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99 CHAPITRE 2 LA (TÉLÉ)SURVEILLANCE À L’ÉCRAN, PERSPECTIVES CRITIQUES ET HISTORIOGRAPHIQUES Laurent Guido La négation a été si parfaitement privée de sa pensée, qu’elle est depuis longtemps dispersée. De ce fait, elle n’est plus que menace vague, mais pourtant très inquiétante, et la surveillance a été à son tour privée du meilleur champ de son activité. Cette force de surveillance et d’intervention est justement conduite par les nécessités présentes qui commandent les conditions de son engagement, à se porter sur le terrain même de la menace pour la combattre par avance. C’est pourquoi la surveillance aura intérêt à organiser elle-même des pôles de négation qu’elle informera en dehors des moyens discrédités du spectacle, afin d’influencer, non plus cette fois des terroristes, mais des théories. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle 1 . L’histoire a-t-elle donné raison aux accents prophétiques pris par Guy Debord dans cette affirmation provocatrice, où il juge le potentiel totalitaire de la surveillance, l’une des facettes les plus emblématiques de notre « société du spectacle », assez puissant pour s’étendre à l’en- gendrement de sa propre contradiction sous une forme « théorique » ? Étant donné le caractère évasif de ce discours (Debord semble se référer avant tout à ce que l’on a coutume de désigner de nos jours comme les « théories du complot »), je ne me risquerai pas à formuler une réponse 1. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle (1988) suivi de Préface à la quatrième édition italienne de La Société du Spectacle (1979), Paris, Gallimard, 1992, pp. 112-113.

CHAPITRE 2 LA (TÉLÉ)SURVEILLANCE À L’ÉCRAN , … · célébration du panoptisme dénuée de dimension critique. » 1 en adoptant des normes spectaculaires attractives, le récit

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CHAPITRE 2

LA (TÉLÉ)SURVEILLANCE À L’ÉCRAN, PERSPECTIVES CRITIQUES ET

HISTORIOGRAPHIQUES

Laurent Guido

La négation a été si parfaitement privée de sa pensée, qu’elle est depuis longtemps dispersée. de ce fait, elle n’est plus que menace vague, mais pourtant très inquiétante, et la surveillance a été à son tour privée du meilleur champ de son activité. Cette force de surveillance et d’intervention est justement conduite par les nécessités présentes qui commandent les conditions de son engagement, à se porter sur le terrain même de la menace pour la combattre par avance. C’est pourquoi la surveillance aura intérêt à organiser elle-même des pôles de négation qu’elle informera en dehors des moyens discrédités du spectacle, afin d’influencer, non plus cette fois des terroristes, mais des théories.

Guy debord, Commentaires sur la société du spectacle1.

L’histoire a-t-elle donné raison aux accents prophétiques pris par Guy debord dans cette affirmation provocatrice, où il juge le potentiel totalitaire de la surveillance, l’une des facettes les plus emblématiques de notre « société du spectacle », assez puissant pour s’étendre à l’en-gendrement de sa propre contradiction sous une forme « théorique » ? Étant donné le caractère évasif de ce discours (debord semble se référer avant tout à ce que l’on a coutume de désigner de nos jours comme les « théories du complot »), je ne me risquerai pas à formuler une réponse

1. Guy debord, Commentaires sur la société du spectacle (1988) suivi de Préface à la quatrième édition italienne de La Société du Spectacle (1979), Paris, Gallimard, 1992, pp. 112-113.

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qui aille au-delà du constat d’un fait indiscutable, à savoir l’ampleur phénoménale du domaine d’étude qui s’est édifié, depuis une vingtaine d’années, autour de la problématique de la surveillance1. Les travaux de chercheurs comme david Lyon ou Gary Marx2 ont montré combien les transformations introduites par l’arrivée des techniques numériques, dans le contexte de la globalisation économique, ont accentué un aspect caractéristique de la modernité industrielle, c’est-à-dire le recours à des instruments scientifiques afin de rationaliser et d’intensifier le contrôle des individus dans leurs activités de travail, de loisirs et de consom-mation. Bien que le terme de « surveillance » se soit alors imposé pour qualifier ce nouvel horizon de l’existence humaine à l’heure digitale et mondialisée – notamment via la référence inévitable à la célèbre étude de Michel Foucault sur le modèle emblématique du « panoptisme » carcéral dans Surveiller et punir (1975)3 –, ce champ de recherche se situe en réalité au-delà du seul fantasme de visibilité absolue. Prenant acte du glissement de la « société disciplinaire » à une véritable « société de contrôle »4, le domaine de la surveillance tend en effet à recouvrir l’ensemble des opérations de collecte et de traitement des données constamment générées par les individus évoluant au sein d’un univers

1. La revue Surveillance and Society est publiée depuis 2002. elle est liée au Surveillance Studies network, société académique. en ligne : http://www.surveillance-studies.net/.

2. david Lyon, Electronic Eye: The Rise of Surveillance Society, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994 ; d. Lyon, Surveillance Society: Monitoring Everyday Life, Buckingham/Philadelphia, open University Press, 2001 ; d. Lyon (dir.), Theorizing Surveillance: The Panopticon and Beyond, Londres/new York, routledge, 2011 (2006) ; d. Lyon, Surveillance After Snowden, Cambridge/Malden, Polity Press, 2015 ; d. Lyon, Surveillance Studies : An Overview, Cambridge/Malden, Polity Press, 2007 ; Gary t. Marx, Undercover. Police surveillance in America, Berkeley, University of California Press, 1988 ; G. t. Marx, Windows into the Soul: Surveillance and Society in an Age of High Technology, Chicago, University of Chicago Press, 2016. Voir également John Gilliom et torin Monahan, SuperVision: An Introduction to Surveillance Society, Chicago, Chicago University Press, 2013.

3. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 2003 (1975), essentiellement le chapitre III (pp. 197-229) autour du Panopticon, modèle de prison imaginé par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle.

4. Comme l’a notamment cerné un autre French Theorist prisé au sein des « Surveillance studies », Gilles deleuze, dans son bref « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », dans Pourparlers 1972 - 1990, Paris, Minuit, 1990, pp. 240-247.

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social qui s’est, en quelques années, intégralement soumis à l’emprise des réseaux informatiques.

Entre tradition réflexive et spécificités médiatiques

Les derniers écrits de Guy debord, à qui la « surveillance » apparaît comme un trait dominant du basculement ultime de la société démo-cratique dans le cadre d’un marché mondial désormais unifié sous la bannière du « spectaculaire intégré »1, ont inspiré l’un des premiers textes importants sur les relations entre la production cinématographique mainstream et ce nouveau paradigme de la surveillance. Posant en 1998 les jalons d’une réflexion appelée à se développer très intensément dans les années suivantes, John S. turner perçoit en effet l’imaginaire cinéma-tographique des systèmes de contrôle2 comme essentiellement orienté vers la recherche du spectacle, tel que l’impliquent les dimensions de « distance, vitesse, ubiquité, et simultanéité » propres aux techniques représentées3. en amont même de leur discours, les films sur les usages de la surveillance renvoient d’après turner à un même objectif primor-dial. Par l’exacerbation du suspense et de la violence, ils exprimeraient en effet une fascination profonde pour les dispositifs qui réduisent tous les aspects de l’existence humaine à une série d’informations visuelles : « en transformant les techniques et les pratiques de la surveillance en des images cinématographiques hautement séduisantes, des images qui voisinent avec la fétichisation de telles techniques et pratiques, le cinéma grand public [« popular cinema »4] développe avec efficacité une

1. G. debord, Commentaires…, op. cit.2. Pour un aperçu de la notion d’« imaginaire de la surveillance » (« surveillant

imaginary »), voir J. Macgregor Wise, Surveillance and Film, new York/Londres, Bloomsbury Academic, 2016, pp. 4-5.

3. John S. turner, « Collapsing the Interior/exterior distinction : Surveillance, Spectacle, and Suspense in Popular Cinema », Wide Angle, vol. 20, n° 4, octobre 1998, pp. 94 et 96.

4. La traduction de « popular » par le terme français « populaire » implique des connotations d’authenticité qui ne correspondent pas à celles visées par l’expression anglaise.

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célébration du panoptisme dénuée de dimension critique. »1 en adoptant des normes spectaculaires attractives, le récit de surveillance ramènerait immanquablement sa représentation des rapports sociaux de pouvoir au dynamisme stylisé d’une confrontation de signes iconiques.

Cette seule remarque ne suffit évidemment pas si l’on veut prendre en compte les films qui mettent très diversement en jeu les techniques de surveillance. Leurs discours d’ordre social, politique ou culturel ne sont véritablement saisissables qu’au prix d’un examen approfondi de leurs différentes spécificités narratives et esthétiques, ainsi que de leur ins-cription dans des contextes techniques et historiques particuliers. C’est à cette tâche et en fonction de perspectives assez diverses que se sont attelés plusieurs ouvrages récents2. Leur publication presque simultanée, entre 2013 et 2016, est venue combler un manque flagrant au sein des publications universitaires tout autant que signaler la place désormais incontournable occupée par la question de la surveillance au sein de l’imaginaire médiatique contemporain. Malgré ses limites évidentes, le propos pionnier de turner a eu l’avantage de pointer, d’entrée de jeu, un aspect important sur lequel n’ont pas manqué de revenir la plupart des auteurs, c’est-à-dire la collusion constante qui se manifeste entre, d’une part, le langage visuel du cinéma ancré dans les codes du divertissement et du spectacle et, d’autre part, celui des techniques qu’il intègre au sein de son univers narratif. Lorsqu’elles représentent des systèmes de surveil-lance qui recourent largement aux appareils d’enregistrement de l’image et du son, ainsi qu’à ses modes de circulation, les diverses formes cinéma-tographiques et télévisuelles se prennent elles-mêmes pour objet. Cette réflexivité caractéristique du « cinéma de la surveillance » s’est renforcée suite aux développements techniques de l’image numérique, plus parti-

1. Ma traduction, comme toutes celles de cet article. J. S. turner, art. cit., pp. 95-96. 2. Sébastien Lefait, Surveillance On Screen. Monitoring Contemporary Films and

Television Programs, Latham/toronto/Plymouth, The Scarecrow Press, 2013 ; Catherine Zimmer, Surveillance Cinema, new York/Londres, new York University Press, 2015 ; Garrett Stewart, Closed Circuits. Screening Narrative Surveillance, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2015 ; Peter Marks, Imagining Surveillance : Eutopian and Dystopian Literature and Film, edinburgh, edinburgh University Press, 2015 et, pour une approche plus thématique et pédagogique, J. Macgregor Wise, op. cit..

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culièrement en raison de sa capacité à produire une vue analytique de la réalité sous la forme d’une série de données manipulables. Parallèlement à leurs applications sociales, économiques ou militaires, les innovations de l’époque digitale ont en effet transformé en profondeur un grand nombre d’aspects de la production et de la diffusion des films (mais sans jamais véritablement en bouleverser les fondements langagiers).

en développant une idée d’abord énoncée par Thomas Levin en 20021, les principaux théoriciens ayant récemment travaillé à faire émerger cette catégorie de « cinéma de la surveillance » soulignent combien celle-ci est redevable de l’incorporation progressive par le médium cinématographique de techniques telles que la télévision, la vidéo et l’image numérique. Catherine Zimmer signale ainsi le double mouvement en vertu duquel « les codes narratifs du cinéma qui ont précédé la télévision se retrouvent notamment dans les médias plus contemporains, tandis qu’en retour les développements techniques et culturels caractéristiques de la représentation télévisuelle, de l’image par satellite, des technologies GPS et d’Internet, parmi d’autres, font désormais partie de la forme cinématographique. »2 revenant sur ces apports croisés, Garrett Stewart estime pour sa part que la surveillance ne représente pas au cinéma un simple élément narratif secondaire, mais occupe une véritable fonction rhétorique (celle d’un « synonyme caché dans l’ombre », voire d’une « synecdoque ») qui exprime des enjeux propres à la construction du point de vue cinématographique, tout comme au rapport que les films entretiennent avec leurs specta-teurs3. Malgré l’importance de ce contexte technique immédiat, ces auteurs ne manquent jamais de rappeler la nécessité d’inscrire la dimen-

1. d’après Levin, on serait passé d’un paradigme marqué par l’index photographique au « temps réel » impliqué par les dispositifs de surveillance. Ceux-ci tendent dès lors à faire que la « surveillance est devenue la condition de la narration elle-même ». Thomas Y. Levin, « rhetoric of the temporal Index : Surveillant narration and the Cinema of “real time“ », dans t.  Y.  Levin, Ursula Frohne et Peter Weibel (dir.), CTRL[SPACE] : Rhetorics of Surveillance from Bentham to Big Brother, Cambridge, MIt Press, 2002, p. 583.

2. C. Zimmer, Surveillance Cinema…, op. cit, p. 24. 3. G. Stewart, Closed Circuits…, op. cit., p. XVII.

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sion réflexive du « cinéma de la surveillance » dans des généalogies plus anciennes. Garrett Stewart avait lui-même insisté, dès 1985, sur la place importante que la science-fiction cinématographique a toujours accordé aux dispositifs visuels destinés à capter et transmettre des images1. revi-sitant un imaginaire traditionnel exploré au moins depuis le début du XIXe siècle dans le cadre de la littérature et du théâtre fantastiques, cette généalogie de la vision à distance a fait l’objet, ces dernières années, de recherches systématiques ayant mis en évidence l’existence d’une vaste filmographique dédiée au motif de la « télévision » avant l’heure, et ceci dès l’époque de Méliès2. Ces productions traduisent de manière privi-légiée un certain imaginaire caractéristique de la modernité technico-scientifique, constamment partagé entre méfiance et enthousiasme et qui s’est exprimé aussi bien dans les créations élitaires de l’avant-garde que dans des divertissements ancrés dans les genres du suspense, de l’aventure ou de la science-fiction. Centré sur la mise en avant exacerbée de nouvelles modalités perceptives, cet imaginaire postule un rapport renouvelé à l’expérience humaine du temps et de l’espace. Les valeurs qu’il recouvre sont précisément celles que turner a énoncées dans son texte fondateur sur les films dédiés à la surveillance (« distance, vitesse, ubiquité et simultanéité »), et auxquelles s’est, par ailleurs, attachée toute une tradition de recherche en études culturelles3.

1. G. Stewart, « The “Videology“ of Science Fiction », dans George Slusser et eric S. rabkin (dir.), Shadows of the Magic Lamp: Fantasy and Science Fiction in Film, Carbondale/edwardsville, Southern Illinois University Press, 1985, pp.  159-207. Stewart (Closed Circuits…, op. cit., p. 115) fait remonter son propre intérêt pour les « machinations métafilmiques du motif de la surveillance » à la vision d’un film français, La Mort en direct (Bertrand tavernier, 1980). Voir sa chronique dans Film Quarterly, vol. 37, n° 1, automne 1983, pp. 16-22.

2. richard Koszarski and doron Galili, « television in the Cinema Before 1939 : An International Annotated database », in e-media studies, vol. 5, n° 1, 2016. en ligne : http://journals.dartmouth.edu/cgi-bin/Webobjects/Journals.woa/1/xmlpage/4/article/471.

3. Voir les travaux de William Uricchio (Media, Simultaneity, Convergence : Culture and Technology in an Age of Intermediality, Utrecht, Universiteit Utrecht, 1997), Jeffrey Sconce (Haunted Media : Electronic Presence from Telegraphy to Television, durham, n.C., duke University Press, 2000), ainsi que Mireille Berton et Anne-Katrin Weber (dir.), La Télévision du Téléphonoscope à YouTube. Pour une archéologie de l’audiovision, Lausanne, Antipodes, 2009.

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C’est dans ce corpus « proto-télévisuel » que les principaux auteurs soucieux de dégager une archéologie du cinéma de la surveillance ont trouvé les premières manifestations d’un paradigme de domination sociale par le truchement de techniques (télé-)visuelles, celles-ci offrant un poste d’observation privilégié pour suivre, analyser et contrôler les activités humaines. Parmi les exemples les plus cités figurent notam-ment le télescope martien d’Aelita (1924) et, surtout, l’écran au travers duquel le maître capitaliste de Metropolis (1927), Fredersen, scrute les faits et gestes de ses administrés1. dans les années d’entre-deux-guerres, ce motif s’intègre sans mal dans les productions de mystère, d’aventure et d’espionnage produites en série par l’industrie culturelle, où le progrès technologique se voit régulièrement associé à l’activité malfaisante de criminels en bandes organisées ou de comploteurs de l’ombre. en témoigne par exemple Sexton Blake and the Hooded Terror (1939), l’une des adaptations au cinéma des enquêtes du célèbre détective britannique ayant inspiré depuis 1893 une grande variété de romans, bandes dessi-nées, émissions radiophoniques et télévisuelles2. Le film se concentre sur les agissements d’une société secrète, dont les membres encapu-chonnés ont installé un circuit fermé de caméras les autorisant à garder l’œil sur la rue et les pièces de l’immeuble dans lequel ils ont situé leur quartier général. Lorsque le chef de l’inquiétante association dévoile ce dispositif à ses confrères, sa présentation prend des accents quasi pro-motionnels (il s’y réfère comme à une « démonstration ») qui semblent s’adresser également aux spectateurs du film lui-même. Il précise en effet que ce « procédé de génie », qui résulte de la « combinaison de la bonne vieille [old fashioned] camera obscura et des derniers développements en matière de télévision », lui permet de maintenir sous bonne garde

1. J. S. turner, art. cit., pp. 100-101  ; G. Stewart, « The “Videology“ of Science Fiction »,  art. cit., p. 167 ; Jay P. telotte, A Distant Technology : Science Fiction Film and the Machine Age, Hanover, MA/Wesleyan Univ. Press, 1999, pp. 55-56. telotte estime même que la « téléprésence » de Fredersen se manifeste par l’entremise du robot intervenant dans les quartiers ouvriers en rébellion (Ibid). Voir dans le présent ouvrage les études de Michael Cowan et Anne-Katrin Weber.

