de plus existentiel, de plus diffus que ce qui est en cause dans la militance classique. » Impliquée comme parent d’élève, Pia vient au réseau au moment de la création d’un comité pour soutenir une famille chinoise dont un des enfants est l’ami de son fils scolarisé en primaire. Le réveil citoyen s’opère ici par proximité et l’apprentissage politique est associé à une impression de « faire partie d’un truc » dont il est ensuite difficile de se départir. L’engagement est, pour reprendre une expression des auteurs, une forme d’« assomption », une prise en charge de l’intimité des familles dont on doit connaître la situation exacte jusque dans son aspect médical pour la défendre devant les administrations. La dimension fusionnelle que prend parfois cette assomption – il arrive que des enfants des familles sans papiers partent en vacances avec des familles du réseau – est un trait de la veille permanente rendue nécessaire par une menace elle aussi permanente. Face à des actes qui disloquent le lien social formé dans les écoles, le réseau reconstitue des liens sociaux. Les membres du réseau peuvent d’ailleurs souffrir de la disparition temporaire de ces liens, ce qui les pousse à s’investir davantage, comme le montrent quelques textes recueillis. Le réseau peut apparaître aussi comme une forme d’aide, de soulagement, de béquille face au déséquilibre émotionnel provoqué par les arrestations.

L’« effet miroir » n’est en fait pas le seul facteur qui permet d’analyser l’émergence d’un réseau de cette nature. Il faut replacer RESF dans une perspective plus longue de transformation de l’action politique dans le sillage du mouvement social de 1995 et de 2003 (contre la réforme Fillon sur les régimes de retraite). En effet, les enseignants qui forment les principaux bataillons du réseau sortent alors d’un conflit historique qui les a conduits à la défaite. Il n’est pas impensable qu’un tel réseau soit notamment le fruit d’une réorientation de l’action d’une partie des enseignants militants. Cependant, il faut clairement distinguer l’action de RESF de l’altermondialisme qui est de quelques années son aîné, puisqu’il s’agit pour les membres du réseau de « résister à une forme de société sans s’abriter derrière la promesse d’en changer ». RESF ne dit rien du monde, mais engage une lutte minoritaire concrète portant sur un secteur particulier de la population (comme d’autres le font pour les mal logés, les stagiaires, etc.), une lutte qui, « en ne parlant pas de tout le monde, parle à tout le monde ».

De manière plus générale, le livre permet de relier l’action des membres de RESF aux nouvelles formes de militantisme issues du siècle qui s’ouvre, autour de quelques points communs. Privilégier le « faire », l’action, en assurant une veille quotidienne, en étant présent aux tribunaux, en rédigeant des dossiers. Faire accéder le

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citoyen à l’expertise en prenant connaissance du droit et en le diffusant auprès des personnes concernées46. Privilégier l’échelon local à travers des collectifs, des mobilisations de quartiers et d’écoles, l’échelon national du réseau ne se transformant pas en comité centralisateur, car il est tout au plus un lieu de diffusion des outils de lutte. L’action locale permet d’ailleurs d’incarner au mieux les luttes puisqu’il s’agit ici ou là de défendre le copain de classe de son enfant, de pétitionner pour la libération de pères et de mères que l’on connaît etc. Ce mode d’organisation horizontale, renforcée par l’utilisation d’Internet, est aussi un gage d’indépendance par rapport aux autres organisations et de préservation de la diversité idéologique de ses membres.

La Chasse aux enfants est donc un petit livre fragile dont l’objectif initial a été partiellement détourné. Mais la richesse des témoignages pallie les carences de l’enquête sociologique et l’essai apporte, à partir de la notion d’« effet miroir », des éclairages sur les ressorts d’un certain renouveau militant et sur les conséquences ignorées de la politique la plus répressive en matière d’immigration.

Pour aller plus loin :

- Bibliographie et entretien avec Miguel Benasayag : http://lexnews.free.fr/philosophie.htm#benasayag

- L’activité du réseau RESF :http://www.educationsansfrontieres.org/

- Le rapport de la CIMADE : http://www.cimade.org/assets/0000/0645/Rapport_Cimade_retention.pdf

46 RESF commence son action par l’édition d’un guide Jeunes scolarisés sans papiers : régularisation mode d’emploi, 2007 : http://www.educationsansfrontieres.org/?article20#download).

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Livres & études | Société

Essai contre le don

par Pascal SÉVÉRAC

Texte paru dans laviedesidees.fr le 26 mars 2008.

Essai contre le don : en utilisant le concept spinoziste de conatus pour analyser la structure intéressée de toutes les figures du don, F. Lordon nous offre une belle alliance de philosophie et de sciences sociales. Grâce au conatus, le don apparaît comme la fiction d’un désintéressement, intéressé en vérité à conjurer la violence originaire des rapports humains. Mais le conatus, tel qu’il est déployé dans la philosophie de Spinoza, ne définit-il qu’une anthropologie guerrière ?

Recensé : Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste. La découverte, 2006, 235 p., 23 euros.

La philosophie spinoziste fait depuis quelques années l’objet d’un vif intérêt, non seulement dans la sphère restreinte de l’histoire de la philosophie, mais aussi, plus largement, dans des champs disciplinaires proches ou éloignés : dans le domaine de la philosophie de l’esprit (autour du fameux mind-body problem), dans le domaine de la psychothérapie (psychanalyse, psychomotricité, pédopsychiatrie…), dans le domaine de la biologie (avec les réflexions de neurobiologistes comme J.-P. Changeux en France ou

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A. R. Damasio aux Etats-Unis), dans le domaine des sciences humaines enfin, et en particulier des sciences sociales47. S’agit-il d’une simple mode ? Il est en tout cas des travaux qui ne trompent pas : le livre de Frédéric Lordon est de ceux-là, par la pertinence de son utilisation des idées spinozistes, par la précision de ses références au texte de Spinoza – en l’occurrence à son ouvrage maître, l’Ethique, achevée en 1675. Le projet général de Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS, membre du Bureau d’économie théorique et appliquée, est d’élaborer un programme de recherche qui envisage la possibilité de sciences sociales spinozistes : L’intérêt souverain en constitue une étape importante. Non pas la première étape, car Spinoza était déjà la référence centrale de plusieurs de ses articles, et d’un ouvrage sur le capitalisme financier, La politique du capital (Odile Jacob, 2002) ; mais sans aucun doute une étape décisive, en ce qu’elle fait du concept spinoziste de conatus le principe fondamental d’intelligibilité des relations sociales.

Le conatus comme intérêt à soi-même

Qu’est-ce que le conatus chez Spinoza, et en quoi son importation dans les sciences sociales est-elle pertinente ? Le conatus désigne chez Spinoza l’effort que fait chaque chose dans la mesure de sa puissance, pour persévérer dans son être. Frédéric Lordon lit le conatus dans le sens de l’intérêt que chacun prend à soi-même : « si le conatus est effort, il est aussi fondamentalement intérêt – l’intérêt de la persévérance dans l’être, c’est-à-dire du maintien dans l’existence et dans l’activité. Le conatus est l’intérêt à effectuer ses puissances et à les augmenter. Il est intérêt parce qu’il est l’expression d’une chose impliquée dans son existence même »48. Inutile, comme le précise F. Lordon, d’expliquer ce conatus à partir de l’ontologie de l’activité causale que déploie la première partie de l’Ethique : retenons simplement qu’il peut servir de principe premier à une anthropologie des sciences sociales, et que cette « conation » essentielle qui caractérise chaque chose, et donc chaque individu humain, ou même chaque groupe humain suffisamment soudé pour constituer comme un individu, est un principe de détermination causale, rendant raison des activités multiples et variées d’affirmation de sa propre puissance d’agir et de penser. Parmi ces activités, F. Lordon, dans le premier chapitre de son ouvrage (« Le problème des choses ») en distingue une, qui est logiquement première : l’activité de « pronation », de prise directe – et la plupart du temps violente – sur les choses. Prendre est l’acte premier par lequel s’affirme la puissance égocentrée de chaque conatus : prendre les choses matérielles pour se nourrir, pour se protéger, pour se conserver. On voit dès lors sous quel horizon se déploient les relations inter-individuelles : si de la conation essentielle dérive la pronation caractérisant chaque existence, c’est sur la scène agonistique des rapports de force, et de la violence avant tout physique, que les conatus se rencontrent et partant se combattent. Mais alors, comment comprendre dans cette perspective l’activité qui paraît comme l’envers de la pronation, tant elle paraît pacifique et altruiste : l’activité de donation ?

