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N° 4 - SpécifiCITéS C’est la CRISE ! ? Octobre 2011 Dossier coordonné par H. Cellier Sommaire Editorial Hervé Cellier p. 3 Première partie : Identité et langage p. 5 Du paradigme de la crise en philosophie Steve-Wilifrid Mounguengui, Kamel Afia, Karine Tilly Jean- Joseph p. 5 Approche sociolinguistique de l’écrit informel en milieu scolaire au Mozambique: voix dissonantes, voix éruptives en classe César Cumbe p.15 Collège : avant la crise, l’insulte ! Samia Abdi, Kamel Afia, Aziz Bourimi p. 25 Fabrique de la crise et identité Sabrina Sahraoui, Nadia Sellam, Amina Teguia p. 35 Crise identitaire et investissement universitaire. Un étudiant en prison Fanny Salane p. 43 Adolescence : Crise ! Aicha Agraimbah, Priscille Carda, Émeline Couppey p. 55 Deuxième partie : Espaces et désaffiliation p. 65 Entre tours et détours : la prise en compte des usages dans la fabrication de l’espace public Bénédicte de Lataulade p. 65 1

C'est la crise!

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Quatrieme n° de la Revue des terrains sensibles, SpécifiCITéS, du secteur Crise, département des Sciences de l'éducation, université Paris Ouest/ Nanterre La Défense

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N° 4 - SpécifiCITéS –

C’est la CRISE ! ?

Octobre 2011 Dossier coordonné par H. Cellier

Sommaire

Editorial Hervé Cellier

p. 3

Première partie : Identité et langage p. 5 Du paradigme de la crise en philosophie Steve-Wilifrid Mounguengui, Kamel Afia, Karine Tilly Jean-Joseph

p. 5

Approche sociolinguistique de l’écrit informel en milieu scolaire au Mozambique: voix dissonantes, voix éruptives en classe César Cumbe

p.15

Collège : avant la crise, l’insulte ! Samia Abdi, Kamel Afia, Aziz Bourimi

p. 25

Fabrique de la crise et identité Sabrina Sahraoui, Nadia Sellam, Amina Teguia

p. 35

Crise identitaire et investissement universitaire. Un étudiant en prison Fanny Salane

p. 43

Adolescence : Crise ! Aicha Agraimbah, Priscille Carda, Émeline Couppey

p. 55

Deuxième partie : Espaces et désaffiliation p. 65 Entre tours et détours : la prise en compte des usages dans la fabrication de l’espace public Bénédicte de Lataulade

p. 65

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Expériences urbaines Sarah Denis

p. 71

Université : crise et communication Ozoua Georgette Gogoua, Sybille Le Monnier de Gouville

p. 85

Le logement : une crise globale et individuelle Sabrina Daine, Sarah Denis, Amanda Djafer, Sabah Elmostefa, Marjorie Noël

p. 93

Crise du logement étudiant Sarah Denis, Stève-Wilifrid Mounguengui, Sabrina Sahraoui, Nadia Sellam

p. 107

Paroles de jeunes dans un Salon Urbain de Proximité Karine Tilly Jean-Joseph

p. 117

La ville, corpus infini des pratiques critiques de l’espace Marie-Chrisitine Loriers, Alain Vulbeau

p. 123

Construire un indice de désaffiliation inter-régional Alain Lenfant

p. 141

Troisième partie : École p. 161 Pour une lecture krisique de l’acte éducatif Sébastien Pesce

p. 161

Lutter contre le décrochage scolaire : quelques pistes pédagogiques Marie-Anne Hugon

p. 175

L’éducation face aux besoins éducatifs spéciaux Crisis ou katastrophế Anna d’Onofrio

p. 185

Crise de l’autorité à l’école : une idée répandue à interroger Bruno Robbes

p. 199

Crise : de l’illusion évaluative au changement… Hervé Cellier

p. 217

Liste des auteurs p. 227 Résumés p. 231 Notes de lecture p. 237

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Éditorial Le numéro 4 de SpécifiCITés est un numéro spécial. Consacré à la notion de crise, il adjoint les points d’exclamation et d’interrogation à son titre. Cette ambivalence souligne la volonté de délivrer une réflexion sur la notion mais aussi sur sa réalité.

Cet ouvrage prépare le colloque international organisé les 28 et 29 octobre 2011 par l’équipe Crise, École, Terrains Sensibles du Centre de Recherche Éducation et Formation (CREF- EA 1589) de l’université Paris Ouest Nanterre La défense à la demande de l’Association des Enseignants et Chercheurs en Sciences de l’Éducation. Comme à son habitude la revue rassemble des articles d’enseignants chercheurs, de professionnels, d’étudiants. La notion de crise ne cesse d’occuper l’espace public et conséquemment celui de l’éducation. Pour autant, fidèle à la ligne éditoriale de SpécifiCITés, le dossier qui suit ne se limite pas aux seuls phénomènes éducatifs. C’est la raison pour laquelle il est divisé en trois grandes parties. « Identité et langage », tout d’abord, présente le paradigme à travers les discours, qu’il s’agisse d’insultes, d’écrits informels gravés sur les tables scolaires, de conversions identitaires des étudiants détenus ou tout bonnement des crises des grands moments de la vie comme celle de l’adolescence. C’est une sorte de détour ontologique, la crise est un événement de rupture et de projection utopique. Serait-elle, comme l’affirment certains auteurs, le moteur de la dynamique de l’imaginaire social ?

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Vient ensuite le deuxième volet : « Espaces et désaffiliation ». On y trouve la prise en compte nécessaire des usages dans la fabrication de l’espace public avec son lot de difficultés quotidiennes dont la crise du logement, particulièrement du logement étudiant avec notamment une approche sociale ou encore militante de résistance. Ceci s’inscrit dans une perspective socio-économique avec la tentative de construction d’un indice de désaffiliation inter-régional tel que le propose l’un des auteurs. Enfin, le dernier chapitre a trait à « l’École ». Les décrocheurs, les besoins éducatifs spéciaux, la crise d’autorité supposée qui, en fin de compte, n’est peut-être qu’un déficit d’exercice d’autorité éducative. L’interrogation sur la crise de l’école ne porte-elle pas en elle la critique des idéologies éducatives en cours ? SpécifiCITés amorce ici une réflexion. Les publications qui naîtront du colloque Crise et/en éducation. Épreuves, controverses et enjeux nouveaux des 28 et 29 octobre 2011, enrichiront, sans nul doute, la contribution au débat scientifique sur le sujet.

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Première partie : Identité et langages Du paradigme de la crise en philosophie Steve-Wilifrid Mounguengui, Kamel Afia, Karine Tilly Jean-Joseph Le mot crise est devenu un concept usuel parcourant simultanément des phénomènes allant du champ médiatique à celui des sciences sociales, en passant par la politique. Et depuis la crise des subprimes qui a ébranlé les tours du capital financier, l’expression connaît un regain d’actualité et passe pour ainsi dire du langage de spécialiste à l’ordre ordinaire des usages de la langue. Selon Edgar Morin « la notion de crise s’est répandue au vingtième siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. Il n’est pas de domaine qui ne soit hanté par la notion de crise : le capitalisme, le droit, la civilisation, l’humanité... Mais cette notion en se généralisant s’est vidée de l’intérieur »1. On peut définir la crise comme un processus comportant des éléments de déstabilisation, de troubles d’un certain ordre (social, culturel…) qui tend vers une réorganisation et une restructuration pour émerger vers une réalité différente. On parle ainsi de crise de l’éducation, crise de la culture comme si tout l’univers de signification à la fois symbolique et institutionnel était frappé d’une gangrène qui menace de conduire la société à sa perte. C’est déjà dans ce sens qu’Edmund parle de la crise des sciences et de l’humanité européenne. Il s’agit d’abord de cette perte dans l’ordre des sciences sociales qui peinent à réaliser le rêve cartésien d’une unité architectonique fondée sur une méthode. Elle se double d’une crise qui frappe l’humanité européenne dans ses valeurs. En tout cas, l’idée que pointe Husserl, c’est l’impossibilité de faire société ensemble autour d’idéaux forts susceptibles de conduire le corps social. Marx envisage la crise comme une rupture et comme la possibilité d’un avènement. Contrairement aux crises antérieures, la crise marxiste est porteuse d’un changement. Du grec krisis, décision, le mot crise, d’abord

1 Morin E., Pour une crisologie, Communications N° 25, 1976, pp. 149-163.

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médical désigne un changement brutal positif ou négatif d’une maladie. C’est la rupture d’un ordre initial. L’intérêt de la crise se situe là, dans l’instant de la césure, de la scission et pour ainsi dire de la décision qu’elle infiltre. À bien entendre, l’expression de crise s’étire entre deux pôles dont l’un est négatif et l’autre positif. En grec (krisis), la crise est un moment de rupture où l’on doit décider (du traitement d’un malade pour Hippocrate). Longtemps, la langue française a cantonné ce terme dans son acception médicale (crise de nerfs, crise cardiaque…) désignant l’apex (le sommet) de la maladie, moment où le sujet peut guérir ou trépasser. Par la suite on voit apparaître le terme de crise dans le champ politique ou économique (crise financière). Cependant, l’usage courant de cette expression ne consacre que le versant négatif. La crise désigne toujours à la fois une affection et une perte qui affectent soit le registre axiologique et institutionnel, soit le registre scientifique. Son sens indique la catastrophe. C’est précisément cette idée que nous voulons déconstruire pour ressortir le sens enfoui de la crise afin de restaurer sa signification essentielle et en faire un concept analytique opératoire pour la lisibilité des phénomènes qui affectent la société. C’est parce que la crise se meut dans cet horizon qu’elle est à la base même de l’imagination sociale. Or l’imagination sociale est la capacité qu’a toute communauté d’expérimenter le monde pour se rendre habitable. La crise : perte de sens et de légitimation La lecture de la crise comme perte trouve son explication dans l’idée que partout où elle survient, cette dernière vient briser l’ordre ordinaire des choses, plongeant la communauté sociale dans une sorte de vertige ontologique. Il y a quelque chose de fondamental qui s’effondre. Dans son roman, Le monde s’effondre, l’écrivain négro-africain, Chinoua Achebe décrit cette espèce de vertige qui advient lorsque l’ordre des valeurs traditionnelles se trouve bouleversé. C’est l’équilibre de toute la société qui est perdu avec l’effondrement des repères axiologiques et institutionnels séculiers sous la poussée des valeurs occidentales portées par la mission colonialiste. La crise est vécue comme une perte du monde commun. Et c’est cette idée que Hannah Arendt développe lorsqu’elle parle de la crise de la culture ou de la crise de l’éducation.

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Il s’agit d’une rupture brutale ou progressive qui survient dans le récit que la communauté se fait d’elle-même et dans sa propre représentation. On ne parle de crise que par rapport au passé, à la marche historique de la communauté des prédécesseurs qui se sont construits un monde habitable pour accueillir les générations à venir. Or voici que tout à coup, le stock de connaissances ordinaires qui organisait le monde vécu se trouve caduc et ne parvient plus à répondre aux problèmes qui se posent. Cette vision commune n’est possible que parce que la crise est considérée à partir d’un seul de ses pôles. Elle constate qu’un événement s’est produit. Une situation problématique inédite prend corps dans l’univers social et aucune recette du stock culturel ne peut la résoudre. Il y a tout simplement une « dissimultanéitée » entre la connaissance disponible et le problème qui se présente. La lecture de la crise comme perte est la résultante d’une incapacité de ressources culturelles à résoudre immédiatement un problème qui survient ou gangrène la société. Ce positionnement rend difficile la possibilité d’un questionnement de la société sur elle-même. Au contraire, elle tente de se protéger, de s’immuniser, de résister pour ne pas se renier et briser, par là même, le récit qu’elle s’est construit. Pour être pathologique, cette attitude n’en est pas moins normale car il s’agit d’un réflexe défensif qui se met en place. Ce mécanisme de défense se nomme idéologie. Comment la crise vient au monde Une crise sépare deux moments du temps : un avant et un après. Le concept entend signifier l’irruption d’une différence dans l’histoire. Le concept de « natalité » développé par H. Arendt permet de comprendre comment la crise vient au monde. Naissance et mort pour les humains ne sont pas de simples événements naturels. Elles présupposent un monde durable où l’on puisse apparaître et d’où l’on puisse disparaître. Les Grecs nommaient les hommes « les mortels » et les enfants « les nouveaux ». Ainsi, tout « nouveau » doit être intégré à un monde plus vieux que lui, qu’il renouvelle et qu’il menace :

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« La vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l’action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour innover»1. Selon Arendt, il s’agit d’éduquer de façon à conserver chez les « nouveaux venus » la capacité à innover et à « remettre en place le monde ». Dans « La crise de la culture », elle tente de réécrire l’histoire intellectuelle de notre siècle comme la biographie d’une personne singulière plutôt que celle de générations successives dans laquelle l’historien respecte l’enchaînement des théories. Elle explique qu’aucun testament n’a légué sa réalité à l’avenir, que nos institutions sont amenées à exister après nous. Ainsi, la crise indique un moment qui rompt la linéarité de la continuité temporelle pour laisser entrer un événement - endogène ou exogène - qui la change et introduit la possibilité du déclin, de la mort. Cependant, les crises sont destinées à se succéder car elles sont engendrées par le mouvement même qui tente de les dépasser ou de les éviter. Dans sa violence, la crise fait apparaître de nouvelles possibilités d’être, une occasion de renaissance. L’identité de l’homme est au carrefour d’influences multiples, diverses et contradictoires. Il s’agit d’un échafaudage complexe de coutumes, de traditions et d’expériences individuelles et collectives que l’on construit et déconstruit continuellement tout au long de son existence. L’être humain, dans la société moderne, a du mal à trouver la réponse à la question Quod iter sectabor vitae (que vais-je faire de ma vie) et le simple fait de se poser cette question nous installe durablement dans la crise. Pour « être », les hommes doivent sans cesse « devenir ». Si « être » c’est devenir, la crise apparaît comme une modalité effective de l’activité humaine. La crise est une brèche dans laquelle s’inscrit l’action des nouveaux venus. Ainsi, les nouveaux venus, naissant au monde ne sont pas seulement des patients mais aussi des agents de l’effectivité historique. Pour la philosophie, la crise ouvre un horizon, celui de

1 Harendt A., Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1961.

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l’initiative, instruite à la fois par l’expérience passée, transmise par les anciens et par l’attente des nouveaux venus. Crise : moteur de la dynamique de l’imaginaire social La crise est au cœur de la dynamique sociale en ce qu’elle permet le déploiement de l’imaginaire social. Dès qu’une crise survient, elle produit deux réactions, d’abord la tentation conservatrice, puis, ou simultanément, la production réflexive. Dans les deux cas, la société sort de son vécu routinier pour essayer de se préserver face à des bouleversements qui la traversent ou pour se remettre en pro-jet. Dans le premier cas, elle construit un discours dont le but est de « sur légitimer » des traditions vacillantes. C’est la production idéologique. Dans le second, elle opère un mouvement réflexif et produit un projet. C’est la production utopique. Les concepts pratiques d’idéologie et d’utopie empruntés à l’herméneutique ricoeurienne, permettent de féconder le concept de crise en rendant visible sa polarité. Et c’est précisément parce que la crise met en branle ces deux modalités de l’imagination sociale, qu’elle peut devenir un outil opératoire. L’espace généalogique de la crise ou le retournement idéologique La posture généalogique permet de saisir non seulement comment la crise survient dans le monde des affaires humaines mais aussi comment elle produit l’idéologie. L’idéologie est le métadiscours, superstructure dirait Marx, qui sert à légitimer par le jeu de la présentation, les institutions et les valeurs qui fondent l’ordre social. L’idéologie est consubstantielle à toute société, tout système d’organisation dans la mesure où toute communauté se construit une représentation d’elle-même. Cependant, le propre de l’idéologie est de se soustraire à la temporalité, de nier son devenir car elle est traversée par la tentation éternitaire. C’est alors qu’au lieu d’être un reflet de la réalité, elle en devient une distorsion.

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Ricoeur écrit qu’« il y a une vie réelle des hommes : c’est leur praxis ; puis il y a le reflet de cette vie dans leur imagination, et c’est l’idéologie. L’idéologie devient ainsi le procédé général par lequel le processus de la vie réelle, la praxis, est falsifié par la représentation imaginaire que les hommes s’en font »1 L’idéologie est, en ce sens, désormais un régime de vérité, une sorte de point de vue de Dieu situé hors du monde et qui entend l’administrer sous le mode de reproduction du même. Comme telle l’idéologie est conservatrice. Elle est toute entière tournée vers la conservation de ce qui est et qui a été légué par ceux que Schütz nomme les « prédécesseurs ». Or la crise survient comme événement de rupture qui fait vaciller le préjugé sur le monde social. Ce dernier se révèle comme un monde construit. Elle survient à ce moment là comme une anomalie. Elle remet en cause les croyances, les institutions et les pratiques qui organisent la vie quotidienne. Pour Ricoeur « l’unité spirituelle du monde a été brisée ». Dans cette configuration, le passé est la seule ressource susceptible de fournir encore de l’assurance. L’idéologie se mue alors en dogme pour essayer de préserver les places fortes de signification afin d’éviter l’effondrement « des assises du monde » (Arendt). Le passé n’est plus un lieu de sens susceptible de servir de ferment au présent. Au contraire, il se pétrifie dans sa posture. La crise replace chaque système d’organisation du monde social dans sa dimension historique. Elle révèle que chaque mode de gestion, chaque symbole ou institution est produit par l’expérimentation d’une communauté qui s’est confrontée au monde. De la sorte, sa pertinence est relative et répond à une problématique singulière. Si le passé est un facteur fort de l’idée qu’une communauté se fait d’elle-même, il n’en demeure pas moins qu’elle doit faire face aux exigences du présent et se projeter dans l’avenir. Et chaque fois, il faut que la société s’arrache par la force d’un examen de soi pour s’auto-enfanter elle-même. La crise n’est pas ruine, elle sonne l’hallali du monde ancien et intime à la société de reprendre la route afin d’éviter la pétrification. Elle est le moment des bifurcations, des transvaluations qui renouvellent l’ordre social. Dans son analyse de l’institution, Dubet expose l’idée que cette dernière meurt gangrenée par ses propres contradictions. La crise du programme

1 Ricoeur P., Du texte à l’action, paris, Seuil, 1998, p. 419.

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institutionnel, la grande machine axiologique, qui organisait le monde social, est une implosion. Il écrit que « le déclin du programme institutionnel procède de l’exacerbation de ses contradictions latentes, quand il n’y a plus la capacité idéologique de les effacer, quand il n’y a plus la force de réduire les paradoxes qu’il pouvait surmonter par sa « magie »1. Le programme institutionnel a correspondu à la mise en œuvre moderne de la sécularisation ; nous vivons aujourd’hui la sécularisation de cette sécularisation ».

L’horizon herméneutique de la crise ou la projection utopique Nous nous trouvons à l’autre bout de la tension polaire en mettant en jeu l’horizon herméneutique du concept de crise. Alors que l’espace fonctionne comme une condition, ce qui nous précède et dans quoi l’on se meut nécessairement, l’horizon est ce qui n’est pas encore donné mais que l’on espère. C’est l’attente. La crise nous l’avons dit, est dislocation, brisure de l’unité ontologique du monde. C’est précisément la non congruence entre le monde dont nous faisons l’expérience et celui que l’on attend. La crise ouvre une brèche qui rend possible un horizon d’attente. Koselleck montre que l’expérience humaine est précisément ancrée dans une configuration tridimensionnelle, passé/présent/futur. Il ne s’agit pas selon l’historien d’une chronologie mais d’une simultanéité qui se déploie dans le présent. Le moment cardinal est le présent dans lequel la communauté fait l’expérimentation du monde. Cette expérimentation du monde est faite, d’une part, à partir de matériaux symboliques de l’expérience des prédécesseurs. D’autre part, la communauté présente se projette vers un horizon. Le futur et le passé sont ainsi rendus présents. En ce sens la catégorie de l’attente révèle que le monde social n’est pas une reproduction mimétique absolue car l’homme n’est pas qu’un « patient » de l’histoire mais un « agent ». Et c’est parce qu’il peut se projeter qu’il peut également refigurer son monde. La crise est le feu qui permet une telle dynamique car elle révèle à la conscience la nécessité d’une réinterprétation du monde. Elle ne menace

1 Dubet F., Le déclin de l’institution, Paris Seuil, 2002, p. 35.

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pas l’ordre des choses. Elle est le signe patent qui indique la nécessité d’un autrement qu’être qui prévient la sclérose et la pétrification. La lecture herméneutique du concept de crise en fait un vecteur de réflexivité. Berger et Luckman expliquent que la sédimentation est l’une des modalités nécessaires de la construction de la réalité sociale. Elle permet la mise en stock de ressources explicatives d’un état du monde et permet la praxis quotidienne de la communauté sociale. Ce processus n’est efficace que parce que les sociétés pratiquent la réflexivité, ce mouvement de retour sur soi, sur ses habitus (Bourdieu). D’ailleurs Giddens fait de cette catégorie le propre de la modernité. Ce sont les crises qui traversent le tissu social et qui font craqueler le monde, qui sortent la société de son « sommeil dogmatique » pour entreprendre l’examen au terme duquel il est possible de bâtir le neuf (Arendt). L’utopie est le maître mot de l’ouverture herméneutique car c’est à partir d’elle qu’il est possible de défaire le pli idéologique du monde. Il ne s’agit aussi que d’un processus discursif, le déploiement de l’imagination sociale. Elle est en tant que telle du même ordre que l’idéologie mais elle est tournée ailleurs en ce qu’elle refait le monde. Elle est la construction d’une représentation qui reconstruit le monde social tout en déconstruisant la représentation idéologique efficiente jusque-là. La tension continue entre idéologie et utopie, place la crise au cœur de la dynamique sociale. Le détour ontologique, la crise comme événement L’événement implique essentiellement le devenir de la nature, son changement incessant, son avancée créatrice. L’objet, par contre, renvoie à une stabilité relative, une permanence. L’événement est ontologiquement moteur. Tout événement étant toujours une découpe illusoire dans un devenir illimité, il est pris dans le processus même du devenir tout entier. Un événement n’est donc pas assimilable à un point sur une droite : tout événement est pris dans cet incessant processus où tout se tient (le futur et le passé, le plus ou le moins, le trop et le pas assez, etc.). Deleuze explique « qu’il n’y a pas de crise mais essentiellement des Devenir ».

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Il ajoute qu’«il y a des Devenir qui opèrent en silence, qui sont presque imperceptibles ». C’est ce qui conduit Guillaume Durand à penser que si être c’est devenir, la crise n’est-elle pas alors un concept fallacieux ? ». Comment penser notre devenir en temps de crise ? En se basant sur une philosophie des évènements. La philosophie des évènements libère les hommes d’un être immuable, absolu. « Rien n’est jamais mais tout devient perpétuellement » (Héraclite). Pour ne pas mourir, tout être doit sans cesse devenir selon Héraclite : « ce qui s’oppose à soi-même s’accorde avec soi ». Étudier la crise suppose de s’intéresser aux évènements de l’Histoire et plus globalement à l’Histoire. Effectivement, la logique qui veut que chaque événement historique soit passé par le prisme de l’explication rationnelle, vient se heurter à la contingence de l’évènement. La contingence de l’événement le rend nécessaire pour l’histoire des sociétés humaines. Selon Hegel, sa manifestation est celle du parcours d’un Esprit qui rajeunit au fil de ses figures tout en se renouvelant et transformant lui-même. La crise est pensée comme un processus comportant des éléments de déstabilisation, de troubles d’un certain ordre (social, culturel…) qui tend vers une certaine réorganisation et restructuration pour émerger vers une réalité différente. Hegel écrit que « chaque peuple a son principe propre et il tend vers lui comme s’il constituait la fin de son être ». Plus loin il ajoute que « l’Esprit d’un peuple doit donc être considéré comme le développement d’un principe d’abord implicite et opérant sous la forme d’une obscure tendance qui s’explicite par la suite et tend à devenir objectif ». L’Esprit est dès lors fondateur du devenir d’un peuple. Il conduit un peuple à tendre vers le progrès et le renouvellement de lui-même ou, au contraire, il conditionne son déclin. Tout dépend de la représentation qu’il se fait de lui-même. Héraclite et Hegel affirment la dynamique de l’être. En dépit de leur différence, ils intègrent le mouvement à la nature. C’est précisément dans le cours de l’histoire que l’événement advient, survient, brisant la linéarité historique. L’événement dans cette perspective est inédit. Il fait entrer l’esprit du peuple en contradiction avec lui-même. C’est en ce sens qu’Héraclite écrit que ce qui se contredit se réconcilie avec soi. La contradiction, effet de sens de la crise, est la condition de la réalisation de l’esprit.

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Crise, Modernité et réflexivité La crise est le propre d’un temps qui se donne à penser comme critique de lui-même. La modernité est ce temps qui se construit en se déconstruisant. La modernité est crise permanente puisqu’elle se remet sans cesse en mouvement par la pratique de la réflexivité. Elle abandonne le rêve de fondations ultimes pour se remettre en perspective. C’est en cela qu’elle se pose comme une époque différente de toutes les autres. Myriam Revault d’Allonnes écrit « que le projet moderne est consubstantiellement habité par la crise. La modernité est un concept de crise »1. La crise est essentielle à la vie moderne. Bien plus encore, elle est essentielle à la vie humaine. C’est la condition humaine qui rend fondamentale la vie. Le monde humain en tant qu’il est l’édition porte en lui les stigmates de sa mortalité. Les mœurs, les institutions sont créations de l’esprit humain qui construit dans le mouvement historique. Le dernier mot revient à Arendt : « Le monde édifié par les mortels en vue de leur immortalité potentielle est toujours menacé par la condition mortelle de ceux qui l’ont édifié et qui naissent pour vivre en lui. En un certain sens, le monde est toujours un désert qui a besoin de ceux qui commencent pour pouvoir à nouveau être recommencé »2.

1 Revault d’Allonnes M., Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Seuil, 2010. 2 Harendt A., Qu’est-ce que la politique, Paris, Seuil, 1995.

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Approche sociolinguistique de l’écrit informel en milieu scolaire au Mozambique: voix dissonantes, voix éruptives en classe César Cumbe

Store és feio, Voz do ghetto, Ame a vida pois a morte txi pakera, Sarcófago negro SN, Demónio negro, Piolho assassino, Marijuana, Mbanguene, Cientista perdido, Alma maligna, Tatua a tua alma, Deus xega amanhã, Cueca, Calcinha

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Jeune fille électronique, Dynamite, Groupe 100 limites… Introduction Pour peu qu’on fasse un tour dans un établissement scolaire mozambicain, on est vite interpellé par des inscriptions plurilingues saillantes que les élèves écrivent spontanément sur les murs, portes, fenêtres, tables et chaises. L’appropriation de l’écrit par les élèves mozambicains est telle qu’ils font de la salle de cours un lieu d’expression écrite libre, authentique et décomplexée, où chacun se fait entendre de plein droit sans montrer son visage, sans s’exposer à aucun risque face aux maîtres et responsables d’école qui perçoivent l’expression écrite libre des élèves comme un acte de vandalisme voire de pollution graphique et visuelle. Cette accusation trouve son fondement du fait que le déluge graphique produit par les élèves est délibérément envahissant, hermétique et anarchique. Ces derniers désacralisent la salle de cours et banalisent le statut des langues par l’acte d’écriture qui leur permet d’interagir ouvertement en toute franchise, sans contraintes du respect des règles du bon usage.

1 Inscriptions relevées en classe sur les murs, tables et chaises aux lycées Josina Machel (mai 2009) et Francisco Mayanga (en juin 2009), à Maputo, Mozambique.

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Au Mozambique, l’éducation traverse une crise sans précédent, qui est devenue un problème politique de première grandeur débattu presque chaque jour dans les médias et dans la rue. Le faible niveau linguistique et scolaire, le manque de lecture et de culture générale, l’indiscipline orthographique, la massification des diplômés irrecevables sur l’actuel marché du travail, la violence et la délinquance juvéniles, la démotivation généralisée pour étudier, figurent parmi les reproches les plus récurrents contre les élèves qui sont confrontés à l’autorité dictatoriale des adultes (interdictions à l’école et tabous à la maison) et à la tyrannie de la majorité sociétale (opinion publique hostile). Pour échapper à cette double contrainte, les élèves apprivoisent l’écrit informel qu’ils exposent délibérément partout sous forme anonyme, devenant ainsi en quelque sorte, les porte-parole des sans voix, les passeurs généreux des informations et des connaissances, les médiateurs astucieux des conflits et crises de toute sorte, les décrypteurs des signes sociaux produits à l’école et en dehors de l’école. Le fait de pouvoir tout dire et se dire tout sous forme d’anonymat par écrit (et donc faire la justice par ses propres mains), permet à chacun de crier le malaise social qu’il ressent dans sa peau en première main et de créer un nouvel espace d’écriture qui prône « liberté et justice, autorité et raison, responsabilité et vertu, pouvoir et gloire1 ». Qu’écrivent réellement nos élèves ? De quoi parlent-ils ? De qui parlent-ils ? Pour qui écrivent-ils ? Quelle est leur véritable motivation ? L’écrit informel à l’école au Mozambique : que nous dit-il sur les élèves, les enseignants, les scènes de vie, les rapports interpersonnels, le paysage linguistique du pays ? Puisque toutes « les écoles sont fondamentalement semblables dans tous les pays, qu’ils soient fascistes, démocratiques, socialistes, petits ou grands, riches ou pauvres2 », qu’en est-il des écoles mozambicaines par rapport à la crise de l’éducation ? Autant de questions soulevées par

1 Arendt H., La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 26. 2 Illich I., Une Société sans école, Paris, Le Seuil, 1971, p. 126.

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l’acte d’écriture à dessein non éducatif, dont les protagonistes sont les élèves qui font de leur lieu d’instruction, un lieu d’interaction verbale et de déclenchement de déboires sans langue de bois ! Écrire astucieusement, spontanément et librement Il faut reconnaître que la première impression que cet ensemble de voix dissonantes et éruptives suscite au lecteur profane ou exogène, c’est le désordre, l’indiscipline, la marginalité, la transgression du bon usage des règles linguistiques et sociales. En effet, l’environnement graphique dense et saturé des salles de cours, couloirs et toilettes, exhibe des inscriptions pour taquiner les enseignants (store de física é feio « le prof de physique est laid ») ou les élèves (O papá fez coisas erradas com mamã por isso nasceu você « papa a fait des bêtises avec maman, voilà pourquoi vous êtes né ») ; pour maudire la mère (A minha mãe é puta « ma mère est une pute »), les filles (todas pitas dessa sala são vagabundas « toutes les filles de cette salle sont vagabondes ») et la femme en général (Putas quentes « des putes chaudes »); pour dire des obscénités virulentes (Eu tenho caralho « j’ai une bite », Eu adoro cona tens uma? « J’adore la morue, tu en as une ? », Punheteiro da pesada « branleur expérimenté »); pour vanter des maximes populaires (Trabalhar como escravo para comer como um Rei « [il faut] travailler comme un esclave pour manger comme un roi »); pour régler des conflits interpersonnels et des tensions sociales (A tua inveja é a velocidade do meu sucesso « ton envie est la vitesse de mon succès », Xitombo xa nwaco « vagin de ta mère », Rata da merde « chatte de merde » ); pour marquer le territoire (Essa carteira tem dono não quero confusões com ninguém « cette table appartient à son propriétaire je ne veux de confusions avec personne ») et la liste est loin d’être close.

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Toutes ces inscriptions choquent autant par leur forme enchaînée, enchâssée, entassée que par leur fond hétéroclite, opaque, déroutant. Cela dit, il suffit de creuser ces apparents « résidus graphiques » avec un minimum de sensibilité écologique1, pour se rendre compte qu’ils ne sont pas si polluants qu’ils le laissent entendre à première vue. Au contraire, pour peu qu’on les recycle à la lumière de « l’écologie du langage2 » ou de « l’écologie culturelle3 », on se rend compte que, par l’acte d’écriture spontanée, les élèves nous livrent la réalité sociale, crue ou brute telle qu’elle se manifeste en contexte, à chaud, sur le vif, sans censure ni interférence des autorités. Effectivement, en classe, les langues se croisent et s’interpénètrent autant que les faits, les événements, les thèmes, les points de vue, les sentiments, les émotions, les motivations s’entremêlent. Par conséquent, la liberté d’expression trouve sa juste valeur, son plein droit dans la salle de cours, non plus en tant que lieu de transmission de savoirs, mais plutôt en tant qu’espace de prise de parole et de prise de pouvoir conquis ou en pleine conquête où les élèves cherchent à transmettre leurs points de vue, leur humeur et leur sens d’humour et surtout, à libérer astucieusement et spontanément la crasse et le crachat (de la zone, du quartier, de la ville, du pays) recyclables par la même science qu’ils apprendront plus tard à l’école supérieure ou à l’université, notamment dans les Sciences sociales et humaines, les Sciences du langage, la sociolinguistique, la sociologie du langage, l’anthropologie de l’écriture, pour ne citer que celles-là qui sont parmi nos références clés. Les élèves mozambicains jouent et exhibent leurs répertoires linguistiques et registres langagiers qui font transpirer des révélations osées et inédites soit sur eux-mêmes et leurs collègues (100% Hip-Hop, Edson, Virus...), soit sur l’ambiance dans les salles de cours (Xtream ninguém pode com ele « Xtream personne ne le supporte »), soit sur les

1 Calvet L-J., Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999. 2 Caccamo C. A., Da biolinguística a ecolinguística: um câmbio de paradigma necessário, in A Trabe de Ouro, 1994, p. 18. 3 Steward J. cité par Augé M. & Colleyn J-P. L’Antropologie, Que sais-je, Paris, Puf, 2004, p. 41.

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savoirs acquis dans les différentes disciplines enseignées au lycée (lettres et sciences), soit sur la convivialité familiale et plaisanteries complices entre pairs (Pernas lindas de se ver gostosas de se comer negrinha « de belles jambes à voir et délicieuses à manger petite noire », Sim o meu comporatamento sexual é saudável!!! Porquê? Porque tens SIDA AIDS TB tuberculose « Oui mon comportement sexuel est sain! Pourquoi? Parce que tu as le SIDA VIH TB tuberculeux »), soit sur l’insécurité urbaine à Maputo (Criminal Angel « Ange Criminel», Sweet Gangster, Sinal de morte « signal de mort » O morto A.K.A Ladrão « le mort notoirement connu par voleur », Zona-Kente Hot-Zone « zone chaude »...), soit sur les faits sociaux (mendicité, prostitution, violence, sorcellerie…), soit sur l’histoire et les histoires du pays (AC Antiga Combatente, « ancienne combattante », Bairro negro « quartier noir », Demónio negro « Démon noir »...). Les pratiques linguistiques des élèves font écho au dialogisme, à la polyphonie et au plurilinguisme urbain, décelables dans le paysage graphique scolaire. Dialogisme, polyphonie et plurilinguisme dans tous leurs états en classe Chose intéressante, la salle de cours au Mozambique est à la fois l’espace topique (lieu où les élèves acquièrent leur compétence écrite et exercent leurs performances scripturaires à finalités multiples: narrative, descriptive, argumentative, pragmatique, ludique, délibérative, interrogative, prescriptive …), l’espace utopique (lieu où les élèves inventent par écrit leurs mondes, leurs modes, leurs modèles, leurs codes, leurs pouvoirs, malgré les contraintes des règles, prescriptions et interdictions), l’espace dialogique (lieu où tout énoncé écrit, établit une communication verbale ininterrompue avec les énoncés produits antérieurement sur le même objet ainsi qu’avec les énoncés à venir que pourraient produire ses destinataires réels ou virtuels1), l’espace polyphonique (lieu où les élèves font parler plusieurs voix et font entendre plusieurs points de vue à travers les énoncés qu’ils exposent et

1 Charraudeau P. & Maingueneau D., Dictionnaire d’Analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 175.

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imposent spontanément), l’espace plurilingue (lieu où les élèves exhibent les langues de leur répertoire linguistique, avec une mention particulière pour le portugais, l’anglais, l’espagnol, le français et les langues vernaculaires mozambicaines). Se servant des supports exposés (murs, tables, chaises), des matériaux non destinés à l’écriture (correcteur blanc, encre de peinture) et du détournement des matériaux destinés à l’écriture ordinaire (feutre, craie, stylo, crayon…), ces scripteurs anonymes massifient authentiquement l’écriture, humanisent l’école, la rendent plus interactive, plus conviviale, plus vivante. De plus, ils mobilisent à la fois des êtres parlants réels (Jerónimo feio chato maluco xixi coco « Jerónimo laid chiant fou pipi caca, Silvino love Joaninha »…), des êtres discursifs abstraits (Al-kaeda, Xipoco « fantôme », Mentalidade crua « mentalité crue », Cobra venenosa 820000007 obrigado! « Serpent vénéneux 820000007 merci »). Par ailleurs, ils explorent les différentes possibilités qu’offre la langue, notamment allusion, évocation, mention, citation, négation, ironie, présupposition, discours direct, discours indirect, discours indirect libre. Conclusion Tout compte fait, l’école au Mozambique offre à la fois des savoirs produits par les professeurs (savoirs scientifiques ordonnés) et des savoirs produits par les élèves (informations brutes désordonnées) faisant écho à « l’archéologie du savoir1 », ou encore à « l’anthropologie des savoirs scolaires2 ». Notons que l’appropriation de l’écrit par les élèves donne lieu à la reconfiguration de la salle de cours et de l’école, devenue une zone franche, généreuse, ouverte à tout et à tous, un lieu d’interaction verbale horizontale et de reterritorialisation, grâce à la force et au pouvoir de l’écrit (informel). Souvent conçu comme lieu de formation à sens unique (enseignant - élèves), lieu d’éclosion des dichotomies asymétriques (échec – réussite,

1 Foucault M., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. 2 Levine J. & Develay M., Pour une anthropologie des savoirs scolaires. De la désappartenance à la réappartenance, Paris, Esf, 2003.

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riches - pauvres), la salle de cours est rarement vue comme un observatoire de la vie sociale et de la vie des langues à travers les pratiques linguistiques effectives des élèves qui se mettent à écrire spontanément sans que personne ne leur demande d’écrire. Et pourtant, c’est justement par l’écrit informel que les élèves se font entendre et font entendre d’autres voix en tant qu’élèves-citoyens-acteurs et non plus en tant qu’élèves-objets-réceptacles. Les inscriptions des élèves nous proposent une autre école, celle qui permet de lire ce qui se passe en classe et en dehors de la classe. Tout compte fait, la salle de cours, plus qu’une fenêtre permettant d’observer la ville, le pays et le monde, est carrément toute la société en miniature que les élèves donnent à lire sans frontières rigides ni dichotomies asymétriques (statutaires, sociales, économiques...). Les élèves inversent la fonction primordiale de l’écrit (formel), comme mode d’accès au diplôme et à l’élite sociale, pour en faire une forme d’expression populaire, osée et sûre, puisque « personne n’a écrit sur le mur, et tout le monde le lit. C’est pourquoi, emblématiquement, le mur est l’espace topique de l’écriture moderne1 ». Le mur de l’école n’échappe pas à la règle. À vrai dire, même si l’école mozambicaine est confrontée à la crise de l’éducation (classes nombreuses, enseignants et enseignés démotivés, échec scolaire, taux élevé d’abandon scolaire, redoublements….), elle nous donne à lire d’autres crises qui dépassent largement le périmètre scolaire. Notre constat trouve son argument du fait que les élèves éprouvent plus le besoin d’y parler que d’en parler. Leurs inscriptions attestent qu’à l’école on ne parle plus d’eux, ce sont eux qui parlent. La crise tient en partie au fait que les destinataires visés (à l’école et en dehors de l’école), ne les entendent peut-être pas. Sans aller jusqu’à revendiquer comme Illich « une société sans école2… l’idée de mettre en doute la nécessité de développer l’enseignement obligatoire » dans le contexte actuel, est loin d’être absurde.

1 Barthes R., Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 1994, p.74. 2 Illich I. Une Société sans école, Paris, Le Seuil, 1971.

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Bibliographie Arendt H., La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972. Barthes R., Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 1994. Caccamo C. A., Da biolinguística a ecolinguística: um câmbio de paradigma necessário, in A Trabe de Ouro, 1994. Calvet L-J., Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999. Charraudeau P. & Maingueneau D., Dictionnaire d’Analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. Chiau S., Escolas Comunitárias no meio rural em Moçambique: agentes sociais e aspirações perante a escola. Um estudo de caso de Mandlakazi, província de Gaza, Cadernos de Pesquisa INDE N° 31, 1999, p. 59-101. Cumbe C. & Muchanga A., Contact des langues dans le contexte sociolinguistique mozambicain, Cahiers d’Études Africaines N° 163-161, 2001, p. 595-618. Erny P., Essai sur l’éducation en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 2001. Foucault M., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. Fraenkel B., Les écritures exposées, LINX N°31,1994, p. 99-110. Fraenkel B., Actes d’écriture : quand écrire c’est faire, Langage et société N°121-122,2007, p. 101-111. Illich I., Une Société sans école, Paris, Le Seuil, 1971. Labov W., Le parler ordinaire, Paris, Ed. Minuit, 1993. Levine J. & Develay M., Pour une anthropologie des savoirs scolaires. De la désappartenance à la réappartenance, Paris, Esf, 2003. Wald P. & Manessy G. (dir.), Plurilinguismes. Normes, situations, stratégies, Paris, L’Harmattan, 1979. Yaguello M. Petits faits de langue, Paris, Le Seuil, 1998. Yaguello M., En écoutant parler la langue, Paris, Le Seuil, 1991.

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Collège : avant la crise, l’insulte ! Samia Abdi, Kamel Afia, Aziz Bourimi

Quand la crise devient conflit, rares sont les échanges verbaux qui ne puisent pas dans le réservoir de mots tabous que contient toute langue. Les insultes fusent, tandis que l’affrontement progresse. Fortement médiatisées et stigmatisées, ces interactions verbales extrêmes sont de plus en plus fréquemment pointées du doigt comme devant être légalement sanctionnées. Les dissonances langagières sont au cœur des parcours de ruptures scolaires. « Les difficultés d’apprentissage scolaire des collégiens sont liées à la difficile conversion des structures sociolinguistiques issues de la socialisation primaire au sein des familles populaires en structures sociolinguistiques scolaires1 ». Lorsque s’aggravent les parcours scolaires des collégiens, ces dissonances langagières tendent à se cristalliser en conflits de normes linguistiques,

1 Millet M., Thin D, « Ruptures scolaires et conflits de normes », Nouveaux Regards, n°32, 2006, p. 27.

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autour des usages langagiers socialement acceptables. Le langage utilisé par les collégiens dans la classe et au cours des interactions ordinaires s’écarte des normes linguistiques des enseignants. Les cris, les interpellations sonores entre collégiens, les insultes rituelles, le vocabulaire mobilisé, heurtent l’ethos des enseignants qui y voient vulgarité et violence. Le langage des collégiens résonne comme une offense aux convenances linguistiques et éthiques des enseignants. Il fait l’objet de réprobations morales qui s’ajoutent aux enjeux strictement scolaires d’acculturation à un français standard. Les collégiens, de leur côté, manifestent souvent un rejet symbolique de la langue scolaire. S’il est ancré dans la tension entre le langage scolaire et le langage de la socialisation primaire des collégiens, ce rejet n’apparaît pas d’emblée. Il se construit et se renforce avec la difficulté cognitive à maîtriser les savoirs, la langue, les règles et les exigences scolaires. Il s’accentue et devient résistance à mesure que la disqualification scolaire des élèves progresse et les repousse du côté des codes sociolinguistiques juvéniles les plus éloignés des normes scolaires. Dans une sorte de retournement du stigmate scolaire, certains collégiens en viennent à exprimer explicitement leur hostilité vis-à-vis de certains professeurs qui « se la jouent » en employant des « mots compliqués » ou vis-à-vis d’autres élèves dont le langage plus châtié leur fait dire qu’ils emploient des « mots de bourges !». Ceci montre le mal-être des élèves quand il s’agit de communiquer : il est source de retenue mais surtout d’inhibitions. Insulte L’insulte marque l’appartenance à un groupe. Insulter selon les rituels du groupe maintient une cohésion. Un rappeur insultant quelqu’un en le traitant de « perfide coquin » ne serait pas conforme aux usages de son groupe d’appartenance. « Le bon usage des termes insultants pour le groupe permet donc une reconnaissance par les pairs1 ». Il protège mais

1 Lagorgette D, Larrivée P, « Interprétation des insultes et relations de solidarité», in Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques, (éds.), Langue Française, N°144, 2004.

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peut aussi trahir : le 93 n’a pas les mêmes insultes que le 94 ou le 16e arrondissement de Paris. En ce sens, les insultes sont à rapprocher des tags qui eux aussi opèrent un double marquage (délimitation interne du territoire et communication externe de cette délimitation). Les premières sont verbales, les seconds sont graphiques. Dans les conflits, les insultes renvoient à des valeurs guerrières ancestrales. Ainsi est-il fréquent d’associer l’insulteur à la virilité et l’insulté à la féminité. En témoigne la grande fréquence des insultes ontotypales, notamment homophobes. Dans cette même logique, on associe aussi l’insulteur au courage, vraisemblablement parce qu’il ose transgresser les codes de politesse et risque d'être exclu.

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Collège : atelier d’insultes ! Pour illustrer ces réflexions, nous avons pris l’exemple d’un projet dans un collège des Hauts de Seine. D’après les responsables de l’établissement, il y aurait une recrudescence des violences verbales sous la forme d’insultes, d’actes menaçants, d’impolitesses, d’incivilités, et conséquemment, une augmentation des conseils de disciplines. L’assistante sociale scolaire, la médiatrice et deux éducateurs de l’association de prévention spécialisée de la ville ont animé un atelier de rencontres et de débats avec les adolescents sur ce thème.

Les collégiens ont ainsi livré leurs insultes

puis analysé les effets de la

violence verbale dans

leurs rapports aux autres

élèves et aux représentants

de l’institution scolaire.

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Pour ces élèves, la violence verbale prend plusieurs formes : « des cris, des insultes, des remarques méchantes, des menaces, en ridiculisant quelqu’un, en le blâmant, en l’accusant, en le dénigrant, en le rabaissant, en disant de ce dernier qu’il est stupide, idiot, laid, imbécile, ou qu’il n’a aucune valeur ». Mais pour eux, l’insulte peut aussi être affectueuse. On peut faire une typologie des différentes formes d’insultes vues par les collégiens…

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… et, de la même manière, plusieurs formes de réponses possibles aux insultes…

Chacun d’entre nous est sensible à certaines insultes. Ceci conditionne la réaction. En même temps il apparaît que les insultes pour les élèves peuvent être classées sur une échelle allant de la plus blessante à la moins blessante : à caractère sexuel, sur la famille, sur le physique, sur la moralité. Cependant ces collégiens expliquent que leur réaction dépend aussi de l’auteur de l’insulte. C’est pourquoi l’insulte entre copains est une sorte de contrat qui n’implique aucune atteinte morale et devient alors une preuve d’amitié. Cette pratique s’apparente à une joute verbale. L’insulte proférée par un adulte est celle qui fait le plus souffrir les enfants, surtout s’il s’agit d’un adulte en qui ils ont confiance comme les parents ou un enseignant. Lorsque l’insulte vient d’un inconnu jeune ou adulte, elle peut être ignorée.

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Si nous avons pu, jusqu’à présent, dégager quelques caractéristiques significatives de l’insulte, la pratique du Théâtre Forum avec les élèves a permis d’approfondir ce que nous pourrions nommer les fonctions de l’insulte. En effet, l’insulte a une fonction paradoxale : elle permet de renforcer l’entre soi tout en se distinguant des autres et produire de la distance. D’après les jeunes, toutes les insultes ne sont pas forcément vécues comme une agression. L’insulte peut servir à se défendre, à se sentir mieux et peut mettre fin à une situation de conflit. En fonction des groupes de jeunes, les insultes sont soit interdites soit autorisées entre amis. Elles peuvent servir à différencier les groupes entre eux ; par exemple, on ne peut pas s’insulter entre amis, mais on va insulter les autres pour renforcer l’identité du groupe et exclure les autres. Ou encore on s’insulte entre amis mais d’une manière particulière. Dans ce cas, l’insulte n’est pas vécue comme une offense. Par contre, elle le devient dès qu’elle est proférée par ceux qui ne font pas partie du groupe. Une bagarre peut alors s’engager. Dans la majorité des situations, lorsqu’on est confronté à une insulte, on l’ignore. Cependant, dans certaines situations sociales, ce mécanisme de défense peut être considéré comme une faiblesse par l’agresseur. C’est le signe pour certains qu’ils ont affaire à « un bouffon » ou à un « bolosse ». Répondre par l’insulte permet de marquer son territoire personnel en évitant l’escalade et le harcèlement quotidien. C’est une manière de ne pas se laisser faire, d’affirmer son identité. Ce positionnement est facilité dès l’instant où la victime peut prendre appui sur un groupe. Pour éviter une situation de dépréciation individuelle, la réaction de l’environnement est nécessaire : soit celle des adultes soit celle des autres jeunes, ce qui renvoie chacun à sa responsabilité et à ses craintes. Une série d’entretiens menés auprès des adultes et des jeunes de l’établissement nous ont permis de constater qu'il y a deux discours, forts différents. Pour les adultes du collège, le problème des insultes semble lié aux élèves, la solution passant par la sanction. Ils ne comprennent pas et stigmatisent le mode de communication des jeunes.