2. Ce film n’apparaît curieusement pas dans la liste de richard Koszarski et doron Galili mentionnée ci-dessus.

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(« close watch ») les visiteurs de l’immeuble, afin de pouvoir « éliminer tous les cas suspects ». Ce ton de bateleur pointe combien l’exhibition de ce type d’attraction machinique, au cinéma, sollicite le public au-delà du seul cadre de l’univers narratif. La technique de surveillance est en effet valorisée tant par le discours de l’homme que par les pratiques fil-miques, qui épousent les conventions d’une iconographie visuelle bien éprouvée, comme la mise en exergue en gros plan des boutons et man-nettes de commande manipulés par le leader criminel, ou l’apparition automatique d’un écran dissimulé derrière une paroi mobile. (fig. 1-3)

C’est dans de tels fantasmes de contrôle par le biais de la télévision que l’on trouve l’origine des écrans géants qui marqueront des fictions politiques ultérieures, de Dr. Strangelove or : How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (1964) à WarGames (1983) – et, ne l’ou-blions pas, d’innombrables productions misant à toutes époques sur le sensationnel de type catastrophe ou science-fiction. Comme le spécifie John S. turner, ces « Big Boards » s’apparentent à des dispositifs où peut se projeter « l’œil investi du pouvoir (empowered eye) », capable de balayer la planète, tout en fournissant au public le « spectacle d’une tension progressive – cibles clignotantes, décollages étincelants, trajec-toires en pointillé »1.

Loin de se révéler dépassée, cette description s’adapte encore par-faitement à la manière dont la plupart des films contemporains de type blockbuster (qu’illustrent, de nos jours, les franchises « Jason Bourne » ou « Mission : Impossible ») exploitent visuellement les nouveaux dispositifs de surveillance plus récemment apparus suite au développement phéno-ménal des techniques numériques (webcams, drones, appareils permet-tant une perception « immersive » en réalité virtuelle ou « augmentée »…). Vision cartographique d’un territoire, mise en valeur des données et des mesures propres à la traçabilité des mouvements capturés par les objec-tifs : autant de figures récurrentes qui témoignent de la continuité frap-pante qui caractérise l’iconographie visuelle des technologies de contrôle

1. J. S. turner, art. cit., p.  102. L’auteur évoque aussi le suspense véhiculé, dans certains films de science-fiction – Aliens (1986), The Abyss (1989) ou Ghostbusters (1984) –, par les moniteurs indiquant l’arrivée imminente de créatures dangereuses.

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depuis ses débuts. Ses principaux traits définitoires se sont maintenus malgré l’apparition régulière de machines de vision jusqu’alors inédites, qui se diffusent rapidement au sein de la vie quotidienne comme dans ses discours et représentations médiatiques – et, partant, dans les commen-taires académiques supposément « critiques », où ils peuvent dès lors s’imposer en tant que nouveaux fétiches théoriques.

dans son ouvrage The Geopolitical Aesthetic (1992), Fredric Jameson a bien perçu la représentation de nouvelles technologies telles que la vidéo et l’ordinateur comme l’un des aspects caractéristiques des allé-gories cinématographiques qu’il a vu émerger à partir des années 1970.

Fig. 1-3

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Mais il inféode ce critère de l’innovation technique à un changement de paradigme au sein de l’histoire du capitalisme, c’est-à-dire l’accom-plissement d’un processus de mondialisation qui signale le dépassement d’un stade marqué par des techniques de communication comme le téléphone et les transports. Pourtant, les films emblématiques de cette nouvelle phase, tourmentés par un imaginaire de la conspiration et de la surveillance (comme The Conversation, 1974, ou Blow Out, 1981), lui semblent avoir mis l’accent sur les techniques d’enregistrement du son, marquant un « basculement de l’image visuelle à l’image auditive »1. relevant ce paradoxe, compte tenu de l’« affinité universelle de la culture postmoderne avec la visibilité et la spatialité »2, Jameson le résout en estimant que la « nouvelle technologie » qu’incarnent la vidéo et l’ordi-nateur est d’un ordre « nettement moins photogénique ». La « culture postmoderne » lui semble devoir prendre acte de ce déficit au plan de la « marchandise visuelle », et de réfléchir à la possibilité de dégager « un autre registre sensoriel, doté d’une logique temporelle discontinue, qui sera plus apte à cadrer ses événements et ses composants. »3 on peut estimer, vingt-cinq ans après cette affirmation, que le développement du numérique a précisément accompli ce que suggérait Jameson, tant les écrans d’ordinateurs se sont installés au cœur de la représentation cinématographique en tant que signes privilégiés d’une nouvelle forme de temporalité où s’annulent définitivement les distances.

Au moment de l’émergence des Surveillance Studies, dans les années 1990, l’attention des spécialistes s’est focalisée sur les systèmes de caméras en circuits fermés (CCTV). n’ayant cessé de prendre une place croissante dans les espaces de travail et de consommation des sociétés contemporaines, ce dispositif est apparu comme l’instrument emblé-matique du paradigme de la surveillance, plus particulièrement dans son acception numérique en constant perfectionnement (miniaturisa-tion, interconnexion, association à des bases de données et des logi-

1. Fredric Jameson, La Totalité comme complot : conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, p. 45.

2. Ibid.3. Ibid.

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ciels d’analyse et de traitement de l’information, etc.). C’est lui que l’on retrouve encore, sous une forme mobile et aérienne, avec la technique du drone (en anglais : Unmanned Air Vehicle), très en vogue actuelle-ment au sein de la société civile, où il trouve de nombreuses applications privées et institutionnelles –  y compris sur les plateaux de tournage ! –  aussi bien que dans les représentations médiatiques1. La différence entre les techniques successivement apparues dans les fictions audio-visuelles se situe donc moins au niveau d’une rupture fondamentale que d’un changement constant de degré ou d’échelle, en suivant des patterns d’adaptation et/ou d’intensification. La multiplication des or-dinateurs personnels, l’usage généralisé des téléphones portables, dans un contexte marqué par l’extension des réseaux de communication, ont entraîné une présence accrue d’écrans interreliés dans les films et les séries consacrant une part substantielle de leur récit au thème de la surveillance, sans que l’on puisse affirmer qu’ils aient révolutionné de fond en comble les traditions narratives, esthétiques et discursives qui ont nourri la représentation des technologies au sein de la production cinématographique. Procédant par une double logique d’amplification et de fusion, ce mouvement apparemment irrésistible va de pair avec l’accentuation des connotations agressives des techniques elles-mêmes. Ainsi l’unilatéralisme et le caractère invasif qui caractérisaient déjà les circuits de caméras – sans parler de la froideur déshumanisée qu’impli-quait leur pilotage, voire leur programmation à distance – paraissent-ils démultipliés lorsqu’on prend en compte le drone, en raison de ses usages originellement militaires (à l’instar de la plupart des innovations et développements techniques majeurs2), puisque l’observation et l’ana-lyse visuelle du terrain s’y voient potentiellement prolongées par un tir de roquette ou de missile.

1. Voir le dossier de Décadrages, n° 26-27, 2014, « drones, cartographie et images automatisées », plus particulièrement l’article d’Alain Boillat, « Le héros hollywoodien dans les mailles de la télésurveillance et dans la ligne de mire du drone », Ibid., pp. 14-47.

2. outre les travaux de Paul Virilio, lire Anders engberg-Pedersen et Kathrin Maurer (dir.), Visualizing War : Emotions, Technologies, Communities, new York/Abington, oxon, routledge, 2018.

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Fantaisies totalitaires et théories critiques des médias

Ce caractère menaçant est l’un des aspects récurrents des récits consacrés à la question de la surveillance, comme l’ont montré la plupart des études spécialisées parues depuis quelques années. on y retrouve, dans les grandes lignes, les principaux motifs narratifs et iconogra-phiques d’une tradition bien établie dans l’imaginaire du XXe siècle. Mettant en exergue les potentialités perceptives amplifiées qu’offrent les divers appareils modernes de vision et de communication, ce courant de représentation s’est plutôt attaché à la monstration spectaculaire de leurs conséquences néfastes et excessives, plus particulièrement lorsqu’elles sont utilisées à des fins totalitaires. Aujourd’hui encore, les craintes sus-citées par le développement phénoménal des dispositifs de surveillance à l’heure du numérique ne manquent jamais d’être rapportées à l’action du « Big Brother » tiré du roman Nineteen Eighty-Four (George orwell, 1949).

dans la première véritable vue d’ensemble qui a été proposée de la « surveillance à l’écran », en 2013, Sébastien Lefait prend justement le livre d’orwell – et ses avatars cinématographiques plus ou moins expli-cites (l’adaptation homonyme de Michael radford en 1984 ; Brazil, terry Gilliam, 1985) – comme point de départ de sa réflexion sur la manière dont l’« utilisation expérimentale de la surveillance »1 vise à mettre sys-tématiquement à l’épreuve l’impact des techniques de contrôle sur les sociétés modernes2 . tout en relativisant la manière dont la visualité particulière impliquée par le cinéma a accentué la dimension techno-logique de la propagande totalitaire dépeinte par orwell3 (par exemple en mettant en avant la présence massive des « telescreens », un aspect décrit plus métaphoriquement dans le roman), Lefait accorde une place centrale à ce modèle « orwellien ». Il montre bien qu’en dépit de leurs

1. S. Lefait, op. cit., p. XVII. 2. Pour Catherine Zimmer, les récits de surveillance au cinéma sont là pour

illustrer les « ambiguïtés définitoires de la politique et de la pratique de la surveillance » (C. Zimmer, Surveillance cinema…, op. cit., p. 209).

3. S. Lefait, op. cit., p. 11.

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ancrages génériques très divers1, de nombreux films contemporains font écho au « panoptisme » absolu présenté dans Nineteen Eighty-Four. Ces productions montrent combien la notion de « vérité » s’est désormais déplacée vers celle de preuve sous la forme d’une trace audio et/ou visuelle enregistrée. Le cinéma tend dès lors à associer l’image de surveillance à ce nouveau statut contingent d’une réalité susceptible d’être fragmentée, comparée, relativisée, etc. Sans vouloir remettre en question la pertinence de cette généalogie post-orwell, il me semble nécessaire d’inscrire le propos sur les dangers de la surveillance média-tisée par la technologie dans une perspective historique ancrée depuis plus longtemps dans la culture spectaculaire de la modernité, ainsi que sous l’angle des théories critiques qui ont porté sur ses développements au sein des médias de masse2.

dans les récits d’aventure, de suspense ou de science-fiction qu’ont produit en abondance les médias de masse depuis plus d’un siècle, les techniques de communication sur une large échelle ont souvent été rapportées à l’activité d’individus malfaisants, les tyrans ou « villains » caractéristiques de la littérature gothique et des scènes à « grand spec-tacle » du XIXe siècle, et qui se sont vus par la suite recyclés sous la forme d’archétypes. en général, ces représentations sont brossées si caricatu-ralement que leurs capacités à édifier, terrifier, voire fasciner peuvent apparaître comme secondaires relativement au respect scrupuleux qu’elles manifestent vis-à-vis des impératifs propres au divertissement post-mélodramatique (grandiloquence, sensations fortes, catastrophes,

1. Montage de (fausses) images de surveillance (Look, 2007) ; récits dystopiques (Minority Report, 2002 ; Code 46, 2003 ; Freeze Frame, 2004 ; A Scanner Darkly, 2006) ; horreur surnaturelle avec la série des « Paranormal Activity » (dès 2007).

2. Une démarche de ce type a été initiée par Peter Marks (Imagining Surveillance… op. cit.). Analysé de manière approfondie, le roman d’orwell, 1984, est rapporté à une longue tradition utopique qui va de Platon aux romans associant rationalisation et déshumanisation d’Ievgeni Zamyatin (Nous autres, 1921) et Aldous Huxley (Brave New World, 1932). Il en étudie les échos dans diverses productions contemporaines – romans, parmi lesquels The Circle (2013, qui sera adapté au cinéma en 2017) comme films (Her, 2013 ou Elysium, 2013). dix ans plus tôt, Marks avait déjà abordé sous ce même angle post-orwellien les incontournables Gattaca (1997), The Truman Show (1998) et Code 46 dans « Imagining surveillance: Utopian visions and surveillance studies », Surveillance and Society, vol. 3, n° 2, 2005, pp. 222–239.

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attraction des effets spéciaux…). Si l’on décide malgré tout d’envisager ces figures canoniques à l’aune de leur portée socio-historique, force est de constater la condamnation idéologique dont font irrévocablement l’objet ces « génies du mal », « maîtres du monde » ou « savants fous » de l’âge technologique. Ils incarnent à l’évidence les dérives totalitaires et dictatoriales auxquelles peut conduire la manipulation des nouveaux instruments issus du progrès scientifique lorsqu’elle n’est pas maîtrisée, régulée et mise au service d’institutions démocratiques légitimes.

Le personnage emblématique de cette tendance est assurément le docteur Mabuse, émule germanique de Fantômas et de Fu Manchu auquel Fritz Lang (sur les bases jetées par le feuilletonniste norbert Jacques) a consacré dès 1922 quelques films célèbres. Ces réalisations ont su cerner certains aspects cruciaux des fantasmes despotiques qu’a pu susciter, au cours de la première moitié du XXe siècle, la manipulation des techniques modernes de communication1. Qu’il s’agisse d’imposer sa parole dans un espace donné, sans pouvoir être soi-même localisé (le recours « acousmatique » aux microphones et aux haut-parleurs propres à la culture radiophonique dans Das Testament des Dr. Mabuse, 1933), ou d’observer autrui en restant soi-même invisible (les « Mille Yeux » représentés par le dispositif de caméras et de moniteurs de télévision dont est secrètement pourvu un hôtel dans Die Tausend Augen des Dr. Mabuse, 1960), les facultés déployées par le super-criminel allemand ont fait écho, selon les époques de production, aux débats nourris autour de l’efficacité propagandiste des nouveaux médias fondés sur la diffusion à distance des sons et des images. elles se retrouvent par exemple dans les représentations des techniques de communication qui abondent dans la culture de masse américaine des années 1930 et 1940, se focalisant pour une large part sur des enjeux relatifs à la radiophonie qui se développe alors massivement à l’échelle internationale. Les sociétés démocratiques

1. Sur les rapports entre Lang et la technologie, voir tom Gunning, The Films of Fritz Lang : Allegories of Vision and Modernity, Londres, British Film Institute, 2000, ainsi que Garrett Stewart, pour lequel M (1931) renvoie à une forme de surveillance « pré-technologique » mais « articulée cinématographiquement », son travail sur le montage « en réseau » établissant un « prototype situé au croisement des genres pour la surveillance à l’écran » (Closed Circuits…, op. cit., pp. X-XI, 34 et suiv.)

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comme les régimes totalitaires ont été traversés à cette époque par des réflexions au fond assez comparables sur l’influence sociale, culturelle et politique de ce médium sur les masses.

du point de vue hollywoodien, le statut privilégié que le troisième reich a octroyé à la radio est alors apparu comme le parangon abso-lument terrifiant d’un usage idéologique des nouveaux moyens tech-niques de communication. Je rappelle à cet égard que Mabuse a jus-tement compté parmi les principales figures démoniaques du cinéma de Weimar, ces « tyrans » dans lesquels Siegfried Kracauer a pu per-cevoir les signes d’une aspiration aussi fascinée qu’inconsciente du peuple allemand vers l’hitlérisme1. et c’est bien au paradigme incarné de manière emblématique par le docteur allemand que se rattache la longue série de personnages de savants fous qui abondent à la même époque dans les films d’aventure ou de science-fiction, tout comme les pulps ou les comics liés aux mêmes genres2.

outre les parodies (celle de The Great Dictator, 1940) ou des allusions plus directes dans des films dramatiques (la fin de Hitler’s Children, 1943)3 –  sans parler d’usages plus explicitement idéologiques (la reprise du discours de Franklin delano roosevelt à la fin de The Story of Dr Wassell, 1944) –, les films de savants fous ont pris en charge l’incarnation d’une

1. Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, Lausanne, L’Age d’Homme, 2009 [Princeton University Press, 1947].

2. Voir Andrew tudor, Monsters and Mad Scientists. A Cultural History of the Horror Movie, oxford/Cambridge, Basil Blackwell, 1989 ; roslynn d. Haynes, From Faust to Strangelove Representations of the Scientist in Western Literature, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press, 1994 ; david J. Skal, Screams of Reason Mad Science and Modern Culture, new York/Londres, W. W. norton & Company, 1998 ; Christopher Frayling, Mad, Bad and Dangerous The Scientist and the Cinema, Londres, reaktion Books, 2005. Voir aussi L. Guido et Philippe ney, « Le savant fou au cinéma : quelques problèmes méthodologiques », Cycnos, vol. 20, 2003, pp. 13-24.

3. Ces deux films dénoncent en effet l’imposant appareil de la propagande radiophonique totalitaire, tout en prenant bien soin de montrer comment cette technique est à même, si on la détourne pour la placer en de meilleures mains, de raffermir l’unité collective des forces d’émancipation. Si la fin de Hitler’s Children voit un jeune homme s’emparer soudainement du micro lors d’une émission en direct où il était censé faire l’éloge du régime nazi, afin de lancer un appel à la résistance, The Great Dictator se conclut quant à lui sur le message de paix universelle que délivre sur les ondes le barbier juif ayant usurpé l’identité du despote Hynkel.

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peur diffuse des despotismes radiophoniques. Comme je l’ai montré ailleurs1, The Invisible Man (1933) transpose par exemple le rôle attribué dans le roman de H. G. Wells à la grande presse en mettant en parallèle le mode d’expression particulier de la radio et l’inquiétante circulation d’une voix sans corps. (fig. 4-5) Les diverses séquences qui établissent cette personnification d’une menace aussi terroriste que dictatoriale (les déclarations tonitruantes de Griffin, prêt à faire « ramper le monde à ses pieds » et à entamer un « règne de terreur » par les pouvoirs que lui confère l’invisibilité) illustrent bien l’ambivalence avec laquelle le cinéma hollywoodien a régulièrement représenté les usages des technologies. en témoigne une scène emblématique où l’on assiste à la diffusion, dans plusieurs foyers successifs, d’un message de la police avertissant la po-pulation de la menace et l’enjoignant à s’unir contre celle-ci. (fig. 6-7) Cette image valorisante de la technologie, où l’on met clairement en avant sa capacité à instaurer instantanément une forme de cohésion

1. L. Guido, « Un nouveau “règne de la terreur“ ? La voix de l’homme invisible et les mythes de la dictature radiophonique », in L. Guido (dir.), Les Peurs de Hollywood. Phobies sociales dans le cinéma fantastique américain, Lausanne, Antipodes, 2006, pp. 59-81.

