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Amine Benabdallah Jean-Marie Donegani, Marc Sadoun
Séminaire Pensée politique
2006-2007
Ce qui reste du croire
Nouveaux combats – Après que Bouddha fut mort, on montra encore son ombre durant des siècles
dans une caverne,- une ombre formidable et terrifiante. Dieu est mort : mais l’espèce humaine est ainsi
faite qu’il y aura encore durant des millénaires des cavernes au fond desquelles on montrera son
ombre. –Et nous- il nous faut aussi vaincre son ombre !
F.Nietzsche, Le Gai Savoir
L’objet du croire, la croyance serait présente selon Kant :
« Lorsque l’assentiment n’est suffisant qu’au point de vue subjectif et qu’il est tenu pour
insuffisant au point de vue objectif » (La Critique de la Raison Pure). C’est à dire que la
croyance est certaine à partir de motifs individuels (sentiment, intérêt) mais ne peut accéder
au rang de savoir. Cette définition nous pose deux questions. Le terme de Glauben utilisé par
Kant signifie aussi la Foi, cette interrogation entretient-elle alors un rapport exclusif avec le
religieux ? Enfin est-il légitime d’opposer croyance et savoir ?
Il est impossible de répondre pour le moment à ces questions car elles impliquent une
connaissance de l’objet croyance. Cependant, ma position provisionnelle est de lier la
croyance au religieux, à un domaine sémantique de la transcendance, de la métaphysique, de
la foi et du salut. Lorsque l’on s’interroge sur ce qui reste du croire, on suppose que le croire a
une histoire qui connaît des bouleversements. Il semble donc nécessaire d’adopter un regard
rétrospectif et de prendre en compte l’historicité du croire. Cela nous est suggéré par le terme
de rester qui inspire le sentiment d’un affaiblissement ou d’un retrait. La notion de rémanence
me semble la plus adéquate pour comprendre ce phénomène. La rémanence étant la
persistance partielle d’un phénomène après la disparition de sa cause.
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L’histoire du croire a été bouleversée par un deuil qui est pour beaucoup synonyme de la
modernité la plus avancée. Elle a connu avec la modernité une accélération sans précédent
que l’on identifie à un événement précis, la mort de Dieu. Yves Ledure écrit dans son article
Mort de Dieu et Transcendance « La modernité appartient moins à l’ordre rigoureux du
concept qu’à celui d’un existentiel vécu en termes de rupture, de déchirement. Elle est le mot
relais d’un présent éclaté, incertain de son avenir, par opposition à un passé cohérent et
stable ».
Le 19e siècle est justement une période charnière, de changements des rapports de l’individu
à la transcendance et du citoyen au pouvoir de l’église, qui marque le début de ce que l’on
qualifie de sécularisation. Notre sujet convoquait de nombreux cheminements possibles, le
terme de chemin est ici important car il s’agit de choisir une direction et non un type de
réponse. Il était possible d’interroger la sociologie et les études portant sur les croyances et les
valeurs. La philosophie et la théologie proposent d’autres réponses que j’ai choisi de
privilégier, en gardant à l’esprit la nécessité d’interroger le politique et plus particulièrement
le libéralisme à partir du religieux. Il serait temps de définir la sécularisation qui est devenu
le terme subsumant le processus historique prolongeant la mort de Dieu.
Ce terme est dérivé du latin seculum qui est le terme utilisé dans la vulgate pour aion, le
siècle. Il est toujours péjoratif et apparaît dans la théologie paulinienne comme le domaine du
péché et d’une sagesse pour qui le langage de la croix est folie (1 Co I, 20).
La sécularisation est en même temps un terme signifiant le retour d’un religieux dans le
siècle ou la dépossession des biens de l’église au profit de l’Etat. Il s’agit aussi d’un processus
de désacralisation de domaines autrefois sous l’autorité de la religion, l’hostilité à la religion
étant qualifiée de sécularisme. Il s’agit aussi selon Thierry Bedouelle. « De la totale
autonomie d’un monde se comprenant de manière immanente à partir de lui-même donc à
travers la science »
Le libéralisme enfanté par la sécularisation est accusé par ses critiques d’enfanter une sorte
d’anti-trinité faite de relativisme, de scepticisme et de nihilisme. Le caractère essentiellement
procédural du libéralisme politique, dépourvu de la nécessité de fonder la société politique sur
des présupposés religieux ou moraux, entraînerait chez les individus une perte de repères, un
déracinement. Au nom de la liberté tout serait permis et acceptable, sans égard pour la vérité.
Tout aurait la même valeur donc à terme rien n’aurait de valeur. Pierre Manent écrit dans le
Cours Familier de Philosophie Politique que la victoire de la liberté sur la vérité fut peut-être
trop complète car « privée de son rapport conflictuel avec la vérité, la liberté tend à
s’effondrer sur elle-même ».
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Cette position conservatrice pose donc que la démocratie moderne aurait entreprise une
dissolution du concept de vérité en excluant la croyance d’un exercice politique d’une liberté
hypostasiée. Il nous faut donc déterminer si la disparition du croire n’est pas allée de pair avec
la relégation de la vérité, assertion tragique pour Pierre Manent, chance inouïe pour d’autres.
L’interrogation se porte donc sur deux plans, le devenir religieux de la modernité et le devenir
politique de la vérité objective.
Dans un premier temps, j’étudierais la modernité comme deuil du croire mais aussi comme
son accomplissement chrétien, puis, je considérerais son héritage, enfin, j’étudierais ces
effets sur le statut de la vérité dans le libéralisme politique.
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1/Le deuil moderne du croire
a- La mort de Dieu
La modernité serait donc endeuillée par la disparition de Dieu. L’expression est très étrange
car elle ne peut être l’affirmation d’un athéisme mais plutôt la révélation d’un phénomène
culturel. Cette mort nous est décrite par Nietzsche dans l’aphorisme §125 du gai savoir.
L’insensé est le personnage principal de ce drame, ce terme d’insensé est une référence au
qualificatif que Saint Anselme donnait à celui qu’il fallait convaincre de l’existence de Dieu
dans son argument ontologique.
