236

Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

  • Upload
    votu

  • View
    212

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes
Page 2: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes
Page 3: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

JEAN-LUC EVARD

CHAQUE JOUR, LA FIN DU MONDE,

PENDANT UN QUART D’HEURE

ÉDITIONS FAUSTROLL

LE PRESBYTÈRE À CLAUNAY

2016

Page 4: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

ISBN 2-9154336-27-3

Edition originale

©2016 Editions FaustrollLe Presbytère à ClaunayDépôt légal :::m mai 2016

Page 5: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

En guise de seuil…

Vivre est une agonie.Encore un oxymore à risquer

Chaque jour, la fin du monde,pendant un quart d’heure,

16 septembre.

Fleur impassible ou faneOmbre de tout bouquet

S’il orne au lieu qu’il vive

Dernier haïku, octobre 2015

Dans Les Testaments trahis, Milan Kundera détaille laliste des trahisons posthumes dont les auteurs sont vic-times lorsque la parole des vivants peut impunémentinfléchir les volontés des écrivains désormais réduits àl’impuissance. Or cet avant-propos n’est pas sans ambi-valence :::m l’auteur souhaitait confronter le lecteur à ce

Page 6: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

journal particulier au titre énigmatique, Chaque jour, lafiin du monde, pendant un quart d’heure, sans lui donneraucune clef – si ce n’est celles que livrent la quatrièmede couverture et la citation d’Elias Canetti placée enexergue –, avant de l’éclairer à la date du 29 juillet. Jen’irai donc pas contre l’intention de l’auteur et resteraisur le seuil, laissant le lecteur parvenir au point oùl’écrivain souhaitait le conduire, et découvrir par lui-même la voie ainsi tracée.

D’autant plus que dans la vie d’écrivain de Jean-LucEvard, ce journal, qui va du 19 juillet au 12 novembre2011, s’il renoue avec une pratique intime ancienne auxpages restées inédites, constitue une entreprise origi-nale. Il en parlait ainsi en 2012 :::m

Il s’agit d’un « carnet de bord » philosophique.Sous la forme du journal, le monologue intérieurd’un homme d’écriture cherchant, au jour le jour,le point de départ le plus juste possible d’uneréflexion sur la vie des sens. Son propos ???P Pour-quoi, dans notre culture, la vue et l’œil dominent-ils de façon aussi massive ???P Comment donner àl’ouïe et à l’écoute plus de place dans la vie ducorps, ses expressions de toutes sortes, et dansnotre vie mentale, dans nos techniques aussi ???P Lachronique décrit aussi un éveil, grâce à tel inci-dent du quotidien, un rêve, une promenade, unacte manqué, et autres péripéties. Le tout pro-gresse, dégage des lignes de conduite nouvelles,propose des pratiques esthétiques.

Page 7: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

On a coutume d’opposer l’autobiographie au journal :::mà la reconstruction du passé par la mémoire qui, avec sescarences, ses caviardages, ses erreurs – s’inscrit dans ladouble temporalité du passé du récit et du présent del’écriture dans une cohérence d’après-coup, s’oppose laquotidienneté de la notation, privilégiant le morcelle-ment, la fragmentation, l’atomisation, le discontinu dansla juxtaposition – l’auteur sacrifiie même à « un inter-mède, fantaisiste, hors sujet » à la date du 19 sep-tembre –, n’évitant pas les redondances, révélant davan-tage des leitmotive qu’une cohérence d’ensemble.

Pourtant, ici, le lecteur perçoit la multiple nature dugenre inventé, combinant diachronie et synchronie :::m cejournal – qui se circonscrit à une période limitée dequelques mois – apparaît comme un microcosme orga-nisé à valeur exemplaire, comme une sorte d’échantillond’une aventure philosophique originale, comme unepensée in progress, comme une suite de réflexions enla-cées à des intuitions qui s’enrichissent mutuellement. Cetravail de la pensée « en direct  » sur fond d’introspec-tion est repérable dans le cadre rythmé de la temporalitédiariste régulièrement ralentie (« une heure après » ::: quatre heures après », « trois heures plus tard », etc.) oùl’auteur tâtonne :::m « j’ai frôlé déjà ce début d’intuitionquand il y a quelques jours, je commençai de butinerautour de la zone sensible où se polarisent information[ …] et déformation » (15 septembre), ou bien « c’est ceque je commence à comprendre depuis hier » (le 17), oubien encore « bien des motifs ici à l’essai trouveront leur

