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1 Documents d’appui Cours : Introduction aux sciences du langage et de la communication Baccalauréat universitaire en sciences de l’éducation FPSE, Université de Genève Chapitre 2 La théorie de Ferdinand de Saussure Jean-Paul Bronckart Ecaterina Bulea Bronckart

Chapitre 2 La théorie de Ferdinand de Saussure

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Documents d’appui Cours : Introduction aux sciences du langage et de la communication Baccalauréat universitaire en sciences de l’éducation FPSE, Université de Genève

Chapitre 2

La théorie de Ferdinand de Saussure

Jean-Paul Bronckart Ecaterina Bulea Bronckart

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Ce chapitre est consacré à l’émergence de la discipline linguistique générale, et donc à l’objet de celle-ci, à ses méthodes et à ses principaux concepts. Bien que précédée, et, en quelque sorte “préparée ”, par des siècles de réflexion sur le langage (cf. le Chapitre 1), la constitution de la linguistique générale proprement dite, en tant que science ou discipline scientifique, est néanmoins liée à l’œuvre d’un auteur en particulier, Ferdinand de Saussure. Avant d’aborder la problématique de l’objet de la linguistique, de ses méthodes, ou encore la théorie du signe linguistique élaborée par Saussure, nous évoquerons quelques éléments du parcours biographique de cet auteur, ainsi que les conditions d’élaboration, de diffusion et d’interprétation de son œuvre ; ces considérations préliminaires permettant de mieux comprendre la transition qu’opère Saussure entre la linguistique historique et comparée et la linguistique générale, le statut de l’ouvrage intitulé Cours de linguistique générale, attribué à Saussure mais que Saussure n’a jamais écrit, mais aussi la raison du “traitement double” que nous proposerons de certains concepts ou apports de la théorie saussurienne. 1. Saussure et son œuvre 1.1. Quelques éléments biographiques Ferdinand de Saussure est né à Genève, le 26 novembre 1857, dans une famille appartenant à la grande aristocratie genevoise ; mais une famille de savants aussi, bon nombre des Saussure ayant étudié et professé notamment dans les domaines des sciences naturelles et de la philosophie. Ferdinand est le fils d’Henri de Saussure, géologue et entomologiste, et de Louise de Pourtalès, et il est l’aîné de huit enfants. Parmi les ancêtres de la famille, on mentionnera bien évidemment Horace-Bénédict de Saussure, professeur de philosophie et de sciences naturelles, qui est considéré comme le père de la géologie et de la minéralogie alpines, et qui est connu notamment pour la fameuse ascension du Mont Blanc qu’il a entreprise en 1787. Mais on évoquera aussi le grand-père de Ferdinand, Nicolas-Théodore de Saussure, qui fut physicien et naturaliste, et à qui on lui doit la découverte d’un minéral appelé... « saussurite ». Ferdinand de Saussure fera des études d’abord en Suisse alémanique, dans un institut près de Berne, puis au Collège et au Gymnase de Genève, et pendant ces années il étudie surtout l’allemand, le grec et le latin. En 1872, alors qu’il n’a que 15 ans, il rédige avec conviction et enthousiasme un Essai pour réduire les mots du grec et de l’allemand à un petit nombre de racines, travail dont l’idée centrale est qu’il est possible, à partir de n’importe quelle langue, de remonter à des racines universelles bi et tri-consonnantiques, à condition de considérer certaines consonnes comme étant équivalentes. A 16-17 ans, Saussure se consacre à l’étude du sanscrit, en autodidacte, et en se servant de la grammaire de Bopp. L’étude de cette grammaire le conduira d’ailleurs à s’intéresser aussi aux écrits plus techniques de cet auteur, dans le domaine de la linguistique comparée, et, par là même, à véritablement découvrir ce domaine. A 18 ans, en se pliant aux souhaits de ses parents et à la tradition familiale, Saussure s’inscrit à l’Université de Genève, à la Faculté des sciences naturelles, où il étudie pendant une année, contre son gré, la physique et la chimie ; mais pendant cette même année il continue parallèlement à s’intéresser à... ce qui l’intéressait vraiment, c’est-à-dire la philologie et la linguistique comparée, et il suit quelques cours dispensés en ces domaines à la Faculté des lettres. En 1876 il demande à un de

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ses amis de l’inscrire à la Société de linguistique de Paris, qui avait été fondée dix ans plus tôt, et commence à y envoyer de courts articles. Et comme par ailleurs beaucoup de ses amis genevois étaient étudiants à Leipzig, ses parents finissent par accepter que Saussure s’y rende aussi, pour y entamer enfin, et “officiellement”, des études en linguistique indo-européenne. 1.2. Le travail de Saussure et les conditions de production de son œuvre A. La période de Leipzig et le Mémoire Saussure restera à Leipzig quatre ans, de 1876 à 1880, et cette période marque ce que l’on peut considérer comme la première phase de son travail, qui se déploie dans le cadre de la linguistique historique et comparée, telle qu’elle était pratiquée notamment par les « néogrammairiens » (cf. fin du Chapitre 1). A l’Université de Leipzig ou à titre privé, Saussure poursuit sa formation linguistique : il suit des cours de vieux perse, de celte, de slave et de lituanien. Il effectue pendant presque une année un séjour à Berlin, où il continue d’étudier le sanscrit et le celte. Enfin, de retour à Leipzig, il rédige son travail de fin d’études, le Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes, qui paraît en décembre 1878 ; et en 1880 il reçoit le titre de docteur, avec une thèse intitulée De l’emploi du génitif absolu en sanscrit. Mais c’est le Mémoire de Saussure (et non sa thèse) qui est davantage connu, et non sans raisons. Ce travail finira par être le seul ouvrage publié par l’auteur de son vivant —en plus de quelques autres articles—, et il présente un double intérêt. Du point de vue de son objet et, en partie, de la méthode utilisée, il s’agit en effet d’un travail de linguistique comparée ; et il est encore aujourd’hui considéré par les spécialistes comme un des plus grands et importants ouvrages en ce domaine. Mais en fait ce Mémoire est bien plus que cela, car c’est déjà dans cet écrit que Saussure adopte une perspective systémique d’étude des phénomènes linguistiques, et avance l’idée, absolument nouvelle, de l’interdépendance entre le versant phonétique et le versant morphologique de la langue au cours de son évolution. Et ces deux aspects, le fonctionnement systémique des unités et le rapport de codétermination entre versant phonétique et versant sémantique de la langue, seront deux idées-forces, deux piliers de ce qui deviendra plus tard sa linguistique générale. B. La période parisienne En 1880, sur le fond d’une relation difficile et de toute une série de divergences théoriques avec les néogrammairiens, Saussure quitte Leipzig et s’installe à Paris, où il restera dix ans. Saussure y poursuit sa formation linguistique : il continue d’étudier notamment le sanscrit et la philologie latine, suit des cours d’iranien, et fréquente les cours de Michel Bréal à l’Ecole des Hautes Etudes. En 1881, Saussure est nommé « maître de conférences de gothique et de vieux haut-allemand » dans cette prestigieuse institution, où il enseignera pendant presque dix ans l’interprétation des textes, la grammaire et le vocalisme des vieux dialectes germaniques, ainsi que la grammaire comparée du grec et du latin. Parallèlement, il exerce la fonction de secrétaire adjoint de la Société linguistique de Paris, étant aussi le rédacteur en chef des Mémoires de cette Société. Durant cette période, il publie une vingtaine d’articles de linguistique historique, de phonétique et d’étymologie. Et c’est de cette même période que datent un volumineux manuscrit sur la phonétique, ainsi que certaines notes sur la linguistique générale, que Saussure n’a jamais publiés.

