11
Ce travail a été effectué par une classe de troisième en interdisciplinarité français-histoire. Nous tenons à remercier monsieur Guillaume Agullo, directeur du musée de la Résistance et de la Déportation de Toulouse pour sa précieuse collaboration ainsi que madame Raymonde Boix dont le témoignage a été le point de départ de ce projet.

Ce travail a été effectué par une classe de troisième en

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Ce travail a été effectué par une classe de troisième en interdisciplinarité français-histoire. Nous

tenons à remercier monsieur Guillaume Agullo, directeur du musée de la Résistance et de la

Déportation de Toulouse pour sa précieuse collaboration ainsi que madame Raymonde Boix dont le

témoignage a été le point de départ de ce projet.

A tous ceux qui ont disparu et à ceux qui en sont revenus.

Le Cauchemar de toute une Vie.

Fiction autobiographique

J’avais vingt ans. Je vivais à Toulouse. Je décidai de rejoindre un groupe de résistants. Nous

distribuions des tracts le soir. Mais, en mai 1944, quelqu’un nous dénonça. Mes amis et moi fûmes

arrêtés et emmenés à la prison de Saint-Michel. J’avais pris une valise et disposais encore de mes

affaires personnelles. Peu de temps après, je fus envoyé à Drancy, un camp de transit près de Paris.

Nous attendions. Quoi ? Personne ne le savait. Des gendarmes français enregistrèrent nos effets

personnels et en échange nous eûmes un reçu qui nous permettait de récupérer nos affaires après le

camp de travail. Je sais aujourd’hui qu’ils agissaient ainsi pour nous faire croire que nous allions

revenir. Nous étions plus rassurés et cela endiguait toute tentative de rébellion. Puis, ils nous

emmenèrent à la gare et nous entassèrent dans un wagon à bestiaux. Nous étions nus. Nous devions

être au moins huit cents personnes entassés les unes sur les autres au point de ne plus pouvoir

respirer. Je sens encore les corps collés contre moi. Des enfants criaient. Des mères pleuraient.

D’autres étaient figés, hébétés. J’entends les gémissements de mes compagnons d’infortune. Et cet

enfer durait. Sans boire, sans manger. Un récipient nous avait été donné. Nous le faisions circuler

pendant le voyage pour les excréments. Je sens toujours cette odeur nauséabonde. Nous nous

appliquions à survivre. Nous avions établi des tours de rôle auprès des rares endroits où l’on pouvait

respirer. Au moment où j’écris ces lignes, je vois le corps assoiffé de l’homme qui se trouvait à côté

de moi. Le voyage dura deux jours et demi. Un cauchemar. Un cauchemar éveillé. Enfin, le train

s’arrêta. Les portes s’ouvrirent et les corps des personnes mortes durant le trajet tombèrent sur le

quai. C’était une scène d’horreur. Pourtant à la vue de la lumière, je ressentis un soulagement dont je

me rappelle encore aujourd’hui.

Nous sortîmes et nous nous dirigeâmes vers la zone de rassemblement. Les SS nous

ordonnèrent de nous mettre en file pour rejoindre une destination inconnue. Nous commençâmes à

marcher après quelques minutes seulement. Nous avions tous si faim et soif depuis notre départ !

Pendant ce terrible voyage, nous avions perdu déjà beaucoup de nos camarades, mais ce n’était

hélas que le début. Je ne me souviens pas exactement de la durée du trajet à pied, mais il me sembla

durer une éternité. Au bout d’un certain temps, nous arrivâmes dans un village sombre où des

Autrichiens nous observèrent. Leurs regards étaient inexpressifs. Au fur et à mesure que nous

avancions dans cet endroit sinistre, mes compagnons tombaient d’épuisement. Je ressens encore

aujourd’hui ce sentiment de solitude intense que j’ai éprouvé en traversant ce village. C’étaient

comme si durant cette terrible marche silencieuse nous étions isolés du reste du monde. Aux yeux

des Autrichiens nous étions des êtres invisibles. Pourquoi ne nous secouraient-ils pas ? Nous nous

engageâmes dans un sentier rocailleux qui rendait notre marche difficile. Nos jambes étaient lourdes

et douloureuses. Plus nous avancions, plus l’odeur de l’air ambiant était putride, affreux,

insupportable. Les SS nous frappaient et leurs chiens nous terrifiaient par leurs aboiements continus.