L’utilité du don

C’est à cette question centrale qu’est consacré tout l’ouvrage de F. Lordon : le conatus y a une fonction essentielle, montrer en quel sens même le don, dans ses

47 Vient de paraître un recueil d’articles, introduit par une riche préface, sous la direction de Yves Citton et Frédéric Lordon : Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Editions Amsterdam, 2008.

48 p. 34.

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diverses configurations, est l’expression de l’intérêt que chacun prend d’abord à soi-même. L’usage du conatus comme principe d’intelligibilité du monde social permet du coup de marquer sa distance non seulement avec la théorie du choix rationnel, tirée de la science économique utilitariste, largement dominante dans les sciences sociales, mais surtout avec le courant sociologique qui lui fait face et qui, prenant appui sur la pensée de Marcel Mauss, s’est incarné dans une école de pensée éponyme, le Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, le MAUSS, mené notamment par A. Caillé et J. Godbout. D’un côté, F. Lordon, qui se reconnaît dans l’école dite de la régulation, rejette la fiction de l’homo œconomicus, c’est-à-dire d’un sujet égoïste et calculateur, maître de ses décisions et des mobiles qui les justifie : certes, une telle fiction affirme le caractère intéressé de tout choix, mais la conception de l’intérêt qu’elle sollicite est trop réductrice – intérêt transparent à lui-même, envisagé toujours rationnellement, de manière froide et maîtrisée. Cependant, la véritable cible de l’ouvrage de F. Lordon n’est pas celle-ci ; c’est de l’autre côté qu’il faut se tourner, du côté de ceux qui imaginent des relations sociales « vraies », entre des donateurs altruistes plutôt que des calculateurs égoïstes, œuvrant à une société de solidarité plutôt que de marché : car si l’homo œconomicus est une fiction qui ne prend pas en compte toute la charge passionnelle du conatus, qui en vérité ne raisonne que sous l’affect, la fiction de l’homo donator quant à elle, après avoir comme la première réduit l’intérêt au calcul conscient et méthodique, se présente comme une dénégation pure et simple de ce qui est – selon F. Lordon – au principe du don : l’intérêt lui-même, qui justement ne s’avoue pas comme tel.

Il n’est bien évidemment pas question de reprocher à ceux qui donnent d’enchanter leur geste en croyant, ou en faisant croire, au désintéressement des relations qu’ils tissent avec autrui ; mais il est plus étonnant de voir une école de pensée succomber, selon l’auteur, aux sirènes de la wishfull thinking, en estimant que ces relations sont effectivement telles que les acteurs souvent se les représentent. F. Lordon va chercher dans M. Mauss lui-même les premiers arguments pour contester cette position théorique : certes, le don demeure pour l’anthropologue ce roc de la morale éternelle49 ; mais il affirme également qu’ « au fond, de même que ces dons ne sont pas libres, ils ne sont pas réellement désintéressés »50. L’intérêt que vise l’institution du don/contre-don analysée par Mauss et Sahlins est avant tout un intérêt pour la paix : ainsi, chez les Trobriands, comme le rappelle F. Lordon dans son deuxième chapitre (« L’économie : dangereuse et ignoble »), le kula, échange cérémoniel mettant en relation des groupes par la médiation de leur chef, vient pacifier la violence brute de l’échange marchand, le gimwali, face-à-face entre deux individus mus par l’âpreté au gain, et dont l’échange « ne se distingue pas significativement de la prise sauvage »51. Le don/contre-don comme refoulement et sublimation du donnant-donnant : le kula déplace le gimwali à la marge du groupe, et ainsi domestique l’activité de pronation, en substituant à la centralité de la chose matérielle à acquérir l’obtention symbolique de prestige. L’échange cérémoniel demeure agonistique, puisqu’il s’agit par le don d’écraser le rival ; mais cette compétition réglée civilise les conatus, en les détournant vers des profits d’honneur.

F. Lordon distingue, à la fin du chapitre 2, « trois configurations historiques du “prendre” » : l’échange symbolique, qui vise à la perpétuation des relations sociales par l’alliance, et n’autorise le « prendre » que sous la forme du « recevoir » ; l’échange marchand, qui est au plus près de la pronation directe et brutale, même s’il requiert des

49 Essai sur le don, « Conclusions de morale », PUF, « Quadrige », p. 263-264.50 Op. cit., p. 268. Cité par Lordon, p. 96.51 Lordon, p. 78.

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médiations institutionnelles (la monnaie, le droit…) ; et enfin une figure intermédiaire de l’échange qui, associant les deux premiers, se caractérise par une individualisation et une moralisation des rapports entre donateur et donataire. Le don/contre-don détournait la violence physique vers une violence symbolique, plus pacificatrice ; désormais, par la morale du désintéressement, sont intériorisés un discours et une pratique qui voilent la violence originaire des conatus jusque dans les intentions de la conscience individuelle. Les chapitres 3 et 4 sont alors consacrés à l’examen de ce dernier type d’échange. Dans le chapitre 3 (« Les jeux de l’intérêt »), F. Lordon se démarque de la lecture que propose Bartolomé Clavéro du don52 : celui-ci nomme antidora la pratique du contre-don conçue, à partir du Moyen Age, en réaction à l’usure, trop visiblement intéressée. L’argent doit être prêté non par calcul mais par amitié ; il doit être rendu non par obligation juridique mais morale – l’antidora relevant d’une morale de l’honneur et de la gratitude, et le surplus éventuellement accordé au donateur par le récipiendaire étant nommé bénéfice, c’est-à-dire originairement bienfait (beneficium) rendu par grâce.

De cette première figure de dénégation collective destinée à recouvrir les échanges intéressés du voile pudique de l’amitié pure, F. Lordon approfondit la logique par l’étude, dans le chapitre 4, « La tragi-comédie des bienfaits », de la doctrine des bienfaits élaborée quelques siècles plus tôt par Sénèque. Pourquoi « tragi-comédie » ? Il s’agit là d’une comédie sociale car, à travers l’hypocrisie de la reconnaissance, qui consiste à « payer d’affect » le donateur, tout est fait pour adoucir la violence symbolique du recouvrement de dettes (l’exaction). Contre l’ingratitude, Sénèque élabore une morale pour le donateur et le donataire ; mais ce faisant, il se montre sensible à ce qui menace de l’intérieur les rapports sociaux : « on peut donc parfois rire du bienfait mais ce contre quoi il tente de se battre n’est pas drôle. Ce que Sénèque veut tenir au loin, c’est le déchaînement des conatus pronateurs, cet état de catastrophe du social […]. Derrière la première obsession, qu’on aurait pu trouver superficielle, de l’ingratitude, il y en a une seconde, autrement plus profonde, celle du chaos social »53 – la comédie comme antidote au tragique de la situation.

Le conatus, force antisociale ?