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C. Le période genevoise : les trois cours de linguistique générale et le Cours de linguistique générale (1916) En 1891, Saussure revient à Genève, où il est nommé d’abord professeur extraordinaire « d’histoire et de comparaison des langues indo-européennes », ensuite, en 1906, professeur ordinaire, cette fois de « linguistique générale et d’histoire et comparaison des langues indo-européennes ». La période genevoise de Saussure est la plus connue, en raison notamment des trois cours de « linguistique générale » qu’il a donnés dans cette Université entre 1907 et 1911 : le cours I en 1907, le cours II en 1908-1909, enfin le cours III en 1910-1911. Comme nous l’avons déjà mentionné, Saussure n’a que très peu publié de son vivant (le Mémoire de Leipzig, et quelques autres articles), et surtout il n’a rien publié de ses travaux de linguistique générale, considérant que ses réflexions n’étaient pas assez abouties. En 1916, trois ans après la mort de Saussure (survenue en 1913), deux de ses collègues et anciens étudiants, Charles Bally et Albert Séchehaye, ont rédigé et publié un ouvrage intitulé Cours de linguistique générale, en se servant des notes d’étudiants ayant assisté aux trois cours de Saussure, mais sans qu’eux-mêmes aient assisté à ces cours (ils avaient assisté à d’autres cours dispensés par Saussure, mais pas aux trois cours de linguistique générale). Ce livre est devenu l’ouvrage de linguistique le plus célèbre et le plus cité, et il a été traduit dans de nombreuses langues ; mais si c’est à travers lui que le nom et la pensée de Saussure ont été mondialement connus, le Cours de linguistique générale pose néanmoins un certain nombre de problèmes, en raison précisément de ses conditions de rédaction : - quelle est la fiabilité des notes des étudiants ayant servi de base à sa rédaction ?; - quelle est la fiabilité des formulations émanant de rédacteurs qui n’ont pas suivi les cours ?; - dès lors, quelle est le degré de fidélité de l’ouvrage eu égard à ce que Saussure pensait et enseignait effectivement?; - dans la mesure où Saussure considérait ses réflexions comme inachevées, a-t-il été légitime de leur donner la forme “achevée” d’un livre ?; etc., etc. Ces questions ont commencé en réalité à être posées à partir des années 1950 (elles sont particulièrement vives encore aujourd’hui), lorsqu’ont été progressivement retranscrites et publiées, d’une part les notes des étudiants dans leur version “originale”, sur la base des cahiers conservés à la Bibliothèque de Genève, d’autre part des notes manuscrites de Saussure, certaines ayant servi à la préparation des trois cours, d’autres non, mais ayant trait à des questions de linguistique générale. S’agissant des notes d’étudiants, on peut en outre mentionner que les notes les plus fidèles et complètes, celles de l’étudiant Constantin ayant trait au cours III (1910-1911), n’ont été connues et publiées qu’à partir de la fin des années 1950, la publication intégrale de celles-ci ayant été réalisée en 2005 (voir les Cahiers Ferdinand de Saussure, 58, pp. 83-289). Il s’agit donc de notes qui n’étaient pas connues des rédacteurs du Cours de linguistique générale. Enfin, en 1996, lors de travaux effectués dans la maison familiale, ont été découverts un ensemble de manuscrits de Saussure lui-même, inconnus jusqu’alors, et donc ignorés aussi bien des rédacteurs du Cours de linguistique générale que des spécialistes et commentateurs de Saussure de l’époque. Ces manuscrits ont fait l’objet de deux publications (en 2002, par S. Bouquet et R. Engler, sous le titre Ecrits de linguistique générale, et en 2011, par R. Amacker, sous le titre Science du langage), et sont donc actuellement disponibles.

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D. Trois remarques importantes pour la problématique qui nous occupe : - La première a trait au caractère fondamental, aussi bien des notes de Constantin, que des manuscrits de Saussure découverts en 1996, en ce qu’ils apportent un éclairage particulier sur la réflexion authentique de Saussure, sur ce qu’il pensait et enseignait effectivement. Ces notes font ainsi apparaître qu’à certains égards, le Cours de linguistique générale offre une interprétation biaisée, voire erronée des conceptualisations saussuriennes, raison pour laquelle ce même Cours doit être corrigé, nuancé, complété. Cela dit, cet ouvrage ne doit pas être totalement rejeté pour autant, ne fût-ce que pour des raisons historiques : c’est ce livre qui a rendu, depuis plus d’un siècle, la pensée saussurienne connue et accessible, et qui a constitué de fait le principal pilier de la constitution de la science linguistique occidentale. En raison de ces conditions historiques de production et diffusion de l’œuvre de Saussure et du statut du Cours de linguistique générale, nous proposerons, lorsqu’il est justifié, deux traitements successifs et contrastés du même thème : l’un qui correspond à la manière dont le thème est traité dans le Cours de linguistique générale (traitement qui est le plus répandu, connu, et raison de la célébrité et de l’accessibilité de cet ouvrage) ; l’autre qui correspond à ce que l’on peut reconstruire sur la base des sources manuscrites authentiques (traitement qui est moins connu, voire ignoré, à l’exception de certains spécialistes et exégètes de Saussure). - La deuxième remarque concerne le statut des fameuses oppositions saussuriennes (cf. la suite du chapitre) : langue – parole, synchronie – diachronie, signifiant – signifié, etc. Ces distinctions sont effectivement de Saussure, mais elles ont été souvent mal interprétées, et comprises comme des antinomies ou des « dichotomies », désignant des objets qui seraient séparés dans la réalité. Or, ces oppositions ont chez cet auteur un statut méthodologique et non pas ontologique, Saussure insistant, au contraire, sur l’interaction permanente, sur la co-détermination, ou encore sur le rapport dialectique qu’entretiennent les phénomènes que ces couples de termes désignent. - La troisième remarque est que « le corpus saussurien » est extrêmement éparpillé dans diverses publications, et il est en outre très hétérogène, étant composé du Cours de linguistique générale dans diverses versions, de notes d’étudiants, de notes de Saussure plus ou moins abouties, plus ou moins longues et élaborées, comportant des ratures et des blancs, etc. Ceci pose évidemment des problèmes méthodologiques et philologiques importants, qui divisent parfois les chercheurs (- qui utilise quoi ?; - est-ce que les notes des étudiants sont fiables ?; - est-ce qu’on devrait se tenir exclusivement aux notes de Saussure ?; - mais, dans ce cas, comment les utiliser, étant donné que ce sont des brouillons inachevés ? ; etc.). Nous considérons pour notre part qu’il faut prendre en considération l’intégralité de ce corpus, qu’il est inutile et injuste de bannir et de rejeter quoi que ce soit (Cours de linguistique générale ou notes d’étudiants). Il faut au contraire, de manière vigilante, critique, mais respectueuse de l’histoire, prendre chaque type de document pour ce qu’il est, le remettre dans son contexte d’origine, et tenter, dans la mesure du possible, de reconstruire la pensée saussurienne, dans sa progression et sa cohérence d’ensemble.