En annonçant la mort de Dieu, il énonce une constatation non une condamnation. Un dément
s’écrie à la manière de Diogène « je cherche Dieu, je cherche Dieu ! ». Devant la moquerie
teintée d’incompréhension de la foule, il annonce cette mort et accuse les personnes présentes
dont « beaucoup sont de ceux qui ne croient pas en Dieu » d’en être responsables.
Nietzsche les nomme ainsi alors qu’il se qualifie lui-même de Gottloser, d’athée ou de sans-
Dieu. Pour cette foule, l’incroyance est un choix quasiment une volonté d’être à la mode,
dans l’air du temps, pour Nietzsche, elle est une fatalité. Que signifie le cri Dieu est mort ?
En éclaircissant la rupture à l’origine de la dissolution du croire, nous serons plus à même de
mesurer son intensité et son devenir.
La mort de Dieu est véritablement le point de départ de la philosophie de Nietzsche, il en
existe de nombreuses versions dans ses écrits et nous convoquerons dans notre deuxième
partie une autre de ces versions pour expliciter le terme de sécularisation. Dans cette version,
Dieu est tué par les hommes alors qu’il est en définitive, selon Nietzsche, le propre instrument
de sa mort. Michel Haar souligne avec humour qu’ici la métaphysique semble verser dans le
mauvais roman policier.
Cette version nous intéresse car elle souligne le caractère apocalyptique de l’événement. Il y
a un avant et un après « il n’y eut jamais acte plus grandiose –et ceux qui pourront naître après
nous appartiendront, à cause de cet acte, à une histoire plus élevée que ne le fut jamais toute
histoire ». Le Dieu chrétien est donc mort, c'est-à-dire pour Nietzsche un Dieu qui se
comprend selon la double modalité métaphysique et morale, celui qui représente comme chez
Platon la conjonction entre ce qui est le plus élevé, le théologique et ce qui est la totalité, le
plus commun, l’ontologique. Le métaphysique occidentale étant donc fondée selon le terme
de Heidegger sur une tradition onto-théologique.
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Ainsi, l’histoire de la métaphysique serait l’histoire du nihilisme. Pour Nietzsche, ce nihilisme
est celui du christiano-platonisme qui déprécie la vie au nom d’un arrière monde, d’un monde
des idées qui serait fondement et fin de la totalité. Le nihilisme n’est pas la simple
affirmation de l’incroyance, ceux là sont méprisés par l’insensé car ils n’ont pas encore
compris ce qui est arrivé. Le nihilisme contemporain initié par la mort de Dieu est la fin de la
croyance dans un monde supra-sensible, donc de la religion, celle-ci se définissant
partiellement par la distinction entre deux ordres de réalité.
Nietzsche affirme que cet événement est encore trop lointain pour être compris, la force et le
lieu du Dieu chrétien sont toujours présents bien que le monde soit peuplé de ceux qui ont
perdus Dieu. Heidegger remarque à ce propos « Si Dieu a quitté sa place dans le monde
supra-sensible, cette place, quoique vide, demeure. La région vacante du monde suprasensible
et du monde idéal peut être maintenue » (Le mot de Nietzsche : Dieu est mort).
Le croire est alors toujours présent pour deux raisons :
-La première raison est un fondement, le caractère herméneutique de la vérité.
-La seconde est la nécessité de conserver et d’investir le lieu de la métaphysique.
Tout d’abord Nietzsche est symptomatique d’une rupture dans notre conception de la vérité.
Elle ne peut plus être conçue comme l’adéquation entre l’intellect et la chose, entre le penser
et le réel. Nietzsche dénonce, dans ce qui est considéré comme vrai, des croyances multiples
qui sont le fruit d’un besoin psychologique, celui d’ordonner et de stabiliser une réalité
essentiellement chaotique. En somme, la rupture n’affecte pas le croire mais le croire-à un
Dieu chrétien ou moral, législateur du royaume des fins. La morale en elle-même est l’objet
d’une croyance, d’une interprétation qui donne sens et valeur à un environnement.
La modernité pensée comme crise est justement le résultat de l’impossibilité pour le sujet de
donner une signification et une valeur à son histoire et à ses actes en l’absence d’un principe
transcendant. Nietzsche écrit « Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se
dévaluent. Il manque le but, il manque la réponse à la question pourquoi ? » (La volonté de
puissance).
Cependant l’homme préfère vouloir le néant que de ne rien vouloir et il va substituer le dieu
chrétien, lui faire subir une transformation en doctrines politiques ou historicistes.
Dans l’interprétation de Nietzsche, le libéralisme, la démocratie et le socialisme sont les
résultats du christianisme et les conséquences de son dépérissement. Ce dernier ne diffère pas
d’eux ontologiquement car ils sont l’expression d’un même nihilisme. Le constat est sombre
et se solde par une critique radicale de la modernité culturelle et politique.
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L’assertion de Nietzsche est aussi d’ordre métaphysique car elle ne dit pas seulement que le
religieux se sépare du profane mais que cette distinction ne sera bientôt plus d’actualité. La
distinction entre sensible et suprasensible, qui est à la base de la métaphysique depuis Platon,
ne prend plus aucune signification. Comme le souligne Heidegger nous rentrons dans l’in-
sensible qui est le lien de l’in-sensé.
Cette pensée sera aussi comprise au sens culturel, notamment par la théologie qui tentera
d’intégrer la sécularisation comme continuité de la prédication du christ. Le monde supra-
sensible n’est pas alors détruit mais la modalité de sa relation avec le sensible est affaiblie.
b- Le christianisme face à la sécularisation
Paradoxalement, la mort de Dieu va connaître une destinée étrange dans la théologie
chrétienne, qui va considérer ce processus comme la signification même de la prédication du
christ. Leo Strauss a souligné selon Altizer que « Nietzsche est un penseur biblique et anti-
biblique et que le nouveau penser de Heidegger ne parvient pas à bien mener sa tâche de
libérer la philosophie des derniers vestiges de la théologie chrétienne ». En somme, les
auteurs que nous avons cité pour accréditer les thèses de la mort de Dieu n’ont pas annoncé un
deuil irréversible mais se sont positionnés directement contre et avec cet héritage. Leurs
intuitions sont récupérées par les théologiens les plus modernes, qui conçoivent et acceptent la
sécularisation tout en réaffirmant l’irréductibilité d’un lien historicisé entre l’homme et Dieu.