Page 8: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

forme juste quand j’aurai bien discerné en quelle repré-sentation précise transformer l’image floue de la ‘pro-fondeur’ » (le 21). La pensée se corrige, se nuance, s’ap-profondit parfois sur le mode d’une dissection élaborée(« l’idée de ‘proportion’, je dois l’affiiner pour donner àla réflexion toutes ses chances d’aboutir », le 29 août),marquant une tension en crescendo jusqu’à « l’exquisejouissance », « l’envoûtement », la « réconciliation », la« joie » que procure la possibilité de la noce des deuxorganes, l’œil et l’ouïe.

La réflexion procède par paliers d’oppositions àvaleur dynamique m l’univers historique et l’univers oni-rique opposés à l’univers statistique, l’extrême ausublime, le complexe au système ::: penser en physicienopposé au penser en géomètre ::: l’inertie du concept etdes classifiications opposée à la durée de souffle, l’état àla transformation ::: l’idée statistique de série opposée àl’idée mathématique de proportion, etc. Ces antithèsesconvergent vers des élucidations qui culminent dans desformules lapidaires frappantes :::m « Nous nous imaginonshéritiers des Grecs, et nous vivons en Troyens. Noushébergeons le cheval de bois » « Le vrai handicapé, ledémuni suprême, l’orphelin sans nourrice, le marginalinquiétant, c’est l’homme sans moteur et sansantenne » ::: « Qu’il faille détacher les phénomènesextrêmes de leur perception statistique, c’est-à-direquantitative, le montrent aussi les affiinités de l’extrêmeet du sublime » ::: « « un complexe de forces intègre sonentropie, un système vise à l’éliminer », etc.

Page 9: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

La nouveauté de cette chronique d’une recherchephilosophique pratiquée comme un exercice spirituel,d’une intuition à la fois sensible et théorique, résidedans la quête d’une « forme » qui restitue cette doubleaspiration, et n’est pas sans rappeler la métaphore bau-delairienne du thyrse. Dans ce poème en prose, hom-mage vibrant à Liszt, l’auteur du Spleen de Paris évoquece symbole de la dualité et de l’union des contraires :::m

Qu’est-ce qu’un thyrse ???P Selon le sens moral etpoétique, c’est un emblème sacerdotal dans lamain des prêtres ou des prêtresses célébrant ladivinité dont ils sont les interprètes et les servi-teurs. Mais physiquement ce n’est qu’un bâton,un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteurde vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton,dans des méandres capricieux, se jouent etfolâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuseset fuyardes, celles-là penchées comme des clochesou des coupes renversées. Et une gloire étonnantejaillit de cette complexité de lignes et de couleurs,tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que laligne courbe et la spirale font leur cour à la lignedroite et dansent autour dans une muette adora-tion ?? […] Ligne droite et ligne arabesque, inten-tion et expression, raideur de la volonté, sinuositédu verbe, unité du but, variété des moyens, amal-game tout-puissant et indivisible du génie, quelanalyste aura le détestable courage de vous divi-ser et de vous séparer ???P

Page 10: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

Combiner « la ligne droite et la ligne arabesque »,semble convenir au projet de ce journal. En effet, toutélément, toute analyse ou toute description dément l’as-pect imprévisible du journal et trouve sa justifiicationdans le projet d’ensemble de cette chronique de la médi-tation :::m « comment réformer le pouvoir hégémoniquede l’optique dans notre vie, dans tous ses aspects, l’ouïey étant restée subalterne malgré bien des tentatives ::Comment apprendre à devenir un homme d’oreille mal-gré les privilèges du vu :: ». Le journal apporte desréponses au fiil des événements et des observations m« Libérer la perception […] éduquer l’intuition :::l la plon-ger dans le multivers plastique des déformations […]libérer l’esprit du préjugé statistique ». Le fiil d’Ariane,c’est « la région des questions décisives […] non pas unequestion en enchâssant d’autres, mais leurs métamor-phoses […] Déchiffrer :::m apprendre à entendre danschaque signe un signal et une phrase, une note et unemélodie — et le vide ». Le fiil d’Ariane, c’est aussi laméthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puisle décliner, calculer son intégrale, toutes les variantespossibles », ou encore « penser simultanément en nanoet en mega » –, et le but :::m « capter des signaux (nossens), inventer du sens (notre imaginaire) […] mais cesdeux activités s’enchevêtrent, et nous ne sommes nous-mêmes qu’à condition de les unifiier [ …] cette unifiica-tion de nos sens et de l’imaginaire par leur affiinementascétique vaut pour initiation » (15 septembre).

