changement outils de contrôle de gestion

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    Finance Contrle Stratgie Volume 7, N 3, septembre 2004, p. 31 61.

    Changer d ou t ils de con t r le degestion ? De la cohrenceinst ru ment ale la cohr encepsychologique

    Annick BOURGUIGNON Alan JENKINS

    ESSEC Business School Paris

    Classification JEL :M41

    Correspondance:ESSEC Business SchoolBP 5010595021 Cergy-Pontoise CedexE-mail :[email protected]; [email protected] Rsum :Le changement doutil decontrle de gestion, gnralementpens en termes de cohrence , re-pose sur une hypothse impliciteconcernant la relation entre les outilsde gestion et les acteurs delorganisation. Cest la lumire decette relation, la croise de diverschamps de connaissance, que cettecommunication revisite les appels la cohrence des outils de contrle degestion dans un contexte de change-ment. Nous suggrons que lexigencede cohrence instrumentale (cest--dire au service de la performance etdu succs) ne peut pas ignorer sansdommage les besoins de cohrence

    psychologique des acteurs. Cetteproposition est illustre par une tudede cas.

    Mots cls: changement stratgie acteurs cohrence systmedinformation de gestion.

    Abstract : Change in managementcontrol systems, usually considered interms of coherence , relies on un-stated assumptions about the relationsbetween management tools and tech-niques and organizational actors. Byanalyzing these relations in an inter-disciplinary manner, this paper re-examines appeals to coherence typi-cally made when management controlsystems change. We argue that de-mands for instrumental coherence (to enhance organizational perform-ance and success) run a considerablerisk in ignoring the important needsfor psychological coherence of actors. This thesis is illustrated by an

    empirical case.

    Key words: change strategy ac-tors coherence management in-formation systems.

    mailto:[email protected]:[email protected]
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    Le changement doutils de contrle de gestion est gnralementpens en termes de cohrence . On change dinstruments1 pour lesmettre en cohrence avec une nouvelle stratgie (elle-mme souvent cohrente avec une volution du march), donc de nouveaux com-portements attendus (eux-mmes cohrents avec la nouvelle strat-gie). Ainsi changer doutils de contrle de gestion est souvent consid-r comme un moyen de changer lorganisation, ses manires de penseret de travailler. Une telle croyance repose sur des hypothses implicitesconcernant la relation entre les outils de gestion et les acteurs de

    lorganisation. Cest la lumire de cette relation, la croise de di-vers champs de connaissance, que cette communication revisite les ap-pels la cohrence des outils de contrle de gestion.

    Dans la premire partie du texte, nous explorons la qute de coh-rence en en confrontant deux aspects : la cohrence instrumentale et la cohrence psychologique . Lappel la cohrence instrumen-tale, souvent exprim en termes dalignement, dadaptation (ou de fit en anglais), prend de multiples formes ds lors que lon envisage depromouvoir ou de mettre en place de nouvelles structures organisation-nelles ou de nouvelles mthodes de gestion. Lide de cohrence per-met darticuler logiquement des rformes de systmes techniques avec

    la notion defficacit conomique. Par ailleurs, la notion de cohrence psychologique renvoie lexprience vcue de ceux quiutilisent les systmes et qui sont confronts leurs nouvelles exigen-ces, en rupture avec les procdures et des traditions de travail tablies.La cohrence psychologique est affaire de perception, elle mobilise desreprsentations et des motions lies au changement denvironnementde travail. Nous montrons dans cette premire partie comment leschangements de systmes comptables gnrent des tensions et descontradictions entre ces deux formes de cohrence.

    La seconde et la troisime parties fournissent une illustrationconcrte de largument prcdent, partir dobservations recueillies

    dans une situation dobservation participante lors de sessions de forma-tion dans une grande entreprise franaise du secteur des transports.

    1 Dans ce texte nous utilisons indiffremment les termes outils , instruments et systmes de gestion (ou de contrle de gestion, de GRH, etc.). De mme, dans lamesure o le changement doutil de contrle de gestion saccompagne souvent de mo-difications du systme de comptabilit (et dans la mesure o le contrle de gestion,mme rnov, est encore trs largement ancr dans les productions comptables),ladjectif comptable est utilis dans un sens large qui inclut le contrle de gestion.

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    Lillustration dcrit les changements organisationnels en cours, expli-que le rle central du systme comptable dans ces volutions et recenseles ractions des principaux acteurs. Lanalyse suggre que le conceptde cohrence, dans sa double dimension instrumentale et psychologi-que, est utile pour comprendre le changement doutils de contrle degestion et, au-del, donner des cls pour faciliter lappropriation dunouvel outil.

    1. Le changement doutil et la qute de cohrence

    1.1. Changement doutil, cohrence instrumentale et dterminisme technique

    Trs frquemment, le changement doutil de gestion est un volet desprojets de changement organisationnel. Les promoteurs du changementorganisationnel considrent souvent que lamlioration vise par lechangement requiert la mise en uvre dun nouvel outil. Dans ces si-tuations, la promotion du nouvel outil est largement assure par demultiples appels la cohrence . En gnral, cet argument se dclineautour de lenvironnement, la concurrence, les orientations stratgi-ques, etc. qui rendraient le nouvel outil indispensable. Celui-ci est g-nralement prsent comme une faon incontournable de restaurer la cohrence et au-del, de permettre la survie de lentreprise.

    Dans ces appels, on reconnat lide fonctionnaliste classique selonlaquelle la cohrence entre la stratgie de la firme et les politiquesoprationnelles qui lui sont subordonnes est essentielle. Cette ide estrpandue dans divers champs fonctionnels, dont les experts (marketing,ressources humaines, systmes dinformation, contrle de gestion, etc.)revendiquent de manire croissante limportance de leurs savoirs etpratiques dans la mise en uvre de la stratgie. Dans cette perspective,les politiques fonctionnelles sont dpendantes des stratgies organisa-tionnelles, et cette adaptation favorise la mise en uvre, donc le succsdes stratgies. On retrouve largument quune incohrence entre les po-litiques fonctionnelles et les buts organisationnels est nfaste la rali-sation de ces derniers dans, par exemple, Baron et Kreps (1999) ouSchuler (1992) en gestion des ressources humaines, dans Henderson etVenkatraman (1999) en systmes dinformation ou, encore, dans Ka-plan et Norton (1996) en contrle de gestion.

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    Nanmoins, mme sil est devenu coutumier de lire, par exempledans la littrature de systmes dinformation, que ces systmesdoivent trecohrentsavec les stratgies pour en assurer une mise en uvre ef-ficace, ces exhortations restent souvent trs ambigus. La notion de co-hrence est rarement prcise, encore moins oprationnalise. Il ny agure de consensus, voire de dfinition, de ce que sont, en pratique, la cohrence ou l adaptation , et des moyens de leur reprage. La cohrence rsulte, semble-t-il, dun jugement produit parlobservateur partir dlments de pratiques ou de donnes qui sont

    donc susceptibles dtre variables, tant dans leur factualit que dansleur interprtation, selon le point de vue de lobservateur (dirigeant,fonctionnels, chercheur extrieur). De plus, la production dun ju-gement de cohrence au niveau collectif suppose lexistence dunconsensus interdisciplinaire ou interprofessionnel sur des critres nor-matifs souvent implicites relatifs au degr de cohrence des l-ments considrs ou la qualit de lensemble ainsi form. Ainsi, surquels critres peut-on tablir quun systme de contrle de gestion estun peu, moyennement ou trs cohrent avec une stratgie ?