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De leur côté, les enfants ont dès le départ pointé du doigt les rapports qu’ils ont avec les professeurs du collège. Certains élèves ont vécu des situations difficiles. Une élève raconte qu’un enseignant lui a dit qu’elle était « sans cerveau » alors qu’elle a de bonnes notes. Les autres élèves de la classe ont repris l’insulte en l’appelant « la trisomique ». Dans cette situation l’insulte publique est vécue comme une atteinte morale quotidienne. Il demeure cependant difficile pour les adultes de l’établissement d’admettre que ce type de remarques constitue une forme de violence institutionnelle à laquelle sont régulièrement confrontés les élèves. Tout le monde insulte ! Ce projet nous a conduit à nous interroger sur un décalage d’interprétation des situations langagières entre les adultes et les enfants au sein de l’établissement. Il n’est pas exagéré de dire que les registres langagiers stricts renforcent la stigmatisation des uns et des autres. Ceci constitue une barrière étanche à la compréhension et à l’acceptation réciproque. Ceci nie, en même temps, toutes les formes de souffrance quotidiennes vécues par les enfants et les adultes au sein de l’établissement scolaire.

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Bibliographie Lagorgette D., Larrivée P., « Interprétation des insultes et relations de solidarité », in Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques, Langue Française, N°144, 2004. Meirieu P., « L’éducation est un lieu de la parole tenue », Entrevue réalisée par Luce Brossard, Vie pédagogique, N° 74, septembre-octobre 1991. Millet M, Thin. D, « Ruptures scolaires et conflits de normes », GRS (CNRS/Univ.Lyon2/ENS-lsh), Nouveaux Regards, n°32, 2006 Pain J., La non violence par la violence, une voie difficile, Vigneux, Matrice, 1999.

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Fabrique de la crise et identité Sabrin Sahraoui a, Nadia Sellam, Amina Teguia Crise et Identité « Phase difficile traversée par un groupe ou un individu. Rupture entre diverses composantes »1. La définition du mot crise peut être multiple. Pour Claude Dubar, l’identité est le produit de socialisations successives. C’est à dire la continuité entre la socialisation primaire qui constitue les savoirs de base, et la socialisation secondaire où l’on retrouve l’intériorisation des mondes institutionnels. L’identité s’élabore dans une relation qui oppose un groupe aux autres, elle est également un mode de catégorisation qui peut être utilisé à des fins néfastes. Elle est une image sociale dans la mesure où elle est une construction sociale et demeure multidimensionnelle car aucun individu ni groupe ne peut être enfermé dans une identité unidimensionnelle. La matérialisation de notre identité dépend du contexte historique, culturel, social dans lequel nous nous trouvons. Il est toutefois possible d’avoir une identité pour soi et une pour les autres. Dans le cas de l’assignation identitaire, l’individu peut refuser d’endosser l’identité qui lui a été attribuée par d’autres groupes ou par des institutions. Lors de l’attribution identitaire, si l’on se base sur des catégories existantes, on risque de basculer dans « l’étiquetage ». Goffman parle ainsi « d’identités virtuelles »2. En opposition aux « identités réelles » qui correspondent à l’incorporation identitaire qui s’analyse à travers l’histoire de la personne. C’est à partir de là que va se construire l’identité pour soi. Chaque génération doit reconstruire une identité basée sur l’identité sociale héritée et sur les acquis de la socialisation primaire et secondaire. En outre pour Claude Dubar l’identité est « à la fois le résultat stable et provisoire, individuel et

1 Dubar C., La crise des identités, le lien social, Paris, Puf, 2007, p. 8. 2 Goffman E., Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Ed. De Minuit, 1975, p. 19.

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collectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation1 ». Les crises identitaires provoquent une déstabilisation des repères, des appellations et des systèmes symboliques. En l’absence de référence symbolique, l’identité est réduite à des identifications par autrui. De ce fait, les rituels nécessaires à la reconnaissance identitaire peuvent devenir des éléments de défense nourrissant des manifestations névrotiques, où les crises des identités prennent la forme de souffrance psychique. En situation de crise identitaire, c’est l’identité personnelle qui est mobilisée et/ou l’identité collective. Ceci conduit à une crise de l’altérité, c’est-à-dire à la perturbation du rapport à autrui qui engendre des conflits. Toutefois, les sociologues actuels parlent davantage de crise du lien social que de crise identitaire car on observe au sein de nos sociétés, une rupture des relations les plus quotidiennes comme les liens familiaux, professionnels et bien d’autres encore. D’un point de vue juridique, l’identité est d’abord un nom de famille, un prénom, une profession et une nationalité. La nationalité est au cœur de la question juridique car elle implique une citoyenneté. Pourquoi parle-t-on de crise ? L’hybridation culturelle relève d’une adaptation des attitudes permettant d’articuler des mondes qui se côtoient. « Mais le métissage des identités peut tout aussi bien aboutir au mélange qu’à la confrontation2 ». Le multiculturalisme soulève la question, au fond, du sens de la citoyenneté. Car l’instrumentalisation des différences, sans aboutir systématiquement à des rivalités interethniques, tend toutefois à alimenter le débat actuel et instruit un problème sur fond de crise. Pour tenter de comprendre la notion de « fabrication » lorsqu’il s’agit de la crise, il est d’abord important de préciser que la crise est toujours la conséquence de quelque chose. Ainsi, ayant dans un premier temps défini les notions de crise et d’identité de manière conceptuelle, nous

1 Dubar C., La crise des identités, le lien social, Paris, Puf, 2007, p. 7. 2 Walzer M., Pluralisme et démocratie, Paris, Ed. Gallimard, 1997, p. 156.

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nous sommes interrogés sur l’origine de la crise. Mais au fil de nos échanges et des différentes recherches, on comprend que la crise est une résultante, ou plus précisément la conséquence lorsqu’il y a rupture d’un ordre établi et/ou d’un équilibre dans son sens généralisé. Interroger l’existence d’une crise de l’identité nécessite d’abord de comprendre pourquoi cette notion d’identité est remise en cause. De ce fait lorsque l’on interroge le « pourquoi », cela renvoie à l’hypothèse qu’il existe un intérêt à poser le problème. Cet intérêt est lui-même défini par un groupe de pairs. Il est souvent d’ordre financier, politique, culturel, etc. Cela fait déjà plusieurs décennies qu’il est question de « crise des identités », de « recomposition des identités » ou « d’identités plurielles». Le retour de l’individu dans la modernité a fait apparaître avec force « les paradoxes de la construction identitaire1 ». D’un côté, montent des revendications à connotation communautariste, de l’autre, nous assistons à l’affirmation d’un individualisme radical. C’est que tout changement important de positionnement social remet en cause les logiques de construction identitaire par sentiment d’appartenance, et peut, en fonction de la radicalité de ce changement, provoquer des crises pour les générations ultérieures. On pourrait penser qu’il s’agit d’un phénomène social récent, or l’histoire nationale montre que la France est une terre d’immigration. Ainsi, et pour en revenir au questionnement concernant la fabrication de la crise, le choix volontaire de l’identifier comme tel ne permet pas, néanmoins, de mesurer les effets qui en résultent. Ces effets peuvent être tout aussi négatifs que positifs. Non mesurables, ils nous permettent de constater qu’il y a des conséquences à décortiquer pour tenter une compréhension du phénomène de crise. Ainsi, crises après crises, les banlieues par exemple subissent les symptômes d’une déconstruction sociale, première source de crispations identitaires.

1 Bayard J.F., L’Illusion identitaire, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 76.

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Identité nationale en crise ? À la suite de la création du ministère de l’Identité nationale en mars 2007, et après le débat déclenché par Éric Besson le 25 octobre 2009 concernant « les valeurs de l’identité nationale, sur ce qu’est être français aujourd’hui »1, on n’a pas cessé de s’interroger sur les fondements constitutifs de l’identité nationale. Si l’on se réfère à la définition généraliste, c’est le sentiment d’appartenance à un groupe que l’on appelle Nation. Cependant, il est difficile de construire une définition commune qui satisfasse l’ensemble des Français. Pour certains auteurs comme Noiriel, « l’identité nationale n’est pas un concept scientifique mais un simple élément de langage politique visant la stigmatisation croissante des immigrés afin de réinstituer un lien entre les ennemis intérieurs et extérieurs de la France pour respecter la ligne directrice d’un programme électorale basé sur la lutte contre l’insécurité2 ». Jean-François Bayart, lui, considère « qu’il n’y a pas d’identité française mais des processus d’identification contradictoires qui définissent la géométrie variable de l’appartenance nationale et citoyenne3 » puisque la France s’est constituée par vagues successives de mouvements humains. Selon lui, la France vit sur un paradoxe et dans la schizophrénie car étant une grande puissance exportatrice, « elle profite de la globalisation, mais sur le mode de l’autodéfense ». Il dénonce le manque de courage de la classe politique française « qui n’a jamais porté un discours mobilisateur, notamment quant à l’immigration, qui est une opportunité et une ressource de croissance ». Des lois de plus en plus draconiennes et visant toujours les mêmes populations sont érigées afin de faire taire les craintes des Français sans laisser le temps nécessaire aux migrants de se fondre dans la société 1 Robine J., « La polémique sur le voile intégral et le débat sur l’identité nationale : une question géopolitique », Hérodote, Paris, La Découverte, 2010, N° 136, p. 46. 2 Cité par Combes M., « L’identité nationale sous le regard des historiens », Mouvements, Paris, La Découverte, 2010, N° 61, p. 167. 3 Bayard J.F., « Il n’y a pas d’identité française », lemonde.fr, 06.11.09 [http://www.lemonde.fr/politique/article/2009/11/06/jean-francois-bayart-il-n-y-a-pas-d-identite-francaise_1263548_823448.html]

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française et de lui apporter leur propre contribution. D’après lui, le débat sur l’identité nationale tend à accréditer cette illusion selon laquelle il y a des identités naturelles, alors que les identités se construisent : « ce sont ce que nous en faisons socialement, politiquement et empiriquement, au jour le jour1 ». Ainsi, le citoyen français assiste impuissant à « la baisse du pouvoir d’achat et des bulletins de votes »2 dans une configuration mondiale et européenne qui réduit peu à peu ses marges puisque « les procédures et les dispositifs démocratiques, grâce auxquels les citoyens peuvent prétendre exercer une influence politique sur leurs conditions sociales de vie3 » s’amoindrissent dès lors que « l’État Nation est privé de ses fonctions et de sa liberté d’action sans qu’aucune fonction équivalente soit assurée au niveau supranational4 ». En réaction à cette évolution, on assiste à la montée des partis ayant comme alternatives, afin de se protéger du déclin social et de la perte de puissance de l’État démocratique et de ses citoyens, de fermer les frontières et de revenir aux traditions anciennes, pratiquées dans une France qui semblait être sûre d’elle-même et de son devenir. Par crainte de perdre leur légitimité démocratique, par le rejet de la diversité, et de l’étranger, ils sont entrés « en campagne contre les bases égalitaires et universalistes5 » qui fondent cette même démocratie, au risque de la perdre. Le débat sur l’identité nationale concerne ainsi quasi exclusivement les Français arabes et leur inclusion ou non dans la Nation. Il s’agit donc de citoyens de culture musulmane dans leur quasi-totalité, et plus ou moins pratiquants pour nombre d’entre eux. Mais peut-on parler de crise identitaire dans la mesure où l’identité est en perpétuelle construction, et demeure un produit de l’histoire ? Nous sommes en présence d’une succession de changements qui pour certains s’annulent, pour d’autres s’additionnent et s’amplifient, d’une

1 Ibid., p. 6 2 Ibid., p. 6. 3 Ibid., p. 6. 4 Ibid., p. 6. 5 Ibid., p. 7.

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succession de continuités et de ruptures, marquée par des surgissements et des disparitions. L’on peut se demander si ce que nous nommons « crise identitaire », ne traduit pas simplement notre crainte par rapport à l’avenir et notre insécurité face à des sociétés en changements constants, qui nous empêchent de savoir ce que nous serons, nous contraignant à revenir à ce que nous avons été, afin de nous rassurer. Ainsi la Nation d’Ernest Renan, définie comme étant une âme, un principe spirituel, une conscience morale, se trouve réactualisée. Dès lors, l’identité du peuple français doit se construire à partir de gloires communes dans le passé et d’une volonté commune dans le présent. Volonté qui, selon le gouvernement, doit se traduire par des exigences envers les populations immigrées. Les ancêtres ayant fait ce que nous sommes, il est de notre devoir de faire des étrangers ce que nous voulons car à défaut de maîtriser les changements économiques, sociaux et politiques, il semble possible de maîtriser l’évolution de l’identité française. Le caractère problématique de l’identité nationale aujourd’hui résulte d’abord de « la disparition de la certitude que le lien identificatoire qui nous a intégrés dans la chaîne des générations, dans le cadre d’une Nation, sera renoué tel quel par nos successeurs, si distants qu’ils puissent être par rapport à nous-mêmes1 ». Il résulte, autrement dit, de « la conviction qui est désormais la nôtre que l’identité nationale n’est pas une donnée, encore moins une donnée immuable, et que sa durée n’est pas garantie pour un temps indéfiniment lointain2 ». Toutefois, même si la préoccupation que peuvent avoir les citoyens français concernant l’identité nationale traduit leurs craintes par rapport à l’avenir, elle peut dans le même temps leur permettre de percevoir l’étranger de façon positive et ainsi d’envisager la diversité culturelle non plus comme un problème mais comme un don. Ainsi le débat sur l’identité nationale ne sera productif que dans la mesure où il permettra

1 Pomian K., « Patrimoine et identité nationale », Le Débat, N° 159, Paris, Gallimard, 2010, p. 45. 2 Ibid, p. 13.

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de valoriser l’apport de l’immigration pour la Nation « puisque c’est par la diversité et l’altérité que s’est définie l’identité nationale1 ». Identité nationale vue par des citoyens français À la suite de nos différentes recherches pour tenter de comprendre les notions d’identité et de crise, il nous a semblé pertinent de récolter les avis de six citoyens français afin de voir quelles étaient leurs perceptions concernant la notion d’intégration et le débat sur l’identité nationale. Ainsi, dans cette partie nous proposons une synthèse des points de vue exprimés lors des entretiens. Globalement, nous avons constaté qu’il est difficile d’obtenir une définition commune de la notion d’intégration. Cette notion renvoie au domaine professionnel, à l’histoire personnelle ou encore aux représentations que l’on a de la citoyenneté. Pour les uns, l’intégration relève de l’insertion difficile des jeunes de quartiers dans la société, alors que pour d’autres, elle relève de l’insertion des immigrés au sein de la société française, et traduit un racisme et un nationalisme ambiant que l’on retrouve dans les discours médiatiques et politiques. D’autres enfin, la perçoivent dans un sens plus large qui englobe l’acceptation des différences quelles qu’elles soient, et voient à travers l’utilisation de ce terme une manière de prôner le droit à la diversité décrit par la loi de 2005 sur l’égalité des chances. En ce qui concerne les avis concernant l’utilité d’un débat sur l’identité nationale, ils semblent assez mitigés. Certains pensent qu’il n’a pas lieu d’être, et le perçoivent comme un prétexte pour stigmatiser la population musulmane, une sorte de « débat écran » pour éviter d’aborder les problèmes socio-économiques, ou une sorte de fourre-tout englobant les problèmes d’insécurité, d’emploi, etc. D’autres considèrent qu’il y a plusieurs identités nationales, la première regroupe les citoyens autour de grands principes tels que la liberté, l’égalité et la fraternité : « ce qui fait que la France est aujourd’hui un pays riche dans sa diversité citoyenne ». La seconde serait « fasciste, raciste, intolérante, celle du gouvernement de Vichy, qui hier déportait des juifs, celle qui bafouait les droits de

1 Wagner A., Le débat sur l’identité nationale : essai à propos d’un fantôme, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 23.

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l’homme, et qui n’est « qu’une version déformée de l’identité nationale, la version d’une poignée d’individus qui manipulent les pauvres d’esprit en temps de crise en leur désignant un bouc émissaire, un coupable à leur mal-être ». Pour plusieurs interviewés, les membres du gouvernement actuel sembleraient reprendre cette identité à leur compte afin de « masquer leur incapacité à régler les problèmes du pays (pouvoir d’achat, chômage…) en divertissant les français avec la haine du musulman ». Certains voient le débat sur l’identité organisé « à des fins purement politiques, naïvement sociales et citoyennes », un débat qui ne fait que « répondre à des inquiétudes mais qui ne règle pas les problèmes de fond». Ils préfèrent parler « d’identité mondiale, de citoyenneté globale ». Enfin, il peut être perçu comme un débat utile et « bienvenu » visant à « réaffirmer les valeurs qui font l’honneur de la France dans cette période où chacun radicalise ses positions. » Une France où « tolérance et respect sont des piliers de notre identité nationale » et « qui doit conduire les uns et les autres à éviter tout prosélytisme excessif, toute provocation superflue et toutes attitudes exagérément démonstratives dans la pratique religieuse ». Bibliographie Bayard J.F., L’illusion identitaire, Paris, L’Harmattan, 1996. Combes M., « L’identité nationale sous le regard des historiens », Mouvements, Paris, La Découverte, 2010, N° 61. Dubar C., La crise des identités, le lien social, Paris, Puf, 2007. Goffman E., Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Ed. De Minuit, 1975. Walzer M., Pluralisme et démocratie, Paris, Ed. Gallimard, 1997. Pomian K., « Patrimoine et identité nationale », Le Débat, N° 159, Paris, Gallimard, 2010. Robine J., « La polémique sur le voile intégral et le débat sur l’identité nationale : une question géopolitique », Hérodote, Paris, La Découverte, 2010, N° 136.

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Crise identitaire et investissement universitaire. Un étudiant en prison Fanny Salane Par leur arrestation et leur incarcération, les personnes deviennent des « détenus » et perdent toute identité alternative. À cette réduction, cette perte identitaire, s’ajoute la nécessité pour elles de s’adapter à un contexte nouveau. Tout ceci les amène à traverser une crise identitaire et à devoir, pour certaines, redéfinir leur identité. Leur insertion actuelle dans un cursus d’études supérieures est une facette de cette transformation. Cet article vise ainsi à explorer ce processus de « conversion identitaire »1, qui consiste à changer de vie mais aussi d’identité pour soi et pour autrui2, à partir de l’histoire d’une personne détenue3 et de l’analyse de ses trajectoires scolaire, professionnelle, familiale et carcérale. Si la recherche repose, pour son volet qualitatif, sur 49 entretiens, il est apparu intéressant de se pencher sur un cas particulier, et de montrer en quoi il peut être idéal-typique du processus identitaire étudié.

1 Strauss A., Miroirs et masques, Paris, Métailié, 1990 [1959]. Berger P., Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 [1966]. Ces deux ouvrages abordent la théorie de la conversion identitaire. 2 Dubar C., La crise des identités : l’interprétation d’une mutation, Paris, Puf, 2000. 3 Cette personne, que nous appellerons Yannick, est âgée de 36 ans lors de l’entretien. Il est inscrit en première année de licence de lettres ; il est pour la deuxième fois en prison, où il purge une réclusion criminelle à perpétuité.

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Des raccrocheurs en prison L’analyse des trajectoires scolaires, professionnelles, familiales et carcérales des « détenus-étudiants » met en lumière majoritairement trois profils. Le premier, le plus fréquent, concerne ceux qui sont dans une scolarité en « continuité directe » avec leur trajectoire scolaire et socioprofessionnelle antérieure. Ce sont majoritairement des personnes jeunes, incarcérées alors qu’elles suivaient un parcours de formation, ou des personnes plutôt âgées, possédant un fort capital social et culturel. Les entretiens mettent en lumière des trajectoires scolaires de réussite et des rapports aux études très positifs. Qu’ils reprennent leurs études rapidement ou non, ces individus sont toujours dans une démarche de continuité puisque la construction d’un projet scolaire et culturel en prison est en étroite cohérence avec leur parcours de vie à l’extérieur. Le deuxième concerne ceux qui sont dans une scolarité en « continuité transposée » avec leurs trajectoires antérieures. Ce sont des individus qui ont eu un parcours scolaire à l’extérieur plutôt court et professionnel. Ils ont toutefois suivi des activités de formation pendant leur trajectoire professionnelle, qui ont été l’occasion d’amorcer un redressement partiel de la trajectoire scolaire initiale. Cette insertion dans une formation continue a souvent été encouragée par leurs compagnes, mieux dotées scolairement et culturellement. Ces pratiques ont familiarisé la personne avec des activités de lecture et de rédaction, compétences transposées et réactualisées lors de l’investissement scolaire en prison. Enfin, le troisième concerne ceux qui sont dans une scolarité de « rupture » avec leur trajectoire antérieure. Il représente un peu plus du quart de la population étudiée. Ils sont dans une trajectoire scolaire actuelle en rupture avec leur scolarité initiale et leur investissement dans des études supérieures apparaît alors comme un processus de raccrochage, conséquence d’une véritable reconstruction identitaire. Yannick appartient à ce profil.

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Le point faible de ma vie, les études… Yannick nous décrit un parcours scolaire difficile et ressemble en cela à beaucoup d’étudiants qui sont dans ce profil de raccrocheurs, avec un parcours scolaire à l’extérieur parsemé d’échecs et souvent finalisé par un abandon précoce. Souvent orientées vers des filières courtes et professionnelles, ces personnes gardent de mauvais souvenirs de l’école et ont développé un rapport complexe aux études. « - Et à l’école primaire, vous étiez comment ? - Un cancre, un cancre, un cancre complet ! Je suis arrivé en 89 en prison, c’est tout juste si je savais écrire, c’est tout juste si… L’école ne m’intéressait pas, pour moi, ouvrir un livre ou autre chose, c’était impossible quoi ! J’étais un cancre ! J’ai fait vraiment le minimum, le minimum. L’âne de la classe, c’était moi quoi, l’âne de la classe, c’était moi. Et j’en ai subi des humiliations, j’en ai subi des moqueries et tout ça… » Yannick nous décrit une trajectoire scolaire qui lui est étrangère, dans le sens où elle semble avoir été plus subie que véritablement investie. Les décisions aux étapes importantes de la scolarité sont rétrospectivement analysées comme imposées par des agents institutionnels appliquant des politiques d’orientation inégalitaires. Dans les entretiens, les enseignants sont très souvent mis en cause dans ce processus de rupture ; plus globalement, de nombreux mécanismes de discrimination se cumulent pour maintenir ces individus en situation d’échec et faire d’eux des décrocheurs. Ce qui caractérise également l’étudiant est son passage par différentes structures de contention, d’enfermement (foyers, centres pour jeunes délinquants), qui ont participé à la construction d’un rapport à l’institution très négatif. « …les quatre années [de 13 à 17 ans] qui ont suivi, c’était de la pension pure et simple, de la pension pure et simple. Tournée vers le redressement, tournée vers l’éducation de gré ou de force, tournée… vers la punition, la réprimande, la carotte, le bâton… »

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Pour moi, la vie, c’était Ecco ou Manpower ! À la suite d’une scolarité interrompue prématurément, caractérisée par les échecs et les humiliations, sa trajectoire professionnelle apparaît comme très instable, voire inexistante. « Pour moi, la vie, c’était Ecco ou Manpower ! [...] Parce que, parce que quand on n’a pas de sens à donner à sa vie, quand on sait pas faire grand chose, Manpower c’est bien quoi, mais c’est bien un mois. [...] Mais quand on n’a pas de diplômes, quand on n’est pas trop manuel... Qu’est-ce que vous savez faire ? Ben, ce que je sais faire... pas grand-chose ! Alors vous allez fermer des cartons, vous allez faire des palettes, des conneries comme ça ». Elle paraît alors intimement liée à et dépendante de la trajectoire scolaire et le fait de ne posséder aucun diplôme cantonne Yannick dans des tâches manutentionnaires subalternes et dévalorisées. Sa trajectoire conjugale et familiale est elle aussi traversée d’événements fortement déstabilisateurs (difficultés de relations avec ses parents, absence de relations amoureuses durables) qui sont à la fois produites par et productrices de difficultés économiques, professionnelles et sociales, comme le montrent Robin Tillman et Monica Budowski1. Les relations avec les proches sont par ailleurs mises à mal par les activités délinquantes. Enfin, à ceci s’ajoutent des pratiques d’addiction (drogues, alcool, médicaments) qui participent au processus de précarisation et de « désaffiliation »2.

1 Tillman R., Budowski M., La pauvreté persistante : un phénomène de classe, de cumul de désavantages ou d’individualisation ?, Swiss Journal of Sociology, 32(2), pp.329-348, 2006. 2 Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Bayard, 1995.

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Descente aux enfers : quand j’ai entendu perpète, franchement, ça m’a broyé

De petits boulots en grosses galères, de fugues en rébellions, d’addictions en délits, Yannick est incarcéré deux fois. « Et je suis retombé donc sur cette deuxième peine, là, j’ai pris perpète [perpétuité], j’étais déjà un peu cassé, fatigué de la première peine et là, quand j’ai entendu perpète, franchement, ça m’a broyé. Broyé, broyé, broyé. Y’a des gars, des fois, y’a des gars forts, y’en a qui supportent, mais moi, j’ai pas supporté. J’ai pas supporté, j’ai pas géré psychologiquement, j’ai pas géré… ce qui fait que je me suis encore plus autodétruit dans la défonce, dans les cachetons, dans… toutes les drogues qu’on me proposait ». Le « choc carcéral »1 que constitue l’incarcération, mais surtout la condamnation à perpétuité, entraîne une lente et longue descente aux enfers, caractérisée par des pratiques autopunitives et autodestructrices. On se doute que, dans ces conditions, toute insertion dans un processus scolaire est impossible. Pour Yannick, l’entreprise d’études a suivi la mise en place d’un processus de réhabilitation physique, psychique et sanitaire.

Rupture biographique : c’était ma première : une femme qui m’aime quoi !

C’est essentiellement la rencontre de personnes « clés » qui constitue un véritable « tournant de l’existence »2 et qui déclenche la mise en œuvre de projets scolaires. Ces « autrui significatifs »3, à qui les « détenus-

1 Lhuilier D., Lemiszewska A., Le choc carcéral. Survivre en prison, Paris, Bayard, 2001. 2 Hughes E. C., Le regard sociologique : essais choisis, Textes rassemblés et présentés par Chapoulie J.-M., Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1996 [1971], p.164. 3 Berger P., Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 [1966].

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étudiants » attribuent un degré de signification plus important et structurant dans la construction de leur expérience et de leur identité étudiantes, sont parfois des enseignants, d’autres détenus mais sont en très grande majorité des compagnes, rencontrées dans le cadre de l’incarcération (notamment en tant que correspondantes épistolaires). C’est le cas de Yannick, qui rencontre une visiteuse de prison avec qui une relation amicale puis amoureuse va se nouer. Cette rencontre va servir de déclencheur au processus de réhabilitation, qui se met en place, très progressivement et très lentement. « Et ce petit cheminement, sur quelques années à X, sur les 6 années à X, font que je suis arrivé ... à Y un tout petit peu plus fort mais vraiment encore détruit mais un petit peu plus fort parce que avec une femme : je suis arrivé à Y avec une femme quoi ! Donc avant d’arriver à Y, je me suis marié, on s’est marié civilement à X, voilà, donc c’était ma première : une femme qui m’aime quoi ! Je ne suis rien, je ne suis qu’un toxicomane et là, j’avais envie de me relever, de prendre soin de moi, j’avais envie de faire réparer mes dents, j’avais envie de, ben de diminuer les cachets, j’avais envie... par amour quoi, pour elle ! Voilà quoi. Et je suis arrivé ici, je lui ai expliqué : Voilà, y’a ci, y’a ça qui est proposé et tout ça et on a commencé à parler de projets. Ça serait bien que tu fasses ci, ça serait bien que tu fasses ça… Mais des petits projets, réalisables selon le degré des… des projets réalisables quoi, tout simplement, des projets réalisables. Et elle m’a dit : Mais c’est chouette, ici, à Y, ils proposent le CAP cuisine, inscris-toi, c’est super ! » Réussissant à surmonter l’anéantissement qu’a signifié sa condamnation à perpétuité, encouragé par sa femme, Yannick s’inscrit au CAP cuisine ; il nous décrit alors sa lente progression vers un mieux-être physique et intellectuel, qu’il attribue en grande partie à la rencontre avec sa compagne et au soutien psychologique de cette dernière. Pour la première fois, il ressent une véritable fierté dans le domaine scolaire et l’analyse comme une revanche.

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Les parents, la compagne, les enfants, en renvoyant une image positive de cette entrée dans les études, en s’y intéressant, en y participant le cas échéant, confortent la personne dans ses choix scolaires et mettent en place un environnement favorable à une continuation et à une persévérance, notamment dans des études supérieures.

Les études, ça m’apprend à être curieux. […] Je me découvre, je me découvre…

Ainsi la trajectoire carcérale, par sa longueur, par sa réitération, est « l’occasion » de donner une nouvelle orientation à sa biographie, d’opérer une redéfinition identitaire. Recommençant à un niveau scolaire faible, Yannick construit peu à peu une scolarité intra-muros qui va aboutir au suivi d’études universitaires. Plusieurs mécanismes de « choix » apparaissent pour les études post-baccalauréat. À l’inverse de certains étudiants qui ont fait le DAEU parce qu’ils avaient une idée précise de la formation universitaire qu’ils souhaitaient suivre, Yannick découvre grâce à ce diplôme une discipline inconnue et décide alors de l’explorer dans le cadre d’études universitaires. « C’est surtout au DAEU que ça a commencé, au DAEU… au DAEU, il s’est passé une chose. L’élément vraiment déclencheur… […] Et le DAEU, quand je me suis inscrit, bon, diplôme d’accès aux études universitaires, on m’a dit : C’est l’équivalent du bac, t’as 4 matières… Ah bon, qu’est-ce qu’il y a comme matières ? Histoire-géo, y’a du français, y’a de l’anglais – bon d’accord – et puis il y a de la philosophie. Là, l’élément qui m’a, que j’ai découvert, qui m’a totalement transformé. […] La philosophie, ben moi, pour moi, j’en avais jamais entendu parler, je croyais que c’était de la relaxation, je croyais que c’était… je savais pas ce que c’était que la philosophie, j’avais jamais entendu… […] Non, ça a vraiment commencé au DAEU, avec Nietzsche ! Avec Nietzsche, la philosophie. Les questions que ça m’a posées, j’ai commencé en philosophie tout doucement et c’est là que j’ai découvert en philosophie toutes les armes pour me construire mentalement, psychologiquement et pour continuer le cursus scolaire.

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La première page du premier bouquin que j’ai ouvert et que j’ai vraiment… trouvé ça intéressant, c’est La généalogie de la morale de Nietzsche.» La découverte de la philosophie, qu’il confondait auparavant avec une forme de relaxation, lui donne véritablement le goût de lire et de continuer des études supérieures ; il s’engage alors dans un cursus de lettres afin de concilier son attrait pour la littérature et la philosophie, et les conditions pratiques d’études (présence d’enseignants de lettres dans l’établissement pénitentiaire dans lequel il se trouve). La préparation du DAEU agit donc comme un moment de découverte disciplinaire, d’éveil et de révélation intellectuels. « Je me découvre, je me découvre… je me découvre, au travers des lectures, au travers des choses que je comprends que ça me renvoie, je vois les choses différemment, différemment. […] Je suis en train, je suis beaucoup plus fort dans ma tête, euh… je suis beaucoup plus fort dans ma tête ! Et toujours en construction. […] Avec l’aide, ben de ces cours et tout ça, j’ai dit : j’arrête de me détruire quoi et je vais me reconstruire. La démarche, elle est là. J’arrête de me détruire et je me reconstruis». Il semble alors que les études agissent comme des « désidentificateurs »1 de l’appartenance au monde détenu et permettent de mettre à distance l’« identité virtuelle » imposée par l’institution et le stigmate de l’incarcération, en construisant une identité étudiante alternative, « décarcérée » comme le dit Corinne Rostaing2.

1 Goffman E., Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975 [1963]. 2 Rostaing C., La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, Paris, Puf, 1997.

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Conclusion : le phénomène de conversion identitaire Se réapproprier la maîtrise de son corps et de son esprit, prendre sa revanche sur un passé scolaire entaché de honte, vouloir faire plaisir à ses proches, se voir proposer des formations, sont autant de raisons qui ont motivé Yannick et lui ont ouvert la voie à un retour aux études. Ce sont toutefois l’« événement biographique »1 de la condamnation et la rencontre décisive avec son actuelle compagne qui ont servi de déclencheurs et précipité une réorientation biographique dont un des aspects est le redressement de la trajectoire scolaire. Plus globalement, la rencontre avec un autrui significatif, l’existence d’un « laboratoire de transformation », comme l’écrit Claude Dubar2, constitué ici par la reprise d’études, permettent alors au processus de « conversion identitaire » d’opérer. Ainsi, les études sont un moyen pour certains « détenus-étudiants » de se trouver, d’acquérir une nouvelle identité ; ils décrivent un cheminement qui aboutit à une véritable

1 Leclerc-Olive M., Le dire de l’événement (biographique), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1997. L’auteur fait la distinction entre l’« événement biographique » et l’« événement » de la biographie, « la seconde catégorie est une catégorie beaucoup plus large que la première : elle englobe tout ce qui arrive dans une existence et son exploration est une régression à l’infini qui s’ouvre sur un abîme de détails. On est dans l’ordre du continu. Pour être parfaitement clair, il faudrait parler d’événement biographique important, marquant ou signifiant. Ce dernier qualificatif aurait l’avantage d’évoquer le terme significant anglais qui désigne à la fois quelque chose qui a de l’importance, qui est de grande portée d’une part et qui est chargé de sens d’autre part. Mais l’expression « événement biographique signifiant » n’est pas très heureuse. Finalement, à l’instar de l’événement historique, qui signifie d’emblée un événement d’une certaine importance, nous nous contenterons de l’expression « événement biographique » pour désigner les crises, les événements critiques, les bifurcations d’un cheminement biographique, les tournants de l’existence » (p.21). 2 Dubar C., La crise des identités : l’interprétation d’une mutation, Paris, Puf, 2000.

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transformation de soi. Cette conversion identitaire s’accompagne d’ailleurs chez certains d’une conversion spirituelle. En fait, on retrouve ici le processus d’« alternation » décrit par Peter Berger et Thomas Luckmann, cette dernière exigeant des « processus de re-socialisation. Ces processus ressemblent à une socialisation primaire, dans la mesure où ils doivent redistribuer de façon radicale les accents de réalité et dès lors reproduire à un degré considérable l’identification fortement affective au personnel de socialisation qui était caractéristique de l’enfance »1. Cependant, la mise en place d’un processus de « raccrochage » n’est possible que pour quelques détenus, car « décider de se réinvestir dans des études que l’on a abandonnées, ou dont on a été décroché, se remettre à la préparation d’un diplôme, suppose que soient remplies certaines conditions sociales »2. L’incarcération, parce qu’elle met l’individu en « crise », qu’elle provoque un choc et une remise en question en profondeur chez certains, qu’elle signifie finalement une relative stabilité après une vie extérieure très instable et un temps très long derrière les barreaux, à gérer et à aménager, qu’elle s’accompagne de la rencontre d’« autrui significatifs », peut concentrer certaines conditions favorables à un retour aux études et à un renversement de la trajectoire scolaire initiale, et plus loin, à une conversion identitaire.

1 Berger P., Luckmann T., Op. cit. p. 214. 2 Glasman D., « À partir de ces recherches, quelles pistes pour l’action ? », In Glasman D., Œuvrard F. (éd.), La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2004, p.306.

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Bibliographie Berger P., Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 [1966]. Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Bayard, 1995. Dubar C., La crise des identités : l’interprétation d’une mutation, Paris, Puf, 2000. Glasman D., « À partir de ces recherches, quelles pistes pour l’action ? », In Glasman D., Œuvrard F. (éd.), La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2004. Goffman E., Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Éd. de Minuit, 1975 [1963]. Hughes E. C., Le regard sociologique : essais choisis, Textes rassemblés et présentés par Chapoulie J.-M., Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1996 [1971]. Leclerc-Olive M., Le dire de l’événement (biographique), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1997. Lhuilier D., Lemiszewska A., Le choc carcéral. Survivre en prison, Paris, Bayard, 2001. Marchetti A.-M., Perpétuités. Le temps infini des longues peines, Paris, Plon, 2001. Rostaing C., La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, Paris, Puf, 1997. Strauss A., Miroirs et masques, Paris, Métailié, 1990 [1959]. Tillman R., Budowski M., « La pauvreté persistante : un phénomène de classe, de cumul de désavantages ou d’individualisation ? », Swiss Journal of Sociology, 32(2), pp.329-348, 2006.

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Adolescence : Crise ! Aicha Agraimbah, Priscille Carda, Émeline Couppey

« Je me rappelle de cette crise qu’on appelle tous « crise d’adolescence » qui a fait de moi un être monstrueux durant 3 années. Je me rappelle des nuits passées hors de la maison où je sortais en cachette et prétextais, quelques heures après, être chez une copine. Consciente qu’à mon retour j’allais recevoir une gifle, je ne pouvais m’empêcher de recommencer, le lendemain »1. « Adolescence » est un terme qui vient du mot adulescens qui signifie « en train de grandir ». Au Moyen-âge ce terme ne catégorise pas une classe

d’âge mais définit l’appartenance à un groupe ou à une condition sociale. Au XIXe siècle il désigne des jeunes dépendants financièrement et qui poursuivent encore leurs études. Avec l’arrivée de l’industrialisation et l’accroissement de l’espérance de vie, le mot « adolescent » est assimilé à un individu appartenant à la bourgeoisie. C’est seulement à partir du XXe siècle que le terme « adolescence » désigne une classe d’âge et de 1930 qu’apparaissent de nombreux ouvrages autour de ce thème. On retient pour exemple, Pierre Mâle2 qui nous met en garde contre la vue superficielle qui réduit l’adolescent à « une classe dangereuse ».

1 Hassina, étudiante en sciences humaines, 23 ans. 2 Cité par Fize M, « Ne m’appelez plus jamais crise! Parler de l’adolescence autrement », Ramonville Saint Agne, Érès, 2003.

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Qu’est-ce que l’adolescence ? Edith Goldbeter-Merinfeld définit trois étapes de l’évolution de l’adolescence. Cette phase de la construction de l’individu serait composée du début de l’adolescence (changements physiques, utilisation de nouvelles capacités cognitives, un développement du lien avec les pairs, une demande de nouvelles responsabilités), du milieu de l’adolescence (gestion de la sexualité, développement de sa relation avec ses pairs et autonomie) et enfin de l’arrivée à l’âge adulte (consolidation de son identité, évolution de la relation avec les adultes, autonomie totale, etc.). Crise ? La crise d’adolescence n’est pas un passage obligé ou un rite dans le stade du développement de l’individu. La relation qu’entretient la famille avec le jeune avec un refus pour certains parents de le voir s’émanciper est un des facteurs de cette crise. Au-delà de la relation intrafamiliale, les facteurs de cette crise peuvent être dus à d’autres circonstances telles que le chagrin d’amour, un changement brusque dans l’existence de l’individu ou encore la mort d’un proche. La crise adolescente peut aussi être le reflet de troubles survenus durant l’enfance qui ne s’étaient jusque là jamais exprimés. Jean-Jacques Rousseau, dans « L’Émile », donne une impression péjorative de l’adolescence. Il voit l’adolescent comme un protestataire, un être dominé par ses passions, objet de toutes les attentions et obsessions. On ne mentionne pas la crise d’adolescence sans y assimiler les conduites à risques, l’état de dépendance... Pour certains auteurs, la crise d’adolescence s’illustre à travers des symptômes de perversité, de démence ou de schizophrénie. Elle symbolise notamment la révolte et la prise de risque.

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La souffrance adolescente naît de la prise de conscience, d’une difficulté de voir s’opérer des changements du corps ou résulte d’un évènement traumatique survenu durant l’enfance (séparation des parents, viol, inceste, etc.). En même temps la révolte tente de dénoncer une injustice et peut s’illustrer sous diverses formes de résistances. Elle peut prendre la forme d’un engouement pour des marques corporelles (tatouage, piercing, etc.), des isolements, des oppositions bruyantes et dans des circonstances plus graves d’addictions, de conduites à risques ou encore de scarifications. Ces conduites à risques sont à la fois le moyen de signifier son existence mais aussi parfois un appel à l’aide. « La conduite à risque est un pari pour exister, un jeu symbolique avec la mort qui se révèle l’ultime moyen de garder le contact »1. Dans l’article cité, il est mis en évidence que ces mêmes conduites à risques et scarifications touchent en général des adolescents qui ne souffrent d’aucune pathologie. Ce jeu avec la mort est la plupart du temps un moyen de donner une valeur et un sens à l’existence. Hélène Deutsch, médecin et psychanalyste américaine écrit « je ne vois que rarement des adolescents malades ». Si certaines difficultés apparaissent à ce stade de développement, pour elle, il s’agit souvent de difficultés d’ordre scolaire ou sentimental. Ces dérèglements sont aussi le fruit de pressions sociales qui pèsent sur ces jeunes individus (échec, précarité professionnelle, chômage, etc.). Quelques années plus tard, elle compare les adolescents à « des personnes aliénées » : cette aliénation étant le résultat d’un système scolaire de plus en plus compétitif. Daniel Offer, qui réalisa une étude sur un échantillon de 15 000 sujets, conclut que l’adolescence peut ne pas être tourmentée et être une période sans histoire. Il dresse un portrait de l’adolescent plutôt positif, celui d’un adolescent confiant, heureux.

1 Le Breton D, « Les conduites à risque comme résistance », dans «Dynamique de résistance et travail social », Ramonville Saint-Agne, Érès, 2005.

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Points de cristallisation de la crise

L’amour Isabelle Clair traite des représentations des rapports de genre1. Certains stéréotypes genrés sont communément admis. Ainsi les garçons n’ont, par exemple, pas le droit de faire part de leurs sentiments quand les filles, seraient représentées comme des êtres sensibles, discrets, au risque d’avoir une réputation entachée. Les jeunes s’étiquettent mutuellement et sont à l’origine de sa propagation2. Isabelle Clair décrit la sexualité masculine comme étant « tout d’abord nécessairement (c’est-à-dire naturellement) différente de la sexualité féminine ; ensuite elle est nécessairement (c’est-à-dire naturellement) hypertrophiée 3 ».

L’écriture « Je me souviens qu’à cette période je passais des heures à écrire ma vie et particulièrement mes amours, mes vacances. J’avais même créé une sorte de livre de ma vie comme un journal intime. Cet intérêt pour l’écriture cessa à l’âge de dix-huit ans. Il peut arriver que je me remette à écrire mais que pour des faits marquants »4. Certains adolescents se tournent vers des centres d’intérêts divers tels que le sport, le shopping, les jeux vidéos, la chanson, le cinéma, tandis que d’autres s’adonnent exclusivement à l’écriture. Les adolescents mettent par écrit le ressenti de leur vie. Nombreux sont les jeunes qui sont fascinés par « la plume » et écrivent le plus souvent des poèmes :

1 Clair I, Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin, 2008. 2 Hachet P, Adolescent et parents en crise, Nîmes, Champ social éditions, 2009. 3 Clair I, Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin, 2008. 4 Joélline, étudiante en sciences humaines, 23 ans.

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« Les textes littéraires écrits par des adolescents possèdent une spécificité forte en termes d’offre ou de potentiel identificatoire pour les adolescents qui les lisent»1. Cette situation est similaire aux jeunes s’identifiant à des célébrités tant pour leurs voix, leur look, leur styles musicaux ou leur mode de vie (RAP, R’N’B). La famille

À l’adolescence, l’individu, alors qu’il est lié à sa famille, doit s’individualiser. De ce fait, il subit une crise individuelle autant que familiale. La crise d’adolescence est donc un bouleversement « qui implique qu’il faut décider du choix de nouvelles approches non-expérimentées jusque là pour y

répondre 2 ». Le jeune prend des distances avec sa famille dans un certain nombre de domaines. Cependant, il ne veut pas non plus faire disparaître l’ensemble des liens qui l’unissent à elle. Ainsi il conserve une sécurité pour les moments où il rencontrerait des problèmes extérieurs. La famille représente néanmoins une parole instituante qui, depuis l’enfance, autorise ou non la prise de liberté et de responsabilité3. Le problème se posera si l’adolescent ne reçoit pas l’autorisation de grandir de la part de ses proches.

1 Hachet P, Adolescents et parents en crise, Nîmes, Champ social éditions, 2009. 2 Merinfeld E. G, « Adolescence : de la crise individuelle à la crise des générations », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, N° 40 , 2008, pp. 13-26. 3 Casanova R, «De la vocation de l’adolescence », dans Casanova R, Vulbeau (dir.) A., Adolescence entre défiance et confiance, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2008.

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La ville Sans doute, la ville n’est-elle pas assez prise en compte comme « facteur de socialisation »1. La ville permet aux groupes sociaux différents de se rencontrer. Elle associe des pratiques individuelles et groupales. Alors que durant l’enfance, les jeunes doivent être protégés de ses méfaits, la tendance s’inverse à l’adolescence : la rue serait le lieu de toutes les indisciplines, incivilités et violences. Certains endroits sont pourtant des lieux du développement des sociabilités : places, centres commerciaux, transports en commun, etc. Mais en même temps se jouent différentes appropriations du territoire public. Il importe de « faire alors un lien entre usage des espaces et programmation des espaces »2. En définitive, il est nécessaire que les aménagements des espaces urbains se fassent en tenant compte de l’avis des adolescents et de celui des adultes. Le monde adolescent ne doit plus être considéré comme une menace pour la ville mais comme une ressource permettant le développement d’un lien intergénérationnel. Dans le cas contraire, une opposition entre le monde des adultes et le monde adolescent pourrait s’établir : incompréhension, violence, dégradation du mobilier urbain, etc.

Le lien avec les pairs Le lien avec les pairs dans la construction de l’individu est primordial. Pourtant, lorsque parallèlement le lien avec les autres institutions ou groupes sociaux est fragile, il peut amener les jeunes à se regrouper entre eux et à entrer en conflit. Les codes, un vocabulaire spécifique, des tenues

vestimentaires adaptées, des défis constituent autant de formes d’appartenance. « L’honneur et la mise en scène de soi-même s’inscrivent ainsi très tôt dans une culture de la rue où les échanges de

1 Vulbeau A, « L’adolescence est- elle soluble dans la ville ? » dans Casanova R., Vulbeau A., (dir.) Adolescence entre défiance et confiance, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2008. 2 Idem

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violences verbales ou physiques jouent un rôle essentiel »1. Il se serait aussi développé un lien entre la délinquance juvénile et les médias depuis le début du siècle. Les jeunes sont représentés dans les médias de manière stéréotypée : violence physique ou morale, perdition, conflits de valeurs, etc. En réalité, les jeunes ont développé une « culture jeune » qui n’est pas comprise et admise par le monde des adultes. « Le jeune est donc non seulement capable d’organiser ses pratiques culturelles en fonction de ses intérêts propres (l’adolescent gère ainsi ses pratiques de lecture en fonction de ses goûts et de ses contraintes scolaires), mais il se construit, de plus, essentiellement dans le dialogue et l’interaction»2.

1 Niewiadomski C, « Adolescence, appartenance socio-culturelle et parcours biographique », dans Casanova R., Vulbeau A., (dir.) Adolescence entre défiance et confiance, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2008. 2 Bruno P, Chronique « culture jeune ». Pratiques culturelles et classes sociales : les sociologies des pratiques juvéniles, dans Le Français aujourd’hui, n°153, Enseigner l’écriture littéraire ?, 2006, pp. 93-98.

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Vers une résolution de la crise d’adolescence

Lieux d’accueil des jeunes : le cas du PAEJ1 Le PAEJ est un lieu d’accueil, d’écoute, d’orientation, de rencontre et de soutien pour des adolescents et des jeunes adultes âgés de 12 à 25 ans. Son objectif est essentiellement d’aider les jeunes rencontrant des difficultés de tout genre. Les jeunes peuvent exprimer leur mal-être et discuter de façon confidentielle avec l’équipe (psychologues, animateurs et éducateurs spécialisés). Des thèmes variés peuvent être abordés avec les adolescents : les relations filles/garçons, les addictions, la dépression, le mal-être, l’amour à travers les âges, la violence, etc. Cette structure est en lien avec d’autres organismes tels que les établissements scolaires ou d’apprentissage, les centres sociaux, le SMJ (Service Municipal de la Jeunesse), les dispositifs d’insertion sociale et professionnelle (missions locales, etc.), de soins ou d’hébergement. Des contrats existent avec les services de justice pour certains adolescents. Le PAEJ a un rôle de médiation et un travail de réseau s’opère entre les institutions. Le jeune peut y être accueilli soit seul, soit avec son ou ses parents, soit en groupe.

Le passage à l’âge adulte Cette transition de l’adolescence à l’âge adulte ne peut être délimitée : « …la jeunesse est à la fois une séquence de trajectoire biographique et un âge de la vie où s’opère un double passage : passage de l’école au travail, passage de la famille d’origine à la famille de procréation 2 ». Néanmoins, aboutir à une indépendance complète est rendu difficile à cause de l’allongement des études, de la difficulté d’accès au marché du travail et au logement. La crise de l’adolescence, c’est l’expérimentation de diverses transgressions. Le problème demeure la gestion pour les adultes d’un espace de transgression raisonnable. 1 Point Accueil Écoute Jeunes. 2 Mauger G, La jeunesse dans les âges de la vie, Temporaliste N°11, mai 1989.

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Bibliographie Bruno P., « Chronique culture jeune. Deux regards sur les contrecultures et cultures jeunes », Le Français aujourd’hui, N°159, 2007, pp.107-111. Bruno P., Idem, pp.93-98. Clair I, Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin, 2008. Dequiré A.F, La jeunesse en errance face aux dispositifs, Rennes, Presses de l’EHEPS, 2009. Hachet P, Adolescent et parents en crise, Nîmes, Champ social éditions, 2009. Merinfeld EG, « Adolescence : de la crise individuelle à la crise des générations », Cahiers critiques de thérapie familiale et de la pratique de réseaux, N°40, 2008, pp.13-26.