Par cette insistance sur la rémanence du conflit dans le rapport social, le propos de l’auteur est encore plus spinoziste qu’il ne le dit. Spinoza en effet l’affirmait à sa manière, lorsque dans l’une de ses lettres, il définissait ainsi sa différence avec Hobbes : pour moi, il n’y a pas rupture, mais continuité entre l’état de nature et l’état social. Mieux : il y a continuation, persévérance, de l’état de nature à même l’état social. Ce qui signifie, puisque prévaut dans l’état de nature le droit de guerre, c’est-à-dire le conflit des puissances, que la société ne rompt jamais avec cette espèce de « guerre silencieuse », pour employer un mot de Foucault54, qui caractérise les rencontres passionnelles entre les hommes. Les institutions diverses du monde social (comme la morale ou le droit) ne mettent pas fin aux logiques passionnelles à travers lesquelles s’affirme la puissance de chaque conatus ; elles les expriment de telle sorte que les hommes parviennent plus à se convenir qu’à s’opposer. Les consensus qui forment les communautés ne naissent donc pas moins des affects que les dissensus : une norme, morale ou politique, n’est suivie que par crainte des châtiments qu’encourt la désobéissance, ou par espoir des récompenses que promet l’obéissance. Mais alors, si 52 B. Clavéro, La grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne, Albin Michel, 1996.53 p. 145.54 « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, Seuil/Gallimard, 1997, p. 16. Idée que

Foucault exprime également en renversant la célèbre formule de Clausewitz : la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens.

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les consensus comme les dissensus sont affectifs, si le droit positif comme le droit naturel sont des expressions avant tout passionnelles de la puissance de la multitude, on ne saurait réduire le conatus – comme l’auteur le fait parfois pourtant – à une « force fondamentalement antisociale »55. Une telle réduction reviendrait à flirter avec une conception qui devrait peut-être plus à Hobbes qu’à Spinoza : ce serait penser la nature humaine comme ce qui nécessairement nous divise et jamais ne peut nous unir ; ce serait penser l’artifice pacificateur du pouvoir du Léviathan comme l’envers de la puissance de division des passions naturelles. Chez Spinoza, la nature des hommes, c’est-à-dire la logique affective des conatus, ne conduit pas seulement au conflit : elle mène aussi à des concordes, à des unions, passionnelles souvent, rationnelles parfois. L’une des grandes difficultés de la pensée spinoziste, qui est aussi l’un des grands foyers d’interprétation de cette pensée aujourd’hui, est de saisir alors cette double articulation entre désunions et unions passionnelles d’une part, et entre compositions passionnelles et possibilité de leur rationalisation d’autre part.

Frédéric Lordon, cependant, n’est pas aveugle à ces problèmes, qu’il aborde à sa façon lorsqu’il entreprend la critique de la morale du désintéressement dans les deux derniers chapitres de son ouvrage (chapitres 5 : « Conatus, interesse, timesis » et chapitre 6 : « Structures sociales et structures mentales de l’intérêt au désintéressement »). Cette critique convoque notamment la proposition 27 de la partie III de l’Ethique, qui porte sur l’imitation des affects : lorsque nous imaginons, dit Spinoza, qu’une chose semblable à nous, à l’égard de laquelle nous n’éprouvons aucun affect, est touchée par un certain affect, nous sommes alors déterminés à éprouver un affect semblable. Cette contagion des affects explique notamment le don charitable, qui provient non pas d’un élan de pur altruisme, mais de phénomènes passionnels qui dérivent directement de l’effort que chacun fait pour persévérer dans son être. Elle naît par exemple de la pitié, par laquelle nous éprouvons la tristesse que nous imaginons autrui éprouver, et qui nous pousse à la chasser – en autrui comme en nous-mêmes, en autrui parce qu’en nous-même. Le conatus affecté est un effort pour détruire toutes nos diminutions de puissance (nos tristesses) et conserver toutes nos augmentations de puissance (nos joies). Mais à cette forme passive de la bienveillance s’ajoute, comme le montre F. Lordon, une forme active : car il existe une véritable générosité, rationnelle, qui n’est autre qu’un intérêt à soi-même bien compris. A l’illusion d’une générosité désintéressée, il oppose les intérêts d’une générosité rationnelle. Le spinozisme est pour lui est un « utilitarisme de la puissance »56, qui ne nie pas la réalité du don, mais distingue un « don de servitude », qui n’est qu’un marché de dupes, d’un « don de fortitude »57, fondé sur l’idée qu’il n’y a rien de plus utile à l’homme que l’homme. Être autant que possible utile aux autres pour l’unique et bonne raison d’être le plus utile à soi, telle est la perspective éthique de la philosophie spinoziste. Il serait d’ailleurs intéressant de confronter cette finalité éthique avec celle du stoïcisme, que l’auteur évoque peu lorsqu’il examine la théorie des bienfaits de Sénèque : n’y a-t-il pas également dans cette conception de l’usage réglé du bienfait la recherche d’une certaine coïncidence à soi-même ? La distinction entre d’une part ce qui relève de notre propre liberté et qui seul doit être recherché (l’accord avec autrui pour être en accord avec soi) et d’autre part ce qui est certes préférable mais jamais ne dépend vraiment de nous (la gloire, la reconnaissance) ne fonde-t-elle pas l’éthique stoïcienne des bienfaits ? Il y aurait là quelques pistes de discussion à ouvrir.

Reste toutefois, comme le montre l’auteur, que la plupart des activités donatrices

55 p. 83.56 p. 158.57 p. 157.

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relèvent de mouvements passionnels plutôt que rationnels, en quête de profits de moralité qui tiennent le plus souvent au contentement obtenu par l’approbation du groupe. Comme le rappelle l’auteur à la suite de Bourdieu, « la reconnaissance du groupe va d’abord à ceux qui reconnaissent le groupe »58 : le conatus individuel participe d’un conatus collectif, d’un effort de persévérance du groupe qui nous permet d’interpréter le don moral à sa juste mesure : ce don unilatéral (sans attente de retour) est non pas la scène où disparaît le public pour faire triompher l’intention pure, comme le pense par exemple M. Hénaff59 ; mais le résultat d’un travail d’intériorisation des exigences de la société en une conscience morale individuelle. « La coïncidence du payé et du payeur n’est possible que par le branchement de son petit circuit de paiement sur la grande banque centrale du collectif moral. Et les affects de contentement dont il se rémunère en apparence lui-même ont en fait pour condition d’être tirés sur une ligne de crédit abondée par le groupe comme pool de ressources affectives. Le groupe oublié ou passé sous silence, la conscience morale peut se raconter tous les mensonges de l’autonomie et se donner toutes les fausses impressions de la souveraineté judiciaire. Ou bien se contenter de baigner sans autre interrogation dans la félicité des affects joyeux »60.

Qu’il s’agisse de don de pacification (don cérémoniel), de don de coopération (don de sociation) ou de don unilatéral (don de charité), la structure qui se déploie dans l’histoire du don est pour Frédéric Lordon toujours identique : il s’agit d’intéresser le conatus individuel au désintéressement, de le plier aux normes d’un conatus social par un processus qui équivaut – pour reprendre le vocabulaire d’une certaine veine psychanalytique qui irrigue tout l’ouvrage – à une « sublimation » de la violence pronatrice originaire et à une « dénégation » des profits de prestige, extériorisé ou intériorisé. Ce processus, plus que d’une décision individuelle ou collective, relève d’un « procès sans sujet » : il se manifeste, en chaque individu, par une forme mentale de sens pratique, de timesis dit l’auteur, qui est aptitude à apprécier ce qu’il faut donner, recevoir et rendre, et comment il faut le faire, sans avoir à le mesurer. Ainsi est mise au jour, par cette anthropologie spinoziste du don, une rationalité collective sans calcul rationnel : un procès de civilisation du groupe par lui-même.

58 p. 82.59 Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Seuil 2002.60 p. 189-190.

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Livres & études | Société

L’efficacité économique peut-ellejustifier l’augmentation des droits de succession?

par Luc ARRONDEL & André MASSON

Texte paru dans laviedesidees.fr le 17 juin 2008.