La question de la sécularisation ne va d’abord émerger que dans les milieux de la théologie
protestante. En effet, le catholicisme, jusqu’au concile Vatican 1 et la constitution dei filius
ré, était hostile au matérialisme et au rationalisme. Le concile Vatican II va nuancer cette
position en affirmant « une juste autonomie des réalités terrestres quoiqu’il revienne au
chrétien d’inscrire la loi divine dans la réalité terrestre ». Cela est confirmé par l’encyclique
Deus caritas est du pape Benoît XVI qui, dans sa seconde partie, aborde la charité sous
l’angle ecclésiologique. Quant à la justice sociale, l’église « ne veut pas (se) conférer un
pouvoir sur l’Etat. Elle ne veut pas même imposer à ceux qui ne partagent pas sa foi des
perspectives et des manières d'êtres qui lui appartiennent. Elle veut simplement contribuer à la
purification de la raison et apporter sa contribution, pour faire en sorte que ce qui est juste
puisse être ici et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre ».
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Cette position catholique postule aussi que la sécularisation comme simple processus de
séparation est aux sources du christianisme en vertu de Matthieu XXII : 21 « Rends à César ce
qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Cette assertion tend à occulter la lutte
concurrentielle pour le pouvoir qui opposa les papes et les empereurs et rois. Ce conflit
connaît son point culminant dans la réforme grégorienne 1073 -1085. Grégoire VII affirme
la théorie de la théocratie pontificale dans les dictatus papae, qui énoncent par exemple dans
la proposition 12 qu’« il est permis au pape de déposer les empereurs »et, dans la proposition
27, que « le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes ». Selon la
définition schmittienne de la souveraineté, le pape s’arroge ainsi le droit de décider de la
situation exceptionnelle.
Par ailleurs le protestantisme, que la pensée traditionaliste accusait d’avoir contribué à la
sécularisation, a le premier intégré ce processus historique dans la logique même du
christianisme. Les premiers théologiens de la sécularisation sont Troeltsch et Gogarten.
Ils énoncent tout d’abord une sorte d’apologétique de la sécularisation puis affirment des
rémanences du christianisme dans la modernité.
Gogarten justifie cette acceptation du présent par l’idée que le progressif retrait de Dieu du
monde est « un fait suscité par la foi chrétienne ». Son argumentation repose notamment sur
la célèbre phase de Paul si commentée par Luther « nous estimons que l’homme est justifié
par la foi, indépendamment des œuvres de la Loi» (Rm 3, 28.)
Selon cette interprétation, les œuvres, l’agir séculier ne peuvent constituer un moyen de salut.
Gogarten écrit « la foi préserve les œuvres dans leurs significations terrestres, elle en fait une
affaire du monde, une affaire du siècle remise à la raison de l’homme ». Il continue en posant
que le christianisme a fait du monde une création de Dieu et non un Kosmos éternel comme
chez les Grecs, ainsi le monde chrétien n’est plus divin mais mondain, en opposition
permanente avec le monde divin qui ne le subsume pas. Dans la sécularisation l’homme s’est
historicisé, « l’existence humaine devient existence historique, à vivre dans l’autonomie et la
responsabilité ». Enfin, Gogarten et cette théologie de la sécularisation rejettent le
sécularisme comme une radicalisation outre mesure de la sécularisation dans un rejet de la foi
et de l’église. Ils affirment à l’appui de l’évangile « que nul se glorifie dans les hommes car
tout est à vous, soit Paul, soit Apollos, soit Céphas, soit le monde, soit la vie, soit la mort, soit
le présent, soit l’avenir. Tout est à vous mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu ». 1 Co
III, 23.
Pour Dietrich Bonhoeffer, un théologien allemand exécuté en 45 pour résistance contre le
nazisme, le monde est devenu au sens kantien majeur. Il écrit le 30 avril 44 « il est passé le
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temps de la religion en général. Nous allons au devant d’une époque totalement irréligieuse
qui est un christianisme a-religieux ». Il décrit ces modalités dans ces dernières lettres.
Dieu s’est peu à peu désengagé du monde alors que l’homme est sorti de sa minorité. Il faut
vivre en l’absence de Dieu « vivre devant Dieu et avec Dieu, sans Dieu ».
Le Dieu de la religion est dès lors critiqué pour sa toute puissance négatrice de l’autonomie de
l’homme. Comme l’écrit Rosino Gibellini « le Dieu de Jésus christ est impuissant sur la croix,
mais dans son impuissance il donne à l’homme la force de vivre ». Il oppose ainsi la religion
de la puissance à la révélation de la faiblesse. C’est donc une théologie de la croix qui permet
de comprendre la sécularisation et il est évident que le mystère ou le scandale du Christ et de
sa nature divine est au centre de cette problématique depuis Hegel. Ce dernier est le grand
penseur de la sécularisation car il insère l’être dans la temporalité et le dote ainsi d’une
historicité, le verbe (Logos) se faisant chair à travers l’histoire.
Chez Bonhoeffer apparaît le terme de kénose qui nous parait central selon cette tradition pour
comprendre le croire moderne. Cela signifie en grec se vider de soi-même et vient d’un
terme de l’épître aux Philippiens « devenu semblable aux hommes et reconnu à son aspect
comme un homme, il s’est abaissé devenu obéissant jusqu’à la mort ». Pour la christologie la
kénose ne diminue en aucun cas Dieu lui-même mais complexifie les relations entre le père et
le fils dans la trinité.
Ces lectures seront radicalisées marginalement par les théologiens de la mort de Dieu qui
nieront même le lien irréductible entre Dieu et sa créature.
Les théories de la sécularisation de Gogarten et Bonhoeffer constituent les premières
tentatives de la théologie pour intégrer la sécularisation dans le devenir du christianisme, pour
limiter la mort de Dieu à un déclin de la religion et non de la croyance. La sécularisation
aurait alors constitué un retour vers ce monde sans abandon du divin comme transcendance.
