Pouillon Remarques Verbe Croire

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  • 8/6/2019 Pouillon Remarques Verbe Croire

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    JEAN POUILLONRemarques sur le verbe croire

    Le verbe franais croire a ceci de paradoxal qu'il exprimeaussi bien le doute que l'assurance. Croire, c'est affirmer uneconviction; c'est aussi la nuancer: je crois signifie souvent je n'en suis pas sr J , Cette ambigut concerne le versantsubjectif de la croyance. Du ct de son objet la situation n'estpas moins quivoque puisque le complment du verbe peut sa

    Pouillon, Jean, 1979, Remarques sur le

    verbe 'croire' , La fonction symbolique; essais

    d'anthropologie, Izard M. & Smith P. (dir.),

    Paris, Gallimard, pp. 43-51.

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    Jean Pouillon+4ne peut croire en lui. Certes, la croyance en Dieu implique lacroyance son existence, mais implication n'est pas confusion.D'autre part, l'vidence de cette implication est telle que souvent elle n'est pas formule: le fidle croit en Dieu, il n'prouvepas le besoin de dire qu'il croit sa ralit; il y croit, dirat-on, implicitement. Mais est-cc si sr? En fait, non seulementle croyant n'a pas besoin de dire qu'il croit l'existence de Dieu,mais il n'a pas mme besoin d'y croire, prcisment parce qu'ses yeux elle n'est pas douteuse: elle est non pas crue, maisperue. Au contraire, en faire un objet de croyance, noncercelle-ci, c'est ouvrir la possibilit du doute - ce qui commence claircir l'ambigut d'o nous sommes partis. Ainsi est-cc,si l'on peut dire, l'incroyant qui croit que le croyant croit l'existence de Dieu. On dira peut-tre que c'est jouer sur lesmots; encore faut-il que les mots s'y prtent et c'est justementcette possibilit qu'il s'agit d'explorer, sinon d'lucider, enessayant d'organiser le champ de leurs usages. D'ailleurs, cequi prcde parait beaucoup plus simple si l'on quitte le domainereligieux. Si j'ai confiance en un ami, si je crois en lui, dirai-jeque je crois son existence? Certainement pas; elle est, simplement, indniable. Ce n'est que si elle n'tait pas indubitablequ'il me faudrait y croire, et y croire explicitement. A nouveau,sans doute, on dira que c'est un jeu de mots, sur le mot . existence cette fois, car l'existence de l'homme, par dfinition,n'est pas su r le mme plan que celle de la divinit. Par dfinition,oui, mais par dfinition culturelle: la distinction entre un mondenaturel et un monde surnaturel, ou entre un ici-bas et un1 au-del ., est rpandue, elle n'est pas universelle. Or , c'estcette distinction entre deux modes d'existence qui entralneune distinction entre deux faons d'apprhender ce qui est :perception et savoir d'un ct, croyance de l'autre. Dans unetelle perspective, l'existence d'tres surnaturels ne peut plustre alors qu'un objet de croyance, ct c'est pourquoi, l o ladistinction est faite, le phnomne de la croyance comme affirmation d'existence prsente cet aspect ambigu, entre le certainet le douteux.Ce n'est pas la seule raison. Considrons maintenant les rapports entre Il croire ... Il et croire que ... Il. Croire l'existencede X - 1 dieu, table ou cuvette li - peut se dire en constructiondirecte: croire que X existe. Mais c'est l un nonc d'un typeparticulier - l 'existence d'Un dieu ... ou de cent thalers n'estpas un attribut -, diffrent de celui qui dote X de certainescaractristiques et permet de se le reprsenter. La reprsentation, contenu de la croyance, s'accompagne d'une affirmationd'existence mais elle en est sparable; l'affirmation peut tre