Comment inciter les ménages seniors qui en ont les moyens à transmettre plus rapidement leur patrimoine à leurs enfants ou petits-enfants ? La voie naturelle, selon les économistes Luc Arrondel et André Masson, consiste à donner l’avantage aux transferts entre vifs, aides ou donations, en accroissant l'impôt sur les héritages.

À paraître dans La question de l'intergénérationnel, sous la direction de A. Quéniart et R. Hurtubise, Éditions EHESP, Collection « Lien social et Politiques ».

Dans les années récentes, une série de mesures ont été introduites en France pour limiter l'impôt sur les transmissions patrimoniales : donations Sarkozy en 2004, réforme du Code Civil en 2006, loi TEPA (pour le travail, l'emploi, et le pouvoir d'achat) en

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2007. D'inspiration plutôt libérale, les objectifs déclarés visaient à améliorer l'efficacité économique, qu'il s'agisse de relancer ou soutenir la consommation des ménages, et plus particulièrement de contrebalancer l'écart grandissant entre les niveaux de vie des générations jeunes et âgées, mais aussi d'inciter les classes moyennes à l'effort et à l'investissement en faisant monter à 95 % la part des successions familiales exonérées. La contrepartie de telles mesures se situerait au plan de l'équité : l'impôt sur l'héritage se justifie le plus souvent par le désir de limiter la reproduction des inégalités d'une génération à la suivante, entre les jeunes bien-nés et les autres (section 1).

Notre thèse est que cette logique d'allégement fiscal, en vue d'accélérer la circulation du patrimoine aux enfants et petits-enfants, a atteint ses limites. Si l'on entend encore miser sur la famille pour « fluidifier des retours patrimoniaux » vers les nouvelles générations d'importance considérable, la solution appropriée consisterait au contraire à augmenter sensiblement l'impôt sur l'héritage. Certes fort impopulaire dans notre pays, la mesure ne serait plus motivée, comme naguère, par des considérations d'équité mais bien par un souci d'efficacité économique : en substance, l'argument est qu'un impôt sur les seules successions plus lourd et plus progressif redonnerait un avantage fiscal aux donations et autres transferts inter vivos, avantage relatif aujourd'hui en voie de disparition… sauf à subventionner ces transferts. Or nous savons :

- que les ménages seniors français sont nombreux à disposer des moyens financiers requis pour procéder à ces transmissions avancées (section 2) ;

- qu'ils réagissent à ces avantages relatifs en augmentant de manière sensible les donations à leurs enfants (section 3) ;

- et que des réceptions précoces, en desserrant les contraintes de liquidité, s'avèrent faciliter de manière significative les projets des enfants bénéficiaires concernant aussi bien l'acquisition de leur logement, la création d'entreprise, etc. alors que l'âge moyen de l'héritage est aujourd'hui de près de 50 ans (section 4).

Comment assurer enfin l'utilité sociale de ces retours patrimoniaux plus fluides, qui présentent toujours l'inconvénient de bénéficier à des enfants déjà favorisés lorsqu'ils s'effectuent par le canal de la famille ? L'idée serait de permettre aux parents les plus aisés d'échapper par une autre voie que familiale à l'impôt successoral, en favorisant les dons (ou legs) caritatifs à des œuvres ou fondations dûment répertoriées ; ce qui supposerait d'accroître la liberté de tester hors de la famille dans notre pays (section 5). Au total, le dispositif fiscal et législatif proposé aurait un statut hybride au plan sociopolitique, déployant un mixte de mesures aussi bien « libérales », « conservatrices » que « social-démocrates » (conclusion).

1. État des lieux : constats et controverses

Donations et héritages : les réformes récentes en France et leurs objectifs

En France, les descendants en ligne directe (enfants ou enfants représentés) sont héritiers réservataires. Cette part du patrimoine « réservée » dépend du nombre d'enfants : pour un héritier il s'agit de la moitié, pour deux héritiers les deux tiers, les trois quarts pour trois et plus. Le solde constitue la « quotité disponible » que l'on peut allouer librement par testament. Si la succession se fait ab intestat, les héritiers se la

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répartiront également. Cette notion de réserve, héritée du droit romain, tranche avec les règles de succession en vigueur dans les pays anglo-saxons où les parents ont la liberté de tester.

Dans son programme économique, le candidat Sarkozy déclarait : « Je veux que 95 % des Français soient exonérés des droits de succession. Quand on a travaillé toute sa vie et qu'on a créé un patrimoine, on doit pouvoir le laisser en franchise d'impôt à ses enfants ».

La loi du 21 août 2007 dite « en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat » (dite loi TEPA) a répondu grandement à cette proposition.

On sait que les droits de succession sont calculés sur la part héritée en fonction du montant reçu et du lien de parenté, et qu'il existe en outre des abattements pour certains héritiers. Dans le cas des enfants, la loi TEPA a fait passer cet abattement de 50 000 € en 2006 à 150 000 €. Les droits de succession en faveur du conjoint survivant ont été totalement exonérés (l'abattement préalable n'était que de 76 000 €). Le nouveau barème de l'impôt, sensiblement allégé, conduit par exemple à un taux marginal maximum de 40 % au-delà seulement de 1 722 105 euros pour les époux ou en ligne directe.

S'agissant des donations en ligne directe, chaque parent peut désormais verser en franchise de droit jusqu'à 150 000 € (contre 50 000 € en 2006), par bénéficiaire, tous les six ans : autrement dit, les donations inférieures à ce seuil et précédant un décès de plus de six ans ne sont pas rapportées à la succession pour le calcul des droits61. D'autres avantages fiscaux liés aux donations ont été adaptés à l'allongement de la vie : réduction de droits de 50 % lorsque le donateur à moins de 70 ans, de 30 % entre 70 et 80 ans.

La loi TEPA prévoit enfin des réductions d'impôts (75 % dans la limite de 50 000 euros) pour les assujettis à l'ISF effectuant des dons aux établissements publics et privés de recherche, aux fondations reconnues d'utilité publique et aux entreprises, associations, ateliers et chantier d'insertion.

Ces mesures d'allègement fiscal des transmissions ne constituaient qu'une partie de la loi TEPA, dispositif plus vaste à vocation plutôt libérale : favoriser l'emploi, l'innovation et la croissance économique et relancer la demande, en diminuant les charges sociales et les prélèvements obligatoires. Mais elles avaient aussi pour objectif spécifique de réduire le déséquilibre intergénérationnel. Citons encore le candidat Sarkozy : « la vie est mal faite : quand on est plus âgé, on a moins de besoins et plus de revenus [et de biens]. Quand on est jeune, on a beaucoup de besoins et peu de revenus. Je crois à la mobilité du capital, du patrimoine. Le problème de la France, c'est qu'on hérite trop tard. »

61 À titre d'exemple, des parents ayant trois enfants et voulant profiter de ces dispositions, pourraient transmettre chacun 450 000 € tous les six ans en franchise de droits. Néanmoins, cette exonération fiscale ne dispense pas du report de ces donations à la succession pour le calcul de la réserve.

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Un écart grandissant entre le niveau de vie des adultes jeunes et plus âgés

En France, tout particulièrement, on a assisté, sur les trente dernières années, à une dégradation relative, sinon absolue, du sort des jeunes adultes en phase d'insertion : dévalorisation des diplômes, stagnation du salaire d'embauche, difficulté d'accès à l'emploi avec un chômage élevé et la multiplication des emplois précaires. Les nouvelles générations semblent regarder passer le tapis roulant d'une croissance, même réduite, sur lequel se trouvent leurs aînés, et vivre les phases cruciales de l'existence au ralenti, tout leur arrivant avec retard : l'indépendance, l'entrée sur le marché du travail, la carrière professionnelle, l'accession à la propriété du logement, la mise en couple, les enfants, l'héritage… sans compter une retraite éventuellement différée. Après la situation euphorique des trente glorieuses, ce revirement a alimenté les débats sur la fin de l'équité générationnelle et la rupture du « pacte générationnel » : l'enjeu est de savoir si les difficultés rencontrées par les jeunes correspondent seulement à un mauvais moment à passer et à des retards temporaires, ou s'il faut craindre que les problèmes subis et les retards accumulés ne deviennent irréversibles, bouchant l'avenir des moins favorisés tout au long de leur existence.

