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1 Amine Benabdallah Jean-Marie Donegani, Marc Sadoun Séminaire Pensée politique 2006-2007 Ce qui reste du croire Nouveaux combats Après que Bouddha fut mort, on montra encore son ombre durant des siècles dans une caverne,- une ombre formidable et terrifiante. Dieu est mort : mais l’espèce humaine est ainsi faite qu’il y aura encore durant des millénaires des cavernes au fond desquelles on montrera son ombre. Et nous- il nous faut aussi vaincre son ombre ! F.Nietzsche, Le Gai Savoir L’objet du croire, la croyance serait présente selon Kant : « Lorsque l’assentiment n’est suffisant qu’au point de vue subjectif et qu’il est tenu pour insuffisant au point de vue objectif » (La Critique de la Raison Pure). C’est à dire que la croyance est certaine à partir de motifs individuels (sentiment, intérêt) mais ne peut accéder au rang de savoir. Cette définition nous pose deux questions. Le terme de Glauben utilisé par Kant signifie aussi la Foi, cette interrogation entretient-elle alors un rapport exclusif avec le religieux ? Enfin est-il légitime d’opposer croyance et savoir ? Il est impossible de répondre pour le moment à ces questions car elles impliquent une connaissance de l’objet croyance. Cependant, ma position provisionnelle est de lier la croyance au religieux, à un domaine sémantique de la transcendance, de la métaphysique, de la foi et du salut. Lorsque l’on s’interroge sur ce qui reste du croire, on suppose que le croire a une histoire qui connaît des bouleversements. Il semble donc nécessaire d’adopter un regard rétrospectif et de prendre en compte l’historicité du croire. Cela nous est suggéré par le terme de rester qui inspire le sentiment d’un affaiblissement ou d’un retrait. La notion de rémanence me semble la plus adéquate pour comprendre ce phénomène. La rémanence étant la persistance partielle d’un phénomène après la disparition de sa cause.

Ce qui reste du croire (Politique et Mort de Dieu)

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Amine Benabdallah Jean-Marie Donegani, Marc Sadoun

Séminaire Pensée politique

2006-2007

Ce qui reste du croire

Nouveaux combats – Après que Bouddha fut mort, on montra encore son ombre durant des siècles

dans une caverne,- une ombre formidable et terrifiante. Dieu est mort : mais l’espèce humaine est ainsi

faite qu’il y aura encore durant des millénaires des cavernes au fond desquelles on montrera son

ombre. –Et nous- il nous faut aussi vaincre son ombre !

F.Nietzsche, Le Gai Savoir

L’objet du croire, la croyance serait présente selon Kant :

« Lorsque l’assentiment n’est suffisant qu’au point de vue subjectif et qu’il est tenu pour

insuffisant au point de vue objectif » (La Critique de la Raison Pure). C’est à dire que la

croyance est certaine à partir de motifs individuels (sentiment, intérêt) mais ne peut accéder

au rang de savoir. Cette définition nous pose deux questions. Le terme de Glauben utilisé par

Kant signifie aussi la Foi, cette interrogation entretient-elle alors un rapport exclusif avec le

religieux ? Enfin est-il légitime d’opposer croyance et savoir ?

Il est impossible de répondre pour le moment à ces questions car elles impliquent une

connaissance de l’objet croyance. Cependant, ma position provisionnelle est de lier la

croyance au religieux, à un domaine sémantique de la transcendance, de la métaphysique, de

la foi et du salut. Lorsque l’on s’interroge sur ce qui reste du croire, on suppose que le croire a

une histoire qui connaît des bouleversements. Il semble donc nécessaire d’adopter un regard

rétrospectif et de prendre en compte l’historicité du croire. Cela nous est suggéré par le terme

de rester qui inspire le sentiment d’un affaiblissement ou d’un retrait. La notion de rémanence

me semble la plus adéquate pour comprendre ce phénomène. La rémanence étant la

persistance partielle d’un phénomène après la disparition de sa cause.

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L’histoire du croire a été bouleversée par un deuil qui est pour beaucoup synonyme de la

modernité la plus avancée. Elle a connu avec la modernité une accélération sans précédent

que l’on identifie à un événement précis, la mort de Dieu. Yves Ledure écrit dans son article

Mort de Dieu et Transcendance « La modernité appartient moins à l’ordre rigoureux du

concept qu’à celui d’un existentiel vécu en termes de rupture, de déchirement. Elle est le mot

relais d’un présent éclaté, incertain de son avenir, par opposition à un passé cohérent et

stable ».

Le 19e siècle est justement une période charnière, de changements des rapports de l’individu

à la transcendance et du citoyen au pouvoir de l’église, qui marque le début de ce que l’on

qualifie de sécularisation. Notre sujet convoquait de nombreux cheminements possibles, le

terme de chemin est ici important car il s’agit de choisir une direction et non un type de

réponse. Il était possible d’interroger la sociologie et les études portant sur les croyances et les

valeurs. La philosophie et la théologie proposent d’autres réponses que j’ai choisi de

privilégier, en gardant à l’esprit la nécessité d’interroger le politique et plus particulièrement

le libéralisme à partir du religieux. Il serait temps de définir la sécularisation qui est devenu

le terme subsumant le processus historique prolongeant la mort de Dieu.

Ce terme est dérivé du latin seculum qui est le terme utilisé dans la vulgate pour aion, le

siècle. Il est toujours péjoratif et apparaît dans la théologie paulinienne comme le domaine du

péché et d’une sagesse pour qui le langage de la croix est folie (1 Co I, 20).

La sécularisation est en même temps un terme signifiant le retour d’un religieux dans le

siècle ou la dépossession des biens de l’église au profit de l’Etat. Il s’agit aussi d’un processus

de désacralisation de domaines autrefois sous l’autorité de la religion, l’hostilité à la religion

étant qualifiée de sécularisme. Il s’agit aussi selon Thierry Bedouelle. « De la totale

autonomie d’un monde se comprenant de manière immanente à partir de lui-même donc à

travers la science »

Le libéralisme enfanté par la sécularisation est accusé par ses critiques d’enfanter une sorte

d’anti-trinité faite de relativisme, de scepticisme et de nihilisme. Le caractère essentiellement

procédural du libéralisme politique, dépourvu de la nécessité de fonder la société politique sur

des présupposés religieux ou moraux, entraînerait chez les individus une perte de repères, un

déracinement. Au nom de la liberté tout serait permis et acceptable, sans égard pour la vérité.