    Dans la suite de ce texte, nous nommons cohrence instrumen-tale cette conception de la cohrence. En effet, tous ces appels la

    cohrence reposent sur lide que la cohrence est bnfique lentreprise, quelle amliore sa performance et favorise la ralisationdes objectifs organisationnels. La cohrence instrumentale revendi-que par les promoteurs du changement est suppose amliorer la per-formance de lentreprise. Dans le champ du contrle de gestion,largument de la cohrence a t mobilis de faon rcurrente depuisles annes 1980 pour promouvoir de nouvelles mthodes (ABC,balan-ced scorecard et autres tableaux de bord stratgiques, indicateurs decration de valeur). Cest bien la cohrence instrumentale queces discours font rfrence : les nouveaux outils sont supposs restau-rer une harmonie entre des lments stratgiques et fonctionnels, har-

    monie vitale pour la performance et au-del la survie de la firme.Cette notion de cohrence instrumentale repose sur une hypo-thse implicite de dterminisme technique (Winner, 1977). En ef-fet, si les systmes de gestion sont rputs contribuer la mise en u-vre des stratgies, cest parce quon considre quils constituent unmoyen de mobiliser le comportement humain dans un sens favorable des stratgies spcifiques. Par exemple, le dveloppement de mesuresde performance orientes vers le client comme dans lebalanced sco-

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    recard (Kaplan et Norton, 1996) repose sur lhypothse implicite queces indicateurs vont attirer lattention des responsables, et au-del, fa-voriser des perceptions et des comportements orients vers la clientle,permettant ainsi la mise en uvre dune stratgie qui accorde au clientune place centrale. Dans de telles situations, le responsable auquel cesindicateurs sadressent est gnralement considr comme une botenoire , cest--dire que la question de savoir comment (et pourquoi) ilou elle est suppos(e) porter attention et ragir au nouvel outil nest pasaborde. Dans cette perspective, il ny a gure de place pour

    linterprtation et le sens particulier que la personne peut donner aunouvel outil de gestion.

    1.2. Changement organisationnel, choix sociaux et cohrence psychologique

    Nanmoins, le changement de systme de gestion nest pas seule-ment affaire dinfluence comportementale. De tels changements sontgalement susceptibles de rompre des perceptions associes lanciensystme. En effet, diffrents niveaux de normes sociales et de valeurssaccumulent souvent dans le temps au niveau meso des groupessociaux (par exemple des dpartements de lentreprise), se solidifiant ainsi progressivement en habitudes et en routines qui s-parent le cohrent de lincohrent, le normal du dviant, lattendu delinattendu, etc. Les ruptures induites par le nouvel outil gnrent donctrs frquemment de la rsistance au changement . Celle-ci est clas-siquement considre comme une sorte de fatalit (les gens seraientna-turellement rticents changer) et cest en gnral la communicationet la formation quil est laiss le soin de convaincre les membres delorganisation que le changement en cours est incontournable. Endautres termes, il faut combattre et surmonter la rsistance au chan-gement.

    Au-del de cette attitude communment rpandue, depuis quelquesdcennies, notre comprhension des projets de changement organisa-tionnel a largement intgr la dimension culturelle de ladaptation.Les sous-cultures de mtier ou de fonction structurent les reprsenta-tions cognitives et motionnelles que se font les individus et les grou-pes des outils de gestion, et au-del le sens que les acteurs leur don-nent.

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    De plus, la dimension politique des projets de changement, par-fois considre comme une extension de la dimension culturelle, a ga-lement t largement analyse. Ainsi, la suite de March et Simon(1958), Crozier et Friedberg (1979) et Mintzberg (1983) ont soulignque les projets peuvent devenir politiques ds lors quils sont an-noncs, dans la mesure o ils attirent, comme diffrents ples dun ai-mant, tous ceux qui, pour des raisons de carrire ou autres, veulent soittre associs aux forces positives du changement dans lentreprise, soittre identifis au statu quo et lindiffrence, voire la rsistance. Les

    projets de changement peuvent donc avoir galement une dimensionsymbolique, qui influence les motions et offre un cadre structurant auxreprsentations et aux attributions causales. Les alliances et les conflitsdintrt peuvent ainsi se cristalliser, dessinant des cartes qui, par-fois mais pas toujours, se superposent aux sous-cultures. Ds lors queles moyens dexpression de ces intrts sont choisis et dfinis (parexemple, laction syndicale, les alliances de dpartements et/ou de res-ponsables, les runions publiques de certaines catgories de personnel,etc.), le caractre ouvertement politique du projet merge en pleine lu-mire tandis quen coulisses, les promoteurs du projet et les sympathi-sants continuent de construire le consensus autour des changements en

    cours, en dveloppant des formes de communication adaptes aux di-vers publics.Si les projets de changement sont invitablement culturels et

    souvent politiques , ceux qui conduisent et grent le changementsont supposs possder des qualits appropries. Ainsi les capacits reprer la force et la nature des normes et des valeurs des diffrentsgroupes, valuer leur potentiel politique, leur degr dinfluence etleur volont, dcoder les alliances et les rseaux, communiquer et ngocier sont fondamentales (Pfeffer, 1981). Dans le cas des projets deBPR ( Business Process Reengineering), lchec a souvent t imput labsence dune analyse politique solide conduite en parallle de celle

    des besoins dinformation et des flux.Nous pensons que ces impratifs sont encore plus pertinents lorsquele projet nambitionne pas un changement incrmental, mais une rup-ture plus radicale de lenvironnement de travail passant par un apprentissage organisationnel collectif. Souvent, on se fonde surune mthode gnrant un niveau de rflexivit et de questionnementlev. Certaines mthodes incluent des sances debrainstormingetdanalyse qui rassemblent des participants de niveau hirarchique et

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    dappartenance fonctionnelle varis. Ces sances, souvent centres surlamlioration radicale des processus majeurs de lorganisation, gn-rent des reprsentations collectives du fonctionnement de la firme qui,mergeant de runions de coopration pluridisciplinaires inhabituelles(pouvant parfois tre perues comme artificielles), tendent un miroir lorganisation et rvlent des vrits souvent indigestes. Par exemple,la mthode Work Out de la General Electric, qui vise diminuer labureaucratie et fluidifier les processus sans doute lune des plusconnues parmi ces mthodes est ainsi utilise par les consultants la

    fois pour prcipiter un sens de lurgence du changement et une prise deconscience des interdpendances, des processus et des responsabilits(Ashkenas etal., 2002).

    Globalement, si lon revient sur la relation systmes techniques-acteurs, on peut rattacher ces analyses culturelles et politiques du chan-gement la perspective dite du choix social (social choice) : les ac-teurs donnent du sens aux technologies et les utilisent selon leurs int-rts2 (MacKenzie et Wacjman, 1998). Nous proposons de considrerque ces analyses peuvent tre reformules en termes de cohrencepsychologique , cest--dire un construit mental important la fois entermes de cognition et de motivation, pour un agent organisationnel

    donn (individu ou groupe). Les paragraphes suivants donnent deuxexemples des formes que peut prendre la cohrence psychologiquepour un individu, travers les concepts de sense of coherence(SOC) et de cohrence cognitive .

    Gibson et Cook (1996) dfinissent le concept de sense of cohe-rence (SOC) comme une disposition personnelle considrer que lemonde est la fois grable et prvisible. Il contient trois dimensions :(1) comprehensibility, cest--dire le degr dintelligibilit du monde ;(2) manageability, cest--dire la capacit agir sur le monde, enutilisant ses propres ressources ou celles de son entourage immdiat ;et (3) meaningfulness, cest--dire la capacit voir le changementcomme quelque chose de normal et de porteur dopportunit, et non demenace. Selon ce concept, la cohrence nest pas seulement affairedinterprtation cognitive, mais aussi de capacit dadaptation. La per-sonne qui ne peut pas sadapter et donc obtenir de rponse motion- 2 premire vue, cette perspective du choix social apparat radicalement oppose celle du dterminisme technique, cite ci-dessus. Le dterminisme technique metlaccent sur le fait que lestechnologies faonnent les acteurs, alors que le choix socialsouligne que lesacteurs disposent des technologies.

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    nelle satisfaisante aux stimuli et vnements peut percevoir le mondecomme imprvisible et difficile grer (low sense of coherence). Lastabilit motionnelle et le sentiment de contrle apparaissent donc lis(Gibson et Cook, 1996). Selon Antonovsky (1987), lesense of cohe-rence est lorientation globale donne par le niveau de confiance, la fois tablie et dynamique, envers les lments suivants : (1) les sti-muli en provenance de notre environnement de vie interne et externesont structurs, prdictibles et explicables ; (2) les ressources qui per-mettent dy faire face sont disponibles ; (3) ces stimuli sont des dfis

    dignes dinvestissement et dengagement (Antonovsky, 1987, p. 19).Cette dfinition utilise dautres mots que ceux de Gibson et Cook, maislaccent est mis de faon similaire sur une perception du monde qui se-rait la fois grable et porteur de sens.