Fig. 4-7

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sociale, a pourtant été introduite par un travelling avant dont le démar-rage au milieu d’une salle de danse et l’immersion littérale dans le haut-parleur de la radio signalent la déambulation d’une présence invisible similaire à celle du maniaque dématérialisé au sujet duquel on cherche explicitement à prévenir les auditeurs (« Il pourrait se trouver au milieu de vous »). (fig. 8)

La contradiction irrésoluble que maintient The Invisible Man, par son ancrage générique et son traitement stylistique (l’horreur mâtinée d’ironie) comme par son origine littéraire (la critique par H. G. Wells des excès scientifiques), tranche avec une modalité discursive plus large-ment partagée dans la représentation des mésusages de la technologie, celle qui consiste à s’en prendre avant tout aux emplois circonstanciels des moyens de communication modernes, de sorte à exonérer leurs fon-dements techniques de toute responsabilité. C’est bien cette position que tiennent des films comme Hitler’s Children ou The Great Dictator, qui fustigent dans un premier temps les usages néfastes de la tech-nique radiophonique pour souligner en fin de compte combien celle-ci possède un véritable potentiel progressiste. Cette dernière position cor-respond à une variante du discours techniciste dominant que condamne le philosophe Jürgen Habermas, et dont il trouve la trace jusque dans les discours de penseurs a priori très hostiles envers la rationalisation scientifique, tels Herbert Marcuse ou Max Weber1. Cette manière de

1. Jürgen Habermas, La Technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973.

Fig. 8

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poser les termes du débat renvoie, dans le champ cinématographique, à une controverse cruciale du début des années 1970 (dont les termes ont été bien rappelés par Jean-Louis Comolli dans ses textes autour de « technique et idéologie »)1, où l’on s’interrogeait sur le niveau auquel l’on doit placer la compromission idéologique du dispositif cinémato-graphique : celui de ses représentations narratives ; celui de ses modes de production institutionnalisés ; ou, plus radicalement encore, celui de ses fondements techniques eux-mêmes.

Parmi les tenants les plus emblématiques de cette dernière position, selon laquelle l’idéologie innerve les rouages mêmes du dispositif tech-nique, Theodor Adorno occupe une place importante. Avec ses textes des années 1930-1940 sur la radio, il nous offre de formidables outils pour cerner les contradictions à l’œuvre non seulement dans les productions culturelles de son époque, mais aussi plus largement dans l’imaginaire médiatique des machines à communiquer et informer. Pour Adorno, la conceptualisation de la radio dans les sociétés capitalistes modernes – l’industrie culturelle aussi bien que les canaux d’information publics et privés des sociétés démocratiques – ne peut être dissociée des condi-tions de la « société de masse, gouvernée par des institutions monopolis-tiques », c’est-à-dire d’un univers au sein duquel « ont disparu les tabous qui entouraient l’individu ». d’après Adorno, le médium radiophonique participe en effet d’une attaque en règle contre la vie privée des citoyens, dont la sphère intime est appelée à devenir de moins en moins opaque, discrète et singulière2. La radio est l’expression d’une « voix publique » dont la faculté irrésistible de persuasion repose sur sa capacité à simuler un caractère d’immédiateté et d’intimité pour entrer dans les foyers indi-viduels3. La relation inégalitaire (« la voix personnelle d’une organisation anonyme ») qu’elle est à même d’engager avec son auditeur est la marque d’un pouvoir autoritaire qui détruit précisément ce à quoi il prétend se

1. Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle suivi de Technique et idéologie (1971-1972), Paris, Verdier, 2009.

2. Theodor Adorno, « Un modèle pour la physiognomonie de la radio », dans Current of music (1938-1941), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010, p. 86.

3. t. Adorno, « Conclusions méthodologiques », Ibid., p. 98.

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substituer, à savoir l’existence d’« une sphère privée et de l’indépendance individuelle »1. Adorno précise que ce constat ne doit pas se voir limité au seul cas de la radio, dans la mesure où il « vaut pour notre vie publique tout entière. »2 Par son absence apparente de matérialité, par sa « mobilité accrue », ainsi que par la « coïncidence temporelle » qu’elle instaure (et qui la « rapproche de la téléphonie »)3, la radio n’est au fond que la mani-festation de la fantasmagorie capitaliste (la marchandise idéalisée qui nie l’existence même de ses infrastructures techniques) : « La radio a toujours tendance à nous faire oublier que le phénomène qu’elle nous présente, par d’autres aspects, est médiatisé. »4. dans « La production industrielle de biens culturels », Adorno et Horkheimer associent à la radio une forme de nivellement généralisé qui apparaît comme l’emblème d’un processus de totalisation qui se poursuivra, quelques décennies plus tard, à l’époque du numérique : « en intégrant totalement les produits culturels dans la sphère des marchandises, la radio renonce complètement à présenter ses produits culturels comme marchandise. »5

Le rapport de pseudo-proximité qu’établit la radio est pour Theodor Adorno de l’ordre d’une « réification radicale [qui] produit son propre voile d’immédiateté et d’intimité »6 Malgré leur caractère excessif, ces propos s’accordent parfaitement aux objectifs assumés de l’industrie culturelle, tels qu’on peut les saisir dans les discours promotionnels pour les médias de la communication. Un historien de la réclame radiopho-nique américaine, timothy taylor, a ainsi soutenu que certaines pra-tiques d’expression vocale de la radio destinées à créer l’impression d’un

1. Ibid., p. 99. dans « La production industrielle de biens culturels », Adorno et Horkheimer vont jusqu’à qualifier la radio de « voix universelle du Führer » (dans La Dialectique de la Raison [1944], Paris, Gallimard, 1983, p. 168).

2. t. Adorno, « Conclusions méthodologiques », op. cit., p. 99. 3. t. Adorno, « temps – radio et phonographe », dans Current of music…, op. cit.,

p. 107.4. Ibid.5. t. Adorno et M. Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels »,

op. cit., p. 168.6. t. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique, Paris, Allia, 2001, p. 40 (Zeitschrift

für Sozialforschung, 1938 ; revu en 1956 ; repris dans les Gesammelte Schriften, vol. 14, 1973).

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rapprochement physique – tel le chant en crooning qui mime la proxi-mité – reposaient sur un « paradoxe » formulé en des termes que n’aurait pas reniés Adorno :

[…]  alors que la radio affichait l’objectif de réunir les Américains les plus différents en une seule et même culture, [elle] participa à la création et au maintien de l’illusion selon laquelle les relations des auditeurs aux chanteurs et autres individus de l’univers radiophonique étaient non médiatisées et personnelles.1

Ce sont ces mécanismes contradictoires que dévoilent régulièrement les films qui mettent en scène les usages des techniques de communica-tion. À la différence près que ces représentations cinématographiques, loin d’occulter le rôle joué par les dispositifs qui permettent la produc-tion et la transmission des images et/ou des sons, procèdent au contraire à leur exhibition plus ou moins spectaculaire. on retrouve ici l’« autre face de la distraction » fantasmagorique, telle que l’a notamment définie Walter Benjamin2. La machine n’y est pas dissimulée au profit d’une figure pseudo-organique – comme c’est le cas dans la plupart des défini-tions de la fantasmagorie, par exemple chez Adorno à propos de Wagner comme préfiguration de la culture de masse3. Placée sur un piédestal, elle se voit plutôt exaltée pour ses vertus quasi magiques – la visée idéo-logique ultime demeurant au fond la même : détourner l’attention des véritables conditions de production et soubassements industrialisés des appareils modernes.

1. timothy d. taylor, « radio. Introduction », dans t. d. taylor, Mark Katz et tony Grajeda (dir.), Music, Sound and Technology in America. A Documentary History of Early Phonograph, Cinema, and Radio, durham/Londres, duke University Press, 2012, pp. 251-252.

2. Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle » (1935), dans W. Benjamin, Essais III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 44-66.

3. t. Adorno, Essai sur Wagner (1938), Paris, Gallimard, 1966, chapitre 6 (« Fantasmagorie », pp. 114-128).

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Usages et contradictions idéologiques

Les perspectives lancées par les tenants de la théorie critique (Adorno, Benjamin, mais aussi Gunther Anders autour du « monde comme fantôme et comme matrice »1) trouvent un écho implicite et sin-gulier dans les idées que Fredric Jameson a énoncées quelques décen-nies plus tard à propos de l’avènement graduel d’un « système mondial », c’est-à-dire le contexte historique que l’on associe habituellement à l’émergence du paradigme de la surveillance. Il aborde plus particu-lièrement un corpus cinématographique caractéristique à ses yeux de cette phase de transition vers la globalisation : les films « paranoïaques » ou conspirationnistes des années 1970 (The Parallax View, 1974 ; Three Days of the Condor, 1975 ; The Conversation – un courant dont Alain Boillat montre, dans le présent volume, à quel point il est travaillé par l’imaginaire de la téléphonie). Au fil de sa réflexion, Jameson nous met en garde contre le danger d’une focalisation exclusive sur le critère de l’innovation scientifique. Il ne s’agit pas pour lui de récuser la pertinence du déterminisme technologique, mais de mettre, en lieu et place d’une périodisation alignée sur les perfectionnements successifs des machines elles-mêmes, l’accent sur des transformations d’ordre social, écono-mique, industriel ou scientifique plus profondes. Ainsi le théoricien estime-t-il que « le menaçant objet-monde des complots allégoriques » ne devrait pas être rapporté uniquement à « la peur nouvelle suscitée par les systèmes d’espionnage et les informateurs dans les années 1960 »2, mais bien plutôt à la transformation essentielle qui se joue au sein de la conception même de la propriété individuelle et, plus largement, de la sphère privée, face à l’emprise menaçante de la culture corporate globa-lisante : « Comment pourrait-il encore exister des choses privées, sans même parler de vie privée, dans une situation où presque tout ce qui nous entoure est inséré dans toutes sortes de cadres institutionnels, qui

1. Günther Anders, « Le monde comme fantôme et comme matrice. Considérations philosophiques sur la radio et la télévision », dans L’Obsolescence de l’homme (1956), Paris, Ivréa, Paris, 2002, pp. 117-241. L’un de ses premiers articles, « Spooks in radio » (1930), est déjà cité par Adorno à l’époque de Current of Music.

2. F. Jameson, La Totalité comme complot…, op. cit., p. 31.

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appartiennent néanmoins à quelqu’un? »1 Le changement le plus impor-tant, pour notre propos, réside alors dans un aspect de la technique, à savoir sa tendance à apparaître de plus en plus sous une forme exclu-sivement médiatique : « non que les objets qui peuplent notre objet-monde aient rajeuni ou vieilli : ils se sont totalement transformés en ins-truments de communication. »2 Cette situation explique la particularité de notre objet d’étude. dans la mesure où le cinéma participe de cette même synthèse vers le « tout-médiatique » – que le numérique a, de nos jours, considérablement renforcé –, il court le risque de se voir lui aussi rattrapé par les conditions de la fantasmagorie qu’il prétend pourtant dénoncer dans ses productions apparemment « critiques » :

Les technologies de la communication et de l’information – les machines scientifiques de la reproduction plutôt que de la production (qui, toutefois, retournent cette dernière pour en faire leur prédécesseur incompris) – dramatisent cette transformation de l’objet-monde et de son idée matérielle. Mais elles deviennent magiques lorsqu’on les saisit comme des allégories d’autre chose, de l’ensemble inimaginable du réseau mondial décentré.3

Si Jameson prend pour sa part l’exemple d’un film comme Three Days of the Condor, qui lui paraît entièrement gouverné par la production de signaux de totalité qui culminent par la représentation démesurée et infinie des réseaux de transports4, on peut trouver de nos jours des œuvres qui poussent dans leurs retranchements ultimes cette tension vers une « cartographie structurale de la totalité sociale ». en témoigne parfaitement les différentes séquences de Blackhat (2015), qui figurent le mouvement des données numériques sous la forme de fluides travel-lings5 glissant des étendues urbaines jalonnées de dispositifs électriques,

1. Ibid., p. 32. 2. Ibid. 3. Ibid. p. 35.4. Ibid. p. 37. 5. Le travelling avant est l’un des principaux modes d’expression du regard immersif

« postmoderne », comme l’a bien montré Laurent Jullier (L’Écran post-moderne: un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice, Paris, L’Harmattan, 1997, chapitre 3).

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perçues du ciel, à leurs équivalents microscopiques que sont les câbles puis les circuits, processeurs, bus, cartes-mères et autres composants des machines informatiques. (fig. 9) d’un côté, le fait de visualiser ainsi la circulation effective de l’information vient en quelque sorte déjouer une idée reçue et mettre en évidence la présence de ces infrastructures techniques qui se logent au cœur de dispositifs que l’on a trop souvent tendance à présenter comme « dématérialisés ». de l’autre côté, l’en-traînement du regard dans ce rollercoaster digital vient précisément proposer aux spectateurs une expérience visuelle « immersive » qui renvoie pleinement au cadre idéologique qui définit les nouvelles condi-tions de la vie à l’heure numérique : une existence ubiquitaire, à la vitesse de la lumière et sans limites.

Cette tension entre exhibition critique et jouissance spectaculaire n’est pas loin de celle qu’a identifiée Susan Sontag dans ses réflexions sur l’imaginaire de la catastrophe qui traverse les films de science-fic-tion des années 1950. Si ces productions pointent les principaux maux de la société industrielle (déshumanisation, technicisation, aliénation, mécanisation), le fait d’associer ces problèmes à l’entreprise néfaste de créatures sorties d’un autre monde – finalement éliminées – empêche l’élaboration d’une critique véritable des conditions technologiques de l’existence moderne. Le récit de catastrophe – comme celui dédié à la surveillance, peut-on ajouter – ne met à l’épreuve la société technocra-tique que pour mieux en reconduire les principes fondamentaux. en fin de compte, les productions science-fictionnelles apparaissent à Sontag comme une invitation à jouir d’un spectacle visuel, en s’accordant à une

Fig. 9

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« vue dépassionnée et esthétique de la destruction et de la violence, une vue technologique».1

Plus généralement, on peut percevoir une contradiction fondamen-tale entre les discours critiques, aux accents presque technophobes, qui structurent les récits de certains blockbusters, et la dimension ultra-technologique de leur facture et de leurs modes de diffusion (bien que, comme le rappelle Comolli, tout film – même celui qui semble le moins empreint d’effets techniques – renvoie fondamentalement au « travail des machines »)2. Cette tension se retrouve dans l’ensemble du corpus du cinéma de surveillance. Ainsi turner souligne-t-il judicieusement l’ambiguïté de films comme Enemy of the State (tony Scott, 1998) qui exploitent l’impression de terreur provoquée par les moyens hors du commun déployés par la national Security Administration dans la traque implacable du héros, tout en mettant en valeur le caractère ultra-pointu de cette technologie, qui peut dès lors apparaître comme parfaitement susceptible de répondre à notre « sentiment collectif d’insécurité et de vulnérabilité »3. Bien que ce film paraisse se rattacher à la tradition « pa-ranoïaque » des thrillers politiques conspirationnistes des années 1970, puisqu’il démarre sur l’élimination d’un député opposé à une nouvelle loi sur la surveillance, de telles résonances politiques ne suffisent pas, de l’avis de turner, à proposer une réelle mise en cause des institutions et de leurs méthodes. Selon un schéma éprouvé, que l’on retrouve dans la plupart des productions hollywoodiennes, la diabolisation outran-cière de quelques villains brossés sans nuances – tenants d’un pouvoir centralisateur et perçu comme élitiste que les traditions politiques américaines de tous bords ont toujours honni – permet en effet de rap-porter la menace à leur seule action individuelle, détournant en défi-nitive l’attention du problème de fond posé par leurs moyens d’action disproportionnés. Suite à l’élimination du groupe de responsables mal

1. Susan Sontag, « The Imagination of disaster » (1965), dans Sean redmond (dir.), Liquid Metal, The Science Fiction Film Reader, London/new York, Wallflower Press, 2004, pp. 43, 45-46.

2. J.- L. Comolli, op. cit., p. 38. 3. J. S. turner, art. cit., p. 107.

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intentionnés, les infrastructures mêmes du pouvoir, notamment les techniques de surveillance sur lesquelles celui-ci s’appuie, ne sont jamais désignées comme des problèmes en soi, dès lors qu’elles réintègrent le cadre d’un gouvernement présenté comme éclairé et légitime1. Ces techniques se voient en fin de compte célébrées en tant qu’instruments emblématiques de la suprématie américaine et de sa maîtrise absolue des outils technologiques, servant parfaitement les intérêts globaux des États-Unis et de leurs citoyens2.

Le cinéma hollywoodien de grande consommation participe de la même mouvance que le développement du phénomène de la surveil-lance globale ; à la fois transnationale dans ses modalités de production, de circulation et de consommation, tout en demeurant ancrée dans des problématiques et des représentations qui se rattachent prioritai-rement aux États-Unis d’Amérique. Ainsi en va-t-il, par exemple, des événements historiques qui jalonnent le développement récent des systèmes de contrôle à l’échelle mondiale : le 11 septembre, les guerres au Proche-orient, les révélations de Wikileaks et de Snowden, le rôle des hackers russes dans l’élection présidentielle américaine de 2016, etc. Même lorsque les productions hollywoodiennes paraissent adopter une perspective « critique » ou une posture supposément « progressiste », elles ne cessent de légitimer la place prioritaire que les dispositifs de surveillance doivent désormais occuper dans nos préoccupations, soit en jouant, par l’hystérie figurative caractéristique des genres « dysto-piques » ou d’espionnage à topique conspirationniste, de la fascination

1. La plupart des blockbusters suivent un schéma similaire, dont un exemple emblématique a été fourni par 007 Spectre (2015). Si le film expose sans détour les dangers totalitaires d’une surveillance globale (que défend un membre important des services secrets, associé à un super-criminel), il se conclut certes sur la condamnation de certains débordements (agents reliés à leurs chefs via une puce électronique ; recours systématique aux drones…), mais sans remettre fondamentalement en question l’emploi par les héros de technologies du même ordre.

2. J. S. turner, art. cit., p. 120. dans son analyse de trois « classiques » du discours sur la surveillance (Enemy of the State ; Minority Report ; Panic Room, 2002), dietmar Kammerer arrive lui aussi au constat d’une certaine ambivalence. Ces films développent d’après lui une perspective critique de type « progressiste », tout en légitimant l’efficacité des dispositifs technologiques. d. Kammerer, « Video surveillance in Hollywood movies », Surveillance and Society, 2004, vol. 2, n° 2, pp. 464–473.