Plusieurs déportés du groupe perdirent la vie lors de cette longue marche qui nous menait vers le

camp. Je pense qu’aucun de nous ne savait que cette dure traversée nous menait vers un endroit

encore plus terrible. Un endroit d’où peu en repartiraient.

Je me tenais debout adossé au mur d’un couloir froid. Derrière moi, une centaine de

personnes attendait. Mais qu’attendions-nous ? Nous avions été dépouillés dès l’arrivée au camp,

privés de nos vêtements et de nos effets personnels. On nous avait coupé les cheveux courts qui

avaient été ensuite ramassés dans de grands sacs. Nous étions tous d’origines différentes mais

pourtant, nous nous ressemblions tous. Nous étions privés de notre identité. Certains de nos

compagnons étaient déjà morts. Peut-être allait-on nous donner des vêtements ou de la nourriture,

comme l’espérait la plupart de mes camarades. J’entends encore les gémissements apeurés de

l’homme derrière moi. Je perçus des voix aux intonations brutales dans la pièce voisine. Un SS sortit

de la salle et m’attrapa le bras. J’entrai. Je sentis la peur m’envahir de nouveau. Un homme vêtu

d’une blouse blanche m’aboya un ordre que je ne compris pas. Comme je restais immobile et

tremblant, le SS tira un bâton qu’ils appelaient « schlague », de sa ceinture et me frappa. Ce n’était

pas la première fois que l’on me battait mais la douleur était toujours la même. Je sens encore

aujourd’hui la brûlure lancinante des coups sur mon corps meurtri. Celui qui faisait office d’infirmier

s’approcha de moi pour m’ausculter de façon superficielle. Je me souviens que devant moi se tenait

deux files distinctes de détenus. Dans la première file, les hommes avaient des numéros tatoués sur

le poignet. Dans la deuxième file, ils n’en avaient pas. Cela m’intriguait et m’effrayait. L’homme

tatoua le numéro 1438 sur ma peau et me poussa vers la première file. J’étais terrifié. Ma respiration

se bloqua lorsque je vis la seconde file partir, conduite par un SS. Je sais maintenant qu’ils allaient

vers les chambres à gaz. Je me demande encore quels étaient les critères de sélection, quelles

raisons avaient ces nazis pour envoyer certaines personnes et pas d’autres à la mort. Les visages de

ces hommes condamnés me hantent encore.

Plus tard, ma file se mit à marcher.

Après une abominable journée de travail, nous tombions d’épuisement. Arrivés dans le block,

une terrible épreuve nous attendait : le block était un univers désastreux. La scène était sinistre : les

corps de mes camarades morts gisaient sur le sol. Nous ressemblions tous à des squelettes. Je garde

encore aujourd’hui l’image de ce souvenir affreux. L’odeur nauséabonde reste imprégnée au plus

profond de ma mémoire. Je la sens encore, tellement traumatisante ! Nous étions constamment

hantés par l’ambiance lugubre qui régnait dans le hangar. Nous étions tous terriblement affamés.

Mon estomac se nouait chaque jour un peu plus. J’étais à bout de force, mais je devais résister pour

ma famille ; elle était à présent, ma seule et unique raison de vivre. Notre corps était vide ; nous ne

ressentions plus rien ; notre vie n’était que souffrance. Nous arrivions à peine à trouver la force de

marcher. Puis, une fois que l’on pouvait se reposer, nous étions tous entassés les uns sur les autres,

essayant de trouver un espace pour chacun. Malgré la terrible fatigue qui nous prenait au corps, peu

trouvaient le sommeil ; à plus de dix par châlit, la nuit devenait horreur. Nous étions déshumanisés,

sans aucune hygiène, sans aucune intimité. Le kapo nous martyrisait ; il dormait juste à côté et était

chargé de distribuer le peu de nourriture qui nous était accordé, gardant la plus grande part.