Cette quête philosophique, jalonnée de « résolu-

Page 11: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

tions », (« en vue de la conversion de sens :::m ne pas sub-stituer l’œil à l’ouïe »), est aussi orientée vers le lecteur.Le pronom « tu » du dialogue intérieur a une fonctionconative :::m « Exerce-toi […] regarde bien […] », formulesinjonctives que relaient différentes marques rhétoriquesà destination du lecteur de bonne volonté, prêt à tra-vailler sa capacité d’attention par des instants de vievigilante :::m « Vivre machinalement … Mais quand nousen prenons conscience, que se passe-t-il au juste :::l »

Regarde bien l’arbre, regarde-le transparaître,regarde-le se transfiigurer, regarde-le se cabrer àcontre-jour comme, dans la nuit d’où les happe lalampe, des phalènes près de flamber, et écoute cequi, battant des ailes, passe là. Là où toi aussi tuauras passé. Là où, vivant, tu saisis que tu vascesser. Passer : comme entre deux battements decœur, s’entendre cesser, et recommencer. Ressac.(20 septembre).

Chez l’auteur, cette hygiène des sens et de l’esprits’infléchit en exigence spontanée :::m

Au bout de quelques mois, la discipline de l’écri-ture diariste tend à perdre de son étrangeté pre-mière d’acte de volonté. De tête, dans la journée,il m’arrive de plus en plus souvent d’imaginerque je note telle idée ou telle image qui me vient— ou, mieux, de revenir en esprit sur telle pagedes jours passés et de prévoir une correction, uneretouche. Le temps approche de se mesurer, ensoi-même, à plus ingrat et plus inculte, dans l’es-

Page 12: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

prit de la même règle, avec un supplément de dif-fiiculté et de rigueur, un tour de vis encore.(3 novembre).

Chaque jour, la fiin du monde, pendant un quartd’heure est un texte littéraire, entre critique et créationpoétique. Le journal sacrifiie à tous les genres – l’anec-dote, la description, le portrait (en particulier la galeriede portraits de la cité et des parias du quartier, aux datesdes 23 juillet et 11 août), l’aphorisme –, travaillés par lesoxymores, les comparaisons, les métaphores, les méto-nymies, fiigures multiples de l’analogie.

Ainsi, l’idée de métamorphose, au cœur de la percep-tion des extrêmes où se conjuguent la vie et la mortdans un oxymore irréductible, sous-tend la vision del’auteur. La chronique introspective de la vie des sens àl’épreuve du monde libère une acuité que l’amour desmots sublime en tableaux d’une rare puissance sugges-tive :::m la description des fleurs du balcon à l’agonie mal-gré le sursaut de floraison (3 août), le tableau de Goyen,Scène d’hiver (10 octobre), Arles quand le mistral se lève(20 septembre) donnent lieu à des fulgurances quimettent sous les yeux du lecteur des images rythmées,reproduisant, dans le domaine de l’écriture, par les iso-topies de la déformation, l’idée de mouvement qui faitsonger à certaines peintures de Van Gogh et illustrentl’alliance de l’ouïe et de la vue :::m

Le mistral, aujourd’hui, s’en donne à cœur joie, sij’en juge aux bourrasques qui ne cessent de creu-ser le feuillage épais des tilleuls et des pins de la

Page 13: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

cour en patio, et de faire fuser, dans la masse dela ramure, des torchères d’éclairs, des départs deflammes vite consumés qui fiilent et remontentdans la jupe d’ombre, jusqu’à la cime où ellessemblent se dissiper ou se dissoudre dès qu’ellesdébouchent sur l’arrière-plan tout ensoleillé dubleu du ciel de ce mardi. Un opulent laurier-roseen fleur dépasse la rampe de la balustrade quiferme la galerie où donne ma fenêtre et piquecette houle d’un rouge têtu nuancé d’un rutile-ment de chair de grenade. Je n’entends rien,sinon les trépidations du compresseur et del’étrier d’un lointain marteau-piqueur trépanantquelque bitume […] la nuit dernière, j’ai mislongtemps à identifiier l’arrivée du mistral sur laville […] pendant un bon quart d’heure, monoreille a été sollicitée par une rumeur de boutoir,évoquant ceux des feux d’artifiice entendus à dis-tance, des barques mal amarrées à leur môle parune nuit de gros temps, des orages en maraude.Le mistral arrivait. Mais je ne le comprends quece matin (20 septembre).