Notre relation à Dieu a changé mais le divin se trouve inamovible. Nous rentrons donc dans
ce que l’on pourrait qualifier de processus de deuil. La première phase étant la prise en
compte du retrait culturel de la religion. Face à ces théologiens, le monde sécularisé va aller
plus loin en niant cette relation au divin, non pour prendre acte de sa disparition mais comme
le prédisait Nietzsche, pour réinvestir le lieu de son déploiement.
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2 /L’héritage onto-théologique de la modernité
a- La force de la Raison
La mort de Dieu possède donc des causes multiples qui dépassent le simple accomplissement
d’une posture athéiste, Dieu est mort de ce qu’il a proprement créé.
Peu à peu, selon Nietzsche l’idéal ascétique, cette figure du christianisme a détruit son
créateur à travers, sa volonté d’éradiquer l’incertitude, de posséder la vérité et de rendre
compte de tout ce qui existe.
Dans le §27 de la généalogie de la morale, Nietzsche nous explique que l’athéisme n’est pas
en contradiction avec l’idéal ascétique « il n’est plutôt que l’une des ultimes phases de son
évolution, il est la catastrophe qui impose le respect, d’une discipline bimillénaire en vue de
la vérité, qui finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu (….) Qu’est ce qui en
toute rigueur, a réellement remporté la victoire sur le christianisme ? La réponse se trouve
dans mon gai savoir : « la moralité chrétienne elle-même la notion toujours plus stricte de la
véracité, la finesse de confesseur de la conscience chrétienne, traduite et sublimée en
conscience scientifique, en propreté intellectuelle à tout prix. Considérer la nature comme si
elle constituait une preuve de la bonté et de la protection de Dieu; interpréter l’histoire à
l’honneur d’une raison divine, comme témoignage constant d’un ordre moral universel et
d’intentions morales ultimes: voilà ce qui est désormais dépassé, à quoi la conscience
répugne, ce que toutes les consciences un peu subtiles trouvent indécent, malhonnête,
menterie, féminisme, faiblesse, lâcheté ».
Ainsi, la mort de Dieu se définit selon Nietzsche comme la fin de la croyance en un monde
supra-sensible. Dieu est donc mort de lui-même à travers sa collusion avec l’idée d’une vérité
objective, d’un refus du mensonge. Cependant cette volonté serait elle-même issue d’une
conviction inavouable, qui place la vérité comme fin ultime. (Pourquoi sommes nous encore
pieux, §344 du gai savoir) Ainsi la croyance dans une vérité objective, dans la primauté du
savoir et de la science serait enfantée par le même nihilisme que le christianisme et le
platonisme. Il écrit « c’est toujours sur une croyance métaphysique que repose la croyance à
la science » et s’inclut lui-même dans ce mouvement en tant qu’homme de connaissance.
Pour Rorty, il existe aussi une identité entre philosophie et théologie dans la mesure où il
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conçoit « la tradition rationaliste occidentale comme une version laïque de la tradition
monothéiste occidentale– comme l’ultime variante de que Heidegger appelle onto-théologie.
Nous, pragmatistes, avons pour la vérité absolue et la réalité la même médiocre considération
qu’avaient les lumières pour le courroux et le jugement de Dieu ».
La foi dans la rationalité scientifique va connaître à l’instigation de Nietzsche une critique
radicale au cours du 20e siècle tant chez les intellectuels de droite et de gauche.
La rationalisation du monde donc la substitution de la croyance par une rationalité scientifique
et instrumentale, est dénoncée par l’école de Francfort, notamment par Adorno et Horkheimer
et par Heidegger. Selon la théorie critique, les Lumières sont à l’origine de ce mouvement en
se fondant sur l’idée d’une Raison destructrice du mythe mais se substituant à lui.
Selon Heidegger, ceci a commencé dés Platon mais a connu un tournant avec Descartes qui
est tenu comme responsable de ce qu’il qualifie de métaphysique de la subjectivité.
Chez Descartes ce qui rendrait réel quelque chose est la certitude claire et distincte que le
sujet pourrait posséder de son objet. La science n’est plus une théoria (contemplation) mais
la production d’un savoir par le sujet pensant. La modernité est ainsi conçue comme l’ère de
la technique qui est la transformation du monde en produit de l’homme. Il commence alors
une critique radicale de la rationalité moderne.
Leo Strauss souligne que le rationalisme selon Heidegger serait sur le modèle nietzschéen de
nature dogmatique. « Le rationalisme repose lui-même sur des suppositions qui ne sont ni
rationnelles ni évidentes. La raison comme le sujet serait des préjugés ».
Si nous évoquons maintenant l’école de Francfort, ce n’est nullement pour opérer des
rapprochements trop forts entre Heidegger et celle-ci.
La misologie de Heidegger n’a rien à voir avec la critique de la raison des lumières. Adorno
opère dans la dialectique négative une critique extrêmement vive de Heidegger qui tranche
avec le respect de Strauss ou d’Arendt. En tant qu’émigré anti-fasciste, il lui est impossible de
faire abstraction de l’hostilité de Heidegger à toute doctrine de changement social et surtout
de son implication active dans le nazisme.
Pourtant, la dialectique de la raison critique les lumières et met en exergue la modernité
comme mythologie. « En tant que souverains de la nature, le dieu créateur et la raison
organisatrice se ressemblent. L’homme ressemble à Dieu par sa souveraineté sur l’existence,
par son regard qui est celui d’un maître, par le commandement qu’il exerce ».
Ils échangent la référence obligée à Descartes par celle de Bacon, qui identifierait savoir et
pouvoir sur la nature. La raison est essentialisée est prend une majuscule, elle est calculatrice
et se trouve incapable de donner une valeur « car elle est dominée par l’équivalence ». Son
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corrélat la société bourgeoise rend comparable ce qui est hétérogène en le réduisant à des
quantités abstraites ». Le formalisme et la tendance à mathématiser qui est présente dans la
science économique sous la forme des modèles économétriques, constitue le retour au mythe
sous la forme de la loi scientifique qui radicalise et qui inscrit dans l’éternité la régularité
empirique.