    Le sense of coherencea t trs largement tudi en relation avecles questions de sant. Ainsi, selon Antonovsky (1987), le concept desense of coherence permet dexpliquer pourquoi certains individustombent ou non malades lorsquils sont confronts des situationsstressantes. Selon Carstens et Spangenberg (1997), il y a une corr-lation ngative entre dpression etsense of coherence. Il a galementt montr que le SOC est fortement prdictif de ltat de sant et de la

    satisfaction dans les phases tardives de la vie (Callahan et Pincus,1995 ; Sagy etal., 1990 ; Steiner etal., 1996), ainsi quun modrateurdu stress et un activateur des fonctions immunitaires (Lutgendorf etal.,1999). Dans une moindre mesure, lesense of coherencea galementt tudi en relation avec les situations de stress professionnel (Al-bertsen etal., 2001 ; Sderfeldt etal., 2000 ; Kivimaki etal., 1998).

    Le sense of coherencepeut tre associ la perception dauto-efficacit ( perceived self-efficacy), cest--dire la perception de sa pro-pre capacit atteindre certains types ou niveaux de performance dansdes situations donnes. Lauto-efficacit dpend du contexte : elle peutdonc varier en fonctions des situations et des types de comportement

    (Bandura, 1997 ; Cervone, 1997). Plus les gens se peroivent commeefficaces dans la gestion de leurs activits, plus ils sont susceptibles decomportements qui conduisent au succs parce quils font face auxdfis, persistent malgr les revers et sont moins anxieux lorsquils sesentent menacs.

    Un autre aspect de la cohrence psychologique est celui de la cohrence cognitive (cognitive consistency), concept qui a donnlieu de nombreux travaux thoriques et empiriques [pour une revue,

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    voir par exemple Abelson etal. (1968)]. Une revue exhaustive de cestravaux dpassant le cadre de cet article, nous ne rappellerons ici queles points communs des thories de la cohrence cognitive et titredexemple, nous dvelopperons les lments principaux de la thoriede la dissonance cognitive (Festinger, 1957/1962).

    Toutes les thories de la cohrence cognitive peuvent tre rsu-mes par la triple proposition suivante (Beauvois et Deschamps,1990 ; Deaux et Wrightsman, 1984, p. 293). Tout dabord, ces thoriesconcernent le monde cognitif des personnes : ce quelles connaissent,

    croient ou sentent propos dobjets, delles-mmes, des autres et/oudes relations entre ces lments , chacun dentre eux tant associ une reprsentation. Ensuite, il y a une combinaison optimale (pour lapersonne) de ces reprsentations. Cette combinaison est nomme diff-remment selon les thories cohrence (consistency3 ) tant leterme gnrique quon utilise pour les dsigner collectivement. Enfin ettroisimement, lintroduction dincohrence provoque chez la personneun travail cognitif orient vers le rtablissement de la cohrence. Lechangement dattitude est lun des moyens privilgis de la rductiondincohrence.

    La thorie de la dissonance cognitive de Festinger (1957/1962) est

    sans doute lune des thories de la cohrence cognitive les plusconnues. Elle a donn lieu de multiples dbats et rinterprtations[voir Beauvois etal. (1976) pour un recensement], qui ne remettentnanmoins pas en cause sa validit gnrale. Festinger postule quil y aun besoin (strive) humain de consonance (consonance) termequil utilise pour nommer la cohrence dans sa thorie. Son contraire,la dissonance, est dfinie ainsi : Deux lments du monde cognitif dune personne pertinents lun par rapport lautre () sont dans unerelation de dissonance si () linverse dun lment pourrait tre uneconsquence de lautre4 (Festinger, 1957/1962, p. 13). La magnitude de la dissonance est fonction de limportance de ces

    3 Bourguignon etal. (2003) ont tudi la question de la correspondance smantique en-tre les langues franaise et anglaise. Langlais distingueconsistency(qui qualifie unerelation harmonieuse entre deux lments) etcoherence(qui introduit en sus lide queces lments en harmonie forment une entit), tandis que le franais utilise indiffrem-ment cohrence.4 Two elements which exist in a persons cognition and which are relevant to oneanother are in a dissonant relation if () the observe of one element would follow from the other (Festinger, 1957/1962, p. 13).

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    lments importance tant synonyme de valeur pour la personne(ibid., p. 16).

    Les points centraux de la thorie de la dissonance cognitive sont lessuivants : (1) lexistence de dissonance tant psychologiquement in-confortable, celle-ci motivera la personne tenter de rduire la disso-nance pour rtablir la consonance ; (2) lorsquil y a dissonance, ensus de cette tentative de rduction, la personne recherchera activement viter les situations et les informations qui pourraient augmenter ladissonance5 (ibid., p. 3). Il y a trois principaux moyens de rduire la

    dissonance (ibid., p. 19) : changer une reprsentation comportementale (behavioural cogni-tion), en dautres termes, adopter un comportement qui rduit la disso-nance ; changer une reprsentation environnementale (environmental co-gnition), en dautres termes, modifier sa perception de la ralit .Ceci arrive lorsque laction nest pas possible, parce que la personne necontrle pas son environnement, ou lorsque laction cre plus de disso-nance quelle nen rduit ; ajouter une reprsentation pour introduire de la consonance danslensemble dissonant, lorsque les reprsentations existantes ne peuvent

    pas tre changes, dans le sens des deux points prcdents.Nous suggrons que les thories psychologiques de la cohrencepermettent de revisiter la question des dimensions culturelles et politi-ques du changement, ainsi que celle de la rsistance au changement.Cette dernire pourrait sanalyser comme une raction la perceptiondincohrences : comme Argyris et Schn (1996) lont suggr, lesm-canismes de dfenselis aux aspects politiques et culturels du change-ment mentionns ci-dessus sexpriment en gnral par de lembarras,de linconfort ou de la peur gnrs par le processus de changement.Selon les cas, des groupes professionnels (ou fonctionnels ) entiersou des individus particuliers, dont les responsabilits sont en jeu dans

    le processus en cours (souvent des cadres intermdiaires), se retrouventainsi en ligne de mire. La force de ces mcanismes de dfense trssouvent inconscients est telle que laccord formel apparent avec leprojet peut cohabiter avec un refus et/ou une rsistance informels ou

    5 The existence of dissonance, being psychologically uncomfortable, will motivatethe person to try to reduce the dissonance and achieve consonance. () When disso-nance is present, in addition to trying to reduce it, the person will actively avoid situa-tions and information which would likely increase the dissonance (ibid., p. 3).

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    clandestins. Un tel comportement vise souvent rtablir une cohrencepsychologique illgitimement mise mal, dans la perception delindividu ou du groupe, par le projet de changement et les outils degestion qui laccompagnent. Comme Argyris et Schn (1996) lontsoulign, faute dune mthode solide permettant de dcoder les dis-cours et diverses expressions des membres de lorganisation potentiel-lement menacs ou embarrasss par le projet, le risque est grand devoir les causes des attitudes dfensives chapper aux promoteurs etanalystes du changement. En dautres termes, il faut tre attentif aux

    seuils de tolrance lincohrencedes diffrents acteurs.Cette mise en perspective psychologique de la cohrence pourraittre utilement intgre aux perspectives managriales classiques sur lechangement doutil de gestion. En dautres termes, la formation auxsystmes dinformation ou comptables ne suffit pas et devraitsaccompagner de dispositifs qui permettent aux acteurs de recons-truire une cohrence psychologique. Ces dispositifs peuvent trelimits la reconnaissance effective que le temps est ncessaire auchangement organisationnel, ou que ce qui apparat cohrent auxuns ne lest pas forcment pour dautres comme lont trs clairementmontr les travaux empiriques de Thomas (1994) sur lintroduction de

    nouvelles technologies.Cohrence instrumentale et cohrence psychologique ont des pointscommuns, mais il existe aussi une tension fondamentale entre ces deuxtypes de cohrence. Au chapitre des points communs, on trouve la mal-labilit : comme nous lavons montr ci-dessus, la cohrence instru-mentale est un concept ambigu et la cohrence psychologique peutprendre de multiples formes. En outre, quelle que soit la perspective, lacohrence est une qualit dsirable, soit parce quelle est supposeamliorer la performance, soit parce quelle est un facteur de bien-treet de confort physique et psychologique. Cependant, les deux types decohrence peuvent avoir des effets contraires, des consquences socio-

    psychologiques opposes. Ainsi quand les marchs mettent en dangerla position concurrentielle de la firme, la cohrence instrumentale sug-gre de modifier la stratgie, donc probablement de modifier en cons-quence les systmes de mesure de performance et autres mthodesfonctionnelles (systmes dinformation, GRH, etc.). Ces changementsgnrent de linstabilit, qui est source potentielle de dissonance pourles membres de lorganisation habitus travailler avec les systmes enplace. La cohrence psychologique saccommode mieux de la stabilit,