Fascination de la prose poétique qui joue sur lerythme, dans l’éclatement de comparaisons souvent tra-versées par l’humour. Ainsi, parlant d’un civil qui suit leroi des Belges :::m il « court comme un enfant hanneton àla poursuite d’un jouet qu’emporte le vent fou, un cerf-volant à la plage » ::: évoquant le chien de M. Naud, « soncaniche, chien-mouche crêpelé qu’on voyait plusieurs

Page 14: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

fois par jour à la promenade, enrobé dans les bras de sonmaître comme un nourrisson au sein de sa nurse ».Décrivant le système d’arrosage des arbres de la ville deParis, il voit « l’arbre […] branché […] en futur déchetqu’on aura débranché de sa valve nourricière, commeune fausse dent, une perruque, un sein de silicone, ungazon d’autoroute plantés ou décollés à volonté », et letuyau, « ce cathéter » est « béant comme le siphon d’untrop-plein de fosse à purin ». Le journal fourmille de cesfacéties analogiques qui vont au plus juste de la percep-tion.

Mais la littérature qui fascine l’auteur, le met àl’épreuve de la « phrase pure » – le rêve d’un Flaubert,d’un Mallarmé –, du vide compris comme « mode d’in-tensité », se repère dans les aphorismes qui parsèment lejournal, condensant la pensée à la manière d’un Canettiou d’un Cioran que l’auteur lisait beaucoup :::m

« L’outil prolonge mon corps, la machine leconcurrence, l’automate le périme ». « La vie est peur tout autant que palpitation ».« Nous n’apprenons à créer qu’en apprenant ànous retourner vers ce que nous sommes sur lepoint de perdre ».« Il n’y a pas de sensation qui ne soit momentd’une synesthésie ».« Pour l’œil du physicien, la lumière est auxténèbres ce qu’est, pour l’oreille du musicien, lesilence au son ».« Toute forme est l’envers d’une déformation »

Page 15: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

« Toute forme est l’immobilité apparente d’unedéformation en acte ». « Le vide est un mode d’intensité, une polarité,comme le blanc de la page ». « La vie intérieure d’un individu s’appauvrit àchaque nouveau mensonge ».

L’aphorisme comme le haïku se signalent par leurpuissance de condensation et leur pouvoir d’irradiance.Ils sont au cœur des textes que l’auteur considéraitcomme la part la plus personnelle de son œuvre, œuvrede traducteur, de germaniste, d’essayiste et de philo-sophe du politique, dont les premières publicationsremontent aux années 70.

Comme traducteur, il fut soucieux de combler cer-tains vides de la réception française en sociologie ou enphilosophie, comme le montrent, entre autres, de F.Rosenzweig, l’Écriture, le Verbe et autres essais, la corres-pondance de H. Arendt et de K. Blumenfeld, des œuvresde K. Popper, E. Jünger, K. Mannheim et Simmel. Pourcette œuvre de « passeur », il obtint le prix Gérard deNerval de la SGDL en 2007. Il fut sociologue de talent ensoutenant une thèse de sociologie à la Freie Universitätde Berlin, publia dans des revues françaises (Traverses,Confrontation) et allemandes (entre autres, Tumult) –, ilfut philosophe passionné comme le montrent ses articlesparus dans Lignes, dans les Archives de philosophie, dansles Cahiers d’études lévinassiennes. Il fut essayistebrillant, genre correspondant à son exigence de densitédans l’écrin d’un style élaboré, ses publications furent