Rorty appuie le passage évoqué en réprimant toute tonalité apocalyptique d’un prétendu
passage à la post-modernité. Il écrit dans Science et solidarité : la vérité sans le pouvoir « Tel
qu’il m’apparaît, le monde occidental est passé peu à peu du culte de Dieu, au culte de la
raison et de la science. Pour l’heure il évolue vers un stade où il n’adorera plus rien. A ce
stade là on cessera de voir dans la vérité un principe d’émancipation ou une source de pouvoir
qui lorsque nous l’aurons atteinte nous apportera le salut ».
La mort de Dieu est donc une rupture à l’origine de bouleversements majeurs, néanmoins elle
ne constitue qu’un dépérissement relatif du croire qui est conçu comme essentiel au sujet, ce
dernier continue à l’éprouver dans sa quotidienneté notamment à travers les catégories de
l’entendement mais aussi dans la place qu’il se donne dans la cité et dans l’histoire.
Une première aporie nous a frappés. En voulant démontrer une rupture radicale, nous avons
situé une transfiguration. Ici nous sont données les multiples modalités de ce phénomène
qu’il faut qualifier et la multiplicité d’attitudes qu’il consacre. Le dépérissement du croire ne
semble donc pas achevé étant lié à une conception de la vérité encore dominante.
La mort de Dieu est donc, selon Nietzsche, l’accomplissement d’une position métaphysique
relative à la vérité qui va conserver toute sa puissance sous le nom de règne de la technique ou
de la raison organisatrice. Cependant le passage par Nietzsche nous a avertis que la mort de
Dieu n’équivaut pas à l’athéisme généralisé mais à un phénomène plus général de ruine de
l’espace qui fondait l’objectivité et la vérité.
Il va donc s’opposer deux attitudes posant un dépérissement ou une transfiguration du croire.
Nous allons considérer maintenant cette dernière attitude qui va poser ce que nous pouvons
maintenant qualifier de sécularisation comme un transfert d’un domaine à un autre d’une
même force, la croyance. Néanmoins les implications de ce transfert seront sociales et
politique. Nous sortons donc du domaine de l’abstraction pour montrer les effets concrets et
les théorisations de cette identité entre l’onto-théologique et le politico-social.
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b- De la métaphysique à la politique
La sécularisation est l’objet de nombreux débats portant notamment sur l’héritage chrétien de
la modernité. Nous avons décidé de ne pas traiter en détail de la querelle théologico-politique
qui agita l’Allemagne dans l’entre-deux guerres. Celle-ci portait plus particulièrement sur
l’héritage chrétien de la modernité, sur les homologies substantielles et structurelles entre
l’église et la politique moderne. L’enjeu était de disqualifier la modernité ou de fonder sa
légitimité en elle-même. On s’affronta notamment autour du théorème de la sécularisation de
Carl Schmitt qui constitue l’expression la plus extrémiste de cette clef d’explication.
Il ne s’agit pas ici d’accepter la modernité en la concevant comme la conséquence d’une
philosophie de l’histoire où le christianisme tiendrait une place centrale mais de déceler un
lien irréductible entre Théologie et jurisprudence.
Schmitt écrit, dans la première théologie politique de 1922, « tous les concepts prégnants de la
théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés ».
En somme, Schmitt nous parle d’une transposition de la souveraineté divine à un peuple tout-
puissant et de la sécularisation du miracle dans la figure de l’exception. Il nous parle donc
d’un transfert mais aussi d’une homologie entre métaphysique et politique. Ce qu’il qualifie
de sociologie des concepts juridiques tente de dévoiler « que l’organisation juridique de la
réalité historique et politique pouvait mettre en place une notion dont la structure était en
harmonie avec celle des concepts métaphysiques. Elle prouve dans les faits (…) que la
métaphysique est l’expression la plus intense et la plus claire d’une époque »
Selon Schmitt, la politique a pour fondement une conception métaphysique, par exemple
l’abandon de la transcendance pour un panthéisme immanent va causer au 19e siècle,
l’athéisme et l’anarchisme de Bakounine ou le matérialisme révolutionnaire de Marx.
Quelle est le fondement métaphysique du libéralisme si l’on postule cette identité au-delà
d’une simple continuité ? Schmitt dénonce en ce dernier, une neutralisation illusoire car le
conflit est reconduit dans le domaine de la technique qui est fondée métaphysiquement « dans
ce qu’il qualifie d’esprit techniciste, croyance en un pouvoir, en une domination illimité de
l’homme sur la nature ». Schmitt ne conçoit donc pas que Dieu soit mort véritablement mais
que la croyance s’est transformée en foi techniciste.
Cette identité entre métaphysique et politique est présente dans l’extrême gauche notamment
chez Marx, la critique du marxisme comme religion séculière est connue et ne demande que
des minces développements. Bultmann analyse ceci dans Histoire et eschatologie en
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identifiant le Manifeste du parti communiste à un document messianique qui reprend la
théologie chrétienne de l’histoire. Concevoir l’histoire comme celle d’une lutte des classes
ressemble à l’histoire appréhendée par le christianisme comme celle d’une lutte entre le bien
et le mal, l’exploitation prenant la place du péché originel.
Dans la théorie marxiste, la mort de Dieu n’a en aucun cas annihilé le croire mais l’a fait
changer de forme et d’agent, dans un domaine resté inchangé, la superstructure. On qualifie
d’idéologie dominante une notion subsumant la religion, le domaine de la croyance, qui aurait
en dernière instance le rôle de faire accepter la réalité de l’exploitation aux classes dominées.
Althusser définit l’idéologie, dans Marxisme et humanisme, comme « un système (possédant
sa logique et sa rigueur propre) de représentations doué d’une existence et d’un rôle
historique au sein d’une société donnée ». Dans le célèbre article sur les appareils
idéologiques d’Etat, il écrit « la reproduction de la force de travail exige une reproduction de
sa soumission aux règles de l’ordre établi, c'est-à-dire une reproduction de sa soumission à
l’idéologie dominante pour les ouvriers et une reproduction de la capacité à bien manier
l’idéologie dominante pour les agents de l‘exploitation et de la répression, afin qu’ils assurent
aussi par la parole la domination de la classe dominante ».