Si elle interpelle surtout le fonctionnement des marchés, cette situation des jeunes Français apparaît d'autant plus préoccupante que l'État semble peu y remédier, consacrant ses dépenses les plus importantes, en constante augmentation, pour les plus âgés (santé, retraite) : ainsi s'explique pour une large part l'amélioration sans précédent de la situation des retraités et l'existence d'un fossé grandissant entre jeunes et vieux un phénomène en complète rupture avec la tendance lourde qui prévalait jusque-là. Mais le plus préoccupant tiendrait à l'envolée mal contrôlée de ces transferts ascendants en raison notamment du vieillissement de la population, ce qui soulève la question de la viabilité des politiques de redistribution : l'État pourra-t-il tenir ses engagements vis-à-vis des retraités actuels et futurs sans trop augmenter les cotisations sociales en chargeant la barque déjà lourde des jeunes générations ?

Trois pensées du social, trois solutions

Ce diagnostic relatif au déséquilibre intergénérationnel, particulièrement accusé dans le cas français, est sujet à controverses quant à son ampleur, à ses causes ou à sa durée. Mais surtout, les solutions pour y remédier diffèrent largement. Pour faire court, on peut s'inspirer en partie de la trilogie proposée par Esping-Andersen (1999), opposant trois « mondes » de l'État-providence, « libéral », « conservateur » et « social-démocrate », ou mieux trois visions du monde social. En effet, si le sociologue danois cherche d'abord à élaborer une typologie idéale des régimes européens en distinguant trois zones géographiques respectivement anglo-saxonne, continentale ou méditerranéenne, et scandinave , nous utiliserons ici la trilogie plutôt comme une opposition de pensées philosophiques ou de paradigmes, fondés sur des a priori ou postulats « métaphysiques » incompatibles (cf. Masson, 2006b et 2007).

La pensée « libérale » croit aux marchés dont le fonctionnement serait entravé par les charges sociales et les freins à l'innovation. Pour remédier au déséquilibre intergénérationnel, elle entend donc réduire la taille de l'État-providence en diminuant de manière sensible les transferts publics ascendants, notamment les retraites,

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remplacées pour partie par des fonds de pension privés, et la dette publique qui pèse sur les nouvelles générations. Les dépenses subsistantes seraient réorientées vers les jeunes (éducation, formation) du moins les jeunes « méritants » dans un souci d'égalité des chances et de priorité à l'investissement.

La pensée « sociale-démocrate » croit, elle, que l'État doit accorder des droits sociaux élevés à tout citoyen et procéder à des redistributions égalisatrices. Pour remédier au déséquilibre entre jeunes et Seniors, elle ne fait pas confiance aux solidarités familiales et aux transferts patrimoniaux, jugés insuffisants, inégalitaires, et source de dépendance. Elle préférera ponctionner les Seniors riches en augmentant l'impôt sur la fortune et les prélèvements qui touchent les retraités (CSG), et diminuer les transferts monétaires, allocations familiales et surtout pensions, au profit de services collectifs à la personne supposés plus efficaces et équitables. Et les priorités de l'État-providence seraient réorientées vers les « nouveaux risques » jeunes non qualifiés, familles monoparentales, jeunes parents… ainsi que vers les dépenses « actives » d'investissement (éducation, formation professionnelle).

La pensée conservatrice croit, au contraire, aux vertus des solidarités familiales intergénérationnelles et à l'altruisme parental62, et n’accorde qu'une confiance limitée aux marchés (de l'épargne ou de l'assurance vie) pour satisfaire les besoins des plus âgés. En conséquence, elle milite pour des pensions publiques élevées et prône un partage complémentaire des rôles entre la famille et l'État, la première s'occupant d'abord des plus jeunes (éducation, aides diverses) et le second des plus âgés (santé, retraite). Pour remédier au déséquilibre générationnel, elle voudra donc développer les politiques incitatives visant à augmenter et/ou à accélérer des retours patrimoniaux via la famille, qu'elle pare de toutes les vertus.

2. Des Seniors bien lotis (du grain à moudre pour les retours familiaux)

Comment contrebalancer l'écart grandissant entre les niveaux de vie des ménages jeunes et âgés ? Dans ce qui suit, notre propos n'est pas d'envisager comment on pourrait, au nom d'une plus grande équité générationnelle, endiguer la dérive des transferts publics ascendants ce que voudrait notamment une logique « libérale ». Il est au départ de miser sur les retours familiaux vers les nouvelles générations problématique plutôt « conservatrice » et surtout opposée à la pensée « sociale-démocrate ». Dans cette optique, il importe tout d'abord d'apprécier l'importance quantitative potentielle d'un tel rééquilibrage, en comparant les masses en présence, transferts publics et familiaux.

Aujourd'hui les personnes âgées de 60 ans et plus, qui constituent le cinquième de la population, perçoivent chaque année, en transferts de retraite ou de santé, près de 19 % du revenu national, soit davantage que l'ensemble des autres classes d'âge en dépenses de santé, éducation, allocations familiales, minima sociaux, chômage, etc. Les

62 Altruisme parental au sens économique : les parents se soucient du bien-être de leur progéniture. Dans les variantes les plus familialistes, les parents sont ainsi supposés constamment savoir, vouloir et faire ce qu'il y a de mieux pour leurs enfants (en terme d'éducation, d'aides ou de transferts patrimoniaux).

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flux présentent une asymétrie très prononcée, inverse des transferts publics, et pour prendre un seul exemple, les aides financières sont au total 10 fois plus importantes vers l'aval (les seniors) que vers l'amont (enfants et petits-enfants). Les retours familiaux aides, donations et héritages ne représentent au total qu'un peu plus du quart (5,5 % du PIB) des transferts publics dont bénéficient les plus de 60 ans (19 %) ; et ils se font déjà plus souvent avant le décès, les flux inter vivos (aides et donations) dépassant aujourd'hui les héritages

Il faut alors se demander s'il existe vraiment du « grain à moudre » pour augmenter ces retours familiaux : une fraction significative des ménages seniors, parmi les plus aisés, pourrait-elle donner davantage, du temps de leur vivant, à leurs enfants, i. e. aurait-elle assez de patrimoine pour en aliéner sans dommage une partie ? Il semble que ce serait particulièrement le cas en France, pour plusieurs raisons.

On entend souvent affirmer qu'il y aurait trop d'épargne dans notre pays (en tête des pays européens avec l'Allemagne et l'Italie). À vrai dire, elle est surtout mal répartie, étant en moyenne trop concentrée au sein des classes d'âge de 50 à 70 ans et même au-delà , avec cependant de fortes disparités au sein même de ces âges seniors : certains semblent avoir accumulé trop peu63 ; mais nombre d'autres ménages épargneraient « trop », possédant à âge élevé des patrimoines toujours plus considérables, bien supérieurs en moyenne à ce que l'on observe dans d'autres pays développés (en dépit d'un système de protection sociale jugé plutôt généreux à l'échelle internationale), et beaucoup trop élevés pour leur propre consommation des vieux jours. Une part de cette accumulation peut assurément provenir de l'épargne de précaution face aux interrogations que suscitent l'avenir des retraites et de l'assurance-maladie ; mais une part seulement, et il serait probablement vain d'invoquer une inquiétude plus forte qu'ailleurs de nos compatriotes pour justifier les écarts observés avec l'étranger (cf. Arrondel et Masson, 2007b).