Page 16: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

nombreuses dans des volumes collectifs et des revues –parmi lesquelles, sans viser à l’exhaustivité, Les Tempsmodernes, les Actes de la recherche en sciences sociales,Po&sie, la Revue de Métaphysique et de Morale, Contre-Temps, Cités, L’Homme et la société. Il contribua, en phi-losophe, en historien et en sociologue, à l’étude de lacondition juive, à l’histoire de l’antisémitisme et à cellede la révolution conservatrice, à l’approche de l’œuvrede Jünger (il obtint le Prix Ernst Jünger en 2000). Il futun esprit libre aimant « frotter et limer sa cervelle àcelle d’autrui » pour reprendre la métaphore de Mon-taigne, hors école et hors institution, vénérant les motsdans toute la richesse de leur signifiiant aux aspéritésparfois, souvent, hermétiques. Et il fut lecteur passion-nément, passionnément lecteur :::m ses travaux témoignentde la richesse de sa bibliothèque, de sa culture qu’il par-tageait avec générosité.

Ces dernières années, il avait à son actif plusieursaventures roboratives :::m sa participation, de 2007 à 2013,à la revue Conférence qui compta beaucoup pour lui, sescontributions au blog du Stalker à partir de 2006, et, en2012 la création d’une chronique géopolitique en ligne,Flavius, La Quinzaine géopolitique. Dès 2008, il donnaitlibre cours à son amour de la poésie en publiant, auxéditions de la revue Conférence, Haïkus par-dessus tête etune suite dans la revue en ligne Recours au poème. Poé-sies et mondes poétiques.

L’œuvre qu’il laisse est celle d’un polygraphe quis’est essayé à diverses formes – l’article, l’éditorial, l’es-

Page 17: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

sai, l’entretien, le poème –, et à des arts différentscomme la photographie dont deux expositions, en 2009et 2013, révèlent la passion. En cela, il s’est « risqué dansd’autres genres », il « est passé d’un instrument au restede l’orchestre », il a fait « l’effort d’aller de l’exercicethéorique vers le reste des instruments qui font passer lamusique », comme il le préconisait dans un entretien-portrait accordé à la Société des Gens de Lettres en 2013.Le journal et la poésie sont ces autres instruments dontil jouait :::m le premier est la mise en pratique d’uneréflexion théorique (menée dans Métaphonie. Essai surla rumeur (2013) et Du sensible au sensé (paru en 2016) ::: le second, les haïkus, sont une application extrême de lacondensation et de la musique du sens. Là, dans cesmarges plus personnelles de l’écriture, s’entend la« voix » de l’auteur. Car, même si, me laissant aller, j’aifranchi un peu le seuil que je me proposais de ne pasdépasser, je laisse cependant le lecteur face à l’essentiel :::mla voix, la voix irremplaçable du diariste, perceptible,comme nulle autre, dans les volutes raffiinées de sonécriture.

Danielle RisterucciPietracorbara-Berlin, avril 2016

Page 18: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes
Page 19: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

Celui qui veut vraiment trouverquelque chose de neuf doit, au préa-lable, se méfiier de toute méthoded’examen. Plus tard, lorsqu’il y estarrivé, il peut éprouver le besoin dedéterminer cette découverte. Maisc’est là une question tactique ???s sur-tout s’il s’agit de la faire reconnaîtrede son vivant. Le processus spontané,lui-même, se distingue par sa libertéet son indétermination absolues, etcelui qui pour la première fois semeut de cette façon ne peut pas avoirla moindre idée de l’orientation deson mouvement.

Elias Canetti

Page 20: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes
Page 21: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

19 juillet 2011. – Chaque fois que tu t’assieds à tatable d’écrivain, souviens-toi que ta langue vit du nomde choses aussi indéfiinissables qu’une chimère. Quandtu dis « rouge », ou « être », ou « ciel », ou « matière »,ou « vouloir », tu tends le bras, ton index s’agite, mais,comme le premier homme, tu n’iras pas plus loin, tuvivras au pied du mur, au bord du monde de l’indéfiinis-sable, ton horizon.

