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CENTRE INTERNATIONAL

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(Association déclarée conformémefit à la loi du ler juillet 1901)
« Groupe constitué pour l'étude des causes techniques, scientifiques, économiques et sociales qui accélèrent l'évo- lution du monde moderne et pour la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées. »
CONSEIL D'ADMINISTRATION
M. Gaston BERGER, Membre de l'In.rtitut, Diro4mr génirai de l'Enseignement Supérieur
VICE-PRÉSIDENTS:
MM. MM. Louis ARMAND, Président bouo- Jacques PARISOT, Professeur raire du Conseil d'Administration de la d'Hygiène et de Mldetine sociale, Doyen Société Nationale des Chemins de Fer honoraire de la Faculté de Médecine de franiais, ancien Président de la Commis-
Nanty ancien Président de l'Assemblée sion de l'Euratom, Prifident des Houil ' Afond;ale du la Santé
lères du Bassin de Lorraine
François BLOCH-LAINÉ, Ins- Georges VILLIERS, Prlsident
pecteur des Finances, Directeur général ? Conteil National du Patronat
de la Cair: des Dépdts et Consignations Prallfars
Pierre CHOUARD, Professeur à Arnaud DE VOGUË, Président la Faculté des Sciences de l'Universitl des Manufactures de Glaces el Produits de Paris (Physiologie végétale), Membre chimiques de Saint-Gobain, Chauny et
de i'Aeadémie d'Agriculture ciry
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL: t
Dr André GROS, Président de la Soàôtô Internationale des Conseillers de Syntbè.re, ancien Vice-Régent de la Fondafio1t fraqçait< poxr l'Étude
des Probldmer humains
M. Marcel DEMONQUE, Président Direc- teur général des « Ciments Lafarge »
TRÉSORIER ADJOINT : M. Pierre RACINE, Conseiller d'État, ansien Directeur d Stages à l'Étoit Nationale
d'Administration
*
I959
TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
Sommaire PAGES
AVANT-PROPOS ............ par M. MARCEL DEMONQUE 1 Administrateur du Centre International de Prospective, Président-directeur général des Ciments Lafarge.
RAPPORTS DE L'OCCIDENT AVEC LE RESTE DU
MONDE ......................... par M. JEAN DARCET 9
Secrétaire général adjoint de la Société Internationale des Conseillers de Synthèse.
CHAPITRE PREMIER. - L'Occident face au reste du monde........ i 5
A) La division du monde moderne...................... 15
B) L'irruption des techniques et la révolte des valeurs............................................. t8
i. Découverte des cultures non occidentales ............ 18 2. Confrontation des valeurs ................... 20
3. L'évolution passe par le progrès technique ........ 22
C) L'évolution des sociétés : un fait global .............. 24
D) Tentative occidentale pour une solution : l'assis- tance matérielle..................................... 26
i. Ses formes....................................... 26 2. Son climat....................................... 27 3. Ses raisons....................................... 29
E) A la recherche d'une solution plus complète .......... 3 i
CHAPITRE II. - Aventure.r de l'intervention occidentale ........ 33
A) Médecine et démographie............................ 33 i. Un exemple d'action directe et spécialisée
de l'Occident.................................... 33 2. Perturbations conséquentes dans les pays
récepteurs ....................................... 36
formes d'aide.................................... 42
a) L'aide monétaire .............................. 42 b) L'aide en nature .............................. 44 ç) L'assistance technique ........................... 46
PAGn9
CHAPITRE III. - De l'aide matérielle à la coopération technique f 1
A) Questions laissées sans solution par l'aide inter- nationale........................................... 5i 1 i. Agriculture...................................... y 1 2. Travail....................................... 5z 3. L'esprit d'entreprise .............................. f z 4. Emploi des revenus .............................. 53
B) Limites et objectifs de la coopération technique ........ 55 5 i. Nécessité d'une approche globale .................. 5 5 2. Difficulté d'établir des projets généraux ............ 57 3. Importance des freins et des stimulants ............ 9
C) Principes d'intervention.............................. 61
CHAPITRE IV. - Au delà des techniquer : les cultures, les échanges, l'unité ......................................... 69
A) Ébranlement des valeurs et drames sociaux ........... 69 i. Le drame du monde arabe........................ 70 2. Faut-il payer le progrès de la perte de son
âme ? ?........................................... 75
B) Attitudes et devoirs de l'Occident.................... 78 i. Reconnaissance d'une dignité...................... 78 2. Apport de technique et d'analyse.................. 79 3. La synthèse marxiste ............................. 80 4. L'offre de l'Occident libéral....................... 81 i 5. Rôle de la France et de l'Europe ................. 83
C) Le monde peut-il s'unifier ?.......................... 88
EN GUISE DE CONCLUSION : CIVILISATIONS ET CULTURES.. par M. GASTON BERGER 93
Membre de l'In.rtitut, Directeur général de l'En.reignement Supérieur, Président du Centre International do'Prospo<fivo.
AVANT-PROPOS par MARCEL DEMONQUE
Le problème dont traite ce 3e cahier de Prospeciive est une des grandes préoccupations montantes du monde moderne : les plus importantes des nations occidentales « font » toutes de la coopération économique et technique avec les pays sous- développés.
Si cette coopération se limitait dans ses conséquences à son objet propre, elle ne devrait soulever aucun autre problème que matériel. Ce que l'Occident veut en effet apporter aux pays sous- développés c'est son assistance financière, technique et intel- lectuelle afin de promouvoir une civilisation économique et technologique qu'il a édifiée chez lui avec une maîtrise dont il se glorifie. Il imagine donc un échange à sens unique où il serait seul actif en face d'un partenaire recevant passivement sa leçon et s'en enrichissant. Comme il croit, pour sa civili- sation, à un destin universel et qu'elle doit remplir tout le temps et tout l'espace de l'histoire à venir, il se sent ainsi heureusement engagé dans la voie tracée par le déterminisme de l'histoire.
Le processus à sens unique de la coopération technique devrait donc se dérouler le plus naturellement du monde, sans accidents, sans heurts, sans difficultés autres que les mises au point techniques et les ajustements de l'expérience.
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Et pourtant, pour la simple raison que les partenaires de l'Occident se découvrent n'être pas seulement passifs et récep- tifs, l'expérience s'avère difficile et pleine d'embûches. Ces partenaires possèdent eux aussi des valeurs d'action, des morales, des règles de vie, des philosophies, des religions, des cultures et, pour tout dire, des civilisations. Si bien que la rencontre circonstancielle autour de l'économie et des tech-
niques débouche très vite et irrésistiblement dans un paysage plus vaste.
S'agissant de contacts qui ne sont plus seulement matériels mais vivants, il se crée alors une véritable situation biologique d'échange où les deux parties sont actives.
C'est un fait que cette situation prend déjà dans le monde moderne des aspects explosifs; elle est en tout cas pour l'Occi- dent, raisonneur et exclusif, pleine de contradictions, dérou- tante. Cependant, désormais, elle est et ne saurait plus ne pas être.
Elle est même déjà si affirmée qu'au monde ancien commence perceptiblement à se substituer un monde nouveau dans lequel les hommes seront différents tout simplement parce qu'ils seront obligés de vivre ensemble. Venant de l'ignorance réci- proque et de la séparation par une distance incommensurable, ils vont chercher un langage commun, des pensées communes; ce qui ne veut pas dire qu'ils vivront dans une concorde perpé- tuelle mais seulement qu'ils auront posé ensemble des pro- blèmes communs.
C'est peut-être faire la part trop belle ou trop lourde à la
coopération économique et technique que de la rendre respon- sable exclusive de ce bouleversement en marche, lequel a sans doute d'autres sources et d'autres moteurs; mais on ne peut nier
qu'elle en précipite singulièrement le mouvement. Et d'ailleurs, que l'on considère la coopération économique et technique apportée par l'Occident aux pays sous-développés comme le
point d'arrivée d'une attitude qui a évolué de l'ignorance à l'intérêt, ou comme le point de passage marquant d'une ren- contre plus profonde, d'une interpénétration plus intime des
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cultures et des civilisations, il est hors de doute qu'elle pose implicitement un problème qui la dépasse.
Ce problème s'exprime déjà de différentes manières et, en
particulier, dans des formes politiques où se retrouve l'affron- tement du monde moderne en deux camps.