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2. Le projet théorique de Ferdinand de Saussure L’objectif explicite de Saussure était d’élaborer une théorie générale des conditions de fonctionnement des signes verbaux ou langagiers. Selon l’auteur, une telle théorie ne pouvait prendre comme modèle les sciences naturelles (la biologie notamment), comme certains de ses prédécesseurs, notamment Schleicher (cf. Chapitre 1), l’avaient préconisé. Saussure rejette clairement toute conception organiciste des langues, et récuse l’emploi des concepts et termes de la biologie (« naissance », « mort », etc.) pour analyser les faits langagiers : supposer qu’une langue puisse « naître » revient d’abord à admettre une sorte d’acte originaire, une genèse, dont il serait possible d’attester. Assimiler les langues à des organismes implique en outre : - que les langues seraient naturellement délimitées ou individuées ; - que leur « âge » interviendrait comme un facteur déterminant pour expliquer leur évolution, ou encore que, selon leur « étape de développement » (enfance, jeunesse, vieillesse), elles seraient pourvues ou dépourvues de certaines propriétés (voire le statut de l’analogie chez Schleicher, Chapitre 1) ; - enfin qu’elles disparaîtraient inéluctablement à un moment donné de leur évolution. Or, selon Saussure, rien de tout cela ne caractérise le fonctionnement des langues, comme il ressort de la citation ci-dessous :

« Il suffit d’y réfléchir un instant, puisque tout est contenu dans cette simple observation : chaque individu emploie le lendemain le même idiome qu’il parlait la veille et cela s’est toujours vu. Il n’y a donc eu aucun jour où on ait pu dresser l’acte de décès de la langue latine, et il n’y a eu également aucun jour où on ait pu enregistrer l’acte de naissance de la langue française. Il n’est jamais arrivé que les gens de France se soient réveillés, en se disant bonjour en français, après s’être endormis la veille en se disant bonne nuit en latin. » (1ère Conférence, in F. de Saussure (2002). Ecrits de linguistique générale. Paris : Gallimard, p. 152)

Les langues n’ont ainsi ni naissance ni mort. Selon Saussure, ce n’est donc pas en tant qu’êtres organiques qu’il faut les étudier, mais en tant que systèmes de signes en permanent mouvement, mis en œuvre par les humains ; systèmes qui ne sont par ailleurs qu’une part des diverses sortes de systèmes de signes (signaux maritimes, routiers, militaires, codes vestimentaires, écritures, etc., etc.) que ces mêmes humains ont créés au cours de l’histoire. La linguistique générale qu’il se proposait d’élaborer était ainsi formellement posée comme une sous-discipline d’une science générale des signes, appelée sémiologie ; mais Saussure hésitait en fait quant à la hiérarchie à établir entre la linguistique et la sémiologie, et a finalement considéré que la linguistique constituait le fondement de toute sémiologie, parce que les signes verbaux seraient premiers, et que la compréhension de leur fonctionnement constituait en conséquence un préalable à l’approche des autres unités sémiologiques. En effet, les systèmes de signes langagiers sont les seuls à être universellement attestables (contrairement, par exemple, à l’écriture), transversaux à toutes les activités humaines (contrairement à certains systèmes sémiotiques dont l’usage est circonscrit à une sphère d’activité spécifique, comme par exemple le code de la route), composés d’un nombre d’unités indéfini, et employés quotidiennement par tous les humains.

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3. L’objet de la linguistique générale Elaborer la linguistique générale ainsi conçue impliquait d’abord de faire face à une importante difficulté : l’hétérogénéité et la complexité des « faits de langue ».

- Les multiples langues naturelles se caractérisent par la diversité de leur lexique et de leurs structures ; en outre, au sein d’une même langue, on observe des différences entre caractéristiques des productions écrites et orales, ainsi que des variantes régionales et/ou dialectales. - Les langues changent considérablement au cours de l’histoire, et ce changement est lié à une diversité de facteurs, dont l’influence de langues voisines (voir les mécanismes d’influence entre les langues, de substrat, superstrat et adstrat examinés au chapitre précédent). - Toute langue est en interaction avec les institutions sociales dans le cadre desquelles elle est mise en œuvre, et elle est notamment soumise à des jugements normatifs qui interfèrent de manière complexe avec les usages effectifs. - Toute langue enfin est « vécue » par des sujets parlants, ce qui pose la question des représentations que s’en fait chaque individu, et la question plus redoutable encore de la nature des interactions entre propriétés de la langue parlée et propriétés des processus de pensée.

A. Approche de la question de l’objet de la linguistique selon le Cours de linguistique générale Face à cette hétérogénéité de problématiques possibles, quel angle d’attaque adopter et à quel objet s’adresser ? Pour déblayer le terrain et circonscrire son l’objet, trois niveaux de saisie des faits langagiers sont d’abord distingués. - Le langage, comme capacité de l’espèce humaine, en droit universelle et dont le fondement est dès lors bio-psychologique. - Les langues naturelles (allemand, chinois, français, swahili, etc.), en tant que modalités sociales particulières de réalisation de la capacité d’espèce (relevant des groupes, de leur histoire et de leur culture). - La parole, en tant que mise en œuvre concrète d’une langue, par des individus donnés, dans des contextes communicatifs déterminés. Saussure considère ensuite que la linguistique doit se centrer sur le niveau des langues naturelles, - parce que celles-ci sont les seules manifestations concrètes du langage (ce dernier est un construct théorique, qui ne peut qu’être inféré de l’universalité de l’existence des langues) ; - parce qu’elles sont identifiées et vécues comme telles par les sujets parlants ; - parce que la parole ou les discours sont des pratiques présupposant l’existence d’une langue, pratiques par ailleurs co-déterminées par des facteurs individuels (prononciation, style, etc.) ou sociaux (normes, contextes d’activité, etc.) qui ne sont pas d’ordre proprement linguistique :

« […] le linguiste est dans l’impossibilité d’étudier autre chose au début que la diversité des langues. Il doit étudier d’abord des langues, le plus possible de langues ; il doit étendre son horizon autant qu’il le peut. C’est ainsi que nous procéderons. Par l’étude, l’observation de ces langues, il (le linguiste) pourra tirer des traits généraux, il retiendra tout ce qui lui paraît essentiel et universel, pour laisser de côté le particulier et l’accidentel. Il aura devant lui un ensemble d’abstractions qui sera la langue […] Dans la langue, nous résumons ce que nous

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pouvons observer dans les différentes langues. » (Cours III, Constantin. In Cahiers Ferdinand de Saussure 58, p. 89)

Comme il ressort de la citation ci-dessus, il pose enfin que l’objet de la linguistique est LA LANGUE, cette expression désignant ce qui est commun aux structures et au fonctionnement des diverses langues naturelles ; et il pose que cette LANGUE doit être abordée comme un système social, qui est à la fois spécifique et en interaction avec les autres institutions sociales. B. Approche de la question de l’objet de la linguistique selon les notes manuscrites L’examen des sources manuscrites met en évidence une approche différente, qui n’est pas incompatible avec l’approche décrite ci-dessus, mais qui est plus nuancée et plus dynamique. Les trois niveaux de saisie des faits langagiers peuvent être conservés, mais ils se présentent comme suit. - Au niveau du langage, l’accent n’est plus mis sur la capacité d’espèce qu’il constitue, mais sur le fait qu’il est une pratique, une activité humaine (l’activité de parler), qui se concrétise dans la production ininterrompue de discours ou textes. - Au niveau des langues naturelles, Saussure distingue deux lieux d’ancrage de celles-ci, ou deux régimes de fonctionnement, parallèles et interdépendants :

a) Un régime individuel : toute langue est ancrée dans les individus, dans les personnes, ou encore dans les locuteurs de cette langue ; en ce sens, la langue est un « réservoir », ou un « trésor » d’unités linguistiques, déposées par la pratique du langage dans la sphère mentale du sujet parlant, ou dans l’appareil psychique de chaque personne. Dans cette acception, la langue est une entité proprement interne, individuelle, raison pour laquelle nous la qualifierons —même si Saussure ne le fait pas explicitement— de langue interne. Ajoutons encore qu’au plan individuel, la maîtrise de la langue est toujours partielle, limitée, et varie en outre en fonction du niveau de formation, de la profession, ou de l’appartenance régionale des personnes. Pour prendre l’exemple des ressources lexicales, la langue française contemporaine, en tant que réalité sociale, disposerait de quelque 300.000 mots différents ; mais aucun francophone ne peut évidemment prétendre les connaître tous ; un individu maîtrise une sorte de vocabulaire fondamental (10.000 mots ?), auquel vient s’ajouter un corpus de termes plus spécifiques, requis par les sphères d’activités dans lesquelles il évolue. b) Un régime collectif : toute langue est en même temps ancrée dans un collectif, ou dans un groupe social ; en ce sens, elle est inscrite dans le patrimoine d’une communauté (dans la « masse parlante » dira Saussure), et c’est à ce seul niveau, sociologique, que l’on peut en appréhender la totalité de ressources (les dictionnaires et les grammaires d’une langue sont les exemples les plus illustratifs de la langue comme patrimoine collectif). Ce régime de fonctionnement de la langue, que nous appellerons langue collective, est aussi le niveau où s’exerce le contrôle social, le niveau qui sanctionne les propositions qui émergent dans la « parole » ou le « discours » des individus, ces propositions donnant éventuellement de nouvelles unités, ou de nouvelles structures (voir le point 4.1. E ci-dessous). De ce point de vue, cette

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langue collective présente un caractère normatif eu égard aux propositions que font les individus.