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que peut susciter son caractère spectaculaire ; soit en recourant, dans leurs discours comme dans leur structure narrative, aux ressorts tradi-tionnels de la culture politique américaine. Ce sont ces formules réifiées que l’on voit égrenées dans des blockbusters dont on a l’impression qu’ils ont été écrits à partir des analyses produites au sein des Surveillance Studies ou de leurs avatars en études cinématographiques ou des médias. Les perspectives critiques qui sont adoptées dans les milieux acadé-miques à propos de la culture de masse ne parviennent pas toujours à masquer la complaisance que ces recherches elles-mêmes manifestent à l’égard d’une production qui ne souffre généralement plus d’aucun déficit de légitimation. Le danger existe dès lors d’une collusion entre les commentaires universitaires et les autres dispositifs sous contrôle de l’industrie, tels que le fandom ou les spreadable media. dans cette série de contradictions propres aux produits culturels, on retrouve au fond le pastiche et la schizophrénie, ces traits essentiels que Fredric Jameson avait identifiés comme propres à la culture du capitalisme tardif, de la consommation et de la communication mondialisées1.

La perception d’un discours « critique » dans le cinéma hollywoodien est moins le signe d’une prise de distance que la mise en cause toujours relative et temporaire d’une dérive, dont la fabrication comme l’interpré-tation répondent aux codes d’une tradition bien américaine, anti-élitaire et hostile aux pouvoirs trop centralisateurs. trop souvent mécanique-ment rapportés, dans l’étude du cinéma hollywoodien contemporain, à leurs seuls contextes immédiats (ainsi la crise identitaire américaine des « années Vietnam », ou les mesures de surveillance et de contrôle adoptées par l’Administration Bush suite aux attentats terroristes du 11 septembre 2001), les stéréotypes « paranoïaques » renvoient en fait à une tradition culturelle américaine apparue dès le début du XIXe siècle. S’y exprime, au nom du principe de « self reliance » de l’individu libre et indépendant, un sentiment de méfiance mêlée d’impuissance face aux décisions du gouvernement, et plus généralement face à la dérive

1. F. Jameson, « Postmodernism and Consumer Society », dans John Belton (dir.), Movies and Mass Culture, new Brunswick, nJ, rutgers University Press, 1996, pp. 185-202.

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totalitaire potentielle des élites sociales et économiques du pays1 (dont l’exemple le plus frappant reste, jusqu’au tournant du XXIe siècle, la poli-tique de surveillance mise en place entre 1919 et 1972 par edgar J. Hoover afin de contrôler les différents mouvements syndicaux ou contestataires)2. Aux États-Unis, la critique de l’establishment centralisé et technocra-tique (grands capitalistes aux tendances monopolistiques, politiciens, agents fédéraux) s’effectue par ailleurs en vertu d’une rhétorique po-puliste vouée à la défense des intérêts du citoyen moyen (« the average man ») face à une élite perçue comme égoïste et corrompue3. Susceptible d’être employée par les intérêts les plus divers (démocrates comme répu-blicains, gauchistes liberals comme ultra-conservateurs religieux), cette tendance discursive exprime un point de vue qui se présente toujours comme authentiquement américain. Son objectif profond se situe donc plutôt dans la régénération que dans la mise en cause radicale des valeurs fondamentales du système politique en place4.

dans ses Commentaires sur la société du spectacle, Guy debord avait d’ailleurs souligné combien un tel imaginaire de la « conspiration » ne relevait pas d’une forme de contradiction interne, mais devait plutôt être compris comme l’un des traits caractéristiques du spectaculaire parvenu à son stade « intégré » : « des réseaux de promotion-contrôle, on glisse insensiblement aux réseaux de surveillance-désinformation. »5

1. ray Pratt, Projecting Paranoia. Conspirational Visions in American Film, Lawrence, University Press of Kansas, 2001, pp. 1 et 11. Voir aussi richard Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, new York, Knopf, 1965, ainsi que John Mirowsky et Catherine e. ross, « Paranoïa and the Structure of Powerlessness », American Sociological Review, n° 48, avril 1983, pp. 228-239.

2. r. Pratt, op. cit., p. 4. 3. Michael Kazin, The Populist Persuasion : An American History, new York,

BasicBooks, 1995, p. 3. 4. Voir Ian Scott, American Politics in Hollywood Film, edinburgh University Press,

2000. Jameson évoque pour sa part, à propos de Videodrome (1983), « l’histoire classique de la lutte opposant un petit homme d’affaires à une grande entreprise américaine sans visage. […] Il est bon de mesurer la distance qui sépare ce contenu commercial explicite (que la plupart des spectateurs prennent pour un prétexte) de l’élan allégorique, le plus profond de tous, qui cherche obstinément à saisir ce trait comme une expression du cauchemar qu’en tant qu’individus, nous vivons au sein du système mondial multinational. » (La Totalité comme complot, op. cit., p. 53).

5. G. debord, Commentaires…, op. cit., p. 99.

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Cette dernière phase répond à certaines conditions de ce que l’on s’ac-corde généralement à percevoir comme le dépassement du paradigme panoptique au profit d’un système de contrôle plus complexe où les rôles du surveillant et du surveillé pourraient désormais s’intervertir. debord rappelle d’ailleurs que le propre de la surveillance, dans ce cadre, est qu’elle « se surveille elle-même et complote contre elle-même »1. encore une fois, ce nouveau contexte ne doit pas être interprété comme le fruit d’une ouverture démocratique, celle que la commercialisation des ap-pareils portables de communication aurait engendrée pour le bonheur commun, ni même comme le signe d’une faille au sein même du système, mais bel et bien comme la poursuite et l’accomplissement d’un même processus de totalisation qui tend à s’imposer comme le seul horizon de l’existence elle-même.

Au-delà du voyeurisme et du modèle panoptique

Cette idée d’une subjectivité contemporaine profondément marquée par le caractère invasif de la culture numérique est l’un des aspects sur lesquels reviennent volontiers les théoriciens du « cinéma de la surveil-lance », en faisant généralement appel à des conceptions psychanaly-tiques (Catherine Zimmer évoquant un blocage d’ordre mélancolique à propos de la circularité et la répétition des rapports entre mémoire et temporalité dans Source Code, 20112 ; Garrett Stewart parlant du cinéma de surveillance comme d’un moyen de signifier et de conjurer l’« angoisse » caractéristique de l’ère digitale3). rédigé dans le contexte des débats autour du développement de la télé-réalité, l’essai de John S. turner avait, pour sa part, accordé une place centrale au « plaisir voyeuriste », qui représente à ses yeux le principal biais par lequel se diffuse l’idéologie spectaculaire dominante véhiculée par les produits

1. Ibid., p. 112. 2. C. Zimmer, Surveillance cinema, op. cit., chapitre 4 (« terrorism narratives and

the Melancholic Security State », p. 157 et suiv.). Cette question est également traitée par G. Stewart (Closed Circuits…, op. cit.) dans son chapitre 7 (« retrospecular eyes », p. 190 et suiv., autour de Deja Vu, 2006 ; The Adjustment Bureau, 2011 ; Source Code).

3. G. Stewart, Closed Circuits…, op. cit., p. XI.

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hollywoodiens1. C’est en effet cette pulsion scopique qui permet de résoudre la tension qui s’exprime entre deux phénomènes simultanés, et que l’auteur qualifie comme « cette relation apparemment paradoxale entre une appréhension anxieuse de la technologie massive de sur-veillance et, en même temps, son emprise séductrice sur notre psyché contemporaine. »2 Loin d’être originale, cette idée se fonde sur une conception largement partagée, selon laquelle le voyeurisme joue un rôle crucial dans les mécanismes du dispositif cinématographique dominant – c’est-à-dire ce cinéma « institutionnel », fondé sur la narration toute-puissante et l’illusion de continuité spatio-temporelle, dont les historiens ont fixé l’avènement autour de 1910, qu’on a pu aussi considérer comme « classique » et que les théoriciens les plus critiques ont pu relier à une certaine idéologie bourgeoise de la représentation. Le spectateur, dans ce cadre, se voit assigné une place bien spécifique, certes contraignante, mais dont le point de vue privilégié sur l’univers diégétique lui permet de jouir de l’avantage d’un regard secret, invisible pour le monde qu’il est en mesure d’observer. dans son ouvrage The Cinematic Society (1995), norman K. denzin a cherché à montrer combien cette centralité du voyeurisme au cinéma répondait en réalité à un aspect fondamental de la constitution du sujet dans les sociétés capitalistes contemporaines, et appelé à se développer plus amplement dans un contexte que l’auteur, adoptant un lexique alors en vogue, qualifiait de « post-moderne ». Ce « regard inquisiteur » (« investigative gaze ») se retrouve dans tant de récits cinématographiques (pas seulement les fictions policières, d’es-pionnage, politiques et mêmes érotiques, mais aussi des comédies, ainsi que des textes classiques et marqués par une certaine réflexivité critique comme Rear Window, 1954, ou Blow Up, 1966)3. en faisant montre d’une

1. J. S. turner, art. cit., p. 107. 2. Ibid., p. 111.3. L’une des faiblesses de l’ouvrage de denzin se situe précisément dans son

attachement à une vision trop linéaire de l’histoire des formes cinématographiques. du voyeurisme « flagrant et ouvert » du cinéma « primitif », on serait ainsi passé au regard refoulé du « modernisme » (associé à Hitchcock !), puis à la parodie du « modernisme tardif » façon de Palma, enfin au voyeurisme « rampant », omniprésent et pornographique caractéristique de la production « postmoderne » (norman K. denzin, The Cinematic

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grande capacité d’adaptation à l’ensemble des catégories sociales, il renvoie à des titres divers (plus ou moins distanciés, ironiques, directs…) à l’irrésistible montée en force d’un même modèle hégémonique, celui d’une « cinematic society » où les images médiatisent de plus en plus systématiquement les interactions humaines, et qui repose sur l’objectif de « faire de chacun de nous un collaborateur volontaire des régimes de surveillance, dissuasion, pouvoir et contrôle qui menace de détruire les bases mêmes de l’existence postmoderne. »1 denzin insiste en outre sur la reformulation des codes de la surveillance, qui voient le modèle panop-tique mis en évidence par Foucault céder progressivement la place à une forme de participation généralisée de la part de la population observée elle-même, par le biais de l’accession des citoyens consommateurs aux technologies audiovisuelles2 :

dans cette société, chaque individu a intériorisé l’écoute et le regard d’une altérité “réifiée“, extérieure, généralisée, sans nom, souvent sans visage. Cet autre technologique est partout et nulle part, dans les caméras cachées et les dispositifs d’enregistrement, dans les répondeurs téléphoniques, les messageries électroniques et les systèmes d’alarme privé contre les cambriolages.3

denzin identifiait là, il y a plus de vingt ans, un mécanisme de sur-veillance généralisé au travers d’une prolifération totale de la production d’images individuelles qui nous paraît aujourd’hui, à l’heure du tout-nu-mérique, d’une évidence incontestable.

Ce phénomène majeur a pu être perçu par certains spécialistes comme l’expression d’un tournant radical dans la manière de concevoir les pratiques de surveillance. Ainsi, dans le premier numéro de la revue Surveillance and Society, en 2003, Steve Mann, Jason nolan et Barry

Society. The Voyeur’s Gaze, Londres/Thousand oaks/new delhi, Sage Publications, 1995, p. 191). Au-delà de ce recours à une chronologie aussi schématique, il faut surtout retenir le pattern d’intensification et la capacité d’intégration phénoménale d’un tel modèle cinématographique, qui pose les jalons d’une véritable société de la surveillance.

1. n. K. denzin, op. cit., p. 4. 2. Ibid., p. 9. 3. Ibid., p. 191.

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Wellman forgeaient-ils le concept de « sousveillance » pour cerner cette possibilité inédite donnée à l’ensemble des citoyens de générer des sons et des images, puis de les diffuser sur une large échelle1. Conformément à la logique qui a toujours prévalu dans la représentation des technologies – condamnation de l’usage et non de l’appareillage technique lui-même –, cette valorisation du caractère émancipatoire d’une contre-surveillance engagée par la sousveillance s’est rapidement imposée comme un motif récurrent dans l’imaginaire cinématographique du film d’espionnage, policier ou même du drame judiciaire, comme en témoignent tous les récits se concluant sur la mise en ligne publique d’informations tenues jusqu’alors secrètes – souvent obtenues par le biais d’un discret dispo-sitif d’enregistrement – et assurant dès lors le triomphe final des héros vertueux sur les intérêts de puissants aussi manipulateurs qu’occultes2.

À quelques nuances près, les théoriciens de la sousveillance ont géné-ralement insisté sur le potentiel démocratique de ce nouveau contexte, en soulignant son potentiel de contestation et de résistance. Une telle position a le défaut d’avaliser le rapport de forces existant, c’est-à-dire l’assimilation des rapports humains au seul horizon de leurs interac-tions projetées sur les réseaux numériques. Même la notion de « trans-parence absolue » – réclamée par celles et ceux qui, prenant au sérieux la possibilité d’une telle cyber-militance, s’inquiètent de la nécessité de contester les règles et l’espace d’un jeu largement défini par un ensemble institutionnalisé d’échanges économiques et institutionnels3 – s’avère en

1. Steve Mann, Jason nolan et Barry Wellman, « Sousveillance : Inventing and using wearable computing devices for data collection in surveillance environments », Surveillance and Society, vol. 1, n° 3, 2003, pp. 331–355.

2. Ainsi, le piège tendu à des lobbyistes corrompus qui assure le triomphe final de l’héroïne de Miss Sloane (2016). La banalisation de la surveillance qu’implique l’éloge de la « sous-veillance » est très bien illustrée par la conclusion de The Foreigner (2017). Après avoir réussi à coincer un politicien véreux via la mise en ligne d’une photographie compromettante, le héros (Jackie Chan) est renvoyé à sa vie normale (celle d’un restaurateur asiatique). Les services secrets préconisent alors une solution qui consiste à le laisser tranquille, mais sans interrompre les caméras de surveillance disposées à son domicile.

3. Les échanges sur Internet, la production d’images et de sons par les « consommateurs créatifs » (« prosumers » selon Christian Fuchs), la communication de données personnelles : tout cela prend place dans le contexte marchand d’une réification généralisée. Voir à ce sujet S. Lefait, op. cit., pp. 148-149.

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fin de compte le meilleur moyen d’aboutir au triomphe d’un régime de contrôle total des individus (celui qu’avait par exemple décrit Thomas More dans son Utopie, une société où « tout le monde vivait à la pleine vue de tous »)1. Par ailleurs, comme le signale Catherine Zimmer, la situa-tion d’inversion à laquelle recourent fréquemment les récits de surveil-lance, c’est-à-dire le retournement de la technologie d’oppression par ses victimes contre ses premiers utilisateurs, ne fait au fond que légitimer et renforcer le système de valeurs propre à ce même dispositif de contrôle, dont il vient donner une nouvelle preuve de l’efficacité : «[…] la logique de renversement maintient implicitement l’emploi initial des techniques de surveillance, qu’elles soient visuelles ou d’un autre ordre. »2

tout en soulevant les contradictions idéologiques de la « sousveil-lance », les spécialistes de cinéma ont malgré tout tenté de rendre compte des tensions révélatrices de cette nouvelle phase des pratiques de contrôle globalisées, n’hésitant pas à convoquer à leur tour un certain nombre de néologismes. Ainsi la « sub-veillance »3, chez Jessica Lake, vise-t-elle à cerner la manière dont Red Road (2006) et Caché (2005) illustrent les modalités d’une réelle résistance face aux hiérarchies (genrées, raciales…) caractéristiques du modèle panoptique4. Quant à Sébastien Lefait, il rapporte la réflexion sur cette notion à un contexte « catoptique »5, énième dépassement6 ou prolongement du panoptisme sous une forme

1. P. Marks, Imagining Surveillance…, op. cit., p. 41. 2. C. Zimmer, « Surveillance and Social Memory : Strange days Indeed », Discourse.

Journal for Theoretical Studies in Media and Culture, vol. 32, n° 3, 2010, p. 315.3. Jessica Lake, « Red Road (2006) and emerging narratives of “Sub-veillance“ »,

Continuum, vol. 24, n° 2, 2010, pp. 231-2404. Ibid., p. 232. 5. Un terme que Lefait (op. cit., p. XXI) emprunte à Jean-Gabriel Ganascia et qui

implique l’existence simultanée d’une multiplicité de centres panoptiques. 6. Suivant un modèle en phases distinctes – apparues successivement, mais pouvant

se superposer –, Lefait (op. cit., p. 95) signale, avant le « catoptisme », une autre variante du panoptisme : le « synoptisme », notamment défini par Thomas Mathiesen (dans un article de 1997, « The Viewer Society », Theoretical Criminology, vol. 1, n° 2, 1997, pp. 215-234, puis dans Silently Silenced : Essays on the Creation of Acquiescence in Modern Society, Winchester, UK, Waterside Press, 2004, p. 99). Inversant le « diagramme » de Foucault  (surveillance de tous par un petit groupe), le dispositif synoptique exprime une situation où un grand nombre de personnes focalise son attention sur le même phénomène réduit, à l’instar de la téléréalité. Lefait l’étudie notamment dans plusieurs

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plurielle. en explorant les ambiguïtés de ces nouvelles modalités de sur-veillance individuelle dans quelques films de la décennie 2000, Lefait met lui aussi l’accent sur des formes de subjectivité qui touchent directe-ment à des enjeux de construction filmique – prenant acte du fait que le cinéma lui-même s’est complètement numérisé – tels que le (re)montage d’images ; la confusion entre la réalité et un monde saturé de données vi-suelles ; les mises en scène et falsifications ; ou encore le glissement entre différents contextes de production et de diffusion des images1.

Prenant acte de ce changement et de la nécessité de dépasser le modèle du panoptisme foucaldien (via les travaux d’Yves Citton ou d’oli-vier Aïm), Mireille Berton s’appuie pour sa part sur un corpus de séries télévisées contemporaines afin de montrer combien celles-ci participent à l’édification d’un « mode d’appréhension de la réalité façonné par des fantasmes d’accessibilité absolue au monde dans ses coordonnées tant spatiales (fantasmes ubiquitaires) que temporelles (fantasmes d’immé-diateté et de synchronisme). »2 on retrouve là les fondements d’un ima-ginaire traditionnel de la vision à distance, qui se reformule à l’heure de la « démocratisation » des appareils connectés. Ils témoignent de ce que Berton qualifie de « conscience – désormais aiguë – des consommateurs d’être simultanément objets et sujets d’une culture panscopophilique[3] qui pousse autant à l’exhibitionnisme, au voyeurisme, à la délation qu’à l’espionnage – avec comme corollaire nécessaire : la paranoïa. »4 Cette réinscription dans un cadre de compréhension psychanalytique n’appa-raît possible que si elle s’adosse à une approche plus strictement socio-

films et séries (The Truman Show ; 24, 2001-2010 ; Lost, 2004-2010) en fonction de la vision évolutionniste et téléologique qu’il adopte le plus souvent (ainsi n’hésite-t-il pas à évoquer un « pre-surveillance age of cinema », p. 204).