Alors que l'Occident non communiste essaye encore de croire que ses rapports avec les pays sous-développés se suf- firont à eux-mêmes s'ils sont de nature économique, le monde communiste apporte, avec son assistance économique et tech- nique, des modes de vie et de pensée, des valeurs nouvelles et même des croyances. Il s'efforce déjà de faire véhiculer l'idée d'assistance matérielle par des concepts idéologiques alors que l'Occident non communiste semble attendre patiemment que germent les concepts libéraux semés par l'assistance.
Si nous pensons, dans une vue plus réaliste - et plus prospective - que les échanges de l'Occident (communiste et non communiste) avec les pays sous-développés sont, en fait et à l'image des échanges biologiques, infiniment plus complexes que ces schémas élémentaires; si nous ressentons plus claire- ment qu'ils se prolongent en résonances entrecroisées où le
concept et l'attitude deviennent alternativement cause et effet, nous comprenons qu'au delà de la coopération économique et
technique apportée au monde sous-développé doit apparaître et se définir une vue prospective du monde qui réclame de nouvelles lumières.
Ces lumières, nous aurions pu les rechercher dans la synthèse d'une documentation qui est déjà abondante et, souvent, d'une
exceptionnelle qualité. Ce faisant nous n'aurions fait qu'une synthèse; pas inutile
sans doute, précieuse peut-être, éclairante aussi. Mais nous n'aurions pas donné au problème posé cette acuité de vision que peut donner la méditation collective.
Nous l'avons donc abordé par une autre voie que celle du document. Nous avons cherché une synthèse non pas de ce qui a été écrit mais de ce qui a pu être pensé et vécu par des hommes ouverts, informés et responsables. Des hommes ouverts parce
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qu'habitués à passer du problème ressenti au problème exprimé - ce qui est le propre de l'attitude prospective; des hommes informés parce que l'information de chacun d'eux s'était déjà élaborée en une synthèse; des hommes responsables parce que seuls des responsables ont l'habitude de transposer l'idée dans la vie, de vérifier la valeur de l'idée par l'application concrète qui en est faite et de s'assurer ainsi toujours de ce qui est pos- sible et de ce qui ne l'est pas.
Ainsi avons-nous eu le sentiment de dégager une pensée collective, indépendante, ce qui est le propre de notre effort.
Ce travail s'est élaboré en plusieurs stades. D'abord dans une réunion au château de Ménars en décembre où notre Conseil d'Administration, sous la direction de son président Gaston Berger, s'est efforcé de poser le problème, de le cerner, d'en marquer les sommets autour desquels devaient se centrer nos méditations et nos recherches. Ensuite par une rencontre de notre ami Jean Darcet avec, successivement, chacun des administrateurs du Centre international de Prospective, ren- contre où chacun s'est efforcé de dégager le sens objectif de nos réflexions de Ménars et les résonances subjectives par lesquelles cet échange s'était prolongé dans son intelligence et sa sensi- bilité. Ensuite encore par un Colloque d'une journée entière à La Jonchère où se sont trouvés réunis :
MM.
le Dr L. AUJOULAT, Ancien ministère, Conseiller technique au ministère de la Santé publique ; ,.
GEORGES BALANDIER, Directeur d'Étude.r à l'École pratique des Hautes Étude.r, Professeur à l'Inrtitut d'Études politiquer; "
PAUL BALLOT, Délégué général de l'Institut français de Coopération technique ; "
GASTON BERGER, Directeur général de l'En.reignemertt supérieur, Prési- dent du Centre Interrtational de Prospective
JACQUES BERQUE, Professeur au Collège de France ; ,.
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FRANÇOIS BLOCH-LAINÉ, Directeur général de la Caisse des Dipdts et Consignations ; Vice-Président du Centre International do
Prospective; ,.
PIERRE CHOUARD, Professeur à la Faculté des Sciences de l'Univer- sité de Paris; Vice-président du Centre International de
Prospective ; ,.
JEAN DARCET, Secrétaire général adjoint de la Société internationale des Conseillers de Synthèse ;
MARCEL DEMONQUE, Président directeurgénéral des Ciments Lafarge ; ,. Administrateur du Centre International de Prospective;
ROGER GRÉGOIRE, Directeur de l'Agence européenne de Productivité;
le Dr ANDRÉ GROS, Président de la Société internationale des Conseillers de Synthèse ; Secrétaire général du Centre International de
Prospective ; ,.
pective ; ,. STÉPHANE HESSEL, Chef du Service de Coopération technique interna-
tionale, Direction générale des Affaires culturelles et techniques au ministère des Affaires étrangères;
le Dr Arrnx? LEMAIRE, Médecin des Hôpitaux de Paris ; Professeur à la Faculté de Médecine ; ,.
PIERRE MOUSSA, Directeur des Affaires économiques et du Plan pour la France d'Outre-Mer ;
JACQUES PARISOT, Professeur d'Hygiène et de Médecine sociale ; Doyen honoraire de la Faculté de Médecine de Nang, ancien président de l'Assemblée mondiale de la Santé ; Vice-président du Centre International de Prospective ;
ANDRÉ PIATIER, Directeur du Centre d'Études économiques à l'École
Pratique des Hautes Études ; PIERRE RACINE, Conseiller d'État, ancien directeur des stages à l'École
nationale d'Administration ; Administrateur du Centre Inter- national de Prospective
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ROGER SEYDOUX, Directeurgénéral des Affaires culturelles et techniques au ministère des Affaires étrangères ; "
Mme GERMAINE TILLION, Directeur d'Études à l'École pratique des Hautes Études ;
GEORGES VILLIERS, Président du Conseil natiortal du Patronat français ,. Vice président du Centre International de Prospective ; "
ARNAUD DE VOGUÉ, Président des Manufactures de Glaces et Produits
chimiques de Saint-Gobain, Chauny eP Cirv ; Vice-président du Centre International de Prospective.
A La Jonchère les réflexions ont été centrées sur quatre exposés de Mme Tillion, MM. Aujoulat, Balandier et Berque.
Tout ce qui a été dit a été enregistré. C'est à partir de cet
enregistrement que Jean Darcet a rédigé le texte principal de ce Cahier. Il n'a pas reproduit les exposés mais, mêlé depuis le début à toutes nos réflexions, étant déjà allé au fond de la pensée d'un certain nombre d'entre nous, il en a tiré la substance même.
Je peux - avec d'autres - porter témoignage non seulement de ce qu'il n'a pas trahi la matière dont il disposait, mais de la
remarquable lucidité de son jugement. Jugement à la fois
d'analyse et de synthèse, à la fois raccourci et exhaustif. J'ai l'impression que Jean Darcet a été un peu ce globule rouge, élément vivant du sang, lien entre l'oxygène et le tissu vivant : il a cherché son oxygène dans la réunion de Ménars, dans ses conversations avec chacun de nous et dans le Colloque de La
Jonchère et il l'a apporté au tissu vivant du texte que l'on va lire. S'il advient que cet oxygène apparaisse parfois ou trop pauvre ou trop riche ce n'est pas parce que Jean Darcet l'a dénaturé; mais seulement parce qu'il a voulu rester vrai en faisant appa- raître aussi bien nos hésitations, nos craintes, nos tâtonnements
que notre assurance et nos certitudes.
Qu'avec lui soient remerciés ceux de ses collègues conseillers de synthèse, MM. Guéron et Bour, qui l'ont aidé à cette élabo- ration difficile et méritoire.
Qu'il me soit enfin permis d'évoquer ici l'extraordinaire
atmosphère de confiance et de détente des colloques de Ménars
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et de La Jonchère. Il fallait que le sujet médité fût bien d'une importance exceptionnelle pour que les hommes qui l'abor- daient se sentent absorbés par lui au point d'effacer leurs person- nalités propres jusqu'à la plus extrême humilité intellectuelle. Humilité pleine de richesse et de force expressive qui donne bien au travail de Jean Darcet toute sa valeur collective et prospective.
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par JEAN DARCET
L'aventure de l'homme occidental est terminée. Parti, il y a quatre siècles, des rivages d'Europe, à la découverte de la planète, il s'en était assuré la domination. Il était porteur d'une civilisation technique qui entraînait son indiscutable suprématie. Or, il s'avère aujourd'hui que cette technique est transmissible à tous les hommes et que la plupart la désirent. Mais il s'avère en même temps que sa diffusion fait éclater les structures des sociétés où elle s'implante et que naît ainsi un
problème politique général : comment évolueront et s'organi- seront les groupes humains pressés de recevoir rapidement la technique occidentale ? Comment se relieront-ils ou s'oppose- ront-ils entre eux et avec l'Occident ?