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    tandis que la cohrence instrumentale est (et de faon croissante) syno-nyme de flexibilit, donc dinstabilit.

    En rsum, on peut dire que ce qui est en jeu dans tout changementtechnologique et organisationnel, cest le maintien (ou la restauration)des deux types de cohrence. Dun ct, il y a la cohrence instrumen-tale avec son hypothse implicite de dterminisme technique (les grou-pes et les individus sont supposs tre influencs par les systmes demanire relativement automatique et impersonnelle). De lautre, nousavons la cohrence psychologique, qui sinscrit au contraire plutt dans

    une perspective de choix social (qui met laccent principal sur lespersonnes et leurs ractions aux systmes). Nous suggrons que lesconcepts de cohrence instrumentale et psychologique offrent un cadrede rflexion utile pour analyser les changements technologiques et or-ganisationnels.

    2. F-Rail : mutation stratgique, changementorganisationnel, nouveaux outils de gestion,ractions

    La suite du texte est une illustration empirique de la proposition quenous venons dexprimer. Elle montre comment cohrences instrumen-tale et psychologique peuvent entrer en tension, voire en conflit. Nousprsentons dabord les volutions en cours dans une entreprise, ainsique les ractions suscites par le changement (section 2). Dans la troi-sime section, nous relisons le cas la lumire des deux concepts de lacohrence (instrumentale, psychologique) labors prcdemment.

    2.1. lments de mthode

    La description du cas qui suit repose sur lanalyse de documentsdentreprise et dobservations qui ont t collectes lors de sessions deformation dans une entreprise franaise, dans lequel lun des co-auteurs a t impliqu en position de formateur. La situation de recher-che sapparente donc une situation dobservation participante, cest--dire une situation dans laquelle le chercheur est impliqu en tantquacteur. Les documents incluent : pour la philosophie gnrale duprojet de changement, des lettres, extraits de discours et documentsprsents par la direction gnrale lors de runions de cadres ; pour les

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    aspects comptables plus spcifiques, des procdures et documents pr-sents lors des sessions de formation lors desquelles les observationsont eu lieu.

    Les sessions de formation taient destines trois types de publics :(1) comptables et contrleurs de gestion, (2) cadres suprieurs, (3) ca-dres intermdiaires et agents de matrise. La plupart dentre eux ne tra-vaillaient pas au sige national de la socit, mais diffrents niveauxdcentraliss. Le contenu tait amnag en fonction des populations(par exemple, plus de dtails techniques pour les comptables, plus de

    stratgie pour les cadres suprieurs), mais les thmes traits taientles mmes. La formation concernait le nouveau systme dinformationde gestion et les nouvelles rgles de gestion associes (introduction defacturations internes, nouvelles dispositions de contrle interne).Lors de la formation, les raisons des choix inscrits dans les syst-mes taient rappeles. La formation, dorientation trs comptable ,tait co-anime par un formateur de lentreprise et un formateur ext-rieur. Professeur dans une grande cole de gestion franaise, le forma-teur extrieur avait pour mission principale dexposer, en gnral, les bonnes manires de faire, donc de lgitimer les choix internes. Deson cot, le formateur interne, souvent un comptable considr la fois

    comme un professionnel solide et un bon pdagogue, prsentait les r-gles et spcificits de gestion locales. Cette sparationa priori des t-ches tait videmment trs indicative, et de fait le formateur extrieur atrs souvent t interpell lors de dbats, parfois anims, centrs sur lesvolutions en cours. Cette situation dobservation participante suppo-sait une connaissance intime des systmes de gestion de lentreprise, la fois des systmes existants et des systmes mettre en uvre, et plusgnralement de la philosophie et du contexte ( la fois interne et ex-terne) du changement. De nombreux changes informels avec les for-mateurs internes ont permis de complter et de mailler les informa-tions recueillies dans les documents mentionns ci-dessus.

    Les observations ont t recueillies au fil de leau auprs desparticipants des sessions de formation. Elles prsentent quelques limi-tes quil convient de mentionner. lpoque o lobservation a eu lieu,lobservateur ntait pas engag dans un processus de recherche for-mel. Le formateur tait sensible aux questions dappropriation desoutils de gestion, il prenait donc des notes lorsque certains faits (des dclarations, des motions) lui paraissaient faire sens par rapport ces questions, mais il ntait pas engag dans la dmarche active de

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    mobiliser des cadres thoriques permettant daffiner lobservation. Enoutre, il na pas eu ensuite la possibilit de reprendre contact avec lespersonnes ayant fourni des lments dobservation intressants, commecest souvent le cas dans les situations dobservation participante odes contacts rpts permettent de valider les interprtations et hypo-thses tires des premires observations. Par ailleurs, ces observationsremontent quelques annes (le programme de formation a dbut en1997). Enfin, ces observations ont t dj mises en forme pour cons-truire un cas pdagogique sur lappropriation des outils de gestion (en

    2001). Nous sommes donc parfaitement conscients que le matriaudisponible ici est une reconstructiona posterioridvnements, et doncque ceux-ci sont susceptibles dtre entachs de divers biais : rflexivi-t insuffisante, mmoire slective, reconstruction antrieure

    Cependant, environ 140 heures de formation avec des populationsdiffrentes reprsentent un terrain dobservation qui sest rvl trs ri-che. De plus, les observations collectes au fil des sessions ont fr-quemment fait lobjet de discussions informelles avec les formateursinternes associs dans les sances de formation (voir ci-dessous). Ceschanges ont permis dapprofondir les observations au fil de leau, derecueillir de nombreuses informations contextuelles et de tester et affi-

    ner les interprtations possibles. Lanalyse du cas repose donc sur la triangulation des (1) sources documentaires, (2) ractions des parti-cipants pendant les sessions de formation, (3) changes avec les forma-teurs internes. Lensemble du matriau ainsi recueilli est trs illustratif des propositions conceptuelles dveloppes dans la premire partie.