    Remarques sur le verbe 1 croire 'Hmise entre parenthses - l'epoch h usser li enn e - et c'est cequi permet l'tude des croyances en tant que telles : on n'apas besoin de croire k ce qu'on croit pour l'analyser. Le 1 jecrois qui prcde souvent tant d'noncs, des genres les plusdivers, est prcisment la marque d'une mise distance et noncelle d'une adhsion.Ces deux mouvements, qu'un mme verbe peut exprimer,apparaissent radicalement opposs, ou plutt sans aucun rapport.La croyance comme reprsentation, comme nonc, est du ctde ce qu'on appelle galement idologie; il n'y a pas de croyanceisole, toute reprsentation s'insre dans un systme globalplus ou moins clairement, plus ou moins consciemment articul,systme qui peut tre rl)ligieux mais aussi bien philosophique,politique... La croyance 1comme confiance, c'est la convictionque celui qui on l'a donne vous la rendra sous forme d'appuiou de protection; elle appelle une relation d'change dont lerapport entre le croyant et son dieu n'est qu'un cas particuliermme s'il est souvent privilgi. On donne sa confiance, dansle mme but, aussi bien un individu, un parti, une institution. Il est cet gard significatif que Benveniste, dans sonVocabulaire des institutions inde-europennes (Paris 1969)' traitede la croyance dans la section relative, non pas la 1 religion .,mais aux . obligations conomiques . Il VOit d'ailleurs dans cecrdit accord et qui doit faire retour le sens originel de lacroyance. Faut-il voir alors dans la croyance-reprsentationun sens driv? ou bien un sens surajout et qui ferait du verbeIl croire. un conglomrat sans unit?La drivation est certainement possible: croire en quelqu'un,lui faire crdit, c'est, entre autres choses, croire ce qu'il dit, etl'on passe ainsi de la confiance l'nonc qu'elle permet de tenirpour tabli. C'est particulirement vident quand la croyancese prsente comme foi religieuse: la croyance en un dieu fondenormalement ce qu'on appelle un credo, c'est--dire un ensembled'noncs qui deviennent l'objet direct de la croyance. Il enest de mme dans bien d'autres domaines. Pour des exemplespolitiques on n'a que l'embarras du choix. Mais on peut aussi- ct plus souvent qu'on ne... croit! - admettre une propositiondite scientifique comme on accepte un dogme ou mme l'assertion peut-tre fantaisiste d'un homme jug digne de foi; je lacrois non parce que je suis capable de la dmontrer, mais parceque j'ai confiance en ceux qui disent l'avoir prouve, par exempleen Einstein lorsqu' sa suite j'cris E = MC. On manqueraitcependant l'essentiel de la croyance comme reprsentation sion la rduisait ce seul cas o elle se fonde sur l'argumentd'autorit. Le propre de la reprsentation est d'aller de soi,

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    46 47ean Pouillond'apparattre comme une vidence, et qu'on puisse mettre entreparenthses le jugement ou le sentiment d'vidence n' y changerien: l'vidence fait place l 'arbitraire mais c'est toujours direque cette forme de croyance n'est fonde su r rien d'autre qu'ellemme ou su r le systme culturel au sein duquel elle trouve sasignification.Il semble donc impossible de surmonter la polysmie du mot.Son utilisation religieuse permet bien d'unifier les trois constructions du verbe, mais elle ne saurait liminer les autresemplois; au surplus, elle n 'est le fait, on le verra, qu e de religionsd'un certain type. Cette constatation incite mettre en questionson usage anthropologique, pourtant bien tabli et , apparemment,sans difficult 1. Quel anthropologue niera qu'il cherche dgagerles croyances de ceux qu'il tudie, les comparer avec les ntresou avec celles d'autres peuples, comme si cet objet d'tude etsa dsignation ne posaient aucun problme pralable, commes'il tait vident que tout homme u croit Il - c'est l un e de noscroyances - de la mme faon, sinon, bien entendu, les mmeschoses? Le danger, en l 'occurrence, n'cst pas simplement celui,bien connu sinon toujours prvenu, d'appliquer indmentune catgorie qui n'a peut-tre de sens que dans notre propreculture; il tient au fait qu e cette catgorie n'en est peut-trepas une, mme pour nous, ou du moins qu'il s'agit d'une catgorie clate, dont l'clatement est prcisment un phnomneculturel singulier. En outre, l'usage anthropologique redoublele paradoxe qu e nous avons soulign plus haut en disant qu ec'est l'incroyant qu i croit qu e le croyant croit. Si pa r exempleje dis qu e les Dangaleat croient l'existence des margai, c'estparce que, moi, je n' y crois pas et que, n' y croyant pas, je pensequ'eux ne peuvent qu'y croire la manire dont j'imagine qu epourtant je pourrais le faire. Mais comment savoir s'ils croientet de quelle faon? Quelle question leur poser, l'aide de quelmo t de leur langue, dans quel contexte? Ou, inversement,comment traduire en franais le ou les mots qu'ils emploientpour parler de ce qu i est, nos yeux, un objet de croyance?