Au même moment l'accélération du progrès scientifique et technique devient telle, en Occident même, que les structures des pays qui le composent se révèlent, elles aussi, inadaptées et que - en fin de compte - le même problème est posé aux Occidentaux et au reste du monde. Si bien que l'irruption des hommes dans l'Espace, hors de la planète, intervient symboli- quement à l'instant où ceux-ci doivent prendre conscience que certaines questions les concernent, désormais, tous ensemble : l'aventure de l'homme planétaire commence.
Cette idée que tous les hommes, si différents soient-ils, se trouvent obligés maintenant de vivre ensemble - d'apprendre à vivre ensemble - se dégage progressivement de l'évolution actuelle. Et cependant les faits semblent marquer surtout des différences entre les diverses régions du globe, souligner les
oppositions, faire douter de l'unité. L'Occident les interprète comme les conséquences des inégalités de développement éco-
nomique, et il s'efforce aujourd'hui d'y porter remède. Il
s'engage ainsi dans l'accomplissement d'une nouvelle mission et dans une nouvelle entreprise de dimensions exceptionnelles.
Le développement économique d'un pays se fait par la
II I
mise en valeur des ressources naturelles qu'il possède. Il requiert aussi qu'il y ait des hommes dont l'état physique soit assez bon pour qu'après un apprentissage approprié, ils deviennent
capables d'utiliser les machines que l'Occident a créées. Quelle que soit la couleur de leur peau, la plupart des hommes se révèlent susceptibles de cet apprentissage. Mais la même connaissance ne provoque pas toujours le même comportement : pour l'Américain, une automobile n'est qu'un instrument dont on se sert. Le Noir assimile la machine à une bête; il sait la conduire mais il la brutalise. Le Français s'attache à sa voiture, il l'embellit de nombreux accessoires, il s'en sépare avec regret : il en fait une personne. On aperçoit déjà dans ces différences d'attitude à l'égard de la technologie ce qui va faire le principal des difficultés.
Le développement économique comporte donc deux termes essentiels, les ressources et les hommes, avec leurs diverses mentalités. On sait assez bien faire l'inventaire des ressources, établir des plans, appliquer des techniques pour équiper des territoires, mais on connaît encore assez mal ce qui se rapporte aux hommes. Si l'on n'a pas jusqu'ici beaucoup progressé dans ce domaine, c'est d'une part parce que, pour les Russes, tout revient à l'économique et que, pour les Américains, tout se ramène au politique; mais nous sentons bien que la mentalité des hommes n'est entièrement conditionnée ni par les rapports du capital et du travail, ni par l'usage du droit de vote et cer- taines formes d'institutions politiques. C'est d'autre part parce que la sociologie classique s'est plus intéressée à l'étude des modalités institutionnelles de la vie sociale qu'à ses données
proprement humaines. Il reste encore à faire d'importants tra- vaux pour comprendre pourquoi et comment en employant les mêmes mots, les hommes, suivant leur situation ethnique et géographique, n'expriment pas les mêmes choses.
De très nombreuses études ont déjà été consacrées aux différents aspects techniques et économiques des problèmes de croissance du monde sous-développé. Mais leurs aspects
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humains ne suscitent généralement pas autant d'intérêt. Tout au moins en parle-t-on plus brièvement et plus rarement que des premiers. C'est ce qui a engagé le Centre international de Prospective à orienter sa recherche dans cette direction, moins pour prétendre traiter à fond ce problème, ce qui n'est pas son rôle, que pour signaler des difficultés et susciter des travaux.
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CHAPITRE PREMIER
L'OCCIDENT FACE AU RESTE DU MONDE
A. - La division du monde moderne
Diviser les habitants de la terre en deux fractions peut paraître arbitraire. A l'intérieur de chacun de ces deux groupes, les différences sont si considérables qu'on hésite à parler d'unité et qu'on peut penser que le Chinois, héritier d'une civilisation
millénaire, est plus proche de l'Européen auquel on l'oppose que du pygmée de la forêt africaine auquel on l'associe. Mais cette division correspond à une réalité dans la mesure où chacune des deux fractions se définit comme une unité par rapport à l'autre. De même que la province n'a conscience d'elle-même en tant que province que parce que Paris existe, le monde non occidental, à travers ses différences, ressent une certaine communauté de conditions, d'aspirations et d'attitudes face à l'Occident. Et inversement.
Il n'est pour l'instant pas nécessaire de définir avec précision les éléments qui caractérisent le monde occidental et il suffit de noter que tous ses pays s'alimentent à des sources ethniques, intellectuelles et spirituelles communes.
En ce qui concerne les pays non occidentaux, voici briève- ment notés quelques-uns des traits qui expliquent pourquoi ces peuples se sentent pareils quand ils se comparent à l'Occident :
- beaucoup d'entre eux ont été colonisés; - ils se prétendent opprimés ou pensent l'avoir été; - la plupart sont des peuples de couleur, et la couleur
est le signe visible de leur condition. Mieux que les croyances ou les cultures, elle permet d'effectuer un classement élémentaire mais facile entre les hommes; elle favorise ainsi les regroupe- ments et les solidarités actives;
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- ce sont des peuples qui ont des problèmes démogra- phiques et des problèmes de nourriture;
- ce sont des peuples sans technique; - enfin ce sont des peuples qui se savent dotés d'une
grande sensibilité qu'on ignore, et d'une grande dignité qu'on méprise.
Si l'on admet cette classification du monde en deux groupes, il faut cependant tout de suite distinguer à l'intérieur des pays non occidentaux différentes catégories.
Il y a d'un côté des peuplades (Bantous, Australiens, Indiens d'Amérique, etc.), qui disparaissent ou qu'on civilise lorsqu'elles supportent le choc de la rencontre avec l'Occident.
Il y a d'autre part des civilisations qu'on équipe. Ces civi- lisations ne sont pas très différentes de la nôtre. Elles ont parfois les mêmes sources originelles (Amérique du Sud). Elles sont surtout en retard sur l'évolution occidentale.
Il y a enfin des civilisations originales, comparables à celle de l'Occident mais profondément différentes (l'Inde, la Chine). Leur culture constitue un élément important du patrimoine de l'humanité. Il leur manque la technique moderne mais en l'absorbant elles entrent dans un processus de transformation aboutissant à de nouveaux concepts et à de nouveaux modes de vie.
Ces catégories sont bien entendu très approximatives. Il faudrait en particulier décrire des formes intermédiaires où l'on rangerait certains peuples noirs ou les pays d'Islam. Mais elles permettent de noter dès maintenant que, si le monde non occidental considère l'Occident de la même façon, l'Occident lui ne peut pas intervenir dans le monde non occidental partout de la même manière ni attendre partout les mêmes conséquences de son influence.
Elle permet également de remarquer que si la première catégorie concerne des populations relativement peu nombreuses, la dernière correspond aux masses humaines les plus impor- tantes du monde. Sans grand risque d'erreur on peut prévoir
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que leur évolution sera déterminante pour l'avenir de l'Occident lui-même, à cause de leur poids, mais aussi et peut-être surtout
par les apports qu'elles sont susceptibles de lui fournir en tant
que civilisations et que cultures. C'est ainsi par exemple qu'au fur et à mesure que l'Indien, traditionnellement imprégné d'une conception spiritualiste de la vie, absorbe des éléments de « l'american way of life », sa conception spiritualiste se trans- forme. Mais il n'y renoncera probablement jamais entièrement et il est possible d'imaginer que l'Inde finisse par sécréter une sorte de Panthéisme marxiste, synthèse de son spiritualisme traditionnel et du matérialisme qu'elle reçoit, et qui apporterait une réponse à ses nouveaux problèmes. Dans cette hypothèse il serait inévitable que, dans un monde rétréci, cette nouvelle
philosophie influence à son tour les valeurs occidentales. En sorte qu'en négligeant de s'intéresser et de participer à ces évolutions, l'Occident risque de laisser se construire toutes seules les grandes civilisations qui façonneront son destin.
Ce qui est en jeu, à l'occasion de cette rencontre de plus en
plus étroite entre l'Occident et le reste du monde, c'est donc l'avenir de l'Occident lui-même. Avenir de l'Occident en tant
que puissance, car la compétition entre les blocs américain et soviétique conduit ceux-ci à équiper et à donner la force
technique à des pays qui n'ont encore que le nombre, dans le but de les annexer provisoirement à leurs clientèles ou de les soustraire à l'influence de l'adversaire. Avenir de l'Occident en tant que civilisation dont les valeurs vont être influencées
par celles qui naîtront de la rencontre de la technologie moderne avec d'autres cultures anciennes.