Au galop, son allure ordinaire, la caméra du journaltélévisé du soir

– fait étape dans le living d’une famille en deuil :::m lematin, la République a célébré les funérailles nationalesde sept soldats tombés en Afghanistan. « Vous n’êtespas tombés pour rien », « Vous êtes morts en hommeslibres », a martelé le Président dans la cour des Inva-lides. La veuve déclare que la France doit retirer ses sol-

Page 22: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

22 Chaque jour, la fin du monde,

dats de là-bas, et fait ainsi, par l’effet non dissimulé dumontage, écho avantageux à la présentatrice qui intro-duisait le « sujet » en énonçant :::m « Soldats ou vic-times :: » Divers gros plans sur le détachement au garde-à-vous autour des cercueils. Voix off :::m « …apprendre àtout donner… même sa vie… ». Donc :::m Victimes (— duDevoir, lequel vient d’être ignoré par la veuve). Lavitesse avec laquelle les sociétés désormais se démilita-risent sympathétiquement — captivant :::b

– revient sur la paralysie croissante des fiinanceseuropéennes et donne la parole au cadre d’une société-conseil. Question :::m Que faire de votre argent :::l Faut-ilcontinuer à acheter de l’or :::l Réponse :::m le cadre indiquequel genre de valeurs acheter pour mettre ses biens àl’abri.

– enfiin, le clou :::m On est passé aux « petites informa-tions », à ne pas confondre, semblerait-il, avec les « faitsdivers », l’affaire DSK se rapprochant maintenant desnotables du socialisme vertueux on apprend aussi quela mère de la plaignante française, madame X, affiirmeavoir eu elle aussi eu une liaison avec DSK ::: puis desnouvelles du procès du patron de presse anglais qui atruffé de tables d’écoute le monde entier, et avec laconnivence bienveillante de Scotland Yard (cela au paysde l’habeas corpus). Ce Murdoch, le voici consacré« l’homme le plus puissant du monde ». Ce qui en faitdonc deux :::l

Page 23: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 23

Quand tout cela était fiini, j’avais dans la bouche ungoût de 10 mai 1930. Il faut s’ébrouer, et se dire que cettevision du monde (les soldats d’une armée permanenteaprès abolition du service militaire :::m des victimes ::: lesmaquignons du tiercé de l’euro ::: le voisinage DSK/Mur-doch) applique un vaste programme d’infantilisationgénéralisée. L’armée sanglote, l’État met les citoyens surécoutes, et les vampires traversent les murailles deshôtels cinq étoiles. Ubu, reviensb

21 juillet, après le journal télévisé de 20 h. –Cette fois, le Diable soigne la mise en scène :::m la réunionimprovisée des chefs d’État (la nouvelle désormaisrituelle de la faillite grecque vient de tomber) a lieu àBruxelles, le jour de la Fête nationale du royaume belge,lequel n’a plus de gouvernement depuis plus d’un an. Lejournaliste a cru bien faire, pour illustrer ou pour justi-fiier le lieu commun du « sommet sous haute tension »,de mentionner que les passages de la chasse aérienneau-dessus du défiilé militaire ont ajouté leur « lourde »touche de vacarme à l’ordre du jour déjà « chargé ». Sursa lancée, la caméra abonde en ce sens, et enfonce lesapparences dans le miroir peu charitable du tragi-co-mique :::m elle suit le roi sans gouvernement, debout dansla petite jeep où l’entourent des offiiciers sans ministre,et un civil de la protection rapprochée, qui court endératé pour se maintenir à la hauteur du véhicule

Page 24: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

23 Chaque jour, la fin du monde,

minuscule, comme un enfant hanneton à la poursuited’un jouet qu’emporte le vent fou, un cerf-volant à laplage. Sur mon écran, cette image de relais avait prisune couleur vert glauque idéale pour une mise en scènecruelle du Roi d’Ys.

Quant à la substance :::m la petite jeep verte en moins,Cameron en Grande-Bretagne, Sarkozy en France, Ber-lusconi en Italie sont à égalité avec le roi Albert. C’est cequi donne son tour régressif à la situation :::m personne nesonge à protester le peu de conviction des fiigurants dansleur rôle (à quoi s’ajoute la totale et congénitale absenced’inspiration de la chancelière allemande), la médiocritéde la mise en scène a beau se confiirmer, ce théâtre beso-gneux ne désemplit pas. Qu’importe, n’est-ce pas,puisque presque toutes les places des Jeux olympiquesde Londres, l’année prochaine, ont été vendues :::l Lecirque et le stade au secours du théâtre, voilà qui n’estpas sans rappeler comment Rome a prolongé la fiin del’Antiquité. Aucune secte chrétienne, aucun fulminantTertullien ne viendra jouer au Savonarole. Comment lesapparences prendront-elles leur revanche, imparable ::Elles qui vénèrent l’illusion comique ne supportent pasla confusion des genres.