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Deuxième partie : Espaces et désaffiliation Entre tours et détours : la prise en compte des usages dans la fabrication de l’espace public1 Bénédicte de Lataulade L’espace public dans ses dimensions politiques, sociales et urbaines est un sujet central dans la fabrique de la ville depuis une trentaine d’années. En effet, les années 1980-1990 marquent l’émergence au sein des villes d’une réflexion sur les enjeux de l’espace libre. Les projets varient entre aménagements prestigieux susceptibles d’améliorer l’attractivité de centres, à des réaménagements favorisant les circulations douces ou la résidentialisation. On observe dans cette lignée une tendance forte à l’idéalisation de l’espace public. Cependant, les supporters d’un renouveau de ces lieux comme vecteurs de mixité sociale, s’opposent à ceux qui évoquent une crise de ces mêmes espaces. Ces derniers dénoncent leur fermeture progressive et le renforcement des règles sécuritaires qui les restreint et les contraint de plus en plus. Va-t-on réellement vers une réduction progressive de l’espace public ou au contraire assiste-t-on à de nouvelles formes d’appropriation des lieux ? Les fabricants de la ville sont amenés à se poser un certain nombre de questions, naviguant entre contraintes urbaines, réglementaires, financières, sociales et politiques. Les usages au centre de la conception de l’espace public La prise en compte des usages pour concevoir ou requalifier un espace implique une « démocratisation » de la conception urbaine. Mieux comprendre le fonctionnement des lieux et les attentes des gens augure 1 Cet article est issu d’une table ronde organisée avec des professionnels en charge de la programmation d’espaces publics : architectes-urbanistes, programmatistes, communiquants, sociologues. Tous sont adhérents de l’Association des consultants en aménagement et développement des territoires (ACAD).

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d’un aménagement plus respectueux. Au-delà, permettre aux habitants d’agir sur leur cadre de vie les implique davantage dans la production de la ville. La participation citoyenne est devenue un enjeu majeur du processus de fabrication urbaine. L’espace public n’est pas extensible et pourtant le paradoxe de sa conception moderne est son extensibilité sociale. Limité physiquement, il doit pourtant tout contenir : piétons, voitures, cyclistes, paysage, mobilier urbain… Il faut donc, malgré la tendance à répondre à tous, procéder à des choix. Par exemple, la place de la voiture est un enjeu capital dans la conception des espaces publics d’aujourd’hui : « partager l’espace public entre la voiture et les autres est un choix fort politiquement, qui implique un vrai travail de pédagogie ». Si la prise en compte des usages est essentielle dans la définition des espaces, l’appropriation de ces mêmes espaces reste imprévisible. Or ce sont les appropriations diverses qui rendent les lieux vivants, qui leur donnent sens et vitalité. « On ne peut pas programmer l’appropriation. Il y a des appropriations magiques, on ne doit pas pouvoir planifier tous les usages. Par exemple, les bords du canal de l’Ourcq où les gens s’assoient sur les pavés des quais, sur des barres de fer improbables est un lieu magique par la richesse des pratiques qui y sont développées ». C’est donc sur cette ambivalence entre programmation et imprévisibilité des formes d’appropriation que les concepteurs doivent jongler. La programmation est un pari soumis à l’épreuve des usagers. Imaginer les contours d’un espace et son fonctionnement à venir est une équation qui comprend une inconnue : celle du développement de pratiques spontanées. Il faut pouvoir composer avec les usages formels et informels développés sur l’espace. Comment se fait cette prise en compte ? La concertation : un outil d’aménagement ? La concertation permet de prendre en compte les usages actuels et d’écouter les revendications des différents groupes d’usagers. Le premier enjeu de l’espace public est de pouvoir répondre aux usages présents. La concertation, obligatoire dans bien des opérations, est censée prendre en compte, mettre en débat, rechercher un certain consensus.

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Le réaménagement de la « Place de la République » (Paris, Xe arrondissement) offre un exemple intéressant des résultats de la concertation : quatre cents contributions d’habitants ont été postées sur Internet lors de la concertation organisée préalablement au concours de maîtrise d’œuvre pour le réaménagement de la place. Cette place, tout à fait emblématique, accueille des usages collectifs massifs très contrastés. Une partie des habitants souhaitait une place pour tous, mettant en avant les valeurs d’égalité, de République, incarnées par la statue de Marianne. D’autres préféraient un espace plus morcelé, avec un square d’un côté, les SDF de l’autre… aboutissant à une succession de petits espaces avec des usages dédiés. De l’espace pour tout à l’espace pour tous, une question se pose : faut-il encourager ou éviter le morcellement des espaces ? Il semble que l’essentiel soit d’offrir le choix entre espaces affectés et espaces polyvalents, espaces denses en population et espaces d’intimité. L’espace public se décline dans un panel large de lieux offrant une diversité de situations. Le réaménagement des quais de Bordeaux offre un exemple réussi de cette succession d’espaces, portée par un site exceptionnel. On y trouve un parc des sports, des jardins, un miroir d’eau, un espace de glisse, des marchés et des guinguettes, des commerces etc. La magie de certains lieux dans l’appropriation des espaces est indéniable. Cette magie peut dépendre du cadre urbain, du paysage, de la vue, de l’histoire mais aussi du vécu. Elle transcende la forme urbaine. Ainsi l’esplanade parisienne reste un espace mythique par sa mixité tant fonctionnelle que sociale. Les quais de Seine, depuis la fermeture hebdomadaire des voies sur berges, prouvent, là encore, que les formes d’appropriation peuvent s’inventer en dehors de tout aménagement spécifique. Mais peut-on anticiper de futurs besoins ? Aujourd’hui des boulistes revendiquent un terrain de pétanque ici ou là, mais dans 20 ans, y aura-t-il toujours des joueurs de pétanque à cet endroit ? Si on ne peut pas définir a priori les usages futurs, on peut néanmoins éviter certains dysfonctionnements et apaiser les conflits potentiels.

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Espace public ouvert à tous ? Force est de constater que dans ces espaces polyvalents, accessibles à tous, tous les groupes sociaux ou générationnels ne sont pas forcément présents. Une question récurrente se pose : quid de la place des jeunes dans l’espace public ? Jugés trop présents et indésirables, on souhaite les éloigner. Très souvent les consignes sont formelles « Pas de banc, pas de lampadaire sinon il y a trois jeunes, et s’il y a trois jeunes c’est le début des problèmes… » L’aménagement doit contribuer à éviter les conflits et pour cela ne pas encourager les jeunes à s’installer. D’autant que les jeunes ne viennent jamais dans les concertations organisées, leur avis n’est donc jamais pris en compte. Cependant, « faut-il faire des lieux que seuls les jeunes peuvent s’approprier ? » la question n’est pas aisée à trancher. Par ailleurs, tout projet urbain actuel doit répondre à des principes sécuritaires. Le développement de la prévention situationnelle témoigne de cette tendance. On semble observer également de plus en plus d’espaces publics fermés : des squares et jardins, des parvis d’églises, de palais de justice… Les grilles s’érigent çà et là dans les villes, censées protéger, mais aussi limiter. Le nombre d’espaces publics ouverts semble se rétrécir. Mais autour de la table, deux positions s’expriment : « C’est une vision très pessimiste, car tout ne se ferme pas ; il y a également une demande de vie sociale publique qui contribue à renouveler les espaces». Réversibles et adaptables : des principes de conception essentiels Aujourd’hui, quelques grands principes prévalent dans la conception de l’espace public. Ne pas hypothéquer l’avenir par des aménagements trop lourds ou trop figés est essentiel. En ce sens les quartiers sur dalle sont un contre-exemple parfait : La Défense, Cergy-Pontoise, Argenteuil, les Ulis... illustrent à quel point la spécialisation des usages est quasiment irréversible (ou bien à des conditions économiques colossales). Prendre en compte l’avenir suppose d’accepter de ne pas tout maîtriser. Comme on ne peut pas prévoir l’évolution des usages, les points clefs sont la « réversibilité » et « l’adaptabilité » pour répondre à terme aux nouveaux besoins.

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Créer des espaces réversibles L’aménagement, aujourd’hui, d’un espace, ne doit pas empêcher son évolution dans le futur. Il peut être amené à changer d’affectation. Son aménagement doit donc pouvoir préserver à long terme des modifications d’usages, sans intervention trop lourde. En effet, la réalisation d’un espace public demande du temps et de l’argent. La création ou la requalification d’une rue demande parfois plus de deux ans entre la prise de décision et la fin du chantier. Les coûts d’aménagement en milieu urbain peuvent osciller entre 150 à 500 euros le m² études comprises (hors taxe). Soit 1800 à 6000 euros le mètre linéaire d’une rue de douze mètres de large, ce qui représente un investissement important. Ces contraintes financières doivent être prises en compte pour rendre possible l’évolution de l’espace dans le futur à moindre coût. « Un exemple simple, une rue piétonne peut être transformée en rue mixte si dès la conception cette évolution éventuelle est anticipée. La constitution des couches de fondation (sous les revêtements de surface) et l’implantation des arbres peuvent être conçues dans cette hypothèse d’évolution des usages. Une rue à sens unique peut être mise à double sens sans avoir à déplacer les bordures des trottoirs, ni les fils d’eau qui impactent les branchements aux réseaux... » explique un architecte-urbaniste.

Créer des espaces adaptables L’idée est de pouvoir multiplier les fonctions et les usages divers et à terme intégrer une offre nouvelle non prévue. L’adaptabilité doit permettre la mise en place de différentes fonctions dans le même temps : un parking qui devient le lendemain un marché, puis un terrain de rollers… L’adaptabilité permet la polyvalence et l’évolution vers de nouvelles fonctions : un parvis d’école qui évolue en square urbain, un terrain de jeux qui se transforme en jardins familiaux et vice-versa…. S’il faut définir a priori les fonctions auxquelles doit répondre l’espace public, il n’est pas possible de tout prévoir ni de tout réglementer. On observe aujourd’hui des appropriations occasionnelles plus ou moins acceptables qui peuvent être parfois conflictuelles.

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Ainsi l’espace public permet d’accueillir des usages privés qui n’ont pu être contenus à l’intérieur des espaces privatifs : par exemple le stationnement des voitures devant les pavillons, le garage ayant été transformé en une pièce supplémentaire. Des utilisations plus conflictuelles existent notamment dans l’affrontement de différents groupes sociaux ou générationnels dans la conquête des lieux : cela peut être le cas de squares où les jeunes se disputent l’utilisation de l’espace avec des mères de familles et des enfants. Ou bien des trottoirs qui doivent se partager aujourd’hui entre piétons, cyclistes, parkings de deux-roues, poubelles, etc. La vocation première de l’espace public est de consolider la citoyenneté, voire de renforcer la démocratie. Aussi par le partage qu’il implique, la rencontre qu’il favorise, et la confrontation qu’il exige, il doit rester multiple. Il s’intègre dans une diversité et une hiérarchie qui se déclinent à l’échelle du quartier, de la ville ou de l’agglomération. Il n’y a pas d’égalité entre ce que l’on peut faire au centre ville et dans un quartier d’habitat social. Mais chaque espace implique une réflexion sur ses enjeux et sur les usages qu’il pourra favoriser. La « réversibilité » et « l’adaptabilité » restent les concepts opératoires d’un aménagement responsable.

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Expériences urbaines Sarah Denis Ébauche de définition L’article qui suit est la synthèse d’une note exploratoire, réalisée dans le cadre du master II Cadres d’intervention en terrains sensibles. Il porte sur le sens de l’expérience urbaine. Cette notion était nouvelle pour moi, j'ai d’abord pensé qu’elle caractérisait une démarche expérimentale, une recherche, un essai. Elle est donc placée sous le signe de l’empirisme, de l’aléatoire, de la surprise. L’urbain renvoie à un espace, à la ville, à la cité, et s’oppose au rural, à la culture agreste. Dans mon quotidien, la ville c’est le dehors, l’extérieur, un espace dans lequel j’évolue. Je me suis alors interrogée sur ce que signifie être dans la ville. C’est à partir de deux questions que cette recherche a débuté. La définition première de l’expérience urbaine que j’ai formulée était qu’elle était un mode de perception et de réflexion autour de la ville et de ses habitants. Il ne s’agit pas ici de définir rigoureusement la notion d’expérience urbaine, mais de mettre en lumière quelques-uns des questionnements et des concepts qu’elle englobe. Méthodologie La difficulté de l’expérience urbaine est de construire un cadre expérimental, d’entrer dans une posture de chercheur et de recueillir des données. La question du recueil de données a été rapidement résolue par l’utilisation d’un carnet de bord, afin de noter sur le moment ou dans l’après-coup des situations plus ou moins brèves, des ambiances, des ressentis. Rapidement un autre problème a émergé dans la mesure où une multitude de choses pouvaient être notées. En effet en tant que citadine, tout peut être source d’expériences. Mais expérimenter nécessite d’observer, d’être attentif, alors qu’en ville celui qui s’arrête en plein milieu du chemin, qui fixe du regard, est souvent marginal. Il s’oppose aux mouvements incessants, à l’indifférence générale.

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Il m’était donc difficile de m’arrêter, d’être à contre-courant, à contretemps. Au fur et à mesure, cette posture m’est devenue familière puis confortable. J’ai pris mon temps ! Dès lors, j’ai pu écrire précisément ce que je voyais et ressentais. Les descriptions étaient plus denses, ce qui m’a permis de me constituer un répertoire d’expériences se prêtant davantage à l’analyse. Durant cette période d’observation, deux souvenirs se sont ravivés. Il me semblait approprié de les soumettre à l’analyse, j’ai donc choisi de les écrire. J’ai donc entamé un travail de mémoire, de reconstitution. J’ai essayé de me rappeler des sentiments, des bruits, des odeurs, de tout ce qui constituait mes souvenirs. Écrire donnait à voir et à comprendre. Dans un deuxième temps il s’est agi de sélectionner des situations pertinentes. Deux critères m’ont guidée dans ce choix: d’une part les descriptions devaient être abouties et les plus précises possibles et d’autre part elles devaient être marquantes, sources d’émotions. Ensuite, j’ai relu les descriptions, noté les concepts et notions qui émergeaient des lectures. À la suite de cela, j’ai choisi deux concepts pour construire l’analyse de chaque situation. Partant du général au particulier, j’ai essayé de trouver dans mon musée imaginaire des références pour illustrer les analyses. Par ailleurs, je me suis servie de photos et d’images pour étoffer la description des situations. L’analyse transversale se fonde sur la reprise des concepts et une réflexion globale sur l’expérience urbaine, toujours soutenue par des lectures théoriques. L’écriture a été encore une fois l’outil privilégié pour construire un lien cohérent entre l’empirisme des situations et le théorique de l’analyse. Deux situations parmi quatre initiales sont décrites, puis analysées. Elles concernent des expériences vécues récemment. Au terme de cette réflexion, l’analyse transversale formule une définition globale de l’expérience urbaine.

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Situations et analyses

Les berges de la Seine à Sartrouville et Montesson Lorsque j’ai emménagé à Sartrouville, dans les Yvelines, j’ai tout de suite été séduite par les berges de la Seine qui se trouvent à proximité du quartier. Elles sont séparées du quartier résidentiel par une route et une piste cyclable. Des escaliers, présents tous les cent mètres, conduisent à une butte qui surplombe la route et les chemins de halage en contrebas. L’espace est peu entretenu, les chemins mal dessinés, et des anciens pontons rouillés et détruits ponctuent le paysage. Rien à voir avec les tableaux des bords de Seine de Caillebotte1 ou Monet, en fait cet espace me fait penser à la zone, dans le Stalker d’A. Tarkovski2. Sur la rive d’en face, une autre ville où les berges sont inaccessibles et laissent place à une végétation dense et non maîtrisée. À partir de Montesson, la route et les maisons disparaissent et laissent place à un couloir végétal arboré, avec d’un côté les vieux murs en pierre du parc d’un hôpital psychiatrique et de l’autre la Seine. Il n’y a ni activités commerciales, ni espace de loisirs, ni même de bancs. C’est un espace pour marcher, puis faire demi-tour, en prenant ou non le temps de s’arrêter. C’est pour moi un lieu de détente et d’oxygénation, j'ai l’impression de n’être plus tout à fait en ville. Les berges sont plus fréquentées si le temps est clément, et davantage en fin d'après-midi qu’en matinée. Les berges sont alors surpeuplées, on y circule difficilement. En semaine, il n’y a que des hommes seuls qui s’alcoolisent et des personnes, dans la cinquantaine avancée, qui promènent leur chien. Au fur et à mesure de ma fréquentation, j'ai identifié cinq groupes qui investissent les berges le week-end. Le premier groupe est celui des sportifs. Les cyclistes et joggeurs sont reconnaissables à leurs vêtements et parce qu’ils se déplacent à vive allure et ne s’arrêtent pas. Le deuxième groupe est celui des promeneurs de chiens. Souvent seuls, leur trajet est plus ou moins bref. Ils ont des vêtements amples, informes qui protègent du mauvais temps. Lorsque les

1 Tableau Caillebotte G., Argenteuil – Le Ponton, 1887. 2 Pictogramme de A.Tarkovski, Stalker, 1979.

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promeneurs se rencontrent, la plupart se saluent et discutent pendant que leurs chiens se reniflent. Le troisième groupe est celui des familles, plutôt aisées, qui ont de grandes poussettes, des jouets, des goûters. Lorsque les parents se rencontrent, ils discutent ensemble de l’école, du quartier, des vacances et prennent des nouvelles des autres voisins. Le chemin étant tantôt boueux, tantôt étroit, les familles marchent en cortège, plus ou moins long. Le quatrième groupe est celui des jeunes. Hormis les amoureux, il y a très peu de jeunes ou d’adolescents qui viennent sur ces berges quand j’y suis, mais des traces de feu de bois et autres restes de nourriture laissent penser qu’ils viennent en soirée. De nombreux graffitis se concentrent sur certaines sections des pontons ou sur les murs qui longent l’hôpital, je suppose qu’ils en sont les auteurs. Le dernier groupe est celui des hommes seuls qui s’alcoolisent. Souvent assis le long des berges, ils ponctuent le paysage comme des lampadaires sur une avenue. Les pêcheurs, qui ont des attributs similaires, peuvent se confondre avec les buveurs. Sur la Seine, il y a surtout des péniches et des barges auxquelles s'ajoutent le week-end un bateau de tourisme, les optimistes de l’école de voile de Montesson, et même parfois des jets-skis et des petits hors-bords. Depuis la berge on entend rire et crier les passagers et les conseils que le moniteur de voile donne aux élèves. Cette situation n’a donc pas de début, ni de fin, je ne peux l’observer que lorsque je m’y rends, mais elle continue d’exister en dehors de ce moment. À travers cette expérience, j’ai pu entrevoir la manière dont mes voisins, au sens large, considéraient ce lieu, qui pour moi fait tout l’intérêt du quartier et m’a permis de m’y sentir bien, voire privilégiée. La distance avec laquelle j’observe cette situation est double, d’un côté j’observe d’un point de vue extérieur les pratiques des gens, et de l’autre j’interroge les miennes. La première évidence au terme de cette description est que cet endroit diffère du reste de la ville. Comment caractériser cette différence?

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Le lieu, d'une manière générale pourrait être là « où quelque chose se trouve et/ou se passe»1. Il n’existerait donc que dans la mesure où il a une fonction, qu’il incarne quelque chose pour l’homme. Dans le cadre de cette situation, les berges se trouvent à proximité de mon lieu d’habitation, elles font parties de mon environnement direct. On peut donc émettre l’idée que le lieu serait l’espace que l’homme peut se représenter et arpenter. Si les berges étaient inaccessibles comme sur la rive d’en face, elles seraient alors un non-lieu, un espace «absent de toute trace identitaire, mais surtout sans construction inter-relationnelle »2, bref un no man’s land. Pour le dire autrement, pour qu’un lieu existe, il faut qu’il soit investi. Si j’ai pris conscience de cet espace et l’ai intégré comme composante de mon environnement, c’est que je m’y suis rendue et lui ai associé un rôle: celui d’un lieu de détente. Mais la définition du lieu se porte aussi sur un critère physique. C’est un espace que l’on peut délimiter, avec des caractéristiques géologiques, organisationnelles. L’homme posséderait donc des informations, aussi minimes soit-elles, qui lui permettent de le caractériser, de l’identifier. Ici, la Seine marque la frontière entre Sartrouville et sa voisine sur la rive d’en face. Cette zone frontière, d’entre-deux est d’autant plus remarquable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’accès aux berges est peu évident. Il faut trouver un moyen pour s’y rendre, puis franchir la route et la piste cyclable avant de grimper les marches. La description évoque aussi que la végétation a sa place dans cet endroit, en cela l’espace différerait des espaces minéraux qui constituent la ville. Il est donc remarquable, se distingue par sa forme, ses volumes. Ces éléments participent de l’ambiance radicalement différente des berges par rapport au reste de la ville. L’expérience d’un lieu passe par ces ambiances et fait donc appel à des éléments sensoriels, en cela il est un espace sensible. L’aspect dégradé, rouillé des anciens pontons, le chemin au ras de la Seine en contrebas rappelle qu’avant les

1 Levy J., Lussault M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 555. 2 Houssard N., Jarvin M. (dir.), C’est ma ville! De l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 284.

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berges étaient un lieu vivant, porteuses du développement de la ville. Ainsi le lieu garde l’empreinte de l’activité humaine, un morceau d’histoire et de mémoire. D’un espace quasiment vital, les berges sont devenues presque inutiles, marginales. Tous ces éléments sont constitutifs du lieu, c’est pourquoi le lieu a une dimension subjective. Un même lieu pourrait donc être appréhendé de manière différente selon ceux qui s’y investissent. Par conséquent, le lieu se transforme au fur et à mesure qu’on le fréquente. En y allant en semaine, j’ai pu remarquer d’autres groupes et faire évoluer ma représentation du lieu. Le lieu, ce serait donc un espace investi d’images, d’expériences vécues, et donc de subjectivité. Les berges sont des espaces extérieurs, en ce sens elles mettent en présence des individus divers. Ce qui me semblait paradoxal au départ, c’était l’écart entre le peu de monde la semaine et la foule du week-end. Il semblait pertinent de s’interroger sur ces présences. Cette analyse pourrait se poursuivre au travers du concept d’interaction sociale : si ces groupes sont dissemblables, c’est parce qu’ils n’entrent pas en contact ni entre eux. Il n’y aurait donc pas a priori d’interaction. De plus la fonction et l’usage des berges n’étant pas réglementé, une diversité d’activités, d’attitudes, et de trajectoires peuvent s’observer. Au contraire de la majorité des espaces urbains, la fonction des berges est floue, libre. Cela se traduit donc à travers la diversité des usages décrits dans la description. Pour être plus précise, l’influence des personnes est « non réciproque »1, elle ne modifie pas les pratiques des autres. La présence des autres suscite de l’indifférence. En fait seuls les familles et les promeneurs de chiens entrent en interaction, mais seulement entre pairs. C’est pourquoi le concept de coprésence semble être intéressant, car elle « se caractérise par le rassemblement ou l’agrégation en un même lieu de réalités sociales distinctes»2. Être présent c'est être au monde, s’inscrire dans un espace-temps donné.

1 Desportes J-P., Les effets de la coprésence passive, L’année psychologique, 1969, vol. 69, N°2, pp. 615-634. 2 Levy J., Lussault M., Op. cit. p. 211.

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Vivre en coprésence serait donc évoluer en parallèle des autres, dans sa bulle. À partir de là rien, ne distingue la coexistence de la coprésence. Mais cette attitude est-elle naturelle, spontanée ou au contraire voulue, calculée ? Même si les groupes n’entrent pas en interaction, chacun semble être plus particulièrement attentifs à certains d’entre eux. Les sportifs jaugent de loin les groupes pour tracer leur parcours, les pêcheurs sont attentifs aux familles bruyantes et ces dernières aux chiens sans laisse et aux hommes alcoolisés. Ainsi « la coprésence corporelle dans un espace de perception mutuelle n’implique pas que les gens entrent vraiment en interaction les uns avec les autres; au contraire, ils se rendent étrangers les uns aux autres, tout en tenant compte des uns des autres »1. La coprésence semble être une modalité d’interaction sociale privilégiée quand des individus se croisent sur un espace restreint. En fait, même si les berges me donnent l’impression de ne plus être en ville, le mode d’interaction sociale qui s’y développe en est le reflet. En effet « l’absence de communication, par le maintien de l’anonymat, par le privilège des apparences et par l’acceptation de l’indétermination d'autrui »2, c'est-à-dire la coprésence, caractérise les rapports entre individus dans l’espace urbain. Les berges son fréquentées par ceux qui peuvent y accéder, c’est-à-dire les résidents du quartier. Or, J-Y Authier et Y. Grafmeyer soulignent que « les voisins entretiennent plutôt des rapports « secondaires », c’est-à-dire segmentés, transitoires et empreints de rôles et d'appartenance »3. On pourrait alors se rapprocher d’E. Goffman4 pour formuler que la vie sociale est une scène. Chaque individu présent sur les berges joue un rôle, celui propre à son

1 Quere L., L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique, Quaderni N° 18, Automne 1992. pp. 75-92. 2 Quere L., Op. cit. pp. 75-92. 3Authier J-Y., Grafmeyer Y., Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2ème édition, 2008. p.18. 4 Goffman E., Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de minuit, 1973.

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statut social et à son identité. Il s’agit de donner à voir, de représenter une famille heureuse, un sportif accompli... En cela la présence des autres est la condition pour pouvoir prendre une posture. En cela vivre en coprésence, c’est établir des distinctions entre son identité, son rôle et ceux des autres, c’est juger par des regards brefs, des observations discrètes et des représentations. La coprésence semble donc une caractéristique forte de l’espace urbain où la densité de population implique de faire quelque chose, d’être quelque part en même temps qu’un autre.

Un incident technique dans le RER A

Un soir de semaine à l’heure de pointe, j’arrive sur le quai du RER A de la station Châtelet-les-Halles. Il y a du monde et de l’agitation. Un incident technique dérègle l’affichage de la destination des rames. Alors que la destination affichée est Poissy, le conducteur annonce que le train va à Cergy-le-Haut. Un flux massif d’usagers descend du train, je saisis l’occasion pour m’insérer dans une rame et trouve une position plus ou moins confortable, debout près de la porte. Un couple avec deux enfants, originaires des pays de l’est, entre dans la rame, ils ont plusieurs grands cabas. Ils demandent aux passagers s’ils parlent anglais. La majeure partie ignore la demande ou répond négativement. Lorsqu’ils s’adressent à moi, je réponds. Ils me montrent alors un papier froissé sur lequel est écrit une adresse à Cergy-Saint-Christophe, une des stations de la ligne. Je leur indique qu’il y a un problème, mais que pour le moment le train se dirige dans la direction qu’ils souhaitent. Le RER reste encore cinq minutes à quai avant de partir. À la station Auber, l’ordre de destination change pour Saint-Germain. Certains usagers râlent, d’autres s’exclament. J’informe la famille qui essaie alors de descendre de la rame avec ses cabas volumineux, gênés par ceux qui tentent de rentrer. À ce moment, le conducteur indique qu’il doit patienter pour connaître la destination du train. Je préviens la famille qui s’immobilise près de la porte, tandis que d’autres passagers tentent toujours de rentrer dans la rame. La mère a l’air inquiète et me jette des regards dès qu’une annonce est faite sur le quai.

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Je la rassure car de nombreuses annonces n’ont aucun rapport avec l’incident. Le train confirme qu’il part pour Cergy-le-Haut et démarre. La rame est bondée. Je remarque que les passagers proches de la famille ferment leurs poches ou mettent leur main sur leur sac, comme s’ils craignaient d'être volés. Moi j’ai la tête de la mère qui repose presque sur mon bras, tant nous sommes compressés. Le trajet se déroule sans incident jusqu’à Nanterre-Préfecture où à nouveau la destination change. Plusieurs usagers sont excédés, se plaignent de la chaleur ou d’être bousculés, le ton monte entre certains à propos de pieds écrasés ou de bousculade. D’autres usagers entament des discussions sur la qualité du service et le nombre d’incidents. Lorsqu’ils descendent du quai, ils se souhaitent bon courage et bonne soirée. À chaque nouvelle indication du conducteur, j’informe le couple qui me remercie mais à l’air tout de même angoissé. Le RER poursuit sa route jusqu’à Sartrouville où je descends. Je salue la mère de la main, qui me sourit et me rend mon salut. Le trajet aura duré une heure alors qu’il ne prend qu’une trentaine de minutes habituellement. Cette expérience se situe dans un espace-temps à la fois singulier et routinier de la vie urbaine, à tel point qu’aujourd’hui « la vie urbaine est toute entière placée sous le signe de la mobilité1». Avec le développement des villes et des pratiques, les urbains se déplacent de plus en plus, leur aire de déplacement s’est accrue de manière considérable. On peut penser qu’au Moyen-Âge par exemple, se rendre de Sartrouville à Paris était un long trajet, et que l’on n’allait pas quotidiennement y faire ses courses ou travailler. Par conséquent la mobilité pourrait être comprise comme la capacité à se mouvoir dans l’espace, par opposition à l’immobile. Le sens de la mobilité est diffus car la mobilité regroupe « une série de conditions géographiques [...] sociales[...] un dispositif technologique et son arsenal de techniques et d’acteurs [...]»2. Dans cette situation, la famille se rend vers un endroit inconnu. Vu leurs bagages encombrants, on peut supposer qu’ils vont s’y installer un moment. En cela leur

1 Authier J-Y., Grafmeyer Y., Op. cit. p.87. 2 Levy J., Lussault M., Op. cit. p. 623.

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déplacement s’apparente à une migration. En revanche la majorité des autres usagers est en circulation, dans un moment d’entre-deux quotidien, générateur d’habitudes. À peine arrivée sur le quai, j’ai compris, grâce à des informations purement sensibles (il y a plus de monde, les gens bougent sans cesse) que quelque chose était différent du quotidien. L’incident technique avait ceci de particulier que la destination des trains était inconnue, alors que les circulations quotidiennes des urbains sont souvent prévues, anticipées, la mobilité aléatoire n’a que peu de place. Dès lors l’incident technique est source de protestations et de tensions, car il chamboule le bon déroulement de la vie urbaine. La mobilité, et notamment dans les transports en commun franciliens, se caractérise par l’importance des flux d’usagers quotidiens. Si en effet « [...] ces faits de mobilité sont porteurs de déstabilisation des appartenances et des certitudes»1, c’est que les voyageurs croisent des centaines de visages, de regards, d’odeurs, de couleurs... La mobilité met en coprésence, au sens où nous l’avons définie précédemment, un nombre important d’individus qui la plupart du temps ne communiquent pas ensemble. Les passagers sont des usagers, des clients, aucune autre raison ne les réunit. Ainsi on pourrait penser la mobilité urbaine comme une trajectoire plus ou moins régulière, source d’une interaction sociale spécifique. Dans cette situation, le bouleversement du cadre habituel de la mobilité favorise une réorganisation de l’interaction sociale. La mobilité dans cette situation se caractérise par l’usage d’un moyen de transport en commun, ce qui induit une cohabitation plus ou moins subie. Cela a pour conséquence que l’interaction sociale se caractérise par une posture de réserve, une inattention polie qui caractérise pour Goffman « l’ordre civil dans un espace public de circulation »2. Dans ce cas, les rames bondées et la densité d’usagers rend difficile cette posture. Chaque mouvement se fait en fonction des autres et cela au

1 Authier J-Y., Grafmeyer Y., Op. cit. p.87. 2 Cardon D., L’enquête sur les catégories, Réseaux, 1995, volume 13, N°71, p. 131-134.

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millimètre près. Impossible d’ignorer l’autre a priori. En ce sens, cette situation relève d’un moment de mobilité singulier, où la distance entre les individus est bouleversée, ce qui multiplie les potentialités d’interaction sociale. Cette promiscuité nécessite des « ajustements réciproques aux conduites d’autrui, de négociations tacites ou parfois ouvertes»1. Ces ajustements sont propres à l’expérience des espaces publics auxquels les citadins sont quotidiennement confrontés. Ainsi dans la rame, les personnes sortent de leur posture d’indifférence pour échanger, dialoguer. Pourtant, malgré cette nouvelle forme de communication, la famille a été sciemment ignorée par plusieurs passagers. Il me semble que cette attitude peut s’expliquer à travers les concepts de représentations et d’altérité. Comme le souligne P. Paperman, « les situations de la vie en public nous amènent parfois à développer une vision morale, évaluative de ce qui se passe, de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire »2. Analyse tranversale Il s’agit maintenant d’extraire de ce bouquet de situations et d’analyses, l’essence de l’expérience urbaine. Il semble tout d’abord évident que le citadin se place dans une posture expérimentale dès lors qu’il se demande « que faire de mon corps dans un Corps collectif ?»3. En ce sens, c’est par la confrontation de son être, ses sens, son bagage culturel et social à l’espace environnant qu’il construit l’appréhension de la ville. Les situations quotidiennes peuvent être bouleversées d’un jour à l’autre par un regard, un mot, la prise en compte d’un détail ou d’une information sensorielle, ce que révèle la première situation. Ainsi l’aléatoire est inhérent à l’expérience urbaine. Cette diversité de perceptions, cette soumission du citadin à des stimuli sensoriels multiples, contribuent il me semble à ce que l’expérience

1 Paperman P., Les émotions et l’espace public, Quaderni. N° 18, Automne 1992, p. 93-107. 2 Paperman P., Ibid. p. 93-107. 3 Mongin O., La condition urbaine. La ville à l'heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005, p. 32.

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urbaine se caractérise par une sensibilité exacerbée. Cette perception sensible est en quelque sorte le mode de recueil de données de l’expérience urbaine, et sa méthodologie serait donc liée à la capacité de l’homme à recevoir, capter ce qui l’entoure. Le premier attribut de l’expérience urbaine serait donc d'être corporelle et sensible. Mais « la ville est un corps vivant »1, c'est-à-dire qu’elle ne reste pas figée, égale de jour en jour, mais se transforme. L’hétérogénéité des espaces qu’elle contient rend son identité complexe et mouvante. L’expérience urbaine ne serait donc pas seulement l’appréhension d’un environnement par un corps, mais bien l’alchimie de deux organismes distincts. La mobilité, nous l’avons vu, est une dimension importante de l’expérience urbaine. Franchir, se déplacer, éprouver des espaces divers, c’est se construire peu à peu un répertoire d’expériences, de souvenirs, d’impressions. On pourrait donc penser que le franchissement d’un espace à un autre est un moyen d’appréhender, de lire la ville. Ainsi les étapes, les franchissements et les ruptures, seraient des points de repères pour distinguer les différents espaces et participeraient de la construction mentale que nous nous faisons de la ville. Ces épreuves quotidiennes poussent sans cesse l’urbain à se repositionner dans l’espace, à redéfinir sa conception de la ville. On pourrait alors penser que c’est notre rapport aux espaces et à ceux qui l’occupent qui construisent notre savoir-être urbain. En cela, l’expérience urbaine est aussi un processus mental qui se meut au fur et à mesure des confrontations, entre le dehors et le dedans. Par conséquent les représentations, construites à partir des expériences diverses, participent de la construction mentale que le citadin a de la ville. Dans la mesure où elle est processus, et donc évolution, l’expérience urbaine se caractérise parce qu’elle est « circulaire et toujours rétroactive, ne présente ni début, ni fin, ni origine, ni point final »2. Il semble dès lors impossible de donner une définition de l’expérience urbaine univoque, puisque c’est la part sensible, subjective, de chacun

1 Houssard N., Jarvin M. (dir.), Op. cit. p. 165. 2 Mongin O., La condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005, p. 31.

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qui la façonne. Par ailleurs, puisqu’elle est coexistence de plusieurs corps dans un même espace, « l’expérience urbaine a une dimension publique, non pas parce des lieux sont définis, stigmatisés comme publics, mais parce qu’elle crée les conditions d’une expérience publique »1. Ainsi l’expérience urbaine est inextricablement liée à l’interaction sociale. La coprésence de plusieurs individus dans un même espace induit que leurs relations sont régulées par plusieurs stratégies, comportements conventionnels. Les représentations et la catégorisation des groupes sociaux qui émergent de chaque situation, construisent une sorte de sociologie empirique et subjective qui conditionne la manière dont l’urbain va entrer en contact avec les autres. Selon les espaces et les moments, la présence d’autres personnes peut être entendue dans le registre de la proximité (première situation) ou bien celui de la promiscuité (deuxième situation). Ainsi les situations mettent en avant combien l’évitement, l’ignorance polie, les échanges fugaces plus ou moins verbaux, sont constitutifs des relations sociales urbaines. Il arrive pourtant que certains échanges verbaux, des moments de partage (deuxième situation) transforment alors l’autre qui cesse d’être totalement étranger, se distingue de la foule et devient un individu, une personnalité à part entière. Par la diversité des rencontres, l’expérience urbaine, ce serait donc aussi une remise en cause perpétuelle des représentations et des catégorisations subjectives. Être citadin c'est accepter que les frontières entre le dehors et le dedans se troublent. La mobilité urbaine et la multiplication des déplacements entre dedans et dehors, espaces privés et espaces publics contribuent à brouiller les frontières entre l’intime et « l'extime »2. En effet, l’usage récurrent d’un espace génère un rapport affectif, l’installation d’habitudes qui contribue à ce que l’espace public se transforme en un lieu où le privé, les émotions, l’individualisme peuvent s’exprimer. L’appropriation et le sentiment d’appartenance à tel ou tel espace constituent un référentiel de lieux, sortis de la sphère uniquement publique, avec lesquels nous entretenons des relations singulières et qui

1 Mongin O., Op. cit. p. 53. 2 Mongin O., Ibid., p. 53.

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nous renvoient à une composante de notre personnalité. À travers ces lieux, ces rencontres, nous sommes sans cesse différents, et nous transformons notre identité de citadin, d’être physique et social. Voici ce qui constitue l’expérience urbaine, une quête sensorielle et mentale, une redéfinition constante de l’espace, de l’autre, de soi-même. Bibliographie Authier J-Y., Grafmeyer Y., Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2ème édition, 2008. Cardon D., L’enquête sur les catégories, Réseaux, 1995, volume 13 N°71. p. 131-134. Desportes J-P., Les effets de la coprésence passive, L’année psychologique, 1969 vol. 69, N°2, p. 615-634. Goffman E., Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de minuit, 1973. Houssard N., Jarvin M. (dir.), C’est ma ville! De l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2005. Levy J., Lussault M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. Mongin O., La condition urbaine. La ville à l'heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005. Quéré L., L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique, Quaderni N° 18, Automne 1992. p. 75-92. Paperman P., Les émotions et l’espace public, Quaderni, N° 18, Automne 1992, p. 93-107.

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Université : crise et communication Ozoua Georgette Gogoua, Sybille Le Monnier de Gouville Mardi 28 mars 2011, Problème :

Soit 3 bâtiments alignés D, C et B, et un espace extérieur X. On sait que : - D a 1 accès vers X et 1 accès vers C, - C a 3 accès : 1 vers X, 1 vers B et 1 vers C, - B a 1 accès vers X et 1 accès vers C. Hervé, situé dans l’espace extérieur X, veut se rendre en C. Or, suite à un incident, les accès de X vers D et C sont bloqués. Comment Hervé réussira t-il à surmonter cette difficulté pour se rendre en C ?

Tension… En s’approchant du bâtiment C, Hervé entend le vigile s’adresser aux étudiants : « personne n’entre ! » Très vite un essaim d’étudiants s’amasse aux portes. Il est 9h05. Certains devraient déjà être dans les amphithéâtres, en cours, TD ou en partiels... Mais que se passe-t-il ? Les raisons ne sont pas communiquées et subséquemment les rumeurs vont bon train parmi les usagers :

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Les agents de sécurité très actifs, surveillent l’entrée des bâtiments, communiquent entre eux via des talkies-walkies, en liaison avec le PC de sécurité central : « Il y a une panne d’électricité. Toute l’université n’est plus alimentée, il n’y a plus de courant nulle part. Pour des raisons de sécurité, aucun étudiant n’est autorisé à entrer dans les UFR respectifs ». Certains, déjà dans leurs salles de cours transmettent l’information vers l’extérieur par « sms » ou appel téléphonique. Des gens seraient bloqués dans les ascenseurs… Pendant qu’un appariteur vérifie cette information, les autres bloquent les accès et les agents techniques, en lien avec la BSL1, tentent de remédier à la panne.

1 Bureau de Service et Logistique.

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« Nanter-rezina1 »

Barrières bloquant l’accès entre les bâtiments C et D de l’université Paris Ouest. Ce matin-là, c’était la « Nanter-rézina », comme cela aurait pu arriver dans un autre lieu, dans une autre organisation, dans une autre ville. Ce n’est pas un épiphénomène et nul n’est à l’abri d’un dysfonctionnement qui instaure une crise, qui peut être multiforme (technique, économique, humaine, sociale, organisationnelle2). Thierry Libaert3, nous apprend que le phénomène de crise est accéléré et s’amplifie quelle que soit sa nature et il apparaît à l’improviste, souvent de façon brutale et incontrôlée, créant des effets inattendus aussi bien dans son expression que dans son déroulement. Les habitudes de fonctionnement vont alors être bouleversées. Selon l’importance des enjeux, la montée des incertitudes et des indécisions peut ainsi générer

1 Néologisme « Nanterre » et « Bérézina », par les auteurs. 2 Lagadec P., Apprendre à gérer les crises, Paris, Éditions d’Organisation, 1993, p. 34. 3 Libaert Th., La communication de crise, Paris, Dunod, 2005.

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des doutes, des rumeurs, des conflits, des dangers provoquant, dans le pire des scénarios, l’apocalypse d’une organisation… Communiquer Face à une crise, il faut réagir pour limiter les dégâts et pour cela, il est primordial de communiquer. Dès les années 1950, l’école de Palo Alto, s’est illustrée en initiatrice de théorie de la communication en tant que « la relation entre les individus ». Elle a développé des principes qui reposent sur le postulat que tout est communication. À l’aune du XXIème siècle, il devient pertinent de confronter les formes de communication valables qui favorisent une meilleure intelligibilité de nos sociétés organisées. La communication repose sur des informations, des données, des messages et divers supports. Mais quelles sont les capacités des responsables, en temps de crise, à élaborer et mettre à exécution une stratégie de communication de crise ? Pour répondre à une situation de crise, la communication habituelle ne suffit pas, il faut une nouvelle forme de communication utilisant des vecteurs qui peuvent être identiques, dont l’objectif est d’apaiser la situation en vue de rétablir l’ordre. Cette démarche devient incontournable pour éviter les dérives que causerait l’absence de communication de crise dont le risque serait que la communication se retrouve elle-même en crise. Sans communication de crise, la crise de la communication s’ajoute : une crise supplémentaire !

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Esquisse d’une méthodologie de communication de crise La gestion et la communication de crise ne s’improvisent pas. Pour faire face à la crise, Régis Revéret et Jean-Nicolas Moreau1 préconisent ceci :

1. Identifier la crise, en expliquant son origine, sa nature et ses caractéristiques. Il est important que cette description soit faite par des témoins professionnels afin qu’elle soit au plus proche de la réalité et vérifiable. Si nous revenons dans notre université les techniciens, faisant face aux moult ragots, ont transmis l’information officielle : « pour réparer une panne de générateur qui alimente les bâtiments D et C, il a fallu mettre hors tension l’ensemble des réseaux électriques de l’université Paris Ouest Nanterre La Défense ». 2. Constituer une cellule de crise et choisir un porte-parole. En effet, trop de personnes qui communiquent diluent l’information ; c’est également risquer de saturer les capacités de communication. Un plan de communication de crise sera alors mis en place. Suite à l’incident technique, le service de communication de l’université s’est chargé de gérer les relations entre les différents acteurs. Cette communication s’est faite par la parole, par téléphone, par talkie-walkie, par des affiches :

1 Revéret R., Moreau J.-N., Les Médias et la Communication de Crise, Paris, Économica, 1997.

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3. Anticiper les effets de l’information. « Informer, c’est faire passer un message, faire accepter une idée, rendre évident un fait. C’est persuader ses interlocuteurs, ne serait-ce que de la validité et de l’intérêt de l’information qu’on leur donne1 ». La question de la réputation entre en jeu ici. Que vont penser les autres de cette situation ? Quelles vont être les réactions ? Comment Hervé réussira-t-il à entrer dans le bâtiment C ?

Machines à café en panne ! Une crise ne doit pas être perçue ni vécue comme une fatalité car il existe des moyens de la juguler, aussi bien en interne qu’en externe, par une communication de crise planifiée. Selon l’ampleur de la crise, l’apport de spécialistes de la communication peut s’avérer très efficace et utile, du fait de leurs expériences pragmatiques et opérationnelles principalement via les réseaux sociaux, les médias et les nouvelles technologies de 1 Revéret R., Moreau J.-N., Op.cit., p. 64.

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BATIMENTS

D, DD, E

SERONT

FERMES POUR

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l’information et de la communication électronique. Une crise, sans générer de pertes humaines, peut causer des dégâts collatéraux remédiables ou irrémédiables. Une simple panne au niveau d’un générateur a eu des répercussions sur toute l’université de Nanterre1. En regardant le plan, la diversité des fonctionnalités des bâtiments est plus nette. Outre des problèmes de communication matérielle, sans téléphone fixe et sans Internet, la question de la sécurité (plus d’alarmes incendie) s’est révélée… Il y a eu des incidences pour la gestion du restaurant universitaire… Les cours par e-learning se sont retrouvés bloqués, ainsi que les moteurs de recherche de la bibliothèque… Les laboratoires de recherche ont aussi subi cette panne : comment sauver les œufs de canaris d’une couveuse par exemple… Selon les activités, les dégâts causés ne sont pas de même ampleur. Il existe différentes représentations de la crise. Hervé, en voulant accéder au bâtiment C, est-il conscient de tous les bouleversements occasionnés dans l’université ? Une chose est sûre, ce matin, il ne pourra pas prendre son café !

1 Cf. Le plan de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense à la page suivante.

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Plan de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

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Le logement : une crise globale et individuelle Sabrina Daine, Sarah Denis, Amanda Djafer, Sabah Elmostefa, Marjorie Noël « Dehors à la fois un lieu et une injonction. Un désordre et un ordre. […] Dehors c’est un peu partout, c’est toujours nulle part. […] Rien n’est plus violent que de rester dehors une fois tout le monde rentré»1. Introduction Appréhender une crise, c’est s’intéresser aux symptômes, aux causes. En ce qui concerne le logement en France, cela fait longtemps que l’on en parle, selon les agendas politiques et les évènements. Les réponses qui ont été choisies pour pallier cette crise sont diverses. Il convient de rappeler quelques éléments historiques utiles à la compréhension du phénomène. Crise du logement : historique En France, lorsque la mémoire de l’épidémie de choléra de 1832 inquiète l’opinion publique sur les conditions d’hygiène et d’insalubrité, le baron Haussmann met en oeuvre les recommandations de Napoléon III et entreprend la destruction des vieux quartiers centraux de la capitale, en ouvrant le cœur de Paris grâce à des grandes avenues bordées d’immeubles. Cette entreprise entraîne la fuite des ouvriers aux abords de la commune et un recentrage de la population ouvrière - soutenu par le patronat et l’Église - autour des usines et des manufactures. La bourgeoisie souhaitait, à travers la création des premières cités ouvrières, offrir un nouveau mode de vie à ces ouvriers. Le principe est le suivant : les habitants sont proches de leur usine, encadrés par un contrôle hygiéniste et disposent de commodités modernes (lavoir, visites gratuites d’un médecin, garderie). Ils doivent aussi se soumettre à un couvre-feu et à l’inspecteur qui veille aux bonnes mœurs des locataires. Le 30 novembre 1894, la loi Siegfried est votée autorisant la création des

1 Bauret G., Moix Y., Dehors, un visage pour les sans-abris, Paris, Paris-musées, 1997.

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« Habitations à Bon Marché » (HBM). Cette loi encourage la construction de maisons ouvrières. Ensuite ce n’est qu’avec la loi Loucheur votée le 13 juillet 1929 que de nouvelles mesures sont prises afin de répondre à la difficulté de se loger. Elle institue d’une part un programme de construction de 260000 logements ; d’autre part, elle promeut un habitat destiné aux classes moyennes avec 60000 logements programmés sur cinq ans. Mais la crise économique de 1929 entraîne l’arrêt de la construction et une non reconduction de la loi Loucheur. Après 1945, « ce sont 400000 logements qu sont détruits et 1500000 endommagés, répartis sur l’ensemble du territoire »1. Entre 1918 et 1939, peu de constructions d’habitat à loyer modéré (HLM) ont été réalisées. Elles se sont même totalement arrêtées pendant les cinq années de guerre. Afin de tenter de répondre à ces difficultés, des campagnes de réquisition des logements vides seront organisées. À cette époque le phénomène des « squatteurs » apparaît. Ces protagonistes procèdent à l’occupation illégale de logements vides. En cinq ans, quelques 5 000 familles sont ainsi relogées. En 1948, une loi permet de limiter le prix du loyer en fonction de la surface corrigée et garantit au locataire la sécurité du logement à vie. Cette forme interventionniste de réponse à la crise est aujourd’hui encore jugée pertinente par certains. Les années 1950-1960 sont marquées par une période de forte natalité et une reprise de la croissance. Face à l’insuffisance de la construction, un mouvement coopératif, « les Castors », incite ses membres à construire - à plusieurs - leur maison. En 1950, le gouvernement favorise la création d’offices publics municipaux et départementaux d’HLM. Afin de répondre aux besoins, les architectes réalisent de nombreux grands ensembles qui seront au départ appréciés par le plus grand nombre : il s’agit d’une amélioration incontestable du confort quotidien. En février 1954, l’Abbé Pierre lance un appel à une « insurrection de bonté » et le mouvement Emmaüs naît. Cette association caritative s’institutionnalisera par la suite et ira jusqu’à

1 Raffestin Y., Du logement à la ville. (1945-2000). Chronique d’un demi-siècle de bouleversements, Lyon, Éditions Lyonnaise d’Art et d’Histoire, 2009.