Remarque : Ce double ancrage de la langue ne signifie absolument pas que, dans leur organisation, la langue interne (individuelle) et la langue collective seraient parfaitement similaires, ou qu’elles présenteraient des homologies structurelles, ou encore que la langue interne ne serait qu’un décalque de la langue collective, comme le montre, entre autres, l’exemple de la maîtrise des ressources lexicales de la langue évoqué ci-dessus.

- Le niveau qualifié de parole dans le Cours de linguistique générale est souvent qualifié par Saussure de discours (bien que le terme « parole » soit lui aussi présent), et il concerne toujours la mise en œuvre concrète d’une langue. Mais Saussure ajoute à cela que c’est dans le discours qu’ont lieu les innovations linguistiques, ou les nouvelles propositions que font les individus, ces propositions pouvant engendrer des changements dans la langue collective ; et c’est au travers de ce même discours (en ce qu’il est produit par d’autres membres de la communauté) qu’un certain individu entre en contact avec la langue : dans cette perspective, la langue interne est une construction seconde, ayant comme base première les productions discursives de l’entourage linguistique de la personne. Enfin, lors de la production d’un nouveau discours ou texte, tout individu mobilise sa langue interne, en extrayant de celle-ci, ou en en choisissant, certaines unités et structures, en fonction des circonstances de la communication ; mais cette mobilisation de la langue interne se réalise sous le contrôle de la langue collective (raison pour laquelle on consulte le dictionnaire ou une grammaire en cas de doute...). Et c’est cette interaction, cette dynamique permanente entre discours, langue interne et langue collective que constitue l’objet de la linguistique dans cette seconde perspective.

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4. Les méthodes d’étude des faits langagiers 4.1. Première méthode : l’examen des mécanismes de changement des langues Saussure a d’abord abordé le problème du changement des langues, et son approche de cette question peut être résumée par les points suivants. A. Constat de la permanence du changement des langues.

« Il y a transformation, et toujours et encore transformation [...] Nous posons donc le principe de la transformation incessante des langues comme absolu. Le cas d’un idiome qui se trouverait en état d’immobilité et de repos ne se présente pas. » (Deuxième Conférence, in ELG, pp. 157-158)

« Le fleuve de la langue coule sans interruption », dira encore Saussure. Ce qui signifie que toute langue est inéluctablement soumise au changement, - même si ce changement est particulièrement lent, ce qui fait que, en un état de langue donné, les locuteurs peuvent ne pas le percevoir ; - même si certaines forces sociales contestent le changement ou tentent d’y résister (attitudes « normatives » dont le principe est toujours de contester le changement et la variété). B. Les changements peuvent se produire n’importe où, mais ils sont “réguliers“. - Exemple de changement : Le mot « français », qui s’est prononcé successivement “françwais“, “françois“, puis “français“. - Exemples de la régularité des changements : * la loi de mutation germanique (voir Chapitre 1 : Rask, Bopp et Grimm) ; * la roticisation du s intervocalique en latin : à un moment donné, dans cette langue, les “s“ entre deux voyelles sont devenus des “r“. Exemple : l’accusatif de honos (honneur), qui était honosem, est devenu honorem. C. Examen des tentatives d’explication de ces changements réguliers (au XIXe). La linguistique historique et comparée du XIXe s’était centrée sur les effets possibles de facteurs externes à la langue même : - les modifications de structures sociales ou politiques, - l’évolution des formes d’activité humaine, - le développement de contacts avec d’autres langues, - les modifications climatiques, - les modifications de la « psychologie » supposée des peuples. Saussure démontrera sans trop de peine que si certains de ces facteurs peuvent parfois engendrer des changements, cet effet n’est jamais systématique ou assuré, et il en conclura que les facteurs externes ne jouent un rôle que dans la mesure où les propriétés internes du système de la langue le permettent. En une première approche, il identifiera la plus évidente de ces propriétés internes : le fait que les signes langagiers, contrairement à d’autres entités sémiotiques (indices,

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symboles), sont immotivés, c’est-à-dire que leur face « expression » (la séquence sonore représentante) n’entretient aucune relation de dépendance, physique ou idéelle, avec la face du « contenu représenté », ce dont atteste la diversité des langues et l’infinie variété des termes susceptibles de renvoyer à un même objet référent. C’est en raison de cette totale absence d’ancrage dans les entités référées que les séquences sonores mobilisées dans un signe se trouvent disponibles pour le changement, et que, comme le montre l’histoire des langues, des modifications de signes peuvent s’y produire n’importe où et n’importe quand : qu’il s’agisse du changement d’une entité sonore qui continue de renvoyer à un même référent, ou du changement du référent auquel s’applique un terme donné. D. Effets de ces changements. Ces changements phoniques, dus au caractère immotivé de la relation de signe, ont à terme pour effet de faire disparaître des régularités morphologiques (régularités de composition des mots) qui étaient clairement lisibles dans un état de langue antérieur. Saussure donne ainsi l’exemple du couple decem-undecim du latin, qui rendait lisible le fait que 11 = 10 + 1 ; suite aux modifications successives subies par ces termes lors du passage du latin au français, puis au cours de l’évolution du français même, ce couple est devenu dix-onze, et aucune régularité compositionnelle n’y est désormais lisible. Les changements phoniques aléatoires de ce type engendrent donc de la déstructuration ou du désordre dans le système de la langue. E. La réaction au désordre. La langue réagit à ce mouvement de déstructuration par un mouvement inverse, de création d’autres régularités morphologiques, de telle sorte que se maintienne un certain taux d’équilibre entre ordre et désordre. Ce processus compensatoire est l’analogie, que l’on peut décrire comme suit. En un état donné de l’évolution d’une langue, on peut observer que les nouveaux mots sont construits selon des « modèles de composition » réguliers, qui restent néanmoins généralement inaperçus ou inconscients (ils relèveraient en ce sens, selon Saussure, des représentations collectives, ou de l’« inconscient collectif »). En français contemporain, - un nouvel adverbe est construit sur le modèle /adjectif + -ment/ (confortable-ment, génial-e-ment, curativ-e-ment*, etc.) ; - un nouvel adjectif sur le modèle /racine verbale + -able/ (fais-able, atteign-able, appréhend-able*, pren-able*, écout-able*) ; - un nouveau verbe sur la base /racine nominale ou adjectivale + er/ (informati-s-er, régulari-s-er, sémioti-s-er*, visibili-s-er*, etc.) ; et l’on pourrait donner bien d’autres exemples encore. La mise en œuvre effective de ce processus analogique requiert cette interaction entre les deux niveaux d’ancrage de la langue que nous évoquions plus haut :