23 juillet. – Du survol attentif d’un mensuel de vul-garisation scientifiique très grand public, je note que :::m 1.des physiciens viennent d’utiliser des éléments génoty-

Page 25: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 25

piques de cellules vivantes (végétales, je crois) commeautant de composants d’ordinateurs aptes à des opéra-tions simples (ET, OU, etc.) 2. une équipe de laboratoiremédical vient de mettre au point le premier équivalententièrement artifiiciel du cœur humain, une sorte depompe complexe flanquée de servomoteurs qui l’infor-meront des déplacements du corps, de manière à inter-cepter les paramètres vasculaires externes.

La raison pour laquelle j’ai rapproché les deux inno-vations va de soi :::m dans les deux cas, le processus est lemême, en aller-retour, puisqu’il traite le vivant commeune machine et la machine comme du vivant. Si la coïn-cidence était amusante, s’imposerait l’image facile de lachandelle brûlant par les deux bouts. Ces deux bouts-là,je les retrouve dans l’aveu d’ignorance qui perce dansun syntagme aussi courant que « virus informatique ».Pris entre ces deux feux comme entre une carpe et unlapin, nous voyons l’indistinction de toutes choses pro-gresser à pas de géants. Rien ne ressemble plus à la pré-histoire de la technique que sa posthistoire.

Réflexion faite, l’image de la chandelle s’impose, etelle est diffiicile à soutenir (tant elle illustre avec éclatl’intention cybernétique de l’époque, les progrès del’empire de l’automation :::m l’apparence d’affiinité crois-sante entre le vivant et le mécanique) — elle n’est passeulement diffiicile à dévisager, elle méduse. Plus il y ad’automates nichés en prothèses dans notre existence,

Page 26: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

26 Chaque jour, la fin du monde,

moins nous pouvons nommer le vivant, plus il seconfond avec l’inertie du mouvement. À l’origine, nousavions assimilé le vivant au mouvant, l’animal àl’animé, ce qui vit à ce qui se déplace. Aujourd’hui, surle mode de l’embouteillage, du stockage ou de la mas-sifiication (des images, par exemple), le mouvementengendre tant d’immobilité que, par contrecoup, la viepasse dans le domaine de l’indéfiinissable. (D’où lafausse symétrie inspirant l’image des deux bouts de lachandelle.) La « mobilisation totale » a changé devisage et de règne :::m les nanotechnologies médicalesvisent à réguler moins le corps que les métabolismeset la génération. Du machinisme nous passons à l’eu-génisme. Les œuvres vives deviennent des œuvresmixtes puisque la science remonte vers les sources. OrFaust, une fois qu’il a pris goût à ses cornues, ne peutpas plus s’en passer que Narcisse de son image.

Inusable sophisme des innovateurs technolâtres :::mpuisque la nature est pleine de forces mécaniques, lamécanisation du vivant, disent-ils, n’en modifiie pas lanature — omettant seulement de se souvenir que cettemécanisation est une opération technique, laquelleconsiste précisément, en isolant les mécanismes dureste des processus en jeu et de leur complexe, à lesdé-naturer, au sens littéral où elle les détache de leursite d’origine, dans la nature telle que donnée, et lesinsère sur un site nouveau, leur nature d’attache (ainsi

Page 27: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 27

du coke, de la pierre taillée, de l’irrigation, de l’ura-nium…). Sur ce sophisme se fondent les successivesrévolutions industrielles :::m la technè, c’est l’art d’élimi-ner la part aléatoire des processus, la part d’imprévi-sible par où ils s’insèrent dans le complexe des com-possibles et, en toute forme, ménagent le moment deses transformations. Parmi toutes les transformationspossibles d’une forme, l’initiative technique en choisitune et élimine les autres :::m l’eau de la cascade captéepar une turbine ne s’évaporera plus jamais.