    2.2. F-Rail

    La socit F-Rail est une socit de transport ferroviaire. Ltatfranais est son actionnaire majoritaire et la plupart des employs jouissent dun statut particulier, qui leur garantit, entre autres, lemploi

    vie. Elle rsulte de la fusion successives de rseaux ferroviaires r-gionaux, aux traditions techniques parfois diffrentes (par exemple,voltage lectrique, cartement des voies). Depuis 1938, date de ladernire concentration, la socit est organise en trois niveaux : (1)sige national Paris, (2) rgions (23 rgions en 1998), (3) tablisse-ments (environ 120 en 1997). Les rgions (qui constituent les anciensniveaux de direction gnrale) ont autorit sur les tablissements quileur sont hirarchiquement rattachs. Les tablissements sont, soit des

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    centres techniques (par exemple, entretien et rparation des matrielsroulants ou des quipements), soit des centres de gestion des ressourcesncessaires lexploitation (trains, voies, conducteurs, contrleurs),soit des gares. Le sige national fixe les grandes orientations et les en-veloppes budgtaires annuelles. Comme cest le cas dans la traditionpublique, le budget est conu comme une autorisation de dpense.

    premire vue, la culture de lentreprise ne dment pas le stro-type bureaucratique habituellement associ aux entreprises publi-ques franaises (Crozier, 1964 ; Mintzberg, 1979) : spcialisation,

    standardisation et centralisation (procdures lourdes et compliques,importance de la hirarchie), absence de culture conomique, fortesyndicalisation et relations industrielles trs instables. La premire lo-gique daction apparat dabord sociale : viter les conflits sociaux quiparalysent lactivit et au-del, dgradent trs fortement la performanceconomique. La socit affiche en effet depuis des annes des pertesdont le cumul devient abyssal. Il est de tradition que ltat finance lesdficits. Au-del de cette image strotypique, on dcouvre nanmoinsque la logique daction la plus ancienne nest pas sociale, cest une lo-gique technique (voire esthtique) : on y cultive lamour de la belletechnologie et on attache une importance toute particulire la ques-

    tion de la scurit des voyageurs. Cest une culture dingnieurs les-quels jouissent depuis longtemps en France dun statut social particu-lirement prestigieux (Crawford, 1996) et lentreprise est connuepour offrir un terrain de carrire particulirement fertile aux plus pres-tigieux dentre eux : la socit est rpute pour sa forte concentrationde diplms de lcole Polytechnique.

    lpoque o commence lhistoire et le programme de formation,lenvironnement de F-Rail est en mutation profonde. Dune part, lequasi-monopole labri duquel la socit a opr pendant des dcen-nies est menac avec la drglementation du march du transport euro-pen, que la Communaut Europenne sapprte en oprer : bientt,

    des trains danois (ou autres) pourront desservir Marseille (ou nimportequelle ville desservie jusque l uniquement par F-Rail). Ceci veut direquil faudra facturer aux concurrents lusage du rseau ferr et des in-frastructures (gares, etc.). Facturer aux nouveaux entrants sur le mar-ch les quipements utiliss suppose den connatre les cots. Or lesystme dinformation comptable existant est dabord conu pour ren-dre des comptes externes, pas pour prendre des dcisions, dont on a vuque le critre conomique ntait pas, de plus, le premier critre de

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    choix. Le systme dinformation comptable ne donne que des informa-tions de cot trs partielles, et par ailleurs dune fiabilit relative.

    La drglementation veut dire aussi quil faudra tre comptitif vis--vis du client. Celui-ci est, comme dans tout le secteur public franais,nomm de faon particulire : on ne parle pas de client mais dun usager du service public . La situation de monopole na pas cultivle souci du client (prix, qualit du service en particulier), puisque celui-ci est captif. De fait, la libralisation du trafic renforce une mutation encours sous la pression de la concurrence dj effective dautres modes

    de transport (transport routier pour le fret, transport arien pour lespersonnes). Globalement limage traditionnelle du client captif est re-mise en question et lentreprise commence dvelopper des stratgiescommerciales plus agressives.

    Les nouveaux besoins dinformation lis la drglementation dumarch rencontrent une autre volution. Laccumulation des dficitsconduit en effet lactionnaire principal exiger que la socit retrouverapidement le chemin de la profitabilit. Ceci suppose de dvelopperune culture conomique, autrement dit une sensibilit aux notions derevenu et de cot, ce qui cre de nouveaux besoins dinformationcomptable.

    Par ailleurs, pour rpondre la directive europenne 91/440, on aspar les activits dinfrastructure (le rseau et son entretien) et les ac-tivits dexploitation de ce rseau (vente et production de transport).Cette sparation permet en outre de grer diffremment les deux activi-ts. En effet, le dveloppement du rseau est fonction de choix politi-ques (desservir telle ou telle ville ou zone conomique), donc mrite unfinancement appropri. Inversement, on attend un profit moyen termede son exploitation ; court terme, le retour lquilibre des comptesde lactivit dexploitation est annonc comme objectif prioritaire.

    Deux structures juridiques ont t cres pour mettre en uvre cettedcision. F-Net reprend toutes les immobilisations lies au rseau et les

    financements correspondants. Son compte de rsultat supporte les fraisfinanciers trs importants rsultant de ces emprunts mais on consi-dre que cest le cot de la politique nationale de transport. F-Net et F-Rail sont lies par un contrat selon lequel (1) F-Rail paie une rede-vance annuelle pour le droit dusage du rseau, (2) pendant une priodeintrimaire de deux ans, F-Rail sera le prestataire unique pourlentretien du rseau et son dveloppement. Au-del de cette priode,F-Net pourra,via appel doffres public, sadresser nimporte quel

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    prestataire. Cette nouvelle structuration des activits exige nouveauune connaissance fine des cots (qui nexiste actuellement pas). Il fauten effet facturer F-Net les cots dentretien des quipements et lesextensions du rseau. Par ailleurs, la fin proche de lexclusivit du par-tenariat fournit une incitation supplmentaire la matrise des cots deF-Rail. Il faut noter que les salaris de F-Net sont des anciens de F-Rail, ils ont donc une connaissance trs fine de ses mtiers et de sesprocessus internes ; ils demandent des comptes trs prcis sur les factu-res que F-Rail leur envoie et ventuellement, ils se rservent le droit de

    les refuser.Lensemble de ces volutions ne reprsente gure moins quune rvolution culturelle pour lentreprise. Il faut redresser les compteset dvelopper la culture conomique des acteurs, ainsi que le sens duclient et du service au client. Il faut tre comptitif sur des prestationsdquipement lourdes. Il faut disposer de comptes dtaills et fiables.

    2.3. La rorganisation

    Pour mettre en uvre cette mutation, la direction de F-Rail dcidedabord de restructurer lorganisation. La direction centrale, qui tait

    auparavant structure par mtiers (commerciaux, conduite, contrle,production), est dsormais structure en activits ( domaines ) :Grandes Lignes, Trafic Rgional, Fret, Rgion Parisienne, Infrastruc-ture. Chaque activit, oriente vers la satisfaction de clients extrieurs,a pour objectif de dgager un profit. Elle est responsable de sa stratgiecommerciale et achte en interne des prestations dentretien, decontrle, de conduite, etc. aux directions fonctionnelles corres-pondantes. La direction considre que la restructuration par activitsest un moteur puissant pour tourner lentreprise vers ses clients. Ceux-ci sont dsormais vus par la direction comme des partenaires part en-tire, vitaux la survie de lentreprise terme. Du ct des syndicats,

    la restructuration en domaines est perue comme une menace pourlintgrit de lentreprise, une premire tape avant la filialisation, puisla cession des activits les plus dficitaires.

    Chaque domaine dispose de correspondants dans les rgions. Ceux-ci occupent parfois des postes existants qui ont t redessins, parfoisdes postes qui ont t crs (comme par exemple, les postes de contr-leurs de gestion domaine en rgion). Les correspondants dpendenthirarchiquement du domaine, mais ils travaillent en relation troite

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    avec le directeur de rgion qui continue exercer son autorit hirar-chique sur les tablissements.

    2.4. Nouvelles rgles comptables, nouveau systme dinformation

    Chaque activit est considre comme un centre de profit. Les di-rections fonctionnelles refacturent aux activits lensemble de leursprestations, ce qui ntait pas le cas auparavant. La refacturation se fait

    sur la base du cot standard (dfini au moment du budget) pour lesprestations rcurrentes, et sur la base dun devis pralable pour lesprestations occasionnelles. Dans lesprit de la direction, activits et di-rections prestataires devraient entretenir des relations de type client-fournisseur. Le sige (sige national, siges rgionaux, ainsi que toutesles quipes comptables et RH sur sites) est considr comme un centrede cot. Ses prestations (non-identifiables) sont refactures sur la basedun forfait annuel dont le montant varie selon les activits.

    Tous les services et dpartements des directions rgionales sontcomptablement rattachs leur activit-mre et dans les tablissementsmulti-activits (comme les gares) une allocation des cots indirects est

    faite au prorata des effectifs et de leurs tches. Le systme comptablepeut donc produire un compte de rsultat par activit, sur la base descots complets de lactivit. Par ailleurs, de nombreuses rgles de ges-tion sont mises en place ou modifies (comme par exemple la dfini-tion et le primtre de certains indicateurs) et le contrle interne, assezpeu dvelopp, est renforc. En particulier un mouvement de rorgani-sation des tches dans les quipes comptables, destin amliorer lasparation des fonctions, est amorc.