Tout aurait la même valeur donc à terme rien n’aurait de valeur. Pierre Manent écrit dans le

Cours Familier de Philosophie Politique que la victoire de la liberté sur la vérité fut peut-être

trop complète car « privée de son rapport conflictuel avec la vérité, la liberté tend à

s’effondrer sur elle-même ».

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Cette position conservatrice pose donc que la démocratie moderne aurait entreprise une

dissolution du concept de vérité en excluant la croyance d’un exercice politique d’une liberté

hypostasiée. Il nous faut donc déterminer si la disparition du croire n’est pas allée de pair avec

la relégation de la vérité, assertion tragique pour Pierre Manent, chance inouïe pour d’autres.

L’interrogation se porte donc sur deux plans, le devenir religieux de la modernité et le devenir

politique de la vérité objective.

Dans un premier temps, j’étudierais la modernité comme deuil du croire mais aussi comme

son accomplissement chrétien, puis, je considérerais son héritage, enfin, j’étudierais ces

effets sur le statut de la vérité dans le libéralisme politique.

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1/Le deuil moderne du croire

a- La mort de Dieu

La modernité serait donc endeuillée par la disparition de Dieu. L’expression est très étrange

car elle ne peut être l’affirmation d’un athéisme mais plutôt la révélation d’un phénomène

culturel. Cette mort nous est décrite par Nietzsche dans l’aphorisme §125 du gai savoir.

L’insensé est le personnage principal de ce drame, ce terme d’insensé est une référence au

qualificatif que Saint Anselme donnait à celui qu’il fallait convaincre de l’existence de Dieu

dans son argument ontologique.

En annonçant la mort de Dieu, il énonce une constatation non une condamnation. Un dément

s’écrie à la manière de Diogène « je cherche Dieu, je cherche Dieu ! ». Devant la moquerie

teintée d’incompréhension de la foule, il annonce cette mort et accuse les personnes présentes

dont « beaucoup sont de ceux qui ne croient pas en Dieu » d’en être responsables.

Nietzsche les nomme ainsi alors qu’il se qualifie lui-même de Gottloser, d’athée ou de sans-

Dieu. Pour cette foule, l’incroyance est un choix quasiment une volonté d’être à la mode,

dans l’air du temps, pour Nietzsche, elle est une fatalité. Que signifie le cri Dieu est mort ?

En éclaircissant la rupture à l’origine de la dissolution du croire, nous serons plus à même de

mesurer son intensité et son devenir.

La mort de Dieu est véritablement le point de départ de la philosophie de Nietzsche, il en

existe de nombreuses versions dans ses écrits et nous convoquerons dans notre deuxième

partie une autre de ces versions pour expliciter le terme de sécularisation. Dans cette version,

Dieu est tué par les hommes alors qu’il est en définitive, selon Nietzsche, le propre instrument

de sa mort. Michel Haar souligne avec humour qu’ici la métaphysique semble verser dans le

mauvais roman policier.

Cette version nous intéresse car elle souligne le caractère apocalyptique de l’événement. Il y

a un avant et un après « il n’y eut jamais acte plus grandiose –et ceux qui pourront naître après

nous appartiendront, à cause de cet acte, à une histoire plus élevée que ne le fut jamais toute

histoire ». Le Dieu chrétien est donc mort, c'est-à-dire pour Nietzsche un Dieu qui se

comprend selon la double modalité métaphysique et morale, celui qui représente comme chez

Platon la conjonction entre ce qui est le plus élevé, le théologique et ce qui est la totalité, le

plus commun, l’ontologique. Le métaphysique occidentale étant donc fondée selon le terme

de Heidegger sur une tradition onto-théologique.

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Ainsi, l’histoire de la métaphysique serait l’histoire du nihilisme. Pour Nietzsche, ce nihilisme

est celui du christiano-platonisme qui déprécie la vie au nom d’un arrière monde, d’un monde

des idées qui serait fondement et fin de la totalité. Le nihilisme n’est pas la simple

affirmation de l’incroyance, ceux là sont méprisés par l’insensé car ils n’ont pas encore

compris ce qui est arrivé. Le nihilisme contemporain initié par la mort de Dieu est la fin de la

croyance dans un monde supra-sensible, donc de la religion, celle-ci se définissant

partiellement par la distinction entre deux ordres de réalité.

Nietzsche affirme que cet événement est encore trop lointain pour être compris, la force et le

lieu du Dieu chrétien sont toujours présents bien que le monde soit peuplé de ceux qui ont

perdus Dieu. Heidegger remarque à ce propos « Si Dieu a quitté sa place dans le monde

supra-sensible, cette place, quoique vide, demeure. La région vacante du monde suprasensible

et du monde idéal peut être maintenue » (Le mot de Nietzsche : Dieu est mort).

Le croire est alors toujours présent pour deux raisons :

-La première raison est un fondement, le caractère herméneutique de la vérité.

-La seconde est la nécessité de conserver et d’investir le lieu de la métaphysique.

Tout d’abord Nietzsche est symptomatique d’une rupture dans notre conception de la vérité.

Elle ne peut plus être conçue comme l’adéquation entre l’intellect et la chose, entre le penser

et le réel. Nietzsche dénonce, dans ce qui est considéré comme vrai, des croyances multiples

qui sont le fruit d’un besoin psychologique, celui d’ordonner et de stabiliser une réalité

essentiellement chaotique. En somme, la rupture n’affecte pas le croire mais le croire-à un

Dieu chrétien ou moral, législateur du royaume des fins. La morale en elle-même est l’objet

d’une croyance, d’une interprétation qui donne sens et valeur à un environnement.

La modernité pensée comme crise est justement le résultat de l’impossibilité pour le sujet de

donner une signification et une valeur à son histoire et à ses actes en l’absence d’un principe

transcendant. Nietzsche écrit « Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se

dévaluent. Il manque le but, il manque la réponse à la question pourquoi ? » (La volonté de

puissance).

Cependant l’homme préfère vouloir le néant que de ne rien vouloir et il va substituer le dieu

chrétien, lui faire subir une transformation en doctrines politiques ou historicistes.

Dans l’interprétation de Nietzsche, le libéralisme, la démocratie et le socialisme sont les

résultats du christianisme et les conséquences de son dépérissement. Ce dernier ne diffère pas

d’eux ontologiquement car ils sont l’expression d’un même nihilisme. Le constat est sombre

et se solde par une critique radicale de la modernité culturelle et politique.