1. Parmi les principaux films qu’il analyse : One Hour Photo, 2002 ; The Final Cut, 2004 ; Nobody Needs To Know, 2003 ; Cruel But Necessary, 2005 ; Erasing David, 2009 ; Route Irish, 2010 ; Redacted, 2007.

2. Mireille Berton, « technologies numériques et fantasmes panoptiques dans les séries télévisées contemporaines », Décadrages, n° 32-33, printemps 2016, p. 40.

3. terme suggéré par olivier Aïm dans le cadre de son intervention au colloque Scopophilia − Genre et politiques du regard (Université de Lausanne, 4 et 5 juin 2015), citée par Mireille Berton, Ibid.

4. Ibid.

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historique, qui tente d’articuler de tels phénomènes psychologiques avec différentes stratégies de pouvoir politiques, économiques, industrielles, scientifiques qui régissent et définissent concrètement les modalités de cette même surveillance globale.

C’est l’approche préconisée par Catherine Zimmer dès ses premiers articles, sur la base d’un corpus de films très varié qui revient sur la période d’émergence dans l’espace public de la problématique de la surveillance au cours des années 19901. elle propose ainsi une étude de Strange Days (1995), dont les différentes péripéties autour du motif narratif de la « mémoire enregistrée » renvoient d’après elle à l’association qui est systématiquement établie, dans les sociétés contemporaines, entre la médiatisation technologique de l’expérience sensorielle individuelle et les différents dispositifs institutionnels qui délimitent les identités et les hiérarchies sociales sur un plan plus collectif2. dans ses travaux, Zimmer engage plus largement un « réexamen historique et théorique de la façon dont le récit visuel [« screen narrative »] a permis de mettre sur pied des formations politiques, raciales, affectives, et même maté-rielles autour et au travers de la surveillance »3. À son sens, ni le modèle foucaldien de la société panoptique, ni les conceptions psychanalytiques du voyeurisme – deux facteurs explicatifs qui dominent dans les études sur les systèmes de contrôle visuel – ne peuvent suffire à rendre compte de la manière dont sont organisés les récits de surveillance au cinéma.

1. Catherine Zimmer, « Surveillance and Social Memory… », art. cit. elle se réfère à des films d’auteur comme Caché ou Red Road, comme à de nombreuses œuvres moins légitimées telles que Vacancy, 2007 ; Vantage Point, 2008 ; Untraceable, 2008 ;  Source Code… en 2011 (« Surveillance Cinema : narrative Between technology and Politics », Surveillance and Society, vol.  8, n° 4, 2011), Zimmer identifie nombre de récits cinématographiques centrés autour des techniques de surveillance (elle cite Rising Sun, 1993 ; Sliver, 1993 ; Strange Days ; The End of Violence, 1997 ; Enemy of the State, Minority Report, 2002 ; Caché ; Deja vu ; Eagle Eye, 2008 ; Surveillance, 2008 ; Das Leben der anderen, 2006 ; et la série The Wire, 2002-2008), tandis que d’autres productions y font allusion d’une manière plus incidente, aux plans narratif comme stylistique (Lost Highway, 1997 ; Snake Eyes, 1998 ;  Panic Room ; la série filmique Saw (2003-2010) ; Captivity (2007) ; The Bourne Ultimatum (2007) ; Body of Lies (2008) ; District 9 (2009).

2. C. Zimmer, « Surveillance and Social Memory… », art. cit., p. 303. 3. C. Zimmer, « Surveillance Cinema : narrative Between technology and Politics »,

art. cit., p. 427.

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Ceux-ci devraient être également envisagés sous l’angle des « usages historiques des technologies et des mises en scène politiques et institu-tionnalisées de la technique de surveillance »1. Zimmer plébiscite ainsi les lectures académiques d’un classique comme Rear Window (1954) qui articulent la mise en évidence d’une pathologie voyeuriste et la référence au panoptisme2 à un contexte socio-politique (celui du maccarthysme et son injonction de surveillance mutuelle des individus)3, en montrant comment ces différents niveaux se développent de concert4. La conduite narrative doit y être appréhendée sous l’angle des « dynamiques com-plexes »5 que ces technologies elles-mêmes engagent aux plans histo-rique, philosophique et politique. en outre, il ne faut pas oublier que les récits de surveillance contribuent à penser les fonctions et les usages des techniques elles-mêmes, non seulement en les projetant dans un univers de fantaisie qui en évalue les excès ou les conséquences, mais aussi en les inscrivant dans des cadres conceptuels, moraux ou philosophiques.

Aux fondements du dispositif cinématographique

Comme l’ont montré divers travaux d’histoire culturelle dans le sillage de Foucault (des études qui ont été ensuite reversées dans le champ des sur-veillance studies), le XIXe siècle a vu l’émergence d’une nouvelle concep-tion de l’individu, dont le corps s’est désormais avéré visible et lisible par l’entremise d’appareils d’enregistrement, d’analyse et de contrôle6. Le rôle

1. Ibid., p. 435.2. Un lien qu’établit notamment robert Stam, Reflexivity in Film and Literature :

From Don Quixote to Jean-Luc Godard, new York, Columbia University Press, 1995.3. Cette perspective est celle de robert J. Corber, « resisting History: rear Window

and the Limits of the Postwar Settlement », boundary 2, vol. 19, n° 1, 1992, pp. 121-148, et Armond White, « eternal Vigilance in rear Window », dans J. Belton (dir.), Hitchcock’s rear Window, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, pp. 118-140.

4. C. Zimmer, « Surveillance Cinema : narrative Between technology and Politics », art. cit., p. 438.

5. Ibid., p. 427. 6. Lisa Cartwright, Screening the Body. Tracing Medicine’s Visual Culture,

Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 1995 ; Josh ellenbogen, Reasoned and Unreasoned Images. The Photography of Bertillon, Galton, and Marey, University Park, PA, The Pennsylvania State University Press, 2012.

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joué dans ce contexte par la prise de vue photographique, puis par les premiers dispositifs cinématographiques situés dans le prolongement de la chronophotographie1 signale la connivence profonde qui existe entre, d’une part, les techniques scientifiques basées sur la capture et la resti-tution d’images des sujets humains et, d’autre part, les formes modernes d’identification comme de suivi rationalisé et systématique des individus par les institutions au pouvoir (des États aux grandes entreprises capita-listes) que ces mêmes techniques ont immédiatement impliquées. C’est d’ailleurs un lieu commun du discours sur le « cinéma de surveillance » que de présenter La Sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895), l’une des pre-mières bandes tournées par les frères Lumière (qui y filment et mettent en scène leurs propres employés), comme l’acte fondateur d’une instru-mentalisation du médium cinématographique au service des intérêts dominants2.

en s’inscrivant dans les perspectives dégagées par tom Gunning dans son étude des liens entre l’imaginaire du cinéma des premiers temps et le recours intensif aux images photographiques dans le cadre de nou-velles procédures scientifiques de contrôle policier de la population3, Catherine Zimmer insiste pour sa part sur le motif du « flagrant délit » (« Caught in the act »), qui abonde dans la production des premières années (pièges alambiqués mis en place par des farceurs cachés, regards via des trous de serrure) et qui s’attache à montrer des actions secrètes, marginales ou illicites, celles que la caméra peut désormais dévoiler au

1. La chronophotographie était employée en psycho-physiologie afin de répondre à des objectifs utilitaristes, tels qu’étudier et améliorer la productivité du geste des ouvriers ou des soldats, en lien avec le développement de nouveaux modes d’entraînement rationnel de la gestualité. Cette tâche a été notamment assignée à etienne-Jules Marey par ses subventionnaires publics lors de la fondation de la Station physiologique de Paris, en 1882. Voir Mannoni, Etienne-Jules Marey: la mémoire de l’œil, Milan/Paris, G. Mazzotta/Cinémathèque française/Musée du cinéma, 1999.

2. Voir t. Y. Levin, art. cit., p. 581 et C. Zimmer, « Surveillance Cinema : narrative Between technology and Politics », art. cit., pp. 428-429.

3. t. Gunning, « tracing the Individual Body : Photography, detectives, and early Cinema », dans Leo Charney et Vanessa r. Schwartz (dir.), Cinema and the Invention of Modern Life, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1995, pp. 15-45.

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grand public1. Cette tendance met en évidence le lien qui s’est aussitôt établi entre le spectacle cinématographique et une pulsion scopique associée à l’idée de contrôle social. S’y exprime, en quelque sorte, une tension révélatrice entre, d’une part, le plaisir d’une vision transgressive et, d’autre part, la volonté de questionner l’écart que cette même vision représente vis-à-vis des normes morales ou culturelles – généralement au travers de la distance comique que ces bandes établissent vis-à-vis du sort réservé aux différents protagonistes de l’action (les personnes observées comme celles qui prennent en charge le regard).

Cette problématique se retrouve également dans quelques films, bien connus des historiens du premier cinéma, qui ont explicitement mis en scène les usages des appareils de vision2. dans As Seen Through a Teles-cope (1900), un vieil homme aux allures doctes braque ses jumelles (le catalogue edison évoque bien des « field glass ») sur les chevilles d’une cycliste ayant temporairement relevé sa jupe. (fig. 10-11) Ce film est célèbre par le fait qu’il introduit, pour matérialiser la vue subjective du protagoniste équipé de l’instrument optique, l’un des premiers inserts de l’histoire du cinéma. Ce long plan sur un corps féminin scruté et détaillé par l’objectif rabat donc le regard du spectateur sur celui d’un voyeur fétichiste. Il souligne d’emblée la place cruciale qu’occupe cette dernière attitude aux fondements du dispositif cinématographique, avant même

1. C. Zimmer, « Surveillance Cinema : narrative Between technology and Politics », art. cit., p. 429-433.

2. dans son étude, Zimmer ne fait que mentionner brièvement ces films.

Fig. 10-11

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que le cinéma institutionnel en systématise les principes idéologiques1. Les mécanismes de ce régime de représentation dominant seront mis en avant par les théoriciennes féministes, à partir des années 1970, comme les principaux instruments de contrôle du corps (féminin) par un regard technologique (masculin) fusionnant les niveaux du spectateur, de l’appa-reil technique et du personnage2. As Seen Through a Telescope joue indé-niablement du potentiel cinématographique de rapprochement, sélection et réification mécanique d’une altérité corporelle, dans la continuité d’un imaginaire déjà travaillé, au XIXe siècle, dans les représentations littéraires et scéniques de la lorgnette de théâtre3. Mais le rapport de pouvoir n’est pas aussi clairement hiérarchisé qu’il n’y paraît de prime abord. en effet, lorsqu’on retourne au plan d’ensemble après la vue censée adhérer au point de vue offert par les jumelles, le protagoniste du film est violem-ment jeté à terre par le compagnon de sa victime. Cette punition finale répond à une structure canonique du comique des premiers temps, où un retour à l’ordre vient souvent sanctionner des récits ayant préalablement consacré l’essentiel de leur métrage aux méfaits outranciers d’un farceur ou à d’autres comportements grotesques (une dimension hors norme que matérialise la plupart du temps le recours aux procédés spécifiquement cinématographiques, tels qu’arrêts de caméra, accélérés, etc.)4. C’est donc à une parenthèse carnavalesque que se voit assimilé en fin de compte le dispositif voyeuriste mis en scène dans As Seen Through a Telescope, nous conduisant à prendre conscience, rétrospectivement, de la nature répré-hensible de l’acte de vision accompli par le truchement technique – et du fait que le pouvoir dont le protagoniste a un instant joui n’était pas aussi secret qu’on pouvait le supposer.

1. Voir noël Burch, La Lucarne de l’infini. Naissance du langage cinématographique, Paris, nathan, 1991 (éd. or. Life to Those Shadows, Londres, BFI, 1990).

2. Voir à ce sujet les travaux de Laura Mulvey et, plus spécifiquement sur les premiers temps, Mary Ann doane et Linda Williams.

3. Voir mon texte « dancing dolls and Mechanical eyes. tracking an obsessive Motive from Ballet to Cinema », dans François Albera et Maria tortajada (dir.), Cinema Beyond Film. Media Epistemology in Modern Era, Amsterdam, University of Amsterdam Press, 2010, pp. 171-191.

4. Voir 1895, n° 61, 2010 (« Aux sources du burlesque cinématographique : les comiques français des premiers temps »).

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Un exemple plus clairement « idéologique » de l’association entre machine de vision et imposition d’un pouvoir social apparaît avec Pho-tographing a Female Crook (American Mutoscope and Biograph Co., 1904). Ce film met directement en scène le dispositif d’enregistrement judiciaire de l’identité des malfaiteurs par l’entremise de la photogra-phie, selon les protocoles de type « bertillonnage » qui ont visé, depuis la fin du XIXe siècle, à constituer – bien avant l’apparition de la « da-taveillance » contemporaine – une vaste base de données visuelles et anthropométriques destinées à être traitées systématiquement par les autorités policières, en fonction des critères normatifs édictés dans le cadre de l’anthropologie criminelle. on y voit deux agents contraindre une femme (que le titre du film qualifie sans détour d’« escroc ») à faire face à un objectif photographique. Là encore, la réflexivité ne s’arrête pas à la simple incorporation diégétique d’un dispositif technique, mais se prolonge au plan de la représentation visuelle elle-même : tandis que le visage de la criminelle se tord en une épouvantable grimace, le cadre avance en travelling vers celle-ci pour la serrer en plan rapproché. (fig. 12) La fonction de ce mouvement de la caméra oscille entre la satisfaction d’une pulsion scopique (mieux voir le sujet filmé et l’attraction de son expression faciale excentrique, autre convention de l’époque que l’on retrouve dans nombre des premiers plans rapprochés) et redoublement de l’oppression figurée à l’écran. Même si le cadrage n’est pas exacte-ment dans le même axe que celui de l’appareil de prise de vues présent dans l’espace diégétique, le travelling avant fait inévitablement écho à l’acte photographique de l’institution policière, qui se focalise précisé-ment sur la scrutation la plus fine possible des détails du visage de la

Fig. 12

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personne incriminée. Comme dans As Seen Through a Telescope, mais sans faire intervenir cette fois une quelconque mise à distance, le film de la Biograph force le public à adopter le point de vue du pouvoir en lui attribuant une valeur spectaculaire.

ne s’intéressant pas aux procédés cinématographiques particuliers que déploient de tels films réflexifs, Zimmer préfère pour sa part relier les pratiques visuelles dominantes du cinéma des débuts avec celles qui caractériseront plus tard la représentation filmique des dispositifs de surveillance. Si elle se borne à évoquer, assez sommairement, la res-semblance entre les vues uniponctuelles ou des plans-tableaux caracté-ristiques des premiers films et les standards d’enregistrement continu générés par les caméras employées dans les systèmes de contrôle vidéo, elle offre une réflexion plus développée sur la relation qui s’établit entre narration et surveillance au moment où se mettent en place les règles du montage classique, basé sur la construction d’une illusion de conti-nuité spatio-temporelle. dans ce contexte, c’est plus particulièrement la figure de la poursuite qui frappe son attention par la manière dont elle anticipe à ses yeux certains aspects des productions les plus embléma-tiques du corpus cinématographique de la surveillance. d’après elle, le schéma de la poursuite qui se met en place dans la première décennie du XXe siècle préfigure la manière dont les films d’action contemporains, déclinant à l’envi le modèle ayant fait le succès d’Enemy of the State ou de The Bourne Ultimatum,  intègrent les technologies de surveillance (satellites, systèmes GPS, systèmes de contrôle vidéo…) comme des éléments moteurs dans leur dynamique de construction narrative et visuelle. Cette logique s’exprime plus particulièrement dans des scènes à suspense qui se fondent sur un montage frénétique, jouant des alter-nances rapides entre des espaces disjoints1. Comme le montre tom Gunning dans son texte pour le présent volume, le développement du

1. C. Zimmer, « Surveillance Cinema : narrative Between technology and Politics », art. cit., p. 430. Zimmer présente clairement comme héritiers contemporains des films de « conspiration » les thrillers politiques tels que Enemy of the State, The Peacemaker, Eagle Eye, les séries filmiques « Jason Bourne » et « Mission Impossible », sans oublier Syriana et Body of Lies. Zimmer les analyse au chapitre 3 de son ouvrage Surveillance Cinema (op. cit., p. 115 et suiv.), « The Global eye: Satellite, GPS, and the “Geopolitical

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médium cinématographique a en effet contribué à forger un imaginaire du déplacement de la perception humaine au-delà des barrières tem-porelles et spatiales, et ceci bien avant que les outils de communica-tion modernes ne parviennent à réellement réaliser de telles prouesses techniques1. Catherine Zimmer aurait par ailleurs trouvé dans la lecture de Fredric Jameson matière à approfondir son propos, puisque celui-ci perçoit bien la « frénésie de la poursuite » dans North by Northwest de Hitchcock comme une formulation emblématique d’une forme de « qua-drillage narratif » que porteront au pinacle, sur un mode plus magique et allégorique que véritablement significatif, les films paranoïaques des années 19702.

Le regard aliéné de la « science folle »

outre cette nécessaire contextualisation historique, la condamnation régulière du modèle psychanalytique chez les spécialistes du « cinéma de surveillance » – plus particulièrement leur mise en cause du rôle central accordé au voyeurisme –  se justifie encore vis-à-vis du réflexe hâtif qui consiste à associer systématiquement cette pathologie à l’exercice effectif d’un pouvoir démesuré. en effet, nombre de films dédiés à la sur-veillance, loin de célébrer cette toute-puissance, témoignent au contraire de la difficulté, voire de l’échec qui caractérise le voyeurisme inhérent aux systèmes de contrôle. dans son analyse de The Conversation, John S. turner met ainsi en avant le statut ambivalent du héros, Harry Caul (Gene Hackman), qui endosse simultanément la fonction d’expert en pleine maîtrise de ses outils techniques et celle d’un « homme solitaire et aliéné » exprimant une part évidente de « déshumanisation »3. turner relie celle-ci d’une part à une caractéristique de la société intégralement spectaculaire, au sein de laquelle nul ne peut être certain d’échapper au

Aesthetic” ». Pour une évaluation de ces films sous l’angle de la télécommunication, voir A. Boillat, « Le héros hollywoodien dans les mailles de la télésurveillance…», art. cit.