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gérer son propre parc immobilier issu de dons. Pour ses promoteurs, l’individu en crise est acteur de son insertion, l’accès au logement devient le support à un accompagnement social global, visant aussi une réinsertion professionnelle et sociale. Par de nombreux dispositifs comme les Zones à Urbaniser en Priorité ou les Offices Publics d’Aménagement et de Construction, l’État tente de répondre aux difficultés persistantes rencontrées par les familles. Cependant, cette avancée ne permet pas une disparition du mal logement. En 1977, une aide importante est mise en place : l’aide personnalisée au logement (A.P.L). Cette allocation vient renforcer l’aide à la personne. Ce n’est qu’en 1982 (loi Quillot) que le droit à l’habitat est considéré comme étant un droit fondamental, bien qu’il soit inscrit dans la déclaration universelle des droits de l’homme depuis 1948. Les années 80 marquent un nouveau tournant dans les politiques de logements. À partir de cette période, les premières démolitions des grands ensembles ont lieu et constituent une tentative de réponse à une autre crise, celle des banlieues. Le 13 juillet 1991, la loi d’orientation sur la ville, appelée aussi loi anti-ghettos, marque le début d’une volonté politique de ne pas concentrer en un même espace une population en difficulté. Mais ce n’est qu’en décembre 2000, avec la promulgation de la loi de solidarité et de renouvellement urbain (SRU), que l’État s’inscrit dans une démarche de solidarité et de mixité urbaine, obligeant sous peine d’amende un quota de logement social sur la commune. Enfin, en 2008, la loi DALO (droit au logement opposable) permet aux personnes les plus démunies d'entamer un recours contre les pouvoirs publics qui leur doivent un logement. L’application de cette loi est controversée car son application est complexe et ne répond pas aux exigences de mixité sociale. En effet, ce sont les communes disposant d’un parc de logement social important qui accueillent les personnes éligibles à la loi DALO, ce qui tend à une nouvelle forme de « ghettoïsation ».

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Ainsi, de manière récurrente, la crise du logement incite les institutions publiques à proposer des solutions qui touchent à la fois à l’aménagement du territoire, aux contingences économique ou encore au soutien aux populations fragilisées par la crise. En effet, « la législation nationale en matière de logement s’est fortement infléchie en faveur des populations les plus démunies »1. Des crises du logement En fait, il n’existe pas une, mais des crises du logement. Ainsi les définitions se multiplient. D’un point de vue économique, cette crise se traduit la plupart du temps en termes de déséquilibre entre l’offre et la demande. C’est à partir d’écarts quantitatifs qu’elle se mesure. Le logement est une marchandise, il a un coût, une valeur. Conséquemment, « la crise est une crise des prix, en lien avec un pouvoir d’achat logement insuffisant2. Comme l’évoque J-P. Dollé3, l’habitat et l’occupation de l’espace sont porteurs d’enjeux de pouvoir. Ils révèlent aussi la conception de la démocratie qu’ont les sociétés d’architectes. D’un point de vue politique, la crise du logement renvoie donc à la capacité des dirigeants à assurer un logement adapté aux besoins de la population. L’action politique tente donc, au moyen de lois, de dispositifs, de pallier l’insuffisance. On peut néanmoins considérer qu’il y a crise du logement quand le droit au logement, reconnu par la déclaration universelle des droits de l’homme, n’est pas respecté. Le logement est pensé en ce sens comme un besoin social et il incombe au corps politique d’y répondre. Plus précisément, la crise du logement est liée à une question sociale. Celle-ci se formule quand une catégorie entière d’acteurs sociaux n’a pas le niveau de vie auquel peut normalement prétendre tout membre de la société vu le développement

1 Grafmeyer Y., Authier J-Y., Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2008 (2e éd.), page 59. 2 Renard V., « Coût du logement. La question du foncier », Informations sociales, 2009/5, N°155, p. 48-57. 3 Dolle J-P., « L’inhabitable capital : crise mondiale et expropriation », Fécamp, Nouvelles lignes, 2010.

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de celle-ci1 . L’urbaniste et plus généralement les professionnels de l’aménagement du territoire, envisagent la crise du logement dans un rapport à l’espace. C’est souvent en termes de déséquilibres territoriaux que la crise est pensée. Ségrégation spatiale ou mixité, densité ou mitage, autant de concepts qui sont abordés par les professionnels. Ces différentes définitions, qui sont évidemment synthétiques, voire réductrices, rendent tout de même compte d’une caractéristique forte de la crise du logement : elle est multidimensionnelle. Ainsi elle dépend de facteurs conjoncturels et structurels, de la situation économique, démographique, de la construction urbaine et architecturale, de la conception du vivre ensemble etc. Il semble dès lors évident que la crise diffère selon les postures des acteurs, et que sa définition est donc souvent partielle et partiale. Ici, nous prenons le parti d’une approche sensible. La crise du logement à partir de l’individu, de son parcours, de ses ressentis est plus rarement développée. Penser la crise du logement à partir de l’individu, c’est aussi partir du point de vue de celui qui l’accompagne : le travailleur social. En effet, les professionnels du travail social sont aux premières lignes de la lutte contre l’exclusion et de l’inscription des personnes en difficultés dans la société. À cet effet, ils effectuent leur accompagnement, vers l’autonomie, vers la résolution de problème 2 . Les causes et les conséquences de cette crise pour l’individu qui la vit, ainsi que les enjeux des missions du professionnel, sont les aspects que nous privilégions. Qu’est-ce qu’habiter ? Définir les attributs du logement est complexe car cela nécessite de prendre en compte « trois niveaux : celui du capital localisé, […] possédé ou non par l’occupant, celui de l’espace habitable, fonctionnalisé, comme

1 Poyraz M. (dir.), Les interventions sociales de proximité, Paris, L’Harmattan, 2005. 2 De Robertis C., Orsoni M., Pascal H., Romagnan M., L’intervention sociale d’intérêt collectif. De la personne au territoire, Rennes, Presses de l’EHESP, 2008.

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instrument nécessaire aux pratiques domestiques […], celui de l’expression symbolique et identitaire […]»1 . Ainsi le logement renvoie tout d’abord à un bien financier, un patrimoine. Il existe des lieux où le logement est possible, des lieux de l’habitable. À l’inverse, le logement devenu une valeur marchande, les espaces sont de plus en plus habitables sous conditions, c’est-à-dire qu’il faut avoir les capacités financières pour pouvoir s’y loger. Le logement est aussi l’espace où se vit le domestique, le quotidien, les habitudes, le privé, où l’individu se constitue des repères, un rythme qui lui est propre. Dans ce cadre, le logement est un espace de liberté individuelle. Il est donc le refuge, l’abri contre l’autre. C’est dans ce sens que le logement est un support à l’expression individuelle et identitaire. Si le logement est un droit, c’est aussi un besoin vital, « l’abri, qu’il soit solide et permanent, en dur ou non, mobile ou non, précaire ou protégé et garanti, semble bien être un invariant anthropologique» 2 . De ce fait, il existe de nombreux termes pour définir le domicile : habitat, habitation, logis, chez-soi… toutes ces expressions évoquent ce lieu de vie comme le cœur des pratiques humaines, individuelles et collectives. Enfin, le logement répond au besoin d’estime de soi. Appartenir à un territoire, à un espace, c’est aussi un moyen d’être reconnu par le corps social. Selon T. Paquot, « c’est parce que l’homme habite, que son habitat devient habitation» 3, c’est-à-dire que l’usage d’un lieu, l’investissement dans un espace privé, transforme le logis, quel qu’il soit en lieu de vie. L’homme peut ainsi être, se projeter, se penser à partir de cet espace. Dans ce cadre, l’individu sans logement est celui qui ne peut assouvir ses besoins vitaux, dans l’instabilité permanente. La définition de l’individu en crise de logement mérite d'être approfondie. Définir les victimes de la crise du logement ?

1 Bonnin P., « Produire la domus : une affaire de famille. Niveaux et formes d’investissement des familles dans l’espace domestique », Sociétés contemporaines, 1991/5, N°5, p. 145-161. 2 Paquot T., « Habitat, habitation, habiter. Ce que parler veut dire », Informations sociales, 2005/3, N°123, p.48-54. 3 Ibid. p. 53.

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Seule une grande part de la population dispose d’une résidence principale. L’autre part se constitue de personnes ayant plusieurs logements pour des raisons souvent liées à la formation ou au métier et, à l’inverse, d’autres personnes n’ont pas de logement du tout. Les enquêtes prenant appui, pour la plupart, sur le lieu de résidence de chacun, on peut comprendre qu’il soit difficile d’élaborer des statistiques concernant les sans domicile. En 1993, l’Ined s’est penchée sur cette difficulté dans le cadre des travaux du Conseil national de l’information statistique (Cnis). Comment définir ce public ? Une première définition « spontanée » est liée à la visibilité des sans domicile dans l’espace public. « Ainsi, on aura tendance à considérer comme sans domicile les personnes qui font la manche dans le métro, les vendeurs de journaux de rue et d’autres personnes qui ont un mode d’occupation de l’espace public tel qu’elles le privatisent en partie1 ». Concrètement, ceux qui tirent leurs ressources financières de la rue et ceux qui se l’approprient comme un espace privé sont considérés comme sans domicile. Mais cette définition a ses limites. Les personnes occupant de cette manière l’espace public peuvent tout de même disposer d’un logement personnel ou encore, elles peuvent être dans d’autres situations résidentielles (hébergées par une autre personne, logées dans un squat...). Par ailleurs, cette définition ne prend pas en compte les personnes qui ne se distinguent pas - par leur apparence physique ou par leur mode d’occupation - de l’espace et qui ne disposent pourtant pas de logement autonome. Le risque est alors de ne pas considérer l’ampleur des problèmes de logements à sa juste valeur. Une seconde définition statistique porte sur la situation de logement et non sur la visibilité des personnes dans l’espace public. On considère l’endroit où dort la personne. La question est ensuite de savoir s’il serait pertinent de prendre en compte d’autres aspects, extérieurs à cette situation, concernant plus particulièrement la personne (état de santé mentale, situation professionnelle...). On peut alors citer l’exemple des

1 Marpsat M., « Les personnes sans domicile ou mal logées », Travail, genre et sociétés, 1/2004, N° 11, p. 79-92.

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Pays-Bas dont la définition de la personne sans domicile a longtemps porté sur ses relations sociales. Une nomenclature des situations de logement a été établie lors des travaux du Cnis en 1993-94. Ces dernières ont, depuis, continué à faire l’objet de réflexions et d’amélioration. L’objectif est de classer les situations de logement des sans abris dans des nomenclatures générales du logement, en relation avec le reste de la population. Quatre dimensions des situations de logement ont ainsi été déterminées. La première concerne les caractéristiques physiques du logement (maison, appartement, centre d’hébergement…). La deuxième s’intéresse au confort du logement (pour les personnes sans logement il s’agira de noter l’accès ou non à un point d’eau, à des toilettes…). La suivante s'attache au statut d’occupation (propriétaire, locataire, hébergé…), et la dernière touche la stabilité de son occupation dans le temps. Dans chacune de ces caractéristiques, différentes échelles qualitatives vont permettre de distinguer les situations. Ainsi l’individu touché par la crise du logement serait celui dont la situation est la plus inconfortable et la plus précaire. Mais d’autres dimensions possibles pourraient être ajoutées à celles qui viennent d’être énoncées. Ainsi, l’une d’entre elles prendrait en compte ce qui concerne l’adéquation du logement et du ménage qui l’occupe (surpeuplement, coût excessif, etc.). Une autre serait consacrée à la différenciation de la situation de toutes les personnes du ménage (signataire d’un bail ou personne considérée comme hébergée). Il existe plusieurs situations de logement qui dépendent de plusieurs critères. L’un d’entre eux est le genre. En effet, les femmes sont plus nombreuses à être recensées en logement HLM ; elles constituent la très grande majorité des chefs de familles monoparentales majoritaires dans ce type de logement. À l’inverse, les hommes sont plus nombreux dans des formes de logement plus marginales comme les chambres d’hôtel ou les habitations mobiles. Par ailleurs dans la rue, si on reprend la définition liée à la visibilité, les individus concernés par la crise du logement sont principalement des hommes.

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Comment les victimes de la crise définissent-elles leur situation ? Le point de vue des personnes sans domicile ou mal logées est à prendre en compte lorsqu’il s’agit de définir justement leur situation. Il permet en effet de prendre du recul quant aux résultats des enquêtes. Les intéressés définissent une situation de « locataire » dans la mesure où la personne doit payer une contribution financière, sans prendre en compte le droit conféré par un bail. Ainsi, une partie des personnes hébergées dans un centre moyennant une participation financière se déclareront locataires, comme des personnes logées en hôtel meublé ou dans un appartement procuré par une association. On constatera alors que sur l’échelle du statut d’occupation, abordée précédemment, être titulaire d’un bail est considéré comme une situation plus avantageuse en raison de la sécurité qui y est rattachée. Tandis que du point de vue de l’échelle du confort, un logement procuré par une association est très supérieur à un appartement insalubre. La frontière entre locataire avec un bail et personne payant une contribution est donc floue. Ce constat s’explique par le fait que les personnes enquêtées sont en situation financière difficile, ainsi leur loyer devient pour eux une préoccupation essentielle. Identifier et catégoriser ceux qui souffrent de la crise du logement est donc complexe, et reste variable selon les approches. Ainsi, les résultats d’enquête font apparaître des situations complexes qui sont accentuées si l’on prend en compte des facteurs tels que la durée et les modifications de la situation jour après jour. Une crise peut en cacher une autre... La perte d’un logement peut entraîner la rupture d’autres liens sociaux, mais peut également se traduire par une remise en question de la personnalité, des troubles psychologiques et de l’estime de soi. Subir la crise du logement c’est être soumis à d’autres crises. Selon l’OMS, « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ».

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La perte du logement affecte les relations au sein de la famille, et ce tant il est difficile d’admettre de ne plus pouvoir correspondre aux attentes de son entourage et de se sentir inutile aux autres1. Ce processus conduit au risque que l’individu soit dévalorisé et marginalisé. Selon É. Philippot-Maldiney2, si auparavant les exclus étaient des clochards d’un certain âge, aujourd’hui il en est autrement. En effet, étudiants, travailleurs pauvres ou chômeurs, de plus en plus de personnes sont concernées par le mal logement. Qui dit exclus du logement ne veut pas systématiquement dire pauvres. Il s’agirait plutôt d’une accumulation de situations conduisant au retrait de la vie sociale. Cette population a perdu les signes de socialisation et a vécu parfois plusieurs ruptures (perte d’emploi, perte du conjoint, des enfants, perte du logement). Elle est passée d’incluse à exclue et n’est souvent plus en capacité d’être agissante et autonome pour faire le chemin inverse. Il existe un sentiment de honte, une perte d’estime de soi, perte du sens de leur vie qui entraînent une souffrance psychique difficile à cerner. En effet, « les émotions s’emparent des personnes qui souffrent et qui pâtissent d’une situation, [et] peuvent les paralyser, les démotiver, et les démobiliser» 3 . Le travailleur social, au contact direct des individus, doit accompagner les personnes autant dans l’insertion sociale que dans le suivi psychologique des personnes. Au niveau local, l’action sociale est souvent déléguée aux associations chargées de répondre à la crise. C’est le travail de l’une d’entre elles que nous allons décrire à présent. Partir de l’individu : L'Accompagnement social lié au logement (ASLL) En Ile-de-France, plusieurs associations de bénévoles se mobilisent pour la création de logements sociaux. Elles souhaitent apporter une réponse

1 Paugam S., La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002. 2 Phillipot-Maldiney É., « Le mal-être des personnes en situation d'exclusion, il n’y a pas d’exclus heureux », Psycause, 1998, N°14. 3 Cefaï D., Pourquoi se mobilise-t-on? Les théories de l'action collective, Paris, La Découverte, 2007.

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concrète à la crise du logement accentuée depuis les années 80. À ce jour, elles deviennent des acteurs importants dans le champ de la politique du logement. Certaines d’entre elles achètent des logements dans le secteur privé qu’elles transforment en logements à loyer modéré, afin de les louer de manière temporaire à des ménages touchés par des problématiques du mal logement ou de l’absence de logement. Cela a permis, entre autres, de développer la notion de logement passerelle. C’est-à-dire une location temporaire, d’une durée moyenne de deux ans. C’est le temps minimum estimé pour que les personnes puissent être logées, le temps de se stabiliser et de pouvoir présenter une candidature à un bailleur HLM pour une solution de relogement durable. Cela se fait avec l’aide d’un accompagnement assuré par un travailleur social, c’est ce qu’on appelle l’ASLL dans le cadre de la loi Besson. Cette dernière a permis de financer des postes de professionnels de l’accompagnement afin de soutenir le locataire dans son projet et de l’aider à accéder à un logement durable. Mais pour les personnes qui vivent cette crise de l’intérieur, ceux qui sont logés en logement passerelle, l’accès au logement suffit-il à répondre à cette crise ? Mr L… a vécu 8 ans dans sa voiture stationnée près de la gare. Même s’il a accédé à un logement passerelle, il a du mal à investir son logement. Dès son entrée, il a reconstitué « la vie de la rue » dans son studio par des sacs entassés, sac de couchage au sol… Peu à peu, il l’a investi davantage et pourtant, plus de deux ans après, des difficultés d’hygiène persistent (mégots de cigarettes au sol, vaisselle entassée…). Il passe ses journées sur un banc près de la gare avec ses amis SDF… Suite à une séparation, Mme V... se retrouve seule avec ses deux enfants dans un T4 du secteur privé. Des difficultés de santé l’empêchaient d’occuper un emploi stable. Elle ne pouvait assumer l’ensemble de ses charges financières. Les dettes s’accumulant, le bailleur a lancé une procédure d’expulsion à son encontre. Pour se sécuriser avec ses enfants, elle accède à un logement passerelle lui permettant de trouver une solution temporaire de relogement.

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Quelques mois après l’attribution, elle s’est vite appropriée les lieux. Elle a pu ainsi se centrer sur ses problèmes de santé et accéder à un emploi adapté. Deux ans plus tard, elle a obtenu un logement dans le parc public et l’accompagnement social n’avait plus lieu d’être. Il est clair que l’accès au logement n’est pas suffisant à Mr L… pour régler des difficultés antérieures et complexes. Alors que pour Mme V…, le logement passerelle lui a permis d'être rassurée, et de se mobiliser pour avancer et se centrer sur d’autres problèmes (santé, démarches administratives, recherche d’emploi, lien avec ses enfants…). Elle a rapidement trouvé un emploi lui permettant d’augmenter ses ressources. En fait l’accès à un logement règle un problème. Il ne permet pas de sortir totalement d’une situation de crise. Cela interroge également le fonctionnement du logement passerelle. En effet, la durée prévue est la même pour tout le monde, fixée arbitrairement sans prendre en compte les situations personnelles. De fait, il est évident que le temps pour sortir d'une crise dépend de chaque situation. À chacun sa crise : le risque de généraliser Appréhender la crise du logement est une entreprise ardue, tant la caractérisation du public, les conséquences de cette crise, et les formes de réponses individualisées sont difficiles à déceler. Cette crise est permanente, quotidienne mais chacun la subit d’une manière singulière. Certains sont soutenus, d’autres non. Parler de la crise du logement du point de vue de l’individu, c’est d’abord refuser sa systématisation… et sa banalisation.

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Bibliographie Bauret G., Moix Y., Dehors, un visage pour les sans-abris, Paris, Paris-musées, 1997. Bonnin P., « Produire la domus : une affaire de famille. Niveaux et formes d’investissement des familles dans l’espace domestique », Sociétés contemporaines, 1991/5, N°5, p. 145-161. Cefaï D., Pourquoi se mobilise-t-on? Les théories de l'action collective, Paris, La Découverte, 2007. De Robertis C., Orsoni M., Pascal H., Romagnan M., L’intervention sociale d’intérêt collectif. De la personne au territoire, Rennes, Presses de l’EHESP, 2008. Dolle J-P., « L’inhabitable capital : crise mondiale et expropriation », Fécamp, Nouvelles lignes, 2010. Grafmeyer Y., Authier J-Y., Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2008. Marpsat M., « Les personnes sans domicile ou mal logées », Travail, genre et sociétés, 1/2004, N° 11, p. 79-92. Paquot T., « Habitat, habitation, habiter. Ce que parler veut dire », Informations sociales, 2005/3, N°123, p.48-54. Paugam S., La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002. Phillipot-Maldiney E., « Le mal-être des personnes en situation d'exclusion, il n’y a pas d’exclus heureux », Psycause, 1998, N°14. Poyraz M. (dir.), Les interventions sociales de proximité, Paris, L’Harmattan, 2005. Raffestin Y., Du logement à la ville. (1945-2000). Chronique d’un demi-siècle de bouleversements, Lyon, Éditions Lyonnaise d’Art et d’Histoire, 2009. Renard V., « Coût du logement. La question du foncier. », Informations sociales, 2009/5, N°155, p 48-57.

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Crise du logement étudiant Sarah Denis, Stève-Wilifrid Mounguengui, Sabrina Sahraoui, Nadia Sellam

« Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires [...] 1»

Crise du logement. Voilà bien une expression entrée dans la vulgate médiatique, dans les discours politiques aussi bien que dans le langage de l’homme commun, tant la pénurie de logement est devenue un problème du bien-être général. L’expression nous est si coutumière qu’elle semble aller de soi au point que plus personne n’interroge sa signification. On parle de crise quand les pratiques, les ressources, les systèmes traditionnels d’organisation et d’intégration ne sont plus capables de répondre aux problèmes qui se posent à la société. C’est l’incapacité à résoudre ou à répondre de manière adéquate aux problèmes posés que l’on nomme crise. D’après Habermas « les crises naissent lorsque la structure d’un système social affronté à un problème admet moins de possibilités de solutions que le système n’en réclame pour se maintenir. Les crises sont des troubles permanents de l’intégration du système2». Selon l’auteur, la crise est une puissance objective qui dépouille un sujet voire une société, d’une partie de la souveraineté qui lui revient normalement. La crise est ainsi un phénomène aliénant et sa résolution est de fait synonyme de libération. Appliquée au logement, la notion de crise intervient pour désigner les carences qui affectent le parc locatif qui n’est plus à même d’apporter des solutions aux individus. En clair, l’ensemble de l’offre de logement, public et privé, ne répond plus aux demandes des étudiants. La crise du

1 Déclaration universelle des droits de l’Homme, article 25, 1948. 2 Habermas J., Raison et légitimité, Paris, Payot, 1973, p.13.

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logement se situe dans l’écart différentiel entre la démographie croissante de la population étudiante et la stagnation de l’offre immobilière. Qu’est-ce qu’un étudiant ? Il est évident qu’il s’agit d’un groupe hétérogène, qu’il est complexe de le définir. Disons que c’est celui qui se forme au-delà du baccalauréat. Si cette crise affecte cette catégorie, c’est que cette population n’a cessé de croître, alors que la construction de logements adaptés n’a pas été prévue. S’en est suivi un déséquilibre entre une demande de logements accrue et une insuffisance du parc locatif. C’est cela que l’on nomme : la crise du logement étudiant.

Facteurs de la crise... liste non exhaustive... Des causes structurelles nourrissent cette crise du logement étudiant. Structurelles parce qu’elles sontpermanentes et inhérentes aux logiques des systèmes d’hébergement.

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Tract réalisé par nos soins, à destination des étudiants

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Il s’agit de : L’insuffisance du parc locatif, et notamment celui du Crous1, qui ne suit pas suffisamment l’évolution du nombre d’étudiants. La mauvaise réputation des étudiants (mauvais payeurs, nuisances, etc.). L’appréhension imaginaire présente le jeune sous le trait stigmatisant de la marginalité et de l’irresponsabilité en plus des difficultés de ressources qu’il traverse. Dans ces conditions, il est difficile d’accéder au parc locatif privé. Les étudiants ont peu accès au parc social, qui privilégie les familles, et doivent donc trouver un logement dans le parc privé, plus cher et donc plus difficile d’accès. Les étudiants privilégient des logements en centre-ville alors que la crise sévit surtout dans ces espaces urbains densément peuplés. Des causes conjoncturelles pèsent également sur cette crise : Les personnes âgées, de plus en plus nombreuses à rechercher des petits logements proches des commodités font concurrence aux étudiants. Elles désirent plus d’autonomie et dédaignent les maisons de retraite. L’augmentation des exigences des propriétaires. Le cumul de plusieurs critères draconiens handicape sérieusement l’accès au parc locatif privé. Les étudiants sont mobiles, ils changent fréquemment d’appartements. Les loyers augmentent donc à chaque nouvel arrivant. Les logements

1 Centre Régional des Œuvres Universitaires et Scolaires

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adaptés aux étudiants sont ceux qui subissent le plus l’augmentation des loyers. Crise en chiffres On estime actuellement à 2,2 millions le nombre d’étudiants en France. 59% des étudiants habitent hors du domicile parental. 1 300 000 étudiants ont donc besoin de trouver un logement.1 Dans l’académie de Paris, le Crous enregistrait à la rentrée 2010 près de 3 000 demandes pour un logement. Plus d’un tiers des étudiants interrogés par l’Observatoire de la Vie Étudiante déclarent avoir trouvé un logement difficilement ou très difficilement. 37,6% des étudiants qui vivent dans un logement individuel ont connu des difficultés pour l’obtenir, contre 28,1% chez les étudiants qui vivent dans une résidence collective2. Les étudiants se tournent principalement vers les annonces et le recours aux agences immobilières (respectivement 24,2% et 26,0%), viennent ensuite le Crous (15,3%) et la mobilisation des réseaux de relations (16,8%)3. Aujourd’hui le logement est le premier poste budgétaire des étudiants. Les loyers varient fortement selon le type de logements et la localisation des résidences.

Se loger... où, comment ?4 La majorité de l’offre publique destinée aux étudiants est gérée par les Crous. Les chambres du Crous majoritairement demandées sont les « cabines ». Voici une annonce locative qui illustre le type de logement proposé :

1 Rapport de l’Observatoire de la Vie Étudiante, 2006. 2Rapport de l’Observatoire de la Vie Étudiante, 2006. 3 Rapport de l’Observatoire de la Vie Étudiante, 2006. 4 Réalisées par nos soins, les annonces qui suivent prennent en compte les prix des logements sur le marché actuel et s’inspirent d’annonces réelles.

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« Dans cité U à rafraîchir. Chambre indiv. (ni couples, ni animaux) meublée 10m². Cuisine, sanitaires et salles de travail collectives. Elec. et chauff. à négocier. 225€. Critères d’attribution précis, prendre contact avant visite. Liste d’attente ».

Dans le privé, les prix sont bien plus fluctuants, ce qui nécessite pour les étudiants des revenus plus élevés, néanmoins ils constituent le mode le plus ancien et le plus répandu des étudiants pour se loger.

« Appartement 12m². 1 pièce. Paris 17 – Place des Ternes. Immeuble Pierre de taille bon standing 6ème et dernier étage. Ascenseur, balcon, bureau, parquet, moulures. 700€ ».

Le loyer mensuel moyen payé par les étudiants s’élève à 388 euros1 mais varie fortement selon les villes. Ce phénomène pèse évidemment davantage sur les étudiants d’origine modeste. D’une manière générale, le rapport qualité/prix de ces logements est extrêmement variable. En effet, plus une ville est grande, moins il y a de logements accessibles aux étudiants et plus ces espaces sont élevés2. Dans un marché fortement concurrentiel avec des niveaux de loyers très élevés, les étudiants se tournent de plus en plus vers la colocation. Cette formule, autrefois marginale en France, tend à se développer depuis quelques années.

« Bonjour, homme de 35 ans travaillant comme consultant en Informatique décisionnelle, je propose une colocation dans un 3 pièces de 87 m² situé à 5 minutes du RER et à 15 mn de la Défense à pied. L’appartement est composé d’un grand séjour et de 2 chambres entièrement meublées. La chambre à louer est spacieuse avec un tapis + lit convertible 2 places+ bureau et une penderie. Il y a enfin

1 Dauvergne G. « Logement étudiant: 338 € de moyenne », dossier le tour du logement étudiant, [en ligne] www.letudiant.fr 2 Rapport de l’Observatoire de la Vie Étudiante, 2006.

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une cuisine équipée et une salle de bain avec baignoire. Le tout est meublé et très bien équipé (y compris Internet wifi + téléphone fixe), 500€ ».

Les résidences privées sont ouvertes à tous les étudiants. D’un bon niveau de confort et d’équipements, souvent situées à proximité des écoles ou en centre-ville, elles offrent une gamme de services variés.

« Les appartements sont équipés et meublés pour votre plus grand confort grâce à des aménagements de qualité : kitchenette avec évier, plaques électriques, réfrigérateur, four micro-ondes et vaisselle (selon la résidence). Placards et rangements. Salle d’eau avec WC. Prises TV et téléphone. Compteur élec. indiv. Canapé-lit, table, chaises, bureau, luminaires. Ligne à dispo (selon résidence). Studio 750€ + 750€ frais de dossier ».

Les montants de loyers peuvent varier du simple au triple en fonction des acteurs, du type de logement, du niveau de prestations et de l’implantation géographique. Alternatives

L'association Ensemble2générations : Approche sociale de la crise

Cette association de loi 1901 vise à réunir deux générations différentes au sein d’un même logement, celui du senior. D’inspiration catholique elle est ouverte à tous quelle que soit la confession. En 2010, il existe cinq cents colocations de type intergénérationnel.

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Au-delà de la réponse sociale, une teneur éthique sous-tend le projet du logement intergénérationnel. Dans une société où les personnes âgées sont souvent placées dans des situations d’isolement ou dans des maisons de retraites, coupées de l’ambiance sociale, cette cohabitation est un début de solution intéressante. Dans l’autre sens, la figure du jeune représentée souvent par les stigmates de la violence et l’irresponsabilité se retrouve en partie revalorisée. L’éthique du projet réside dans cette relation entre deux tranches d’âge de la société confinées aux polarités inactives de l’ensemble social. Trois formules sont proposées en fonction des besoins.

Le Collectif Jeudi Noir Le nom du collectif fait référence au krach boursier du jeudi 24 octobre 1929. Le jeudi est également le jour de parution des annonces immobilières de particuliers. Jeudi Noir est un collectif informel et horizontal, sans président ni statuts. La finalité du projet est de faire éclater la bulle immobilière et de réguler le marché du logement au moyen de la réquisition des logements vides. Leur projet est de l’ordre de la revendication politique.

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Le but est d’être médiatisé pour sensibiliser le plus de monde possible et faire adhérer les citoyens et les personnalités politiques à leur cause. Le collectif ne fait « pas de travail social1 », n’accompagne pas de manière individuelle les squatteurs et refuse les personnes trop marginales (SDF, toxicomanes...). La situation des squatteurs est précaire et inconfortable, puisqu’il faut souvent faire des « sauts de squats en squats2 ». Les habitants paient les charges, les travaux de réhabilitation de l’immeuble réquisitionné et les frais d’avocat. Jeudi Noir fonctionne sur ses ressources propres et ne bénéficie d’aucun financement, hormis des dons de particuliers. Les dernières expulsions ont entraîné de vrais problèmes budgétaires puisque les squatteurs doivent payer 80000€ de frais, alors qu’ils sont insolvables.

Deux projets qui diffèrent… mais se ressemblent Tandis que le statut associatif d’Ensemble2générations permet de réaliser des actions dans un cadre réglementé et avec des ressources financières importantes, c’est l’inverse qui se produit pour Jeudi Noir. Leurs actions ne visent pas les mêmes objectifs et finalités. Alors que l’une accomplit une œuvre sociale, l’autre se positionne dans le militantisme. Par conséquent, leur rapport au politique varie. Pour Ensemble2générations c’est une relation partenariale, le cadre de la collaboration est défini. Jeudi Noir a des relations plus informelles avec les politiques, selon les actions, la médiatisation et le calendrier. Certains sont considérés comme des alliés, d’autre comme des opposants. Malgré tout, les deux désirent se faire connaître auprès du public, des hommes politiques et utilisent les médias comme moyen pour se faire connaître. Pour l’association, l’individu semble primer sur la cause, tandis que c’est l’inverse pour Jeudi Noir. L’association mène un travail de déconstruction des représentations et des préjugés qu’ont les seniors et les étudiants, afin de réduire l’écart entre ces deux générations. Jeudi Noir tente de faire évoluer les réglementations et les programmes politiques.

1 Entretien avec un membre du collectif Jeudi Noir. 2 Ibid.

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Le logement fourni par Jeudi Noir est instable, alors que l’association propose en échange de services et d’un loyer modéré, une chambre meublée pour une durée définie à l’avance qui peut éventuellement être prolongée. Par conséquent, l’association assure aux étudiants stabilité et confort, ce qui est un atout important pour la réussite de leurs études. Choisir le squat, quand toutefois on le choisit, c’est se positionner politiquement, tenter de faire bouger les choses. En ce sens les deux projets répondent à la même crise, en relation avec les besoins actuels. La preuve de l’adéquation entre les solutions proposées par les deux projets et les besoins actuels sont qu’ils sont repris par d’autres. La diffusion du projet Ensemble2générations à d’autres villes de France est déjà effective, mais il semble évident que l’issue de l’évaluation décidée par le Haut commissariat à la jeunesse sera déterminante pour le développement de la structure. Celle-ci gagnerait en adhérents, en moyens financiers, humains et en médiatisation. En revanche, ce soutien financier entraînera potentiellement la dépossession de l’établissement des objectifs, du pouvoir de décision des acteurs du terrain, bénévoles et salariés qui sont actuellement au cœur du processus de décision et d’intervention. De même la diffusion sous-tend que le modèle associatif sera reproduit et perdra alors son caractère original. Le projet Jeudi Noir aura sans doute plus de difficultés à être diffusé, d’une part parce que le caractère subversif et pénalement condamnable de leurs actions ne pourra bénéficier du soutien de l’État et qu’ensuite, leurs actions se doivent d’être médiatisées pour avoir de la valeur et être réussies. Dans ce sens, puisque « les journalistes ne vont pas en banlieue, et puisque le centre de Paris c’est plus pratique pour tout le monde 1» la diffusion de l’action en banlieue ou dans une petite ville de Province a peu de sens.

1 Entretien avec un membre du collectif Jeudi Noir.

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Réponses partielles et partiales Il n’existe ni réponse globale, ni solution immédiate pour résoudre la crise du logement étudiant. Mais les deux projets ont au moins le mérite de poser le problème du logement étudiant, de lui rendre sa visibilité politique au cœur d’une société dont on s’accorde à dire qu’elle est parcourue de crises diverses et variées qui l’invitent à se réorganiser afin de permettre le vivre ensemble et la dignité de ses membres. Pourtant dans le vaste océan de la crise du logement étudiant, ces deux projets ne constituent qu’un îlot de solutions, car ils ne peuvent fournir que des réponses partielles face à une problématique qui les dépasse. Le positionnement politique de Jeudi Noir entraîne nécessairement des actions concrètes. Si ces actions se révèlent parfois en termes de coups d’éclat médiatiques, les individus logés restent dans une situation précaire. Le projet de Jeudi Noir, s’il n’est pas illégal en ce qu’il biaise avec la loi, est au moins aux frontières de l’illégalité. D’où d’ailleurs les poursuites dont font l’objet ses membres. Cette difficulté juridique disqualifie d’emblée ce groupe comme un potentiel partenaire et interlocuteur dans le processus de concertation autour de la résolution de la crise du logement étudiant. Leurs revendications militantes sont considérées trop extrémistes pour être prises en compte dans le cadre d’un partenariat institutionnel. En effet, le Crous par exemple ne pourrait en aucun cas envisager de construire une action conjointe, alors qu’il est partenaire d’Ensemble2générations. Toutefois, en dépit d’une logique de projet défini, Ensemble2générations ne fournit qu’une réponse partielle à la crise. Ce phénomène s’explique en partie par la réticence des seniors à louer aux jeunes et à cohabiter avec eux. Inversement certains jeunes craignent d’être des auxiliaires de vie dans cette cohabitation. Ce choc des représentations ruine la volonté et la confiance nécessaire à l’adéquation de l’offre à la demande. Ces limites ne disqualifient pas, à proprement parler, la pertinence des projets. De ce fait, des militants du terrain se sont emparés de la question et proposent des solutions partielles, dont la légalité peut être discutée mais qui ont le mérite d’exister, d’être un moyen de réponse. Dans ce cas de figure, les projets associatifs, quel que soit leur pertinence, ne sont qu’un district de réponses limitées au sein de l’univers infini de la crise.

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Paroles de jeunes dans un Salon Urbain de Proximité Karine Tilly Jean-Joseph Histoire d'une participation des enfants et des jeunes La question de la participation des jeunes n’est pas une idée neuve, elle remonte au lendemain de la dernière guerre mondiale, dans un contexte de libération et d’insurrection des jeunes. Entre deux guerres, une série de mouvements pédagogiques mettent en avant la participation et l’autonomie de l’enfant et du jeune. C’est dans ce contexte que se développent les Maisons des jeunes et de la culture, les Francas, les Scouts de France, les Éclaireurs de France mais aussi toute une série de mouvements pédagogiques - « Boutiques d’enfants » à Berlin, notion de « self-government » - et psychologiques - C. Freinet, Maria Montessori, Jean Piaget, Françoise Dolto qui promeuvent l’idée centrale que « l’enfant est une personne ». Dans les années soixante-dix, des mouvements s’esquissent à l’initiative de lycéens et d’étudiants pour une participation dans les universités et les conseils municipaux. Ce renouveau coïncide avec l’émergence de la jeunesse comme classe d’âge, porteuse d’une culture spécifique. Dans les années quatre-vingt, les jeunes occupent une place importante dans les villes nouvelles de la banlieue parisienne. Cette situation conduit de nombreux acteurs locaux - élus, acteurs des politiques de prévention, personnels de l’Éducation nationale, travailleurs sociaux, sociologues, urbanistes - à s’interroger sur la place des jeunes et leur insertion au niveau local. Les conseils d’enfants et de jeunes sont créés, principalement pour lutter contre l’exclusion. Dès le début des années quatre-vingt-dix, l’État encourage le développement de conseils d’enfants et de jeunes qui passent du statut d’expérimentation à celui de généralisation. C’est à cette période que naît l’Association Nationale des Conseils d’Enfants et de Jeunes (ANACEJ). C’est dans ce climat qu’est ratifiée la Convention internationale des droits de l’enfant qui définit notamment le droit à la protection et à l’expression des enfants et des jeunes.

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Dire sa ville ou se dire en ville ? Au-delà de questionner la participation des jeunes aux décisions locales, les supports de participation proposés dans les villes interrogent les méthodologies de consultations et d’accueil de la parole des jeunes, de tous les jeunes. La typologie des jeunes est multiforme, elle revendique différemment son envie de prendre sa place : certains s’expriment et sont accompagnés à s’exprimer par des moyens artistiques, les arts urbains en sont un exemple ; d’autres prennent la parole et ont un discours clair quelle que soit la génération à laquelle ils s’adressent ; certains se trouvent totalement débordés par leurs émotions ou leurs colères ; d’autres encore restent silencieux. Le rap est un exemple de prise de parole urbaine : il parle du quotidien avec des mots communs, sans prendre de distance, en exposant une réalité crue. Le politique y entre par le stéréotype. Cependant, on peut constater que la culture Hip Hop, longtemps utilisée comme support d’accompagnement aux projets et d’accès à la culture pour les jeunes de banlieue, reste stigmatisée. L’image des jeunes de banlieue est souvent négative, plutôt synonyme de chômage, de danger, d’immigration, d’insécurité que de ressource. La jeunesse fait peur, on lui attribue tous les maux de la banlieue, parce qu’elle semble étrangère et donc étrange. Les paroles désorganisées sont des indices de nouveaux besoins de sens. Elles dénoncent le malaise symbolique d’un sujet qui revendique des déplacements de sens dans un espace socio politique mis sous silence1. De manière générale, les acteurs qui accueillent la parole des jeunes poursuivent des objectifs précis : accès à l’emploi, sensibilisation aux conduites à risque, consultation santé, accompagnement sur un projet, accès aux loisirs, accompagnement à la scolarité, participation à la vie locale… Ces approches sont bien sûr nécessaires mais concourent souvent à aborder le jeune de manière fractionnée, dans une dimension problématique ou parfois instrumentalisée. D’autres approches permettraient-t-elles de recueillir une parole plus libre et moins stigmatisée ?

1 Orlandi E.P., « La ville comme espace politico symbolique. Des paroles désorganisées au récit urbain », Langage & société, 2001/2, n° 96, p. 105-127.

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Les jeunes et l'espace public Concept polymorphe, l’espace public renvoie à un espace physique, bâti, de liaisons entre les bâtiments (la rue, la place…), de rassemblements. C’est le fondement spatial du « vivre ensemble ». Le concept désigne aussi un espace d’expression, de représentation, de confrontation, de construction d’un monde commun, et bien souvent un espace d’inter compréhension, ou encore un espace de construction/déconstruction des consensus. Ainsi, l’espace public est composé d’une entité « physique » et d’une entité « sensible »1. Les jeunes sont présents dans l’espace public pour se retrouver entre pairs, explorer, faire des rencontres, vivre des expériences, jouer, s’identifier, ne rien faire, sortir de leurs logements trop exigus, éviter leurs parents... Certains d’entre eux, qui ne fréquentent pas les structures existantes, interrogent souvent les professionnels de l’éducation, les associations de quartier, les institutions, les habitants : ils sont qualifiés de « jeunes non captifs », ce qui donne à penser qu’il s’agirait de les « capturer », les « contrôler ». La ville, au sens de l’espace public extérieur, est souvent pensée de façon antagoniste avec l’éducation : lieu dangereux où le jeune ne devrait pas être. Cet espace renvoie à des arguments sécuritaires (circulation routière...) ou de moralité (violence, drogue...) qui en font un espace criminogène. Une autre vision, selon Habermas, permet d’identifier l’espace public à un espace symbolique de la formation du politique, de la pensée du collectif sur lui-même. Un espace de délibération et de discussion. Les jeunes semblent l’avoir compris puisqu’ils l’utilisent comme espace d’interaction. Cependant, dans ce cadre, la parole de ces jeunes est peu entendue, au risque de les stigmatiser dans la catégorie « délinquants » ou « déviants ». Ainsi, il s’agit là de trouver des formes novatrices qui permettent de recueillir la parole de ces jeunes « non captifs » mais cependant présents dans l’espace public et de construire, avec eux aussi, la ville de demain.

1 Boulekbache-Mazouz H., « Lire l’espace public pour mieux l’écrire », Études de communication, mis en ligne le 01 décembre 2010. URL : http://edc.revues.org

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Un espace de parole sensible : le salon urbain de proximité L’association Sangs Mêlés met en action, dans ses projets, des artistes dans différents lieux de la ville, sous différentes formes. Ainsi, ces artistes danseurs, plasticiens, vidéastes, poètes ou musiciens, stimulés par l’univers riche de la rue, proposent des expressions sensibles et la traduction poétique de nos milieux de vie pour favoriser le vivre ensemble. L’association revendique trois partis pris innovants dans son action :

- Amener les jeunes à être forces de proposition et acteurs d’une amélioration d’ambiance et de vécu ; - Penser, tenter et agir l’aventure poético politique du milieu ouvert afin de rencontrer le plus grand nombre et de s’immerger dans un territoire très occupé par les jeunes ; - Mettre à la disposition de tous le médium artistique afin d’entendre et amplifier, collecter et restituer, inventer et produire. Elle utilise le vecteur artistique pour surprendre et permettre un espace de parole différent.

Il est fréquent que dans la création artistique, les participants livrent leurs représentations et expriment leurs intimes désirs. À travers l’art en rue, on peut comprendre comment la ville fonctionne de l’intérieur. Entre la baraque à pizzas et la tribune de doléances, le salon urbain de proximité, « SUP », devient un micro forum démocratique, où l’on apprend de l’autre et où l’on apprend à se laisser altérer par l’autre. Les jeunes en particulier s’y sentent immédiatement à l’aise, accueillis, chez eux – la modalité réactive et impromptue leur correspond tout à fait. L’artiste porteur de l’action définit ainsi son action : « Le Salon Urbain de Proximité (SUP) est un espace ouvert, mais cerné, signalé lieu d’empathie, de respect et d’écoute ». Une natte ou un tapis de sol, des fauteuils, des boissons et quelques gâteaux sont disposés en pied d’immeuble, au milieu d’un mail, en bordure d’un terrain de proximité.

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De la fausse signalétique, des objets plastiques qui contaminent un peu l’espace, de l’écriture sur bitume, du tricot urbain, des rédactionnels déclencheurs (languettes, questionnaires, mots et visuels). Simplement vivre la rue sans rien attendre : agir plastiquement, bouquiner, boire un coup, discuter... Les jeunes sont curieux... Des qualités s’assemblent très vite autour du SUP. C’est une rencontre conviviale et soudaine dans l’espace public, en bas des immeubles, entre une équipe d’artistes de la relation et de l’espace public, et des jeunes passants. Les thèmes sont abordés par voies déviantes, ludiques, poétiques, plastiques. Le débat commence dans la rue, de façon spontanée. Toute l’équipe est à l’affût pour favoriser ces échanges, récolter et faire circuler les paroles. Enregistreurs, appareils photos, carnets retiennent les mots, les gestes et les silences. Il s’agit pour les artistes de l’association de « permettre aux jeunes de devenir une force positive d’un renouveau et vecteur de transformation du réel par l’acte culturel et artistique ». Ainsi, les jeunes imaginent et participent à la transformation de leurs espaces de vie et libèrent leurs paroles dans ce cadre. Les lieux d’intervention sont situés en rue, proche de lieux de rencontre informels des jeunes. J’ai pu observer que ce mode d’intervention, moins rigide qu’un questionnaire ou qu’une interview, plus spontané qu’un débat organisé, favorise la liberté de parole puisqu’il n’est pas uniquement dirigé vers la production d’un avis ou d’une idée. Les jeunes sont invités à imaginer ou participer à la transformation de leurs espaces et s’expriment dans ce cadre. Les paroles récoltées ont fait l’objet d’un recueil et ont été imprimées sur des badges. L’association a pour projet de créer des points d’écoute de ces paroles de jeunes accessibles à tous dans les bibliothèques et les médiathèques de la ville. Certaines expressions pourront faire l’objet de débats entre jeunes et adultes : « Pourquoi y a plein de jeunes dehors ? », « Vaut mieux prendre des mégaphones et gueuler tous ensemble que brûler des voitures... » Ces échanges pourraient ainsi donner lieu à des actes de propositions formulées aux élus de la ville.

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La ville, corpus infini pour des pratiques critiques de l’espace Marie-Chrisitine Loriers, Alain Vulbeau Sous le terme de « crise » des cités, des quartiers, des banlieues, des villes, se cache un échec des outils pratiques et théoriques de définition et de projet de l’urbanisme. L’hypothèse que nous décidons d’éclairer et d’étayer est que ces outils n’atteignent ni ne travaillent leur objet et leur sujet réels. Ils prétendent pour la plupart se fonder sur l’évaluation, sur l’objectivité ; ils recherchent le consensuel comme outil de dialogue, le projet comme idéologie et le modèle comme modus operandi. Sensibilisés par la recherche en sociologie (Ostrowetsky, 1996), certains trouvent dans l’usage, la trace, la mémoire ou l’histoire, des approches humanistes, sociétales ou culturelles (Mordillat & Jacquet, 2005). Quant à nous, nous cherchons à décrypter l’émergence actuelle de multiples pratiques spontanées et créatives de l’espace urbain peu répertoriées dans la pharmacopée de la thérapeutique urbaine, et clairement mises en évidence dans certains travaux micro-locaux de recherche (Hossard & Jarvin, 2005) ou romanesque (Basse, 2003). De nouveaux usages du corps urbain apparaissent, en particulier dans les espaces et lieux non cernés par des fonctions précises, qu’elles soient inexistantes ou inactivées : friches, lieux en mutation, espaces non qualifiés, aux statuts non répertoriés ou laissés en blanc sur les cartes (Vasset, 2007). Nous pressentons leur capacité à révéler, à agir et interagir, à critiquer et polémiquer. La dialectique en tension entre le corps individuel et le corps collectif urbain tend à devenir une composante signifiante du paysage des villes. Tag, graff, Hip Hop, skate, arts urbains, manifestations ou festivités spontanées, habitat opportuniste dans les lieux en déshérence, de passage, de repli, dans les porosités non cartographiées par la géographie politique institutionnelle de l’espace urbain - ces pratiques pointent les espaces de la « crise » et en sont les manifestations les plus visibles (Boucher, 1998 ; Marlière, 2011 ; Vulbeau, 2009).

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Leur dimension dynamique, créative, identitaire, éphémère, transitoire, pluriformelle apparaît dès les premières observations, et a déjà fait l’objet de multiples analyses, émargeant à un champ mixte socio-culturel (Von Stebut, 2010 ; Cazelles & de Laubier, 2010, Fremeaux & Jordan, 2011). Selon ces travaux, de tels usages sont en partie des process de marquage de l’espace (appropriation de lieux), de signature (affirmation d’identité), de définition sociale (appartenance à un groupe). On peut dire également qu’un tel système s’apparente à la conquête d’espaces et à leurs métamorphoses. On voit là une notion de prise de pouvoir territorial, culturel, et littéralement politique, qui explique en partie le rejet dont elles font l’objet – ou du moins leur non reconnaissance en tant que pratiques signifiantes, révélatrices et constructrices. Nous proposons d’orienter l’analyse de ces pratiques dans leur lien avec l’espace, à partir de l’intuition suivante : ces pratiques recèlent une dimension critique cohérente de la ville. Elles pointent l’échec ou l’incomplétude des théories urbanistiques à l’œuvre dans les projets urbains actuels. Nous avançons donc le terme de pratiques critiques de l’espace ou PCE, pour encadrer notre réflexion. Le fonctionnalisme urbain et ses crises Dans un premier temps, rappelons les principales théories urbaines à l’oeuvre depuis un siècle s’inscrivant dans les perspectives moderne et post-moderne.