Cette évolution suscite des espérances irraisonnées mais aussi de la haine, de beaux sentiments et des calculs sordides. Elle se passe dans une ambiance de revendication, parfois de vio- lence, toujours de passion. Elle remet en question l'équilibre économique de l'Europe, menacée de se voir coupée de ses marchés et de ses matières premières. Elle affaiblit d'anciennes puissances coloniales comme l'Angleterre, la France ou les Pays-Bas. Elle crée des drames pour d'importantes colonies
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européennes qui, notamment en Afrique du Nord ou en Afrique du Sud, se sentent menacées dans leur existence. Elle crée des drames humains encore plus graves dans les pays sous-déve- loppés eux-mêmes où le contact avec les Occidentaux fait des êtres déchirés. Ils veulent être indépendants, c'est-à-dire diffé- rents mais ils veulent être modernes, c'est-à-dire comme les Occidentaux. L'Africain vit à l'âge de pierre avec sa mère, au Moyen Age avec son père, au xxe siècle dans sa profession. L'Indien refuse la technique occidentale, mais entend cependant recevoir les bienfaits de la médecine, ce qui est une façon d'accepter en détail ce qu'il prétend refuser en bloc. Le compor- tement de ces êtres ne s'explique que si l'on comprend leur écartèlement. Ils n'appartiennent plus entièrement à leur an- cienne civilisation, ils n'ont pas été intégrés à la nôtre : ils ont perdu leur unité.
B. - L'irruption des techniques et la révolte des valeurs
I. DÉCOUVERTE DES CULTURES NON OCCIDENTALES
La prise en tutelle économique et politique au xlxe siècle de l'Asie et de l'Afrique s'est faite pratiquement sans souci des cultures et des civilisations. Les Occidentaux ont superposé leurs modes d'agir, de penser et de vivre, leurs institutions aussi, aux civilisations des pays où ils se sont installés. Quand ils ont eu de la curiosité, ce n'était qu'une curiosité de spécialistes, d'historiens, d'ethnographes, aucune curiosité du coeur, aucune curiosité prospective. L'attitude des missionnaires eux-mêmes impliquait que les cadres religieux seraient toujours, et par exigence de nature, des Occidentaux. La supériorité de l'Occi- dent postulait sa permanence.
Ainsi dans les sociétés apparemment les moins évoluées comme par exemple en Afrique noire, l'Européen pratiquait la
politique de la table rase. Ce qu'il ne comprenait pas était condamné au nom de sa civilisation reconnue comme supérieure et ce qui le choquait ou le surprenait était mis sur le compte du péché originel. Trois expressions sont révélatrices de cet état
ils
d'esprit, aujourd'hui en voie de disparition. La première a encore cours dans un certain nombre de territoires qui ne font
pas partie de la Communauté Française, mais qui occupent cepen- dant une certaine surface de l'Afrique, c'est celle de « populations non civilisées ». La deuxième est celle de « pauvres païens », ce qui suppose qu'on pensait se trouver dans ces pays devant un vide religieux absolu. La troisième est celle de « primitifs », c'est-à-dire d'êtres humains ayant une imperméabilité congé- nitale à nos concepts et spécialement à nos techniques. Partant de ces trois préjugés, la seule politique concevable pour assurer l'évolution du continent africain était celle qui consistait à tout balayer et à bâtir du neuf selon nos conceptions euro-
péennes. Or l'Afrique est aujourd'hui convaincue qu'elle n'a pas
seulement à nous offrir des rythmes et des images. Elle commence à s'insurger contre le mot de sous-développement dans la mesure où il paraît impliquer non seulement une idée de sous-équipement, mais aussi une idée de sous-culture. Elle est ainsi tentée de répudier la notion même au nom de laquelle se développe l'assistance technique. Cette revendication pour la reconnaissance d'une civilisation africaine s'exprime par exemple dans une accusation prononcée récemment par un intellectuel au Congrès des Écrivains noirs : « L'Europe a délibérément et scientifiquement détruit toutes les connais- sances médicales et toutes les pratiques empiriques incorporées à une longue tradition africaine ou malgache parce qu'à ses
yeux les valeurs culturelles des pays colonisés étaient sans
importance... » C'est évidemment un grief qui ne saurait être
accepté. Si à l'inverse l'Europe avait gardé pour elle ses vaccins, ses sérums, ses produits chimiques ou ses méthodes chirurgi- cales, elle aurait été accusée de colonialisme jusque dans ce domaine. Il n'en est pas moins vrai qu'il existait en Afrique, avant l'arrivée des Européens, des cultures vivantes et qui, bien qu'elles leur fussent malaisément perceptibles parce qu'elles ne s'exprimaient pas dans les mêmes formes que la leur, n'étaient cependant pas négligeables.
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Ce qui est exact de l'Afrique l'est à fortiori des autres civili- sations. Les protestations qu'ont entraînées son indifférence et son sentiment de supériorité dans tous les domaines ont aidé l'Occident à comprendre que sa culture n'est pas La Cultrire et qu'elle coexiste avec beaucoup d'autres.
2. CONFRONTATION DES VALEURS
Qu'ils aient su ou non s'intéresser à ce qui faisait l'originalité et la personnalité des peuples dont ils prenaient la tutelle, les Occidentaux ont en tout cas apporté dans ces pays des tech-
niques qui ont influencé le mode d'existence de leurs habitants. Mais en se diffusant, le progrès matériel a perturbé ces civilisa- tions qui, maintenues isolées à l'intérieur de leurs frontières, n'auraient sans doute pas accordé la même priorité aux activités
techniques et économiques. On ne peut douter qu'il y ait sou- vent désaccord entre les buts modernes qui leur sont assignés et les motivations profondes de ces sociétés traditionnelles.
Ce n'est pas la première fois depuis qu'il y a des hommes dont nous connaissons l'histoire, que des civilisations se heur- tent, s'influencent ou se superposent. Mais chacune d'elles empruntait à ses voisines des inventions, des coutumes, des objets dont elle pouvait faire ses inventions, ses coutumes, ses objets : elles étaient compatibles; il existait entre elles un mini- mum d'adhésions communes concernant l'agencement socio- économique, les rapports culturels ou religieux, qui permet- taient de définir des perspectives d'avenir analogues. Au niveau technique et économique, au moins, l'Europe n'échappait pas à cette règle et il est bien certain que sa civilisation n'était pas, il y a 15 o ans, tellement plus avancée que celle des régions dites aujourd'hui sous-développées.
Le fait important et nouveau, c'est que depuis moins d'un siècle, la civilisation occidentale a accru ses techniques dans des proportions telles qu'elle est devenue difficilement assimilable pour toute autre qu'elle-même. Et par le biais de la technique, produit de sa manière de penser et de sa manière d'être, c'est tout son système de valeurs, de conceptions, de croyances,
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qui est venu se confronter brutalement et totalement avec les autres systèmes dont on aperçoit désormais en pleine lumière les différences radicales et presque l'incompatibilité. Sur quels points portent principalement ces différences ?
L'Occident admet l'existence réelle de la matière, l'existence d'un temps linéaire, la liberté de l'homme et la notion de per- sonne. Il en résulte une morale personnelle et une morale sociale communes à tous les Occidentaux, quelles que soient leurs opinions religieuses ou philosophiques.
L'Occident conserve une forte tradition chrétienne admet- tant la transcendance de Dieu, son caractère personnel et son incarnation, ce qui est une reconnaissance théologique de la matière. Même lorsqu'ils ont abandonné l'idée de Dieu, les Occidentaux gardent la notion claire de la personne et de la morale personnelle. Ils donnent alors à la vie des buts essentiel- lement matériels. Mais la notion d'amour entre les hommes est commune aux chrétiens et aux non-chrétiens, bien que d'ori- gine différente pour les uns et pour les autres.
L'Occidental d'autre part, travaille dans le temps, pour le temps, en fonction du temps. Et c'est lui qui a découvert l'es- pace géographique sur la terre. Il croit à une appréhension de plus en plus grande par l'homme des lois physiques de la nature. La recherche scientifique est pour lui un but en soi. Sans doute ne cesserait-il pas de chercher, même s'il ne devait être tiré aucune conséquence matériellement utile de ses découvertes.