1. Voir également à ce sujet C. Zimmer, « Surveillance Cinema : narrative Between technology and Politics », art. cit., p. 430.

2. F. Jameson, La Totalité comme complot, op. cit., pp. 36-37.3. J. S. turner, art. cit., p. 108.

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contrôle général des individus, d’autre part à la difficulté de comprendre et d’accepter, pour celui qui recueille mécaniquement l’information, que son travail contribue en fait à façonner une nouvelle image de la réalité. dans tous les cas, l’usager de la surveillance apparaît en fin de compte comme « dupé par la technologie même qu’il manipule (un cas très fréquent dans ces films qui dépeignent l’emploi des techniques de surveillance à des fins malfaisantes). » Les différentes productions qui témoignent pour turner de la récurrence d’un tel schéma narratif – qui voit le processus d’écoute et d’observation secrètes engendrer une forme d’aliénation sociale1 – renvoient en fait à des genres divers et engagent dès lors des horizons d’attentes bien distincts. Si la mise en avant d’une subjectivité de plus en plus trouble fait raisonnablement partie du cahier des charges d’un néo-noir « d’auteur » comme The End of Violence (1997)2, c’est à une problématique d’un ordre plus socio-culturel, large-ment répandue dans la science-fiction contemporaine que se rapporte le propos d’un thriller dystopique comme Fortress (1992) 3.

Les représentations totalitaires du pouvoir dans les sociétés post-in-dustrielles ont en effet nourri toute une tradition de SF « paranoïaque » ou « technophobe » (selon la fameuse étude de douglas Kellner et Michael ryan)4 qui n’a cessé de reformuler certains aspects du pessimisme anti-industriel régulièrement travaillé en littérature au moins depuis la fin du XIXe siècle (aliénation aux machines, mécanisation de l’humain). Cette perspective traditionnelle s’est vue réactivée dans la mise en place gra-duelle des réseaux informatiques, afin d’aborder la question de la réalité

1. Ibid. 2. Le protagoniste, ray (Gabriel Byrne), un policier qui vit au milieu des écrans de

contrôle, voit progressivement s’effondrer la barrière entre ses vies privée et publique : « Alors que ces technologies sont conçues pour nous aider à communiquer, elles ne font en réalité que générer plus de solitude, de renforcer la distance et l’ennui. » (Ibid., pp. 117-118).

3. dans ce film, le dispositif panoptique d’un pénitencier high tech relie un ordinateur central non seulement au système nerveux de chaque détenu, mais aussi à celui de son gardien, lui aussi réduit à l’état de cyborg. J. S. turner (art. cit., pp. 112-113) cite encore d’autres films de SF comme Gattaca (1993) ou Demolition Man (1993).

4. Michael ryan et douglas Kellner, Camera Politica. The Politics and Ideology of Contemporary Hollywood Film, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 1988, pp. 244-258.

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virtuelle sous l’angle inquiétant de la pénétration des esprits. Facilitée par le développement des effets spéciaux digitaux qui participent direc-tement de cette tendance, l’adaptation au cinéma des motifs cyberpunk et de l’imaginaire de la « Terminal Identity » (Scott Bukatman, 1993, d’après une formule de William Burroughs, Nova Express, 1964)1, c’est-à-dire d’une conscience directement branchée sur les réseaux informatiques, a naturellement été amenée à intégrer la problématique de la dataveillance (voir infra les études de Sébastien denis et de Selim Krichane). Plus en amont, cette conception d’une activité cérébrale « augmentée » devient le modèle de l’ensemble des interactions humaines qui se déploient sur Internet, utilisent des téléphones portables, etc.2

dans les représentations hollywoodiennes des techniques de sur-veillance, cette rhétorique conduit à l’éloge récurrent de l’homme de terrain, par opposition aux entrepreneurs animés d’aspirations totali-taires, reclus dans des salles de contrôle et dont la position ne s’avère véritablement surplombante que par l’entremise des dispositifs pro-thétiques qui leur assurent la maîtrise du regard et, généralement, de l’action sur le territoire social. L’accession au pouvoir technologique va de pair avec une forme de dépendance aux machines qui peut se révéler, dans les fictions dystopiques, le signe d’une aliénation profonde, voire d’une perte d’humanité. en témoigne par exemple une séquence grin-çante de RoboCop (le remake de 2014). découvrant sa nouvelle identité de cyborg, le héros demande à ce qu’on lui montre dans une glace (« Show Me ») ce qui subsiste de son corps une fois retirées les différentes

1. Scott Bukatman, Terminal Identity. The Virtual Subject in Postmodern Science Fiction, durham, duke University Press, 1993.

2. outre le chapitre 8 de Garrett Stewart (« Parallel world editing », Closed Circuits…, op. cit., p. 210 et suiv.), voir les études dédiées au polar de Hong Kong (motifs de la ville cartographique, des personnages hyper connectés) : Allan Cameron et Sean Cubbitt « Infernal Affairs and the ethics of Complex narrative », dans Warren Buckland (dir.), Puzzle Films : Complex Storytelling in Contemporary Cinema, Malden/oxford/Chichester, Wiley-Blackwell, 2009, pp. 151-166 et, surtout, Karen Fang, Arresting Cinema. Surveillance in Hong Kong Film, Palo Alto, CA, Stanford University Press, 2017, qui offre en outre une perspective historique. Parmi les « classiques » asiatiques contemporains : Infernal Affairs, 2002 ; Eye in the Sky, 2007 et son remake coréen Cold Eyes, 2013 ; ou encore Drug War, 2012.

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parties de sa cuirasse de métal. Malgré l’horreur absolue que suscite en lui l’exhibition de sa réalité physique (la tête, un bras et son système pulmonaire/cardiaque), il finira par accepter sa nouvelle condition et faire notamment la démonstration de ses potentialités désormais su-rhumaines, lui assurant la capacité de circuler avec aisance et efficacité dans le quadrillage urbain comme dans celui des bases de données de la police1. Caractéristique récurrente des créatures artificielles, dont le cyborg ultra-connecté est le représentant contemporain, l’aliénation à la technologie concerne également les figures dictatoriales, plus ou moins directement reliées au motif de la « science folle », qui ont marqué la culture de masse depuis plus d’un siècle.

Mêlant suspense politique, film à sensation et science-fiction, le film britannique Midnight Menace (titre américain : Bombs over London, 1937) offre l’un des meilleurs exemples d’une telle construction narra-tive et visuelle, où des figures maléfiques s’appuient sur les techniques de communication pour contrôler et dominer l’espace public. tout en se rapportant aux tensions internationales caractéristiques de l’époque2, les éléments de son intrigue paraissent des plus familières aux specta-teurs du XXIe siècle. elle met en scène le complot fomenté par un cercle d’industriels de l’armement réunis en une société secrète dont le QG est localisé sur un yacht amarré dans les eaux internationales. Prioritaire-ment soucieux d’écouler leurs stocks de bombes, ces capitalistes mani-pulent médiatiquement une opinion publique (présentée incidemment

1. Selon un schéma narratif éprouvé, la technologie elle-même ne fera finalement l’objet d’aucune condamnation, le bon scientifique se muant en « whistleblower » pour dénoncer les usages excessifs et inhumains de sa « saine et juste » recherche –  dérives qu’incarnent un odieux capitaliste, un militaire obtu et un journaliste ultra-réactionnaire.

2. Lorsque le film sera exploité aux États-Unis, sous le titre Bombs over London, il fera l’objet de présentations conjointes en « Double War Program » avec d’autres films évoquant la guerre dans les airs. Voir la décoration de salle texane montrée dans « round table in Pictures », Motion Picture Herald, vol.  143, n° 13, 28 juin 1941, p. 74, ainsi que The Film Daily, vol. 77, n° 41, 27 février 1940, p. 7. dans un article, le réalisateur Sinclair Hill plaide pour un cinéma ancré dans les réalités de son époque, contrairement à la tendance passéiste qui caractérise à ses yeux la production britannique. S. Hill, « Costume drama – But not too Much ! », World Film and Television Progress, vol. 2, n° 5, août 1937, p. 39.

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comme abrutie par le sport ou les magazines de divertissement) au travers de leur figure de proue, Peters (incarné par le grand acteur ex-pressionniste Fritz Körtner)1. Faisant mine de s’activer au nom de la paix, ce politicien d’un pays (imaginaire) d’europe centrale prépare en réalité une agression sous faux drapeau : le bombardement de Londres, prélude au déclenchement d’une guerre annoncée comme lucrative pour les conspirateurs de l’ombre.

Comme tant de films de l’entre-deux-guerres, Midnight Menace est littéralement innervé par la présence des techniques de transport et de communication (en particulier le téléphone et le télégramme, employés par l’ensemble des forces en présence, légitimes comme « terroristes »). Mais c’est via le rôle central qu’il accorde au médium télévisuel que ce film participe, plus directement encore, à un imaginaire de la surveil-lance technologique qui nous concerne encore largement aujourd’hui. La diffusion d’images à distance y est présentée comme techniquement beaucoup plus développée que le stade d’installation expérimentale où elle se trouvait alors. exclusivement utilisé par le camp des comploteurs (Peters dirige une équipe composée aussi bien de gangsters que d’un savant), le dispositif de télévision possède la particularité non seulement d’offrir une véritable communication visuelle à distance entre la salle de contrôle et le QG des conspirateurs (fig. 13-14), mais surtout d’être relié à un système de commande permettant de piloter des bombardiers équipés de caméras. dans la réception du film, on s’y réfère sous diverses appellations : « some radio-television controlled planes »2 ; « radio control system to direct bombing planes »3 ou encore « pilotless planes […] Televi-sion and wireless control »4. Ce système exprime à la fois un lieu commun

1. Les constructions des personnages répondent aux stéréotypes pulp alors en vogue, bien que dans Midnight Menace, les figures respectives du capitaliste, du gangster, du savant et du dictateur en herbe soient prises en charge par des actants différents, alors qu’ils ont plutôt tendance à fusionner dans d’autres films (ainsi Peters et le scientifique sous contrat qui l’accompagne dans la salle de contrôle renvoient-ils conjointement à des connotations qui concernent le seul Griffin dans The Invisible Man).

2. « Fantasy Films », Astonishing Stories, vol. 1, n° 1, 1940, p. 110. 3. « review of the new Films », The Film Daily, vol. 76, n° 54, 18 septembre 1939,

p. 18. 4. « Film reviews », Variety, 14 juillet 1937, p. 20.

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de la culture visuelle de l’entre-deux-guerres (la « vue d’en haut », et la ré-duction cartographique du paysage qu’elle implique), tout en offrant aux yeux contemporains une préfiguration surprenante du drone de combat.

Midnight Menace développe cette dimension réflexive en insistant plus particulièrement sur la configuration des regards face aux écrans. Le fait que l’action guerrière soit désormais prise en charge, du moins pour une large part, par une activité optique est le signe d’un nouveau type de pouvoir spécifiquement moderne. Mais il est aussi associé à des figures menaçantes, définies comme souffrant d’un déficit d’humanité ou d’un profond traumatisme qui rapporte le pouvoir de ces êtres im-parfaits, frustrés et grotesques à celui d’un « dieu avec une prothèse » (pour reprendre le célèbre mot de Freud, ironisant sur la prétention de l’homme moderne à s’approcher du divin à l’aide de sens démultipliés par de nouvelles extensions techniques)1. Le temps du frisson propre au récit d’horreur ne se résume pas à une simple fonction cathartique, mais prend des accents carnavalesques, où les valeurs dominantes sont foulées aux pieds pour mieux se voir reconduites. Mis en valeur dans le matériel publicitaire et les pratiques promotionnelles d’exploita-tion2, ce moment d’hystérie spectaculaire où le choc de la catastrophe

1. Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, Paris, Quadrige/P.U.F., 1995, pp. 33-34. L’idée de prothèse technique a été notamment avancée en 1909 par l’écrivain Maurice renard dans « du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès », Spectateur, n° 6, octobre 1909, repris dans M. renard, Romans et contes fantastiques, Paris, Laffont, 1990, pp. 1205-1213.

2. Voir les photographies d’exploitation et la « promo brochure » pour la première sortie britannique, qui mettent logiquement en valeur la séquence d’attaque aérienne téléguidée.

Fig. 13-14

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se mêle au délire pyrotechnique est donc associé à l’activité de specta-teurs-voyeurs qui représentent clairement une forme de dérive morbide chez l’humain. Cette perception pathologique de l’acte de voir dans un contexte technologique est redoublée par la mise en scène d’une autre instance spectatorielle : la journaliste (le mannequin Margaret Vyner) retenue contre son gré par Peters, et obligée par ce dernier à tourner son regard exorbité vers les écrans où le spectacle télévisé de la des-truction de Londres est traduit par une succession de données cartogra-phiques et de prises de vues filmiques (« Watch, my child ! »). (fig. 15-16) Cette figure complètement immobilisée, dont le potentiel expressif est réduit à la seule vision, fait écho à un motif récurrent des films dédiés à la surveillance, quoique peu mis en avant dans la littérature spécialisée : l’usager d’une technique de télécommunication se voit ramené à une position de spectateur, contraint d’assister à une situation sur laquelle il ne peut avoir prise. Cette idée a été largement explorée dans le domaine de l’horreur (littéraire comme cinématographique)1. La tension qui s’y déploie oscille constamment entre, d’une part, les aspects multiples qui fondent cette sensation particulière (l’horreur s’empare de l’ensemble du corps en mêlant une surprise soudaine et totale, la peur extrême que provoque une présence menaçante et le dégoût profond vis-à-vis d’une altérité absolument monstrueuse) et, d’autre part, un regard irré-sistiblement attiré vers l’entité porteuse de l’abjection, une fascination envoûtante que l’on présente comme une attraction automatique et

1. Voir à ce sujet noel Carroll, The Philosophy of Horror or Paradoxes of the Heart, new York/Londres, routledge, 1990, pp. 18-19 et eric dufour, Le Cinéma d’horreur et ses figures, Paris, PUF, 2006, p. 167.

Fig. 15-16

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machinale. Au cinéma, l’établissement d’un lien entre ce regard spéci-fique à la situation d’horreur et un dispositif de vision à distance fait évidemment écho, sur un mode outrancier et ironique, à la position du spectateur cinématographique lui-même, plus particulièrement lorsqu’il est confronté à des images et des sons renvoyant à des situations suppo-sément insupportables, effrayantes ou répugnantes. La presse d’époque relève d’ailleurs le caractère sensationnaliste de cette production avant tout destinée au public masculin1 et mêlant « high-pressure action and mechanical hokum »2.

dans Midnight Menace, Peters ne manque pas de faire allusion, pour s’en moquer, à la fascination supposée de la reporter pour le sensation-nalisme (« You like to see new, exciting things », « tonight I shall give you the big exclusive story »), allant jusqu’à évoquer sa position de spectatrice privilégiée, depuis les « coulisses » de l’événement (« Tonight you shall have a front seat, behind the scenes »). L’image canonique de la victime des excès de la « science folle » est donc réutilisée dans Midnight Menace pour accentuer le processus de pathologie voyeuriste dont est accablé le surveillant lui-même. Le motif d’un regard mécanique tout-puissant, tel que l’ont célébré les avant-gardes3, devient (temporairement) le signe d’une impuissance et d’une certaine réification, ne retrouvant sa vigueur moderniste que pour visualiser la riposte étatique (police, armée). Les images de maîtrise technique qui s’enchaînent alors (suite rapide de plans sur des hommes donnant des instructions par téléphone ou télé-graphe, faisant décoller des avions ou éteindre les lumières de la ville) contrastent vivement avec la représentation d’une population livrée à sa propre terreur désordonnée. Lorsqu’elle ne cède pas à la panique, la foule se retrouve massée devant une fenêtre pour mieux assister au

1. « A man’s picture. May not attract the femmes, but, if once inside, likely they’ll be entertained. » « Film reviews », Variety, 14 juillet 1937, p. 20.

2. « review of the new Films », The Film Daily, vol. 76, n° 54, 18 septembre 1939, p. 18.

3. on retrouve dans Midnight Menace le lexique visuel des symphonies urbaines à la ruttmann. Les gestes, assimilés à de pures fonctions haptiques, à une manipulation efficiente, sont stylisés en gros plans et insérés, en montage rapide, entre d’autres images de rouages, ampoules et autres pièces de machines.

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spectacle de sa propre destruction, c’est-à-dire d’un avion fonçant litté-ralement sur ses observateurs.

C’est cette cruauté spécifique des technologies modernes qu’éclaire tom Gunning dans son texte reproduit dans le présent volume. Il en perçoit l’une des origines cinématographiques dans les premières adap-tations, autour de 1907-1908, d’une pièce d’André de Lorde, Au télé-phone (1901), où un père de famille devient le témoin auditif impuissant du massacre de sa famille par des brigands via une mise en relation télé-phonique. en suivant la réflexion de Freud dans Malaise dans la culture, Gunning met bien en évidence combien les technologies de transport et de communication, censées rapprocher les individus, génèrent en fait de nouvelles formes de souffrance ou d’angoisse (une « torture par la technologie »), soit lorsque les appareils défaillent accidentellement au moment où se fait le plus cruellement sentir la nécessité de les employer (en fonction d’un besoin qui a précisément été imposé par la techno-logie elle-même) ; soit quand elles fonctionnent trop parfaitement dans un contexte déréglé. on trouve un bel exemple contemporain de ce désarroi dans le film American Sniper (2014), biopic dédié à un illustre vétéran de la guerre en Irak. Lorsque ce héros, subitement appelé à par-ticiper à un combat de rue, interrompt brutalement une conversation téléphonique avec son épouse restée aux États-Unis, l’appareil tombé à terre et continuant malgré tout à fonctionner se mue en spectacle sonore d’horreur pour la femme qui, entendant les coups de feu et les cris sans plus d’information, se retrouve momentanément au comble de l’inquié-tude et de l’angoisse. Le dispositif de communication, ayant perdu sa fonction d’échange, s’apparente désormais à un système de diffusion similaire à celui développé depuis les années d’entre-deux-guerres dans les industries de l’information et du spectacle avec la radio et la télévi-sion – un secteur dont Bertolt Brecht avait déjà rappelé au tournant des années 1930 qu’il relevait moins du domaine de la « communication » que de celui de la « distribution » d’un message à sens unique1. Qu’elle se rapporte à un point de vue et/ou d’écoute privilégié, à une adresse à la

1. Bertolt Brecht, « Théorie de la radio », dans B. Brecht, Écrits sur la littérature et l’art 1, Paris, L’Arche, 1970, p. 137.