Bref, sous l'hypothèse (certes exigeante) que les systèmes de retraite et de santé bénéficient en France d'une visibilité et d'une viabilité minimales, il y aurait donc les munitions requises pour augmenter et/ou accélérer les retours familiaux. Et il y aurait aussi des raisons légitimes pour le faire, particulières à notre pays les difficultés d'insertion ou d'épargne des jeunes ménages ou liées à l'allongement général de l'espérance de vie. L'héritage est en effet reçu de plus en plus tardivement : de 1984 à 2000, selon les statistiques de la DGI, l'âge moyen au décès a ainsi augmenté de 5 ans et celui des héritiers a suivi la même évolution on hérite aujourd'hui de ces parents en moyenne à 47 ans.64

Le graphique 1 présente pour 2004 les patrimoines bruts médians (plus représentatifs) des différentes cohortes relativement à la richesse médiane sur l'ensemble de la population. Les ménages âgés de 50 à 60 ans disposent de la richesse la plus

63 En France, comme dans la plupart des pays développés, près d'un quart des ménages n'épargnent pas assez pour leurs vieux jours, compte tenu de leurs droits à la retraite ; aussi leur consommation paraît-elle enregistrer une chute sensible au passage à l'inactivité (Arrondel et Masson, 2007b).

64 Les familles françaises auraient déjà fait des efforts pour compenser ce retard en avançant les transferts : l'âge moyen des donateurs a moins augmenté au cours de la période et, différence d'âge intergénérationnelle aidant, l'âge moyen des donataires a même diminué, de 39 ans à 37,5 ans (Arrondel et Masson, 2007a).

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importante, supérieure de 55 % au patrimoine médian global (soit 70 000 euros environ) ; les plus de 70 ans sont encore presque au niveau de cette médiane globale, alors que les 30 à 40 ans ne sont qu'au tiers, et les moins de 30 ans quasi inexistants. Pour une part, ces écarts reflètent certes la diffusion inégale de la propriété du logement ; mais les résultats en termes de patrimoine financier médian révèlent un déséquilibre selon l'âge comparable : si les moins de 30 ans détiennent quelques avoirs financiers, représentant 40 % de la médiane globale, les 50 à 60 ans sont 70 % au dessus, et les plus de 70 ans ont encore un patrimoine médian de 45 % supérieur.

Bref, l'augmentation ou l'accélération des retours familiaux se justifierait d'autant plus, au cours de la période récente, que cette dernière s'est accompagné d'un enrichissement relatif des seniors : pour s'enrichir durant cette période, mieux valait en effet être déjà propriétaire et actionnaire, et donc avoir plus de 50 ans. La concentration des valeurs mobilières est particulièrement frappante : en 2004, les plus de 65 ans en possèdent autant que les autres classes d'âge réunies.

3. Peut-on et comment inciter à des transmissions précoces ?

Comment inciter les ménages seniors qui en ont les moyens à transmettre plus rapidement leur patrimoine à leurs enfants ou petits-enfants ? La voie naturelle consiste à avantager, par l'impôt ou la législation, les transferts entre vifs, aides ou donations, par rapport aux héritages.

Pourquoi transmet-on à ses enfants ?

Au plan théorique, l'efficacité de telles mesures dépend surtout du motif de transmission et des imperfections des marchés du capital (actifs illiquides ou indivisibles) : elle est nulle si les transmissions sont de nature accidentelle, maximale en cas d'altruisme parental. Voici quelques brefs rappels pour le lecteur non économiste.65

Le legs dit accidentel résulte d'un motif de précaution face à l'incertitude de la durée de vie conjuguée à l'imperfection des marchés de la rente viagère, i.e. du désir de se prémunir dans ces circonstances contre le risque de se retrouver âgé et sans ressources : on laisse derrière soi ce qu'on aurait autrement consommé si Dieu avait prêté une vie plus longue. Cette motivation ne donne lieu qu'à des legs post-mortem, dont le montant ne sera influencé ni par la fiscalité (au moins dans certaines marges) ni par le droit successoral. Elle concerne surtout les classes modestes et moyennes, épargnants du cycle de vie (pour la retraite et la sécurité), qui forment une proportion importante de la population mais ne détiennent qu'une part modeste de la richesse nationale. Ce modèle de comportement se concilie le mieux avec une logique « sociale-démocrate », notamment parce que la taxation des héritages y crée le moins de distorsions des comportements.

Le modèle capitaliste concerne, à l'inverse, les grosses fortunes qui ne pourraient

65 Cf. Arrondel et Masson (2006).

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être consommées en une seule vie, et dont la motivation essentielle, d'ordre patrimonial, relève d'une logique d'entreprise, d'accumulation en soi, de pouvoir économique ou de prestige social, voire même du désir de postérité. L'impact de la fiscalité sur la transmission dépendra du motif particulier de détention : les avantages accordés aux donations pourraient accélérer la passation d'entreprise mais seront sans effet sur la richesse accumulée pour le pouvoir économique. Une législation favorable aux fondations et autres œuvres caritatives pourrait séduire certaines fortunes tout en évitant les délocalisations. À l'évidence, ce modèle s'accorde le mieux avec la vision du monde « libérale » du social.

Il en va de même, mais dans une moindre mesure, du modèle de transferts dits paternalistes où le don ou l'héritage résulte simplement de la « joie de donner » en tant que telle − que ce soit aux siens ou à la société −, sans se soucier outre mesure du sort ou des besoins des bénéficiaires. Il est l'apanage de couches plutôt aisées de la population. Les montants transmis seraient en général sensibles à une fiscalité allégée ou à une liberté de tester accrue. Les donations augmenteraient, mais de manière limitée, avec les avantages différentiels qui leur seraient accordées en matière d'impôt.

Dans le modèle de Becker (1991), les transferts sont, au contraire des cas précédents, motivés par des considérations familiales : les parents, supposés altruistes envers leurs enfants, retirent un gain d'utilité de l'augmentation de bien-être potentielle de leur progéniture consécutive aux transferts accordés. Les transmissions visent ainsi à rapprocher les niveaux de vie entre parents et enfants compensation intergénérationnelle ainsi qu'entre frères et sœurs compensation intragénérationnelle : plus un enfant a des ressources propres élevées, par rapport à ses parents ou sa fratrie, moins il recevra. En outre, les transferts devraient intervenir lorsque les enfants en ont le plus besoin, sous forme d'aides ou de donations entre vifs. Les mesures avantageant fiscalement les donations ont l'efficacité maximale si ce modèle prévaut : les parents y recourront davantage plutôt que de léguer leur fortune au décès. On est bien dans le cadre le plus favorable au paradigme « conservateur » : les retours familiaux sont parés de toutes les vertus puisque motivés par l'altruisme de parents qui savent et font ce qui est le mieux pour leurs enfants.

L'expérience du passé

À l'aide de différentes sources couvrant une longue période (enquêtes patrimoniales Insee depuis 1986, statistiques de la DGI depuis 1950, etc.), mais aussi d'expériences plus récentes (donations Sarkozy), nous avons montré66 que les pratiques de transmission des ménages français répondent favorablement, à court et à long terme, aux avantages fiscaux accordés à la donation : l'efficacité des mesures fiscales incitatives a été considérable, même si elle est loin d'être aussi élevée que ne le prédit le modèle beckerien d'altruisme parental.67

Mises en place durant l'été 2004 (Loi du 9 août relative au soutien à la consommation et à l'investissement), les « donations Sarkozy » qui permettent des dons

66 Arrondel et Masson (2007a).67 Les études étrangères, américaines en particulier, aboutissent à des résultats tout à fait comparables

(cf. Arrondel et Masson, 2006).