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L’assertion de Nietzsche est aussi d’ordre métaphysique car elle ne dit pas seulement que le

religieux se sépare du profane mais que cette distinction ne sera bientôt plus d’actualité. La

distinction entre sensible et suprasensible, qui est à la base de la métaphysique depuis Platon,

ne prend plus aucune signification. Comme le souligne Heidegger nous rentrons dans l’in-

sensible qui est le lien de l’in-sensé.

Cette pensée sera aussi comprise au sens culturel, notamment par la théologie qui tentera

d’intégrer la sécularisation comme continuité de la prédication du christ. Le monde supra-

sensible n’est pas alors détruit mais la modalité de sa relation avec le sensible est affaiblie.

b- Le christianisme face à la sécularisation

Paradoxalement, la mort de Dieu va connaître une destinée étrange dans la théologie

chrétienne, qui va considérer ce processus comme la signification même de la prédication du

christ. Leo Strauss a souligné selon Altizer que « Nietzsche est un penseur biblique et anti-

biblique et que le nouveau penser de Heidegger ne parvient pas à bien mener sa tâche de

libérer la philosophie des derniers vestiges de la théologie chrétienne ». En somme, les

auteurs que nous avons cité pour accréditer les thèses de la mort de Dieu n’ont pas annoncé un

deuil irréversible mais se sont positionnés directement contre et avec cet héritage. Leurs

intuitions sont récupérées par les théologiens les plus modernes, qui conçoivent et acceptent la

sécularisation tout en réaffirmant l’irréductibilité d’un lien historicisé entre l’homme et Dieu.

La question de la sécularisation ne va d’abord émerger que dans les milieux de la théologie

protestante. En effet, le catholicisme, jusqu’au concile Vatican 1 et la constitution dei filius

ré, était hostile au matérialisme et au rationalisme. Le concile Vatican II va nuancer cette

position en affirmant « une juste autonomie des réalités terrestres quoiqu’il revienne au

chrétien d’inscrire la loi divine dans la réalité terrestre ». Cela est confirmé par l’encyclique

Deus caritas est du pape Benoît XVI qui, dans sa seconde partie, aborde la charité sous

l’angle ecclésiologique. Quant à la justice sociale, l’église « ne veut pas (se) conférer un

pouvoir sur l’Etat. Elle ne veut pas même imposer à ceux qui ne partagent pas sa foi des

perspectives et des manières d'êtres qui lui appartiennent. Elle veut simplement contribuer à la

purification de la raison et apporter sa contribution, pour faire en sorte que ce qui est juste

puisse être ici et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre ».

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Cette position catholique postule aussi que la sécularisation comme simple processus de

séparation est aux sources du christianisme en vertu de Matthieu XXII : 21 « Rends à César ce

qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Cette assertion tend à occulter la lutte

concurrentielle pour le pouvoir qui opposa les papes et les empereurs et rois. Ce conflit

connaît son point culminant dans la réforme grégorienne 1073 -1085. Grégoire VII affirme

la théorie de la théocratie pontificale dans les dictatus papae, qui énoncent par exemple dans

la proposition 12 qu’« il est permis au pape de déposer les empereurs »et, dans la proposition

27, que « le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes ». Selon la

définition schmittienne de la souveraineté, le pape s’arroge ainsi le droit de décider de la

situation exceptionnelle.

Par ailleurs le protestantisme, que la pensée traditionaliste accusait d’avoir contribué à la

sécularisation, a le premier intégré ce processus historique dans la logique même du

christianisme. Les premiers théologiens de la sécularisation sont Troeltsch et Gogarten.

Ils énoncent tout d’abord une sorte d’apologétique de la sécularisation puis affirment des

rémanences du christianisme dans la modernité.

Gogarten justifie cette acceptation du présent par l’idée que le progressif retrait de Dieu du

monde est « un fait suscité par la foi chrétienne ». Son argumentation repose notamment sur

la célèbre phase de Paul si commentée par Luther « nous estimons que l’homme est justifié

par la foi, indépendamment des œuvres de la Loi» (Rm 3, 28.)

Selon cette interprétation, les œuvres, l’agir séculier ne peuvent constituer un moyen de salut.

Gogarten écrit « la foi préserve les œuvres dans leurs significations terrestres, elle en fait une

affaire du monde, une affaire du siècle remise à la raison de l’homme ». Il continue en posant

que le christianisme a fait du monde une création de Dieu et non un Kosmos éternel comme

chez les Grecs, ainsi le monde chrétien n’est plus divin mais mondain, en opposition

permanente avec le monde divin qui ne le subsume pas. Dans la sécularisation l’homme s’est

historicisé, « l’existence humaine devient existence historique, à vivre dans l’autonomie et la

responsabilité ». Enfin, Gogarten et cette théologie de la sécularisation rejettent le

sécularisme comme une radicalisation outre mesure de la sécularisation dans un rejet de la foi

et de l’église. Ils affirment à l’appui de l’évangile « que nul se glorifie dans les hommes car

tout est à vous, soit Paul, soit Apollos, soit Céphas, soit le monde, soit la vie, soit la mort, soit

le présent, soit l’avenir. Tout est à vous mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu ». 1 Co

III, 23.

Pour Dietrich Bonhoeffer, un théologien allemand exécuté en 45 pour résistance contre le

nazisme, le monde est devenu au sens kantien majeur. Il écrit le 30 avril 44 « il est passé le

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temps de la religion en général. Nous allons au devant d’une époque totalement irréligieuse

qui est un christianisme a-religieux ». Il décrit ces modalités dans ces dernières lettres.

Dieu s’est peu à peu désengagé du monde alors que l’homme est sorti de sa minorité. Il faut

vivre en l’absence de Dieu « vivre devant Dieu et avec Dieu, sans Dieu ».

Le Dieu de la religion est dès lors critiqué pour sa toute puissance négatrice de l’autonomie de

l’homme. Comme l’écrit Rosino Gibellini « le Dieu de Jésus christ est impuissant sur la croix,

mais dans son impuissance il donne à l’homme la force de vivre ». Il oppose ainsi la religion

de la puissance à la révélation de la faiblesse. C’est donc une théologie de la croix qui permet

de comprendre la sécularisation et il est évident que le mystère ou le scandale du Christ et de

sa nature divine est au centre de cette problématique depuis Hegel. Ce dernier est le grand

penseur de la sécularisation car il insère l’être dans la temporalité et le dote ainsi d’une

historicité, le verbe (Logos) se faisant chair à travers l’histoire.