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fois personnelle et collective, ou encore à une forme d’immersion narra-tive ou spectaculaire, la position du sujet percevant installé derrière son poste de réception s’apparente bien à la place qui lui a été assignée au sein d’un dispositif, et qui peut le rendre aussi fragile et dépendant que la personne observée et objectivée par le regard de la caméra.

C’est un lieu commun du thriller, depuis l’apparition du téléphone, que de mettre en scène le sadisme de gangsters recourant aux outils de communication pour entrer en contact avec les proches d’une personne enlevée, et leur donner à voir et/ou entendre le péril encouru par cette dernière. Facilitée par les dispositifs portables et connectés équipés de caméras, ce type de mise en scène macabre s’est vue plus récemment exploitée dans nombre de films policiers et d’horreur mettant en scène des situations de torture filmées et diffusées en direct sur des sites Internet1. Pour Catherine Zimmer, ce filon (dont la série Saw, 2004-2010, est le prototype absolu) met en évidence un effet plus général des dispositifs de surveillance, celui de produire un dévoilement de la « vie nue » (Agamben2) chez les sujets objectivés par les caméras de contrôle et réduits à des positions « géopolitisées ». Ces « technologies biopo-litiques » érigent moins des hiérarchies bien distinctes (entre races, genres, etc.) que des séries d’« indistinctions » qui engendrent la confu-sion « entre passé et présent, culpabilité et innocence, surveillance et médiation, regardant et regardé »3.

né dans le cadre du roman noir de la fin du XVIIIe siècle (à la même époque que le dispositif carcéral panoptique imaginé par Jeremy Bentham), avec ses tyrans pervers observant leurs propres hôtes depuis

1. Voir evangelos tziallas, « torture porn and surveillance culture », Jump Cut. A Review of Contemporary Media, n° 52, été 2010 (en ligne). dans son chapitre « Video Surveillance, torture Porn, and Zones of Indistinction » (Surveillance Cinema, op. cit., p. 31 et suiv.), Zimmer analyse des productions-clés comme Saw, Captivity (2007) ou The Cabin in the Woods (2012).

2. « Par le fait même que ses habitants ont été dépouillés de tout statut politique et réduits intégralement à la vie nue, le camp est aussi l’espace biopolitique le plus absolu qui ait jamais été réalisé, où le pouvoir n’a en face de lui que la pure vie biologique sans aucune médiation. » Giorgio Agamben, Moyens sans fin. Notes sur la politique, Paris, rivages, 2002, p. 51.

3. C. Zimmer, Surveillance Cinema, op. cit., pp. 55-56, 70.

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des caches secrètes1, ce motif de la surveillance sadique « à domicile » a pu incidemment nourrir la représentation des villains technolo-giques durant l’entre-deux-guerres. Mais il a pris une ampleur crois-sante à partir des années 1980, parallèlement au développement massif des circuits privés de caméra de surveillance. diverses productions à suspense l’ont employé au-delà des modalités jusqu’alors établies au sein du thriller d’espionnage (dont le parangon est sans doute The Osterman Weekend, 1983, adapté d’un roman de robert Ludlum). en témoigne par exemple le méconnu Seven Hours to Judgment (1988), qui aligne diverses figures caractéristiques : un villain frustré socialement, ayant reconverti un vaste immeuble post-industriel en « zone d’indistinction » quadrillée par des caméras ; la vision stylisée des déplacements humains sur les écrans de contrôle, rappelant le graphisme des premiers jeux vidéo ; les allusions ironiques au fandom des super-héros ; la demoiselle en détresse (l’épouse du juge dont veut se venger le maître des lieux) contrainte d’assister à distance, via les objectifs de CCtV, au parcours dangereux de son mari. toute une iconographie qu’on retrouvera dans d’innombrables productions ultérieures, jusqu’à des films comme Snar-veien (2009) – un couple se retrouve involontairement protagoniste d’un snuff movie – ou 4Closed (2013) – une famille découvre qu’un homme dérangé a installé des caméras de surveillance dans leur propre maison. Même si ces films associant perversion narcissique, sadisme du perdant revanchard et surveillance technologique s’inscrivent dans une longue tradition, leur prolifération répond évidemment à un contexte de démo-cratisation des machines permettant d’enregistrer, de manipuler et de diffuser (en direct, partout) des images et des sons. Un phénomène où la supposée « privatisation » de tels moyens techniques – que ces films soulignent par la reprise des motifs gothiques du lieu isolé, secret, dans les marges des pays, des villes ou des demeures – ne fait en réalité que reproduire, à l’échelle intime, les modalités dominantes d’une culture de la surveillance généralisée que les productions « paranoïaques » ont pu (et ne cessent de) présenter sous l’angle d’une extension presque

1. Voir par exemple Pauliska ou la Perversité moderne de révéroni Saint-Cyr (1798).

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illimitée. C’est cette vision que confirment également la plupart des films proposant une critique radicale de la surveillance, qu’ils soient issus des genres du documentaire (comme Citizenfour, 2014 –  dont les révéla-tions sur le degré de pénétration des surveillances dépassent largement les situations fictionnelles les plus audacieuses) ; du film-essai à la Harun Farocki (tel son Gefängnisbilder, 2001, qui oppose clairement les corps objectivés par les caméras aux détenteurs de la technique de contrôle) ; ou encore de fictions réalistes (comme La Loi du marché, 2015 – où un gardien de supermarché découvre que les caméras de son lieu de travail servent autant à contrôler les caissières qu’à prendre des voleurs en flagrant délit). Ce constat largement partagé d’une consécration absolue de la culture du contrôle à l’ère numérique n’empêche pas para-doxalement la récurrence marquée, dans les représentations cinémato-graphiques, de l’idée selon laquelle le processus d’aliénation, loin de se limiter uniquement aux sujets surveillés, concerne également ceux qui s’adonnent à la surveillance, et que cette dernière activité est vouée à un échec cinglant1. Comme l’a estimé Guy debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle, c’est précisément en raison de son triomphe que le « contrôle » peut être amené à marquer une « tendance à la renta-bilité décroissante […] à mesure qu’il s’approche de la totalité de l’espace social »2.

on l’a vu avec la figure du tyran grotesque typique de la modernité technico-scientifique (du savant fou de l’entre-deux-guerres au sadique hyper-connecté du torture porn), l’expérience d’une vision « techno-logique » va souvent de pair avec le sacrifice d’une certaine indépen-dance corporelle, au profit d’un rapport aliéné au pouvoir de la machine prothétique. Une telle perspective, qui dévalorise la position du sujet posté derrière son écran de contrôle et privilégie les actes de résistance physique, ceux de l’homme de terrain, occupe une place non négligeable dans les représentations contemporaines des techniques de surveillance.

1. C. Zimmer (Surveillance Cinema, op. cit., p. 207) rappelle que le moteur premier du récit cinématographique de surveillance, réside bien dans le « dysfonctionnement » de celle-ci.

2. G. debord, Commentaires…, op. cit., p. 112.

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Le pouvoir dont est investi leur utilisateur peut donc s’avérer relatif et temporaire, dès lors que celui-ci se retrouve spectateur d’une réalité sur laquelle il n’a pas véritablement prise.

Exercice du regard et techniques du corps

Cette assimilation de la surveillance à une pathologie voyeuriste peut être traitée sur un mode humoristique et se voir associée à des person-nages secondaires, comme dans la comédie d’espionnage The Tourist (2010)1, le remake d’un film français, Anthony Zimmer (2005), dont la re-présentation des techniques de contrôle se limitait surtout à une séquence de suspense située à la fin du film2. (fig.17-18) La version américaine s’ouvre pour sa part sur l’action de techniciens de surveillance, planqués dans un fourgon. C’est par leur entremise que l’on découvre le person-nage féminin principal, elise (Angelina Jolie), la petite amie d’un mysté-rieux malfaiteur recherché par la police. d’emblée, une allusion comique est faite à la pulsion scopique des agents, puisque ceux-ci cadrent sans scrupule l’arrière-train de l’élégante jeune femme qu’ils filent à travers les rues de Paris3. Même si ces seconds couteaux se voient vite remis à l’ordre

1. Signé Florian Henckel von donnersmarck, l’auteur de Das Leben der anderen, un « classique » du film de surveillance, notamment analysé par G. Stewart (Closed Circuits…, op. cit., chapitre 5 : « The othering of Lives », p. 150 et suiv.).

2. Cette séquence joue du suspense « à la de Lorde » créé par la mise en danger d’un personnage infiltré et équipé d’un micro, sous les yeux d’un dispositif de surveillance et des tireurs prêts à intervenir, mais retenus par un responsable dénué d’empathie.

3. Cette vision fait écho aux premières images d’Anthony Zimmer, qui restreignait la vision à une série de plans en mouvements rapides, littéralement collés aux seuls talons

Fig. 17-18

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par leurs supérieurs, le lien est établi entre la technique de surveillance et une certaine subjectivité morbide, de type voyeuriste (que le film adopte lui aussi, puisqu’il s’empresse dans la foulée de reprendre, de manière non marquée, un cadrage similaire à celui réalisé par les agents). Cette carac-térisation sera celle de l’officier de Scotland Yard (Paul Bettany) chargé de poursuivre elise et son énigmatique compagnon, et dont la campagne se soldera par une terrible défaite. on découvrira en effet, au terme du récit, que toute l’opération high tech n’aura cessé d’être manipulée, comme pro-grammée, par l’individu sur les traces duquel elle était lancée. L’image qui reste du surveillant principal, qu’il soit continuellement rivé derrière son écran ou qu’il occupe une position d’observation prééminente, est celle d’un homme frustré, animé de penchants revanchards et sadiques à l’encontre de ceux qu’il traque, et dont l’entreprise se solde par un four-voiement lamentable.

Cette représentation pitoyable du surveillant trouve un écho plus nuancé dans Rec 4: Apocalipsis (2014), qui déplace le huis clos caractéris-tique de cette franchise d’horreur sur un bateau (où se trouve une institu-tion dédiée à l’étude des rescapés d’un précédent épisode). Le personnage de nic (Ismael Fritschi), factotum technique du navire, apparaît d’abord comme une caricature de geek enrobé ne parvenant pas à se maîtriser sur le plan alimentaire comme sur celui du rapport de fan qu’il entre-tient à l’égard d’une animatrice de télévision se trouvant à bord. Même

d’un mystérieux personnage féminin (qui se révélera être l’héroïne incarnée par Sophie Marceau), sortant d’une voiture et traversant un hall de gare avant de s’installer dans un café. Ce qui s’apparente ici à une entrée en matière classique sera diégétisé en tant qu’image de surveillance dans le film américain.

Fig. 19

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son détournement habile des caméras de sécurité, qui l’assimile poten-tiellement à une figure de hacker résistant, s’inscrit dans le même cadre égocentrique et ludique, puisqu’il utilise le circuit piraté pour observer discrètement son idole en train de se dévêtir. (fig. 19) La connotation d’impuissance de cette action est renforcée par le regard noir que la femme observée adresse à l’objectif, ainsi que par l’irruption soudaine de supérieurs (comme dans The Tourist). Au fil du récit, nic va pourtant se mettre progressivement au service de la lutte des principaux prota-gonistes contre les institutions militaires et scientifiques qui dirigent le bateau. Avant qu’il ne se décide à quitter son poste pour rejoindre les combattants, fusil au poing, il rappelle bien à l’héroïne s’apprêtant à démolir le système de contrôle vidéo que le dispositif de surveillance ne représente pas un problème en soi, du moment où il est mis au service des bonnes personnes : « Si tu détruis les caméras, je ne pourrai pas t’aider ».

Cette tension caractéristique entre aliénation et appropriation se retrouve dans des récits cinématographiques situés dans des cadres poli-tiques et historiques plus sérieux. en témoignent notamment les affres que traverse le héros de Good Kill (2014). Celui-ci exprime explicitement le déclassement que représente à ses yeux le passage d’une formation initiale d’aviateur à un nouveau travail consistant à piloter des drones face à un écran, depuis une base située dans le nevada. Cette enfilade sordide de containers apparaît comme emblématique des rapports désincarnés – médiatisés, quasi virtuels – qu’il entretient avec une réalité sociale, politique et militaire doublement distante : d’une part celle du territoire proche-oriental où évoluent les supposés terroristes qu’il doit éliminer (fig. 20-21) ; d’autre part celle de l’espace de pouvoir d’où s’expriment des

Fig. 20-21

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commanditaires de la CIA dont nous n’entendons que la voix (à l’instar de la situation dépeinte dans The Conversation). (fig. 22) dévoré par la culpabilité devant les missions injustes et immorales qu’on lui demande d’exécuter, le pilote de drone finit par faire volontairement capoter une mission et abandonne son poste, non sans avoir précédemment fait un usage personnel du dispositif pour rayer de la carte un harceleur sexuel dont il avait pu repérer les forfaits. Une fois de plus, la légitimité de la technique elle-même n’est fondamentalement pas remise en cause.

La rencontre qu’opère ce dernier film entre, d’une part, un traitement mélodramatique de la question de la sécurité nationale en période de menace terroriste et, d’autre part, une vision ambiguë de la surveillance technologique est l’un des axes centraux de la série Homeland. Même s’il apparaît régulièrement comme une source de dynamisme visuel, ce motif narratif de la surveillance frappe par son inefficacité presque chronique (qui trouve son principal désaveu dans l’incapacité à déjouer l’attentat majeur qui clôt la deuxième saison). dans les premiers épisodes de la série, toutes les ressources mises à la disposition de l’héroïne, Carrie, pour percer à jour les intentions réelles de Brody, le suspect numéro un, s’avèrent improductives (sinon à renforcer les sentiments amoureux qu’elle éprouve pour celui qu’elle observe, elle qui est brocardée par son entourage comme une « no life », et qui s’exaspère elle-même d’avoir été transformée en spectatrice de « téléréalité »1). À l’échec des caméras de surveillance répondront la perspicacité des enquêteurs et leur utili-sation de la pression physique, en face à face, lors des interrogatoires. Au milieu de la saison 2, Carrie réussit ainsi à faire craquer Brody en

1. Saison 1, épisode 3.

Fig. 22

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éteignant certes les caméras, mais en laissant ouvert le canal d’écoute et d’enregistrement sonore – ce moyen technique plus pernicieux via le contact de type « primitif » qu’il simule avec les individus, comme l’a rappelé Adorno. elle parvient à ses fins en jouant elle-même la carte de la franchise, pour ne pas dire de l’impudeur, à l’instar des séquences de confessions des émissions de téléréalité (la « mise à nu » que Catherine Zimmer associe aux dispositifs de contrôle visuel).

Au-delà de tout ce qui a trait à la manipulation, au détournement par la mise en ligne de différentes vidéos prises sur le vif, la question de la surveillance revient surtout dans Homeland au travers de la technique du drone qui joue un rôle central dans la saison 4, située au Proche-orient1. elle s’incarne dans quelques moments emblématiques, comme lorsqu’un garçon, survivant du massacre occasionné par un tir de missile sur un mariage, lance un regard accusateur en direction du drone américain (rejouant la culpabilité individuelle déjà observée dans Good Kill)2. La perversion inhérente à la relation hypocrite que Carrie entretient avec un jeune Pakistanais indirectement impliqué dans un réseau terroriste se traduit lors de tels temps forts, comme lorsque le jeune homme appelle celle qui est précisément en train de le suivre à son insu et à distance3. et c’est un véritable coup d’éclat qui se joue lorsque, après une longue filature depuis les airs qui paraissait valider la pertinence du dispositif technique, le leader ennemi se tourne subitement vers l’objectif du drone tout en mettant à mort le jeune infiltré. on comprend que l’ensemble de l’opération était contrôlé depuis le terrain, par celui dont on pensait qu’il était l’objet inconscient du système de surveillance, et qui cherchait en réalité à emmener les Américains à ce point précis où il sera possible pour lui de prendre un agent en otage. (fig. 23-24) La détresse absolue qui

1. Pour une mise en perspective des trois premières saisons de Homeland avec les débats autour du drone, voir A. Boillat, « Le héros hollywoodien dans les mailles de la télésurveillance… », art. cit., pp. 19-22.

2. Sur les ambiguïtés de ce plan, voir M. Berton, « technologies numériques et fantasmes panoptiques… », art. cit., pp. 61-62.

3. Saison 4, épisode 6.

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se lit alors sur le visage de Carrie est une énième manifestation de cette horreur que finit toujours par ressentir le surveillant1. (fig. 25)

Cette situation où le protagoniste se retrouve en quelque sorte piégé par le dispositif de surveillance qu’il a lui-même mis en place, occupant dès lors la position d’un spectateur contraint caractéristique des films d’épouvante, revient dans nombre de films récents. dans Jurassic World (2015), le système de contrôle du parc d’attraction – que les plus intel-ligents des dinosaures ont appris à leurrer ! – ne sert qu’à contempler, pour leurs usagers, le spectacle de leur propre mise en péril (il en va de même pour les caméras que les militaires placent sur les vélociraptors, auxiliaires supposés des militaires). dans What Happened to Monday (2017), c’est à la mort de sa propre sœur qu’assiste l’usagère d’un ordina-teur équipé de skype, situation dont l’horreur est redoublée par la vue en

1. Catherine Zimmer perçoit dans Homeland (ainsi que dans Zero Dark Thirty, 2012) le signe d’une forme de réification de la surveillance, où la pathologie – située à mi-chemin du devoir patriotique et d’une forme implicite de désir personnel – dépasse les termes conventionnels de sa formulation masculine classique (fétichiste et voyeuriste). elle apparaît désormais autoréférentielle, irrationnelle, dénuée de sens (Surveillance Cinema, op. cit., pp. 210-214).