Ainsi l’idéologie est ce qui reste du croire car elle s’oppose à la conception scientifique que
le marxisme possède de lui-même et cela en dissimulant les rapports d’exploitation à l’œuvre
dans la réalité. On retrouve étrangement l’opposition platonicienne entre un monde sensible,
celui de l’idéologie et de la fausse conscience, et le monde supra-sensible qui est la réalité
matérielle accessible à la science du matérialisme dialectique et historique. En identifiant le
pouvoir à la connaissance d’un ordre donné objectif, il a lié savoir et pouvoir d’une manière
irrémédiable. Le totalitarisme emprunte aussi des structures théologiques, où le parti
constitue une église, le peuple la congrégation des fidèles, et où le chef, l’egocrate au sens de
Lefort, est la loi vivante sur terre.
Un exemple est aussi frappant, il nous est inspiré par le fragment de Walter Benjamin « le
capitalisme comme religion » cité par Agamben dans Profanations. Benjamin développe une
argumentation distincte qui s’attache plus à dénoncer le capitalisme dans son ensemble en tant
que culte permanent, société cultuelle de consommation, que d’y détecter des croyances qui le
radicalise, en lui donnant autonomie illusoire à l’économie, notamment à travers le néo-
libéralisme.
En effet, il existe une proximité étonnante entre l’idée de la main invisible et la foi dans la
réalisation d’un projet divin à l’œuvre dans l’histoire. De plus l’idée d’un marché où la valeur
des biens équivaudrait à leur valeur réelle et où toutes les crises boursières et les bulles
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spéculatives feraient partie d’une économie générale de l’équilibre, idée défendu par Milton
Friedman, donne au marché une autonomie, une essence qui est dénoncée tant par Keynes que
par les alter mondialistes. Le capitalisme peut être analysé dans une certaine mesure sous
l’angle religieux et la science économique selon des critères dogmatiques.
La juste méfiance envers la pensée conservatrice de Carl Schmitt ne peut occulter le caractère
quelquefois étonnant des analyses opérées grâce au théorème de la sécularisation. Il faut donc
dissocier la description d’une continuité entre christianisme et modernité, entre métaphysique
et politique, et la prescription d’une action politique fondée métaphysiquement.
Les transformations des deux siècles derniers ont donc connu des réponses et des analyses
différentes. Comme nous l’avons vu, de nombreuses personnes ont considéré que la mort de
Dieu ne signifiait en rien la fin de la croyance, car le dualisme croyance/vérité objective et
certaine possédait encore un avenir. Ainsi la configuration topologique propre à la
métaphysique est conservée et connaît des développements notamment dans le domaine
politique à travers toutes les doctrines fondant l’exercice du pouvoir politique sur des vérités
scientifiques ou morales.
Cette pensée de la sécularisation est forte car elle conserve les forces et les structures
religieuses et métaphysique pour les adapter à une économie du croire qui serait un jeu à
somme nulles. Ces pensées partagent aussi l’idée que la sécularisation ne peut se comprendre
sans une rémanence de l’onto-théologique. Nous allons maintenant tenter d’identifier une
autre tradition qui pose un affaiblissement du croire et qui se conçoit comme l’achèvement
proprement dit de la métaphysique.
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3 /Le libéralisme et la faiblesse du croire
A-La valeur du christianisme
Jean Marie Donegani écrit que nous pouvons « comprendre la sécularisation non comme un
recul du religieux mais comme redéploiement de ses significations et dissémination de ses
expressions ». Selon lui la foi est devenue subjective et ainsi relative. Elle devient
l’expression d’un choix privé dépourvu du pouvoir de contraindre autrui.
Hors de l’institution, la religion connaît une nouvelle vigueur en tant que référence, indice
d’une provenance et cela dans tout le corps social. Il suggère que le christianisme est
aujourd’hui présent sous forme de valeur, « au sens de ce qui a un prix et auquel on tient ». Sa
présence est liée à une contextualisation, à un devenir en situation, non-objectif. En somme la
fin de la métaphysique ne constitue pas une fin de la morale mais sa dissémination dans tout
le corps social.
Ce passage du théologique à l’axiologique est aussi pris en compte par la philosophie de
Gianni Vattimo. Dans Espérer croire, Vattimo entreprend une esquisse de la pensée faible et
de son rapport primairement éthique avec le christianisme. La pensée faible est identifiée et
dénoncée par l’encyclique de Jean Paul II, fides et ratio, comme l’apogée du relativisme en
philosophie et le refus de fonder la signification et l’action sur des réponses définitives. Elle
ne saurait se résumer à cela et se trouve être une véritable philosophie fondée sur l’idée de
Kénose.
Brièvement, si la métaphysique est arrivée à son achèvement et qu’elle est nihilisme, elle
constitue l’histoire d’un être qui se dérobe et s’affaiblit sous l’effet de la technique.
Le plus important est que l’être, le domaine de la vérité objective, en se sécularisant a
continué un processus d’amoindrissement. C'est-à-dire que le croire possède une historicité
qui se caractérise non par la permanence mais par la rémanence. Cela nous permet de
confronter les tenants d’une sécularisation forte, d’un devenir imperturbable du croire et ceux
d’une sécularisation faible qui ont à jamais dissous le lien entre vérité et savoir.
Ici Vattimo reprend l’idée de Bonhoeffer, d’une théologie de la croix expliquant la
sécularisation à l’aide du terme de Kénose et de l’image d’un Dieu affaibli.
Pour Vattimo, lorsque Nietzsche écrit « il n’y a pas de faits mais seulement des
interprétations », il nous offre les fondements d’une position herméneutique. Cela est encore
une interprétation qui est le seul fait possible c'est-à-dire le seul mode discursif valable de la
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philosophie à notre époque. Vattimo tente de nous montrer que l’herméneutique qui est
d’abord un instrument de la théologie biblique est devenu, en vertu d’un besoin interne, le
mode d’expression le plus préférable de la philosophie. La philosophie doit donc rester cette
scrutatrice d’idoles, que celles-ci soient les lois du marchés ou les vérités métaphysico-
objective qui voudraient fonder la démocratie. La philosophie représente donc une
interprétation donnée de son époque, qui ne diffère en aucune manière d’autres secteurs des
sciences sociales.