Chez Bonhoeffer apparaît le terme de kénose qui nous parait central selon cette tradition pour

comprendre le croire moderne. Cela signifie en grec se vider de soi-même et vient d’un

terme de l’épître aux Philippiens « devenu semblable aux hommes et reconnu à son aspect

comme un homme, il s’est abaissé devenu obéissant jusqu’à la mort ». Pour la christologie la

kénose ne diminue en aucun cas Dieu lui-même mais complexifie les relations entre le père et

le fils dans la trinité.

Ces lectures seront radicalisées marginalement par les théologiens de la mort de Dieu qui

nieront même le lien irréductible entre Dieu et sa créature.

Les théories de la sécularisation de Gogarten et Bonhoeffer constituent les premières

tentatives de la théologie pour intégrer la sécularisation dans le devenir du christianisme, pour

limiter la mort de Dieu à un déclin de la religion et non de la croyance. La sécularisation

aurait alors constitué un retour vers ce monde sans abandon du divin comme transcendance.

Notre relation à Dieu a changé mais le divin se trouve inamovible. Nous rentrons donc dans

ce que l’on pourrait qualifier de processus de deuil. La première phase étant la prise en

compte du retrait culturel de la religion. Face à ces théologiens, le monde sécularisé va aller

plus loin en niant cette relation au divin, non pour prendre acte de sa disparition mais comme

le prédisait Nietzsche, pour réinvestir le lieu de son déploiement.

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2 /L’héritage onto-théologique de la modernité

a- La force de la Raison

La mort de Dieu possède donc des causes multiples qui dépassent le simple accomplissement

d’une posture athéiste, Dieu est mort de ce qu’il a proprement créé.

Peu à peu, selon Nietzsche l’idéal ascétique, cette figure du christianisme a détruit son

créateur à travers, sa volonté d’éradiquer l’incertitude, de posséder la vérité et de rendre

compte de tout ce qui existe.

Dans le §27 de la généalogie de la morale, Nietzsche nous explique que l’athéisme n’est pas

en contradiction avec l’idéal ascétique « il n’est plutôt que l’une des ultimes phases de son

évolution, il est la catastrophe qui impose le respect, d’une discipline bimillénaire en vue de

la vérité, qui finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu (….) Qu’est ce qui en

toute rigueur, a réellement remporté la victoire sur le christianisme ? La réponse se trouve

dans mon gai savoir : « la moralité chrétienne elle-même la notion toujours plus stricte de la

véracité, la finesse de confesseur de la conscience chrétienne, traduite et sublimée en

conscience scientifique, en propreté intellectuelle à tout prix. Considérer la nature comme si

elle constituait une preuve de la bonté et de la protection de Dieu; interpréter l’histoire à

l’honneur d’une raison divine, comme témoignage constant d’un ordre moral universel et

d’intentions morales ultimes: voilà ce qui est désormais dépassé, à quoi la conscience

répugne, ce que toutes les consciences un peu subtiles trouvent indécent, malhonnête,

menterie, féminisme, faiblesse, lâcheté ».

Ainsi, la mort de Dieu se définit selon Nietzsche comme la fin de la croyance en un monde

supra-sensible. Dieu est donc mort de lui-même à travers sa collusion avec l’idée d’une vérité

objective, d’un refus du mensonge. Cependant cette volonté serait elle-même issue d’une

conviction inavouable, qui place la vérité comme fin ultime. (Pourquoi sommes nous encore

pieux, §344 du gai savoir) Ainsi la croyance dans une vérité objective, dans la primauté du

savoir et de la science serait enfantée par le même nihilisme que le christianisme et le

platonisme. Il écrit « c’est toujours sur une croyance métaphysique que repose la croyance à

la science » et s’inclut lui-même dans ce mouvement en tant qu’homme de connaissance.

Pour Rorty, il existe aussi une identité entre philosophie et théologie dans la mesure où il

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conçoit « la tradition rationaliste occidentale comme une version laïque de la tradition

monothéiste occidentale– comme l’ultime variante de que Heidegger appelle onto-théologie.

Nous, pragmatistes, avons pour la vérité absolue et la réalité la même médiocre considération

qu’avaient les lumières pour le courroux et le jugement de Dieu ».

La foi dans la rationalité scientifique va connaître à l’instigation de Nietzsche une critique

radicale au cours du 20e siècle tant chez les intellectuels de droite et de gauche.

La rationalisation du monde donc la substitution de la croyance par une rationalité scientifique

et instrumentale, est dénoncée par l’école de Francfort, notamment par Adorno et Horkheimer

et par Heidegger. Selon la théorie critique, les Lumières sont à l’origine de ce mouvement en

se fondant sur l’idée d’une Raison destructrice du mythe mais se substituant à lui.

Selon Heidegger, ceci a commencé dés Platon mais a connu un tournant avec Descartes qui

est tenu comme responsable de ce qu’il qualifie de métaphysique de la subjectivité.

Chez Descartes ce qui rendrait réel quelque chose est la certitude claire et distincte que le

sujet pourrait posséder de son objet. La science n’est plus une théoria (contemplation) mais

la production d’un savoir par le sujet pensant. La modernité est ainsi conçue comme l’ère de

la technique qui est la transformation du monde en produit de l’homme. Il commence alors

une critique radicale de la rationalité moderne.

Leo Strauss souligne que le rationalisme selon Heidegger serait sur le modèle nietzschéen de

nature dogmatique. « Le rationalisme repose lui-même sur des suppositions qui ne sont ni

rationnelles ni évidentes. La raison comme le sujet serait des préjugés ».

Si nous évoquons maintenant l’école de Francfort, ce n’est nullement pour opérer des

rapprochements trop forts entre Heidegger et celle-ci.

La misologie de Heidegger n’a rien à voir avec la critique de la raison des lumières. Adorno

opère dans la dialectique négative une critique extrêmement vive de Heidegger qui tranche

avec le respect de Strauss ou d’Arendt. En tant qu’émigré anti-fasciste, il lui est impossible de

faire abstraction de l’hostilité de Heidegger à toute doctrine de changement social et surtout

de son implication active dans le nazisme.

Pourtant, la dialectique de la raison critique les lumières et met en exergue la modernité

comme mythologie. « En tant que souverains de la nature, le dieu créateur et la raison

organisatrice se ressemblent. L’homme ressemble à Dieu par sa souveraineté sur l’existence,

par son regard qui est celui d’un maître, par le commandement qu’il exerce ».