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d'argent (aux enfants, petits-enfants, neveux ou nièces) en franchise de droits ont connu ainsi un succès indéniable68. Initialement prévue jusqu'en mai 2005 pour des dons n'excédant pas 20 000 € (par bénéficiaire et par donateur), cette mesure a été prolongée jusqu'en décembre de la même année, pour un seuil porté à 30 000 €. Destinée à « encourager les jeunes générations à consommer », elle devait pallier le fait que les enfants, supposés plus dispendieux, héritent de plus en plus tard : 42 ans en moyenne en 1984, 47 en 2000 (l'espérance de vie étant parallèlement passée de 73 à 78 ans). Ce type de donation a rencontré un public important. On a compté près de 1 600 000 d'actes enregistrés fin 2005, correspondant à un montant global de 26 milliards d'euros, soit approximativement le patrimoine transmis chaque année au décès sur la période récente.

Comme le montre le Graphique 2, cette sensibilité de la pratique des transferts entre vifs à la législation fiscale s'observe tout autant pour les donations traditionnelles dons manuels exclus69. Ainsi en 1981, le nombre de donations a augmenté de 28 % parce que les ménages anticipaient l'instauration de l'impôt sur les grandes fortunes (IGF). À l'époque courait également la rumeur d'une éventuelle suppression des réductions fiscales. La diminution du nombre de donateurs entre 1981 et 1987 correspond de même à une période où certains avantages ont été supprimés. À partir de 1992, date à laquelle les donations précédant le décès d'au moins 10 ans n'entraient plus dans le calcul des droits de succession (à condition qu'elles ne dépassent pas un montant de 300 000 francs), le nombre de donations est monté de 140 000 en 1992 à 345 000 en 2000, date où elles ont atteint un sommet ; depuis 1996, l'augmentation s'expliquerait aussi par l'élargissement des réductions fiscales aux donations vers les petits-enfants. Cette forte croissance (11 % par an en moyenne) s'est cependant interrompue en 2000, et a été suivie d'une baisse ( 8 % par an en moyenne) une inversion de tendance qui pourrait s'expliquer par un phénomène de « saturation » chez les parents susceptibles d'avancer la transmission du patrimoine en profitant de ces coups de pouce fiscal.

Une proposition iconoclaste

Un faisceau d'indices donne effectivement à penser que l'on serait arrivé en France au bout de cette logique d'incitation fiscale ou législative à des transmissions précoces : le nombre de donations diminue dans les années 2000 et le sursaut engendré par les donations Sarkozy pourrait se révéler éphémère. Qui plus est, la hausse considérable (le triplement) d'abattements identiques pour les transmissions entre vifs et au décès réduit sensiblement l'avantage relatif de la donation sur l'héritage. Si l'on considère que nombre de transferts inter vivos (aides financières, petits dons en argent, services divers) ne sont déjà ni taxés, ni même réglementés, et que les donations sont de moins en moins imposées, il n'existe plus qu'un moyen d'avantager les transmissions entre vifs à défaut de les subventionner : sans toucher à la fiscalité des donations, alourdir sensiblement la taxation des (gros) héritages.

La mesure n'est certes pas dans l'air du temps et apparaît en outre très

68 Les avantages fiscaux de ces donations étaient accordés seulement sous réserve que le donataire soit majeur ; mais ils pouvaient se cumuler avec ceux des autres donations.

69 Soumis à la même législation que les donations, le don manuel, non constaté par un écrit, s'opère par la remise de la main à la main d'un bien mobilier : argent liquide, bijoux, automobile, titres au porteur, etc.

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impopulaire dans notre pays où « toucher à l'héritage, c'est comme toucher à la famille »70. Aussi, avant de se lancer dans une réforme de ce genre, faut-il s'assurer qu'elle en vaut vraiment la peine en vérifiant déjà que des transmissions précoces améliorent véritablement, comme on peut s'y attendre, le bien-être des enfants bénéficiaires.

4. Les transmissions précoces sont-elles utiles pour leurs bénéficiaires ?

Dans un monde parfait, l'échéancier des réceptions patrimoniales aurait peu d'effet sur les comportements du bénéficiaire qui pourrait toujours emprunter au taux du marché sur ses espérances d'héritage. Dans le monde réel, le législateur comme nombre de parents donateurs entendent faciliter les projets d'insertion familiale, professionnelle, ou patrimoniale (achat d'un logement) du jeune bénéficiaire en lui mettant le pied à l'étrier.71

Les économistes distinguent en fait deux cas polaires (cf. Arrondel et Masson, 2007a). Le premier, dit « effet Carnegie », est celui où les transmissions reçues entraînent une augmentation de la seule consommation courante et peuvent par ailleurs engendrer une baisse de l'offre de travail selon une logique de rentier qui se contente de vivre sur son magot. Le cas opposé est celui où un transfert patrimonial précoce favorise au contraire en levant les contraintes de crédit ou en apportant la mise de fond nécessaire les projets d'insertion à plus longue échéance du jeune bénéficiaire : accession à la propriété, mise en ménage ou création d'une famille, obtention d'un métier stable, ou même création d'entreprise.

Les données biographiques et rétrospectives de l'enquête « Patrimoine » 2004 de l'Insee montrent que l'on se situe clairement dans le second cas, favorable aux transmissions précoces. On est même proche de la situation, idéale pour notre démonstration, où l'héritage attendu (les « espérances d'héritage ») auraient un effet négatif sur la réalisation du projet d'investissement considéré, l'héritage déjà reçu un effet plutôt positif, et les aides ou donations reçues un effet positif beaucoup plus important.

Détention et acquisition (en propre) du logement principal72

La probabilité d'être propriétaire ou accédant pour le ménage représentatif est de 59,8 %. Pour un ménage n'ayant bénéficié d'aucun transfert de la part de ses parents, cette probabilité n'est que de 53,6 %. Si le ménage a bénéficié d'une donation, la

70 Cf. Masson (2006a). Dans les enquêtes récentes que nous avons menées avec l'institut TNS-Sofres en 2002 et 2007, cette impopularité se révèle massive, plus de 90 % des interviewés se déclarant favorables à un allégement général des droits de succession.

71 Dans la législation récente, les donations versées sont exemptées de droits de mutation si elles sont affectées dans les deux ans à la création d'une entreprise. Les ménages français donateurs citent parmi leurs motivations : éviter les problèmes de partage entre les enfants (40 %), profiter des avantages fiscaux (25 %), mais aussi aider au financement d'un projet des enfants achat d'un logement, création d'entreprise… (près de 25 %).

72 Les effets propres indiqués sont calculés pour des valeurs données des autres caractéristiques du ménage : revenus, espérance d’héritage, catégorie sociale, âge, diplôme, lieu de résidence etc.

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probabilité incriminée s'élève à plus de 75 %, alors qu'elle n'est que de 56,9 % si le ménage ne l'est pas. L'effet va dans le même sens, mais en moins accusé, entre héritier et non héritier : les probabilités respectives sont de 67,3 % et 56,9%. Le rôle des dons ponctuels d'argent est plus limité mais significatif (63,1 % contre 59,4 %). En revanche, les espérances d'héritage ont plutôt un effet négatif (non significatif).

L'influence positive des transmissions patrimoniales, sous toutes leurs formes, sur la propriété du logement est donc avérée, avec un effet particulièrement fort pour les donations ; reste que d'autres déterminants demeurent prépondérants (ressources, composition familiale, lieu de résidence etc.).

On obtient des conclusions analogues pour la probabilité d'avoir acquis par soi-même son logement (et non par héritage ou donation) avec, là encore, une influence prépondérante de la donation reçue : la probabilité d'être propriétaire passe ainsi de 52 % pour un ménage qui n'a rien reçu de ses parents à 69 % pour un ménage donataire.