    Dans le Dictionnaire dangaleat de J. Fdry", on trouve le1. R. Needham \'1 fait ( B ~ / i ~ f , Language and Experience, Chicago, 1972)danl une perspective diffrente de Il mienne, mai. le. deux le recoupent:lei thmee sont forcment lei memel, mail il . sont combins autrem ent.z. Le i Dangaleat sont un de . groupee dit. hadjera, qui vivent don. la

    r ~ i i o n centrale de la Rpublique du Tchad, dpartement du Gura. Il . rendentun culte li ce que l'on peut sornmairernent appeler de . g ~ n i e . de lieux: le .marga.3. Thse de 3" cycle, rono, 1971. Je remercie l'auteur d'avoir bien voulucomplter lei indicarions qU figurent dan. 88 thse par une communicationpersonnelle,

    Remarques sur le uerb croire verbe bid accomplir fidlement les rites Il . Il vient de l 'arabelocal abada adorer Dieu ., l'adoration tant entendue commeun e activit ritualise. JI s'agit du culte, de la foi en acte et nonde la reprsentation d'un tre dont il faudrait ainsi affirmerl'existence. Ce verbe s'emploie avec complment d'objet direct:Dieu pour les convertis au christianisme ou l'islam, ou lesmargai. La meilleure faon de le traduire est alors servir "au sens biblique du mot: rendre un culte . No abday maragia je sers les margay . Un autre verbe, mniy, signifie Il donnersa confiance ., se reposer su r " croire en -. Il se construitavec un complment d'objet indirect, introduit pa r la prposition ku : no amnay ku marigo je donne ma confiance aux mar gai; c'est ce verbe qu'emploient les chrtiens pour dire jecrois en Dieu _ no amnay ku bungir. Contrairement au prcdentil n'est pas d'un usage exclusivement religieux: on peut videmment, comme en franais, mettre sa confiance en un autrehomme. Le premier sens que donne le dictionnaire, c'est d'ailleurs tre habitu, familiaris avec . . . . , et l'on dira pa r exemple:"0 amniyiy-g pis a j'ai l 'habitude du cheval Il . C'est galementun mo t d'origine arabe dont la racine smitique a donnl' " amen . liturgique chrtien qui marque, prcise J. Fdry,J'adhsion une personne plus qu' une vrit Il conceptuelle.Comme le note cet auteur, on peut se poser des questions envoyant qu e ces verbes viennent tous deux de l 'arabe dontl'influence linguistique est trs forte en dangaleat comme su rles autres langues hadjerai. Cela ne doit pas pour autant fairedouter qu e ce qu e les Dangaleat on t assimil est devenu partieintgrante d'eux-mmes _. J'ajouterai pour ma part que, dulangage d'une religion qu i comporte un credo (affirmation d'existence et ensemble d'noncs et de reprsentations), ils on t prisce qu i convenait leur manire de croire - : les termes qu idsignent un comportement spcifique et une attitude mentale- rendre un culte et donner sa confiance au destinataire de ceculte - et non ceux qui renverraient des reprsentations ou des propositions dfinies.On peut donc traduire en dangaleat notre croire en -, et lefait qu e ces Hadjerai ont emprunt le mo t l 'arabe suggrequ'il exprime pour eu x l'aspect essentiel de la croyance (et dela foi religieuse en gnral, dit Fdry qui appartient la Compagnie de Jsus et sait de quoi il parle) : la confiance. Mais alorscomment traduit-on croire que _? Apprendre, savoir, connaItre,c'est i ~ i 1 l " pakkinesert pour rendre: p ~ n s e r , supposer, supputer,prvoir. Les deux verbes sont, eux, bien dangaleat. Le premiersera utilis pour marquer la certitude et traduira donc croiredans les cas o le verbe franais est quasiment l'quivalent de