La vérité, selon Vattimo, serait « un consensus dialogique qui se construit en reconnaissant ce
que l’on partage comme patrimoine culturel, historique et aussi comme patrimoine
d’inventions techniques et scientifiques » (Après le christianisme).
Néanmoins il ne s’agit pas ici d’abandonner la raison mais de lui donner un statut affaibli. Ce
trait est commun à beaucoup de critiques de la raison moderne qui ne congédie pas la raison
mais exige l’amoindrissement de ses prétentions. Cela permet aussi de renverser l’ambition
prométhéenne d’une toute puissance de la raison organisatrice et d’une téléologie sécularisée.
Il propose ensuite une éthique de la non-violence qui ne serait pas fondée sur une vérité
objective mais sur une interprétation risquée d’héritages et d’appels. Vattimo suggère alors un
croire qui ne serait pas une décision ou un saut mais une interprétation qui prendrait pour
seule limite la charité, la caritas. Celle-ci « ne commande pas quelque chose de déterminé
une fois pour toutes mais des applications qui doivent être inventées dans le dialogue avec les
situations spécifiques, à la lumière de ce que l’écriture sainte a révélé ».
Richard Rorty va dans ce sens et s’identifie lui-même à ce mouvement de la pensée faible.
Il nous explique, dans son article « Anticléricalisme et théisme », que la religion est
aujourd’hui une affaire privée. Il se considère comme un anti-clérical car il refuse
farouchement à l’église le droit de s’immiscer dans la sphère politique. Il analyse le texte de
Vattimo, Espérer croire et souligne que la pensée faible nous incite à conserver la charité
comme unique commandement de Dieu et que ceci ne nécessite aucune légitimité ou validité
car cela constitue une assertion privée de la part de Vattimo.
Rorty soutient cette emphase de la charité et s’appuie aussi étrangement sur la première épître
aux Corinthiens. « Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité …mais la plus grande
d’entre elles c’est la charité ».
Ces deux auteurs ont deux sens différents du sacré. Vattimo le lie à Dieu alors que Rorty le
fonde sur un espoir, « celui d’une civilisation globale où l’amour sera sans effort la seule loi »
et d’« Un monde sans classe et sans intérêts de pouvoir, où la démocratie sera accomplie ».
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La position de Vattimo est celle d’une personne qui espère croire. Il prend acte de la fin de la
métaphysique mais ne congédie pas pour autant le christianisme et la croyance. A l’âge de
l’interprétation, sa croyance ne se fonde plus sur un autre ordre de réalité mais sur un devenir
historique dont la racine principale est le christianisme. A travers la kénose du Christ,
l’abaissement est conçu comme affaiblissement mais aussi comme exhortation à l’amour et à
la charité.
Ironiquement si le présent du christianisme dans la société est la caritas, son passé et plus
particulièrement la christianisation de l’empire romain furent aussi encouragés par la charité
et par la solidarité existant entre chrétiens. Lorsque Julien tenta de réintroduire le paganisme,
il le christianisa en soulignant le rôle de la charité et donc de l’amour qui serait selon Vattimo
ce qui reste en dernière instance du croire.
Il faut cependant achever ce cheminement en dépassant l’héritage chrétien et la persistance
d’un être aussi faible soit-il. Richard Rorty et son pragmatisme reconnaît l’héritage chrétien
mais n’en fait pas le centre de sa philosophie. Il nous aide alors en posant les conséquences
politiques d’une pensée faible qui délaisse toute idée de vérité objective.
b-Par delà le vrai et le faux
Le pragmatisme post-moderne de Rorty congédie à jamais l’idée de Vérité comme répondant
à des critères rationnels et moraux anhistoriques ou résultant de l’adéquation entre l’intellect
et les choses. Il conçoit « la vérité » ou ce qui prétend à ce statut comme l’expression d’une
conjonction précise d’un réseau de croyances et de désirs.
Nietzsche et la philosophie post-moderne intègrent tout ce cheminement et préconisent
comme Rorty la dissolution des dualismes et des Idées fondées sur des notions
métaphysiques ou théologiques. La vérité et la capacité de la détenir objectivement étant
définitivement écartées car elles ne répondent plus aux exigences pratiques et aux croyances
de notre époque. Pour Rorty, la vérité est en constante redéfinition, en accord avec les
besoins, les expériences du sujet. De plus, le contexte de sa construction est historiquement et
culturellement déterminé.
En effet, l’individu fait partie d’un réseau, d’une appartenance sociale dont il ne peut
s’extraire. Rorty est holiste et pose la société comme constitutive des individus.
Ce retour sur les présupposés philosophique de Rorty ne doit pas éluder les positions
radicales qu’il porte contre celle-ci.
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Lors du Congrès Interaméricain de Philosophie de 1985, Rorty déclarait «La philosophie,
devrait être tenue aussi séparée de la politique que la religion [...] La tentative de fonder la
théorie politique sur des théories totalisantes de la nature de l'homme ou du but de l'histoire a
fait plus de mal que de bien. Nous ne devrions pas supposer que notre tâche, comme
professeurs de philosophie, est d'être l'avant-garde des mouvements politiques [...] Nous
devrions concevoir la politique comme l'une des disciplines expérimentales, plutôt que
théoriques» La philosophie doit donc être mise au service du politique et « lorsque des
questions de théorie sociale sont en jeu, nous devons laisser de coté les problèmes d’une
nature humaine anhistorique, ceux de la nature du moi, des motifs du comportement moral et
du sens de la vie humaine en somme toutes ces questions philosophiques ».La communauté
politique doit se fonder le plus petit dénominateur commun et se réaliser dans une discussion
ouverte, fondée sur les pratiques et les traditions communes du libéralisme puis sur des
expériences et des tâtonnements sans fin.
Le tâtonnement est donc revendiqué comme l’un des principaux moyens d’actions du
libéralisme. Les échecs et les réussites, en d’autres mots la conscience d’être dans l’histoire et
de pouvoir se référer aux expériences de sa communauté remplace toute incursion dans
l’essentialisme ou le réalisme, pour extraire des référents transcendants guidant et justifiant
l’action. Rorty, en dépossédant la Philosophie de la tâche de fonder, donne en retour à
l’Histoire le rôle d’éclairer et de faciliter nos errements.