La ville moderne De façon schématique, on peut situer la modernité urbaine avec les Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM), la ville selon Le Corbusier et divers avatars fonctionnalistes qui fondent largement l’urbanisation jusqu’aux années 70, continuant à opérer de manière tacite avec le zoning et la planification urbaine actuelle. Le Corbusier a produit une critique de la vieille ville focalisée sur l’encombrement des rues, l’entassement dans les logements, la confusion des fonctions (habitat, lieux de travail, espaces de commerces, etc.), la perte d’espace due à l’étalement d’un habitat horizontal, l’absence d’hygiène et d’air pur, etc. (Besset, 1987).

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Critiquant l’ordre urbain ancien au nom d’un néo hygiénisme moral et physique hérité du 19ème siècle, l’urbaniste moderne propose à sa place une grille fonctionnelle structurée par le zonage (travail, habitat, commerce et loisirs), la hiérarchie des axes de communication (autoroutes, routes locales, voies internes, passerelles piétonnes, etc.), et le logement comme « machine à habiter ». La Cité Radieuse de Le Corbusier reste la réalisation la plus aboutie de cette forme urbaine encore visible dans cinq réalisations marquées par des principes spécifiques de construction (pilotis, façade libre, plan libre, fenêtre en bandeau, toit-terrasse), d’aménagement interne (rues intérieures, services collectifs) et de logement (duplex traversant, finalisation générationnelle et genrée des espaces, ergonomie des espaces culinaires et sanitaires, etc.). À propos de ses versions les plus réussies, des habitants ont redéfini ces immeubles comme des « machines à vivre » (Monnier, 2005). Tout espace, bâti ou paysagé, créé par le Mouvement Moderne était donc critique de l’existant. Ce pouvait être une critique théorique comme le Plan Voisin destiné à loger plusieurs millions de personnes dans un « Grand Paris » de papier. Ce fut aussi une critique pratique avec la construction de près de deux millions de logements, répartis dans des centaines de ZUP selon le style du hard french (Vayssière, 1988). Alors qu’il s’agissait de résoudre la question sociale par l’urbain, le mouvement moderne a créé une question urbaine que l’on essaie depuis trois décennies de résoudre par le social, entre animation, participation et démolition. Tout indique que la question lancinante du destin des grands ensembles n’a pas fini de se poser (Bony, 2005 ; Domenech, Madelin, Fleureau, 2008). L’urbanisme moderne pourrait illustrer notre concept de pratiques critiques de l’espace, du fait de sa capacité à produire un ordre urbain renouvelé et cohérent. Il n’en est rien pour au moins trois raisons. D’abord, le concept de PCE se décline au pluriel et renvoie à des pratiques multiples, à des usages différents, divergents et proliférants. Ce qui n’est pas le cas de l’urbanisme moderne qui s’illustre par une fonction spécifique, souvent unique, marquant les espaces.

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Ensuite, les PCE s’inscrivent dans un mouvement qui part du bas vers le haut, dans une hiérarchie sociale inversée. Ce qui n’est pas le cas non plus de l’urbanisme moderne dont les réalisations sont issues de la planification urbaine, de concours mis en place par l’État, de procédures de normalisation et d’une vision unidimensionnelle et autoritaire. Enfin, la cible, consciente ou non, des PCE est largement l’urbanisme moderne, caractérisé par le fonctionnalisme même si ce dernier s'est parfois donné un visage fun comme à Val d’Europe, la ville nouvelle du groupe Disney (Belmessous & Gauthey, 2009) ou à Las Vegas, ville ludocratique par excellence (Bégout, 2002). Force est de constater, d’ailleurs, que le symbole du fonctionnalisme d’habitat qu’est le grand ensemble donne parfois l’impression de se critiquer lui-même par la mise en spectacle de la destruction de tours et barres. Mais l’implosion d’un bâtiment n’a rien à voir avec les PCE puisque l’on retrouve dans la démolition intégrale, d’une part, la logique autoritaire de la pensée fonctionnelle et, d’autre part, la procédure d’action publique « par le haut » de la Politique de la ville. La rénovation des bâtiments qui renvoie à la scène primitive de la reconstruction d’après-guerre, ne réduit pas la stigmatisation des usagers de la cité, ne reconnaît pas leur créativité d’usage et ne tient pas compte du bonheur de vivre là, ce qui arrive parfois (Bourgne, 2005). De plus, cette procédure n’a pas, à notre sens, trouvé de mode de conception nouveau et fondateur.

La ville post moderne Le mouvement dit « post moderne », en opposition avec la figure caricaturale de « tours et barres », prétendument génératrices de la crise des banlieues, est apparu dès les années 80 comme critique du fonctionnalisme moderne. Il prône l’analyse des tissus urbains, des formes architecturales, des écritures ornementales, et va jusqu’à la reconnaissance et l’exégèse des pratiques spontanées, habitat pavillonnaire, auto-construction. En France, des architectes fondent un mouvement de production urbaine basé sur des formes plus traditionnelles, avec une continuité urbaine basée sur l’îlot, la rue, la façade (Panerai, Demorgon & Depaule, 1999 ; Huet, 1986).

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Ces propositions demeurent souvent formelles, et les actuels quartiers néo haussmaniens ou rurbains qui, d’une certaine manière, en sont issus, n’échappent pourtant pas à la tendance modélisatrice et ségrégative des zonages. La fin des années 80 a vu émerger des tendances différenciées, plus habitées de préoccupations sociales, revisitant la notion de géographie urbaine de Françoise Choay. L’italien Bernardo Secchi, par exemple, relève l’état de ville diffuse, « poreuse », en réseau, non hiérarchisée (Plaine Commune, 2011). Le néerlandais Rem Koolhaas avec son agence OMA (Office for Métropolitan Architecture) utilise des concepts révélateurs d’un constat féroce sur les mégalopoles contemporaines : ville en mutation, chaos, Junk Space, dimensions SMLXL ou Plankton City (Architecture d’Aujourd’hui, 2005). De même que le Mouvement Moderne a conçu le logement comme « machine à habiter », de même la ville actuelle ou en projet se veut toujours machine à fonctionner, bien que la conscience de son organicité, de sa croissance « autogénérative » en tant qu’être vivant émerge dans certains travaux encore très exploratoires et inaboutis socialement, tels les recherches de François Roche. Les projets en cours pour le Grand Paris ne sont-ils pas avant tout des machines à circuler ? Certes les projets d’urbanisme, comme les analyses qui les fondent, ont appris de ces courants de pensée et s’appuient largement sur des définitions des usages existants et projetés, néanmoins, le vocabulaire urbanistique repose sur un constat non dynamique, non dialectique, auquel manquent les dimensions de l’incertitude, du mouvement et de la poétique. Autrement dit tout ce qui pourrait renforcer la capacité à défier la ville-machine... Tableaux des situations Cette seconde partie esquisse un premier aperçu des pratiques critiques de l’espace (PCE). L’intention est double : d’une part, nous proposons aux lecteurs des faits et des phénomènes qui « donnent à voir » des PCE ; d’autre part, nous faisons de ces faits et phénomènes le point de départ de nos analyses.

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Cette démarche qui s’inscrit dans la théorie ancrée (Glaser & Strauss, 2010) ne cherche pas l’exhaustivité : elle a pour seul but d’initier un inventaire, paradoxal, car le corpus des PCE est très certainement infini, tant il peut être démultiplié par la créativité des gestes et des points de vue. En fait, nous pensons que la connaissance des pratiques critiques de l’espace ne peut être que fragmentaire et localisée. En conséquence, leur théorisation qui suit un processus homologue, ne peut survenir qu’a posteriori, en faisant émerger progressivement quelques points d’assise ou de croisement conceptuels. Notre petite exposition comprend six tableaux où nous présentons brièvement chaque situation en l’assortissant d’un commentaire.

Tableau 1 : Le check point et le code1 « Lorsque de la Défense on se rend à pied à Nanterre, plusieurs passages existent à travers la ville de Puteaux. L’un d’entre eux relie la Défense à l’est de la cité des Pablo (les Tours Aillaud), un quartier classé sensible et connu pour ses trafics variés, où j’ai habité plus de dix ans. Côté Puteaux, un panneau annonce que l’on entre dans la ville et que celle-ci est «membre du Rotary Club ». Côté Nanterre, un rond point clairsemé, des objets encombrants déposés sur le trottoir et des voitures garées sur les pistes cyclables. La différence entre les deux environnements saute aux yeux. Des grilles ont été installées il y a plusieurs années le long du quartier résidentiel de Puteaux, où des petits immeubles proprets bordent Nanterre, ce qui rend encore plus marquant la différence entre les deux villes. Juste avant Nanterre, le passage est réduit en une sorte de couloir avec d’un côté la cour d’une école et de l’autre une aire de jeux. Au bout de ce passage, une première porte grillagée. Celle-ci est ouverte de sept à dix-neuf heures en semaine, seulement. Il est fermé a clé par un agent municipal de Puteaux matin et soir, mais parfois il arrive qu’il reste

1 Ce texte de Sarah Denis, étudiante en master 2 CITS en 2010/2011, est extrait de sa note exploratoire présentée sous le titre « Expériences urbaines ». Pour des raisons de présentation, nous avons reformaté les paragraphes.

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fermé. Lorsque la porte est close, le détour est de cinq minutes. Si toutefois elle est ouverte, on peut accéder à un deuxième espace, qui aboutit encore à une porte, avec un code cette fois. De l’autre côté: Nanterre, et à une vingtaine de mètres de là, l'entrée de mon immeuble. Rapidement les codes ont été divulgués entre les habitants de Nanterre, il est d’ailleurs de bon ton de transmettre l’information dès que l’on croise un habitant à la porte, et c'est d’ailleurs un événement, un acte de sabotage qui à chaque fois me réjouit. Je n’hésitais pas à dire tout haut lorsqu’il y avait un habitant de la résidence de Puteaux ce que je pensais de ce passage. Un habitant de la résidence m’a dit qu’il n’avait pas été prévenu avant la pose de ces grilles, pourtant je reste convaincue que la copropriété a eu son mot à dire sur cette installation. Les codes sont régulièrement détruits et tout aussi fréquemment réparés, et c’est alors que pendant plusieurs semaines les habitants de Nanterre crient ou tapent aux grilles pour qu’un passant viennent leur ouvrir, si toutefois il connaît le code. Lorsqu’il n’y a personne et que la porte est fermée, le détour est de plus de dix minutes. Lorsque les grilles, le code et la clôture du passage ont été installées, j’ai ressenti une grande colère et une injustice, car ils étaient des entraves à la liberté d’aller et venir. Les grilles étaient pour moi le signe que les habitants voulaient se protéger de nous, que nous étions potentiellement dangereux. Il y avait un côté zoo, l’idée de parquer des bêtes, que je trouvais humiliante. Encore aujourd’hui lorsque je passe ces grilles, j’espère qu’un jour on les déclarera illégales, que la ville ou la résidence sera condamnée à les ôter ». Commentaire : Les pratiques des passants qui se retrouvent derrière les grilles mettent en crise la privatisation des espaces par la transmission publique des codes. Il y a création d’une publicité autour d’un enjeu : posséder les clés de la ville.

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Photo 1 tag vert : A. Vulbeau

Tableau 2 : Ilotopie ou les surprises de la ville1 Le groupe Ilotopie a créé dans les années 80 et 90, une série de dispositifs qui mettaient en cause la perception habituelle de la ville et des relations qui s’y jouent. Ils ont installé sur des espaces publics des cages à piétons qui capturaient ceux qui s’y aventuraient tant que d’autres passants n’étaient pas venus les libérer. Ils ont décoré des arrêts de bus en les transformant en espaces domestiques (salles à manger, chambre à coucher, etc.). La métamorphose se faisait dans la nuit et tout le spectacle tenait dans la rencontre entre des « habitants » qui s’éveillaient dans leur lit, occupant le lieu et les usagers des transports qui ne reconnaissaient plus leur abribus devenu un espace domestique. Ils ont également transformé avec des décors ad hoc un immeuble HLM de Marseille en Palace. L’entrée s’est muée en luxueux hall de réception;

1 D’après des observations des auteurs à cette période ; le site d'Ilôtopie montre l’ampleur et l’actualité des activités de cette compagnie d’inventions et d’interventions artistiques : http://www.ilotopie.com/fr/contacts.htm (consulté le 19 juillet 2011).

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les habitants pouvaient commander leur petit déjeuner et le recevoir à domicile tandis qu'une Rolls avec chauffeur amenait les ménagères faire leurs courses au supermarché du coin. Commentaire : Ces pratiques critiques de l’espace sont marquées par l’utopie concrète comme mode réaliste de créer l’impossible. Ce qui ne peut être nulle part à une grande échelle, peut exister pour autant qu’on trouve le bon format.

Tableau 3 : Nomadisme poétique dans l'Ôtre Ville1 Créé par SprayLab et L’Étoile et la Lanterne, le collectif l’Ôtre Ville a conçu une sorte de village éphémère comprenant des petites constructions en toile, en bois ou en matériaux divers. La ville peut être installée pour plusieurs jours et une troupe d’animateurs, comédiens, musiciens et autres intervenants, accueille les nouveaux habitants qui peuvent être de tous âges et de toutes provenances. Chaque lieu est dédié à une activité créatrice consacrée au langage, aux sons et aux musiques, au déguisement, à des objets, à l’alimentation, aux images, animées ou non, etc. On y trouve le Consulat général d’Absurdistan, le bazar sonore Poès-ouie, l’Échoppe des trésors de la décharge, etc. Comme dans la plupart des villes, il y a des rues dont les noms laissent volontairement songeurs : La place des Laisser Parler, la rue Solange La Banane, la rue de l’Éphémerveilleux, etc. Tous les espaces sont en fait des ateliers artistiques accueillants où l’activité n’est pas obligatoire : des espaces avec des chaises longues ou des lits de camp permettent aussi de se reposer et de profiter des créations des autres.

1 D'après des observations des auteurs ; cf. entre autres : http://cultureccmm.forum.st/t60-quelques-videos-de-l-otre-ville (consulté le 22 juillet 2011) ; une analyse de l’Ôtre Ville se trouve dans Von Stebut (2010).

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Commentaire : La dimension de l’hospitalité est fondamentale car l’Ôtre Ville n’est pas seulement un lieu créatif, c’est d’abord un espace accessible. Quand on y voit des enfants courir de lieu en lieu, se déguisant ou s’arrêtant rêveurs devant une vieille machine à coudre recouverte de fleurs, on peut penser que c’est l’activité et le regard qui « font » l’espace.

Photo 2 l’Ôtre ville : http://productionsbis.free.fr/lotreville.htm

Tableau 4 : Anti-Sites et le génie de l'antistationnement Le collectif d’artistes Survival Group1, propose avec les anti-sites, un « archivage photographique de structures urbaines d’antistationnement », un relevé de dispositifs coercitifs destinés, entre autres interdits construits, à empêcher les SDF d’élire un domicile provisoire. Dispositifs : herses, cactus naturels et artificiels, piques métalliques à disposition décorative, pieux de bois façon écologique taillés en pointe, ronces et rocailles blessantes, décors de verre brisé planté à la verticale, fuite d’eau organisée qui se déclenche avec détecteur de présence… Lieux : seuils, entrées de parkings, porches, plates-bandes, devantures de vitrines, stations de transports en commun, bancs… Commentaire : L’imaginaire du répulsif social est inépuisable, qu’il soit issu de la collectivité ou du privé. Les dispositifs mis en place, formalisés dans des expressions pseudo décoratives ou néo architectoniques dévoilent une attitude d’autodéfense qui prend pour territoires les micro espaces non affectés, tels des virus opportunistes nécrosant les articulations les plus fines du tissu urbain, entre espace public et propriété privée. Il s’agit bien d’une pratique critique de l’espace, négative et de repli, conçue dans la négation et l’interdiction. Formalisant le relevé sous la forme artistique d’une collection accessible sur Internet (et non seulement en galerie ou publication), Survival Group rétablit une pratique critique éminemment polémique de l’usage des frontières de

1 cf. : http://www.survivalgroup.org/anti-site.html (consulté le 21 juillet 2011).

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l’espace public et de l’interdiction de résidence de populations en crise, jusqu’au non lieu extrême.

Tableau 5 : EX et IN SITU L’artiste JR a produit un intéressant travail littéralement « sur » la ville1. Par exemple, « Woman are heroes » (2008) consistait à appliquer des photographies de visages de femmes de la favella Moro da Providencia, à Rio de Janeiro (Bresil), en agrandissement papier de taille gigantesque sur les façades même de la favella. Ainsi était produite une image vécue et révélatrice de la ville. Aujourd’hui, l’œuvre de cet artiste opérant d’une certaine façon une pratique critique de l’espace, est exposée dans des galeries. C’est-à-dire que les photographies des installations de photographies sont accrochées aux cimaises de la galerie.

1 cf. : https://www.galerieperrotin.com/artiste-Jr-123.html (consulté le 23 juillet 2011).

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Photo 3 JR : Women are heroes http://www.google.com/search?q=jr+women+are+heroes&hl=fr&biw=1148&bih=610&site=webhp&prmd=ivns&source=lnms&tbm=isch&ei=Ow03TpG7C4PEtAaLr4n0Dw&sa=X&oi=mode_link&ct=mode&cd=2&sqi=2&ved=0CBgQ_AUoAQ Commentaire : Les photos des installations deviennent des objets d’art non dénués de sens, mais on peut s’interroger sur la notion de transfert de support. Dès lors que la relation physique au lieu de l’acte est coupée, Le changement de point de vue n’est pas innocent : de la notion de spontanéité, mutabilité inhérente aux pratiques de l’espace tels le tag, le graff, les danses de rues etc. à la notion d’objets artistiques, il y a un déplacement de l’acte in situ à l’objet. Comment le changement de statut opère-t-il ? De la pratique critique à l’objet critique, que reste-t- il ? L’ensemble des démarches d’appropriation des pratiques spontanées par le domaine de l’art pose également ce type de question.

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On voit également que la danse contemporaine intègre les figures corporelles du Hip Hop, et lui invente des modes de transmission chorégraphiques. La translation de la sphère de crise à la sphère culturelle de non-crise peut-elle stériliser ces pratiques en les coupant de leur contexte ? Par ailleurs, ce transfert n’assure-t-il pas leur lisibilité sur d’autres territoires sociaux et culturels, et donc leur dimension critique ?

Photo 4 de Deena Verawati, Busking Jam, Melbourne, juin 2010.

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Tableau 6 : Guerilla Marketing Le street marketing (terme déposé) est une technique de promotion : distribution d’imprimés à la sortie du métro, au sein d’événements de masse. On connaît bien le principe de la distribution de prospectus ou de flyers, ou les campagnes d’échantillonnage situées sur des lieux de passage. On connaît moins une pratique étrangement dénommée Guerilla marketing1. Celle-ci reprend, par des campagnes d’affichage, des installations, des objets promotionnels des images marquantes de la crise urbaine : canapés habitables installés aux stations d’autobus de quartiers chics, reproduction d’affiches lacérées et de graffitis pour la promotion d’une marque de colle. Des campagnes à but humanitaire reprennent également des images telles une bouche d’égout habitée par un homme. Commentaire : Dans ce type de communication se croisent de manière ambiguë une connaissance pointue de l’art contemporain, et une acuité dans l’identification des figures de la crise. Qu’il s’agisse d’une campagne pour une marque de chocolat ou pour une action humanitaire, cette démarche de figuration ne peut qu’inviter à l’analyse. Si l’on peut noter une influence des pratiques critiques de l’espace que sont les street arts sur la production artistique la plus actuelle, dont les échos sont à évaluer, la récupération des figures des pratiques de la crise urbaine par le monde de la publicité et de la communication pose éminemment question. Les tableaux d’exposition de ces quelques pratiques critiques de l’espace représentent le minuscule échantillon d’un corpus sans fin. Il est infini comme les villes, innombrables de par le monde... Il est infini comme la Venise d’Italo Calvino qui n’existe que par les récits que l’éternel voyageur en fait... Il est infini comme le regard étonné de la personne qui se perd dans un espace qu’elle croyait pourtant connaître. L’important n’est pas l’exhaustivité des auteurs de cet article mais le potentiel inépuisable (ou infini) que les lecteurs voudront bien explorer à leur tour.

1 cf. : http://www.creativeguerrillamarketing.com/ (consulté le 25 juillet 2011).

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Conclusion Des démarches sociologiques ou artistiques se font jour, qui élargissent la palette de la représentation urbaine. Ainsi les promenades sociologiques s’intègrent de plein droit à des modes de connaissance souvent limités aux outils académiques de recueil de données (Pinçon & Pinçon-Charlot, 2009) ; dans le registre artistique, on vient de voir les démarches de l’Ôtre Ville ou de Survival Group. Les systèmes de représentation de l’urbain passent par les codes socio-économiques, par les codes visuels et sémantiques de la communication et de la représentation. Mais on peut constater qu’il y a souvent absence de superposition entre les espaces et les usages réels et supposés. Le corps urbain vivant, acteur de sa propre critique, échappe en partie aux méthodes de relevé codé a priori et au champ sémantique établi du projet urbain. Il semble qu’une part du réel échappe au vocabulaire urbain : celui qui n’est pas tenu dans les critères usuels fonctionnalistes ou post-fonctionnalistes. Les termes employés comme « marge » ou « limite » échouent à la représentation d’un réel émergeant, car ils reflètent une pensée topographique formatée par les notions figées de l’opposition centralité/périphérie. Nous lui préférons celle de tension entre usage réel et non usage supposé. C’est dans ce réel, échappant à la classification et aux catégories, qu’apparaissent les PCE. Elles sont partie prenante d’une culture de la ville. En ceci, l’étude des PCE serait porteuse d’un éclairage ancré dans le réel. Mais, tel un phénomène physique que l’existence d’un obsrvateur suffit à déformer, les PCE ne se dérobent-elles pas à l’analyse du fait de leur caractère in fine ? Nous ne parviendrons pas à conclure mais seulement à terminer ce texte avec quelques pistes pour de futures explorations. Les pratiques critiques de l’espace sont fragiles car, même quand elles ne se veulent pas conflictuelles, elles finissent toujours par buter sur les pouvoirs et les rappels à l’ordre. De nombreux squats en ont fait l’expérience mais tout aussi bien de simples promeneurs cherchant à varier leurs itinéraires.

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Les pratiques spontanées sont nombreuses, liées aux espaces de crise, et pour beaucoup comportent une dimension créatrice, artistique. On notera que leur déplacement hors du champ urbain diffus comporte une modification de leur sens critique. La modification du territoire de révélation opère une modification de statut. On assiste à une translation depuis le champ urbain de pratiques dynamiques, gestuelles, éphémères (l’acte, le sujet) vers le champ patrimonial (l’objet). Le passage d’un art marché au marché de l’art désamorce en partie la dimension critique des PCE, mais son « exposé » contribue à la faire reconnaître. Les pratiques critiques de l’espace restent marquées par l’appropriation (faire sien ce qui ne l’est pas) et le droit de passage. Ce qui prend parfois les formes aléatoires et agressives des pratiques situationnistes de dérive et de détournement. Ce qui interroge toujours le droit à la rue, la capacité de production de l’espace public « par le bas » ainsi que les spatio-méthodes de la bienveillance et de l’hospitalité. Bibliographie OMA Projets récents, Architecture d'Aujourd'hui N° 361, 2005, p. 34-107. Basse P-L., Ma ligne 13, Paris, Éd. du Rocher, 2003. Bégout B., Zéropolis : mon expérience de Las Vegas, Paris, Allia, 2002. Belmessous H. & Gauthey D., Le Val d’Europe ou l’avènement d’une nouvelle forme de coexistence sociale, Culture territoires, février 2009, Disponible sur Internet à l’adresse : http://culture-et-territoires.fr/Le-Val-d-Europe-ou-l-avenement-d,92.html (consulté le 29 juillet 2011). Besset M., Le Corbusier, Genève, Skira, 1987. Bony L. (2005). Les grands ensembles, un héritage culturel et monumental. Chronique d’une erreur réussie, Cahiers de la Maison de Banlieue et de l’Architecture, N°11, 2005, p. 111-113. Boucher M., Rap, expression des lascars. Signification et enjeux du Rap dans la société française, Paris, L’Harmattan, 1998. Bourgne A., La Villa des Hauts-de-Belleville à Ménilmontant. Modèle de préfiguration d’un nouveau style de relations et de vie sociale, Paris, chez l’Auteur, 2005.

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Construire un indice de désaffiliation inter-régional.1 Alain Lenfant Les sociétés européennes s’étaient dotées durant le dernier siècle d’une organisation novatrice, avec la constitution d’un droit du travail et d’une protection sociale susceptibles d’offrir à la quasi-totalité de la population une possibilité de se projeter dans le temps. Une ère nouvelle souvent idéalisée avec l’image d’une croissance fordiste ou des trente glorieuses laissant la possibilité d’avoir un revenu régulier même en cas d’impossibilité de travailler. L’inscription dans le temps offrait une possibilité de promotion sociale voire de constitution d’un patrimoine2. En France, les années d’après la seconde guerre mondiale sont marquées par le programme du Conseil national de la résistance cherchant à faire partager les gains de productivité par tous. La reconstruction n’est pas seulement matérielle, c’est aussi la constitution d’une propriété sociale pour la plupart des habitants. La crise ouverte avec le système monétaire international puis les chocs pétroliers exprimant le processus de mondialisation transforme les conditions de vie. La réapparition de la pauvreté et d’une incertitude du lendemain conduit à de nouvelles thématiques sociales amenant à parler de précarité, de fragilité et d’exclusion pour désigner les situations, les groupes se trouvant en difficulté ou aux marges d’une vie en société « normale ». L’exclusion dont l’extension est imprécise devient un mot valise qui est repris non seulement par les politiques et les journalistes mais fait l’objet de publications sérieuses. Les sociologues vont apporter leur écot en tentant de produire une analyse de ces rapports sociaux. Il est important de participer à une mise en perspective des situations de désaffiliation pour reprendre un concept forgé par Robert Castel de

1 Ce travail prolonge une réflexion initiée lors du colloque de janvier 2008 à l’IUT Carrières sociales de Bobigny1 et poursuivi lors d’un colloque à l’université Mentouri à Constantine en 2009. 2 Babeau A., La Richesse des Français: épargne, plus-value, le patrimoine: enquête sur la fortune des Français. Paris, Puf, 1977.

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manière à faciliter la constitution de politiques sociales adaptées à un territoire, ici la région. La construction d’un indice de désaffiliation inter régional requiert en premier lieu une clarification du concept de désaffiliation puis de la notion d’indicateur. Un second moment sera consacré à l’élaboration de cet indicateur et un troisième temps initiera une réflexion sur les différences de désaffiliation selon les régions. Pourquoi employer le concept de désaffiliation ? La situation sociale dans les pays développés est préoccupante. La crise boursière des années 2007-2010 a entraîné une reprise du chômage et des politiques d’austérité qui pèsent sur les moins dotés en capitaux, au sens bourdieusien. Les régions françaises sont d’ailleurs plus ou moins durement touchées selon l’intensité du lien social, la qualification de la main d’œuvre, et les stratégies entrepreneuriales mises en œuvre. La pauvreté est relativement stable ces dernières années mais nous ne disposons pas encore de l’ensemble des informations pour affirmer que la crise n’a eu qu’un faible effet majorant. Le chômage et la précarité du travail ont augmenté ces dernières années alors que la part des salaires dans la valeur ajoutée tend à se réduire depuis une dizaine d’années. Le contrat social est malmené, ce qui favorise le développement de courants populistes et nous éloigne sans doute un peu plus du projet de Durkheim : la cohésion sociale. L’incertitude du lendemain, la vie au jour le jour, réapparaissent pour les précaires (salariés en CDD, intérimaires, chômeurs et bénéficiaires de minima sociaux) avec d’autant plus d’acuité que les rapports sociaux de proximité – familles, amis proches - plus mobiles, disposent d’une capacité d’aide restreinte par les effets de la crise. La montée de l’incertitude, du risque et de l’individualisme contribue à la perte de sens de la société interrogeant sur l’agencement et la nature du lien social. Dans « les métamorphoses du social », R. Castel ouvre une perspective de dépassement de l’exclusion, dont le sens reste à trouver en fonction du rapport du sujet à son environnement.

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Il écrit « Il est vrai aussi qu’il n’y a plus de mot pour rendre raison de l’unité de la multiplicité des « problèmes sociaux » qui s’y sont substitués d’où la vogue de cette notion d’exclusion, dont l’indifférenciation va recouvrir une foule de situations malheureuses sans rendre intelligible leur appartenance à un genre commun. Que partagent en effet un chômeur de longue durée replié sur la sphère familiale, avec femme, appartement et télévision, et le jeune dont la galère est faite d’errances toujours recommencées et d’explosions de rage avortées. Ils n’ont ni le même passé ni le même avenir, ni le même vécu, ni les mêmes valeurs. Ils ne peuvent nourrir un projet commun et ne paraissent pas susceptibles de dépasser leur désarroi dans des formes d’organisations collectives1 ». Un peu après il précise sa pensée en parlant « d’unité de position par rapport aux restructurations économiques et sociales actuelles » ressuscitant les « inutiles au monde2 ». La position, la place dans la configuration économique et sociale vont déterminer une topologie avec les notions de zone ; tout d’abord la notion de Zone de cohésion sociale3. Ainsi, l’association travail stable/insertion relationnelle solide caractérise une zone d’intégration. À l’inverse, l’absence de participation à toute activité productive et l’isolement conjuguent leurs effets négatifs pour produire l’exclusion ou plutôt, comme je vais essayer de le montrer, la désaffiliation. La vulnérabilité sociale est une zone intermédiaire, instable, qui conjugue la précarité du travail et la fragilité des supports de proximité. « La composition des équilibres entre ces zones peut ainsi, telle est du moins l’hypothèse que je vais m’efforcer de fonder servir d’indicateur privilégié pour évaluer la cohésion d’un ensemble social à un moment donné 4 ».

1 Castel R., Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 2007, p. 27. 2 Castel R., Op. cit. p. 28. 3 Castel R., Op. cit. p. 17. 4 Castel R., Op. cit. pp..17-18.

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Il précise l’enjeu de cette approche : « ce sont plutôt les relations existant entre la précarité économique et l’instabilité sociale qu’il faudra dégager 1 ». La préoccupation du sociologue est de comprendre les processus et la dynamique qui font passer de l’intégration à la vulnérabilité ou à la désaffiliation. La construction des indicateurs sociaux Il est possible, sans parler des origines du dénombrement et de la statistique employés pour fixer l’impôt et la participation à l’armée sous l’Antiquité, de rattacher les indicateurs sociaux à l’Arithmétique politique de W. Petty. L’après seconde guerre mondiale, avec des organismes nationaux comme le commissariat au plan et des institutions comme l’OCDE et l’ONU va développer ces outils pour analyser les tendances et mesurer les politiques publiques. Des sociologues comme Boudon et Lazarsfeld vont chercher à construire une méthodologie de la recherche quantitative dans leur domaine et travailler sur la construction d’indicateurs2. En France c’est Jacques Delors qui par un séminaire à l’École nationale d’administration en 1967-68 va donner leurs lettres de noblesse aux indicateurs sociaux. La crise économique associée au renouveau des idées libérales - selon lesquelles tout se gère selon un modèle entrepreneurial et une exigence forte des acteurs d’être traités équitablement - ont conduit à un renouveau des indicateurs socioéconomiques. Les indicateurs sociaux si l’on entend par là des informations agrégées destinées à rendre visible l’évolution de variables comme la divortialité ou l’espérance de vie et d’indicateurs synthétiques comme le BIP 40 ou l’indice de développement humain, sont dans un rapport dialectique de complément/opposition avec les indicateurs économiques traditionnels comme le PIB, supposé mesurer la richesse d’un pays et de ses habitants3.

1 Castel R., Op. cit. p. 18. 2 Boudon R., Lazarsfeld P., Le vocabulaire des sciences sociales, La Haye & Paris, Mouton & MSH, 1965. 3 Stiglitz J., Sen A., Fitoussi J-P., Le Rapport de la commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, disponible sur Internet www.stiglitz-sen-fitoussi.fr

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La période du troisième millénaire commence avec de nouvelles interrogations sur l’économie dont la croissance se révèle toxique, perverse et inéquitable alors que coexistent des exigences de rationalisation de la vie sociale selon le modèle entrepreneurial et un souci de transparence permettant à l’individu incertain de se construire des « repères » et des points de comparaison avec ses pairs. Les indicateurs sociaux sont assez diversifiés, des indicateurs du PNUD sur le développement humain et la pauvreté à la suite des recherches d’A. Sen1 aux indicateurs d’inclusion de l’Union européenne. L’OCDE dans ses panoramas de la société développe des indicateurs de cohésion sociale et en France le Centre d’analyse stratégique2 parraine des études assez comparables. D’autres tentatives sont esquissées pour analyser la précarité, dans les années 80 par A. Villeneuve pour l’INSEE3 et en 2002 le réseau d’alerte sur les inégalités crée le BIP40 4. Les indicateurs de richesses se diversifient de plus en plus en allant jusqu’à un indicateur de bonheur intérieur brut initié par l’OCDE au début de l’année 20115. La construction d’un indice de désaffiliation inter-régional La construction de cet indicateur va utiliser des données de l’INSEE6 disponibles à d’autres niveaux territoriaux (département et communes). La mise en œuvre au niveau des vingt-deux régions hexagonales rend les comparaisons lisibles alors qu’une étude départementale ou de comparaisons intercommunales serait beaucoup plus lourde. Le traitement secondaire des données de l’INSEE n’est pas le plus pertinent

1 A. Sen., Les travaux sur les indicateurs du PNUD. 2 Dont les missions sont issues de celles qui étaient dévolues au Commissariat au Plan. 3 Villeneuve A., Construire un indicateur de précarité, INSEE Économie et statistique N°168, Paris, 1984. 4 Baromètre des inégalités et de la pauvreté, Réseau d’alerte sur les inégalités, www .BIP40.org 5Gadrey J., Jany-Catrice F., Les nouveaux indicateurs de richesse, Paris, Éditions la Découverte, 2007. 6 Les données collectées portent sur les années, 2006-2008. La France et ses régions. Références 2010. Paris, INSEE premières, N° 1195,1280, 1309.

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pour saisir les dynamiques et les trajectoires de désaffiliation, il serait certainement plus intéressant de travailler en partant d’enquêtes de terrain mais ceci demanderait des moyens importants. Un travail préalable a été réalisé pour retenir des variables du domaine « social » et étudier leur corrélation. La sélection des variables repose non seulement sur les apports des métamorphoses de la question sociale mais également sur des recherches portant sur les relations entre le lien social et la précarité. Au niveau de la région Ile-de-France, deux indicateurs ont été construits, le premier est l’indicateur de santé sociale de la région pour désigner les difficultés des populations et le second est l’indice de développement humain appliqué à la région1. Un tableau des principales données sociales régionales est disponible. À côté des 15 variables retenues pour la construction de l’indicateur de désaffiliation sont analysés les rapports avec neuf variables témoins, six à dimension sociétale et trois autres à caractère économique. Les sept variables à dimension sociétale sont : le pourcentage de couverture maladie complémentaire, le pourcentage d’étrangers,, le pourcentage d’élèves ayant au moins un an de retard en sixième, le pourcentage de crimes et délits pour 100 000 habitants, la part régionale de la population vivant en ZUS et la densité régionale de population. Les trois variables à caractère économique sont : le revenu disponible brut par habitant, les dépenses d’aide sociale obligatoire par habitant et le PIB par habitant. Ces variables témoins sont importantes pour affiner la construction de l’indicateur de désaffiliation et retrouver des invariants issus des recherches sociologiques. La construction d’indices de désaffiliation peut s’opérer en distinguant deux domaines : l’un de précarité du travail et l’autre d’instabilité

1 Mission d’information sur la pauvreté et l’exclusion sociale en Ile de France et Sagot M. de l’Institut d’Aménagement et d’urbanisation d’Ile-de-France pour le Premier indicateur. Le second avec les mêmes institutions mais pour l’IAU Nascimento. http://www.mipes.org/-Indicateurs-synthetiques-.html

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sociale, ces notions étant entendues ici comme la participation commune à l’activité économique et sociale. L’indice de précarité du travail comporte sept variables, le taux de travail à temps partiel, le taux de chômage, le pourcentage de chômeurs de longue durée (de plus d’un an), le taux de pauvreté relative au seuil de 50% du revenu médian, la part de travail temporaire, le taux de « rmistes » dans la population et le pourcentage de ménages non imposés. Ces données portent sur la population hommes et femmes. Cet indicateur synthétique est la moyenne des sept variables. Les raisons de ces choix : le pourcentage de travailleurs à temps partiel reflète le plus souvent un mode d’insertion professionnelle particulier associé à des situations familiales fragiles. Le taux de chômage est une figure emblématique des mutations sociales actuelles plus pénalisantes, avec un pourcentage de chômeurs de longue durée qui deviennent inemployables au fur et à mesure que cette situation perdure réduisant leur sphère de sociabilité à leurs pairs1. Le taux de pauvreté est pris souvent comme l’ultime analyseur2 des trajectoires de désaffiliation, le travail temporaire va concerner les jeunes souvent assez peu diplômés et des personnes assez éloignées d’une insertion stable. Le taux de « rmistes » est un indicateur non seulement de pauvreté mais de fragilité et enfin le taux de non imposés indique une faiblesse des revenus moins centrée sur les populations en grande difficultés que les populations vivant avec un niveau de revenu inférieur au taux de pauvreté (dont les allocataires de minima sociaux). Ces trois indicateurs monétaires ne concernent pas nécessairement les mêmes personnes comme l’indique les différences de corrélation avec les autres variables de l’échantillon. L’absence d’emploi est bien identifiée par les indicateurs de chômage, la précarité des conditions de travail, par le travail à temps partiel qui est le plus souvent

1 Paugam S., La société française et ses pauvres, Paris, Puf, 2000 et Lenfant A., Recherche action sur les populations de Noisy-le-Sec, École de Service Social de la CRAMIF, 1998, 28 pages. 2 Loureau R., Analyse institutionnelle et pédagogie, Vigneux, Ed. EPI, 1971.

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contraint et par le travail temporaire. La pauvreté est l’indicateur de la faiblesse des ressources. Le terme d’instabilité sociale qui revient sous la plume de Castel est employé ici à la place de celui de vulnérabilité sociale pour éviter le risque de confusion entre un indicateur de fragilité sociale et la problématique de Zone de vulnérabilité sociale présentée dans le paragraphe précédent. L’indicateur d’instabilité sociale comporte huit variables : le taux de divortialité, le pourcentage de familles monoparentales, le pourcentage de la population percevant l’allocation d’adulte handicapé, le pourcentage de personnes âgées recevant l’allocation vieillesse, le pourcentage de personnes percevant l’allocation de parent isolé, le pourcentage de sans diplôme dans la population, le pourcentage de chômeurs de moins de 25 ans et enfin le taux de suicide. L’indicateur synthétique d’instabilité sociale est la moyenne des huit observations. Pourquoi ce choix de variables ? Ne disposant pas d’indicateurs sur la sociabilité familiale, de proximité ou de l’appartenance à la vie associative et syndicale susceptibles de préciser les informations, les aides qu’une personne peut solliciter, les indicateurs retenus reposent sur la structure familiale, la sociabilité entendue au sens de lien social, sur le niveau de formation et la relation au travail1. La divortialité exprimant le rapport du nombre de divorces au nombre de mariages de l’année permet d’avoir un indicateur de rupture sociale, les femmes seules avec enfants peuvent facilement être peu intégrées aux réseaux sociaux. Les personnes âgées, handicapées ou percevant l’allocation de parent isolé sont souvent en retrait des échanges sociaux. L’isolement n’est pas nécessairement réductible à un choix de vie ou à une attitude psychologique, c’est aussi souvent le produit d’un contexte socio-économique défavorable qui limite encore les possibilités d’évolution des agents. La fréquence de la divortialité, de la monoparentalité et des suicides est aussi souvent associée à l’importance

1 Paugam S., Une approche moderne du lien social est proposée par Le lien social, Paris, Puf, 2009.

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relative de la pratique religieuse. Les familles monoparentales sont le plus souvent confrontées à une situation de paupérisation et à un travail à temps partiel. Le suicide depuis Durkheim est considéré comme un indicateur de dissociation sociale et les recherches actuelles ont montré l’importance des problèmes d’emploi1 sur le suicide des jeunes et il est employé ici comme un analyseur de dissociation sociale. Cette information n’est pas disponible au niveau communal. L’indice de désaffiliation est la synthèse des deux indices, la précarité du travail et l’instabilité sociale. Il est calculé en faisant la moyenne de ceux-ci. Ces variables pour faciliter leur exploitation ont été normées sur un intervalle de zéro à dix. La valeur maximale correspond par choix aux situations de fragilité les plus marquées2

1 Louis Chauvel, dans plusieurs articles, lance un débat sur le suicide et la situation économique. 2 Chaque série de base (par exemple le taux de chômage) est normalisée sur un intervalle commun variant de 0 à 10. Une note de 0 est accordée à la valeur de l’indicateur qui correspond à la valeur la plus basse observée sur la période (le plus faible degré d’inégalité) et, réciproquement, une note de 10 est accordée à la valeur la plus haute (celle qui traduit le plus fort degré d’inégalité). Sur cet intervalle de 0 à 10, les valeurs des séries de base sont ensuite normalisées. À l’exception des variables : de dépense nette d’aide sociale obligatoire par habitant, du PIB par habitant et du revenu disponible brut par habitant pour lesquels la valeur maximale 10 est la plus importante mais ne désigne pas une situation défavorable.

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Un ensemble de données à fiabiliser en partant d’une analyse des corrélations1

PartTP TxCHO CLD TxPauv PTTem Rmi nonimpo Précarité

PartTP 1 0,26 0,15 -0,08 0,82 0,19 0,41 0,58

TxCHO 0,26 1 0,31 0,68 0,38 0,89 0,36 0,86

CLD 0,15 0,31 1 -0,12 0,28 0,25 -0,17 0,33

TxPauv -0,08 0,68 -0,12 1 0,08 0,77 0,59 0,67

PTTem 0,82 0,38 0,28 0,08 1 0,22 0,53 0,70

Rmi 0,19 0,89 0,25 0,77 0,22 1 0,29 0,81

nonimpo 0,41 0,36 -0,17 0,59 0,53 0,29 1 0,65

précarité 0,58 0,86 0,33 0,67 0,70 0,81 0,65 1 Corrélations des indicateurs élémentaires et de l’indice de précarité.

L’indicateur de précarité fait apparaître entre ses composantes des corrélations, à l’exception du chômage de longue durée. Une hypothèse est à formuler pour expliquer l’importance de la précarité : c’est le recul du contrat de travail à durée indéterminée et à temps plein qui va également développer la vulnérabilité sociale en se conjuguant avec l’évolution du couple.

Divort F/ant AAH allviell API SANS DIP

Chom 25 suicides instabilité

Div 1 0,72 0,08 0,52 0,27 -0,26 -0,42 -0,57 0,37

Fe/enfant 0,72 1 -0,03 0,66 0,47 -0,2 -0,34 -0,52 0,46

AAH 0,08 -0,03 1 0,34 0,2 0,51 0,39 0,48 0,71

allviell 0,52 0,66 0,34 1 -0,01 -0,04 -0,26 -0,24 0,48

API 0,27 0,47 0,2 -0,01 1 0,37 0,43 0,03 0,7

SANSDIP -0,26 -0,2 0,51 -0,04 0,37 1 0,83 0,4 0,62

chom25 -0,42 -0,34 0,39 -0,26 0,43 0,83 1 0,48 0,5 Corrélations des indicateurs élémentaires et de l’indice d’instabilité.

1 Ce tableau présente les corrélations des variables étudiées. En caractères gras, on trouve celles qui sont significatives avec un risque d’erreur de 5%.

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Observations sur ce dispositif Les choix de construction des variables faits ici doivent susciter plusieurs observations : Le concept de désaffiliation et les indices retenus sont issus d’une évolution du travail comme déterminant de la vie sociale depuis plus d’un siècle pour un pays comme la France. Ce travail de réflexion sur la construction d’indice simple désignant les risques de désaffiliation peut donner lieu à des exploitations en termes de classement (statistiques non paramétriques) et à des exploitations en termes d’analyse en composantes principales. Tous les indicateurs sont corrélés alors qu’ils font appel à des registres différents, structure de la famille, population risquant d’être à l’écart des sociabilités qui reposent largement sur la vie professionnelle, et la variable suicide destinée à faire voir une forme extrême de rupture.

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Une présentation de l’indice de désaffiliation sociale

PartTP

TxCHO 1er

T2010 CLD

Tx Pauvreté

Part TTem

Rmip 1000

% nonimpo précarité

Île-de-France

1,11 0,61 7,16 2,67 0,00 3,28 0,00 2,12

Alsace 4,69 1,02 4,40 0,00 0,93 1,38 4,01 2,35 Centre 3,33 1,43 6,47 1,22 4,19 1,27 5,55 3,35 Rhône-Alpes

7,53 1,63 3,53 1,33 6,51 0,20 5,27 3,72

Corse 0,00 2,45 0,00 10,00 1,16 2,77 9,89 3,75 Bourgogne 5,43 1,22 6,12 1,89 4,88 0,88 6,81 3,89 Bretagne 7,28 0,20 5,34 0,67 7,67 0,00 7,36 4,08 Limousin 4,32 0,00 6,03 4,22 5,12 1,16 8,63 4,21 Pays de la Loire

8,02 0,61 5,34 0,89 8,14 0,20 7,03 4,32

Franche-Comté

6,79 3,27 5,95 2,00 6,28 0,88 7,03 4,60

Aquitaine 6,30 2,65 5,43 2,78 7,21 2,40 6,87 4,81 Basse-Normandie

6,67 1,63 5,69 3,22 7,67 0,93 8,13 4,85

Auvergne 7,28 1,02 6,64 3,89 6,28 1,53 8,41 5,01 Haute-Normandie

4,69 4,90 6,98 2,67 6,98 3,31 5,71 5,03

Lorraine 5,93 4,08 5,00 4,22 4,88 2,85 8,68 5,09 Midi-Pyrénées

7,65 2,86 4,83 3,78 6,74 2,57 7,58 5,14

Picardie 3,21 6,33 8,28 4,00 6,05 2,29 5,99 5,16 Champagne-Ardenne

4,94 3,27 7,07 4,11 6,98 2,82 7,20 5,20

Poitou-Charentes

7,53 2,65 7,07 3,78 9,53 2,60 8,35 5,93

Provence - Alpes - Côte d'Azur

6,42 5,92 5,09 5,78 6,98 5,51 6,59 6,04

Nord - Pas-de-Calais

6,79 9,80 10,00 8,56 6,74 9,29 9,23 8,63

Languedoc-Roussillon

10,00 10,00 4,91 8,89 10,00 10,00 10,00 9,11

Tableau 1 : Indice par régions de précarité croissante. 152

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Le bas du tableau est souvent associé à des valeurs élevées de quatre variables, la part de temps partiel, le chômage de longue durée, la part de travail temporaires et au pourcentage de ménages non imposés. Ces régions (Le Languedoc-Roussillon, la Lorraine, le Nord Pas de Calais, la Picardie par exemple) ont le plus souvent été confrontées à la désindustrialisation et à une difficile restructuration de l’emploi se traduisant par les taux de chômage régionaux les plus importants.

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Régions Div F/enfant AAH allviell API SANSDIP

%cho 25ans

Sui- cides

Inst

Île-de-France 7,31 8,28 0,00 1,10 1,59 0,00 0,00 0,00 2,29

Pays de la Loire

0,11 0,00 2,46 0,27 0,95 4,79 6,59 7,29 2,81

Rhône-Alpes 6,02 3,59 2,63 0,61 0,48 2,99 3,94 2,21 2,81

Bretagne 0,00 1,56 5,19 0,53 0,00 2,56 4,70 10,00 3,07

Alsace 7,25 3,13 1,38 0,03 2,06 3,08 5,83 3,87 3,33

Centre 3,97 1,41 3,55 0,05 1,75 6,92 5,83 6,74 3,78

Midi-Pyrénées 8,30 3,75 5,99 2,10 1,90 2,91 4,70 3,59 4,16

Franche-Comté

6,59 2,81 3,44 0,47 2,38 6,75 5,38 5,86 4,21

Auvergne 4,83 2,34 7,39 1,32 1,11 5,73 5,83 6,91 4,43

Bourgogne 4,11 1,72 7,27 0,30 1,43 7,69 6,74 7,13 4,55

Lorraine 5,66 4,38 3,48 0,00 3,17 6,75 7,20 6,24 4,61

Poitou-Charentes

3,24 1,41 6,10 0,66 2,86 7,35 5,98 9,56 4,64

Basse-Normandie

1,91 1,88 6,20 0,42 2,06 9,40 7,80 7,62 4,66

Aquitaine 7,03 4,22 6,32 1,42 1,90 3,25 4,39 9,94 4,81

Champagne-Ardenne

5,80 3,44 5,15 0,27 4,29 9,91 7,73 5,19 5,22

Haute-Normandie

3,46 4,06 5,55 0,14 4,92 8,38 9,32 6,30 5,26

Limousin 7,77 2,03 10,00 1,87 1,75 6,92 6,36 6,41 5,39

Provence - Alpes - Côte d'Azur

10,00 8,28 4,81 2,92 5,56 4,19 3,03 5,36 5,52

Picardie 3,37 3,59 7,02 0,59 5,24 10,00 8,71 7,62 5,77

Languedoc-Roussillon

9,08 7,34 7,25 2,47 8,25 5,04 5,08 5,41 6,24

Corse 9,06 10,00 7,38 10,00 1,43 7,09 4,92 3,92 6,73

Nord - Pas-de-Calais

5,57 6,88 5,76 0,88 10,00 8,12 10,00 6,80 6,75

Tableau 2 : L’instabilité sociale.