Fig. 23-24

Fig. 25

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caméra subjective offerte par le discret dispositif de filmage que portait alors la victime en mission infiltrée1.

on trouve une représentation plus brutale encore de la déshumani-sation qu’implique la compromission des soldats avec des techniques de contrôle dans Essential Killing (2010). Sortant des cadres génériques bien établis, ce film de Jerzy Skolimowski représente l’intense défoulement physique dont fait preuve le héros (Vincent Gallo), un taliban accusé de terrorisme, en contraste frappant avec la représentation quasi fantoma-tique de ses poursuivants. Lors de la première confrontation du fugitif avec un hélicoptère2, le jour de sa capture en Afghanistan, le caractère inégali-taire de cette relation est souligné par l’effacement de toute trace visuelle d’humanité du côté de l’engin volant. (fig. 26-27) Bien que le point de vue soit fréquemment placé au-dessus de l’appareil, nous sommes amenés à éprouver un sentiment de distance vis-à-vis de cette machine vrombis-sante et à ressentir l’écrasement de l’individu par un dispositif déperson-nalisant. en effet, les pilotes, jamais montrés à l’écran, ne nous sont rendus perceptibles que par l’intermédiaire de leurs voix qui apparaissent comme détachées de leur corps. Leur part humaine est réduite au caractère pro-saïque et brutal de leurs propos, d’où émerge essentiellement la jouissance ludique d’une telle situation de pouvoir. Ces paramètres se retrouvent un

1. de même, dans A Quiet Place (2018), le circuit fermé disposé dans la ferme des héros permet à la maîtresse de maison d’assister en direct à la mort tragique de son mari, attaqué par les créatures qui les traquent.

2. La tradition du héros échappant à ses poursuivants dotés de moyens technologiques se trouve déjà dans Lonely are the Brave (1962), où le protagoniste à cheval, incarnation d’une certaine image mythique de l’Américain en phase avec l’espace naturel qu’il maîtrise, parvient à échapper au déploiement policier qui le suit jusque dans la montagne, notamment à l’aide d’un hélicoptère et d’un réseau de transmission radiophonique.

Fig. 26-27

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peu plus tard, au moment où le protagoniste, ayant fait l’expérience d’une prison secrète, s’échappe à nouveau dans un paysage de forêt enneigée. Si la présence des soldats (pilotes d’hélicoptères comme hommes déployés sur le terrain) est cette fois plus manifeste, elle demeure résolument de l’ordre de signes rapides, superficiels et discontinus (brèves visions, émis-sions vocales la plupart du temps désancrées de leurs sources). Malgré la récurrence des vues plongeantes qui renvoient immédiatement au point de vue « cartographique » du dispositif militaire, la valorisation de la prouesse dont fait montre le corps résistant, ainsi que la réduction cor-rélative des usagers du système de contrôle à des figures d’impuissance (la cible mouvante parviendra à échapper à leur regard en disparaissant littéralement dans la nature) pointent les limites de l’efficacité des tech-niques de surveillance et de communication à distance, tout comme les transformations profondes qu’elles entraînent chez leurs usagers.

C’est dans le même esprit que se situent certains films hollywoodiens mettant en avant l’incapacité de ceux qui prétendent diriger « de loin » ou « d’en haut » des situations périlleuses que seuls peuvent prétendre à désamorcer les soldats déployés sur le terrain. Ainsi en va-t-il, chez ridley Scott, de l’opposition qui se joue dans Black Hawk Down (2001), entre les militaires américains lâchés dans les ruelles hostiles de Moga-discio et leurs supérieurs hiérarchiques, complètement déconnectés des réalités du sol malgré les moyens de surveillance sophistiqués dont ils disposent ; ou dans Body of Lies (2008) entre l’agent déployé sur le terri-toire jordanien et son chef resté aux États-Unis et constamment pendu au téléphone – dont le héros finit par prendre congé1. Cette valorisation d’un corps en quête d’émancipation face au regard centralisateur est l’un des lieux communs du thriller de surveillance, dont une séquence de The Bourne Ultimatum (2007) a fourni l’un des exemples les plus célèbres. on y assiste au déploiement outrancier des moyens techniques employés par la nSA depuis les États-Unis, qui peuvent désormais avoir accès à toutes les bases de données susceptibles de les aider. Les « Yeux » de

1. Sur Body of Lies, voir A. Boillat, « Le héros hollywoodien dans les mailles de la télésurveillance…», art. cit., pp. 23-25 ; C. Zimmer, Surveillance Cinema, op. cit., pp. 141-143 ; G. Stewart, Closed Circuits…, op. cit., pp. 175-176.

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Langley peuvent donc aller jusqu’à piloter à distance les caméras de sur-veillance placées à la Waterloo Station de Londres – où se trouve alors un journaliste que cherche à rencontrer le héros en fuite. Au-delà de ses ressorts spectaculaires, cette vision excessive tend à naturaliser l’idée que, désormais, le terrain extérieur s’apparente presque complètement à la grille numérique qui recouvre l’ensemble de l’espace public. À la toute-puissance de ce dispositif répondent les indications « chorégraphiques » que le héros doit transmettre, via un téléphone portable, au reporter afin que celui-ci échappe aux regards croisés des caméras1. Seule la maîtrise virtuose du geste permet à l’humain de contrer l’omnipotence des tech-nologies de contrôle, de se glisser entre les mailles pourtant très serrées d’un filet urbain et virtuel à la fois. Le film joue donc d’une double foca-lisation : d’une part celle d’un agent posté derrière un écran et jouant de ses sens prothétiques ; d’autre part celle d’un personnage capable de se mouvoir avec aisance dans l’espace, en faisant usage de l’ensemble de sa mobilité corporelle. et c’est cette virtuosité physique qui est valorisée, soulignant sur l’écran les limites de la puissance optique au profit d’une sensation de type haptique.

Cette insistance sur les « techniques du corps » – au sens que Marcel Mauss a pu donner à cette expression2 –  a rarement été aussi bien exprimée que dans Escape Plan (2013). Ce film se concentre sur les facultés d’observation phénoménales de ray Breslin (Sylvester Stallone), dont le métier consiste à se faire incarcérer pour tester l’efficacité des systèmes carcéraux. exposant sa méthode, cet expert rappelle certes l’importance d’une maîtrise du plan général de la prison elle-même (« knowing the layout ») –  une dimension cartographique que le film traduit par le biais de généreuses modélisations numériques. (fig. 28) Mais il insiste également sur la nécessité de mettre en évidence la « routine » des gardiens, c’est-à-dire le pattern rythmique de leurs

1. A. Boillat, « Le héros hollywoodien dans les mailles de la télésurveillance…», art. cit., pp. 30-33.

2. Marcel Mauss, « Les techniques du corps », Journal de psychologie, vol. XXXII, n° 3-4, 15 mars-15 avril 1936, repris dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, pp. 365-386.

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services, de leurs pauses, de leurs déplacements, etc. Alors qu’il se trouve dans une super-prison dotée des techniques de surveillance les plus avancées (perdue au milieu de l’océan, n’offrant ni angles morts, ni « blind times », ni accès au « layout »), Breslin explique à un camarade (Arnold Schwarzenegger) le résultat de sa scrutation systématique des agents de sécurité qui les surveillent dans la grande salle de l’édifice. (fig. 29-30) Si le lieu reprend un aspect du modèle panoptique (les gardiens occupent une position surélevée), le fait que les surveillants se déplacent le long d’une galerie circulaire les rend également visibles au regard des prisonniers disposés en-dessous d’eux. Le caractère anonyme de ces matons (masqués de manière uniformisée afin que les détenus ne puissent les identifier) n’empêche pas l’expert d’établir des distinc-tions sophistiquées entre leurs manières de se mouvoir, de se gratter, de regarder leur montre, ainsi qu’entre le tempo de leurs déplacements ou de leurs réunions.

Cette fascination pour l’observation minutieuse des mouvements corporels1 voit la perception humaine capable d’une technicité aussi poussée que celle des machines scientifiques. Une telle idée était déjà implicitement présente dans la réflexion de Marcel Mauss. Celui-ci

1. dans Homeland, l’inefficacité de la technique de surveillance est fonction de la maîtrise dont fait preuve Brody dans l’art de la dissimulation, y compris, très concrètement, dans sa connaissance des angles morts de sa propriété. tout au plus Carrie est-elle capable de discerner la récurrence chez lui d’un étrange mouvement des mains qu’elle pense être un code de communication, mais qui se révélera être un geste automatique suite à la manipulation prolongée d’un chapelet de prière. elle passe experte dans l’art de déceler son langage expressif, comme lorsqu’elle décide de l’arrêter contre l’avis de ses collègues, ayant identifié dans le regard du suspect qu’il avait compris ce qui se tramait contre lui (saison 2, épisode 4).

Fig. 28

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assimilait en effet les opérations de reconnaissance, de reproduction et d’adaptation des « techniques du corps » à des « montages physio-psycho-sociologiques de séries d’actes ». Le choix du terme « montage », qui renvoie, depuis la fin du XVIIIe siècle, à l’assemblage des pièces d’un mécanisme – et, depuis les années 1910, au langage du cinéma lui-même, art industriel par excellence – rapporte d’emblée la perception du geste humain à un modèle mécaniste. et c’est d’ailleurs cette pers-pective qui revient encore pour qualifier la manière dont la transmission des techniques du corps s’inscrit dans des cadres institutionnels domi-nants : « […] l’une des raisons pour lesquelles ces séries peuvent être montées plus facilement chez l’individu, c’est précisément parce qu’elles sont montées par et pour l’autorité sociale. »1

La tension qui se fait jour dans certaines représentations récentes de la surveillance au cinéma, entre la singularité de l’expression gestuelle et son inévitable renvoi à des paradigmes normatifs, apparaît également dans Focus (2015). Ce film se concentre sur l’activité de voleurs à la tire dont l’objectif est de se glisser de la manière la plus rapide et efficace au milieu du flux des passants, en développant un langage gestuel qui leur permet non seulement de dérober des objets et de les faire immé-diatement circuler parmi des complices, mais aussi de communiquer

1. M. Mauss, art. cit., p. 390.

Fig. 29-30

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entre eux à l’aide de différents signes expressifs. Cette maîtrise du geste entretient un double rapport avec l’idée de surveillance : d’une part elle ne cesse de vouloir la déjouer en tant qu’instance de contrôle institu-tionnel de l’espace public ; de l’autre, elle en reproduit systématiquement les codes à une autre échelle, puisqu’elle repose sur l’exercice constant d’un regard analytique sur les mouvements corporels des individus qui forment le corps social1. on pourrait même estimer que le déploiement d’une telle virtuosité – celle des regards comme celle des gestes tech-niques qui les prolongent dans l’action – vise à procurer le même sen-timent d’impunité et de domination que les dispositifs de surveillance high tech contemporains. Focus joue constamment de cette ambiguïté. Ainsi, la scène mettant le plus en valeur la gestuelle subtile des brigands est située dans une rue de la nouvelle-orléans ornée de galeries, d’où le chef de la bande (Will Smith) peut apprécier les évolutions de ses associés depuis sa position privilégiée (qui est aussi la nôtre). Mais ce poste d’observation en hauteur peut également s’avérer la source d’une illusion, comme en témoigne la principale arnaque montée par le héros. Celle-ci consiste à leurrer un milliardaire installé en compagnie d’une complice (Margot robbie) dans l’espace VIP d’un stade sportif, en l’inci-tant à miser sur les circonstances d’un match suivi à l’aide de jumelles (fig. 31) et dont les paramètres en jeu auront été préalablement mis en scène. Selon la description qu’en fait le leader des escrocs lui-même, il s’est agi surtout de « programmer » le cerveau de leur victime en le bombardant, tout au long de sa journée, de signes visuels destinés à

1. L’idée marque la séquence-clé d’un film qui retrace l’histoire de l’équipe de chercheurs britanniques ayant percé à jour le système de cryptage allemand pendant la Seconde Guerre mondiale, The Imitation Game (2014). Les héros écoutent le récit d’une opératrice de télégraphe qui surveille les émissions codées en morse des Allemands, et qui prétend être parvenue à identifier la signature gestuelle de l’homme qu’elle épie sans rien savoir de lui, en repérant un certain rythme et une manière de regrouper les lettres. C’est cette méthode de distinction fondée sur la singularité de l’expressivité humaine qui inspirera un changement décisif de méthode chez les scientifiques anglais. La télégraphiste situe par ailleurs son propos dans une confusion emblématique de notre contexte (supposément) post-humain (ce biopic d’Alan turing en est d’ailleurs profondément innervé), en insistant sur l’étrange sentiment amoureux qui naît de cette connaissance de l’autre à la fois intime et médiatisée par la surveillance technologique.

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imposer à son « intuition » un chiffre particulier. Loin de s’ancrer dans un imaginaire de la résistance au conditionnement général des individus à l’ère numérique, le passage par des figures associées à des formes de contestation sert en fin de compte à avaliser les manières dominantes de penser et d’agir qu’on fait mine, dans un premier temps, de détourner et de s’approprier à des fins soi-disant subversives1.

Ce problème au sein des représentations fait écho à un défaut que l’on retrouve dans la réflexion critique sur les films de surveillance. Ainsi Jessica Lake, qui fait partie des rares auteurs à avoir mis en avant la place réservée au corps dans ce corpus particulier, concentre-t-elle son atten-tion sur les films qui remettent en cause le modèle dominant du voyeu-risme masculin – et la séparation qu’il implique entre regard et objet de ce même regard – pour aller vers des formes d’appropriation situées à l’intersection des catégories du voyeur et du « voyageur »2. Lake s’inspire là des théories de Giuliana Bruno3 sur une nouvelle conception haptique (mouvement, toucher) des médias audiovisuels. Pensée à l’aune de la « mobilisation spatio-corporelle du film », l’activité du spectateur devrait

1. C’est d’ailleurs cette capacité à repérer et analyser des configurations gestuelles particulières qui est le propre des dispositifs de contrôle eux-mêmes. Ainsi, dans MI : 5 Rogue Nation (Christopher McQuarrie, 2015), l’image-leurre que l’on doit glisser dans le système de surveillance (un passage obligé du film d’évasion ou de cambriolage) est désormais une information relative à la démarche spécifique d’un individu, réduite à une série de données numériques traduisant la signature rythmique du déplacement corporel.

2. J. Lake, « Red Road (2006) and emerging narratives of “Sub-veillance“ », art. cit., p. 237.

3. Giuliana Bruno, Atlas of Emotion : Journeys in Art, Architecture and Film, Londres/new York, Verso, 2002.

Fig. 31

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dès lors être envisagée en rapport avec une image qui se présente comme un « acte d’occuper et de traverser  l’espace »1. tout en relevant avec raison l’importance du mouvement corporel dans les représentations de la surveillance, Lake vient en fin de compte réduire la portée critique de son propos en légitimant un discours dominant de l’industrie des médias, repris par certains sociologues de la « culture numérique », et qui vise à promouvoir les termes fantasmagoriques d’une expérience de spectateur supposément ouverte, basée sur la simulation haptique – via les effets pseudo-« immersifs » que permettent tant le cadrage, le montage, la pro-fondeur sonore que divers systèmes 3d, en « réalité virtuelle », dispositifs vidéoludiques, etc.2

Pour aborder la problématique du corps hors d’un tel cadre idéo-logique – celui qui vise à réduire l’espace public au seul espace numé-rique des communications immatérielles –, il est possible de revenir à la position de Michel Foucault dans Surveiller et punir. outre ses réflexions sur le panoptisme (qui n’occupe qu’un chapitre du livre), Foucault a en effet placé au centre de son propos la question de la maîtrise gestuelle, le dressage institutionnel des corps s’étendant pour lui aux méthodes de surveillance elles-mêmes. Minimisant la part qu’y jouent les machines scientifiques de vision, il insiste surtout sur la dimension de l’observa-tion physique des techniques corporelles :

1. J. Lake, pp. 237-238. Pour elle, Red Road propose une « stratégie féministe de lecture de l’espace » qui se traduit par le fait que l’héroïne arpente un espace « reconfiguré comme multi-dimensionnel, plutôt que plat et linéaire ». Quant à Caché, il postulerait une assimilation de la surveillance à un voyage, renversant dès lors « la vision statique, distante, inhérente au panopticon de l’homme blanc » (Ibid., pp. 238-239).

2. en accord avec cette position idéologique, Vincenzo Susca (Les Affinités connectives. Sociologie de la culture numérique, Paris, Cerf, 2016) voit très sérieusement un retour possible du corps dans « les nouveaux territoires numériques [qui] rendent plus laborieuse la réalisation des mécanismes de surveillance et de punition, ainsi que la transmission forcée et unidirectionnelle du savoir, dont la modernité a tiré sa force de domination. » Il valorise au passage « les imaginaires et les tactiques de la sousveillance, un contrôle intelligent à partir du bas, de la part du bas », se référant notamment à la définition que Jay david Bolter et richard Grusin (Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIt Press, 1999, p.  251) donnent d’un « soi virtuel » refusant la séparation identitaire, fusionnant avec son entourage par « immersion ».

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À côté de la grande technologie des lunettes, des lentilles, des faisceaux lumineux qui a fait corps avec la fondation de la physique et de la cosmologie nouvelles, il y a eu les techniques des surveillances multiples et entrecroisées, des regards qui doivent voir sans être vus ; un art obscur de la lumière et du visible a préparé en sourdine un nouveau savoir sur l’homme, à travers des techniques pour l’assujettir et des procédés pour l’utiliser.1

C’est bien cet éloge de l’exercice du regard qui est à l’œuvre dans nombre de films contemporains. Il témoigne à l’évidence d’une forme de nostalgie envers ces formes « traditionnelle[s] et efficace[s] » de « trans-mission  orale » des techniques corporelles, qui nous distingueraient immédiatement des animaux selon Marcel Mauss2. La place renouvelée qu’occupe l’expressivité gestuelle dans les récits cinématographiques de surveillance, plus particulièrement ceux qui se concentrent sur la mé-diation technologique du contrôle à distance, traduit en définitive une fascination pour une maîtrise humaine de la vision analytique dont les outils scientifiques, par leur vitesse exceptionnelle et leur extrême pré-cision technique, nous ont dépossédés au moins depuis l’époque de la chronophotographie.

1. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 201.2. M. Mauss, op. cit., pp. 374-375.

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LOIN DES YEUX… LE CINÉMA

D E L A T É L É P H O N I E À I N T E R N E T: I M A G I N A I R E S M É D I AT I Q U E S

D E S T É L É C O M M U N I C AT I O N S E T D E L A S U RV E I L L A N C E

S O U S L A D I R E C T I O N D ’ A L A I N B O I L L AT E T D E L A U R E N T G U I D O

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Collection « Histoire et esthétique du cinéma »dirigée par Freddy Buache

Série « Travaux »dirigée par François Albera

© 2019 by Editions L’Age d’Homme, Lausanne, Suisse.Catalogue et informations : écrire à L’Age d’Homme, CP 5076,1 002 Lausanne (Suisse) ou 5, rue Férou, 75006 Paris (France)

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