De tout ceci il résulte que l'état habituel de l'Occidental est à la fois la curiosité et l'inquiétude, c'est-à-dire cette disposition d'esprit qui le conduit à remettre continuellement en question toutes choses; inquiétude saine, à ne pas confondre avec les différentes formes de l'angoisse, et qui est le principal stimulant du progrès : inquiétude spirituelle propre au christianisme, inquiétude des moralistes qui cherchent à dégager les règles propres à sauvegarder la personne dans un monde qui la menace, inquiétude de l'homme de science toujours prêt à reconsidérer ses hypothèses.
L'Oriental, lui, ne connaît pas la même inquiétude spiri-
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tuelle; il ne connaît pas non plus la même inquiétude morale. Ceci est vrai de l'Extrême-Orient et des pays de l'océan Indien dans la mesure où identifiant la personne à la divinité, ils font de la vie un état moral permanent, cherchent la voie de la connaissance directe de Dieu et donc se désintéressent de la matière, rejettent métaphysiquement l'existence personnelle et par conséquent accordent peu d'attention concrète à la
personne. L'Oriental conçoit le temps comme un phénomène cyclique,
un temps à répétition, marqué par un grand rythme régulier du cosmos auquel la terre et Dieu lui-même participent. La morale a pour assises le rite, ce qui est le fondement même de la
quiétude. Le Musulman croit en Dieu, mais il fait des prescriptions
révélées la règle même de son existence spirituelle, sociale et même, dans une certaine mesure, physique. Tout est dans le Coran qui affirme essentiellement une morale de rites et de
rapports sociaux. D'où une spiritualité historiquement assez
stable, une ouverture très étroite au problème de la personne et même une curiosité très faible quant aux possibilités d'assumer une conquête scientifique et technique du monde.
L'Oriental comme le Musulman manifeste donc une per- sonnalité spirituelle, philosophique et morale fort différente de celle des Occidentaux et engendrant une attitude générale à
l'égard de l'existence qui se situe dans certains cas à l'opposé de la sienne. Le contact avec l'Occident se présente comme la confrontation d'un système cohérent et complet avec d'autres
systèmes eux aussi cohérents et complets. Tout apport ou tout
emprunt de l'un à l'autre a pour effet de mettre en lumière ces différences fondamentales, de provoquer par conséquent des résistances au changement, d'ébranler finalement ces cohérences.
3. L'ÉVOLUTION PASSE PAR LE PROGRÈS TECHNIQUE
Il y a vingt ans, il n'était pas interdit d'hésiter entre les deux vues prospectives suivantes : les peuples non occidentaux vont utiliser les techniques occidentales et entrer dans une civilisation
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technologique leur donnant une vie matérielle peu à peu sem- blable à la nôtre.
Ou bien au contraire : pour des raisons de culture, les peuples non occidentaux réfuteront la civilisation technolo-
gique et le monde va se trouver séparé en deux zones où les modes de vie économique et social seront radicalement distincts.
Cette seconde hypothèse défendue par Gandhi et Rabin- dranath Tagore a encore des adeptes fervents et actifs, mais tout porte à croire aujourd'hui que ses chances de réalisation sont devenues très minces, voire nulles, ou pour le moins qu'elles se dilueront très vite dans le temps. Le progrès technique a pris la forme d'un phénomène planétaire irrésistible. Les peuples non occidentaux n'ont pas, de nos jours, la possibilité réelle de choisir entre une forme de civilisation à laquelle ils restent attachés et l'évolution technique, malgré les ruptures, les des- tructions et les bouleversements qu'elle impose. L'obligation du progrès est inscrite dans l'ordre des choses pour la plupart des peuples d'Asie et d'Afrique.
Les Noirs pensent généralement que leurs pays n'avanceront pas s'ils n'acceptent pas la modernisation qui leur est offerte par l'Europe, et il se développe même chez eux un véritable culte de la technique. C'est ainsi que certains leaders donnent aujourd'hui comme consigne à leurs compatriotes d'abandonner les études littéraires ou conduisant à un humanisme très large, et de se concentrer sur l'acquisition des secrets par lesquels l'Europe a pu naguère dominer le monde. « Laissons de côté, disent-ils, non seulement la culture occidentale mais même les cultures africaines; nous y reviendrons plus tard quand nous aurons maîtrisé les techniques. » S'il en était ainsi, nous ris-
querions donc de nous trouver dans un rôle paradoxalement renversé : au moment où nous devenons préoccupés de la
sauvegarde de certaines valeurs traditionnelles importantes chez les autres, nous avons parmi nos partenaires des gens qui, pressés d'aller de l'avant, seraient tentés, eux, de faire bon marché de leur passé et de pratiquer à leur tour la politique de la table rase.
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C. - L'évolution des sociétés: un , fait global
Une civilisation se présente comme un organisme vivant : elle se transforme et s'adapte sans cesse, elle pousse comme une plante, elle se développe comme un enfant, c'est-à-dire que chaque élément qui la compose participe tout entier au mouvement de sa vie. C'est pourquoi l'introduction de la
technique, même dans des secteurs limités, et surtout quand elle se fait vite provoque des conséquences en chaîne sur l'en- semble des structures sociales et des comportements. Les pays qui ont subi ce contact, volontaire ou non, avec la technique occidentale, sont très différents par leur histoire, leur système de valeurs, leurs besoins, leur équipement et leurs possibilités. Cependant tous, à des degrés divers, traversent ou ont traversé au cours de leur développement un drame qui, pour faire image et en simplifiant à l'extrême, peut être présenté comme s'ac- complissant en cinq actes.
i) Au départ les structures sociales traditionnelles et les comportements qu'elles régissent. Elles sont accordées à un certain niveau des techniques, à une certaine conception du jeu économique. Elles sont étroitement liées à des formes originales et très variées de civilisation, à des valeurs. Leur étude en Asie et en Afrique révèle des sociétés à forte organisation commu- nautaire, où la tradition s'impose avec contrainte et où l'acti- vité des hommes reste moralisée. C'est pourquoi la qualité de l'activité collective importe plus que la quantité des biens matériels qui en résulte. Il s'agit donc de sociétés et de civi- lisations où ne s'est pas encore imposée ce que Paul Valéry appelle « la force déterminante des caractères statistiques bruts ».
z) Dans un deuxième temps, l'implantation des techniques productives complexes et de l'économie moderne entraîne à des degrés divers une rupture avec le passé. Elle brise l'ordre traditionnel, elle rompt l'unité des communautés. On voit
apparaître ce que des auteurs anglo-saxons nomment des sociétés et des économies dualistes pour souligner la coexistence d'un
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secteur traditionnel archaïque ou féodal et d'un secteur moderne, les deux secteurs n'étant pas articulés l'un à l'autre.
3) C'est par rapport aux problèmes que posent ces effets de désarticulation qu'il faut saisir dans un troisième temps le jeu des forces sociales et des idéologies. Elles interviennent soit pour freiner le mouvement d'évolution ou même encourager le retour à un passé idéalisé, soit pour favoriser la mutation
économique et sociale. Elles se contrarient et contribuent ainsi à l'instabilité actuelle de nombre des États nouveaux.
4) Cependant ces forces sociales ne peuvent avoir prise sur le réel qu'en se donnant des buts précis; elles ont à choisir le modèle de société ou d'économie dont elles veulent s'inspirer. C'est là le quatrième acte du drame : l'acheminement vers de nouveaux agencements sociaux.
5) Quant au cinquième acte, il reste entièrement dans l'ave- nir. Il s'achèvera sur le succès ou l'échec des pays qui affrontent aujourd'hui les problèmes de la croissance et de la moder- nisation. Que l'issue soit tragique ou non dépend principale- ment de la volonté de ces pays mais aussi de la compréhension et de la volonté des pays riches et équipés. C'est ici que se mesure l'importance d'une coopération technique efficace, stimulée par une claire conscience des solidarités nouvelles.
On voit donc comment l'implantation des techniques met successivement ou simultanément en cause et en jeu tous les éléments sociaux, psychologiques, culturels, idéologiques d'une société; comment un corps social, originellement stable, est plongé dans une instabilité croissante; de quel prix est finale- ment payée l'acquisition de bienfaits matériels. On voit aussi
quelle erreur est commise lorsqu'on introduit une technique (action médicale, création d'une usine) pour régler un problème particulier, sans s'occuper du contexte dans lequel celle-ci va s'insérer, de l'ébranlement qu'elle va y apporter, des forces qui vont être mises en mouvement. Il devrait être désormais clair d'une part qu'une aide technique, même limitée, soulève de proche en proche une série de problèmes et conduit inévi-
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tablement à un problème d'ensemble, et d'autre part que toute méthode d'intervention doit être définie d'après une approche globale. Le spécialiste : médecin, ingénieur, ou économiste
agissant isolément risque d'être dangereux. L'aide occidentale ne devrait plus se concevoir sans la constitution d'équipes aussi
complètes que possible où figurent non seulement ces techni- ciens travaillant ensemble, mais aussi des psychologues, des
sociologues et des ethnologues. Encore faudrait-il que les hommes ainsi associés, travaillent en dehors des modèles clas-
siques et sentent qu'ils sont en train de construire les éléments d'un monde nouveau où apparaîtront de nouvelles formes de
pensée, de nouveaux modes d'échanges et de nouveaux types d'hommes.