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L’instabilité sociale modifie un peu les places ; parmi les cinq régions affichant le score de précarité le plus élevé, trois appartiennent à nouveau aux cinq régions où la vulnérabilité sociale est la plus élevée : ce sont le Languedoc-Roussillon, le Nord Pas de Calais et la Provence. Régions précarité instabilité désafiliation

Île-de-France 2,12 2,29 2,20

Alsace 2,35 3,33 2,84

Rhône-Alpes 3,72 2,81 3,26

Pays de la Loire 4,32 2,81 3,56

Centre 3,35 3,78 3,56

Bretagne 4,08 3,07 3,57

Bourgogne 3,89 4,55 4,22

Franche-Comté 4,60 4,21 4,40

Midi-Pyrénées 5,14 4,16 4,65

Auvergne 5,01 4,43 4,72

Basse-Normandie 4,85 4,66 4,76

Limousin 4,21 5,39 4,80

Aquitaine 4,81 4,81 4,81

Lorraine 5,09 4,61 4,85

Haute-Normandie 5,03 5,26 5,15

Champagne-Ardenne 5,20 5,22 5,21

Corse 3,75 6,73 5,24

Poitou-Charentes 5,93 4,64 5,29

Picardie 5,16 5,77 5,47 Provence - Alpes - Côte d'Azur 6,04 5,52 5,78

Languedoc-Roussillon 9,11 6,24 7,68

Nord - Pas-de-Calais 8,63 6,75 7,69 Tableau 3 : Précarité, vulnérabilité et désaffiliation. Le classement selon le score de désaffiliation sociale le plus important est sensiblement la moyenne des deux indicateurs et l’on retrouve normalement les régions qui allient les scores les plus forts des indices de précarité et d’instabilité sociale.

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Régions désaff

% CMUC

% Etrger

Retard 6em

Crime Del

PartZUS popreg

Dns POP 2006

DAide soc Hab

RDB/ Hab

PIB /hab 2009

Île-de-France

2,20 3,91 10,00 2,65

9,31 10,00 10,00

3,80 10,00 10,00

Alsace 2,84 1,25 5,51 1,84 2,45 5,57 2,00 0,00 3,92 2,02

Rhône-Alpes

3,26 1,88 4,30 3,88

4,79 3,86 1,12

0,65 4,85 2,93

Pays de la Loire

3,56 1,25 0,09 5,31

1,77 2,16 0,80

0,40 3,18 1,62

Centre 3,56 2,50 2,24 4,08 1,87 2,73 0,33 1,75 4,28 1,20

Bretagne 3,57 0,00 0,00 0,00 0,59 0,68 0,86 0,60 3,13 1,20

Bourgogne 4,22 1,88 1,96 4,08 1,19 2,95 0,19 5,35 4,18 1,15

Franche-Comté

4,40 2,34 2,71 4,49

0,88 5,23 0,40

1,20 3,12 0,55

Midi-Pyrénées

4,65 3,44 2,43 3,06

2,82 0,00 0,30

4,50 3,46 1,56

Auvergne 4,72 2,19 1,50 6,94 0,01 3,07 0,19 3,00 4,53 0,81

Basse-Normandie

4,76 2,50 0,00 9,39

0,72 1,48 0,53

3,45 3,09 0,46

Limousin 4,80 2,50 1,87 8,57 0,00 0,34 0,10 6,65 4,63 0,46

Aquitaine 4,81 2,66 2,06 3,88 3,02 2,61 0,45 3,70 4,07 1,64

Lorraine 4,85 2,66 3,27 2,65 2,19 4,55 0,71 1,25 2,95 0,38

Haute-Normandie

5,15 4,22 1,03 3,88

3,96 5,34 1,22

4,70 2,90 1,82

Champagne-Ardenne

5,21 4,69 1,87 9,59

3,59 8,64 0,20

1,65 2,60 1,75

Corse 5,24 3,28 5,98 8,16 2,57 9,09 0,00 6,50 1,46 0,22

Poitou-Charentes

5,29 3,13 0,65 6,33

1,67 1,82 0,36

3,55 3,39 0,77

Picardie 5,47 4,84 1,40 6,94 3,42 5,45 0,69 2,50 2,40 0,07

Provence - Alpes - Côte d'Azur

5,78 6,41 4,30 6,33

10,00 6,82 1,29

4,95 3,77 2,23

Languedoc-Roussillon

7,68 9,22 3,74 6,33

7,80 3,64 0,63

8,95 1,94 0,00

Nord - Pas-de-Calais

7,69 10,00 1,31 10,00

5,61 9,09 3,13

10,00 0,00 0,49

Tableau 4 : Indice de désaffiliation et variables témoins.

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Pour Continuer cette recherche… Trois axes s’imposent :

1. Un questionnement sur la composition et la pondération de l’indice de désaffiliation en cherchant comme le suggère le travail de Castel à saisir la dynamique des dimensions de précarité et d’instabilité, avec des indicateurs élémentaires provenant du système d’information publique à l’échelle d’un territoire. Une analyse sans la région Ile de France serait probablement plus significative.

2. Une analyse des facteurs supposés explicatifs de ces indicateurs. Il faudrait alors introduire des variables sociodémographiques et une dimension temporelle pour chercher à dégager des évolutions.

3. Et enfin chercher à modéliser le processus de désaffiliation au niveau territorial.

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Annexes PartTP TxCHO CLD TxPauv PTTem Rmi nonimpo Précarité

PartTP 1 0,26 0,15 -0,08 0,82 0,19 0,41 0,58

TxCHO 0,26 1 0,31 0,68 0,38 0,89 0,36 0,86

CLD 0,15 0,31 1 -0,12 0,28 0,25 -0,17 0,33

TxPauv -0,08 0,68 -0,12 1 0,08 0,77 0,59 0,67

PTTem 0,82 0,38 0,28 0,08 1 0,22 0,53 0,70

Rmi 0,19 0,89 0,25 0,77 0,22 1 0,29 0,81

nonimpo 0,41 0,36 -0,17 0,59 0,53 0,29 1 0,65

précarité 0,58 0,86 0,33 0,67 0,70 0,81 0,65 1 Corrélations des indicateurs élémentaires et de l’indice de précarité. L’indice de précarité fait apparaître entre ses composantes des corrélations à l’exception du chômage de longue durée. Une hypothèse est à formuler pour expliquer l’importance de la précarité : c’est le recul du contrat de travail à durée indéterminée et à temps plein qui va également développer la vulnérabilité sociale en se conjuguant avec l’évolution du couple.

Divo F/fant AAH allviell API SANS DIP

Chom 25 suicides instabilité

Divort 1 0,72 0,08 0,52 0,27 -0,26 -0,42 -0,57 0,37

Femenfant 0,72 1 -0,03 0,66 0,47 -0,2 -0,34 -0,52 0,46

AAH 0,08 -0,03 1 0,34 0,2 0,51 0,39 0,48 0,71

allviell 0,52 0,66 0,34 1 -0,01 -0,04 -0,26 -0,24 0,48

API 0,27 0,47 0,2 -0,01 1 0,37 0,43 0,03 0,7

SANSDIP -0,26 -0,2 0,51 -0,04 0,37 1 0,83 0,4 0,62

chom25 -0,42 -0,34 0,39 -0,26 0,43 0,83 1 0,48 0,5

suicides -0,57 -0,52 0,48 -0,24 0,03 0,4 0,48 1 0,22

instabilité 0,37 0,46 0,71 0,48 0,7 0,62 0,5 0,22 1 Corrélations des indicateurs élémentaires et de l’indice d’instabilité.

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Tous les indicateurs sont corrélés alors qu’ils font appel à des registres différents ; structure de la famille, population risquant d’être à l’écart des sociabilités qui reposent largement sur la vie professionnelle et la variable suicide destinée à faire voir une forme extrême de rupture.

désaf %

CMUC ETRER Ret

6em CRIM D

Part ZUS

Dens POP

DAid Hab

RDB/ Hab

PIB/ hab

désaff 1,00 0,82 -0,31 0,62 0,24 0,15 -0,33 0,74 -0,73 -0,57 % CMUC

0,82 1,00 0,12 0,51 0,67 0,48 0,19 0,76 -0,38 -0,07

ETRER -0,31 0,12 1,00 -0,23

0,60 0,60 0,68 0,07 0,56 0,70

Ret 6em

0,62 0,51 -0,23 1,00 0,02 0,25 -0,22 0,52 -0,43 -0,35

CRI D

0,24 0,67 0,60 0,02 1,00 0,59 0,59 0,36 0,21 0,54

Part ZUS

0,15 0,48 0,60 0,25 0,59 1,00 0,53 0,20 0,01 0,39

Dens POP

-0,33 0,19 0,68 -0,22

0,59 0,53 1,00 0,08 0,65 0,90

DAid Hab

0,74 0,76 0,07 0,52 0,36 0,20 0,08 1,00 -0,30 -0,15

RDB/ Hab

-0,73 -0,38 0,56 -

0,43 0,21 0,01 0,65 -0,30 1,00 0,85

PIB/ hab

-0,57 -0,07 0,70 -

0,35 0,54 0,39 0,90 -0,15 0,85 1,00

Corrélations indice de désaffiliation et variables témoins. Les corrélations des variables témoins entre elles et avec l’indice de désaffiliation invitent à produire une analyse en composantes principales pour déterminer les variables explicatives de cette ébauche d’analyse de la désaffiliation sociale.

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Troisième partie : École en crise ? Pour une lecture krisique de l’acte éducatif Sébastien Pesce De la crise en éducation… Des deux sources étymologiques du terme de crise, l’éducateur ou l’enseignant lambda semble n’avoir retenu que la première, la source latine, la crisis, la « phase grave d’une maladie ». La crise est une « période de changement non maîtrisé perçu péniblement »1, elle est « chute, ébranlement, désarroi, incertitude, malaise, trouble »2. Dans l’Institution scolaire ou éducative, la crise se réduit au dysfonctionnement, au hors norme, au dérapage, à la déviance, elle est du côté du pire. Et c’est d’ailleurs le sens le plus répandu, le sens commun, considéré généralement : la crise économique, c’est d’abord le krach, l’explosion de la bulle, la fin d’un monde. Il faut dans tous les cas procéder à une « gestion de la crise », c’est-à-dire régler le problème : c’est en ces termes que la crise se pose. Et la gestion de crise, ainsi pensée, révèle autant qu’elle entérine, institue, un certain rapport à la norme. La norme est identifiable à un lieu vide, qui paradoxalement tantôt se prétendra naturel — ce qui va contre la norme sera qualifié d’« anormalité » —, tantôt sera présent sous la forme d’éléments propres à la culture — et la norme sera alors ce qui nous sépare de la nature. Le « pas comme il faut » sera tantôt un être trop proche de la nature (un sauvage), tantôt un être contre-nature (un barbare). Dans les deux cas, individus et groupes seront étiquetés par rapport à leur excès de visibilité3. Dans la paisible continuité d’une norme établie, dans le flux d’un quotidien sans heurts, la crise vient bousculer les acteurs. Il n’y a rien à dire, ni à se dire, tant qu’on est dans la norme : pas de remarque sans fait remarquable, dirait le linguiste pragmatique4 : « (…) la norme se situe du

1 Rey, 2005, p.1998. 2 Ibid. 3 Benasayag & Del Rey, 2007, p.178. 4 Sperber & Wilson, 1989.

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côté du circulez, y’a rien à voir (…) »1. La norme est évidente, ne se discute pas : il y aurait trop de risque à la prendre pour objet, car il y aurait là une première remise en cause. Tout ce qui vient la heurter annonce un écart, mais c’est l’acte hors norme qui dans l’écart fait question : le constat d’une distance prise entre norme et réalité se transforme en un autre constat, qui est déjà une certaine définition de la situation, qui trahit un point de vue : la norme est à sa place, elle, et c’est la réalité qui est sortie des rails. Symptôme de notre temps : la crise s’explique par l’arrivée du sauvageon, être bestial ou barbare, pour reprendre les mots de Benasayag et Del Rey. Au mieux l’acte déviant ou provocateur permet de réaffirmer comme intangible évidence la norme mise à mal. Et l’éducateur est dérangé, ralenti dans son travail. Il faut vite régler le problème, permettre le retour à la normale, sanctionner l’infraction, éviter la réitération de l’incident. Une seule question alors : quelle sera la sanction efficace, qu’est-ce qui dissuadera, qu’est-ce qui fera exemple ? Qu’est-ce qui me permettra de sortir au plus vite de cette crise, qui m’empêche de faire mon travail ? Lorsqu’en mai 2011 une crise éclate à l’EPM2 de Lavaur, on parle d’une « mutinerie », et la « gestion de crise » passe par le débarquement de l’Équipe régionale d’intervention et de sécurité, composée d’agents pénitentiaires spécialisés dans le rétablissement de l’ordre : bref, la crise interrompt l’œuvre éducative, elle la ralentit, l’empêche, la met en pause, mais n’en relève pas… Faire face à la crise, ça n’est pas le travail de l’éducateur, c’est celui du maton. Il faut régler le problème avant de se remettre au travail. Aucune question probablement n’aura été posée sur les origines et le sens de la crise, sur la norme qu’elle bouscule, sur la manière dont s’est construite la tension. Bref, l’éducateur, l’enseignant, le pédagogue ont généralement plutôt la crise latine. La méchante manie qu’a notre société de parler en permanence de crise de l’éducation est une autre traduction de cette vision de la crise, qui dans le même temps révèle une lecture particulière de la transmission.

1 Benasayag & Del Rey, 2007, p.178. 2 Établissement Pénitentiaire pour Mineurs, sous la tutelle de l’Administration pénitentiaire et de la Protection Judiciaire de la Jeunesse.

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Ainsi la transmission est du côté de la norme (paisible et évidente, elle ne devrait pas poser de questions), et la crise est son contraire… ça n’est qu’en des temps troublés, chaotiques, que la crise vient s’immiscer dans la transmission. Selon ce modèle, il y a crise de l’éducation dès lors que la transmission, qui jusque-là n’avait jamais posé question, s’était faite tout naturellement, fait problème. À une autre échelle, la lecture est la même que face aux petites crises qui viennent déranger l’Institution : vite, réglons la crise pour garantir la transmission. Fâcheuse erreur ! La crise n’est pas un obstacle à la transmission… la transmission, c’est la crise, par essence une crise permanente… la crise conditionne la transmission. L’histoire humaine est le perpétuel conflit entre la vie, productrice de formes grâce aux individus créateurs, la culture qui est la non-vie des formes supra-personnelles, réifiées, figées et pour ainsi dire congelées dans le devenir (…). L’individu ne peut se dépouiller d’une forme qu’en en accueillant une autre au cours de sa vie qui, elle, n’est pas prisonnière des formes. Simmel parle à ce propos de la « tragédie de la culture », en ce sens qu’il appartient à la culture de préserver les formes ou d’en créer de nouvelles, mais par cette culture elles deviennent objectives et autonomes, détachées de toute vie (…). Somme toute, le conflit culturel traduit la confrontation de deux solitudes : celle des formes et celle des individus1. La transmission, dont le caractère lisse est un fantasme, n’est rien d’autre qu’un enchaînement permanent de crises. L’un des paradoxes fondamentaux de l’éducation, la double visée d’enculturation et d’émancipation, de contrainte et d’autonomisation, organise la transmission comme phénomène critique : c’est une dynamique permanente d’innovation et de sédimentation qu’il est question, dynamique qui organise la transmission, mais qu’il faut, pour assurer la transmission selon une telle logique, penser dans le rapport même au langage, dans le rapport aux mots qui nomment la crise et en rendent compte2. Le sujet se construit à la fois dans et contre une culture,

1 Freund, 1995, p.14-15. 2 Pesce, 2008.

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négociant son émancipation dans un dialogue avec des formes culturelles qu’il s’approprie en les transformant, qu’il doit sortir de leur sommeil pour en faire quelque chose, objets inanimés et amorphes auxquels il doit donner une forme, les mettant en scène dans un quotidien, dans une réalité. C’est dans un monde de formes figées qu’il évolue d’abord, formes auxquelles il doit donner vie, dont il doit rendre possible l’incarnation, pour les faire siennes. La transmission est naturellement critique (au sens de la krisis grecque) en ce qu’elle organise la mise en tension des sujets et des formes, met en scène leur rencontre et leur dialogue. Elle ne devient critique (au sens latin de la crisis), elle ne nous apparaît comme un malaise, un débordement, que quand les solitudes dont parle Freund en commentant Simmel se cristallisent, s’affirment à l’excès, veulent exister les unes contre les autres… lorsque la génération des adultes choisit de s’unir comme un tout, gardien de la culture, contre une jeunesse perçue comme déviante, en opposition, refusant la transmission. Il n’y a « crise », au sens courant du terme (problème), que quand la génération des adultes refuse, ignore le nécessaire jeu par lequel la jeune génération manipule les formes culturelles, agit sur elles, les questionne ou les transforme. Il n’y a crise, explosion, que quand une génération d’intellectuels néo-réactionnaires invente l’école comme temple, l’apprentissage comme culte, la culture comme intouchable, refuse la négociation entre les sujets et les formes, au nom d’un modèle « traditionnel » qui n’a jamais existé. … à la krise comme éducation À la crisis latine répond la krisis grecque. À la maladie répond la décision du médecin, qui commence par réinscrire la crise dans les processus qui ont préparé son apparition. Au théâtre, la crise est le « point culminant », le nœud de l’action… son essentiel, pas nécessairement son pire. Si la crisis est la phase grave d’une maladie, elle est d’abord « la phase d’une évolution en cours ».

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La krisis qui lui répond est un moment de jugement, de décision : la krisis nous vient de krinein, elle est en cela un jugement qui suppose la critique et les « critères » 1, un regard distancié qui objective la situation. C’est cette crise-là qui, plus que la crise latine, devrait intéresser l’éducateur. Une crise est l’aboutissement inéluctable d’un état de tension, à l’issue duquel une contradiction éclate au grand jour : s’introduit alors une discontinuité porteuse d’une double valeur. Il y a d’abord interruption de ce qui était en cours, mais la crise est aussi censée déboucher sur une résolution : sanctionnant ce qui était voué à une impasse, elle offre une reprise, un renouveau ou un dépassement2. Si cette crise nous intéresse, c’est en ce qu’elle est un moment privilégié de construction, d’interrogation et de mise en sens des éléments d’une tension qui nous interroge. Tout l’enjeu est de sortir d’une définition hâtive de la situation (la norme est à sa place, les acteurs n’y sont pas), pour mesurer l’ampleur, le sens et les raisons de l’écart. Les trois fonctions décrites par Balat sont un excellent moyen de situer la place de la crise dans la vie d’une institution éducative3. D’abord il y a le musement : c’est la continuité évoquée par Halimi et Rey ; le groupe est plongé dans le flot de son existence, de son quotidien, de sa « normalité », de ses actes, de ses pensées, de ses paroles. La crise vient interrompre ce mouvement. C’est la seconde fonction de Balat, la fonction du scribe, que joue la crise : elle est cette rupture, ce qui vient faire discontinuité, ce qui vient inscrire, coucher sur la feuille d’inscription, l’idée même que quelque chose fait question. Dans ce temps où le groupe fait face à la crise, il manipule son environnement, sa réalité, la met à distance, jusqu’à ce que ce qui a été inscrit soit interprété : quel est le sens de ce qui nous arrive ? Que nous a révélé la crise sur notre institution, ses principes et ses visées, ses normes, que nous dit-elle de nous-mêmes ? C’est la troisième fonction, celle de l’interprétation. Là se joue le conflit de Simmel, et avec lui le début de

1 Rey, 2005, p.1998. 2 Halimi & Rey, 2005, p.1999. 3 Balat, Oury, & Depussé, 2004.

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l’acte éducatif, ou la possibilité d’une définition bien pensée, par essence critique, de la situation. C’est alors que les formes culturelles, les pratiques, les modes d’être et d’agir, deviennent objet du débat. La transmission est dynamique : elle se joue dans ce moment critique où le collectif anime la norme, au sens premier, lui insuffle de la vie, l’articule à des significations. La norme n’est plus évidente, elle peut faire débat. Elle est en un sens sanctuarisée, elle devient un objet comme un autre, auquel on adresse des questions, dont on tente de rendre compte, mais à quoi l’on demande aussi de rendre compte, de rendre raison, de défendre sa propre rationalité, de convaincre de sa légitimité. C’est qu’il s’agit moins d’agir que de juger (…). Le terme relève à l’origine de la médecine hippocratique et désigne l’étape d’une maladie au cours de laquelle un changement subit se produit, pour s’avérer fatal ou salutaire ; c’est le « point dangereux », in quo morbi judicium, le moment où la maladie rend son jugement. Mais la crise concerne d’abord la difficulté, interne à l’art médical, que l’on rencontre pour discerner et juger, au risque de l’erreur. Elle constitue moins un constat qu’un moyen d’interprétation et de théorisation du mal organique1. C’est bien, comme au théâtre, le nœud de la tragédie, là que tout se joue. L’avenir est incertain, et c’est pour cette raison qu’on ne peut s’exonérer d’un traitement de la crise. La crise devient un outil, c’est un support essentiel. Non plus, écrivent Halimi et Rey, le simple constat d’un dysfonctionnement, mais un « moyen d’interprétation et de théorisation », ce moment pendant lequel le sens peut émerger. La condition du jugement, de l’interprétation, c’est une symptomatologie, ce que l’on a d’abord appelé une séméiologie, une lecture des symptômes : le même terme a ainsi longtemps décrit l’art d’analyser les symptômes et la science des signes (devenue sémiotique).

1 Halimi & Rey, 2005, p.1999.

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Dans le champ de l’éducation et du travail social, Tosquelles a choisi, en référence à cette notion, de parler d’une « séméiologie des groupes » pour décrire cette lecture des signes, condition selon lui de l’intervention sociale, éducative, thérapeutique1. S’il y a suffisamment d’éléments en tension pour que la crise éclate, c’est aussi qu’il y a suffisamment d’indices pour s’engager dans la réflexion, suffisamment de matière à l’interprétation. On retrouve le krinein, la critique et le critère, la tentative d’objectivation, la recherche de rationalité. Et c’est au regard de cette rationalité que se prépare le jugement. Krino : je juge. La krisis, c’est le temps de la décision du médecin… à la fois le temps de la décision elle-même et celui qui la précède, la prépare. La décision cristallise l’interprétation et l’action, le jugement sur le sens et le choix d’un faire que légitime ce sens, le temps de la morale et de l’action. Une fois jouée la décision, l’action portera trace de la dimension morale dont le collectif aura fait état, elle portera, incarnera la norme. Comme le remède est réponse au diagnostic, l’acte éducatif est réponse à l’interprétation du sens de la crise. La norme est propulsée dans la réalité par ce mouvement : l’instant du jugement précède à peine, presque se confond avec le moment de l’action, il en est la première étape, constitue un saut dans le réel, suppose un engagement. C’est là que se joue l’émancipation du sujet. Lorsque la délibération s’achève, c’est pour déboucher sur le choix d’une option, d’une forme d’action, au détriment d’autres choix possibles. C’est ce choix qui fait liberté. Celui qui reste dans l’état de tension ne passe pas à l’action, qui est seule véritable expression de la liberté.

Pédagogie kritique, pédagogie de la crise Toute crise, en effet, est aussi la manifestation brusque d’une discordance entre la réalité et la représentation qui avait jusque-là forgé la pensée ; par-là elle contraint à une prise de distance à l’égard de tout discours, soupçonnable de masquer la réalité en se faisant passer pour elle. Réciproquement, il n’existe pas de crise reconnaissable qui ne suppose une vision critique de ses facteurs et de ses enjeux : le réel ne pourrait par lui-même être « décisif » s’il n’était

1 Tosquelles, 1962.

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interprété, et si l’on ne décidait pas en partie de ce qu’il semble décider – ce qui implique que toute crise (économique, par exemple) aille de pair avec la confrontation critique, des différentes lectures qu’on en fait1. Si la crise révèle un écart entre réalité et représentations de la réalité, lectures crisique et krisique n’envisagent pas l’écart de la même manière. La première réaffirme la légitimité d’une représentation (celle de la réalité telle qu’elle devrait être, des comportements attendus, de la norme) contre une réalité telle qu’elle est. La lecture krisique propose tout autre chose : la représentation autant que la réalité pose question, et la manière dont cette représentation s’affiche, les discours qui la portent, eux-mêmes sont questionnés, au point de pouvoir devenir suspects. Il s’agit de déconstruire ces discours pour repérer ce qui dans la norme n’est plus idée mais idéologie, ce qui est devenu un dogme et n’assure plus sa fonction initiale de participation à l’institution du pacte social. Dans une lecture véritablement krisique, tout est objet de l’interprétation, mais objet surtout d’une interprétation objective (faite de critères) qui suppose la capacité des membres du collectif à prendre de la distance avec ce qui leur semblait jusque-là le plus évident. Qui fait quelle lecture de la norme, quel sens a-t-elle, et pourquoi notre réalité ne parvient-elle pas à s’organiser au regard de cette norme ? Qu’est-ce qui dans la norme même fait problème ? Poussée à l’extrême, cette lecture amène à la conclusion suivante : pour supprimer la crise, comme écart entre réalité et norme, il est tout aussi efficace de supprimer la norme que de supprimer les aspects de la réalité (d’apparents dysfonctionnements) qui l’ébranlent. C’est à peu près exactement ce que dit la pédagogie critique. Être un éducateur kritique, conscient des enjeux de la crise, c’est accepter ce travail d’objectivation explicitement dangereux en ce sens que, tout étant remis en question par le processus, la norme même pourra voir sa légitimité questionnée.

1 Ibid., p.2000.

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Et dans bien des cas, dans nombre d’institutions, les dysfonctionnements s’expliquent par l’absurdité, le caractère irrationnel d’une norme qui s’est figée au point de perdre toute signification : une extension qui a perdu le sens de sa propre origine, une institution folle, dirait Hall1. Et c’est bien dans ces cas en se défaisant de la règle que le collectif résout la crise. Ici encore, le collectif se réorganise entièrement, repense ses places et ses rôles dans une dynamique d’attention partagée, attention dont l’objet est la crise elle-même. Hier, dans une lecture crisique, la logique polémique primait : d’un côté les adultes et leurs normes impensées ; de l’autre une jeunesse sauvageonne, et sa réalité déviante. Aujourd’hui, pédagogue et jeunes se trouvent côte à côte, cette position commune définie précisément par la manière dont tous partagent l’intérêt pour le même objet critique. Cela suppose (et produit) certaines postures. Cela exige de chacun qu’il soit prêt non seulement à regarder la réalité avec objectivité, mais plus précisément qu’il regarde avec distance et objectivité autant ce qu’il dénonce que ce qui lui semblait acquis. Cela suppose que l’éducateur cesse de s’identifier à la norme, et soit prêt à en assumer la critique… que l’enfant, l’élève, prenne pour objet son propre comportement, ses propres choix, et cesse lui-même de s’y identifier. Il faut pour cela que chacun soit conscient que ses propres idées, ses propres arguments, ne sont plus tout à fait les siens, qu’il les abandonne, en les lâchant, au collectif, qu’il les mette sur la table du débat et soit prêt à les voir manipulés, questionnés. Cela suppose que chacun soit prêt à changer d’avis, à se laisser convaincre : bref, cela suppose une nouvelle rhétorique2, une rhétorique argumentative structurée par la construction commune de l’argument plutôt que par une joute faite pour convaincre3.

1 Hall, 1979. 2 Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958. 3 Breton, 2006.

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C’est là un travail de prise de rôles, au sens des sociologues interactionnistes, par lequel je fais l’effort de m’approprier les arguments de l’autre, ceux-là mêmes qui contredisent mon point de vue. La posture critique véritable suppose cet effort par lequel, dès lors que je me sens convaincu, je cherche à penser moi-même les arguments qui vont contre ma conviction, à la manière dont le scientifique sérieux cherche ce qui pourrait montrer la limite de sa thèse, anticipe les contre arguments non pas pour les contrer, mais pour les intégrer à son investigation, et ainsi de se rapprocher de la vérité : « lorsqu’on croit trop à quelque chose, il faudrait assez vite faire l’éloge du contraire (…) »1. (La crise) n’est pas tant un tournant, un saut qualitatif que l’exacerbation d’une tension latente, en vue de son dépassement, suivie d’un retour à un état normal. Ce n’est pas l’effet d’une déstabilisation extérieure, mais celui d’un débordement interne, d’une mutation intestine selon laquelle une situation, en se développant, en vient à se retourner contre les principes ou les formes qui la définissaient originellement2 . Le temps de la crise est le temps d’un passage, décrit comme un retour à la « normale ». Mais il ne faut pas se tromper sur le sens du « retour » : si la société, le collectif, l’Institution retrouvent une certaine normalité, celle-ci n’est jamais la normalité qui avait préexisté à la crise. De la krisis, de l’articulation entre « maladie » et « décision » émerge un équilibre, mais toujours un équilibre nouveau. Les cartes ont été redistribuées, et s’il y a normalité, de nouveau, c’est la normalité d’un monde un peu différent. Les formes qui étaient figées (et dont la sédimentation avait fini par conduire à l’éclatement de la tension), ont provisoirement été animées de sens, et ne sont pas sorties indemnes de l’opération. Elles ne sont plus tout à fait les mêmes : elles ont été amendées, modifiées… et ce n’est qu’à la condition de ces aménagements que le collectif s’est accordé sur leur usage, a fait le choix de vivre avec, au moins pour un temps, et décidé que l’adéquation entre une certaine réalité et une certaine représentation de cette réalité, entre

1 Bott, 2011, p.23. 2 Halimi & Rey, 2005, p.2000.

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certains comportements et certaines normes, était possible. Formes et sujets ont décidé de sortir de leurs solitudes respectives pour dialoguer de nouveau. Le processus krisique a pour résultat non pas la réaffirmation de la norme, mais sa reconstruction, son élaboration sous une forme nouvelle. La situation a en partie prévalu sur les formes qui la définissaient, a affirmé son autonomie sur la norme, autant que la norme s’est en partie affirmée ; mais toutes deux au passage ont vu leurs contours redessinés. La règle a été repensée, affinée, conditionnée… cela ne signifie pas pour autant que le hors norme a pris le dessus sur le normal, que le déviant est devenu la norme, que celui qui était sorti des rails a refait la Loi, et va maintenant faire sa loi. Qu’il y ait un nouvel agencement, c’est une certitude, mais ce nouvel agencement peut prendre bien des formes. Et souvent, la règle n’a pas changé, ou elle a peu changé. La règle, c’est-à-dire la norme dans son expression séculaire, est restée parfois la même. Mais par le jeu du processus critique, règle et norme se sont réarticulées ; la règle, sans se transformer, est venue se réarticuler à la norme, à laquelle elle vient de nouveau donner un sens. Dans le déséquilibre qui a fait crise, la règle qui s’était sédimentée, qui était cette forme culturelle figée, ne faisait plus son office… et dans le même mouvement les sujets prenaient leurs distances avec une norme paradoxalement amorphe, vide. La crise a réactualisé la norme, pour un temps de nouveau incarnée, et digne d’intérêt, légitime. Et dans d’autres cas le nouvel agencement prend d’autres voies. On prend conscience que le déséquilibre qui a fait crise vient précisément du fait qu’une règle, qui était devenue obsolète mais qu’on avait voulu conserver, sauver à tout prix, venait elle-même contredire la norme, non seulement n’exprimait plus cette norme mais lui était devenue un affront. Alors une fois le constat fait, la règle est transformée, et ainsi d’une manière très différente la norme actualisée. C’est dire que l’idée de crise conduit à la constitution dialectique du réel. Une configuration de phénomènes, une situation concrète dans son immédiateté et sa singularité, n’est qu’une réalité statique et abstraite, qui demeure à distance de son propre sens.

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La dialectique peut être considérée comme le mouvement par lequel elle en vient à se dissoudre au profit du mouvement qui l’anime, et qui est à la fois sa suppression en tant qu’organisation particulière et momentanée, et sa teneur universelle, qu’on peut identifier à sa vérité. Tout dépassement exprime un autodépassement, toute crise recouvre en réalité le moment d’un accès à soi-même. L’esprit d’un monde ou d’une époque ne cesse de travailler à sa métamorphose, qui est en même temps un accomplissement.1 Ce mouvement krisique est précisément ce qui fait vivre l’Institution, ce qui l’organise, ce qui la conditionne. Le processus d’institution n’est rien d’autre que cela. Et c’est en ce sens que Fernand Oury décrit les périodes de stabilité et de calme comme des périodes dangereuses pour l’Institution scolaire. Cette dernière ne sauvegarde son identité qu’au prix de crises successives, qui permettent, en remettant en jeu et en question les formes culturelles qui la définissent, de lui donner vie. C’est par ce processus, et par ce processus seulement, que l’Institution se rapproche de sa vérité. Tel est le deuxième paradoxe attaché à toute crise, historique ou humaine : c’est au moment où elle disparaît qu’une époque, une institution, un être vivant dans son évolution apparaît dans sa vérité, qui demeurait latente2. L’Institution est soumise à une mue permanente, se rappelant à elle-même et rappelant à ses membres que ses formes, ses pratiques, ses règles, ses habitudes ne sont pas sa vérité, elles ne sont rien d’autre que les traits de son organisation particulière et momentanée, contre quoi il faut en permanence lutter pour rendre, pour maintenir possible un perpétuel accomplissement. La crise permet de revenir à l’essentiel, elle est le mouvement vers le « plus vrai », non pas un vrai essentiel, essentialiste, mais le « vrai de l’Institution » : ce qui pour les membres semble vrai, au terme de débats et d’opérations argumentatives, de processus d’assignation de sens, suffisamment vrai pour que l’on décide

1 Halimi & Rey, 2005, p.2000. 2 Ibid.

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un temps d’agir ensemble dans le cadre de cette vérité là. Une vérité que le collectif révèle en l’accomplissant, élabore en la révélant. Penser la vie en termes de conflit implique donc de penser en termes d’asymétries successives et intriquées. Tout organisme est fondé par des asymétries et se déploie dans un environnement balisé par des asymétries permanentes. Chaque situation présente aux organismes qui la composent des asymétries, sous la forme de problèmes à résoudre. Aux organismes ensuite d’assumer ou non les situations dans la mesure où ils le peuvent ; à eux d’agir par et pour les asymétries qui structurent les situations. Nous utilisons ici le concept d’« agir » au sens philosophique qui l’oppose au « pâtir ». Tout conflit implique un agir, dans la mesure où il émerge sous la forme d’un événement (irruption du nouveau), d’une rupture dans la continuité des faits normés du système. À l’inverse, cette circulation fluide de la norme peut être assimilée à un pâtir au sens où le système (l’organisme) considéré ne sera pas en condition de produire l’émergence d’une nouvelle dimension d’être.1 La crise, moment où les composantes du conflit se révèlent de manière suffisamment explicite pour être enfin vues, prises en mains, manipulées, est essentielle à l’Institution… non pas importante ou utile, mais essentielle au sens premier, elle en constitue l’essence, le cœur, l’esprit même. Au même sens que dans une perspective biologique, la vie se définit comme ce qui se situe en interdépendance à son environnement (supposant une transformation mutuelle), au sens où l’intelligence se définit comme un jeu d’adaptation permanente à l’environnement, dans une logique systémique, l’acte éducatif suppose d’offrir au sujet la possibilité de se construire dans une négociation avec des situations faites d’asymétries, de décalages, parfois de heurts : plus encore d’affirmer l’asymétrie, plutôt que de s’en plaindre, pour en mesurer les enjeux et y faire face. L’émancipation du sujet, et avant elle sa simple existence comme sujet, exige d’entrer dans ce mode de l’agir, et pour l’éducateur de prendre ses distances avec un modèle selon lequel le rapport à la norme serait pour le sujet (l’objet ?) un rapport de « patient » : sujet en construction qui ne peut de contenter de « pâtir » d’une circulation fluide de la norme. La

1 Benasayag & Del Rey, 2007, p.120.

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crise organise la rupture décrite par Benasayag et Del Rey avec les « faits normés du système », permet que le sujet acquière le statut de puissance agissante, dont l’œuvre réside dans le processus d’institution, et le produit prend la forme de l’Institution elle-même. Dans cette logique l’éducateur passe d’une lecture crisique à une lecture krisique de l’action éducative, et considère que son œuvre s’appuie sur l’accompagnement continuel des sujets et des collectifs dans la traversée de crises successives. Réjouissons-nous de la crise : elle est le moteur de l’action éducative ! Bibliographie Balat M., Oury J., & Depussé M., Trialogue : Écriture et Psychothérapie Institutionnelle, Institutions N°35, Décembre 2004, p.99-114. Benasayag M., & Del Rey A., Éloge du conflit, Paris, La Découverte, 2007. Bott F., Éloge du contraire. Paris, Éditions du Rocher, 2011. Breton P., L’Incompétence Démocratique. La Crise de la Parole aux sources du malaise (dans la) politique, Paris, La Découverte, 2006. Freund J., Préface à l’oeuvre de G. Simmel, Le conflit, Belval, Circé, 1995. Halimi B., & Rey A., Crise, In A. Rey (Ed.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Éditions Le Robert, 2005, p. 1999-2003. Hall E.T., Au-delà de la culture, Paris, Seuil, 1979. Perelman C., & Olbrechts-Tyteca L., Traité de l'Argumentation Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1958/2000. Pesce S. Innovation et sédimentation dans le langage scolaire : Créativité linguistique et fabrique de l’institution, Penser l’Éducation, Philosophie de l’Éducation et Histoire des Idées Pédagogiques N°23, 2008, pp. 89-100. Rey A. (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Éditions le Robert, 2005. Sperber D. & Wilson D., La pertinence, Paris, Minuit, 1989. Tosquelles F., Note sur la séméiologie des groupes, Bulletin technique du personnel soignant de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, Fasc. B, 1962, p.36-58.

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Lutter contre le décrochage scolaire : quelques pistes pédagogiques1 Marie-Anne Hugon Il y a vingt ans, Bourdieu et Champagne (1992) décrivaient le malaise et les processus d’auto-élimination des exclus de l’intérieur, c’est-à-dire des élèves les plus démunis face à une compétition scolaire intensifiée par l’ouverture de l’enseignement secondaire aux couches sociales qui en étaient jusqu’alors éliminées. Aujourd’hui, on parle de décrocheurs scolaires. L’expression venue de la recherche nord-américaine, désigne les élèves qui se désengagent des tâches scolaires au point, pour une partie d’entre eux, de quitter l’école avant d’avoir achevé leur cursus. Le décrochage scolaire recouvre des situations différentes. Le décrochage passif (drop in) concernerait des manifestations de désintérêt, passivité, absentéisme perlé, apathie, violence tandis que le décrochage actif (drop out) désignerait les sorties prématurées du système scolaire (Zay, 2005). On parle aussi de désengagement scolaire, de désaffiliation, de conduites de rupture, de déscolarisation et de marginalisation. La plupart des recherches portant sur le décrochage scolaire, essaient de repérer les caractéristiques des élèves désignés comme tels, décrocheurs ou décrochés, et de décrire les trajectoires complexes et hétérogènes qui conduisent parfois à une sortie prématurée du collège (Glasman et Oeuvrard, 2004). Au demeurant, ces constructions de typologies d’élèves peuvent être interrogées. Ramognino (2004) signale le risque de construire, par ces opérations de nominalisation, une population spécifique et de faire jouer une catégorie experte comme une catégorie administrativo-politique. Il y aurait là des comparaisons utiles à opérer entre le succès de la notion de décrocheur d’école et les usages sociaux et administratifs de la notion d’enfant fragile qui cible les élèves bénéficiaires des dispositifs de Réussite Educative. On se propose ici d’envisager le décrochage sous un autre point de vue : celui des actions pédagogiques à mener pour le prévenir et y remédier, pour favoriser

1Article publié dans Informations Sociales N°161, octobre 2010, Paris, p. 36-45.

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selon l’expression québécoise, la «persévérance scolaire» au collège et au lycée. Le rôle de l’école dans les processus de décrochage. Se centrer ainsi sur l’action des professionnels de l’école et en particulier sur la pratique pédagogique est justifié par le fait que les conduites de décrochage scolaire interpellent directement le fonctionnement de la classe et de l’établissement. En effet, les résultats des recherches nord-américaines (Janosz, 2000) ont établi le rôle de l’école dans le décrochage. D’après ces travaux, sont en risque de décrochage les élèves qui, subissant des problèmes individuels, familiaux et/ou économiques, sont en même temps confrontés à des contextes scolaires dégradés et à une qualité médiocre des relations entre enseignants et élèves et du climat de classe. Le « Guide canadien de prévention du décrochage scolaire» (2004) montre qu’un climat de classe positif et chaleureux serait associé à des attitudes plus positives face à soi et face à l’école, à un plus grand sentiment de sécurité, à moins d’absentéisme et d’indiscipline… Un climat de classe négatif peut contribuer à augmenter les déficits d’attention, les troubles oppositionnels et les troubles du comportement des élèves. Les élèves à risque perçoivent également plus de lacunes sur le plan de l’organisation d’ensemble de leur classe… peu d’entraide entre les élèves, peu d’engagement du personnel enseignant envers les élèves, des problèmes d’organisation de classe. La pédagogie mise en œuvre et les relations développées entre l’adulte et les élèves et entre les élèves sont des déterminants majeurs de la persévérance scolaire et du décrochage scolaire. Dans le contexte français, les premiers signes de décrochage se manifestent au collège lorsque les élèves doivent s’ajuster à une forme scolaire profondément différente de la forme de l’école élémentaire. il semble que les élèves en risque de rupture scolaire à l’adolescence arrivent le plus souvent au collège avec des acquisitions très faibles (Bautier, 2003). Des difficultés dans les apprentissages à l’école élémentaire n’ont pas été surmontées et quelquefois même pas traitées par les enseignants.

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Il est vrai que « très tôt les enfants en difficulté face aux apprentissages mettent en place des mécanismes de protection qui entravent leur évolution tout en masquant leurs failles, à leurs propres yeux. » (Flagey, 2002, 59). Mais les relations humaines, que facilite la vie au sein d’un groupe stable encadré par un adulte, permettent aux élèves, quelles que soient leurs lacunes, de ne pas douter de leur sentiment d’appartenance au groupe classe. Au collège, en revanche, la focalisation sur les seuls résultats scolaires et la multiplicité des enseignants impliquant de facto des relations plus distantes, mettent ces élèves dans des situations d’échec et de détresse : certains en viennent ainsi à entrer en dissidence ou à déserter l’école pour préserver ou restaurer une estime de soi entamée par les verdicts scolaires et reprendre en main leur propre vie. Des recherches ont recueilli les témoignages de jeunes décrocheurs. Tous disent avoir quitté l’école, faute d’y avoir trouvé une place acceptable ou une place tout court. C’est le sentiment d’avoir été disqualifiés sinon méprisés par l’école qu’expriment par exemple les jeunes accueillis dans une structure pour jeunes raccrocheurs de la région parisienne. Les adultes qui les reçoivent parlent d’individus blessés, mutilés même, dont l’image de soi a été mise à mal, par les résultats et les jugements scolaires antérieurs (Contant et al., 2005). Les textes rédigés à l’issue du premier entretien avec l’équipe éducative témoignent d’attentes très semblables et très simples : ils demandent ce qu’ils disent ne pas avoir eu au collège ou au lycée : de l’attention, de l’aide, du respect (Hugon, Pain, 2006). Ces récits dessinent en creux un portrait de l’institution scolaire qui oblige à se poser des questions sur son fonctionnement et sur la qualité des relations interindividuelles. Une affaire d’enseignants Le décrochage scolaire n’est donc pas une fatalité. C’est l’affaire des enseignants. Pour ce faire, ils disposent de ressources variées telles que les expériences issues des écoles alternatives (Viaud, 2005, Cedelle, 2008), des dispositifs relais (Hugon, Pain, 2002), des structures spécifiques pour lycéens décrocheurs (Longhi, 2003). Par ailleurs, des actions ponctuelles menées par des équipes pédagogiques en collège et en lycée sont repérées et diffusées par les missions rectorales de valorisation des innovations pédagogiques.

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Dans la Région Ile-de-France, depuis 2002, un programme régional « Réussite pour tous » soutient, en partenariat avec les rectorats, des actions de lutte contre le décrochage en lycée polyvalent et en lycée professionnel. Au niveau du collège, les dispositifs-relais sont le principal outil de lutte contre le décrochage scolaire et la marginalisation sociale de jeunes soumis à l’obligation scolaire. Ils consistent en un accueil temporaire d’élèves signalés au collège par des comportements violents, perturbateurs, absentéistes et qui seraient en risque de déscolarisation ou déjà déscolarisés. La visée de ces dispositifs est d’aider ces jeunes à se resocialiser et à se rescolariser afin qu’ils réintègrent le collège ou qu’ils entreprennent un parcours de formation professionnelle. Les classes-relais fonctionnent en partenariat avec la protection judiciaire de la jeunesse et accueillent pour des périodes variables pouvant aller jusqu’à une année scolaire, les élèves les plus en difficulté. Les ateliers-relais s’appuient sur un partenariat avec les associations d’éducation populaire complémentaires de l’enseignement public et accueillent les élèves les plus jeunes - entre 11 et 13 ans - et à faible retard scolaire, pour des séjours inférieurs à deux mois. Tout se passe comme si, à côté de la fonction d’accueil de jeunes en risque de déscolarisation, conformément au projet des classes-relais, s’était avec les ateliers-relais, développée une autre fonction de mise à l’écart temporaire d’élèves perturbateurs mais avec des difficultés moindres. À l’issue du séjour en dispositif relais, la plupart des élèves retournent en collège, les plus âgés sont orientés en LP, en CFA ou vers la vie active. Il s’avère que le retour en collège est souvent délicat même s’il est travaillé et accompagné puisque l’élève devra composer avec un milieu moins accueillant. Le travail de rescolarisation et de resocialisation accompli dans ces structures est d’une efficacité variable, pour de multiples raisons, en partie parce qu’il arrive que les enseignants intervenant en classe-relais ne soient pas formés à travailler auprès de publics en difficulté.

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Quelques propositions pédagogiques Dans un ouvrage sur les classes relais, à vocation pédagogique (Hugon, Pain, 2002), a été recensé « ce qui marchait » et pouvait aider les professionnels travaillant dans ces dispositifs. Quelques principes généraux pour l’action pédagogique émergeaient de cette enquête (Hugon, 2003) : le premier d’entre eux étant la nécessité d’une grande souplesse dans la gestion du temps et de l’espace pour faciliter des remédiations ajustées à la personne, articulées avec des moments d’activité en collectif. Le deuxième principe pour l’action qui se dégageait de l’enquête était de proposer aux jeunes un enseignement culturellement ambitieux et porteur de sens. Des expériences en classes relais ont donné à cet égard des résultats très probants. Ainsi, dans une classe-relais implantée à Montpellier, l’enseignante Frédérique Landoeur travaille avec ses élèves la question de la place de chaque être humain, et donc la leur, dans l’histoire biologique et sociale des hommes. Ces jeunes, qui traînent derrière eux un passé d’échec et parfois de violence, s’avèrent au fil du temps, passionnés par ces questions et développent avec le biologiste Albert Jacquard, venu les rencontrer, un dialogue philosophique de haut niveau (Frapin, 2004). À Charleville, les élèves d’une classe relais avec leur professeur de français Annie Deschamps, réalisent un film sur Rimbaud. Ces expériences confirment ce que les travaux de Serge Boimare (1999) ont montré : on ne réveille pas les curiosités intellectuelles et le désir d’apprendre avec des activités stéréotypées. Le troisième principe pour l’action est de travailler systématiquement sur la loi et la place de chacun. Les techniques et les concepts de la pédagogie institutionnelle s’avèrent très efficaces auprès de jeunes qui sont dans une grande insécurité intellectuelle et affective. Ils les aident à se réapproprier une place de sujet dans l’institution et à apprendre le partage du pouvoir, des rôles et des responsabilités et à gérer les conflits. Ajoutons enfin la nécessité de la continuité éducative entre les différents intervenants, entre les responsables du dispositif relais et ceux de la classe d’origine.