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- En une première étape, un néologisme est proposé par un individu, et il n’a de chance d’être retenu que s’il est conforme au modèle collectif (« la défense de l’adversaire est prenable* »). - Cette condition est nécessaire, mais elle n’est pour autant pas suffisante : la collectivité peut rejeter cette proposition pour des raisons diverses (notamment esthétiques ou normatives) ; pour que le terme nouveau entre dans la langue, il convient alors qu’opère, en une seconde étape, ce que Saussure qualifie de « consentement collectif ». La parole propose, la langue dispose. - Parmi les termes-exemples proposés plus haut, certains ont reçu cette consécration collective, mais d’autres (ceux munis d’un astérisque) ne sont que des candidats à l’intégration : ils sont attestables(*) dans les pratiques verbales, mais non encore agréés par ces instances représentatives du collectif langagier que sont les dictionnaires (dont celui régissant le logiciel présentement utilisé, qui les condamne immanquablement). F. La distinction entre synchronie et diachronie. Les analyses qui précèdent montrent que l’on peut aborder l’étude de la langue sous deux angles distincts. D’un côté, on peut tenter, rétrospectivement, d’identifier les changements qui se sont produits, par exemple lors du passage du latin au français, ou ensuite au cours de l’évolution de la langue française du IXe à aujourd’hui. Il s’agit là d’une démarche historique ou diachronique (« au travers du temps »). Démarche indispensable, en ce qu’elle permet d’identifier les changements réguliers qui se sont produits au cours du temps en raison du caractère immotivé des signes. Mais démarche qui sera toujours lacunaire, parce que certaines données relatives à une époque sont difficilement reconstructibles a posteriori (par exemple, on arrive, par des moyens indirects, à identifier la manière dont certains mots étaient prononcés au XIIe, mais pour certains autres mots, on ne dispose que d’hypothèses, et pour d’autres encore, on ne sait rien du tout). D’un autre côté, on peut analyser ce qui se passe à un moment donné de l’évolution d’une langue, en un « état de langue » dont on connaît toute les caractéristiques, notamment parce que l’on est au contact avec les locuteurs de cette langue. Il s’agit là d’une démarche synchronique (« en un même temps »). Même si la délimitation d’un état synchronique est toujours théorique ou artificielle (on considère par exemple que le « français contemporain » est l’état de langue qui prévaut depuis la dernière guerre mondiale, mais cette frontière a évidemment quelque chose d’au moins partiellement artificiel), c’est par cette démarche que l’on peut identifier les règles d’analogie évoquées au point E ci-dessus. Ces règles fonctionnent dans la situation contemporaine, mais elles se modifieront inéluctablement, dans le cadre d’un prochain « état de langue ». Saussure a considéré que les deux démarches étaient nécessaires, mais il a mis l’accent sur l’importance de la démarche synchronique, notamment parce que c’est en synchronie que les propriétés du système de la langue peuvent (le mieux) être mises en évidence (et parce que ses prédécesseurs s’en tenaient à la seule démarche diachronique). La deuxième méthode, qui suit, s’inscrit dans la démarche synchronique.

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4.2. Deuxième méthode : l’analyse du fonctionnement des signes A. Etat des lieux avant Saussure. Les théories antérieures analysaient les signes dans une perspective « substantialiste » : depuis Aristote, ils étaient définis comme résultant de la mise en rapport immotivée (et donc conventionnelle) entre une suite donnée de sons et, soit un objet ou corps « naturel », soit une « idée » singulière humaine. Rappel de la définition du caractère immotivé : le fait que le choix d’une suite de sons est indépendant des propriétés du contenu que cette même suite « exprime ». Schéma initial : Signe Expression Contenu Suites de sons Objets ou idées singulières Relation immotivée B. Démonstration de la non-pertinence de cette conception. D’un côté, ce ne sont pas les sons eux-mêmes, dans leur physicalité, qui constituent les entités fonctionnelles de l’expression. Un mot comme « conduite » pourra présenter une réalité sonore très différente selon qu’il est prononcé par un parisien, un marseillais ou un liégeois (différence mesurable avec les instruments de la phonétique) ; mais néanmoins tous les francophones reconnaîtront ce mot « conduite » comme constituant, en dépit des variantes de prononciation, une seule et même unité de leur langue. Inversement, une même réalité sonore (/G-U-T/, dans il goûte, ou dans une goutte) sera perçue par les francophones comme constituant deux mots différents, malgré l’identité physique de leur prononciation. Ce qui montre que ce qui fonctionne au niveau de l’expression, ce ne sont pas les sons eux-mêmes, mais des classes de sons reconnues comme équivalentes ou différentes ; et ce qui montre par là même que les unités d’expression sont des formes construites sur la matérialité sonore par des jugements émanant des locuteurs. Constats qui, a posteriori, paraissent bien évidents : si à chaque variation sonore physiquement attestable (pensons aux différences d’accent, individuelles ou régionales) devait correspondre une variation de sens, la communication serait techniquement impossible. D’un autre côté, ce ne sont pas les objets matériels, ou les idées singulières, qui constituent les véritables entités du « contenu exprimé ». Le mot chaise ne désigne pas un exemplaire particulier d’objet (cette chaise-là, rouge, à un seul pied et à hauteur réglable), mais une classe d’objets qui, au-delà de leurs évidentes différences matérielles, sont considérés comme équivalents.

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De manière analogue, le mot impudeur ne renvoie pas à la conception particulière que peut avoir de cette propriété tel individu ou tel groupe, mais fédère ces diverses conceptions potentielles en une seule et même classe idéelle. Comme au plan de l’expression, ce qui fonctionne sur le versant « contenu » du signe, ce sont donc des classes d’objets ou d’idées, c’est-à-dire des formes résultant de jugements d’identité ou de différence ; constat à nouveau a posteriori évident : si à chaque entité physique ou idéelle différenciable devait correspondre un terme différent, les langues devraient disposer d’un nombre de mots tendanciellement infini… C. La distinction de deux niveaux : substance et forme. De cette analyse, Saussure conclut que tout signe met en relation, non pas deux substances (les sons et les objets), mais deux formes construites sur ces substances, c’est-à-dire deux produits d’un travail psychologique de différenciation et de classement des sons et des objets/idées. Le signe est donc, dans cette approche, un unité fondamentalement d’ordre psychique (ce qui le conduira parfois à affirmer que la linguistique « bien faite » ne peut être qu’une « psychologie »). Premier schéma saussurien : Signe Expression Contenu Substance Sons Objets ou idées (physique) Forme Classes de sons Classes d’objets (travail psychologique) Relation immotivée

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5. La théorie du signe Les signes ont trois propriétés : ils sont arbitraires, discrets et linéaires. 5.1. Les signes sont arbitraires A. Question de départ Comment s’opère, concrètement, ce travail psychologique, évoqué sous 4.2.C., de constitution des classes de sons (du côté de l’expression) et des classes d’objets ou d’idées (du côté du contenu) ? Pour répondre à cette question, Saussure re-mobilise la méthode comparative pour montrer que, sur les deux versants du signe, ces classes ou formes sont construites et délimitées selon des modalités diverses, propres à chaque langue naturelle. B. Versant expression : la constitution des classes de sons, aboutissant aux signifiants Sur le versant de l’expression, toute langue est dotée d’un nombre limité d’unités sonores de base (une trentaine), qui sont qualifiées de phonèmes. La notion de phonème désigne une classe de sons différents (variantes de prononciation) qui sont néanmoins considérés comme équivalents dans une langue donnée. Les phonèmes ont une valeur distinctive, c’est-à-dire qu’ils contribuent à l’élaboration du sens, alors que les variantes internes n’affectent pas le sens. Exemples en français. - Le phonème /A/ constitue une classe rassemblant des sons physiquement différents (les multiples variantes possibles de sa prononciation), et le phonème /U/ constitue une classe rassemblant des sons physiquement différents (les multiples variantes possibles de sa prononciation). - Pour le mot matin, quelles que soient les variantes de prononciation du a, le sens reste le même ; idem pour le mot mutin, quelles que soient les variantes de prononciation du u. Mais la substitution d’un phonème par un autre (matin vs mutin) modifie le sens du mot concerné. La délimitation de ces classes de sons varie selon les langues. Exemples. - En français, si l’on observe des variantes de réalisation du /R/ physiquement très différentes (droit, roulé, grasseyé), le /R/ne constitue néanmoins qu’un seul et même phonème (parce que le passage d’une variante à l’autre n’affecte pas le sens du mot concerné) ; mais en serbo-croate, le passage de la prononciation « droite » du /R/ à la prononciation « roulée » modifie le sens du mot concerné, et il s’agit alors, dans cette langue, non plus de deux variantes d’un même phonème, mais de deux phonèmes distincts. - En français l’opposition /B/-/V/ a une valeur distinctive alors qu’elle ne l’a pas en espagnol. /B/ et /V/ constituent donc deux phonèmes distincts en français ; ce ne sont que deux variantes d’un même phonème en espagnol. - Le chinois exploite les différences de ton alors que le français ne le fait pas ; en chinois le changement de ton peut faire passer d’un phonème à un autre ; ce n’est jamais le cas en français. Chaque langue construit donc ses phonèmes à sa manière, qui est aléatoire, ou radicalement arbitraire. Toute langue, pour fonctionner, doit constituer une trentaine