J’entends encore sa voix. Elle résonne encore dans ma tête. Durant des années, elle m’a hanté, nuit

et jour, sans relâche, la peur au ventre qu’il vienne me chercher et me frapper comme il avait pris

l’habitude de le faire dans le camp. J’ai essayé de comprendre pourquoi et comment tant de maux,

tant de douleur, tant de souffrances avaient pu nous être infligés, à nous qui étions réduits au rang

de sous-homme, de sous-humain, de fantômes. En vain.

C’était déjà l’aube. Nous avions dormi quelques heures. Nous fûmes réveillés par l’appel des

SS. Nous nous rangeâmes comme on nous l’ordonnait sur la place centrale du camp. Ils

commencèrent à nous appeler. Mon ami David qui se tenait à ma droite, était épuisé du travail de la

veille. Il s’écroula. Les SS se dirigèrent vers nous et commencèrent à lui assener des coups de

schlague. Il m’est encore difficile de comprendre où les SS puisaient cette violence gratuite. Mais le

pire arriva. Un SS frappa violemment mon ami du côté gauche, et David laissa tomber un dessin de sa

poche. Les SS le prirent par le col et le traînèrent jusqu’à la potence, qui se trouvait quelques mètres

plus loin. Il fut accroché à la corde. Parmi nous, un détenu fut choisi. C’était un autre de mes

camarades de block, Simon. Il avait pris l’habitude de jouer du violon pour les SS durant leurs repas.

Là, il dut jouer un air joyeux lors de la pendaison de David. Apparemment, cet acte de barbarie

mettait les SS en joie. Je me sentais coupable de cette mort. J’avais aidé plusieurs fois David à obtenir

de quoi dessiner. Chaque soir, je le cachais quelques minutes pour qu’il puisse terminer ses dessins.

Nous étions accablés. Comment partir travailler ? Ce fut ce jour du 23 novembre 1944, que mon

troisième ami fut pendu pour avoir dessiné. Dessiner était un acte de résistance. Cette matinée

glaciale me hante toujours. Nous étions tous fatigués, épuisés à cause du travail des jours

précédents. Nous mourrions de faim. Les appels étaient pour moi, le moment le plus difficile de

chaque jour. Les heures à rester debout étaient interminables. Quand je repense à ces SS, j’éprouve

encore autant de haine envers eux. Ils nous maltraitaient à longueur de journée sans pitié, nous

considérant comme esclaves, inférieurs à eux. Mais au fond de moi, la culpabilité et la tristesse sont

encore là. La pendaison de mon cher ami David me pèse sans cesse. Si j’écris tous ça, c’est parce que

je n’ai pas le courage d’en parler. J’en reste traumatisé.

Je me souviens précisément de cette journée si tragique. Ce jour-là, mon ami tomba. Il ne se

releva jamais. Je marchai dans la neige en direction de la mine, le soleil n’était pas encore levé. J’étais

exténué, comme tous d’ailleurs. Je me demandai comment nous tenions encore debout, surtout mon

ami Roger. Nous arrivâmes dans ce trou sinistre et nous nous mîmes au travail. Nous n’étions que

des cadavres ambulants. Notre tâche, ce jour là, était de porter des étais jusqu’au front de mine. Ces

troncs étaient plus lourds que moi et mon camarade réunis. Nous n’étions pas les plus malheureux

car nous pouvions respirer à l’air libre de temps en temps. Mais nous devions retourner dans la mine

car les kapos n’étaient jamais loin. Ce fut bientôt l’heure de la pause. C’est à ce moment là que le

drame se produisit. Je portais le tronc à l’arrière et Roger à l’avant : nous arrivâmes bientôt au front

de mine quand je le vis : il ralentit le pas, tituba, puis s’écroula sous mes yeux et ceux de mes

camarades. Ce n’était qu’un incident de routine, mais cette fois il s’agissait de Roger. Mais pourquoi

Roger ? Pourquoi tant de vies humaines sacrifiées ? Pourquoi suis-je revenu, moi ? A chaque moment

de ma vie, je me souviens de ce qui s’est passé dans ce camp, et je trouve tellement injuste d’être de

ceux qui sont revenus, de faire partie des survivants. Depuis que nous étions ensemble, nous avions

enduré les pires souffrances. Et soudain je me retrouvai tout seul face à cette barbarie. Les SS

arrivèrent et me fouettèrent sept fois. J’avais fait tomber un étai, et c’était une faute grave. Ensuite,

je dus porter le corps inerte de mon ami Roger dans un coin afin qu’il ne gène pas le déroulement du

travail. Puis ce fut l’heure de la soupe. Enfin un moment de répit.