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    48 Jean Pouillonsavoir, lorsque par exemple, Sganarelle qu i l'interroge sur sacroyance, Don Juan rpond : je crois qu e deux et deux fontquatre . Le second couvrira les usages dubitatifs de notreverbe, tous ceux o le locuteur prend une certaine distance l'gard de ce qu'il se reprsente.En somme on peut tout traduire du verbe. croire .... saufce verbe lui-mme. Ce que l'on traduit, c'est l'quivalent Iranais de croire. dans chacun de ses emplois particuliers, maisil n' y a pas en dangaleat un terme unique qui soit le supportde leur ensemble. Autrement dit, on traduit tout sauf l'ambigut. C'est donc su r les raisons de celle-ci qu'il faut revenir.'L'arnblgut, ce n'est pas simplement la polysmie, ce n'estpas le fait qu e le verbe a tantt tel sens, tantt tel autre, chacund'eux tant univoque; c'est qu'ils sont tous, mme contradictoires, intrinsquement lis, que, notamment et surtout, ledoute est toujours au cur de la conviction, et qu e l'affirmationindique d'elle-mme qu'clic peut toujours tre suspendue.Mais pourquoi condenser en un seul mot cette liaison paradoxaleau lieu d'en sparer les lments comme le font les Hadjerai?La rponse, je crois li , se trouve dans la comparaison entre unereligion comme le christianisme et une religion comme celle desDangaleat.Ce n'est pas tellement le croyant, disions-nous, qu i affirmesa croyance comme telle, c'est plutt l 'incroyant qu i rduit une simple croyance ce qui pour le croyant est comme un savoir.Nanmoins, le chrtien ne peut viter d'noncer sa foi nonseulement comme confiance en Dieu, mais aussi comme croyance son existence et croyance que Dieu possde tels attributs, que lemonde est cr, et ainsi de suite. Il l'nonce comme croyance,bien qu'il sache mais aussi parce qu'il sait qu'elle est de ce faitcontestable et conteste. D'abord, il sait qu'il y a d'autres croyances, d'une part p:lrce que sa religion A un e histoire ct s'est constitue contre les . faux 1 dieux, d'autre part parce que cette histoiren'est pas termine et qu'il y a encore des idoles liminer; etil ne peut y avoir d'autrel croyances que parce que sa croyanceen est une parmi d'autres. Ensuite, il sait bien - c'est mme unpoint essentiel de son credo - que l'objet de sa croyance estune ralit 1 d'un autre ordre que les ralits du monde cr,qui, elles, sont l'objet ou d'un savoir scientifique toujours rvisable, ou de supputations,de prvisions qui peuvent tre infirmes;et il sait aussi qu e cette possibilit de rvision tient au caractredmontrable ou vrifiable du savoir ou de l'hypothse, caractrequ'il rcuse pour sa croyance mais qui, inversement, rcusecelle-ci. Par suite, il doit assumer la fois son affirmation et lacontestation qu' son niveau elle devrait pourtant rendre impos-

    Remarque sur le verbe croire. sible. Autrement dit, la contradiction es t intrieure sa foi, etc'est cela croire 1 1.Cette situation procde de la distinction de deux monde. :le Royaume de Dieu et ce monde-ci. Dans notre culture unetelle distinction semble si caractristique de la religion, ceuxqui la rejettent autant qu' ceux qu i l 'acceptent, qu'on dfinitcouramment la religion en gnral et les religions dites primitives en particulier par la croyance des puissances surnaturellesct pa r le culte qui leur est rendu. On a mme tendance penserque l'tendue et la porte du monde surnaturel sont beaucoupplus importantes pour les c primitifs 1 qu e pour les 1 modernes .,qu e la surnature, ce n'est pas seulement le domaine des dieuxou des gnies mais aussi celui, par exemple, o s'exerce le pouvoir du magicien et du sorcier. Il n'est certes pas question denicr que sous bien des latitudes on trouvera des gens pour croireau surnaturel, mais on en trouvera galement pour lesquelsune telle affirmation est compltement dpourvue de sens, sansqu'ils soient pour autant a-religieux, bien au contraire. Il y al un malentendu significatif: parce que nous avons construitle concept de loi naturelle, nous sommes prts admettre lesurnaturel - soit comme illusion, soit comme ralit autre,peu importe - afin d'y ranger ce qui contrevient la loi ouparait y contrevenir; mais cette notion est ntre, qu e nous laJugions fonde ou pas, et non celle des gens qu i nous la prtonsabusivement. Comme le remarque Evans-Pritchard, c manypcoplcs are convinced that deaths are caused by witchcraft. Tospeak of witchcraft being for these peoples a supernaturalagency hardly reflects thcir own view of th e matter, since fromtheir point of vicw nothing could be more natural 1. De sonct, C. Lvi-Strauss a soulign le caractre raliste, matrialistede la magie, sa conception moniste, et non pas dualiste, dumonde 1.Les margai, ces gnies qu i tiennent une place si importantedans la vie individuelle et sociale des Hadjerai, sont des puissanccs invisibles, non humaines; elles agissent d'une faonimprvisible, sont l'origine de tout ce qu i trouble le coursnaturel des choses. Elles n'cn font pas moins partie du mmemonde que les hommes. Ceux-ci croient leur existence commeils croient la leur propre, celle des animaux, des choses, des

    r , Il serait sis de montrer qu'aujourd'hui bien de . croyantl pohtiques se trouvent dlns un e situltion snlllollue. M.is ils n'en sont pli toujours aUaiiconscients Que lIini Augustin Jonque, parsll-il scion Tertullien, il disait:credo quia absurdum,:1. Theories 0/ primilM.J4 religio, Oxford, 1965, p. 19-110. (3. C. Uvi-Strauu, La Pms" sauvage, Paris, 196:1, p. :l9:1-:l9J.

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    5 Jean Pouillon R",urques ~ ' u r I verb nUI" Il JI\\\\'\\1\\1\\\'1\'" " \ I \ \ \ ~ l ' h \ \ 1 II\\"\!! . \ hl \'\\\h'I Il,, \\'y "''\,\