    Le statut du budget change radicalement. Traditionnellement consi-dr comme une autorisation de dpense, une enveloppe dpen-ser, il ntait pas exceptionnel que certaines charges soient saisonnali-

    ses (en fin danne), ni que des charges soient imputes sur une lignebudgtaire dune nature qui navait rien voir avec lobjet de la d-pense, mais sur laquelle il restait des fonds. Dsormais, ce type de pra-tique6 est interdit, et il est annonc que la performance sera mesure etrapporte lactivit. Une sous-activit devrait ainsi entraner un cart

    6 Tout un vocabulaire dsigne lexercice qui consiste dpenser intgralement sonbudget. Par exemple, la mtaphore de l accostage rend bien compte du caractredynamique et volontaire de la dmarche.

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    sur cots favorable (donc un budget sous-dpens) ; une suractivitpourra au contraire gnrer des charges, donc des dpenses supplmen-taires, dont lopportunit sera approuve sur une base permanente.

    Un nouveau systme dinformation intgr est dvelopp pour ac-compagner la rforme de structure. La base comptable entretient desliens avec le systme de gestion des emplois (et des rmunrations), lesystme de gestion de production, le systme de facturation et les sys-tmes dallocation des ressources humaines dans les trains (conduite etcontrle). Ce systme fonctionne sur le mme principe que les progi-

    ciels de gestion (ERP) disponibles sur le march, mais compte tenu dela spcificit de lactivit, des systmes maison trs sophistiqus djen place (par exemple, le systme de rservation-facturation) et desressources demploi disponibles en interne, le choix a t fait dun d-veloppement spcifique et interne, auquel nanmoins certains consul-tants ont particip.

    2.5. Mise en place et perceptions des acteurs

    La mise en place du nouveau systme dinformation de gestion esttrs rapide. Les dirigeants comptent en effet sur le changement

    technique , incontournable, pour acclrer lvolution de la cultureorganisationnelle (dveloppement de la dimension conomique et com-merciale). Leur perception est quil faut aller vite, que le marchnattendra pas si lentreprise nest pas au rendez-vous, et quil est illu-soire (et coteux en temps) de chercher un consensus avec des parte-naires sociaux opposs aux volutions. La mise en place du nouveausystme saccompagne dun plan de formation qui sadresse toutesles catgories dacteurs concerns par les changements en cours (voirsupra). Mais, compte tenu de la rapidit de la mise en place, il y adincontournables incidents de dmarrage, dont des temps de saisieparfois trs longs (trois quarts dheure pour saisir une facture !).

    Les dirigeants sont par ailleurs trs conscients que la mutation encours ne peut russir quen augmentant lautonomie des acteurs du ter-rain. Ceci reprsente galement une rupture importante par rapport laculture en place, bureaucratique et centralise, o les consignes sonttraditionnellement communiques par des directives qui descendentdu sige via tous les chelons hirarchiques. Dans les formations et lesdocuments internes, les dirigeants mobilisent limage de lorganisationapprenante, dans laquelle, disent-ils, cest en marchant que lon ap-

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    prend marcher . Dans cette perspective, il est dcid que les nouvel-les procdures de gestion (dfinition des indicateurs, modes de saisieou de restitution de tel ou tel lment comptable) seront mises dis-position sur un site Intranet que les divers utilisateurs pourront consul-ter et imprimer leur guise. Compte tenu du calendrier, trs volonta-riste, de la mise en place, cette nouvelle manire de faire prsentelavantage dtre conome en temps. Cependant, tant donn la rapiditde la mise en uvre de la rforme et de la complexit de lorganisationdans cette entreprise gigantesque o les cas particuliers sont nombreux,

    dans les procdures aussi, il y a quelquesbugs: tous les cas de figuresnont pas t prvus et il y a parfois des flous ou des incohrences avecdes procdures voisines.

    Les quipes comptables sont dabord stupfaites de la rapidit de lamise en place : elles attendaient toujours la mise en place de la rformeprcdente annonce depuis deux ans Par ailleurs, lesbugs, en parti-culier lesbugs informatiques, gnrent beaucoup de frustration ( onne peut plus travailler ) et de colre. Les comptables, par ailleurs sur-chargs de travail avec cette rforme, nont pas de mots assez durs pourles informaticiens. De son ct, le chef de projet informatique alimpression de servir de bouc missaire . Durant les formations,

    certains comptables se plaignent beaucoup : jai limpression de fairenimporte quoi rsume bien leur perception. Certains formateurs in-ternes leur expliquent alors que de toute faon, lheure nest pas auxtats dme, il faut y aller, on na pas le choix . Dautres participantssont dans une attitude de retrait ; plus rarement enfin, certains autresdiscutent la pertinence des choix oprs et du changement en cours.

    Les quipes rgionales sont galement trs bouscules par la ror-ganisation. Les correspondants des domaines sont dans la situation d-licate de faire appliquer localement des politiques centrales par les ac-teurs des tablissements sur lesquels il nont pas dautorit formelle.Quant aux personnels de la ligne hirarchique rgionale, ils voient dun

    il un peu inquiet sinstaller ces correspondants qui, dfautdautorit hirarchique, disposent de la toute nouvelle lgitimit desdomaines. En effet, au sige national, on ne fait pas mystre que la po-litique se dcide dsormais au niveau des domaines, pas des rgions qui ne sont que les courroies de transmission des dcisions des domai-nes au sige.

    Enfin le changement en cours est accueilli avec beaucoup de scepti-cisme par les cadres intermdiaires et agents de matrise des tablisse-

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    ments. Ils vont dsormais tre beaucoup plus impliqus quauparavantdans des aspects comptables (par exemple, gestion des achats et des r-ceptions, contrle interne associ) qui ne leur sont pas familiers et pourlesquels ils ne se sentent aucune comptence ni apptence. Ils craignentque les nouvelles rgles de gestion ne viennent compliquer la relationquotidienne avec leurs employs, dbouchant sur des tensions socialesquils sont avant tout soucieux dviter. Ils peroivent le changementcomme un renforcement de bureaucratie procdurire.

    3. F-Rail : une analyse en termes de cohrence(s)

    La rforme du moins le discours qui la porte sinscrit assez clai-rement dans une perspective de cohrence instrumentale. Les relationsde cause effet attendues et logiques sont multiples et imbriques. Lafigure 1 en fournit quelques exemples.

    Figure 1 Relations de cohrence instrumentale dans les rformesentreprises chez F-Rail

    La rforme comptable est motive par la rorganisation (traduiredans les comptes la rforme de structure) et la rforme juridique (pro-duire des comptes auditables par F-Net et des lments de facturation).La rorganisation (selon les types de prestations offerts la clientle)est un instrument de dveloppement dune culture oriente vers lasatisfaction du client, elle-mme perue comme un moyen damliorerla performance conomique. La rforme comptable est au service dudveloppement de la culture conomique, elle-mme rpute contribuer lamlioration de la performance conomique (profit). Ainsi, les diri-geants esprent que la sensibilit et lattention porte lquilibre desrevenus et des cots sera favorise par linscription de lobjectif de

    Ror anisationRforme com table

    Performance conomi ueRforme juridi ue Culture conomi ue

    Culture client

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    profit dans les centres de profit, et par sa dfinition, sur la base du cotcomplet des activits (via les facturations internes). Etc. Lide cen-trale des rformes entreprises est celle dun fit entre ses diffrents l-ments. Il y a une cohrence entre deux lments pris sparment (parexemple, le dveloppement dune culture conomique et la perfor-mance effectivement attendue) et une cohrence densemble de tous leslments entre eux, qui se renforcent mutuellement. Lensemble setient solidement, si bien que les participants qui se risquent parfoisdans les sessions discuter la pertinence dun lment particulier re-

    noncent en gnral vite toute contestation. La cohrence et la rigueurde lensemble apportent aux changements en cours la lgitimit desraisonnements de type scientifique .