Ils échangent la référence obligée à Descartes par celle de Bacon, qui identifierait savoir et

pouvoir sur la nature. La raison est essentialisée est prend une majuscule, elle est calculatrice

et se trouve incapable de donner une valeur « car elle est dominée par l’équivalence ». Son

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corrélat la société bourgeoise rend comparable ce qui est hétérogène en le réduisant à des

quantités abstraites ». Le formalisme et la tendance à mathématiser qui est présente dans la

science économique sous la forme des modèles économétriques, constitue le retour au mythe

sous la forme de la loi scientifique qui radicalise et qui inscrit dans l’éternité la régularité

empirique.

Rorty appuie le passage évoqué en réprimant toute tonalité apocalyptique d’un prétendu

passage à la post-modernité. Il écrit dans Science et solidarité : la vérité sans le pouvoir « Tel

qu’il m’apparaît, le monde occidental est passé peu à peu du culte de Dieu, au culte de la

raison et de la science. Pour l’heure il évolue vers un stade où il n’adorera plus rien. A ce

stade là on cessera de voir dans la vérité un principe d’émancipation ou une source de pouvoir

qui lorsque nous l’aurons atteinte nous apportera le salut ».

La mort de Dieu est donc une rupture à l’origine de bouleversements majeurs, néanmoins elle

ne constitue qu’un dépérissement relatif du croire qui est conçu comme essentiel au sujet, ce

dernier continue à l’éprouver dans sa quotidienneté notamment à travers les catégories de

l’entendement mais aussi dans la place qu’il se donne dans la cité et dans l’histoire.

Une première aporie nous a frappés. En voulant démontrer une rupture radicale, nous avons

situé une transfiguration. Ici nous sont données les multiples modalités de ce phénomène

qu’il faut qualifier et la multiplicité d’attitudes qu’il consacre. Le dépérissement du croire ne

semble donc pas achevé étant lié à une conception de la vérité encore dominante.

La mort de Dieu est donc, selon Nietzsche, l’accomplissement d’une position métaphysique

relative à la vérité qui va conserver toute sa puissance sous le nom de règne de la technique ou

de la raison organisatrice. Cependant le passage par Nietzsche nous a avertis que la mort de

Dieu n’équivaut pas à l’athéisme généralisé mais à un phénomène plus général de ruine de

l’espace qui fondait l’objectivité et la vérité.

Il va donc s’opposer deux attitudes posant un dépérissement ou une transfiguration du croire.

Nous allons considérer maintenant cette dernière attitude qui va poser ce que nous pouvons

maintenant qualifier de sécularisation comme un transfert d’un domaine à un autre d’une

même force, la croyance. Néanmoins les implications de ce transfert seront sociales et

politique. Nous sortons donc du domaine de l’abstraction pour montrer les effets concrets et

les théorisations de cette identité entre l’onto-théologique et le politico-social.

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b- De la métaphysique à la politique

La sécularisation est l’objet de nombreux débats portant notamment sur l’héritage chrétien de

la modernité. Nous avons décidé de ne pas traiter en détail de la querelle théologico-politique

qui agita l’Allemagne dans l’entre-deux guerres. Celle-ci portait plus particulièrement sur

l’héritage chrétien de la modernité, sur les homologies substantielles et structurelles entre

l’église et la politique moderne. L’enjeu était de disqualifier la modernité ou de fonder sa

légitimité en elle-même. On s’affronta notamment autour du théorème de la sécularisation de

Carl Schmitt qui constitue l’expression la plus extrémiste de cette clef d’explication.

Il ne s’agit pas ici d’accepter la modernité en la concevant comme la conséquence d’une

philosophie de l’histoire où le christianisme tiendrait une place centrale mais de déceler un

lien irréductible entre Théologie et jurisprudence.

Schmitt écrit, dans la première théologie politique de 1922, « tous les concepts prégnants de la

théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés ».

En somme, Schmitt nous parle d’une transposition de la souveraineté divine à un peuple tout-

puissant et de la sécularisation du miracle dans la figure de l’exception. Il nous parle donc

d’un transfert mais aussi d’une homologie entre métaphysique et politique. Ce qu’il qualifie

de sociologie des concepts juridiques tente de dévoiler « que l’organisation juridique de la

réalité historique et politique pouvait mettre en place une notion dont la structure était en

harmonie avec celle des concepts métaphysiques. Elle prouve dans les faits (…) que la

métaphysique est l’expression la plus intense et la plus claire d’une époque »

Selon Schmitt, la politique a pour fondement une conception métaphysique, par exemple

l’abandon de la transcendance pour un panthéisme immanent va causer au 19e siècle,

l’athéisme et l’anarchisme de Bakounine ou le matérialisme révolutionnaire de Marx.

Quelle est le fondement métaphysique du libéralisme si l’on postule cette identité au-delà

d’une simple continuité ? Schmitt dénonce en ce dernier, une neutralisation illusoire car le

conflit est reconduit dans le domaine de la technique qui est fondée métaphysiquement « dans

ce qu’il qualifie d’esprit techniciste, croyance en un pouvoir, en une domination illimité de

l’homme sur la nature ». Schmitt ne conçoit donc pas que Dieu soit mort véritablement mais

que la croyance s’est transformée en foi techniciste.

Cette identité entre métaphysique et politique est présente dans l’extrême gauche notamment

chez Marx, la critique du marxisme comme religion séculière est connue et ne demande que

des minces développements. Bultmann analyse ceci dans Histoire et eschatologie en

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13

identifiant le Manifeste du parti communiste à un document messianique qui reprend la

théologie chrétienne de l’histoire. Concevoir l’histoire comme celle d’une lutte des classes

ressemble à l’histoire appréhendée par le christianisme comme celle d’une lutte entre le bien

et le mal, l’exploitation prenant la place du péché originel.

Dans la théorie marxiste, la mort de Dieu n’a en aucun cas annihilé le croire mais l’a fait

changer de forme et d’agent, dans un domaine resté inchangé, la superstructure. On qualifie

d’idéologie dominante une notion subsumant la religion, le domaine de la croyance, qui aurait

en dernière instance le rôle de faire accepter la réalité de l’exploitation aux classes dominées.