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De ces principes pédagogiques, résumés ici à grands traits et mis en œuvre dans ceux des dispositifs relais qui fonctionnent correctement, peuvent être tirés des enseignements pour un collège rénové qui accueillerait et accompagnerait dans leur parcours scolaire tous les élèves, même les plus fragiles. Il n’y a là rien de bien nouveau pour un enseignant Freinet, un praticien de la pédagogie institutionnelle ou un spécialiste des publics en difficulté. En région parisienne, plusieurs écoles élémentaires fonctionnent ainsi. À l’école ouverte des Bourseaux à Saint Ouen L’Aumône, l’équipe pédagogique développe une pédagogie interactive et coopérative auprès de populations d’enfants très mélangés. Une recherche récente (Brito, 2009) a étudié le devenir des élèves issus de cette école. Il s’avère d’après les résultats de l’étude que les élèves de l’école sont en situation de réussite au collège. À Bobigny, l’école élémentaire Marie-Curie, située dans un quartier sensible, fonctionne en pédagogie Freinet. L’observation des situations de travail en groupes coopératifs montre que les dispositifs pédagogiques ne laissent aucun enfant au bord de la route et que tous s’investissent dans des activités d’apprentissage (Hugon, Bordes, 2010) Il en est de même dans les quelques structures spécifiques qui accueillent des jeunes raccrocheurs au niveau du lycée. Avec les aménagements nécessaires en raison de l’âge des jeunes concernés, ces structures fonctionnent en s’appuyant sur les principes énoncés plus haut. C’est le cas du « Pôle innovant lycéen » (PIL) implanté au lycée Ponticelli (Paris 75013), qui réunit plusieurs mini-structures. Les élèves raccrocheurs intègrent l’une ou l’autre de ces structures en fonction de leur parcours et de leur projet. Dans l’une d’entre elles, dite « le lycée intégral », sont accueillis des jeunes qui envisagent de se réengager dans un projet de scolarité : les apprentissages y sont conduits au moyen d’organisations privilégiant l’activité, la coopération et le décloisonnement des matières. Une réflexion sur le projet personnel de chacun y est menée grâce à un tutorat adulte/jeune mais aussi à des ateliers. Le conseil de classe est un « conseil de progrès » auquel tous les élèves participent, ainsi que les familles si elles le souhaitent.

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Dans l’ensemble, les jeunes reprennent confiance en eux au point pour certains, si leur projet de formation le demande, d’envisager une re-scolarisation en milieu traditionnel. La plupart d’entre eux quittent la structure avec un projet de formation valorisant et réaliste. Dans la structure dite « Le lycée de La Solidarité Internationale », les jeunes se forment au moyen d’un dispositif en alternance école stages dans des associations humanitaires et un partenariat est développé avec les pays du Sud. Il s’agit toujours d’apporter une offre pédagogique « sur-mesure », ajustée aux besoins et attentes des jeunes, de proposer des fonctionnements cohérents puisque dans tous les cas, les enseignants assument entièrement en équipe l’ensemble des dimensions institutionnelles, éducatives, pédagogiques et didactiques de la structure dans laquelle ils exercent, élargissant ainsi l’espace de leur intervention et de leur responsabilité. À côté de ces projets globaux qui concernent autant l’activité pédagogique que le fonctionnement institutionnel, se développent également, dans les lycées des trois académies de la Région Ile-de-France, des projets plus limités construits par des équipes pédagogiques avec ou sans partenariat extérieur. Ces actions prennent les formes les plus variées : consolidation ou remise à niveau des connaissances de base, remise à niveau linguistique, actions de lutte contre l’illetrisme, enseignement du français langue étrangère, réalisations de projets transdisciplinaires,entraînement à la communication, activités culturelles etc… Actuellement, un lycée sur quatre est impliqué dans un projet de lutte contre le décrochage. C’est dire que la préoccupation du maintien des élèves dans l’institution devient aujourd’hui largement partagée. Les quelques exemples, relatés ici, attestent qu’il existe à tous les niveaux de l’école des démarches, des techniques et des outils expérimentées et validées. Or ces ressources sont dispersées et mal connues des professeurs de collège et lycée.

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Trop souvent au collège et au lycée, l’échec dans les apprentissages et la socialisation des élèves s’accompagnent d’un sentiment d’échec professionnel des enseignants, faute pour eux d’avoir accès à des outils pertinents et efficaces pour traiter de la difficulté scolaire ; les relations entre enseignants et élèves s’en trouvent alors vite dégradées. Ce qui contribue, comme on l’a vu précédemment, à précipiter les élèves à risque dans un processus de décrochage scolaire. Or l’ampleur et la variété des initiatives qui foisonnent ça et là montrent la nécessité de former correctement et systématiquement les enseignants à faire de l’école « une société décente », c’est-à-dire une société « qui ne fournit pas à ses membres des raisons valables de ressentir l’humiliation » (Margalit, 1996). Les pratiques, relatées ici, ont fait la preuve de leur efficacité auprès de publics les plus résistants à l’école. Elles occupent néanmoins une place paradoxale dans la culture professionnelle des enseignants du second degré. Elles sont méprisées ou ignorées dans la formation initiale des professeurs de collège et lycée. Dans le même temps, les enseignants des structures spécifiques sont régulièrement sollicités par les inspections pour faire état de leur expérience et de leurs résultats auprès des collègues exerçant dans des établissements du tout venant, tant ces derniers se sentent démunis face aux phénomènes de décrochage scolaire auxquels ils sont confrontés. La diffusion de ces pratiques tient aux choix des responsables administratifs et pédagogiques et à leur volonté ou non d’apporter des éléments de réponse et des outils concrets et vérifiés pour lutter contre les sorties prématurées du système scolaire.

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Bibliographie Bautier E., Décrochage, déscolarisation, La nouvelle revue de l’AIS N° 24, Suresnes, 2003, p.33-54. Boimare S., L’enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod, 1999. Bourdieu P., Champagne P. Les exclus de l’intérieur, Actes de la recherche en sciences sociales N°91-92,1992, p.71-75. Cedelle L., Un plaisir de collège, Paris, Seuil, 2008. Flagey D., Mal à penser, mal à être, Paris, Erès, 2002. Glasman D., Oeuvrard F. (dir.), La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2004. Hugon M-A., À propos de trois propositions pour les classes relais et pour le collège en général, La nouvelle revue de l’AIS, N° 24, Suresnes, 2003, p.85-93. Hugon M-A., Bordes V., En classe, travailler par groupes d´apprentissage multi-âges, in Hugon M-A, Bordes V., Pezeu G., (coord.), Éduquer par la diversité en Europe, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 227-237. Hugon M-A, Pain J., La place des absents: psychopathologie et pédagogie de l’absence d’école in Huerre P. (dir.), L’absentéisme scolaire, Paris, Hachette, 2006, p.97-114. Hugon M., Pain J. Classes-relais, l’école interpellée, Amiens, CRAP/ CNDP, 2002. Janoz M., L’abandon scolaire chez les adolescents : perspective nord-américaine, Ville école integration N°122, 2000. Longhi G., Guibert N., Décrocheurs d’école, Paris, La Martinière, 2003. Margalit A., La société décente, Paris, Flammarion, 2007. Ramognino N., La construction sociale de la catégorisation de déscolarisation, in Glasman D., Oeuvrard F. (dir.). La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2004, p.113-130. Viaud M-L., Des collèges et des lycées différents, Paris, Puf, 2005. Zay D. (dir.), Prévenir l’exclusion scolaire et sociale des jeunes, une approche franco-britannique, Paris, Puf, 2005.

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Sitographie Brito O., Le devenir des anciens élèves de l’école publique des Bourseaux, 2010, en ligne http://www.jacques-pain.fr. Contant A., Goémé P., Lelarge S. , Longerinas J. De l’individualisation à une pédagogie solidaire, 2005, en ligne : http://innovalo.scola.ac-paris.fr. Potvin P. et al., Guide de prévention du décrochage scolaire, 2004, en ligne : http:// www.ctreq.qc.ca Film Frapin M., Les enfants du Big-Bang, Paris, Les films du Grain de Sable, 2004.

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L’éducation face aux besoins éducatifs spéciaux. Crisis ou katastrophế 1? Anna d’Onofrio Interpréter le mot crise Dans les différentes cultures du monde occidental et oriental, le concept de Crise renvoie à l’idée d'un contexte conflictuel, à une réalité désagrégée et chaotique, mais aussi à une possibilité de croissance, de renaissance et d’amélioration. En grec, la notion de crise est liée à la perception de la différence et à la conscience de l’événement critique comme processus de transformation. En latin, elle est liée aux idées de division, disjonction, épreuve, risque, mais aussi de point de virage conséquent à une décision. Dans la langue chinoise l’idéogramme qui matérialise la crise est constitué de deux parties: la première, représente la menace et le danger ; la seconde représente l’opportunité. Quoi qu’aujourd’hui le mot crise conserve surtout sa valence négative, il est indubitable que le passage d’une crise comporte des changements dans le milieu qui peuvent l’impliquer ; mais la rupture avec l’ordre préexistant et le changement peut impliquer aussi un processus de croissance. La conviction de la possibilité de croissance conséquente à une crise porte à rechercher la fonction que l’application des techniques de gestion de la crise peut avoir sur une organisation en lui permettant non seulement de dépasser l’événement critique, mais aussi d’en tirer des enseignements pour grandir et s’améliorer. Nous poursuivrons ces prolégomènes par une analyse du concept de crise et par sa mise en relation avec la notion d’éducation pour tous. Il s’agit d’une mise au point progressive, procédant du général au particulier : un point de vue général qui considère la crise comme un moment de perturbation qui peut, à n’importe quel moment, frapper une organisation préexistante, jusqu’à l’analyse d’une réalité concrète.

1 Au sens de René Thom (Thom et al., 1985).

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Le concept Décrire un concept comme celui de Crise, très complexe et abondamment utilisé en littérature, commence par sa définition. Crise vient du grec κρıνω, crinô, qui signifie juger. Expliquer le sens étymologique d’un terme permet souvent d’éclaircir ce qu’il désigne. Ainsi, le mot Crise laisse voir son origine juridique. Actuellement, ce terme est utilisé de nombreuses manières, plus diverses les unes que les autres. Souvent, il qualifie une situation problématique en référence à un passé, ou à un avenir, supposés d’harmonie et de paix. C’est parce que l’on postule l’existence d’un « état naturel» des choses que l’on peut décrire une situation particulière comme étant éloignée de celui-ci, parfois même contraire à celui-ci : on parle alors de crise, utilisé sans discrimination par la psychologie, la sociologie, l’histoire, etc. Par ailleurs, la crise peut être définie à l’échelle individuelle ou groupale comme une rupture d’équilibre.

Les crises qui émergent au sein des familles ou des groupes sociaux peuvent être de deux ordres:

- La crise d’un groupe du fait d’un évènement exogène : qui perturbe l’ensemble du groupe et le désorganise (agression d’un membre, catastrophe…). - La crise d’un groupe du fait d’un évènement endogène: une « crise de croissance » au sens large du groupe familial avec des enjeux d’individuation/séparation : l’émergence du symptôme chez l’individu peut alors avoir une fonction de protection du groupe. - La crise d’un individu au sein d’un groupe avec l’émergence d’une symptomatologie aiguë déstructurant l’ensemble (Zeltner et al, 2002).

Il existe des crises éclatantes, des cas de gravité extrêmes et de visibilité maximale, pourtant la plupart des crises sont des crises ordinaires.

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J. A. Robinson ouvre par cette phrase l’article « Crisis» de l’ International Encyclopedia for Social Sciences: « Crise est un terme d’usage courant, à la recherche d’une signification scientifique». (Robinson, 1968, p. 510). Cette phrase témoigne indubitablement du fait que la définition de la notion de crise reste encore un grand chantier pour les théoriciens, bien embarrassés par ce concept à la fois omniprésent et insaisissable, semblant parfois relever davantage du mirage que de l’outil scientifique. Voici quelques définitions de théoriciens engagés dans différents domaines d’études :

Pour le philosophe et sociologue français Edgar Morin, la crise signifie indécision : « …c’est le moment où, en même temps qu’une perturbation, surgissent les incertitudes… » (Morin, 1976, p.149). Davantage, plus qu’à des retournements, on assiste à une véritable dissolution du sens : « La notion de crise s'est répandue au XXe siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. Il n’est pas de domaine qui ne soit hanté par l’idée de crise […]. Mais cette notion, en se généralisant, s’est comme vidée de l’intérieur » (Morin, 1976, p.149). « Ce concept tend à devenir une forme vide, un prêt-à-porter stéréotypé qui ne constitue plus que l’ultime recours au lancinant désarroi des diagnostics et des pronostics » (Bejin & Morin, 1976, p.1). Dans le champ médical, A. Bolzinger souligne le même danger : « Si l’on appelle crise toute période de conflit et de mutation, avec ce qu’elle comporte de résistances au changement et de tensions, on peut alors estimer que la vie tout entière est une crise…! La presse et la télévision nous ont accoutumés aux us et abus de ce «diagnostic» de crise. Quel événement pourrait y échapper, dès lors qu’il met l’actualité en émoi et suscite la crainte du lendemain ? » (Bolzinger, 1982, p.475) En spécialiste médical, il précise : « On ne parle pas de crise à propos de n’importe quel désordre morbide; toute pathologie massive ou menaçante ne mérite pas le nom de crise » (Bolzinger, 1982, p.476).

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L’historien Rodolph Starn est tout aussi sévère : « Après tout, le vocable «crise» a une longue histoire et l’on ne peut s’attendre à ce que, faisant l’objet d’utilisations si variées, il puisse être défini univoquement. Comme tout journaliste ou tout homme politique le sait, voilà un terme bien utile à l’âge des mass media. Suggérant le drame ou la nécessité de décision, il suscite l’émotion sans requérir la réflexion, il magnifie les non-événements comme les événements, les coups d’État mais aussi les incidents mineurs […]. Pour les historiens, le mot «crise» a souvent constitué un cliché commode pour désigner les processus et les points de pression historique dramatique; un sceptique dirait que cette seule commodité explique tout le succès de la notion. On a du mal à résister aux formules toutes faites; combien de fois le mot «crise» n’est-il pas apparu sous la plume des historiens ou ne s’est-il pas introduit dans les titres de leurs ouvrages, capricieusement, sans nécessité ! » (Starn, 1976, p.13). Patrick Lagadec, chercheur français spécialiste de la gestion du risque et de la gestion de crise, directeur de recherche au sein du laboratoire d’économétrie de l’École polytechnique, dans son texte La Gestion des crises, définit la crise comme: « …une situation où de multiples organisations, aux prises avec des problèmes critiques, soumises à de fortes pressions externes, d’âpres tensions internes, se trouvent brutalement et pour une longue durée sur le devant de la scène, projetées (...) les unes contre les autres (…) le tout dans une société de communication de masse, c’est-à-dire en direct, avec l’assurance de faire la « une » des informations radiodiffusées, télévisées écrites, sur une longue période » (Lagadec, 1991). Il ne nous faut pas longtemps pour convenir que les analystes, eux aussi, sont devant un important travail qui requiert de sérieux efforts. Ce temps de réflexion avec le théoricien ne fournit donc pas de clés définitives.

La notion de crise, comme le note finalement R. Starn, est surtout riche de sa malléabilité, de son adéquation à la saisie des mouvements irréguliers de l’histoire, de sa capacité à constituer un pont entre des disciplines variées (Starn, 1976, p.18).

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La Crise exigera des résolutions locales immédiates, permettra des actions dans des champs multiples, mais on ne saurait attendre la résolution générale de toutes les contradictions sociales qu’elle signifie et désigne. Comme le précise avec une grande justesse Edgar Morin : « Ce mot sert désormais à nommer l’innommable; il renvoie à une double béance : béance de notre savoir (au cœur même du terme de crise); béance dans la réalité sociale elle-même où apparaît la «crise» ». (Morin, 1976, p.149). Crise et éducation : l’école pour tous Aujourd’hui tout semble être connoté par une situation de crise. Celle-ci est caractérisée par l’incompréhension culturelle et existentielle de la potentialité positive des droits et par l’ellipse semi stratifiée des devoirs, qui devraient, au contraire, être conjugués entre eux, politiquement et démocratiquement. Une Crise favorisée par la globalisation et par l’accélération caractérisant ces temps postmodernes dans lesquels tout -en changeant trop vite- nous offre des landes immenses de désert de valeurs, de l’indifférence au nihilisme aller-retour.

Il y a crise, par conséquence, aussi en éducation, dans l’éducatif et dans l’éducationnel. L’intégration des individus dans une communauté de citoyens reste la seule conception réellement efficace à notre disposition pour conjurer, avec quelque chance de succès - notamment par l’École et l'Éducation - les risques évoqués ci-dessus et leur commune conséquence, à savoir une société atomisée ou fragmentée en groupes portés vers l’antagonisme. L’intégration fait aujourd’hui partie de ces notions qui polarisent le débat politique, le galvanisant, tout en posant aux sciences sociales - de manière récurrente- le problème de ses définitions et de son inscription dans des registres et des problématiques très variés. Ainsi, ce terme continue d’être utilisé dans des sens toujours très incertains.

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Cependant, face à la complexité des défis qu’impose le processus de globalisation, il est devenu de prime importance que chaque contexte éducatif puisse offrir un service de qualité à tout un chacun - pour tous –ensemble - (Peters, 2003), et par conséquent, à tous ceux qui vivent des expériences limites aux sens psychologique, physique et sociologique, se trouvant impliqués dans de profondes contradictions et difficultés. Face à une société qui produit du « malaise », qui exaspère les différences, le choix stratégique et le défi sur le plan éducatif impliquent d’accepter la relation avec la diversité tout en ouvrant et en expérimentant de nouveaux contextes d’accueil. Pour les responsables de l’éducation, s’impose l’exigence d’aller au-delà des difficultés de l’hic et nunc et faire en sorte d’éviter que les limites d’une situation personnelle ne deviennent des confins fermés sur eux-mêmes (Canevaro, 2006). Il devient nécessaire - de ce fait - d’agir de manière à ce que la diversité ne se transforme pas en inégalité. La diversité de départ, dépendante du contexte - à savoir le vécu culturel et social de l’enfant - doit être conjuguée avec la diversité d’arrivée (Callari Galli et al., 1998), laquelle doit être conquise en empruntant les différents parcours éducatifs capables de contribuer à la découverte et à la reconnaissance de l’identité autonome de chaque sujet. Le pédagogue italien Andrea Canevaro - qui a dédié une grande partie de ses études à la problématique du handicap - explique dans son essai « La pedagogia istituzionale e l’handicap: la scomparsa, il visibile e l’invisibile » que « …la pédagogie a besoin de rencontrer sa propre spécificité ; elle doit tenir compte de sa multiplicité, des voix culturelles, des identités plurielles, de l’être dans le monde de la personne. Elle doit raccorder la capacité d’évoquer l’objet qui n’est pas présent physiquement, le jeu de présence et absence, l’entrelacement entre visible et invisible». (Canevaro et al., 2000, p.191). Avec cette affirmation, l’auteur souligne que l’éducation est un fait unique ayant en soi des articulations différentes, en relation aux besoins des sujets et des exigences émergentes des différentes situations.

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Dans une étude conduite dans le cadre du mémoire de Master 2 Recherche, nous mettions en évidence que depuis une quarantaine d’années, on assiste à un changement social et culturel de la manière dont on perçoit le handicap. Un changement profond s’est produit, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ce monde si articulé et complexe ; à l’intérieur, en changeant la manière avec laquelle les handicapés perçoivent et vivent leur propre condition, leur relations sociales, la possibilité de se réaliser et de construire leur projet de vie. À l’extérieur, en déracinant préjugés et peurs, et en créant une société plus ouverte, plus disponible, apte à reconnaître droits et besoins des personnes en situation de handicap. Cette ouverture est le fruit d’un long chemin qui implique une infinité d’acteurs et de contextes différents. Un chemin qui passe à travers des lois, des luttes pour les droits, mais aussi par le développement - voire la mutation culturelle et sociale - amenant à une représentation sociale du phénomène radicalement différente et plus humaine. Les questions inhérentes à l’intégration et à l’inclusion scolaires sont à l’ordre du jour des décideurs éducatifs, provoquant grand embarras et perplexité : passer d’une école programmée pour la sélection à une école qui parie sur la réussite de tous en s’organisant pour cela, amène à un questionnement concernant les attitudes et les valeurs, les conceptions et les pratiques considérées comme pertinentes sinon durables pour les prochaines décennies. En approuvant la loi n°112 du 11 février 2005, l’État français s’est engagé officiellement à obliger chaque école à accueillir des enfants en situation de handicap. L’École doit apprendre à accepter l’hétérogénéité pour contraster les représentations sociales négatives associées au handicap. Par conséquent, le défi de l’éducation consiste à trouver des solutions adéquates – individualisées - tenant compte des spécificités de chacun. Il ne s’agit donc pas d’activer un processus de normalisation du sujet en situation de handicap, mais plutôt d’agir dans le respect de ses caractéristiques, tout en reconnaissant tant les potentialités que le déficit, en construisant ainsi un rapport de communication établie sur la différence.

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Cependant, si la différence est considérée comme une valeur pour tous, alors tous les élèves doivent être mis dans les conditions leur permettant d’apprendre ensemble. Tout ceci requiert une implication globale de toute l’école et une interaction continue entre l’environnement local et les familles. Nous partagions entièrement l’idée qu’il serait plus approprié de « parler de didactique spécifique plutôt que spéciale. Spécifique dans le sens que les éléments de la didactique générale doivent être reformulés et adaptés en fonction de tel individu et/ou de telle situation spécifique» (Canevaro, 2000, p.30). Ce modèle tient compte de la complexité du tissu social, culturel et affectif, mais aussi de la façon d’être des différents sujets et de leur attitude envers l’avenir. Il s’appuie sur une conception de l’apprentissage impliquant la capacité d’avoir une mémoire de sa propre histoire, d’imaginer et d’anticiper les événements futurs. Mais qu’entend-on par Besoin Éducatif Spécial (B.E.S.) ? Avec ce terme on définit « toute difficulté évolutive de fonctionnement –permanente ou transitoire– rencontrée dans le domaine éducatif et/ou de l’apprentissage, engendrée par l’interaction des différents facteurs de la santé - selon le modèle du CIH1 de l’Organisation Mondiale de la Santé -, et qui nécessite une éducation spéciale individualisée » (Ianes, 2005, p.29). De toute évidence, les B.E.S. requièrent - pour nous tous et pour l’École en particulier - une capacité de réponse, calibrée et spécifique, exigeant, entre autres, des compétences psychopédagogiques et didactiques, une organisation, un travail en réseau (interne et externe aux institutions), des capacités d’analyse, des ressources, des médiateurs, des technologies, des lieux, etc.

Aujourd’hui plus que jamais, l’éducation - à travers l’École - est appelée à donner des réponses aux besoins de tous et de chacun. L’éducation inclusive implique un changement radical de perspective dans notre système éducatif trop souvent fragmenté entre secteur ordinaire et

1 Classification Internationale du Handicap.

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secteur spécialisé. Elle se réfère à des valeurs ayant trait à une société valorisant la diversité et les différences et constitue ainsi un processus particulier de construction de communautés. S’appuyant sur la présence des enfants ou adolescents à besoins éducatifs spécifiques, elle ne la considère pas comme un frein - un facteur de ralentissement mais bien au contraire, comme étant une richesse. L’inclusion est un droit fondamental et en relation avec le concept d’appartenance : les personnes avec ou sans déshabilité1 peuvent interagir en toute égalité. Une éducation inclusive permet à l’école ordinaire de se remplir de qualité : chacun est le bienvenu, chacun peut apprendre à son propre rythme et -surtout - peut participer ; et tous parviennent à en conclure que les diversités sont une ressource et une chance. La diversité est une chose normale. Nous y sommes confrontés dans d’autres contextes : université, lieux de travail, moyens de transport, vie sociale et culturelle. Le but de l’inclusion, c’est de rendre possible, pour chaque individu, l’accès à la vie ordinaire lui permettant d’évoluer et de s’épanouir complètement.

Mais que faire pour parvenir à une école inclusive ? L’analyse du modèle inclusif italien nous permet d’identifier des indicateurs significatifs favorisant une école inclusive de qualité, transposables et réadaptables au système éducatif français.

Dans les années 70, l’Italie a fait le choix de l’intégration « tout court » des personnes handicapées à l’école, ce que nous retenons comme un cas unique par rapport aux autres pays européens où l’éducation différenciée reste encore largement répandue, malgré les nombreuses expériences faites dans cette direction. La normalité de la déshabilité dans les

1 Le concept de déshabilité - pris en compte par l’Organisation Mondiale de la Santé - ne met pas l’accent sur les déficits et les handicaps qui rendent précaires les conditions de vie des personnes, mais il s’agit plutôt d’un concept inséré dans un continuum multidimensionnel. Chacun de nous peut finalement se trouver dans un contexte environnemental précaire qui peut provoquer une déshabilité.

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contextes sociaux, culturels et sportifs italiens est de plus en plus une réalité : cela est dû au fait que les personnes avec handicap ont rencontré tout au long de leur vie - et dès les premiers moments de leur vie - un contexte éducatif capable de promouvoir et coordonner des activités de réhabilitation et d’expertise indispensables à leur croissance ; ils ont été insérés dans un champ affectif, social et éducatif, capable de donner un sens aux efforts déployés à la lumière d’un projet de vie qu’il faut ébaucher dès le début de leur parcours et sur lequel il faut réfléchir de manière dynamique et évolutive. Nous avons le sentiment que la présence des personnes handicapées a forcé l’école italienne à se mesurer avec elle-même pour trouver les ressources humaines et de planification nécessaires afin de répondre à l’énorme exigence d’aide qu’entraîne une situation de handicap, notamment sur les plans mental et cognitif. Durant ces années, le personnel de l’École a appris, non seulement à accepter et à accueillir l’élève ayant des problèmes, mais à construire une collaboration avec l’extérieur ; il a appris à se confronter avec les médecins, les psychiatres, les spécialistes de la réhabilitation ; il a pris contact avec les services sociaux présents sur leur territoire en les forçant à un travail d’équipe unitaire, multidisciplinaire et pluri-spécialisé. Cette attitude aida fortement l’expérience de l’intégration des personnes handicapées. L’insertion dans le même groupe-classe favorisa un renouvellement des méthodes traditionnelles d’enseignement, incitant tous les élèves à se confronter aux contenus éducatifs avec plus d’intérêt et de motivation. Les élèves dits normaux ont appris à interagir avec le handicap ; l’éducation civique à la diversité, au respect mutuel, à la coopération dans le groupe et le personnel enseignant a trouvé de nouvelles motivations grâce à la présence de ces sujets. Par ailleurs, l’intégration dans une perspective inclusive1 a également relancé le travail unitaire entre les enseignants : dans l’éducation, on ne peut plus

1 En Italie, l’intégration des élèves dés-habiles a été mise en place depuis longtemps; toutefois, on est encore loin de pratiquer ce que l’on appelle l’inclusion ; c’est-à-dire de reconnaître et répondre de manière efficace aux droits d’individualisation de tous les élèves ayant des difficultés de fonctionnement.

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fonctionner individuellement ; ou bien, on a l’intention de travailler en équipe avec d’autres intervenants ; ou bien les résultats sont rares. La nécessité d’un soutien éducatif spécialisé que requiert la condition de l’élève avec handicap et l’apparition significative de la figure de l’enseignant spécialisé ont favorisé un travail d’équipe essentiel et particulièrement significatif. Cette étude de la situation italienne nous conduit ainsi à poser la question de l’intégration scolaire - dans la perspective inclusive - comme la nécessité de réinventer le métier enseignant et passer d’une pratique totalement spécifiée et individualiste au travail collectif. Un changement de paradigme nous paraît indispensable : la rencontre d’une multiplicité de facteurs - provoquée par l’approche de la diversité - demande l’adoption du paradigme de complexité comme garantie de la formation de compétences méthodologiques ; ces compétences sont caractérisées par un authentique pluralisme calibré sur la diversification des besoins formatifs. Il va de soi que cela impose l’analyse de la formation tant initiale que continue des enseignants. La délicate question de la formation ne se réduit pas à la simple acquisition de compétences théoriques et pratiques. Si chaque sujet est unique, la formation devient aussi construction d’identité personnelle au travers d’une constante réélaboration du projet de vie1. L’identité de chaque sujet ne peut grandir dans l’isolement des situations de handicap, car elle est un tissu complexe à détisser, produit d’interactions continues avec les contextes d’appartenance. En outre, le bagage formatif personnel des éducateurs travaillant avec la différence et la diversité, a recours à un ensemble de connaissances et de compétences épistémologiquement intégrées et fondées à partir de la notion de complexité. La re-problématisation de la formation des enseignants - et de leur rapport aux connaissances et aux compétences disciplinaires - est une invitation à rechercher toutes les possibilités

1 Entendu comme l’ensemble des expériences vécues.

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d’individuation, d’interconnexion ultérieures entre les aspects, les langages disciplinaires et les facteurs contextuels, souvent très différents entre eux, capables de se conjuguer en fonction de perspectives interdisciplinaires innovantes. Ainsi, comme l’affirme la pédagogue italienne P. Gaspari : « …la compétence fondamentale se trouve dans l’acquisition d’une vision écologique-systémique impliquant la capacité d’identifier les connexions, les interrelations sémantiques, pour activer des médiations et des négociations fonctionnelles fécondes ; en raccordant - de manière synergique - les langages, les ressources et les différents professionnalités afin de partager les objectifs, les contenus et les stratégies éducatives et didactiques qui convoitent à l’intégration de la personne en situation de handicap » (Gaspari P., 2005). Nous postulons et défendons le passage d’une formation spécialisée fournie à quelques enseignants à une culture posturale pour tous les enseignants soutenue par un travail d’équipe. Il est fondamental de fusionner les sensibilités en faveur d’une culture de la participation, capable d’intégrer les différences individuelles avec les besoins éducatifs spéciaux, mêlant une action contextuelle dynamique caractérisée par la responsabilité et l’exploitation de toutes les ressources présentes dans les systèmes scolaires et extrascolaires.

Par ailleurs, nos recherches veulent également montrer que ce bouleversement du métier enseignant favorisera un meilleur rapport de l’enseignant avec chacun de ses élèves car il sensibiliserait à la différence, ce qui n’est pas un fait négligeable et secondaire.

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Pour conclure… L’intégration scolaire devient une authentique éducation inclusive si ce passage - voire processus - est accompagné d’un « penser spécial » guidant le projet de vie de la personne. Nous sommes convaincues que l’on peut transmettre des savoirs, mais que la réalisation du fait éducatif requiert une relation interpersonnelle : sans cette relation il n’y a pas d’éducation. L’identité naît et se construit seulement dans un rapport positif avec l’altérité. Andrea Canevaro explique que les techniques ont du sens seulement si elles deviennent des instruments de libération et non pas de conformation, car elles doivent libérer des individualités et non les « uni-former » à des modèles préexistants, définis dans des cadres étanches séparés. Bibliographie Béjin A., Morin E., Introduction, Communications N°25, 1976, p. 1-3. Bolzinger A., « Le concept clinique de crise », Bulletin de Psychologie, Tome XXXV, n° 355, 1982, p. 475-480. Callari Galli M., Ceruti M. et Pievani T., Pensare la diversità, Roma, Meltemi Editore, 1998. Canevaro A., Balzaretti C., Rigon G., Pedagogia speciale dell’integrazione, Milano, La Nuova Italia, 2000. Canevaro A., Quel bambino là…, Firenze, La Nuova Italia, 2000. Canevaro A., Mandato M., L’integrazione e la prospettiva “inclusiva”, Roma, Monolite, 2004. Canevaro A., Le logiche del confine e del sentiero. Una pedagogia dell’inclusione (per tutti, disabili inclusi), Trento, Erickson, 2006. Gaspari P., La complessità delle competenze dell’insegnante specializzata-o, intervention faite à l’Université Urbino (Italie), Faculté de Sciences de la Formation, 20 Mai 2005. Ianes D., Bisogni educativi speciali e inclusione, Trento, Erickson, 2005. Lagadec P., « La gestion des Crises - Outils de réflexion à l’usage des décideurs », in McGraw Hill, La crise ou la perte de référence, Ediscience chapitre 4, Paris, 1991, p.44-57. Morin E., « Pour une crisologie », Communications, N°25, 1976, p.149-163.

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Peters S. J., Éducation Intégrée: parvenir à l’éducation pour tous en réalisant l’intégration des handicapes et des apprenants aux besoins éducatifs spéciaux, Groupe thématique sur le handicap banque mondiale, 30 avril 2003, 114 p. Disponible au format PDF à l’adresse http://www.resacoop.org/Boite_Outils/se-documenter/dossiers thematiques/handicap-developpement-references.asp (consulté au cours de l’année 2010). Robinson J.A., « Crisis », In Sill Encyclopedia for Social Sciences, vol. 3, 1968, p. 510-514. Serres M., Temps des crises, Paris, Le Pommier, 2009. Thom R., Berry M., Passet R., Petitot J., Giorello G., Cagliotti G., Mistri M. et Amberle J., La teoria delle catastrofi, Milano, Franco Angeli, 1985. Starn R. « Métamorphose d’une notion. Les historiens et la crise », Communications N°25,1976, p. 4-18. Zeltner L., Ampelas J., Mallat V., Mauriac F., Waddington A., Bronchard M. et Robin M., « Prise en charge de crise et enveloppe langagière », Thérapie Familiale, Vol. 24, N°4, 2002, p. 357-366.

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Crise de l’autorité à l’école : une idée répandue à interroger Bruno Robbes Dans plusieurs disciplines des sciences humaines (histoire, sociologie ou économie par exemple), la crise s’entend à la fois comme une période marquée par un profond trouble, un moment de changement subi, parfois brutal, mais aussi comme une phase critique (le latin crisis se réfère à la médecine), un moment décisif (krisis signifie décision en grec), moment crucial dans la vie d’un groupe caractérisé principalement par une rupture d’équilibre de son fonctionnement, une modification durable des modalités de régulation des relations entre ses membres. Un bouleversement des normes, voire des valeurs du groupe est à l’origine de la crise et celle-ci tient précisément à la confrontation de ses normes, de ses valeurs, avec d’autres en voie d’émergence à travers des pratiques inhabituelles. En outre, la crise ne présage en rien de l’issue de la situation. Partant de cette conception, nous proposons d’interroger l’idée communément admise d’une crise de l’autorité à l’école. Les discours tenus se distribuent entre normes, fonctionnements et finalités de l’institution d’une part, fondements et modalités d’exercice de l’autorité enseignante d’autre part. Dans ce champ, des représentations de l’autorité chez l’enseignant, certaines composantes et pratiques de celle-ci seraient affectées : autorité statutaire et autorité dite « naturelle », fondée exclusivement sur le savoir détenu, autoritarisme dénoncé par le juridisme, refus d’exercer l’autorité. À travers ces discours, nous dégageons deux questions, puis deux hypothèses à visée explicative. Premièrement, de quelle conception de l’autorité parle-t-on lorsqu’on évoque « la crise de l’autorité à l’école » ? L’emploi du singulier est déjà un élément de réponse. Il existerait une modalité d’exercice de l’autorité qui serait en crise. Ainsi, la crise de l’autorité à l’école nous apparaît d’abord comme une crise de l’autorité autoritariste. Deuxièmement et cette question est la principale, avons-nous véritablement affaire à une crise de l’autorité à l’école ?

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Rien n’est moins sûr. Les analyses en termes de crise de la transmission, d’érosion de l’autorité ou de mutation engendrée par la modernité conduisent à penser que nous sommes sans doute d’abord confrontés à un déficit d’exercice d’autorité éducative. Discours sur la crise de l’autorité de l’institution scolaire L’institution scolaire est remise en cause à travers ses normes et ses fonctionnements bureaucratiques, mais aussi du fait de l’absence de redéfinition de fonctions sociales et de finalités, qui fassent suffisamment sens pour les acteurs. Une crise des modèles normatifs et bureaucratiques appliqués à l’école Non seulement la socialisation par l’imposition d’une normalisation autoritariste ne correspond plus aux attentes des usagers de l’école, mais la pluralité des normes des acteurs du champ scolaire rend incertain l’accord sur la définition d’une norme commune. Eirick Prairat (2001) observe la disparition du consensus sur les attitudes scolaires et les normes comportementales. L’exigence est à construire en situation, les règles du jeu à redéfinir, les limites de l’acceptable à renégocier et les exigences du travail à redire. Ainsi à l’école, les trois formes d’autorité décrites par Weber sont contestées. L’autorité légale, rationnelle-formelle perd sa légitimité sociale avec pour conséquence une crise de l’autorité de l’institution. Quant aux formes traditionnelle, « naturelle », charismatique qui s’imposaient sans besoin d’être argumentées, elles s’affaiblissent voire déclinent (Dubet, 2002). Dans une société moins dépendante des institutions, où opèrent désormais les régulations horizontales faites d’expériences partagées entre individus, l’école devient une institution plus banale, qui a besoin de construire sa légitimation sociale (Willaime, 2003). Dans l’institution scolaire pourtant, on reste souvent convaincu que l’autorité va de soi.

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Un décalage grandissant entre les valeurs prônées par la société et les exigences sur lesquelles l’institution scolaire se fonde

Les valeurs sociétales dominantes semblent s’éloigner toujours davantage de celles portées par l’École. Pour que l’élève accède au savoir, il lui faut contrôler ses pulsions a minima, accepter au moins temporairement une discipline qui permet la réflexion et l’entrée dans le travail, s’engager dans une démarche active s’inscrivant dans la durée et réclamant sens de l’effort. Il en est tout autrement dans notre société dominée par un individualisme devenu la valeur de référence, où l’univers de la consommation donne à voir – et permet à ceux qui en ont les moyens – d’accéder au plaisir le plus vite possible, sans effort et apparemment sans limites. Ce « capitalisme pulsionnel » (Stiegler, 2006) devient le moteur de notre économie et imprègne en profondeur les comportements individuels. Il cible en particulier les jeunes, cherchant à capter leur attention à travers l’image et le son (de télévision, d’ordinateur, de téléphone portable). Langage privilégié de cette pulsion, la publicité ne cesse d’user de l’inversion des places générationnelles (Marcelli, 2003), présentant l’enfant comme tout-puissant et omniscient, l’adulte comme inconsistant, faible, ignorant et sans intérêt. Quant à la télévision, elle produit chez les élèves une attention plus fragmentée, difficilement capable d'intégrer la continuité. Plus généralement, elle cherche à garder le téléspectateur sous emprise par toutes les formes d’effets possibles et imaginables, avant de lui permettre de réfléchir et de penser (Meirieu, 2007). Un tel contexte rend l’action éducative et pédagogique paradoxale, puisqu’on reproche aux enseignants de ne plus jouer leur rôle alors même qu’une action de leur part irait à contre-courant des valeurs que notre société promeut. Une crise des finalités que la société assigne à l’école Les grands principes fondateurs sur lesquels l’école républicaine s’appuyait n’ayant pas été suffisamment actualisés, nous observons les effets grandissants de la ségrégation sociale sur la ségrégation scolaire (Duru-Bellat, 2004).

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Bernard Charlot (1987) et d’autres après lui (Bautier, Rochex, 1998) avaient déjà montré que les réformes institutionnelles modernisant l’école, telle la mise en place du collège unique entre 1959 et 1975, avaient eu davantage pour effet une massification du système scolaire qu’une réelle démocratisation de la réussite scolaire. Aujourd’hui, le modèle normatif d’égalité des chances et de promotion sociale que l’école soutenait depuis plus d’un siècle – et qu’elle soutient encore à travers les positions de responsables politiques ou institutionnels – ne dupe plus les usagers de l’école (Dubet, Duru-Bellat, 2000). D’un côté, les conduites consuméristes de familles socialement et culturellement privilégiées le mettent à mal. De l’autre, les élèves qui ne bénéficient pas de ces possibilités cherchent comme ils le peuvent à donner un sens à leur expérience scolaire (Ballion, 1982 ; Bautier, Charlot, Rochex, 1992 ; Rochex, 1995). À moins que violemment renvoyés à leur propre échec par l’institution, ils ne développent des sous-cultures d’opposition/adaptation à l’école ou qu’ils ne basculent dans des conduites de déviance (Woods, 1990 ; Dubet, 1991 ; Van Zanten, 2001) : opposition à l’autorité, rejet du conformisme, de l’informel, sexisme et racisme, violence, solidarité interne au groupe. Quant à l’absentéisme massif, au décrochage scolaire voire à la délinquance, ils deviennent préoccupants dans certains secteurs. Ainsi, le primat de stratégies individuelles et autonomes de certains acteurs au sein de l’institution se retourne contre les plus faibles d’entre eux. L’école française repose sur le classement et l’élimination précoce des élèves, tolère les inégalités d’origine socioculturelle et leur reproduction. Conséquences désastreuses, d’un côté nos élites sont insuffisamment nombreuses et performantes, de l’autre un nombre important de jeunes est prématurément relégué aux marges du système (Baudelot, Establet, 2009). L’école perd donc sa légitimité en parvenant de moins en moins à faire croire qu’elle peut garantir l’insertion socio-économique de tous les élèves. Ceux-ci en viennent alors à douter de la légitimité de l’autorité statutaire de ceux qui les enseignent.

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Un autre aspect concerne les savoirs que l’école transmet, sous le double aspect de leurs contenus et de leur utilité sociale. Depuis plusieurs années, malgré la mise en place de diverses commissions de programmes et le lancement à la rentrée 2003 d’un débat national sur l’avenir de l’école, le politique peine à définir les contenus des savoirs que l’école doit enseigner. La décision d’instaurer un socle commun de connaissances et de compétences1 ne semble pas avoir modifié la donne. Le contenu définitif des nouveaux programmes pour l’école primaire, présenté en juin 20082 n’a pas été mieux accueilli, bien au contraire puisqu’il a réussi à rassembler la plupart des acteurs et des spécialistes de l’école contre lui. Par ailleurs, la légitimité du savoir que l’école transmet est questionnée au regard de son utilité sociale. En 1989, la loi d’orientation sur l’éducation fixait l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Alors que cet objectif est aujourd’hui en voie d’être atteint, l’élévation continue des niveaux scolaires des élèves ne donne pas davantage de valeur au savoir transmis. C’est même le contraire qui se produit, dans une société économiquement et socialement fragilisée, où il apparaît clairement que la valeur sociale de certains diplômes se déprécie du fait de leur abondance. Marie Duru-Bellat (2006) considère même que cette conquête des diplômes contribue à l’accroissement des inégalités sociales. La reconnaissance sociale du savoir que l’école transmet fait problème. Celui-ci est délégitimé et l’autorité de l’institution fragilisée. Un nouveau consensus s’impose non seulement sur le rôle social de l’école mais au-delà, sur la place donnée à chacun dans notre société. Discours sur la crise de la fonction enseignante L’autorité statutaire et fonctionnelle des enseignants est fragilisée. Elle n’apparaît plus « naturelle », au sens où le statut social du professeur

1 Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, « Socle commun de connaissances et de compétences », décret n° 2006-830 du 11 juillet 2006, Bulletin officiel N° 29, 20 juillet 2006. 2 Ministère de l’Éducation nationale. (2008, 19 juin). Horaires et programmes d’enseignement de l’école primaire. Bulletin Officiel hors-série N° 3.

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suffisait à garantir l’obéissance des élèves. Elle ne peut plus se fonder exclusivement sur le savoir détenu. Ses formes autoritaristes sont dénoncées devant la justice. À l’inverse, une tendance au refus d’exercer l’autorité est observée. Une mise en cause de l’autorité statutaire de l’enseignant comme naturelle Dès 1972, le rapport psychologique accompagnant le rapport de la commission d’études sur la fonction enseignante dans le second degré (dit « rapport Joxe », repris par Gloton, 1974) indiquait : « les professeurs sont sensibles à une évolution culturelle qui entraîne le déclin de leur définition sociale traditionnelle et est simultanément porteuse d’une critique du modèle de fonctionnement classique de la classe […]. Le professeur ne se sent plus investi […] d’une autorité en quelque sorte a priori, dont la légitimité lui serait assurée par un consensus social » (p.15). Cette mise en cause a des répercussions complexes sur le rôle social et le pouvoir du professeur, en lien avec sa façon d’exercer son métier, sa pédagogie, son autorité et ce qui désormais la légitime. La fragilisation statutaire devient structurelle, atteignant l’identité professionnelle. Le malaise s’observe à travers des discours récurrents de professeurs, qui déplorent la perte d’une autorité statutaire incontestée et vivent douloureusement cette évolution. La dimension statutaire de l’autorité des enseignants étant insuffisante à elle seule pour que l’autorité soit acquise d’emblée, celle-ci est aujourd’hui à construire en situation. L’identité professionnelle du professeur s’élabore aussi à travers le regard des élèves (Lapassade, 1993), dépend d’un public prêt à l’accepter (Thin, 2002). Des compromis sont nécessaires pour éviter les risques permanents de conflits. L’exercice actuel de l’autorité statutaire oblige donc la personne enseignante à se positionner par rapport à sa fonction, à son rôle institutionnel, en établissant et en tenant un contrat explicite fondateur de la situation scolaire. Il s’agit de ré-instituer l’autorité en s’accordant sur une définition de la situation, qui explicite droits et obligations réciproques tout en en fixant les limites.

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On entrevoit alors les risques de mise en danger de l’identité personnelle. L’institution semblant dans l’incapacité de soutenir l’individu, une autorité personnelle serait indispensable pour apporter à la fonction le supplément d’autorité dont elle a besoin (Rémond, 2001). L’enseignant qui a des problèmes de discipline ne pourrait plus compter que sur lui-même pour s’imposer à ses groupes d’élèves (Ranjard, 1984). François Dubet (2000) parle d’un défaut d’institution, où l’expérience enseignante est vécue sur le mode d’une épreuve narcissique tenant de plus en plus à des traits de personnalité. L’autorité reprendrait alors des formes charismatiques qui non seulement la rendraient aléatoire, mais surtout surexposeraient l’enseignant – « sujet héroïque » – aux risques de cette personnalisation. Bien que revendiquée par certains professeurs impuissants à exercer l’autorité autrement ou/et à la recherche de gratifications narcissiques, il n’est pas souhaitable pour leur équilibre psychique que ceux-ci s’affranchissent d’une légitimation de leur autorité par l’institution en établissant avec leurs élèves des relations plus libérales, individualisées, affectives. Le fait que désormais des enseignants saisissent directement la justice lorsqu’ils s’estiment victimes n’exprime-t-il pas contradictoirement une demande d’institution ?1 Tout ceci montre que l’autorité enseignante ne peut se légitimer qu’à l’articulation du personnel et de l’institutionnel. 1 Il n’est nullement question de porter un jugement sur le bien-fondé de cette saisie, que la gravité de certains faits justifie, mais d’indiquer une tendance qui pourrait se développer. En décembre 2005, l’affaire d’Étampes au cours de laquelle une professeure de lycée professionnel est victime d’un coup de couteau porté en classe par l’un de ses élèves, marque selon nous un précédent. C’est en effet la première fois à notre connaissance qu’une enseignante victime de violences physiques graves de la part d’un élève met en cause non pas l’auteur des faits mais l’Éducation nationale.

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L’autorité statutaire de l’enseignant ne peut plus se fonder exclusivement sur le savoir qu’il détient La production scientifique devient un enjeu économique majeur et le savoir occupe une place déterminante dans nos sociétés, mais la légitimité de ses énoncés n’en est pas moins questionnée de toute part. Une telle modification du rapport social au savoir a évidemment des répercussions dans l’institution scolaire. D’une part, nous admettons que la vérité des savoirs disponibles est relative. Ce qui s’enseigne à l’école est une sélection de savoirs produits selon des méthodologies scientifiques au cours des siècles jusqu’à aujourd’hui, en l’état actuel de nos connaissances. D’autre part, la transmission des savoirs n’est plus l’apanage exclusif de l’école : les nouvelles technologies de l’information et de la communication permettent désormais à la plupart des élèves d’accéder à des savoirs plus diversifiés et vérifiables que ceux du professeur. C’est donc à ce double titre que l’autorité du savoir transmis par l’enseignant est ébranlée. Par conséquent, son autorité statutaire ne peut plus se fonder exclusivement sur lui, ce qui provoque une mutation profonde de l’exercice du métier et conduit à se demander sur quoi l’enseignant peut aujourd’hui fonder son autorité statutaire. En ce sens, Philippe Meirieu (2003) attire notre attention sur la nécessité que le professeur permette à ses élèves de distinguer la vérité du savoir (spécifié par les conditions de sa production), de l’opinion, de la conviction ou de la croyance. Prendre au sérieux le fait que le savoir fonde l’autorité statutaire de l’enseignant, c’est considérer que la plus-value professorale réside non pas dans la détention d’un savoir en tant que tel, mais dans la mise en place de modalités appropriées d’accès au savoir qui légitiment son autorité et par là même le savoir, le statut d’élève posant de fait la présence d’un écart avec les objets de savoirs. En conséquence, l’enseignant ne peut plus se définir exclusivement comme le détenteur d’un savoir. Il crée les conditions effectives – didactiques et pédagogiques – permettant à l’élève d’être engagé dans l’activité d’apprentissage et non plus soumis à un savoir qui ferait autorité, du fait exclusif que l’enseignant qui détient l’autorité statutaire l’énonce.

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L’autorité enseignante se fonde donc non pas sur le fait que l’enseignant « soit savant, mais […] plutôt dans sa compétence à ce que l’élève s’approprie son savoir » (Rey, 2004b, p. 123). Nous retrouvons le principe d’éducabilité porté par l’enseignant, qui témoigne de ses efforts pour permettre aux élèves que son savoir leur soit accessible. La relation pédagogique cherchera tantôt à penser l’écart entre le savoir et l’organisation mentale des élèves (Rey, 2004a), tantôt à permettre à l’élève de se décentrer de ses représentations propres afin d’insinuer en lui l’écart indispensable à l’apprentissage (Jeffrey, 2002). La réflexivité de l’élève sur le savoir qu’il reçoit devient un enjeu majeur, non seulement pour légitimer l’autorité du professeur, mais surtout pour permettre à l’élève d’accéder à un rapport au savoir à la fois critique et émancipateur. Ainsi pour Bernard Vandewalle (2003), l’autorité du professeur « lui vient précisément de ce qu’il augmente son savoir d’un rapport critique d’appropriation », en donnant « l’image d’un sujet, auteur de ses pensées et de ses actes » (p. 165) et Gérard Guillot (2003) d’ajouter : « dans une dialectique permanente entre la rationalité patrimoniale de référence et la discussion éclairée et argumentée » (p.147). Philippe Meirieu (2005) estime pour sa part que « le défi de l’éducation contemporaine n’est […] pas de « restaurer l’autorité », mais d’aider les jeunes à retrouver le goût de contester celles auxquelles ils s’assujettissent aveuglément… […] « L’autorité éducative » a alors pour rôle de permettre à l’élève de « penser par soi-même » en créant les conditions pour qu’il accède « à un rapport critique à la vérité » (p. 5, 6). Pour cela, le professeur dispose de la démarche expérimentale, de la recherche documentaire et de la démarche créatrice (Meirieu, 2008). Les relations entre autorité et savoir doivent aussi être examinées du point de vue de la domination de l’enseignant, de l’obéissance voire de la soumission de l’élève. Pour Bernard Rey (2004b) encore, « l’autorité de l’enseignant […] ne saurait s’exercer pour faire accepter par les élèves les affirmations inhérentes à un savoir. (Elle) ne doit pas le conduire à utiliser l’argument d’autorité pour imposer le savoir ».