Création ou reprise d'entreprise (non familiale)

Les transferts intergénérationnels précoces favorisent-ils la création d'entreprise ? Toujours à partir de l'enquête Insee « Patrimoine » 2004, nous avons testé cette hypothèse sur un échantillon d'individus non agriculteurs, âgés de 20 à 50 ans − les plus aptes à devenir entrepreneurs. Au sein de cette population, on dénombrait 4,3 % de créateurs d'entreprise et 2,8 % de repreneurs d'entreprise non familiale. Parmi les différents transferts (dons ponctuels d'argent, versements réguliers d'argent, donations, héritages), c'est seulement le fait d'être donataire qui favorise le passage au statut d'entrepreneur : la probabilité de créer une entreprise sans l'aide d'une donation est de 4,1 %, elle monte à 6,5 % pour les donataires ; si l'on cumule les créations et les reprises d'entreprises, on passe de 6,9 % d'entrepreneurs non bénéficiaires d'une donation à 9,3 % chez les donataires (les espérances d'héritage ont là encore un effet propre négatif mais non significatif).

Bien sûr, ces effets de la donation reçue doivent être relativisés, d'autres facteurs exerçant, à ressources données, un rôle plus important : la probabilité de créer son entreprise s'élève à 19,1 % pour les fils ou filles d'entrepreneur (soit 4 fois plus que pour les enfants de salariés) ; un titulaire d'un troisième cycle ou un diplômé d'une grande école a deux fois plus de chance (soit près de 9 %) de se mettre à son compte.

5. Comment rendre socialement utiles les retours patrimoniaux ?

Accélérer les retours familiaux est donc efficace au plan individuel ; mais l'est-il autrement pour la société dans son ensemble, peut-on escompter un avantage collectif de mesures incitatives à des retours précoces ?

Deux arguments, d'ordre différent, militent en ce sens, surtout dans le contexte français. D'un côté, la transmission plus rapide des richesses et du pouvoir économique aux jeunes générations serait en soi porteuse d'un message symbolique fort, révélant le

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poids que la société accorde à la jeunesse et à son avenir, sa volonté de passer le témoin aux cadets et d'organiser une succession plus harmonieuse des générations. De l'autre, elle aurait des conséquences positives sur le marché de l'emploi des jeunes, particulièrement sinistré en France, s'il est vrai, par exemple, que les jeunes dirigeants ont tendance à embaucher en priorité d'autres jeunes.

À côté de ces gains, probables ou avérés, il faut cependant mettre en regard les coûts des mesures incitatives proposées : soit en terme d'efficacité et donc d'incidence fiscale, si l'alourdissement des droits de succession désincite à l'épargne intergénérationnelle pour ses enfants, ou stimule l'évasion fiscale (y compris par l'expatriation) ; soit surtout en terme d'équité, tant la donation apparaît une pratique de riches et un vecteur privilégié de la reproduction des inégalités, avantageant encore les jeunes des milieux favorisés.

Comment profiler les mesures fiscales afin d'éviter ces deux écueils, i.e. comment garder les effets positifs d'une transmission accélérée du patrimoine familial sans créer de réactions perverses ni renforcer les inégalités ? La solution voudrait que l'on ne se contente pas d'alourdir le taux d'imposition des héritages mais que l'on augmente également sa progressivité. Elle impliquerait, en compensation, de multiplier pour les parents aisés les possibilités d'échapper à l'impôt, non seulement en taxant peu les donations familiales (surtout précoces), mais aussi en favorisant, par une exonération partielle ou totale, les dons ou legs caritatifs effectués à des œuvres ou fondations dûment répertoriées en faveur notamment de la formation ou de l'insertion des jeunes des milieux déshérités. Ce qui supposerait d'accroître la liberté de tester hors de la famille, en limitant davantage le droit à l'héritage et la réserve des enfants, surtout au-delà d'un certain montant (cf. Masson, 2006a).

On voit l'idée directrice de ce dispositif qui ne chercherait pas simplement à « prendre aux riches ». Quelle que soit la voie adoptée par les Seniors fortunés à qui un large éventail de choix serait offert , le gouvernement serait gagnant, soit que ses recettes augmentent grâce à l'impôt successoral, soit que le déséquilibre générationnel se résorbe quelque peu en raison de l'augmentation des retours familiaux, soit encore que l'initiative privée procède d'elle-même à des investissements considérés d'intérêt public, en faveur des moins favorisés.

Conclusions

Nous avons proposé une mesure fortement impopulaire : l'alourdissement sensible des droits de succession. Moyennent les échappatoires introduits (exonération des donations familiales précoces et des dons ou legs caritatifs), ce dispositif fiscal et législatif pourrait pourtant contribuer à générer un rééquilibrage intergénérationnel à la fois efficace, en multipliant les retours patrimoniaux vers l'aval, et équitable, en ne favorisant pas la reproduction des inégalités.

Juger de ce dispositif, quelque peu hétéroclite, à l'aune des trois paradigmes de l'État-providence inspirés de la trilogie d'Esping-Andersen (1999) conduit d'ailleurs à des conclusions remarquables : l'ensemble des mesures proposées semble traverser d'une certaine manière les trois pensées du social, pourtant contradictoires dans leur

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prémisses, en empruntant à chacune :- la proposition d'alourdir et de rendre plus progressif l'impôt sur l'héritage

recevra l'approbation d'Esping-Andersen et de nombreux "sociaux-démocrates", mais sera saluée également par tout un courant libéral-libertaire ;

- le fait d'augmenter la liberté de tester hors de la famille, en encourageant les dons ou legs caritatifs, est une mesure typiquement « libérale » ;

- mais la volonté initiale d'augmenter ou d'accélérer les retours familiaux est, elle, clairement d'inspiration « conservatrice ».

Ajoutons enfin qu'une question importante n'a guère été abordée ici parce qu'elle nécessiterait de trop longs développements : l'accélération des retours patrimoniaux, au sein ou hors de la famille, pourrait être enrayée du fait des inquiétudes suscitées par l'avenir des systèmes publics de retraite ou de santé, ou du désir des Seniors de se prémunir contre les risques du grand âge. Autrement dit, pour être pleinement efficace, le dispositif proposé en matière de transmissions devrait être complété par d'autres mesures favorisant le développement de l'assurance dépendance, la visibilité, la viabilité et la redistributivité du système de retraite etc.

Références :

Arrondel L. (2006), « Transmission du patrimoine et impôt successoral », Informations Sociales, 134, 42-53.

Arrondel L. et Laferrère A. (2001), « Taxation and Wealth Transmission in France », Journal of Public Economics 79, 3-33.

Arrondel L. et Masson A. (2006), « Altruism, Exchange or Indirect Reciprocity : What Do the Data on Family Transfers Show ? », in Handbook on the Economics of Giving, Reciprocity and Altruism, vol. 2, J. Mercier-Ythier J. et S. C. Kolm eds., North-Holland, Amsterdam, p. 971-1053.

Arrondel L. et Masson A. (2007a), « Solidarités publiques et familiales », in Une jeunesse difficile : portrait économique et social de la jeunesse française, D. Cohen ed., Cepremap, 6, Éditions de la rue d'Ulm, Paris, p. 107-190.

Arrondel L. et Masson A. (2007b), Inégalités patrimoniales et choix individuels. Des goûts et des richesses..., Économica, Paris.

Becker G.S. (1991), A Treatise on the Family, Enlarged Edition, Harvard University Press, Harvard.

Esping-Andersen G. (1999), Les trois mondes de l'Etat-providence, PUF, Paris, (épilogue inédit) ; version anglaise, The Three Worlds of Welfare Capitalism, 1990.

Masson A. (2006a), « Famille et héritage : quelle liberté de tester ? », Revue française d'économie, XXI (2), p. 75-109.

Masson A. (2006b), « Logiques sociales rivales entre les âges et les générations », Informations sociales, 134, "De génération à génération", p. 100-115.

Masson A. (2007), « Les avatars de l'altruisme familial », in Repenser la solidarité au XXIe

siècle, S. Paugam ed., PUF, Collection le lien social, Paris, p. 289-314.

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Directeur de publication : Pierre Rosanvallon

Juillet-Août 2008

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