Rorty comme Vattimo identifie l’Occident et la modernité et affirme directement la valeur
plus élevée du libéralisme occidental, qui rend possible la coexistence pacifique de toutes les
opinions divergentes. Son degré d’ouverture permet de le considérer malgré sa facture
localisée et historique comme « le meilleur espoir de l’espèce ».
Il plaide pour la défense et l’extension des pratiques et des institutions libérales car elles
permettent justement la séparation entre société civile et Etat et entre individu et citoyen.
Cette séparation et autonomie du privé est la marque de la société libérale qui permet à
chaque individu d’entreprendre une poétisation de son existence et sa fondation sur des
présupposés philosophiques ou théologiques. La société civile mondiale ne doit donc être
régie par aucune culture ou valeurs communes, seulement par des institutions et pratiques qui
ont fait leur preuve et qui ouvrent la possibilité de développer librement ses particularismes
locaux sans qu’ils prennent place dans un espace politique essentiellement procédural. Il
édifie ainsi une pensée faible qui connaît son expression politique dans le libéralisme.
La fin du dialogue entre Vattimo et Rorty porte sur la démocratie et la justice sociale. Ils
considèrent que « l’attitude herméneutique est au monde intellectuel ce que la démocratie est
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au monde politique … des modes alternatifs d’appropriation du message chrétien selon lequel
l’amour est la loi unique ».
Néanmoins leurs débats sur la justice sociale sont teintés d’un certain pessimisme. Rorty
dissocie alors libéralisme et capitalisme, en posant que le capitalisme mondialisé est une
tragédie alors qu’au même moment le socialisme ne prend plus aucune signification. Il ouvre
la piste d’une possible dissociation entre libéralisme et capitalisme qui pourrait peut-être
prendre sens à l’aune de l’analyse de certains traits du capitalisme comme relevant de la
sécularisation forte donc du transfert de la croyance métaphysique vers la vie sociale.
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Comme nous l’avons vu, la mort de Dieu est un long dépérissement qui eut des répercussions
sur tous les secteurs de la vie sociales. J’ai tenté de montrer la possibilité de distinguer deux
alternatives après la mort de Dieu. L’hypothèse forte et faible, ce qui ne préjuge rien de leur
valeur bien au contraire. Mais plutôt de leur intensité. L’hypothèse forte est soulignée par
Heidegger et Adorno dans leur critique de la Raison moderne et par Schmitt dans sa
sociologie des concepts juridiques. Elle est qualifié de nihilisme incomplet par Nietzsche car
le monde supra sensible demeure habité par d’autres domaines de la vie, mais reste investi
d’une valeur, donc d’une puissance métaphysique.
L’hypothèse faible est engagée par la théologie protestante qui pose que la sécularisation
appartient au christianisme, que la séparation de la religion et de la politique, du monde et de
Dieu, de notre historicité et de la puissance divine est le devenir du christianisme. Elle
commence une transfiguration de la métaphysique en éthique en insistant sur l’amour comme
commandement suprême de Dieu. Cela correspond à une critique du pouvoir séculier des
structures ecclésiales et d’une privatisation de la foi. Ce chemin sera pris par la pensée faible
qui tente de tirer toutes les conclusions de la dissolution du dualisme entre sensible et supra-
sensible. Vattimo sauve la croyance en dieu en historicisant cette dissolution, en l’identifiant
avec l’histoire de l’être qui serait retrait et affaiblissement. Rorty va plus loin en finalisant ce
chemin sur un mode pragmatique et anti-clérical. Il se méfie autant de la philosophie que de la
théologie quand elle tente de se hisser au rang de vérité.
Bien entendu ces hypothèses d’une sécularisation forte et faible se rencontrent, luttent mais
aussi s’accordent et peuvent coexister. Il s’agit d’un Idéal Type : Celui-ci se définit selon
l’interprétation de Raymond Aron comme « une définition centrée autour de certain traits
retenus parce qu’ils nous intéressent particulièrement et par ce qu’ils commandent une série
de phénomènes subordonnées », deux Idéaux types opposés pouvant participer au même
phénomène.
Cette précaution prise, il faut aussi rappeler l’avertissement de Jean Claude Monod « les
thèmes du désenchantement du monde et du processus de sécularisation peuvent relayer des
interrogations qui visent rien de moins que l’ensemble de l’histoire occidentale et son
sens. Aussi peut-on voir dans les théories de la sécularisation les derniers grands récits moins
spéculatifs et plus incertains de l’avenir que les philosophies de l’histoire paradigmatiques,
mais assumant bien le geste d’unification et d’assignation d’un sens ». Ainsi c’est peut-être
toujours un souci d’ordonner et de donner une signification à l’histoire d’une manière tant
immanente que transcendante qui est présente chez les auteurs que nous avons rencontrés.
Nous pouvons maintenant revenir à nos interrogations liminaires.
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Le terme de Glauben utilisé par Kant signifie aussi la Foi, cette interrogation entretient-elle un
rapport exclusif avec le religieux ?
Comme nous l’avons vu, le religieux entretient des rapports ambigus avec le politique, leur
séparation étant bien plus ténue que nous ne pouvions le penser.
Enfin, est-il légitime d’opposer croyance et savoir ?
Pour Rorty, cette distinction n’est plus d’actualité car la vérité scientifique elle-même est
composée de croyances.
Notre interrogation se portait sur deux plans, le devenir religieux de la modernité et le devenir
politique de la religion. La modernité s’est peu à peu éloignée de la religion et de ses
structures tout en connaissant des transferts du religieux au politique. Dans ses
développements elle est, selon Rorty et Vattimo, indissociable d’une historicité imprégnée de
christianisme. Le devenir politique de la religion serait selon eux la démocratie et le
libéralisme car Vattimo et des théologiens interprètent le message de l’évangile comme celui
d’une mondanisation du monde et d’une dissémination de l’agir chrétien sous la forme de la
caritas.
« 6.Nous avons aboli le monde vrai : quel monde restait-il ? Peut-être celui de l’apparence …Mais
non ! En même temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences !
(Midi : l’heure de l’ombre la plus courte. Fin de la plus grande erreur)
F.Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles
« Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand
j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis
rien » St Paul, 1 Co 13
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