    De plus, le discours officiel justifie lensemble des rformes parrapport la survie de lentreprise. On explique que lactionnaire prin-cipal nest plus prt accepter une rentabilit dgrade et que le mar-ch nacceptera pas non plus un service insuffisant en termes de prix etde qualit. Autrement dit, les rformes sont des instruments indispen-sables la prennit de lentreprise. Prsentes ainsi, ces rformes sontdifficilement contestables par ceux qui souhaitent rester membresdune organisation viable.

    Globalement les rformes sappuient, implicitement mais fortement,sur le concept decohrence instrumentale, autrement dit sur lidequaligner de faon harmonieuse diffrents lments du managementde lentreprise la conduira la performance et au succs. Nanmoins,la cohrence psychologiquedes acteurs apparat parfois bouscule parles changements en cours. Les lments qui suivent (qui ne prtendentpas lexhaustivit) donnent quelques exemples de lincohrence psy-chologique gnre par la cohrence instrumentale.

    Tout dabord, les changements en cours reprsentent des rupturesfortes par rapport aux modes de fonctionnement antrieurs. Une pre-mire rupture concerne le degr dautonomie laisse aux acteurs.

    Lorganisation antrieure, trs centralise, dlivrait des directives, se-lon un processustop-down: les acteurs locaux attendaient la directive pour agir selon ses consignes. Avec les nouveaux modesde fonctionnement, les directives sont supprimes et les acteurs locauxincits consulter un site Intranet pour aller collecter les consignes at-tendues. Ce changement rompt avec les coutumes, les normes tablies.Lorsque lautonomie nest pas choisie, comme cest le cas ici, elle peut

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    sassimiler une double contrainte anxiogne7 et induire des ractionsde dfense.

    De la mme manire, limage de lorganisation apprenante, la-quelle le discours fait largement rfrence, est en rupture nette avec lesnormes de travail existantes. Celles-ci reposent sur lide que dansnotre activit, on na pas droit lerreur , parce quil y va de la scuri-t et de la vie des passagers. Il est donc de tradition de tester longue-ment et scrupuleusement les innovations et les projets avant de les met-tre en exploitation une tradition fort loigne des nouvelles concep-

    tions de lapprentissage (on apprend marcher en marchant) ! Enconsquence, les erreurs,bugs et approximations de dmarrage sontperus par de nombreux employs comme les signes de lamateurismeet du manque de professionnalisme des quipes informatiques et comp-tables qui nont pas pris le temps de tester leur produit avant de lelivrer. Le flou est synonyme de cafouillage , pas dopportunit dedveloppement et damlioration. Il est peru comme un manquementgrave et intolrable aux valeurs et normes de travail en place. Parexemple, le fait quil faille consacrer trois heures saisir deux facturesparce que la logistique informatique est encore sous-dimensionnepour quelques semaines est considr comme le rsultat dun dfaut de

    planification et dune prcipitation inacceptables. En termes plus gn-raux, la cohrence psychologique est branle parce que les nouveauxoutils et procdures sont en dissonance avec lesnormes et habitudes detravail tablies.

    Les nouveaux outils peuvent aussi questionner lidentit profes-sionnelle de certains groupes demploys. Chez F-Rail, ce point estparticulirement net dans la population comptable. Cette population estun groupe professionnel qui travaille lintrieur dun cadre o il y aassez peu de place pour lambigut. Dune faon gnrale, le fait queles dbits soient gaux aux crdits limite le nombre et le type derreurspossibles ; en outre, la tradition franaise du Plan Comptable offre un

    cadre qui rduit encore lambigut. Pour un comptable, le travail bien

    7 Sois autonome nest pas trs diffrent du sois spontan qui reprsentelarchtype de linjonction paradoxale (Watzlawicket al., 1972). La doublecontrainte conformit-autonomie induit un clivage acteur-sujet, qui gnre di-verses manifestations de souffrances (anxit, stress, peur de lchec, etc.), el-les-mmes contenues des stratgies dfensives (scepticisme, retrait, absen-tisme, maladie), dommageables la fois pour les personnes, les organisa-tions et la socit. Pour plus de dtails, voir Bourguignon (2003).

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    fait, cest chaque chose sa place (chaque transaction dans lescomptes appropris, selon les rgles tablies). Les nouvelles procdu-res, encore floues sur certains points8, ne permettent pas aux compta-bles de travailler selon leurs propres normes professionnelles, dou leurimpression de faire nimporte quoi . Il y a une dissonance entre lamanire dont les comptables se voyaient jusqualors cest--dire desprofessionnels comptents et efficaces et limage quils ont dsor-mais de leurs ralisations. Limage de soi, et par suite lestime de soi,sont en jeu dans la mise en uvre des rformes.

    Quelques observations indiquent que certains comptables ont tentde mettre en uvre des stratgies pour rconcilier le besoin organi-sationnel de cohrence instrumentale et leurs propres besoins de coh-rence psychologique. Par exemple, les personnes qui ont dveloppavec succs de nouvelles manires de travailler lintrieur du nou-veau cadre de travail semblent avoir restaur des sentimentsdefficacit personnelle et de cohrence psychologique9. Dans de telscas, qui restaient exceptionnels lpoque des sessions de formation, leconflit entre la cohrence instrumentale et la cohrence psychologiquesemblait pouvoir trouver une solution.

    Conclusion : questions et perspectives

    Dans cet article nous avons montr que derrire le concept de coh-rence, si frquemment utilis dans la littrature managriale et dans lesdiscours des managers eux-mmes, il existe une sorte de bote noire dont le contenu est rarement examin, mme dans les communicationsacadmiques. Nous avons entam cet examen de contenu et mis en vi- 8 Par exemple, les rgles de calcul de leffectif de chaque entit nintgrent pas tous lescas particuliers et complexes de lentreprise (en matire de dtachement notamment).Certaines procdures sont galement disponibles dans une version dite provisoire

    sans que lon sache quand la version dfinitive sera disponible ni quels en seront leslments modifis.9 la date des observations, pratiquement tous les responsables oprationnels locauxcontinuent demander leurs quipes comptables une prsentation des rsultats lancienne , alors que la nouvelle nomenclature comptable est conue pour une autreprsentation des rsultats. Alors que la plupart des comptables se sentent impuissants ettrs frustrs de ne pouvoir satisfaire la demande avec le nouvel outil, certains dentreeux parviennent satisfaire cette demande locale, tout en se sentant prts rpondreaux nouvelles exigences de prsentation des rsultats du niveau national. Cette capacit faire front des deux cts simultanment est trs positive sur le plan du sentimentdefficacit personnelle et, au-del, de la cohrence psychologique.

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    dence des contrastes importants entre discours et ralits vcues, entrecohrence instrumentale et cohrence psychologique . Cette ana-lyse constitue un plaidoyer pour des perspectives plus ralistes et pluspsycho-sociologiques sur le changement d'outils de gestion. De tellesperspectives devraient, dsormais, alimenter des points de vue beau-coup plus critiques sur les rhtoriques de la cohrence prsentesdans les discours managriaux.

    Cependant, si les lments ci-dessus clairent notre comprhensiondes questions de cohrence dans les organisations, ils soulvent aussi

    de nouvelles questions que la recherche future pourrait utilement inves-tiguer. Dans les paragraphes suivants, notre rflexion sinspire pourpartie des recherches empiriques menes par Thomas (1994) dans ledomaine des projets de changement de technologies de production.Thomas propose une perspective dite de processus de pouvoir ( po-wer process) qui rconcilie les deux perspectives sur le changementapparemment opposes (dterminisme technique et choix social), enmontrant la part de vrit que chacune dentre elles contient. Nouspensons que ses ides peuvent sappliquer, par analogie, aux change-ments de systmes comptables comme ceux dcrits dans le cas de F-Rail.