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de classes phonologiques (phonèmes), mais il y a de multiples façons possibles de constituer ces classes ; ces façons de faire n’obéissent à aucun motif particulier, et chaque façon de faire est équivalente du point de vue de l’efficacité communicative. S’ils contribuent au sens, les phonèmes ne sont cependant pas, en eux-mêmes, « porteurs de sens » (en principe, en français, /B/, /A/, /O/ou /T/ ne signifient rien). Si les phonèmes étaient porteurs de sens, dans la mesure où une langue n’en comporte qu’une trentaine, il n’y aurait qu’une trentaine d’unités de sens exprimables… Toute langue combine dès lors ses phonèmes (selon des modalités qui lui sont propres) pour former des monèmes, que l’on peut définir comme les plus petites unités du plan de l’expression qui ont la capacité de « véhiculer du sens » : - les phonèmes isolés /B/, /A/, /O/ou /T/ ne véhiculent aucun sens ; - la combinaison de phonèmes /B-A-T-O/ donne un monème porteur de sens. Les monèmes constituent les signifiants d’une langue : ce sont des regroupements de phonèmes propres à la langue, qui ont la capacité de « porter du sens ». C. Versant contenu : la constitution des classes d’objets ou d’idées, aboutissant aux signifiés Le mécanisme à l’œuvre sur ce versant est analogue au précédent. Exemple 1 : domaine : BŒUF - Au niveau de la substance, on peut (doit) admettre qu’il existe un ensemble d’animaux qui se présentent à nous comme vivants, ou comme destinés à la consommation (de la plupart) des humains. Cette réalité constitue ce que l’on appelle un référent, ou un domaine de référence, qui est attestable dans le monde extérieur. - Au niveau de la forme, on peut (doit) admettre que tout être humain, quelle que soit la langue qu’il pratique, a la capacité de connaître ce référent, c’est-à-dire de se constituer des images mentales à propos du domaine du BŒUF : images qui varieront selon l’expérience que l’on a de ce domaine, et qui seront toujours, pour cette raison, en principe particulières, propres à chaque individu, ou encore idiosyncrasiques. Exemple 2 : domaine : ETRE HUMAIN DE GENRE MASCULIN - Au niveau de la substance, on admettra qu’il existe un sous-ensemble d’êtres humains qui ont les propriétés bio-physiologiques et socioculturelles de la masculinité. Cette réalité constitue le domaine de référence ETRE HUMAIN DE GENRE MASCULIN, attestable en tant que réalité biologique et sociale. - Au niveau de la forme, tout être humain, quelle que soit la langue qu’il pratique, se constitue des images mentales à propos de ce domaine ETRE HUMAIN DE GENRE MASCULIN: images qui varieront selon bien des facteurs, et qui seront toujours en principe propres à chaque individu, ou encore idiosyncrasiques. Exemple 3 : domaine : COULEUR - Au niveau de la substance, on peut (doit) admettre qu’il existe un continuum de longueurs d’ondes qui sont perceptibles par le système visuel humain, et organisables par ce même système en nuances colorées différentes. Cette réalité constitue le domaine de référence COULEUR, attestable en tant que réalité physique. - Au niveau de la forme, tout être humain, quelle que soit la langue qu’il pratique, se constitue des images mentales à propos de ce domaine de la COULEUR : images qui

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varieront selon l’expérience ou le métier, et qui seront toujours en principe propres à chaque individu, ou encore idiosyncrasiques. Exemple 4 : domaine : JUGEMENTS NORMATIFS DE PUDEUR - Au niveau de la substance, on peut admettre qu’il existe des mécanismes sociaux d’évaluation des comportements humains qui, dans notre exemple, situent ces comportements sur un axe de conformité aux règles (normatives) de pudeur en usage dans un groupe donné. Cette réalité constitue le domaine de référence PUDEUR, attestable en tant que réalité sociale. - Au niveau de la forme, tout être humain, quelle que soit la langue qu’il pratique, se constitue des images mentales à propos de ce domaine de la PUDEUR : images qui varieront selon son acculturation, ses positions personnelles, etc., et qui seront toujours en principe propres à chaque individu, ou encore idiosyncrasiques. La communication par le moyen d’une langue naturelle ne peut s’effectuer par transmission directe d’une image mentale particulière à un individu, à une autre image mentale particulière à un autre individu ; notamment parce que ces images sont idiosyncrasiques et donc en principe différentes. La communication s’effectue par le biais (ou par l’intermédiaire) des mots, ou plus précisément des monèmes ou des signifiants, ces derniers étant propres à chaque langue naturelle. Les paradigmes de signifiants, et la notion de signifié. En fonction de son histoire propre, et de la multitude des changements qui l’ont caractérisée, chaque langue dispose, en un état synchronique donné, d’un ensemble de signifiants qui ont la capacité de « renvoyer » à un référent ou à un domaine de référence donné. Cet ensemble de signifiants valides pour un domaine de référence donné est appelé un paradigme. Pour l’exemple 2, on peut constituer le paradigme du français qui est valide pour le domaine ETRE HUMAIN DE GENRE MASCULIN : homme, monsieur, garçon, type, mec, gus, gars, monseigneur, etc. Pour l’exemple 4, on peut constituer le paradigme valide pour le domaine PUDEUR : pudique, impudique, décent, indécent, convenable, osé, etc. Etc. La composition et l’organisation des paradigmes varient selon les langues. Exemple 1. Le paradigme du français relatif à ce domaine propose un seul signifiant, bœuf. Ce signifiant a dès lors la capacité d’absorber, d’exprimer ou de traduire toutes les images mentales élaborées à propos de l’animal concerné, qu’il soit sur pied ou débité dans votre assiette ; mais en anglais, le signifiant ox ne peut désigner que l’animal sur pied, alors que le signifiant beef renvoie à la viande consommable. La notion de signifié désigne alors la configuration des images mentales qui sont exprimables par un signifiant, dans le cadre d’une langue donnée. Le signifiant bœuf du français a donc comme signifié l’ensemble des images ou des représentations que l’on peut se faire à propos de l’animal concerné. Les signifiants ox et beef de l’anglais ont chacun comme signifié l’un des deux sous-ensembles de représentations possibles (BŒUF sur pied ou BŒUF à consommer).