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L’accès de l’élève au savoir véritable ne peut que passer par « des preuves tirées de l’expérience et de la raison » de l’élève lui-même (p.116), certainement pas par un enseignant qui voudrait que l’élève se soumette à sa personne1. Alain Marchive (2008) indique même que la soumission à l’autorité de l’enseignant peut engendrer des difficultés d’apprentissage et d’appropriation des savoirs chez les élèves, au détriment du nécessaire assujettissement à la situation didactique. Il existe donc un « lien étroit […] entre l’exercice de l’autorité du professeur dans les situations d’enseignement et l’activité des élèves » (p. 114). Dénonciation des formes autoritaristes d’exercice de l’autorité enseignante et influence du juridisme à l’école Malgré les bouleversements culturels de ces quarante dernières années, il semble que certaines pratiques de l’autorité à l’école n’aient pas fondamentalement changé et qu’elles alimentent la contestation de l’autorité sous toutes ses formes, y compris légitimes. Des comportements d’enseignants constituent des abus de pouvoir, pouvant aller « de l’anodin au pathologique » : privilégier les devoirs des élèves au mépris de leurs droits, refuser une présence en cours, punir à l’excès, faire des remarques humiliantes, évaluer de façon malhonnête (Association Française des Administrateurs de l’Éducation, 2001 ; Merle, 2005). Le juridisme qui gagne le corps social s’observant aussi à l’école (Prairat, 2001, 2002), ces pratiques autoritaristes sont aujourd’hui dénoncées par les élèves et leurs parents. Usagers disposant de droits et les revendiquant, ils n’hésitent plus à contester des décisions prises à propos des devoirs, des notes, des sanctions, voire des contenus de savoir et de la pédagogie. Si la plupart des litiges se règlent entre partenaires, le recours des parents à l’institution judiciaire s’accroît. L’institution scolaire adopte alors des procédures plus en conformité

1 Le socle commun de connaissances et de compétences n’énonce-t-il pas, dans la partie 6 intitulée « Les compétences sociales et civiques », la capacité de l’élève à « savoir distinguer un argument rationnel d’un argument d’autorité » ?

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avec le droit. L’assise des fonctionnements institutionnels de l’école sur les principes de justice répondant à ceux d’une démocratie imprègne les textes officiels récents, comme le décret n°2006-935 du 28 juillet 2006, qui met l’accent sur les droits des parents d’élèves1. La réforme des procédures disciplinaires dans les établissements du second degré contenue dans la circulaire n°2000-105 du 11 juillet 2000 constitue une véritable révolution culturelle, en introduisant les principes de justice – contradictoire, individualisation et proportionnalité de la sanction – dans les collèges et les lycées2. Si ce texte place le principe de légalité au fondement de la justice scolaire (Pech, 2002), l’application automatique du droit ne peut arbitrer l’ensemble des conflits survenant à l’école. Lois et règlements nécessitent souvent une interprétation inhérente à la situation et le recours au droit n’enlève pas aux professionnels leur responsabilité dans la recherche d’une solution adaptée. Il reste que l’introduction de ces principes pour régir l’exercice de la discipline scolaire déstabilise beaucoup d’enseignants. Une tendance des professeurs au refus d’exercer l’autorité Une tendance au refus d’exercer l’autorité s’observe aujourd’hui chez de nombreux professeurs, dans le sens du laxisme ou de l’impuissance3. L’enseignant s’interroge davantage sur ses relations aux élèves. Les limites adultes/enfants et enseignants/élèves se brouillent. L’adulte semble en difficulté pour assumer l’asymétrie inhérente à sa position générationnelle, intervenir pour régler des conflits entre enfants, dire la

1 Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, décret n° 2006-935 du 28 juillet 2006 relatif aux parents d’élèves, aux associations de parents d’élèves et aux représentants des parents d’élèves et modifiant le code de l’éducation (partie réglementaire), Journal officiel N° 17429, juillet 2006, p. 11314, texte N° 24. 2 Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, « Organisation des procédures disciplinaires dans les collèges, les lycées et les établissements régionaux d’enseignement adapté », circulaire N° 2000-105 du 11 juillet 2000, Bulletin officiel spécial N° 8, 13 juillet 2000. 3 L’invocation répétée d’un « droit de retrait » dans des situations de violence ou d’insécurité, alors même qu’il n’est pas fondé au plan juridique, en est un signe.

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limite et fixer des repères devenus moins sûrs. Il peut aussi relativiser sa position de transmetteur de savoirs. Des propos d’enseignants que nous avons recueillis (« je ne suis pas entrée dans l’enseignement pour faire le flic », « ce qui m’énerve c’est d’avoir à passer du temps à faire la police ») montrent que l’autorité reste connotée péjorativement et que son exercice relèverait d’autres professionnels : surveillants, conseillers principaux d’éducation, directeurs d’écoles ou chefs d’établissement, voire parents, éducateurs, juges ou policiers. Ainsi, des professeurs revendiquant de limiter leur métier à enseigner des savoirs qu’ils détiennent regrettent l’autorité traditionnelle et abdiquent parfois toute ambition pédagogique et éducative, au prétexte que l’autorité professorale n’est pas acquise d’emblée ou que l’élève réel ne correspond pas à l’élève attendu (« ces élèves ne sont pas dignes d’être enseignés par moi », « cet élève n’a rien à faire dans notre établissement »). Cette position aboutit à refuser de transmettre l’héritage des savoirs. La crise de l’autorité à l’école est d’abord une crise de l’autorité autoritariste Parler de crise de l’autorité à l’école, c’est généralement se référer à une conception autoritariste de l’autorité, associée à un supposé « âge d’or » où l’autorité se serait exercée naturellement. Nos propres recherches (Robbes, 2010) ont pourtant montré le caractère mythique de l’autorité dite « naturelle ». En outre, divers travaux sur l’histoire de l’éducation ont mis en évidence les effets néfastes des pratiques éducatives passées (Foucault, 1975 ; Miller, 1984 ; Houssaye, 1996 ; Verger, 2008). Mais les représentations sociales demeurent, entretenues par un malentendu persistant sur ce que l’on nomme « autorité ». Alors qu’elle est une influence qui s’exerce sans recourir à la force (Arendt, 1972 ; Burdeau, 1995), l’autorité reste confondue avec un pouvoir de contrainte. Ainsi la conception autoritariste, entendue comme relation où le détenteur d’une fonction statutaire exerce une domination sur l’autre afin d’obtenir de lui une obéissance inconditionnelle sous la forme d’une soumission, est l’autorité dans son sens commun. L’appel à un retour de telles pratiques est d’ailleurs ambivalent, au moment même où la plupart des acteurs sociaux les refusent pour eux-mêmes et pour leur entourage.

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Comme nous l’avons vu, ce que l’on nomme « crise de l’autorité à l’école » est d’abord une crise de conceptions et de modalités d’exercice de la relation éducative qui relèvent de l’autorité autoritariste. Une étude approfondie de ce qu’est l’autorité – notamment à partir de son étymologie (Robbes, 2010) – laisse entrevoir qu’il ne s’agit pas d’autorité mais d’abus, d’une réduction du sens de l’autorité à sa dimension statutaire (potestas) alors que la relation d’autorité y associe deux autres significations : l’autorité de l’auteur (auctor), qui s’autorise et autorise l’autre (augere) ; l’autorité de capacité et de compétence, qui s’observe à travers les savoirs d’action que le détenteur de l’autorité statutaire mobilise. Crise de l’autorité à l’école ou déficit d’exercice d’autorité éducative ? À l’examen des discours sur la crise de l’autorité à l’école, force est de constater qu’ils mettent en évidence des dimensions autres que la seule question de l’autorité : d’une part au plan institutionnel, crise des modèles normatifs et bureaucratiques, décalage entre valeurs sociétales dominantes et exigences propres à l’institution scolaire, crise des finalités sociales de l’école ; d’autre part s’agissant de l’enseignant, mise en cause de l’autorité statutaire comme naturelle et fragilisation de l’identité personnelle, relativité des savoirs enseignés et non-exclusivité de leur transmission par l’école, caractère inopérant de l’argument d’autorité pour les imposer, dénonciation de l’autoritarisme et/ou manifestations de refus d’exercer l’autorité. Le premier aspect révèle une crise de la transmission dans l’espace scolaire dont l’origine est sociétale. Le second aspect remet en question les pratiques éducatives et d’enseignement, la forme scolaire traditionnelle à travers ses modalités de transmission des savoirs, mais aussi certaines conceptions sociétales qui évacuent la question de l’autorité et de son exercice en éducation au nom de son caractère prétendument illégitime et anti-éducatif. Ces discours dépassent donc la problématique de l’autorité, et les analyses en termes de crise de la transmission, d’érosion de l’autorité ou de mutation engendrée par la modernité conduisent à penser que nous sommes d’abord confrontés à un déficit d’exercice d’autorité éducative.

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Crise de la transmission S’agissant de la transmission, Michel Tozzi (2008) observe un déficit de la légitimité de sa reconnaissance, du fait d’un relativisme des valeurs à transmettre et des connaissances. Cette crise de l’autorité traditionnelle, transmissive, s’explique aussi par la montée de l’individualisme. À cela s’ajoute « une certaine méfiance des destinataires à l’égard des transmetteurs » (p. 15) et « une moindre confiance des transmetteurs dans leur capacité de transmettre » (p. 16), que d’autres remarquent également. Philippe Jeammet (2000, 2004) estime que les problèmes éducatifs des adultes à l’égard des jeunes sont avant tout des problèmes d’adultes insuffisamment consistants pour être contenants. Démunis voire déprimés devant une civilisation où l’information prend le pas sur la transmission, ils en viennent à considérer que ce qu’ils ont à transmettre est sans valeur, inutile. Pour Daniel Marcelli (2009), c’est davantage l’abus ou le défaut d’autorité qui font problème dans l’éducation actuellement que son exercice, à la condition de ne pas confondre obéissance et soumission et de préciser en quoi l’autorité éducative consiste. L'autorité éducative est une conception adossée aux sciences humaines et sociales. En effet, le lien social d’autorité est consubstantiel à l’espèce humaine, fondateur de l’humanisation et du groupe dont il est un principe régulateur (Marcelli, 2003). La relation d’autorité est donc une condition de l’éducation. Fait psychique et institutionnel, elle se construit dans et par l’action. L’autorité éducative associe une responsabilité statutaire, une autorisation personnelle et une capacité fonctionnelle. Cette relation articule l’asymétrie et la symétrie entre éducateur et éduqué, naît d’une volonté d’influencer de la part du détenteur de l’autorité statutaire, recherche la reconnaissance de celui sur qui elle s’exerce. Elle vise l’obéissance et le consentement. C’est la durée qui la légitime (Robbes, 2010). Si comme beaucoup l’observent actuellement, cette nouvelle modalité de l’autorité parvient difficilement à s’exercer, nous ne sommes pas confrontés à une crise de l’autorité mais au contraire, à un déficit d’exercice d’autorité éducative.

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Érosion de l’autorité Le terme d’érosion est choisi par Eirick Prairat (2010) pour indiquer l’idée d’une dégradation de l’autorité qui est aussi transformation, dans une temporalité lente. L’auteur propose trois lectures – sociologique, philosophique et anthropologique – de ce phénomène, qui appellent des réponses de nature différente. Nous retiendrons ici le point de vue anthropologique, en ce qu’il fonde de façon originale le concept d’autorité éducative et pour ses connexions avec la problématique de la transmission. Selon l’auteur, l’une des causes de « la crise de l’autorité est liée à l’importance qu’a pris le présent dans les sociétés post-modernes » (p.50). Or, l’autorité s’exerce dans « un espace commun de co-présence mais aussi une « durée publique » qui relie les hommes, en enchaînant les générations » (p. 51). C’est ainsi que l’éducateur fait autorité en représentant cette « précédence du monde », cette « antécédence de la culture », mais à condition qu’il « permet(te) au nouveau venu d’être de ce monde, (qu’) il l’accueille et l’introdui(se) dans l’ordre symbolique de l’humain ». Ainsi, dire que « l’on n’entre jamais seul dans le monde (constitue) une vérité anthropologique » (p. 43). En termes de perspectives pour l’éducateur, il s’agirait de se demander « comment être hospitalier aux valeurs de la modernité tout en garantissant la nécessaire dissymétrie statutaire et fonctionnelle qui est la condition de possibilité de tout travail éducatif ? » (p. 49). L’enjeu est alors non pas de restaurer mais de ré-institionnaliser de l’autorité en agissant selon quelques grands principes éducatifs (cohérence, constance, souci de la justice, …) (p. 51). Là encore, l’exercice de l’autorité enseignante selon cette visée éducative est loin d’être toujours à l’œuvre dans l’école. Mutation de l’autorité engendrée par la modernité Le thème du déclin de l’institution éducative, du fait du déclin du consensus autour du programme institutionnel de l’école, a été largement repris, mais en oubliant peut-être une interrogation essentielle de François Dubet (2003) : en resituant les évolutions observées dans une temporalité plus longue, ce que l’on s’accorde à qualifier de crise de l’école n’est-il pas plutôt une mutation, une conséquence voire un accomplissement de la modernité ?

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Concernant l’autorité, l’hypothèse de la crise du travail de socialisation scolaire de l’école républicaine calquée sur la transcendance du modèle religieux vaut à l’évidence. Dubet montre par exemple que ce mode de légitimation de l’autorité enseignante se retourne contre lui, tout en préservant l’institution de toute remise en question, puisque « dans ce modèle, l’essentiel de la critique est endogène et porte sur l’inaptitude des maîtres […] à être conformes à leur vocation » (p. 54). Il y ajoute une croyance miraculeuse des effets éducatifs du programme institutionnel, où l’acceptation et l’intériorisation par l’individu de règles de discipline objective au nom de valeurs universelles suffisent à le libérer, à l’autonomiser, à le faire sujet. D’où l’absence « de contradiction entre l’obéissance et la liberté, entre le conformisme et l’affirmation d’une subjectivité » (p. 56). Sauf que ces contradictions ne tiennent plus aujourd’hui… Le charisme du professeur légitimé par un principe sacré est réduit au charme personnel et « la professionnalisation débouche […] sur une légitimité instrumentale […] (contribuant) à changer la nature même des institutions » (p. 59). Un autre produit de la modernité tient à la promotion de la créativité et de l’autonomie individuelle d’un enfant/élève engagé dans l’apprentissage, sans confusion entre obéissance et autonomie. En conséquence, de nouvelles formes de travail sur autrui se mettent en place, où des enseignants plus engagés « doivent construire leur activité en combinant des attentes normatives diversifiées, […] contradictoires : faire entrer les élèves dans une culture commune, les préparer aux compétitions scolaires et sociales et reconnaître chacun comme un individu singulier » (p. 62-63). Dès lors que l’on accepte avec l’auteur l’idée « d’une mutation profonde », trois enjeux se dégagent, relatifs à un exercice autre de l’autorité, à une véritable démocratisation de la réussite scolaire et aux contenus à transmettre. Si l’idée d’un déficit d’autorité éducative pointe à nouveau, ce premier enjeu dépend aussi en partie des deux autres.

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Crise : de l’illusion évaluative au changement… Hervé Cellier De la crise économique… Les crises qui font date dans l’histoire sociale sont d’abord les crises économiques en ce sens qu’elles entraînent consécutivement un accroissement de la pauvreté. Qu’est-ce qui est à craindre ? La récession c’est-à-dire un ralentissement de l’activité économique et, conséquemment, la diminution du nombre de créations d’entreprises avec, au bout du compte, une perte d’emplois créés. Cet appauvrissement des salariés, aidés par les mécanismes d’assistance publique accroît corrélativement les dépenses publiques. Celles-ci pèsent plus encore sur les contribuables. L’État, malgré cela, continue de s’endetter, d’emprunter. Les remboursements des intérêts croissent, la dette s’accumule et explose. Ceux qui bénéficient de la situation sont ceux susceptibles de prêter de l’argent à des taux prohibitifs. En même temps ce schéma, s’il s’applique à la situation des salariés, résulte d’une prise de risque totalement dérégulée des prêteurs comme nous avons pu le voir en 2008 avec la faillite de la banque Lehman Brothers. En vertu de l’adage qui veut que le temps soit de l’argent, et dans la perspective d’augmenter le profit, les crédits subprime - prêts immobiliers accordés à un grand nombre de ménages américains aux revenus modestes et dont les mensualités de remboursement étaient volontairement abaissées les premières années – ont fait peser un risque de solvabilité sur ces ménages en raison de la fragilité de leur situation financière. En 2006, les crédits subprime représentaient 24% des nouveaux crédits immobiliers octroyés aux États-Unis.

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Mécaniquement, le nombre de propriétaires américains insolvables contraints de revendre leur résidence pour payer leurs dettes a eu pour effet de faire baisser le prix de l’immobilier entraînant là encore un appauvrissement des plus pauvres et la possibilité pour ceux disposant d’un capital conséquent de racheter une propriété pour un coût modique. Mais cette vente, du même coup a entraîné la ruine de banques intermédiaires, leur débiteurs ne pouvant rembourser leurs dettes à cause d’une vente de leur bien immobilier réalisée à perte. Plus récemment, en vertu de l’évaluation généralisée des systèmes, l’agence de notation Standart & Poor’s, après la fermeture de Wall Street, le 5 août à 18h dégradait l’évaluation de la dette américaine passant d’AAA à un AA+. Le dollar sans lequel toute l’économie mondiale se paralyserait était perçu comme une monnaie de singe entraînant, là encore mécaniquement, par crainte de la crise économique mondiale, la chute des bourses. La peur de l’insolvabilité américaine agissant comme un repoussoir économique provoquant l’angoisse généralisée des investisseurs et des politiques. Ceux-ci, prompts à réagir, engageant leurs États sur le chemin vertueux des économies publiques, augmentant les impôts et continuant de réduire les services publiques prétendus dispendieux. De plan de rigueur en plan de rigueur, les économies nationales renflouent les banques sans de réelles contreparties se refusant d’imposer des règles sévères aux marchés qui continuent de spéculer avec l’argent public… tandis que les services sociaux, éducatifs, sanitaires voient réduire leur activité comme peau de chagrin au prétexte d’une rationalisation et d’une efficacité de l’action publique.

Les dettes sont alors vues comme la conséquence d’un laxisme budgétaire alors qu’elles sont, en réalité, la conséquence de la crise qui elle-même résulte de la spéculation financière. Un tel raisonnement omet volontairement de critiquer les idéologies libérales en imposant aux marchés des règles strictes sur la spéculation qu’ils génèrent.

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Faut-il rappeler ici que l’agence d’évaluation Standart & Poor’s est tenue par les Républicains américains qui refusent de voir imposer les profits des multinationales qu’ils dirigent. C’est donc d’abord un refus délibéré de redistribution dont il s’agit. Au fond, considérer que la récession est la conséquence de la crise reviendrait à mettre en discussion le libéralisme généralisé de l’économie en ce sens qu’il condamne et pour longtemps, la redistribution des biens, du savoir, de l’éducation. Dans ce contexte, les agences de notation constituent, de manière insidieuse, l’outil de bonne conscience qui attribue une auréole vertueuse aux états - bons élèves - qui opèrent des coupes sombres au sein des dépenses publiques tandis qu’ils laissent prospérer, au nom d’une croissance qui est toujours à venir, un marché boursier libéralisé, anomique mais renfloué en permanence par l’argent public. L’évaluation donne l’image de la rigueur sans interroger la confusion entretenue entre les causes et les conséquences de la crise économique. Caution prétendument morale, l’évaluation des économies nationales est semblable aux évaluations éducatives. … à la crise éducative Comme par osmose, l’idée de crise a envahi le système éducatif avec son cortège de crises à répétition : crise des valeurs, du savoir, de la motivation… reposant sur le présupposé d’une activité humaine onéreuse aux résultats incertains. Là aussi, les évaluations de toutes sortes ont fleuri, censées réorienter l’activité éducative particulièrement pour ce qui concerne l’éducation prioritaire. Celles-ci n’ont pourtant pas manqué de critiques. Les évaluations aujourd’hui sont inscrites dans un contexte compétitif avéré. Dans le même temps les recherches en éducation soulignent la relative inefficacité de certaines politiques éducatives.

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Elles montrent que les trajectoires scolaires dépendent d’une multitude de facteurs où les caractéristiques des élèves mais aussi l’environnement scolaire sont des déterminants de la réussite. C’est cette complexité qui explique l’inflation d’outils d’évaluation. D’autre part, la loi organique aux lois de finances (LOLF) adoptée en 2001 définit une politique de pilotage par les résultats dont la mise en oeuvre récente au premier janvier 2006 s’applique au socle commun des connaissances et des compétences. Dans ce cadre, l’évaluation devient prioritaire1. En France, comme dans d’autres pays, différents dispositifs d’évaluation rendent compte de l’efficacité globale du système éducatif. Des évaluations « bilans » nationales permettent de s’assurer que les acquis sont en conformité avec les programmes. Des études de panels sont également réalisées afin de suivre la progression des acquis des élèves, d’étudier l’impact de l’environnement des élèves ou leurs parcours scolaires sur leurs performances ou leurs trajectoires, ou de mesurer les effets de certaines innovations pédagogiques et décisions politiques. C’est que le paradigme même de l’évaluation s’est transformé. Il vise aujourd’hui à passer d’une égalité d’accès à une égalité de résultats2. En 2006 sont créés les Réseaux ambition réussite, un principe de gradation des établissements en éducation prioritaire, baptisés EP1 (RAR), EP2 et EP33. L’évaluation est donc théoriquement l’une des sources du changement dans la décision mais que sait-on en France et ailleurs, des effets des politiques d’éducation prioritaire ? Les inspections générales ont conduit quatre évaluations spécifiques de la politique dont deux ont fait l’objet d’importants rapports rendus publics ; Moisan et Simon en 1997 et Armand et Gille en 2006. Ces évaluations qualitatives ont été réalisées à partir d’enquêtes dans les établissements et par questionnaires.

1 Guimard P., L’évaluation des compétences scolaires, Rennes, PUR, 2010, p.54. 2 Robert B. Les politiques d’éducation prioritaire, les défis de la réforme, Paris, Puf, 2009. 3 Robert, Op. cit. p. 41.

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Résultats : Toutes les évaluations citées sont négatives quant aux résultats de la politique. Les évaluations conduites par le service statistique du ministère de l’Éducation nationale ont été négatives à l’exception d’une évaluation de 1996 qui n’incluait pas que des établissements ZEP (Fabre Cornali et Stefanous, 1996 ; Colmant et Vugdalic, 1997 ; Jeantheau et Vugdalic, 1997). Ils confirment les résultats de l’enquête de Meuret en 1994. Les trajectoires scolaires des élèves en ZEP sont comparables à celles des élèves non scolarisés en ZEP, mais cela s’explique essentiellement par des pratiques « généreuses » en matière d’orientation plutôt que par des acquis comparables comme en témoignent les résultats nettement inférieurs des élèves scolarisés en ZEP aux évaluations standardisées (Stéfanou, 2009). Ces résultats sont confirmés par des chercheurs de l’INSEE. Le traitement ZEP n’a eu aucun effet significatif sur la réussite des élèves – obtention d’un diplôme, passage en 4e, en 2de, ou obtention du baccalauréat. Comme les ressources financières allant directement aux élèves n’ont pas connu d’augmentation notable significative, cette absence montre que les dimensions « qualitatives » des ZEP (projets d’établissement, etc.) n’ont pas eu non plus d’effet sur la réussite scolaire, et que la hausse sensible des dépenses en personnel, suite au versement de primes, n’a pas réussi à stabiliser le personnel enseignant et n’a pas d’impact sur la réussite des élèves (Bénabou, Kramarz et Prost, 2004, p.34).

En même temps ces constats qui dressent unanimement un tableau négatif contrastent avec l’institutionnalisation de ces politiques. En France, aucune des évaluations n’a suggéré de mettre un terme à la politique menée, puisque les modèles d’analyses économétriques sollicités n’intègrent pas quelques variables essentielles comme par exemple:

1. La spécificité du peuplement des zones urbaines sensibles ; lieux d’habitat à loyer modéré et donc consécutivement soumises à une rotation des populations scolaires,

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2. ou encore la comparaison témoin de zones de pauvreté

identiques n’ayant pas bénéficié des mêmes aides dispensées dans le cadre de la politique prioritaire,

3. ou encore, le fait que le cahier des charges de ces évaluations,

centré de plus en plus sur une évaluation des effets supposés directs de la politique, relativise l’impact des déterminants socioculturels sur la réussite scolaire.

Ajoutons à cela que d’un point de vue financier, le coût des moyens affectés à l’éducation prioritaire ne fait l’objet d’aucun suivi précis et homogène, par manque de normes d’allocation et de comptabilisation qui soient communes aux niveaux centraux et déconcentrés : seules sont actuellement disponibles des évaluations indirectes et épisodiques du coût total de l’éducation prioritaire, qui ne permettent pas, en l’état, d’éclairer le débat public sur l’effort que requiert l’action nationale conduite en faveur de l’égalité des chances (Cour des comptes, 2006, p.80)1. La direction des affaires financières (DAF) a conduit en novembre 2005 pour la première fois un travail de synthèse sur le financement de l’éducation prioritaire, aboutissant à un tableau assez sommaire, reproduit dans le dernier rapport des inspections générales sur l’éducation prioritaire (Armand et Gille, 2006) : les 2/3 du budget produit sont le résultat d’une estimation ! Dans son rapport sur l’éducation prioritaire, la Cour des comptes indiquait par exemple : la proportion moyenne d’élèves issus des catégories socio-professionnelles défavorisées dans les établissements relevant de l’éducation prioritaire est ainsi comprise entre 53% (Rennes) et 77% (Lille). Cette hétérogénéité peut être observée au sein d’une même académie : ainsi au sein de l’académie de Versailles, le taux d’élèves issus de catégories socioprofessionnelles défavorisées varie de

1 Robert, Op. cit. p. 54.

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31% à 91% dans les établissements situés dans les zones ou réseaux d’éducation prioritaire1. Certes, toutes les études font état d’un écart de 15 points dans la maîtrise des compétences de base en mathématiques en CM2 entre les élèves de RAR et les autres élèves (Stéfanou, 2009) mais en même temps on comprend aisément que ce constat global demeure insuffisant pour infléchir une politique éducative menée au plus près des terrains. De la même manière, le refus de mettre en corrélation des indicateurs complexes comme des indicateurs de pauvreté, les performances scolaires et les politiques éducatives locales2 décrédibilisent l’évaluation et par conséquence la qualité de l’action éducative. Ainsi, les effets conjugués des crises économiques, l’absence d’un soutien aux politiques publiques éducatives efficaces évaluées sur le long terme avec des outils intellectuels rigoureux, l’instrumentalisation, au bout du compte des évaluations ont comme effet de nourrir un discours généralisé d’inefficacité éducative. De cette manière, les ruptures et les réorientations des politiques publiques sont soumises aux aléas incertains des idéologies. La vulgate politique se nourrit, au rythme des élections, d’un discours de rupture et de réforme peu propice à la continuité éducative. La crise de l’éducation en est le prétexte, le changement constitue la table de la loi sans pour autant prendre le temps d’interroger l’efficacité des dispositifs éducatifs mis en oeuvre. Observatoire local Le monde scolaire est englué dans une logique libérale où la compétition prime pour les élèves comme pour les enseignants.

1 Rapport de la cour des comptes sur l’éducation prioritaire, 2006, p. 80. 2 Cellier H., Rapport de recherche Projet de réussite éducative de Romans sur Isère, Université Paris Ouest Nanterre/INS-HEA, juin 2011.

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L’évaluation doit consentir aux acteurs les moyens de l’évaluation. Le pilotage par les résultats instauré par la LOLF demeure envisageable à la condition que les problèmes éducatifs soient pensés dans leur ensemble. Quelles corrélations existent localement entre le niveau d’étude et l’employabilité locale ? Peut-on raisonnablement envisager la réussite éducative sous le seul prisme des évaluations scolaires ou faut-il les corréler avec les mesures de la tranquillité publique et de la délinquance ? Telles sont les questions posées aux politiques publiques. Nous avons proposé que, dans le cadre des CUCS, les communes se dotent d’un observatoire local recueillant des données sur plusieurs années portant sur le suivi des parcours de personnes prises en charge par la Réussite éducative, les dispositifs d’insertion et de retour à l’emploi, de la prévention et de la lutte contre la délinquance1. L’évaluation doit résolument être orientée dans une perspective qui refuse l’instrumentalisation au prétexte fallacieux d’un traitement au coup par coup des crises conjoncturelles. En restant prisonnière d’une logique de classement dont les scores justifient les hiérarchies scolaires et sociales, l’évaluation demeure un leurre. Il y a un choix politique de redistribution, de démocratie d’apprentissage à faire. Les pédagogies alternatives de l’Éducation nouvelle nous l’ont enseigné depuis bien longtemps. Qu’advienne alors le changement …sans crise !

1 Cellier H., Contrat Urbain de Cohésion Sociale de Romans sur Isère, Bourg de Péage : évaluation, préconisations, Université Paris ouest Nanterre La Défense, équipe Crise EA 1589, Juillet 2010, p. 126.

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Bibliographie Cellier H., La démocratie d’apprentissage, Paris, L’Harmattan, 2010. Cellier H., Rapport de recherche Contrat Urbain de Cohésion Sociale de Romans sur Isère, Bourg de Péage : évaluation, préconisations, Université Paris ouest Nanterre La Défense, équipe Crise, EA 1589, Juillet 2010, p. 126. Cellier H., Rapport de recherche Projet de réussite éducative de Romans sur Isère, Université Paris ouest Nanterre La Défense, équipe Crise, EA 1589/INS-HEA, juin 2011. Guimard P., L’évaluation des compétences scolaires, Rennes, PUR, 2010. Robert B. Les politiques d’éducation prioritaire, les défis de la réforme, Paris, Puf, 2009. Rapport de la cour des comptes sur l’éducation prioritaire, 2006, p. 80.

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Liste des auteurs ABDI Samia, Étudiante, master 2 CITS AFIA Kamel, Étudiant, master 2 CITS AGRAIMBAH Aicha, Étudiante, master 2 CITS BOURIMI Aziz, Étudiant, master 2 CITS CARDA Priscille, Étudiante, master 2 CITS CELLIER Hervé, Maître de conférences, HDR, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Dernière publication : La démocratie d’apprentissage, Paris, L’Harmattan, 2010. COUPPEY Émeline, Étudiante, master 2 CITS CUMBE César, Étudiant, thèse DAINE Sabrina, Étudiante, master 2 CITS DE LATAULADE Bénédicte, Consultante, Chargée de cours Université Paris Ouest Nanterre la Défense. DENIS Sarah, Étudiante, master 2 CITS DJAFER Amanda, Étudiante, master 2 CITS D’ONOFRIO Anna, Étudiante en thèse, professeur des écoles spécialisé ELMOSTEFA Sabah, Étudiante, master 2 CITS ETIEN Maddly, Étudiante, master 2 CITS GOGOUA Ozoua Georgette, Étudiante, master 2 CITS

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HUGON Marie-Anne, Professeur, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Dernière publication : avec Bettencourt AM, « Paris and Lisbon : improving links between schools and families », London Digest 6, Institut of education of London, spring, 2010, pages 22-23. LE MONNIER DE GOUVILLE Sybille, Étudiante, master 2 CITS LENFANT Alain, Ingénieur de recherche, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), CREFOP Université Paris Ouest Nanterre la Défense. LORIERS Marie-Christine, Journaliste MOUNGUENGUI Steve-Wilifrid, Étudiant, master 2 CITS NOEL Marjorie, Étudiante, master 2 CITS PESCE Sébastien, Maître de conférences, laboratoire EMA (Ecole, Mutations, Apprentissages – EA4507) – Université de Cergy-Pontoise/IUFM ROBBES Bruno, Maître de conférences, laboratoire EMA (Ecole, Mutations, Apprentissages – EA4507) – Université de Cergy-Pontoise/IUFM. Dernière publication : Former les enseignants spécialisés à exercer une autorité éducative: une réponse au problème des jeunes instables ou hyperactifs ? La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, 53, 2011, pp. 139-150. SAHRAOUI Sabrina, Étudiante, master 2 CITS SALANE Fanny, Maître de conférences, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Dernière publication : Être étudiant en prison. L’évasion par le haut, Paris, La Documentation française, 2010. SELLAM Nadia, Étudiante, master 2 CITS TEGUIA Aminata, Étudiante, master 2 CITS TILLY JEAN-JOSEPH, Karine, Étudiante, master 2 CITS

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VULBEAU Alain, Professeur, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Dernière publication : avec Belhandouz H., De la rupture au lien. Regards sur l’éducatif renforcé, Vigneux, Matrice, 2010. WALTER Georgia, Étudiante, master 2 CITS

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Résumés Du paradigme de la crise en philosophie Steve-Wilifrid Mounguengui, Kamel Afia, Karine Tilly Jean-Joseph La crise peut être vue comme la perte de sens et en même temps de légitimation. Ainsi sépare-t-elle deux moments du temps. La crise est au cœur de la dynamique sociale en ce qu’elle permet le déploiement de l’imaginaire social : elle donne naissance à une projection utopique, un mouvement, elle est un processus. Approche sociolinguistique de l’écrit informel en milieu scolaire au Mozambique: voix dissonantes, voix éruptives en classe César Cumbe Dans les établissements scolaires mozambicains, figurent des inscriptions plurilingues saillantes que les élèves écrivent spontanément sur les murs, portes, fenêtres... L’appropriation de l’écrit par les élèves est telle qu’ils font de la salle de cours un lieu d’expression décomplexée. Que nous dit sur les élèves, les enseignants, les scènes de la vie quotidienne, les rapports interpersonnels, le paysage linguistique du pays, l’écrit informel à l’école au Mozambique ? Collège : avant la crise, l’insulte ! Samia Abdi, Kamel Afia, Aziz Bourimi Quand la crise devient conflit, rares sont les échanges verbaux qui ne puisent pas dans le réservoir de mots tabous que contient toute langue. Les insultes fusent, tandis que l’affrontement progresse. Fortement médiatisées et stigmatisées, ces interactions verbales extrêmes sont de plus en plus fréquemment pointées du doigt comme devant être légalement sanctionnées. Les dissonances langagières sont au cœur des parcours de ruptures scolaires. Fabrique de la crise et identité Sabrina Sahraoui, Nadia Sellam, Amina Teguia Dans l’espace démocratique, l’identification constitue une stratégie d’intégration et d’adaptation. Ainsi, il est primordial de s’interroger sur les fondements de l’identité nationale et de se questionner sur son état. Est-elle réellement en crise ? Pourquoi parle-t-on de crise ?

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Crise identitaire et investissement universitaire. Un étudiant en prison Fanny Salane Par leur arrestation et leur incarcération, les personnes deviennent des « détenus » et perdent toute identité alternative. À cette réduction, cette perte identitaire, s’ajoute la nécessité pour elles de s’adapter à un contexte nouveau. Tout ceci les amène à traverser ce que nous nommerons une « crise identitaire » et à devoir, pour certains, redéfinir leur identité. L’objectif de l’article est alors de comprendre comment les études s’insèrent dans ce processus d’inflexion voire de rupture biographiques. Il se penchera plus précisément sur la trajectoire d’une personne détenue, en mettant en lumière les conditions spécifiques qui ont abouti à la mise en place d’une véritable conversion identitaire chez cet étudiant. Adolescence : Crise ! Aicha Agraimbah, Priscille Carda, Émeline Couppey « Je me rappelle de cette crise qu’on appelle tous « crise d’adolescence » qui a fait de moi un être monstrueux durant 3 années. Je me rappelle des nuits passées hors de la maison où je sortais en cachette et prétextais, quelques heures après, être chez une copine… » La crise d’adolescence n’est pas un passage obligé ou un rite. La relation qu’entretient la famille avec le jeune avec un refus pour certains parents de le voir s’émanciper est un des facteurs de cette crise. Entre tours et détours : la prise en compte des usages dans la fabrication de l’espace public Bénédicte de Lataulade Les usages, les pratiques, les habitudes, développées sur l’espace public, forcent les processus de production de l’espace, tout autant que les détournements, les contournements et les appropriations diverses et variées non anticipés par les concepteurs. Comment ceux-ci prennent-ils en compte les usages actuels pour répondre au mieux aux utilisateurs, et comment négocient-ils les marges de manœuvre vis-à-vis des usages à venir ? Comment programme-t-on des lieux en vue d’accueillir des utilisations non encore connues ? Ou encore : comment permettre à l’espace public d’évoluer et d’accueillir de nouvelles formes d’appropriation ? Comment la composition elle-même de l’espace public permet d’innover, d’insuffler de nouvelles pratiques et d’accompagner des tendances émergentes ?

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Expériences urbaines Sarah Denis Cet article qu suit est la synthèse d’une note exploratoire, réalisée dans le cadre du master II Cadre d’intervention en terrains sensibles. Il porte sur le sens de l’expérience urbaine. Cette notion caractérise une démarche expérimentale, une recherche, un essai. Elle est placée sous le signe de l’empirisme, de l’aléatoire, de la surprise. L’urbain renvoie à un espace, la ville, la cité, et s’oppose au rural, la culture agreste. Que signifie être dans la ville. ? C’est à partir de deux questions que cette recherche a débuté. Université : crise et communication Ozoua Georgette Gogoua, Sybille Le Monnier de Gouville À partir d’une simple coupure de courant au sein de l’université, la communication défaillante provoque une série de supputations qui désorganisent progressivement le service d’enseignement universitaire… Le logement : une crise globale et individuelle Sabrina Daine, Sarah Denis, Amanda Djafer, Sabah Elmostefa, Marjorie Noël Crise du logement étudiant Sarah Denis, Stève-Wilifrid Mounguengui, Sabrina Sahraoui, Nadia Sellam Le premier de ces deux articles présente des crises successivement du logement quand le second porte directement sur la crise du logement étudiant. Deux approches différentes sont présentées : l’approche sociale et l’approche militant, conflictuelle. Paroles de jeunes dans un Salon Urbain de Proximité Karine Till Jean-Joseph y L’association Sangs Mêlés met en action, dans ses projets, des artistes dans différents lieux de la ville, sous différentes formes. Ainsi, ces artistes danseurs, plasticiens, vidéastes, poètes ou musiciens, stimulés par l’univers riche de la rue, proposent des expressions sensibles et la traduction poétique de nos milieux de vie pour favoriser le vivre ensemble. À travers l’art en rue, on peut comprendre comment la ville fonctionne de l’intérieur.

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La ville, corpus infini des pratiques critiques de l’espace Marie-Chrisitine Loriers, Alain Vulbeau Sous le terme de « crise » des cités, des quartiers, des banlieues, des villes, se cache un échec des outils pratiques et théoriques de définition et de projet de l’urbanisme. L’hypothèse que nous décidons d’éclairer et d’étayer est que ces outils n’atteignent ni ne travaillent leur objet et leur sujet réels et qu’il faut produire un outillage interpétatif spécifique que nous nommons « Pratiques critiques de l’espace » (PCE) .Nous décrivons différentes situations où les PCE, critiquant le zonage moderne et les cumuls post-modernes, se fondent sur la spontanéité, l’humour, les sociabilités, dans une perspective d’esthétisation des espaces publics. Construire un indice de désaffiliation inter-régional. Alain Lenfant Ce travail préliminaire à la construction d’un indice de désaffiliation inter-régional est la poursuite d’une réflexion entamée à l’IUT Carrières sociales de Bobigny et poursuivie à l’Université de Constantine portant sur la construction d’un indice de désaffiliation en Europe de l’ouest Pour une lecture krisique de l’acte éducatif Sébastien Pesce Ce n’est pas l’étymologie qui fait le sens, c’est l’usage… Idée associée souvent à l’œuvre de Wittgenstein et dans laquelle ont puisé les courants pragmatiques, philosophiques avant lui, linguistiques plus tard. C’est l’usage qui fait le sens, et il ne semble pas toujours pertinent de traquer le sens d’un phénomène dans l’origine des termes qui l’organisent. Et pourtant, dans le cas de la « crise », échapper à l’étymologie est difficile. Lorsqu’il s’agit d’éducation, et de la place qu’y prend la « crise », il est étonnant de voir à quel point l’étymologie du terme peut nous aider à penser le phénomène. Il n’est pas impossible que dans ce cas particulier, l’étymologie ait laissé des traces dans les usages !... étymologie que l’on proposera ici d’explorer. Nombre d’auteurs ont rappelé la double origine du terme : la source latine, la crisis, qui est la maladie, ou sa phase la plus grave ; la source grecque, la krisis, certains voyant la seconde (la crise des grecs est le jugement du médecin, sa décision, sa « critique » ou son interprétation des symptômes) comme réponse à la première. La crisis est la maladie, problème, et la krisis le remède, la solution.

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Or en matière d’éducation, avoir à l’esprit cette double origine offre d’emblée une grille de lecture particulièrement heuristique : on s’aperçoit vite que nous sommes restés davantage sensibles au sens latin plus qu’au sens grec, et que nous faisons spontanément une lecture crisique des situations éducatives… lecture crisique à laquelle je propose, après bien d’autres d’ailleurs, de substituer une lecture krisique. Lutter contre le décrochage scolaire : quelques pistes pédagogiques Marie-Anne Hugon Les différentes formes d’absentéisme et de « décrochage » qui conduisent à la sortie sans diplôme du système scolaire d’environ 120000 jeunes chaque année, peuvent être considérées comme des symptômes des crises qui traversent l’école française aujourd’hui. En effet, on sait, notamment grâce aux résultats des recherches nord-américaines que l’organisation de la classe, son climat, les pédagogies mises en œuvre sont des déterminants majeurs dans les décisions individuelles de poursuite ou non du cursus scolaire. Il convient donc de s’interroger sur ce que ces sorties prématurées nous disent des fonctionnements et des dysfonctionnements actuels du collège et du lycée. Des initiatives pédagogiques et institutionnelles, adressées aux jeunes en risque d’abandon scolaire ou qui souhaitent retourner à l’école après un temps plus ou moins long d’absence, montrent que des réponses peuvent être mises en œuvre dans le cadre de l’Éducation nationale. On republie ici un article évoquant quelques unes de ces pistes pédagogiques et institutionnelles pour prévenir le décrochage scolaire et y remédier. L’éducation face aux besoins éducatifs spéciaux. Crisis ou katastrophế? Anna d’Onofrio La crise peut être définie comme un changement nécessaire et inéluctable. On peut l’interpréter comme événement inopportun et négatif, mais aussi comme katastrophê positive qui nous conduit vers une société -différente et meilleure- habitée par le respect réciproque et par une démocratie répandue. Les nouveaux défis de l’École confient aux Sciences de l’éducation et à ses pratiques didactiques- en synergie réciproque - le devoir de nous guider au-delà de la Crise et de rendre chaque éducateur capable de « projectualités » nouvelles.

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Crise de l’autorité à l’école : une idée répandue à interroger Bruno Robbes Considérant la crise comme un moment crucial venant bouleverser les normes ou les valeurs d’un groupe, l’article se propose d’interroger l’idée de crise de l’autorité à l’école en explorant les discours tenus sur l’institution et sur l’autorité enseignante. Les questions relatives aux conceptions de l’autorité associées à l’idée de crise qui s’en dégagent conduisent à penser que la crise de l’autorité à l’école est d’abord une crise de l’autorité autoritariste, qui la confronte à un déficit d’exercice d’autorité éducative. Crise : de l’illusion évaluative au changement… Hervé Cellier La crise a ceci d’illusoire qu’elle est censée provoquer un changement. Elle fonctionne comme un grand ordonnateur qui dicte le bien et le mal. En matière d’éducation, différents aspects de ce qui serait une crise sont évoqués. L’appréhension de la question a cela de commun qu’elle parcellise l’analyse, espérant ainsi trouver des réponses éducatives et pédagogiques susceptibles de l’endiguer. Or peut être faut-il mettre en perspective les évolutions générales de notre système éducatif et nos modes de vie étroitement conditionnés par des choix économiques et politiques peu innovants.

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Notes de lecture

Quand les quartiers réinventent la ville. Les acteurs de la rénovation urbaine Loche B., Talland C., Paris, Editions: Autrement, 2009, 184 pages. La rénovation urbaine a commencé à entrer au cœur du débat politique il y a de cela une dizaine d’années. Le constat qui était fait concernait la dégradation des habitats des quartiers dits « sensibles » et construits depuis les années soixante. Ainsi, l’État a choisi de se pencher sur la question de la réhabilitation de ces logements en ayant en tête de proposer quelque chose de durable et/où chacun des habitants pourrait trouver sa place dans les différentes phases de rénovation, sans pour autant se sentir déraciné de son quartier d’origine. C’est dans ce sens que l’on verra naître en 2003 et en réponse à la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine datant du 1er août de cette même année, le PNRU (Programme National de Rénovation Urbaine) qui réaffirme les 70 opérations de renouvellement urbain et les 50 grands projets ville déjà lancés en 1999. Aujourd’hui, les objectifs fixés du PNRU permettent une prise en compte prépondérante au sein de la politique de la ville. En quelques chiffres, plus de 500 quartiers sont concernés par ce désir de rénovation, plus de 50 000 logements ont étés démolis, 19 000 reconstruits, 81 500 réhabilités, 49 000 résidentialisés et pour finir des dotations financières extraordinaires sont accordées afin de permettre une continuité durable dans cette vision du changement. Malgré ces résultats jugés satisfaisants, il est aussi important de comprendre les enjeux et les difficultés de la mise en place du PNRU. En effet, ce programme ne signifie pas forcément « démolition » comme cela a longuement été perçu. D’autres éléments entrent en jeu dans ce dispositif et c’est ce que l’on pourra lire, comprendre et découvrir à travers l’ouvrage proposé.

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À l’heure où les reformes en cours remettent en cause la politique de la ville, où la question de l’utilité de continuer de délimiter certains quartiers en tant que Zones Urbaines Sensibles est en plein débat, Bernard Loche et Chantal Talland nous proposent à travers cet ouvrage un bilan retraçant les 6 années passées depuis la mise en place du Programme de Rénovation Urbaine. Ces auteurs ont voulu relever le défi de pouvoir rencontrer les principaux acteurs de la rénovation urbaine afin d’exposer leurs différents points de vue sur la question. C’est ainsi que le directeur de l’agence nationale pour la rénovation urbaine, des géographes, des architectes, des chercheurs, des élus, des sociologues, psychosociologues, socio économistes et autres experts, se relayent tour à tour pour répondre aux interrogations des auteurs : Quel premier bilan peut-on tirer du Programme de Rénovation Urbaine? Comment définir la qualité urbaine? Comment conduire une dynamique de changement durable avec les habitants? Comment appréhender la diversité des quartiers et les différentes manières de les habiter? Tant de questions qui permettent de répondre à l’évaluation qu’ils souhaitent faire du PNRU. Ce livre est destiné à ceux qui découvrent la rénovation urbaine. Nous noterons cependant que cet ouvrage est plus descriptif qu’analytique.

Maddly Etien

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L’insertion socioprofessionnelle des jeunes Smolar R., Paris, L’Harmattan, 2008, 232 pages. La thématique de l’insertion sociale et professionnelle des jeunes n’est pas récente mais devient de plus en plus problématique dans le contexte actuel de crise. Nous nous situons dans une période historique qui comprend certaines similitudes relatives à la jeunesse durant les évènements de mai 68. Après 1968, de nombreuses mesures ont été mises en place en vue d’améliorer l’insertion des jeunes. Malgré le rapport Schwartz de 1981, les mesures ont toujours été prises dans l’urgence, en se concentrant principalement sur la question de la formation professionnelle, ce qui ne permet pas de traiter en profondeur les problèmes relatifs à la jeunesse. Néanmoins, on observe un changement : celui de la difficulté à accéder à un emploi non plus seulement pour les jeunes non qualifiés, mais pour les jeunes dans leur ensemble. Ce qui amène au constat suivant : les jeunes sont les premiers à subir de plein fouet les conséquences de la crise. Certains sociologues iront même jusqu’à s’interroger sur le fait que la jeunesse constituerait une nouvelle catégorie située entre l’adolescent et l’adulte tellement leur situation devient préoccupante et sans précédent. D’autres iront plus loin en associant ce passage par la jeunesse comme une forme de socialisation ! L’auteur se penche sur le Rapport du commissariat général au plan de 2001 intitulé « Jeunesse, le devoir d’avenir » qui montre l’inefficacité des politiques menées, notamment en matière de lutte contre le chômage, où les inégalités sociales ne font que croître. Au final la jeunesse serait le miroir des dysfonctionnements que connaît la société. Roland Smolar expose, dans un premier temps, les différents dispositifs ayant eu cours depuis plus de 30 ans, en les liant aux contextes politiques. Dans un second temps, il traite justement de l’adaptabilité (ou non) de ces politiques, tout en conservant un regard global sur la jeunesse. L’intérêt de ce livre consiste dans le fait que l’auteur propose des pistes concrètes pour de futures mesures.

Georgia Walter

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