D. - Tentative occidentale pour une solutions /' assistance matérielle
I. SES FORMES
A ces problèmes de transformation en profondeur et d'affron- tement de valeurs, l'Occident a fourni jusqu'ici des réponses matérielles. Son aide, maintenant que la colonisation a disparu de la plus grande partie de la surface de la terre, est fournie
aujourd'hui sous le nom d'assistance technique. Le mot qui la désigne, d'ailleurs mal choisi, est traduit de l'anglais. Tech-
nique signifie tout ce qui n'est pas politique, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas de la compétence du Conseil de Sécurité. Quant au mot d'assistance, il comporte l'idée de don gratuit, ce don étant consenti par les pays riches aux pays pauvres pour éli- miner les dangers de conflit résultant d'une trop grande diffé- rence entre les niveaux de vie des peuples habitant la même
planète. On voit immédiatement, d'après cette définition, combien
paraît limité l'objectif - répandre la prospérité économique dans le monde - eu égard aux problèmes de fond posés par la rencontre de civilisations anciennes avec la technologie moderne.
A partir de cette idée originelle, l'assistance technique s'est
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cependant largement développée dans le monde depuis la fin de la dernière guerre, principalement sous deux formes. La pre- mière se manifeste par les actions de l'O.N.U. et de ses dépen- dances : O.M.S., F.A.O., U.N.E.S.C.O., F.I.S.E., etc. La seconde appelée assistance technique bilatérale, concerne l'aide apportée directement par un pays à un autre (la France à ses anciens pro- tectorats, l'Allemagne à l'Iran, l'Angleterre à l'Inde, etc.). Après les hésitations de départ inévitables, les actions d'assistance
technique des organisations internationales font l'objet de pro- grammes de mieux en mieux coordonnés. Par contre, l'assis- tance technique bilatérale s'effectue en ordre dispersé et, étant beaucoup plus directement soumise à des objectifs d'influence politique, économique ou culturelle nationale, donne lieu à une concurrence dont les effets sont parfois regrettables. Dans certains pays il existe une véritable bourse d'assistance technique. Le privilège de la distribuer est adjugé au plus offrant comme s'il s'agissait d'une marchandise dont la qualité est indépen- dante de celle du fournisseur. Mais quelles que soient les formes qu'elle prenne, l'aide internationale tend à devenir le principal terrain de rencontre entre l'Occident et les autres peuples; c'est la formule moderne de coopération qui succède aux anciennes tutelles coloniales.
L'aide internationale poursuit ainsi l'uniformisation du monde qui s'est répandue, à partir de l'Europe occidentale, depuis la révolution industrielle. Bien qu'elle succède en fait, dans cette tâche, aux Empires, elle veut dépouiller certaines de leurs caractéristiques, justement condamnées, telles que l'égoisme ou le mercantilisme et éviter des effets non moins nocifs, tels que la désintégration du « colonisé » et sa colère. Mais elle agit dans une atmosphère encore dominée par la
phase antérieure. D'où le principal de ses difficultés.
2. SON CLIMAT
Le climat où elle opère est en effet celui de la révolte. Mais cette révolte doit elle-même compter avec les nécessités d'équi- pement et de promotion sociale qui forcent les récents émancipés
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à demander une aide de plus en plus lourde à l'extérieur. Et ils n'échappent aux servitudes de cette aide que grâce à une concurrence - insidieusement voire ouvertement exploitée - entre grands fournisseurs. (Exemple : l'affaire du haut barrage d'Assouan.) Au mieux le client espère, d'enjeu qu'il était, deve- nir arbitre, ou tout au moins pallier ses faiblesses pendant la période exigée par un développement qu'il souhaite autonome. Mais ces calculs simples, et les appétits rivaux qu'ils comptent ainsi déjouer, s'inscrivent dans une stratégie mondiale des forces et des blocs, pleine de risques mortels. D'où la crainte et l'amer- tume qu'elle dégage même chez les bénéficiaires transitoires de toujours mouvantes configurations.
L'Occident était habitué à croire que la force économique, la force matérielle étaient nécessairement accompagnées de la force politique. Or il s'aperçoit qu'aujourd'hui ce schéma se renverse. Il constate une association assez singulière dans le monde moderne de la pauvreté et du poids politique. Il assiste à un renversement fondamental des valeurs de force. Du même coup sa vision de l'échiquier politique international se trans- forme. Le monde qui n'était jusqu'alors que le théâtre de sa puissance et de ses luttes, se remplit de nations nouvelles qui se mettent à participer à sa vie et avec lesquelles il faut désormais compter. Les guerres étaient mondiales en ce sens que les Occidentaux se battaient entre eux sur toute la surface de la terre. Elles risquent de le devenir réellement si les peuples qui n'étaient que spectateurs et parfois victimes y prennent à leur compte un rôle actif.
Ces changements ont beaucoup d'importance et ils expliquent pourquoi la façon dont l'assistance technique est fournie par l'Occident comporte dans la pratique actuelle une ambiguïté fondamentale qui diminue largement ses possibilités de réussite. Conçue en principe pour permettre aux pays non occidentaux de résoudre leurs problèmes, elle n'est souvent attribuée en fait que pour s'en faire des alliés ou éviter qu'ils n'entrent dans le camp adverse. Les budgets d'aide à l'étranger sont
fréquemment gérés dans un esprit qui s'apparente beaucoup
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plus à des budgets de défense affectés à la guerre froide qu'à des budgets d'assistance. La demande des pays sous-développés étant de plus en plus importante, les efforts faits par les deux blocs pour y satisfaire vont également sans cesse croissant. L'on ignore actuellement quel est le nombre de techniciens que la Russie soviétique peut mettre à la disposition de tous ces pays. Il est certainement considérable comme le sera demain celui qu'offrira probablement la Chine. Mais ces possibilités ne peuvent être envisagées, dans l'état actuel des choses, que comme un sujet d'inquiétude par l'autre partie de l'Occident.
3. SES RAISONS
Il n'est pas inutile néanmoins de se demander ce que devien- drait l'attitude de l'Occident si la rivalité entre les deux grands blocs qui le divisent venait à s'apaiser. Pour quelles raisons l'Occident devrait-il alors s'intéresser au sort des pays non occidentaux ? Pour quelles raisons doit-il dès maintenant le faire ?
Les raisons habituellement données se ramènent à deux types :
a) La générosité. - Le monde sous-développé a faim, c'est un devoir de charité pour l'Occident de lui venir en aide. Ou encore, nous n'avons pas le droit de garder pour nous les connaissances et les méthodes que nous avons eu la chance de découvrir.
b) La peur. - On retrouve la définition de l'O.N.U. Il faut désarmer la convoitise des pauvres à l'égard des riches.
Il est compréhensible qu'on préfère exprimer des raisons de générosité plutôt que des raisons d'intérêt, mais cette attitude présente un danger. C'est qu'ayant insuffisamment conscience de ses propres motivations, on définisse mal les objectifs à atteindre et les moyens correspondants à dégager, on mène des actions trop partielles, on se contente finalement de faire quelque chose sans s'inquiéter de savoir si ce quelque chose est déter- minant.
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Nous avons esquissé plus haut ce qui est en jeu dans cette confrontation entre l'Occident et le reste du monde. C'est pour- quoi, à l'inverse de ce qu'on dit généralement, nous croyons que c'est en réfléchissant à l'Occident, à son avenir, au processus de son évolution future, économique, morale et sociale, au besoin qu'il a du reste du monde, que l'on découvrira les motifs irréfutables d'aider au développement des pays non occidentaux; et que c'est en considérant ces derniers qu'on trouverait au contraire des raisons très nombreuses, en particulier dans l'absence de moralité internationale, de ne pas faire d'aide internationale si l'on tient compte des déceptions de tous ordres qu'il faut en attendre.