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Dit autrement, le signifié de bœuf en français est égal à la somme des signifiés de ox et de beef en anglais. Exemple 3. Pour le domaine COULEUR, le paradigme standard du français propose une structure de sept signifiants (logique de l’arc-en-ciel) : rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo, violet. Chacun de ces signifiants renvoie à des ensembles d’images mentales construites à propos d’un ensemble de longueurs d’onde déterminées. A titre d’exemple fictif, le terme rouge serait valide pour toutes les images construites à propos des longueurs d’onde allant de 1 à 100 ; le terme orange serait valide pour toutes les images construites à propos des longueurs d’onde allant 101 à 200 ; etc. Ces ensembles d’images constituent respectivement les signifiés des signifiants rouge et orange. Dans les langues amérindiennes (en Hopi notamment), il existe un paradigme standard qui comporte un nombre équivalent de signifiants, mais l’organisation des images mentales correspondant à chacun de ces signifiants est différente. De manière encore fictive, le terme kat renverrait aux images construites à propos des longueurs d’onde allant de 1 à 150 ; le terme bitok renverrait aux images construites à propos des longueurs d’onde allant 151 à 240 ; etc. L’organisation des signifiés dans ces deux paradigmes est donc différente ; le signifié de kat en Hopi serait équivalent à celui de rouge français, plus une partie de celui d’orange ; le signifié de bitok serait équivalent à une partie de celui d’orange en français, plus une partie de celui de jaune, etc. Les signifiés dépendent donc de la composition et de l’organisation des paradigmes de signifiants disponibles dans une langue. Comme les paradigmes de signifiants sont des produits de l’histoire particulière de chaque langue, leur organisation est variable, aléatoire, et aucune n’est meilleure qu’une autre. Dès lors, en fonction de la structure des paradigmes de signifiants, chaque signifié organise les images mentales des locuteurs d’une langue d’une manière elle aussi aléatoire, ou radicalement arbitraire. D. Définition de l’arbitraire Le terme d’arbitraire a deux sens différents. - D’un côté, ce terme équivaut à celui d’immotivé déjà fréquemment utilisé. Il désigne le fait que les signifiants construits dans une langue (phonèmes spécifiques organisés en monèmes) sont choisis de manière aléatoire, et indépendamment des propriétés des objets ou des idées auxquels ce signifiant peut renvoyer : d’ou la variété du lexique des langues pour renvoyer au même référent CHEVAL : cheval, horse, Pferd, etc. On parlera dans ce cas d’arbitraire banal (strictement équivalent à immotivé). (relation de la flèche en gras horizontale dans le schéma ci-dessous). - D’un autre côté, ce terme désigne le fait que chaque langue construit, d’une part les classes de sons constitutives de ses signifiants, d’autre part les classes d’images mentales constitutives de ses signifiés, d’une manière qui lui est propre, qui est aléatoire, et qui est d’efficacité équivalente. On parlera dans ce cas d’arbitraire radical. (relation des deux flèches en gras verticales dans le schéma ci-dessous).

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E. Définition finale et schéma complet du signe. Le signe se définit donc comme l’association d’un signifiant, en tant que forme représentative résultant du travail de délimitation et d’organisation des sons propre à une langue, avec un signifié, en tant que forme représentative appliquée au contenu référé, dont l’empan et l’organisation sont également propres à la langue. Schéma saussurien définitif : Signe Expression Contenu Relation immotivée Substance physique Sons Objets ou idées Niveau psychologique Classes de sons Classes d’objets (général, de principe) Forme Arbitraire radical Niveau linguistique Signifiant Signifié (propre à la langue) Signe F. Le signifié d’un signe comme valeur relative au paradigme dans lequel il s’insère Comme nous l’avons vu, pour exprimer un même domaine de référence une langue dispose généralement, en un état synchronique donné, de plusieurs signifiants possibles, organisés en un paradigme. Chacun de ces signifiants a un signifié, qui peut être considéré comme une valeur, dans la mesure où la part des images mentales relatives au domaine qu’il est susceptible d’exprimer, dépend de la part qui est prise par les autres signifiants du paradigme. Saussure précisant que cette valeur est en quelque sorte négative : un signifiant ne peut qu’absorber, subsumer ou exprimer que les images mentales que les termes voisins ne subsument pas, et ce dans un contexte de « compétition » entre termes pour s’assurer l’empan désignatif spécifique qui est la condition de leur survie.

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Exemple 1. Domaine BŒUF - La langue française dispose d’un seul signifiant, bœuf. Le signifié de ce signe absorbe donc toutes les images mentales possibles relative à ce domaine ; il a de ce fait une valeur générale. La langue anglaise dispose de deux signifiants, ox et beef. Ceux-ci ont des valeurs plus spécifiques. La valeur du signifié de ox, est celle des images mentales qui ne sont pas exprimées par beef, et réciproquement. Exemple 5. Domaine du NON-ORDINAIRE Pour ce domaine, la langue française dispose d’un paradigme important, comportant notamment les signifiants étonnant, étrange, bizarre, fantastique, pharamineux, phénoménal, mirobolant, etc. Chacun de ces signifiants doit avoir un signifié ou une valeur spécifique (sinon il ne survivrait pas). La valeur spécifique de étonnant est constituée des images mentales qui ne sont pas désignables par les autres signifiants du paradigme ; c’est en quelque sorte « la valeur qui lui reste » étant donné celles prises par les autres signifiants du paradigme. Les paradigmes, et donc la valeur des signifiants qu’ils comportent, se modifient avec le temps. Reprenons l’exemple du domaine du NON-ORDINAIRE. Le paradigme vraisemblable du Moyen français comportait les termes étrange, bizarre et étonnant, et le signifié d’étonnant à cette époque était de l’ordre d’un « effet équivalent à celui produit par le tonnerre ». Au cours du temps, d’autres termes sont venus s’intégrer au paradigme (fantastique, pharamineux, mirobolant, etc.) et la force expressive du terme étonnant s’est en conséquence progressivement réduite (personne aujourd’hui n’utilise cet adjectif pour qualifier un effet équivalent à celui du tonnerre) ; et il en a été de même de la force relative de termes comme fantastique, progressivement atténuée sous l’effet de l’entrée d’autres termes « forts » dans le paradigme, en un processus que l’on pourrait qualifier d’inflation sémantique.

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5.2. Quelques conséquences de l’arbitraire du signe A. Les problèmes de traduction Comme l’indique le dicton traduttore, traditore, il est souvent difficile, voire impossible, surtout pour des langues de familles éloignées, d’identifier, dans la langue de traduction, un terme dont le signifié (ou la valeur) correspondrait exactement à celui du terme de la langue à traduire. B. Un cadre de réflexion pour le problème des relations pensée-langage Thèse 1 : les signes sont la condition même de la constitution des unités de pensée. En amont ou indépendamment des signes verbaux, les humains élaborent certes des « images mentales » d’aspects du monde avec lesquels ils sont en interaction, mais ces images primaires sont nécessairement idiosyncrasiques, mouvantes et sans frontières nettes. Ce n’est que sous l’effet de la production de signifiants que ces images s’organisent en unités relativement stables et délimitées (ou en signifiés), unités qui sont elles-mêmes la condition du déploiement des opérations de pensée : on ne peut opérer (associer, soustraire, combiner, etc.) que si l’on dispose d’unités stables auxquels appliquer ces opérations. Thèse 2 : Dès lors que les unités de pensée sont formatées par les signifiants des langues, et que la relation de ces derniers à leurs signifiés est immotivée et donc sociale-conventionnelle, les unités de pensée sont primairement sociales. Les signes sont, comme l’affirmait Sapir (1953), des enveloppes sociales intégrant et réorganisant les images mentales individuelles. C’est aussi la thèse que soutient le psychologue Vygotski et le courant interactionniste social qui en est issu en psychologie. MAIS Si, en raison de leurs conditions d’émergence, les premières unités de pensée sont donc ainsi socio-sémantiques, cela n’empêche pas que par la suite, au cours du développement psychologique, elles puissent se dégager de ces contraintes. Thèse 3 : En raison de la mise en œuvre des mécanismes psychologiques d’abstraction et de généralisation que Piaget a mis en évidence, ces unités de pensée peuvent s’épurer, se dégager des déterminismes des paradigmes de la langue naturelle concernée, et prendre ainsi une valeur « cognitive » tendanciellement universelle. La pensée se caractérise donc d’abord par un fonctionnement socio-sémantique ; ensuite, se construit secondairement un fonctionnement cognitif-universel, et ces deux modes de fonctionnement co-existent en chaque humain adulte. Thèse 4 : La pensée se développe en une personne (structure psychologique d’un organisme humain). Or chaque personne se construit sous l’effet d’une histoire d’apprentissages qui est toujours singulière. Donc les significations sociales issues de la langue pratiquée se réorganisent de manière particulière en chaque personne, et il n’y a donc jamais déterminisme complet du social sur l’individuel.