Althusser définit l’idéologie, dans Marxisme et humanisme, comme « un système (possédant

sa logique et sa rigueur propre) de représentations doué d’une existence et d’un rôle

historique au sein d’une société donnée ». Dans le célèbre article sur les appareils

idéologiques d’Etat, il écrit « la reproduction de la force de travail exige une reproduction de

sa soumission aux règles de l’ordre établi, c'est-à-dire une reproduction de sa soumission à

l’idéologie dominante pour les ouvriers et une reproduction de la capacité à bien manier

l’idéologie dominante pour les agents de l‘exploitation et de la répression, afin qu’ils assurent

aussi par la parole la domination de la classe dominante ».

Ainsi l’idéologie est ce qui reste du croire car elle s’oppose à la conception scientifique que

le marxisme possède de lui-même et cela en dissimulant les rapports d’exploitation à l’œuvre

dans la réalité. On retrouve étrangement l’opposition platonicienne entre un monde sensible,

celui de l’idéologie et de la fausse conscience, et le monde supra-sensible qui est la réalité

matérielle accessible à la science du matérialisme dialectique et historique. En identifiant le

pouvoir à la connaissance d’un ordre donné objectif, il a lié savoir et pouvoir d’une manière

irrémédiable. Le totalitarisme emprunte aussi des structures théologiques, où le parti

constitue une église, le peuple la congrégation des fidèles, et où le chef, l’egocrate au sens de

Lefort, est la loi vivante sur terre.

Un exemple est aussi frappant, il nous est inspiré par le fragment de Walter Benjamin « le

capitalisme comme religion » cité par Agamben dans Profanations. Benjamin développe une

argumentation distincte qui s’attache plus à dénoncer le capitalisme dans son ensemble en tant

que culte permanent, société cultuelle de consommation, que d’y détecter des croyances qui le

radicalise, en lui donnant autonomie illusoire à l’économie, notamment à travers le néo-

libéralisme.

En effet, il existe une proximité étonnante entre l’idée de la main invisible et la foi dans la

réalisation d’un projet divin à l’œuvre dans l’histoire. De plus l’idée d’un marché où la valeur

des biens équivaudrait à leur valeur réelle et où toutes les crises boursières et les bulles

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spéculatives feraient partie d’une économie générale de l’équilibre, idée défendu par Milton

Friedman, donne au marché une autonomie, une essence qui est dénoncée tant par Keynes que

par les alter mondialistes. Le capitalisme peut être analysé dans une certaine mesure sous

l’angle religieux et la science économique selon des critères dogmatiques.

La juste méfiance envers la pensée conservatrice de Carl Schmitt ne peut occulter le caractère

quelquefois étonnant des analyses opérées grâce au théorème de la sécularisation. Il faut donc

dissocier la description d’une continuité entre christianisme et modernité, entre métaphysique

et politique, et la prescription d’une action politique fondée métaphysiquement.

Les transformations des deux siècles derniers ont donc connu des réponses et des analyses

différentes. Comme nous l’avons vu, de nombreuses personnes ont considéré que la mort de

Dieu ne signifiait en rien la fin de la croyance, car le dualisme croyance/vérité objective et

certaine possédait encore un avenir. Ainsi la configuration topologique propre à la

métaphysique est conservée et connaît des développements notamment dans le domaine

politique à travers toutes les doctrines fondant l’exercice du pouvoir politique sur des vérités

scientifiques ou morales.

Cette pensée de la sécularisation est forte car elle conserve les forces et les structures

religieuses et métaphysique pour les adapter à une économie du croire qui serait un jeu à

somme nulles. Ces pensées partagent aussi l’idée que la sécularisation ne peut se comprendre

sans une rémanence de l’onto-théologique. Nous allons maintenant tenter d’identifier une

autre tradition qui pose un affaiblissement du croire et qui se conçoit comme l’achèvement

proprement dit de la métaphysique.

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3 /Le libéralisme et la faiblesse du croire

A-La valeur du christianisme

Jean Marie Donegani écrit que nous pouvons « comprendre la sécularisation non comme un

recul du religieux mais comme redéploiement de ses significations et dissémination de ses

expressions ». Selon lui la foi est devenue subjective et ainsi relative. Elle devient

l’expression d’un choix privé dépourvu du pouvoir de contraindre autrui.

Hors de l’institution, la religion connaît une nouvelle vigueur en tant que référence, indice

d’une provenance et cela dans tout le corps social. Il suggère que le christianisme est

aujourd’hui présent sous forme de valeur, « au sens de ce qui a un prix et auquel on tient ». Sa

présence est liée à une contextualisation, à un devenir en situation, non-objectif. En somme la

fin de la métaphysique ne constitue pas une fin de la morale mais sa dissémination dans tout

le corps social.

Ce passage du théologique à l’axiologique est aussi pris en compte par la philosophie de

Gianni Vattimo. Dans Espérer croire, Vattimo entreprend une esquisse de la pensée faible et

de son rapport primairement éthique avec le christianisme. La pensée faible est identifiée et

dénoncée par l’encyclique de Jean Paul II, fides et ratio, comme l’apogée du relativisme en

philosophie et le refus de fonder la signification et l’action sur des réponses définitives. Elle

ne saurait se résumer à cela et se trouve être une véritable philosophie fondée sur l’idée de

Kénose.

Brièvement, si la métaphysique est arrivée à son achèvement et qu’elle est nihilisme, elle

constitue l’histoire d’un être qui se dérobe et s’affaiblit sous l’effet de la technique.

Le plus important est que l’être, le domaine de la vérité objective, en se sécularisant a

continué un processus d’amoindrissement. C'est-à-dire que le croire possède une historicité

qui se caractérise non par la permanence mais par la rémanence. Cela nous permet de

confronter les tenants d’une sécularisation forte, d’un devenir imperturbable du croire et ceux

d’une sécularisation faible qui ont à jamais dissous le lien entre vérité et savoir.

Ici Vattimo reprend l’idée de Bonhoeffer, d’une théologie de la croix expliquant la

sécularisation à l’aide du terme de Kénose et de l’image d’un Dieu affaibli.

Pour Vattimo, lorsque Nietzsche écrit « il n’y a pas de faits mais seulement des

interprétations », il nous offre les fondements d’une position herméneutique. Cela est encore

une interprétation qui est le seul fait possible c'est-à-dire le seul mode discursif valable de la

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philosophie à notre époque. Vattimo tente de nous montrer que l’herméneutique qui est

d’abord un instrument de la théologie biblique est devenu, en vertu d’un besoin interne, le

mode d’expression le plus préférable de la philosophie. La philosophie doit donc rester cette

scrutatrice d’idoles, que celles-ci soient les lois du marchés ou les vérités métaphysico-

objective qui voudraient fonder la démocratie. La philosophie représente donc une

interprétation donnée de son époque, qui ne diffère en aucune manière d’autres secteurs des

sciences sociales.