Pendant trois semaines je fus affecté au sonderkommando. Les premiers jours, je fus chargé

de sortir les morts de la chambre à gaz. Il y avait des vieillards, des femmes, des enfants. Tous des

innocents qui ne se doutaient pas qu’ils ne reverraient jamais le monde extérieur, le monde libre, le

monde des vivants. Tous les jours, en voyant défiler tous ces cadavres, j’appréhendais de voir passer

ma femme et mes enfants. L’extermination était planifiée. Comme dans une usine. Les cadavres

succédaient aux cadavres. Et nous, nous étions le dernier maillon de cette chaîne de destruction. Je

me rappellerai toute ma vie combien cette chaîne était sinistre, lugubre, macabre. Nous devions,

après les avoir sortis des chambres, récupérer les dents en or. Puis nous les transportions, sur une

charrette, jusqu’aux fours crématoires. Là-bas, les corps étaient brûlés. Je me souviens encore de

l’odeur que les fours dégageaient. Une odeur âcre que l’on pouvait sentir dès la sortie du train.

La semaine d’après, je m’occupais des morts de l’infirmerie. Certains avaient succombé à

d’atroces expériences médicales. Les nazis disaient se servir d’eux comme de cobayes. Je sais

aujourd’hui que c’était surtout un prétexte pour mieux les torturer.

La dernière semaine, on m’ordonna de ramasser les morts de la journée. Beaucoup avaient

péri de malnutrition, d’autres étaient morts au travail, puis avaient été transportés jusqu’au camp

par leurs camarades. Partout où j’allais je rencontrais la Mort. Il y avait aussi ceux qui étaient morts

de froid pendant l’appel. Ces trois semaines au sonderkommando furent les plus longues, les plus

écœurantes, les plus traumatisantes de toute ma vie.

Dès que je ferme les yeux, je les revoie, tous.

Enfin le jour tant attendu, le jour inespéré, le jour auquel nous ne croyions plus arriva. Le jour

de la Libération. Ce fut le plus beau jour de toute ma vie. La fin de la terreur. Tant de mort, tant de

sang avait coulé sur ce sol. Pour les Américains des cadavres vivants, des squelettes ambulants, des

fantômes, flottants dans leurs vêtements élimés. Notre aspect effrayant sidérait nos libérateurs. On

ne pouvait pas distinguer les hommes des femmes, nous n’avions plus de cheveux, mais étions

réduits à une masse indistincte, à une pâte humaine. Les troupes américaines étaient suffoquées par

l’odeur nauséabonde que les camps dégageaient. Nous étions tellement heureux de les voir. Nous

qui avions espéré leur arrivée, chaque semaine, chaque jour, chaque minute,… Les anciens

prisonniers étaient si heureux de pouvoir ne serait-ce qu’envisager leur vie future. Le chant de la

Marseillaise résonnait dans le block où s’étaient réunis les déportés français. Cet hymne à la

libération animait nos cœurs et nous redonna l’espoir.

Aujourd’hui encore je me demande comment j’ai réussi à vivre cette année dans l’horreur,

dans la peur, si loin de ma famille et comment j’ai pût éviter la mort. A ce jour on compte plus de

120 000 personnes exterminées à Mauthausen à cause de l’horreur nazie. J’ai peu à peu retrouvé

mes sentiments : l’amour, l’amitié et j’essaie d’oublier celui de la peur. Au fond de moi, je n’oublierai

jamais ce que j’ai vécu de mon arrestation à Toulouse jusqu’à ce 5 mai 1945 : jour de la libération par

la onzième division de la cavalerie américaine. Au moment où j’écris ces lignes, j’ai retrouvé quelques

membres de ma famille dont j’ai été éloigné pendant tant de temps. Par la force des choses, la vie a

repris sont cour. Je suis rentré chez moi, j’ai repris mes activités habituelles. Tout semble être rentré

dans l’ordre. Mais je sais que rien ne sera plus jamais comme avant. Cet épisode tragique restera le

cauchemar de toute ma vie.