    Le degr de dterminisme des systmes techniques et comptablesIl y a une dimension dans le dterminisme qui est difficilement

    contestable : les systmes techniques affectent de manire significativelorganisation sociale et physique du travail et ils incarnent aussi des espaces de conception (design spaces) qui limitent ltendue deschoix qui peuvent tre faits en matire dusage (Winner, 1977). ChezF-Rail, le nouveau systme comptable nchappe pas cette rgle : ilconstruit les processus de travail, les flux de connaissance et d'informa-tion.

    Cependant, en suivant Thomas (1994), il faut reconnatre que

    llment moteur ici nest pas la technologie en tant que telle, mais lecouple interactif technologie-choix de groupe (technology-groupchoices). Les routines, rgles et intrts accumuls au fil du temps dansles organisations influencent la conception des technologies, les choixet les usages ils deviennent imbriqus et se constituent en prfrencestechniques professionnelles de diffrents groupes dans lorganisation(par exemple, les informaticiens). Ces prfrences influencent le typedinnovation peru comme possible et pertinent dans une organisation

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    donne ne serait-ce quen privilgiant invariablement des solutionstechniques, alors que dautres solutions, par exemple sociales, seraientgalement envisageables.

    Notre lecture prcdente du cas F-Rail mconnat cette complexit.Le nouveau systme comptable semble tomb du ciel . Ce quil fautcomprendre dans la suite de la recherche, cest comment des prfren-ces en matire dinnovations comptables ont merg du fait delexistence de communauts professionnelles disposant dun pouvoirdinfluence significatif dans cette organisation. Comment diffrentes

    populations, fonctions, dpartements ont contribu briser le moule (reprsent par le couple systme comptable existant-normesde travail) et formuler des choix de type progiciel intgr de gestion,qui ont t ensuite construits par les dirigeants comme cohrents dun point de vue instrumental ? Comment les prfren-ces se sont-elles formes ? Quel a t le rle respectif des quipes in-formatiques et des ingnieurs en relation avec les pilotes du projet ?Etc. Une telle perspective dbouche sur un paradoxe : quelles sont lesinteractions sociales qui ont conduit aux choix techniques inclus dansdes rformes qui elles-mmes prsentent ces technologies comme in-vitables, inluctables et dterministes ?

    Quels choix quelles tapes du projet ? Pourquoi ?Le point prcdent peut tre articul avec un second point, gale-

    ment dvelopp par Thomas (1994), cette fois en relation avec sa criti-que de la perspective du choix stratgique originellement dvelop-pe par Child (1972). Lintrt de cette dernire approche du change-ment technologique (qui appartient la famille du choix social ) r-side dans sa critique des analyses fonctionnalistes et contingentes qui,en considrant que les organisations ragissent de multiples va-riables (environnementales, temporelles, techniques, etc.), tendent minimiser, voire ignorer la dimensioninterprtativede ces variables.

    Tout se passe comme si les organisations sajustent automatiquement des variables exognes de faon rtablir un quilibre, la manire decertains organismes en milieu hostile. Anticipant sur le conceptd enactement de lenvironnement (Weick, 1979), les travaux deChild ont mis laccent sur lexistence de cartes cognitives, de biais etdintrts qui affectent la manire dont les dirigeants interprtent lemonde et prennent les dcisions de gestion.

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    Si Thomas ne remet pas en cause lanalyse de Child, il considrequelle mconnat le fait que les dcisions de mise en uvre de techno-logies, loin dtre le point de dpart du processus, sont en fait situesau milieu dune squence complexes dactivits qui associentdiri-geants et managers intermdiaires. Ainsi ces derniers peuvent jouer unrle qui est souvent mconnu :

    En labsence de pouvoir formel ou dune autorit suffisante pour imposer son interprtation au reste de lorganisation, ( sur la ma-nire dont les choses devraient fonctionner ), chacun cherche in-

    fluencer de diffrentes manires les bases sur lesquelles les dcisionssont prises. dfaut dy tre parvenu, chacun cherche ensuite impo-ser son interprtation de la manire dont la dcision prise devrait tremise en uvre10 (Thomas, 1994, p. 216).

    On peut penser que cest prcisment ce rle du management inter-mdiaire que notre analyse prcdente des rformes chez F-Railntudie pas suffisamment. Le processus a-t-il t aussi top-down que la description le suggre ? Ou des acteurs de niveau intermdiaireont-ils jou un rle significatif, mme secondaire, dans les phases pr-coces du dveloppement du projet ? Aprs tout, si certains utilisateurslocaux ont pu dvelopper des solutions innovantes dans la phase de

    dmarrage du projet, des initiatives similaires auraient pu avoir lieuprcdemment. Ces questions restent tudier.

    Ny a-t-il pas autant de notions de cohrence instrumentale que denotions defficacit ?

    Comme dans dautres analyses du changement comptable (Dent,1991), nous avons mobilis limage dun changement dans les mentali-ts collectives (la culture) pour comprendre les changements en courschez F-Rail. Nous avons en particulier soulign la dimension cohrente (dun point de vue instrumental) de la nouvelle reprsen-tation du travail vhicule par le discours. Un danger de cette prsenta-

    tion est de fournir unecaricaturedes routines, traditions et reprsenta-tions antrieures, et ainsi de passer ct des continuits : comment

    10 In the absence of formal power or the authority with which to impose their inter- pretations ( of the way things should work ) on the rest of the organization, eachsought in different ways to influence the premises on which decisions were made. Fail-ing that, they sought to imprint on a decision already made their unique interpretationof the way it should be implemented (Thomas, 1994, p. 216).

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    lancien continue-t-il interagir avec le nouveau dans les pratiques desacteurs ?

    Par exemple, la tradition chez F-Rail faisait merger des ides clai-res en matire de scurit et de conduite des oprations qui, mme sielles ntaient pas articules consciemment en un ensemble prsentantune cohrence stratgique affiche, nen formait pas moins un tout instrumental rput treefficace. Il pourrait donc tre plus appro-pri de dcrire les changements en cours comme le remplacementdune forme de cohrence instrumentale par une autre, la nouvelle

    forme intgrant certains lments de la prcdente et simultanment, enrendant dautres obsoltes. Cet tat des lieux mrite dtre ralis avantdtudier la question de la cohabitation des deux types de coh-rence.

    Finalement on ne peut laisser de ct le fait que cette substitutionreste la fois partielle et politique au sens o de vrais conflits de conception du monde continuent exister dans lentreprise desconflits sur le sens des nouveaux systmes techniques et leur utilit,tant que cette nouvelle forme de cohrence instrumentale nest pas en-core dominante dans lentreprise. lvidence, retracer et expliquercette complexit est particulirement difficile dans les recherches em-

    piriques (Pfeffer, 1981). La cohrence psychologique le produit dinfluences multiples ?

    En donnant la cohrence psychologique un rle important dansnotre analyse du cas, nous avons voulu mettre en avant les embarrasdes acteurs confronts une sorte de vide normatif, d anomie du-rant la priode de changement de systme comptable. Ceci soulve laquestion de savoir si cette exprience individuelle du vide normatif su-bit linfluence de la personnalit, du groupe, et/ou dautres facteurssusceptibles dattnuer ou de modifier son importance.

    En effet, la cohrence psychologique devrait peut-tre tre conue

    comme le produit de multiples influences dans des communauts detravail spcifiques. Peuvent ainsi exercer une influence significative lesnormes professionnelles, limplication de lindividu danslorganisation, sa satisfaction au travail, sa perception dventuellesviolations du contrat psychologique (Rousseau, 1995) et/ou enfin,sa perception dauto-efficacit. Une comprhension plus fine delexprience de cohrence psychologique de certains acteurs est nces-

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    saire pour approfondir notre comprhension de ces influences un ob- jectif de recherche la fois exigeant et fascinant.

    Si toutes ces questions mritent dtre souleves dans de futures re-cherches, elles devraient galement faire lobjet de recherches longitu-dinales. Nous sommes pleinement conscients que seule une analyselongitudinale des processus de changement chez F-Rail peut en clairercertains aspects. Une tude approfondie de la dynamique des interac-tions entre changements doutils de gestion, attitudes, perceptions etstratgies des acteurs, mutations des contextes externes et internes m-

    riterait par exemple dtre conduite laide dune mthodologie contextualiste (Pettigrew et Fenton, 2000).

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