La vérité, selon Vattimo, serait « un consensus dialogique qui se construit en reconnaissant ce

que l’on partage comme patrimoine culturel, historique et aussi comme patrimoine

d’inventions techniques et scientifiques » (Après le christianisme).

Néanmoins il ne s’agit pas ici d’abandonner la raison mais de lui donner un statut affaibli. Ce

trait est commun à beaucoup de critiques de la raison moderne qui ne congédie pas la raison

mais exige l’amoindrissement de ses prétentions. Cela permet aussi de renverser l’ambition

prométhéenne d’une toute puissance de la raison organisatrice et d’une téléologie sécularisée.

Il propose ensuite une éthique de la non-violence qui ne serait pas fondée sur une vérité

objective mais sur une interprétation risquée d’héritages et d’appels. Vattimo suggère alors un

croire qui ne serait pas une décision ou un saut mais une interprétation qui prendrait pour

seule limite la charité, la caritas. Celle-ci « ne commande pas quelque chose de déterminé

une fois pour toutes mais des applications qui doivent être inventées dans le dialogue avec les

situations spécifiques, à la lumière de ce que l’écriture sainte a révélé ».

Richard Rorty va dans ce sens et s’identifie lui-même à ce mouvement de la pensée faible.

Il nous explique, dans son article « Anticléricalisme et théisme », que la religion est

aujourd’hui une affaire privée. Il se considère comme un anti-clérical car il refuse

farouchement à l’église le droit de s’immiscer dans la sphère politique. Il analyse le texte de

Vattimo, Espérer croire et souligne que la pensée faible nous incite à conserver la charité

comme unique commandement de Dieu et que ceci ne nécessite aucune légitimité ou validité

car cela constitue une assertion privée de la part de Vattimo.

Rorty soutient cette emphase de la charité et s’appuie aussi étrangement sur la première épître

aux Corinthiens. « Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité …mais la plus grande

d’entre elles c’est la charité ».

Ces deux auteurs ont deux sens différents du sacré. Vattimo le lie à Dieu alors que Rorty le

fonde sur un espoir, « celui d’une civilisation globale où l’amour sera sans effort la seule loi »

et d’« Un monde sans classe et sans intérêts de pouvoir, où la démocratie sera accomplie ».

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La position de Vattimo est celle d’une personne qui espère croire. Il prend acte de la fin de la

métaphysique mais ne congédie pas pour autant le christianisme et la croyance. A l’âge de

l’interprétation, sa croyance ne se fonde plus sur un autre ordre de réalité mais sur un devenir

historique dont la racine principale est le christianisme. A travers la kénose du Christ,

l’abaissement est conçu comme affaiblissement mais aussi comme exhortation à l’amour et à

la charité.

Ironiquement si le présent du christianisme dans la société est la caritas, son passé et plus

particulièrement la christianisation de l’empire romain furent aussi encouragés par la charité

et par la solidarité existant entre chrétiens. Lorsque Julien tenta de réintroduire le paganisme,

il le christianisa en soulignant le rôle de la charité et donc de l’amour qui serait selon Vattimo

ce qui reste en dernière instance du croire.

Il faut cependant achever ce cheminement en dépassant l’héritage chrétien et la persistance

d’un être aussi faible soit-il. Richard Rorty et son pragmatisme reconnaît l’héritage chrétien

mais n’en fait pas le centre de sa philosophie. Il nous aide alors en posant les conséquences

politiques d’une pensée faible qui délaisse toute idée de vérité objective.

b-Par delà le vrai et le faux

Le pragmatisme post-moderne de Rorty congédie à jamais l’idée de Vérité comme répondant

à des critères rationnels et moraux anhistoriques ou résultant de l’adéquation entre l’intellect

et les choses. Il conçoit « la vérité » ou ce qui prétend à ce statut comme l’expression d’une

conjonction précise d’un réseau de croyances et de désirs.

Nietzsche et la philosophie post-moderne intègrent tout ce cheminement et préconisent

comme Rorty la dissolution des dualismes et des Idées fondées sur des notions

métaphysiques ou théologiques. La vérité et la capacité de la détenir objectivement étant

définitivement écartées car elles ne répondent plus aux exigences pratiques et aux croyances

de notre époque. Pour Rorty, la vérité est en constante redéfinition, en accord avec les

besoins, les expériences du sujet. De plus, le contexte de sa construction est historiquement et

culturellement déterminé.

En effet, l’individu fait partie d’un réseau, d’une appartenance sociale dont il ne peut

s’extraire. Rorty est holiste et pose la société comme constitutive des individus.

Ce retour sur les présupposés philosophique de Rorty ne doit pas éluder les positions

radicales qu’il porte contre celle-ci.

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Lors du Congrès Interaméricain de Philosophie de 1985, Rorty déclarait «La philosophie,

devrait être tenue aussi séparée de la politique que la religion [...] La tentative de fonder la

théorie politique sur des théories totalisantes de la nature de l'homme ou du but de l'histoire a

fait plus de mal que de bien. Nous ne devrions pas supposer que notre tâche, comme

professeurs de philosophie, est d'être l'avant-garde des mouvements politiques [...] Nous

devrions concevoir la politique comme l'une des disciplines expérimentales, plutôt que

théoriques» La philosophie doit donc être mise au service du politique et « lorsque des

questions de théorie sociale sont en jeu, nous devons laisser de coté les problèmes d’une

nature humaine anhistorique, ceux de la nature du moi, des motifs du comportement moral et

du sens de la vie humaine en somme toutes ces questions philosophiques ».La communauté

politique doit se fonder le plus petit dénominateur commun et se réaliser dans une discussion

ouverte, fondée sur les pratiques et les traditions communes du libéralisme puis sur des

expériences et des tâtonnements sans fin.

Le tâtonnement est donc revendiqué comme l’un des principaux moyens d’actions du

libéralisme. Les échecs et les réussites, en d’autres mots la conscience d’être dans l’histoire et

de pouvoir se référer aux expériences de sa communauté remplace toute incursion dans

l’essentialisme ou le réalisme, pour extraire des référents transcendants guidant et justifiant

l’action. Rorty, en dépossédant la Philosophie de la tâche de fonder, donne en retour à

l’Histoire le rôle d’éclairer et de faciliter nos errements.