L'Occident doit être convaincu qu'il ne peut plus se sous- traire à l'unité politique, économique et culturelle du monde d'aujourd'hui qu'il a largement contribué à établir et que la
coopération avec le monde non occidental est une entreprise nécessaire à sa vie, entreprise dont les responsabilités et les
charges doivent être envisagées collectivement. S'il n'en était
pas convaincu, il serait pratiquement inévitable qu'il cède fina- lement à la tentation d'un égoïsme plus facile ayant pour effet de prolonger son rapport de forces actuel avec les grandes masses asiatiques.
Mais cette conviction existe-t-elle ? En d'autres termes : l'Occident est-il préparé à sacrifier pendant un temps indéfini son expansion propre pour la transférer sur l'Orient, l'Afrique ou l'Amérique du Sud ? A-t-il pesé les charges, les risques et les avantages de ces sacrifices ? Les hommes des pays occidentaux pourront-ils être moralement convaincus de la nécessité du sacrifice si la nécessité, au moins positive, est démontrable ?
On ne peut ici que poser des questions et attirer l'attention sur l'importance de trouver et d'exprimer des arguments forts en faveur d'une aide occidentale, ayant globalement l'ampleur suffisante. Car il faut convaincre et associer aux sacrifices indis-
pensables les pays d'Occident qui ne le sont pas encore ou pas assez.
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E. - A la recherche d'une solution plus complète
Une vue prospective des rapports de l'Occident avec le reste du monde commencerait à se dessiner si l'on était en mesure de répondre aux trois catégories de questions suivantes :
ire questions: .'
L'Orient et l'Afrique et, dans une moindre mesure, l'Amé-
rique du Sud vivant dans une économie d'une extrême pau- vreté :
a) Quelles sont, dans une perspective relevant d'une atti- tude humaniste, les exigences morales qui pèsent sur l'Occident pour l'amener à consentir des sacrifices matériels en vue de leur apporter une technologie capable de les faire sortir peu à peu de leur pauvreté ? Quelles sont les limites morales de ces sacri- fices ?
b) Dans une perspective plus nuancée de positivisme : quels sont les intérêts économiques, les exigences politiques, les menaces sur ses valeurs culturelles et spirituelles qui obligent à de tels sacrifices ? Quelles sont les limites matérielles de ces sacrifices ? P
2e Iuestion .'
Quelles sont les réactions psychologiques, morales et spi- rituelles de l'Orient et de l'Afrique au contact de la civili- sation technologique et culturelle de l'Occident ? Plus pré- cisément :
a) L'Orient et l'Afrique peuvent-ils prendre à l'Occident seulement sa technologie en vue de façonner un mode de vie
économique et social n'affectant pas leurs croyances ? b) Ou bien le contact avec l'Occident pour lui emprunter
la technologie entraîne-t-il aussi nécessairement un contact des cultures et, dans ce cas, une pénétration de ses valeurs morales, philosophiques et religieuses et une conversion grandissante à sa culture ?
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3e questions : .'
Inversement : à l'occasion de ses contacts avec l'Orient et
l'Afrique, l'Occident va-t-il subir des imprégnations de culture et de morale non occidentales ?
4Q question : .'
En définitive est-ce que ces échanges ou ces influences mutuelles garderont un caractère superficiel ou est-ce qu'au contraire ils aboutiront à la transformation de tous, participant ainsi à la construction de nouveaux types d'hommes ?
Ces questions fondamentales doivent elles-mêmes être éclai- rées par l'examen d'autres questions secondes.
a) Les problèmes de l'aide technologique : l'Occident assure la fourniture d'aide médicale, d'aide en nature, d'aide financière et de formation. C'est le point de contact concret avec les pays non occidentaux. Quelles surprises ce contact nous a-t-il réser- vées ? Comment notre analyse des problèmes s'approfondit-elle en étudiant les échecs que nous avons parfois connus ?
b) La colonisation a laissé partout des traces de rancceur, des complexes d'infériorité qui se sont mutés en complexes de repliement et d'orgueil. L'Asie et l'Afrique ne se sont pas ouvertes par le coeur à l'Occident. Quel genre d'attitude celui- ci doit-il avoir aujourd'hui pour chercher et trouver cette ouver- ture du coeur, ? Comment vaincre les complexes d'humiliation, d'orgueil, d'ingratitude ?
c) Si l'éveil à une civilisation technologique ne peut se faire sans que s'effondrent par larges pans les modes sociaux de coexistence des individus, l'Occident ne doit-il pas se préoc- cuper d'aider à la sauvegarde des valeurs essentielles et s'il le peut, par quels moyens ?
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AVENTURES DE L'INTERVENTION OCCIDENTALE
Vérifiant une loi très générale l'Occident constate que chaque remède apporté pose plus de problèmes qu'il n'en résout : ce chapitre en relèvera un certain nombre d'exemples particulièrement démonstratifs.
A. - Médecine et démographie
DE L'OCCIDENT
C'est devenu un lieu commun de constater que sur une
partie de la terre, celle où nous vivons, le total des richesses
augmente plus vite que le chiffre de la population, et que sur l'autre partie (environ les 2/3 du globe) la population augmente plus vite que les richesses. Ce phénomène est dû à des causes
multiples dont la principale est l'action occidentale sur le plan médical. Et dans une certaine mesure, on pourrait presque dire
que la situation dramatique du monde d'aujourd'hui tient à une non-coordination de l'action des médecins avec celle des économistes et des sociologues. Dans l'état actuel des tech-
niques, il est relativement simple et peu coûteux de sauver des vies humaines, alors qu'il est très compliqué et très cher de leur donner le cadre nécessaire pour vivre. L'Occident a « fait de l'homme » mais il n'a pas assuré au même degré le développe- ment matériel. On objectera, évidemment, que le fait médical ne
peut pas plus être nié qu'on ne peut imaginer la grève des inventeurs ou celle des chercheurs, et que notre morale rendrait inconcevable qu'en cas d'épidémie de choléra l'Occident n'en-
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voie pas de vaccin anticholérique au pays affecté. On voit cependant que le bilan des actions, même les plus méritoires, dans un secteur donné, peut se présenter finalement comme créateur de nouvelles difficultés au plan général.
A Madagascar, au lendemain de la guerre, la France s'est trouvée dans une situation politique extrêmement difficile et dans une situation économique non moins grave. Ce qui était le plus facile, le plus immédiatement réalisable et le plus spec- taculaire était évidemment une action médicale d'envergure. C'est ce qui fut fait. On s'est attaqué à quelques grands fléaux et la courbe démographique qui était jusque-là régulièrement descendante ou en tout cas stationnaire, a commencé à monter. On a donc pu faire état de statistiques extrêmement encoura- geantes et se féliciter des résultats obtenus. Mais très vite les médecins eux-mêmes se sont alarmés : « Attention, ont-ils dit, avant dix ans Madagascar aura vu sa population augmenter d'un million d'habitants; avec quoi va-t-on nourrir ces bouches nouvelles dans un pays voué à l'érosion et dans lequel, faute d'avoir réalisé des travaux publics importants, la population, même dans l'état actuel de ses effectifs, se trouve déjà en état de mauvaise nutrition ou de sous-nutrition ? »
C'est donc dans un deuxième temps que fut posé le problème de l'alignement du développement économique sur l'action médicale, avec cet élément supplémentaire et redoutable que le développement agricole et économique va plus lentement que les progrès sanitaires dans ces pays où, dès qu'on fait baisser la mortalité, la natalité restant la même, les courbes démogra- phiques montent d'une manière prodigieuse.
On peut dire, d'une manière générale, que l'action occiden- tale sur le plan médical a littéralement brisé le rythme biologique du reste du monde. Elle a amené pratiquement l'humanité à avoir des taux de mortalité s'alignant sur les taux européens, tandis que les taux de natalité continuaient à se développer. La mortalité qui était de 40 0/0o avant le contact entre civilisa- tions est descendue à 200/00 et la natalité a pu atteindre 5 0 °/oo.
Il y a 300 ans, la population du monde, dans la mesure où
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on a pu l'estimer, mettait deux siècles à doubler. Elle a encore doublé pendant le cours du xixe siècle, à nouveau doublé pendant la première moitié du xxe. Au taux actuel de natalité et de mortalité, on arrive à des doublements de population tous les z5 ou 30 ans.