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5.3. Les signes sont discrets Ce terme indique simplement que les signes (sous leur versant signifiant et leur versant signifié) constituent des unités délimitées et séparées les unes des autres. Ceci peut paraître constituer un constat très banal, mais... - Physiquement, lors d’une production verbale (une conférence ou un cours, par exemple), les signes sont produits sous la forme d’une onde sonore continue. Celle-ci peut certes comporter des pauses, mais personne ne parle en séparant nettement chaque mot du suivant : ce serait « inaudible » ou « insupportable ». Donc ce caractère discret des signes n’est pas directement inférable de l’examen de leur substance ou de leur réalité physique. - Pendant longtemps, pour des raisons économiques, l’écriture a pris la forme d’une « scripta continua », c’est-à-dire que les mots n’y étaient pas séparés par des espaces blancs, comme c’est le cas aujourd’hui. Le caractère discret d’un signe n’est donc pas toujours évident dans la production verbale. Mais il tient au fait que la langue choisit, pour un signifié donné et délimité, une association donnée de phonèmes (ou signifiant). Et c’est dans la mesure où un locuteur connaît les paradigmes de sa langue qu’il peut alors « reconnaître » des signes délimités ou discrets, malgré le caractère continu de l’onde sonore de la parole. 5.4. Les signes sont linéaires Cela signifie simplement que, dans les pratiques langagières effectives, les signes ne sont pas (en principe) produits isolément, mais sont produits les uns après les autres en une chaîne linéaire. Et c’est sur cet axe de la successivité (appelé aussi axe syntagmatique) qu’ils s’organisent en phrases ou en textes-discours. A. Les limitations de l’appareil phonatoire humain Ce caractère linéaire tient d’abord aux propriétés de l’appareil phonatoire humain (techniquement bien rudimentaire). Nous ne pouvons pas émettre en polyphonie, mais seulement en produisant les sons (et donc les signifiants) les uns après les autres. Ce qui implique que lorsque nous parlons ou écrivons, il y a toujours passage d’une organisation simultanée à une organisation dans le successif. Si nous voulons évoquer un thème donné, nous disposons, en simultané, d’un ensemble d’informations stockés en notre mémoire ; mais la production verbale nous contraint à réorganiser ces informations selon un ordre linéaire donné (ou à choisir un plan de production verbale, ce qui n’est pas toujours simple, comme on le sait). B. Les règles de la syntaxe L’organisation des signifiants dans le successif obéit à un ensemble de règles, qui sont les règles de la syntagmatique ou de la syntaxe. L’analyse détaillée et technique de ces règles constituera l’objet central du prochain chapitre, mais on peut néanmoins déjà en examiner sommairement quelques-unes, concernant la langue française.

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Soit la phrase : (1) « Dès le matin, la petite marchande avait remarqué le sombre jeune homme. » - Cette phrase comporte des sous-ensembles de signifiants qui sont interdépendants : a) « la petite marchande » : le nom marchande requiert un déterminant la, qui s’accorde en genre et nombre avec lui, et petite s’accorde également en genre et nombre avec le nom marchande. b) « le sombre jeune homme » : le nom homme requiert un déterminant le, qui s’accorde en genre et nombre avec lui ; sombre et jeune s’accordent également en genre et nombre avec homme. c) « avait remarqué » : le participe passé remarqué exige un auxiliaire (en l‘occurrence avait), et les deux forment cette unité qualifiée de verbe conjugué. d) « dès le matin » : la préposition dès doit être suivie d’un groupe (ici, groupe nominal), qu’elle régit (le matin est dépendant de dès). Ces sous-ensembles de signifiants interdépendants sont appelés des groupes ou des syntagmes : pour a) et b), il s’agit de syntagmes nominaux ; pour c), d’un syntagme verbal ; pour d) d’un syntagme prépositionnel. - L’ordre des syntagmes fournit, en français, une indication de la fonction grammaticale qu’ils assurent. Le syntagme nominal avant le syntagme verbal a la fonction de sujet ; le syntagme nominal après le syntagme verbal a la fonction de complément du verbe. - Le groupe verbal s’accorde en genre et en nombre avec le groupe nominal sujet. Etc. Ces quelques indications sont partielles et provisoires, mais elles suffisent à fournir une indication sur ce que sont les règles de la syntaxe. Les règles d’organisation syntaxique varient avec les langues. - Dans certaines langues, les fonctions de sujet et de complément du verbe ne sont pas indiquées par la position des groupes nominaux, mais par des terminaisons spécifiques accolées aux noms (les cas nominatif, accusatif, datif, etc. ; voir le latin, le grec ou l’allemand). - Certaines langues ne comportent pas de prépositions (la fonction que remplissent ces dernières en français étant aussi assurées par des cas). - Certaines langues n’accordent pas les adjectifs avec les noms ; d’autres n’accordent pas le verbe avec son sujet, Etc. Cette réalité bien connue témoigne de l’existence de ce que l’on pourrait appeler un arbitraire syntagmatique. Chaque langue ne peut fonctionner qu’avec un ensemble de règles d’organisation syntaxique ; mais ces règles sont variables, et tous les systèmes de règles se valent en efficacité communicative.

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C. Les valeurs des signes peuvent dépendre de l’axe syntagmatique Soit les phrases : (2) « Le ministre était coiffé d’une superbe banane. » (3) « Le ministre du culte était coiffé d’une superbe banane. » (4) « Le petit singe dévorait une banane. » Dans la phrase (2), le signifié attribué au signifiant ministre sera sans doute celui de « membre du gouvernement », pour autant que les phrases qui précèdent ou suivent le confirment. Mais dans la phrase (3), l’existence du syntagme le ministre du culte fera en sorte qu’on attribuera à cet ensemble un autre signifié, plus ou moins équivalent à officiant, pasteur, etc. Dans les phrases (2) et (3), la co-présence du verbe coiffer fait en sorte que l’on attribue à banane un signifié ayant trait à un certain type de coiffure. Mais dans la phrase (4), la co-présence de singe et de dévorer fait en sorte que l’on attribue à banane son signifié standard. Ceci montre que ce qui précède ou suit un signe sur l’axe syntagmatique peut influer sur la valeur précise attribuable à un signifiant.

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6. Le système de la langue Le système de la langue est organisé selon deux axes : l’axe paradigmatique et l’axe syntagmatique. Exemple : (5) « Cet individu particulièrement ignorant adorait la musique tonitruante. » Axe paradigmatique. Chaque signifiant est puisé dans un paradigme de la langue, c’est-à-dire parmi l’ensemble des signifiants qui pourraient renvoyer au même référent. Au plan des méthodes d’analyse de la langue, on peut alors s’interroger sur la nature de ce paradigme, et sur les conditions du choix d’un signifiant plutôt que d’un autre. - Cet pourrait être remplacé par le, un, tel, etc. Ces mots forment donc un paradigme, que l’on qualifiera des déterminants de genre masculin. - Individu pourrait être remplacé par homme, mec, type, etc. Il s’agit là d’un paradigme de noms renvoyant au même référent. - Particulièrement pourrait être remplacé par très, fortement, etc. : nouveau paradigme, d’adverbes d’intensité. Etc. Axe syntagmatique Chaque signifiant s’insère dans des phrases qui sont organisées selon des règles déterminées, et son environnement dans la phrase peut influer sur sa fonction et/ou sur son signifié. Au plan des méthodes d’analyse de la langue, on peut alors s’interroger sur les multiples effets de l’insertion des signifiants dans les règles d’organisation syntaxique. Après Saussure, la linguistique que l’on qualifie de « structurale » a exploité ces deux démarches (analyse des paradigmes et analyse des dépendances syntagmatiques), ce qui a donné naissance aux principes et notions des « grammaires modernes » qui seront étudiées au prochain chapitre.