Rorty comme Vattimo identifie l’Occident et la modernité et affirme directement la valeur

plus élevée du libéralisme occidental, qui rend possible la coexistence pacifique de toutes les

opinions divergentes. Son degré d’ouverture permet de le considérer malgré sa facture

localisée et historique comme « le meilleur espoir de l’espèce ».

Il plaide pour la défense et l’extension des pratiques et des institutions libérales car elles

permettent justement la séparation entre société civile et Etat et entre individu et citoyen.

Cette séparation et autonomie du privé est la marque de la société libérale qui permet à

chaque individu d’entreprendre une poétisation de son existence et sa fondation sur des

présupposés philosophiques ou théologiques. La société civile mondiale ne doit donc être

régie par aucune culture ou valeurs communes, seulement par des institutions et pratiques qui

ont fait leur preuve et qui ouvrent la possibilité de développer librement ses particularismes

locaux sans qu’ils prennent place dans un espace politique essentiellement procédural. Il

édifie ainsi une pensée faible qui connaît son expression politique dans le libéralisme.

La fin du dialogue entre Vattimo et Rorty porte sur la démocratie et la justice sociale. Ils

considèrent que « l’attitude herméneutique est au monde intellectuel ce que la démocratie est

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au monde politique … des modes alternatifs d’appropriation du message chrétien selon lequel

l’amour est la loi unique ».

Néanmoins leurs débats sur la justice sociale sont teintés d’un certain pessimisme. Rorty

dissocie alors libéralisme et capitalisme, en posant que le capitalisme mondialisé est une

tragédie alors qu’au même moment le socialisme ne prend plus aucune signification. Il ouvre

la piste d’une possible dissociation entre libéralisme et capitalisme qui pourrait peut-être

prendre sens à l’aune de l’analyse de certains traits du capitalisme comme relevant de la

sécularisation forte donc du transfert de la croyance métaphysique vers la vie sociale.

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Comme nous l’avons vu, la mort de Dieu est un long dépérissement qui eut des répercussions

sur tous les secteurs de la vie sociales. J’ai tenté de montrer la possibilité de distinguer deux

alternatives après la mort de Dieu. L’hypothèse forte et faible, ce qui ne préjuge rien de leur

valeur bien au contraire. Mais plutôt de leur intensité. L’hypothèse forte est soulignée par

Heidegger et Adorno dans leur critique de la Raison moderne et par Schmitt dans sa

sociologie des concepts juridiques. Elle est qualifié de nihilisme incomplet par Nietzsche car

le monde supra sensible demeure habité par d’autres domaines de la vie, mais reste investi

d’une valeur, donc d’une puissance métaphysique.

L’hypothèse faible est engagée par la théologie protestante qui pose que la sécularisation

appartient au christianisme, que la séparation de la religion et de la politique, du monde et de

Dieu, de notre historicité et de la puissance divine est le devenir du christianisme. Elle

commence une transfiguration de la métaphysique en éthique en insistant sur l’amour comme

commandement suprême de Dieu. Cela correspond à une critique du pouvoir séculier des

structures ecclésiales et d’une privatisation de la foi. Ce chemin sera pris par la pensée faible

qui tente de tirer toutes les conclusions de la dissolution du dualisme entre sensible et supra-

sensible. Vattimo sauve la croyance en dieu en historicisant cette dissolution, en l’identifiant

avec l’histoire de l’être qui serait retrait et affaiblissement. Rorty va plus loin en finalisant ce

chemin sur un mode pragmatique et anti-clérical. Il se méfie autant de la philosophie que de la

théologie quand elle tente de se hisser au rang de vérité.

Bien entendu ces hypothèses d’une sécularisation forte et faible se rencontrent, luttent mais

aussi s’accordent et peuvent coexister. Il s’agit d’un Idéal Type : Celui-ci se définit selon

l’interprétation de Raymond Aron comme « une définition centrée autour de certain traits

retenus parce qu’ils nous intéressent particulièrement et par ce qu’ils commandent une série

de phénomènes subordonnées », deux Idéaux types opposés pouvant participer au même

phénomène.

Cette précaution prise, il faut aussi rappeler l’avertissement de Jean Claude Monod « les

thèmes du désenchantement du monde et du processus de sécularisation peuvent relayer des

interrogations qui visent rien de moins que l’ensemble de l’histoire occidentale et son

sens. Aussi peut-on voir dans les théories de la sécularisation les derniers grands récits moins

spéculatifs et plus incertains de l’avenir que les philosophies de l’histoire paradigmatiques,

mais assumant bien le geste d’unification et d’assignation d’un sens ». Ainsi c’est peut-être

toujours un souci d’ordonner et de donner une signification à l’histoire d’une manière tant

immanente que transcendante qui est présente chez les auteurs que nous avons rencontrés.

Nous pouvons maintenant revenir à nos interrogations liminaires.

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Le terme de Glauben utilisé par Kant signifie aussi la Foi, cette interrogation entretient-elle un

rapport exclusif avec le religieux ?

Comme nous l’avons vu, le religieux entretient des rapports ambigus avec le politique, leur

séparation étant bien plus ténue que nous ne pouvions le penser.

Enfin, est-il légitime d’opposer croyance et savoir ?

Pour Rorty, cette distinction n’est plus d’actualité car la vérité scientifique elle-même est

composée de croyances.

Notre interrogation se portait sur deux plans, le devenir religieux de la modernité et le devenir

politique de la religion. La modernité s’est peu à peu éloignée de la religion et de ses

structures tout en connaissant des transferts du religieux au politique. Dans ses

développements elle est, selon Rorty et Vattimo, indissociable d’une historicité imprégnée de

christianisme. Le devenir politique de la religion serait selon eux la démocratie et le

libéralisme car Vattimo et des théologiens interprètent le message de l’évangile comme celui

d’une mondanisation du monde et d’une dissémination de l’agir chrétien sous la forme de la

caritas.

« 6.Nous avons aboli le monde vrai : quel monde restait-il ? Peut-être celui de l’apparence …Mais

non ! En même temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences !

(Midi : l’heure de l’ombre la plus courte. Fin de la plus grande erreur)

F.Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles

« Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand

j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis

rien » St Paul, 1 Co 13

Page 22: Ce qui reste du croire (Politique et Mort de Dieu)

22

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