Ce phénomène est irréversible et tout ce qui a été dit sur le contrôle des naissances en pays sous-développés apparaît comme une chimère à moins d'une évolution interne globale des sociétés en question. Le cas du Japon où d'ailleurs la scolarisation totale de type européen est obligatoire depuis 1872, est encore assez exceptionnel. Mais ce pays lui-même ne réussit à réduire actuel- lement sa natalité que par l'avortement légal qui est très large- ment encouragé et pratiqué. Le Japonais conçoit toujours autant d'enfants, mais il évite leur naissance. On ne peut assurer qu'il ait définitivement réussi tant que sa fécondité reste la même.
On saisit ici l'influence de la culture sur les agencements sociaux et sur les comportements. Un démographe et socio- logue américain, Mr. F. Lorrimer, a montré dans un ouvrage publié il y a quelques années par l'Unesco, combien les cou- tumes matrimoniales, la morale sexuelle, la structure des groupes sociaux, les pressions religieuses, ont une incidence très directe sur la fécondité humaine. Il ne faut pas oublier notamment que pour nombre de sociétés dites pré-industrielles, ou en cours de transition, la première richesse est d'abord celle qui se constitue en hommes. Une telle tendance persiste longtemps, alors même que les autorités se sont efforcées, comme c'est le cas dans certaines régions d'Asie, de faire prévaloir le family planning.
Réussirait-on d'ailleurs à ramener dès maintenant les taux de natalité du monde sous-développé à un niveau comparable à celui des pays occidentaux que le problème ne serait pas résolu pour autant. Il faudrait attendre au moins une génération pour que soient absorbées les conséquences du prodigieux essor démographique des dernières décades et qu'apparaissent des résultats sensibles. Dans un premier stade, le phénomène serait
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légèrement freiné; il ne changerait pas de nature. Le monde aura à la fin de ce siècle entre cinq et six milliards d'habitants, le chiffre étant plus près de cinq milliards si le contrôle des naissances a réussi à s'implanter partout, plus près de six mil- liards dans le cas contraire.
2. PERTURBATIONS CONSÉQUENTES
Cette expansion démographique sans précédent a une double série d'incidences :
En premier lieu, les pays neufs sont dans la période actuelle des pays porteurs de population jeune. L'examen des statistiques montre que dans la plupart des pays sous-développés, le groupe des moins de I ans correspond à plus de 40 % de la popu- lation totale. Ce fait entraîne immédiatement des exigences concernant les investissements à faire pour l'éducation de ces jeunes, leur formation et leur intégration dans la société. Mais il a aussi des conséquences politiques : nombre de mouvements qui ont agité récemment l'Asie, le Proche-Orient, l'Afrique sont conduits par des jeunes, ce qui explique partiellement une certaine instabilité des sociétés sous-développées.
Il se produit d'autre part un appauvrissement régulier, inexorable des populations. Cet appauvrissement est d'autant plus apparent qu'il y a surpeuplement, mais même lorsqu'il ne paraît pas inévitable (cas des pays sous-peuplés possédant des ressources naturelles), il constitue encore une menace car d'une manière générale le pays sous-développé accroît bien le nombre de ses habitants et mal celui de ses richesses. En I88o, les pays occidentaux comptaient pour 90 % dans la production manufacturière. Depuis cette époque, l'Amérique du Nord, la Russie, l'Europe ont progressé à des rythmes différents, mais elles produisent toujours à elles trois 90 % du total. La propor- tion est restée la même.
L'appauvrissement collectif de la population sous-déve- loppée est toujours augmenté par une mauvaise répartition des revenus. Celle-ci a tendance à empirer au fur et à mesure que
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la population augmente et s'appauvrit. Car l'accroissement d'une population n'est pas seulement un phénomène quanti- tatif, c'est aussi un phénomène qualitatif. Une population qui double ou triple change de nature : ses nomades se sédentarisent, ses campagnards émigrent vers les cités et s'agglomèrent en bidonvilles, son économie devient complexe, enfin ses parti- cularismes craquent et lorsqu'elle a échappé à une intégration violente, imposée du dehors, elle revendique avec passion son
appartenance à un vaste ensemble national. Le conseil de village qui lui dispensait une administration satisfaisante et gratuite fait place à des fonctionnaires. Or le pays archaïque le plus mal loti avait du moins des fonctionnaires polyvalents : le chef politique était en même temps législateur, chef militaire, juge, policier, directeur d'exploitation; le personnage religieux cumulait avec ses fonctions celles d'instituteur et de médecin. L'établissement d'administrations, d'après le modèle des pays développés, donc spécialisées et étanches, aboutit généralement, dans les pays sous-développés, à une sous-administration préci- sément parce qu'ils sont pauvres. Chaque fonctionnaire est
séparé de son chef immédiat par d'énormes distances qui le rendent pratiquement indépendant du pouvoir central. Les
inspections sont rares, jamais imprévues et deviennent une simple formalité. L'usager presque toujours illettré, est incapable non seulement d'écrire pour se plaindre, mais même bien souvent de s'apercevoir qu'il serait en droit de le faire.
La concussion trouve ainsi un terrain favorable. Elle est en fait une maladie quasi inévitable des pays sous-développés. A titre indicatif, voici des exemples d'abus relevés en 1955 à à
propos des populations les plus pauvres d'Algérie : un simple ouvrier pour se faire engager dans certains chantiers de travaux
publics, payait jusqu'à 20000 francs et même davantage si le poste dépassait le niveau du manoeuvre. Quelques mois plus tard, il devait parfois renouveler ce versement pour conserver son poste. Fréquentes étaient les fausses feuilles de paie qui portaient un salaire supérieur au montant effectivement perçu, la différence étant retenue par le contremaître. Selon l'estima-
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tion des services du Gouvernement général, sur 13 milliards versés aux anciens combattants, deux milliards disparaissaient au cours des transferts sans laisser de trace; les actes gratuits de l'état civil étaient souvent vendus et selon des barèmes assez constants, 5 0o francs en général pour un extrait de naissance ou un certificat de vie. Certains élus musulmans bien placés politiquement ont pu « vendre » entre 300 et 500 000 francs un poste de caïd. Des fonctions telles que celles de khodja, garde champêtre, facteur, s'achetaient fréquemment comme les
charges de l'ancien régime. L'usure est un phénomène parallèle à la concussion ainsi
que la fraude et l'importance démesurée et légale des bénéfices commerciaux. En Algérie encore, il y a quelques années, l'ouvrier défavorisé, l'habitant des bidonvilles, empruntait sur son salaire à un taux d'intérêt de i o % par mois. Le meunier prélevait presque toujours io % sur le grain qu'on lui donnait à moudre.
A l'huilerie, le prélèvement était également de 10 % mais la tradition admettait en outre que 100 kg d'olives donnent 12 litres d'huile alors que le rendement réel moyen s'élève
jusqu'à 18 litres. En Côte-d'Ivoire les grandes maisons d'expor- tation achètent le café et le cacao à de petits intermédiaires, la
plupart du temps syriens ou libanais, qui circulent dans le
pays et achètent leur récolte aux petits producteurs noirs. On cite de nombreux cas où ces intermédiaires utilisent des balances
truquées, n'appliquent pas les tarifs et sabotent les marchés surveillés par l'administration.
Tous ces phénomènes ne sont nullement propres à l'Algérie ou à l'Afrique noire : le Maroc, la Libye, l'Éthiopie, l'Égypte, l'Amérique indienne, Haïti, les Indes, la Birmanie, l'Indochine, certains États latins ou balkaniques sont atteints autant ou
plus que l'Algérie. Et nous-mêmes, Français, n'avons qu'à nous pencher sur notre propre passé pour y trouver toutes les
étapes sociales dont ces pays nous offrent l'échantillonnage. Relisons Les plaideur.r. La concussion, comme l'usure, comme
l'exploitation illimitée des pauvres, est une maladie de crois- sance.
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Un phénomène très général de paupérisation avec ses consé-
quences (fonctionnarisation, concussion, usure) et ses dangers évidents, voilà donc le premier fait qui s'est imposé à l'observa- tion des Nations occidentales et qui leur a fait concevoir la nécessité d'une action d'envergure destinée à y porter remède.
L'aide internationale est une initiative très récente. Après la
phase de curiosité et « bon sauvage » du xvme siècle, l'explosion de la chaudière européenne avec les révolutions industrielles du xixe siècle (engendrant poussées coloniales, exportation de
surplus prolétariens vers les continents vides, augmentation des besoins en matières premières non européennes), on ne trouve dans la littérature de la première moitié du xxe siècle que stra-
tégie des approvisionnements et propos en faveur du commerce mondial. C'est après 1945 que s'est fait jour l'idée d'une sorte de char