La technè peut donc être défiinie, dans l’histoire dela nature depuis que l’homo faber en est un moment,comme l’art d’aménager des systèmes au sein de com-plexes, d’introduire des outils dans nos biotopes . Je dis« complexe » pour souligner que l’ensemble desforces interpellées et exploitées par la technè n’est pasun système :::m un complexe de forces intègre son entro-pie, un système vise à l’éliminer (à l’exporter, à lareporter au débit de systèmes rivaux, comme la villerejette ses pauvres vers les banlieues et les favellas). Jedis que, dans ce domaine, la différence du système etdu complexe correspond avec exactitude à celle de laTechnique et du Vivant :::m un système n’est pas unmétabolisme, ses performances s’établissent par indif-férence à son environnement premier (l’industrienucléaire et ses déchets valant ici comme le casextrême de toute la logique industrialiste, source

Page 28: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

28 Chaque jour, la fin du monde,

unique, dans l’univers, d’un univers exceptionnelpuisque non recyclable).

Sans doute par allusion discrète à Bergson, Valérys’objecte à lui-même :::m « Une erreur grossière et de phi-losophe c’est que le mécanique et le spontané s’excluent.Oui dans les mots ou concepts donnés, pas dans le réel,c’est-à-dire dans d’autres mots possibles. Lorsqu’il y acontradiction de ce genre il faut se demander si elle negît pas dans une mauvaise description des motsemployés – rien ne prouve que ces concepts repré-sentent bien le phénomène à expliquer – au contraire ily a toujours présomption du contraire pour des raisonshistoriques – Rien n’empêche de concevoir un être tan-tôt spontané et tantôt mécanique, etc. D’ailleurs le spon-tané est observé et le mécanique est construit, suivantqu’on adjoint ou non, certaines notions à ce fait. L’alter-natif est plus profond que le contradictoire. La gradua-tion est la grosse diffiiculté de l’expression en philoso-phie. Toute défiinition tend à l’exclure – le langage ne lasupporte guère. »

Est remarquable, dans l’erreur incriminée, la raisonavancée par l’objecteur :::m on entend dans ces lignes l’irri-tation de l’homme du concept exact que la polémiqueavec les supposés vitalistes ou spiritualistes rejette dansle camp agressif des esprits dogmatiques qu’il abhorrepar ailleurs. Elle l’empêche de reconnaître la vérité deson propre discours :::m « un être tantôt spontané et tantôt

Page 29: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 29

mécanique », tel est justement le problème :::b Problèmed’ailleurs double, d’où son urgence :::m comment s’en-tendent ces deux êtres, appelés à vivre comme s’ils n’enfaisaient qu’un :::l Et surtout :::m la subtile alternative(« tantôt spontané et tantôt mécanique ») n’est elle-même ni spontanée ni mécanique, elle naît d’une initia-tive réflexive. Or, d’une telle initiative, un seul être surterre est capable, et pour le distinguer du reste des êtresvivants, non capables de réflexion, le philosophe disposed’un mot précis :::m la vie du vivant capable de réflexion,c’est l’existence. Grâce à cette discrimination, le philo-sophe peut garder confiiance qu’il désarmera le sphinx.(Tout l’argument de Bergson, dans son essai sur le rire,ne progresse-t-il pas comme s’il avait prévu l’objectionde Valéry :::m ce qui montre, dit-il, que l’humain vit à lalimite du spontané et du mécanique, c’est le rire. Perfec-tionnons l’idée de Bergson :::m situés plus que tout autreanimal à cette limite, nous rions, mais d’y être situés,cela aussi nous fait rire, quoique autrement. Noussommes placés à la pointe extrême :::m qui peut trancher siGoya, Bacon, Soutine peignent l’homme qui rit oul’homme qui pleure :::l)

Nous incombe de prévoir le moment et le lieu de larupture, dans la Science, entre les Technolâtres et lesesprits réflexifs. Il faut quitter la Science comme la MayFlower avait largué les amarres. Cette rupture rendrapossible la nouvelle alliance :::m entre Bergson et Valéry, la

Page 30: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

30 Chaque jour, la fin du monde,

mésentente était aussi celle des biologistes et des physi-ciens. Au jardin de ces Hespérides, il n’y a pourtantqu’un seul arbre des sciences, même pour des indétermi-nistes résolus.

24 juillet. – La cour de l’espèce de HLM où j’habites’incurve en amphithéâtre au pied d’un immeubleconcave de sept étages en briques pleines. Sur ce fer àcheval donnent six entrées, accès à autant de petitsimmeubles nichés mur à mur dans l’ensemble. Plus dedeux cents personnes vivent là, en vue les unes desautres. La forme semi close de l’ensemble, évoquant l’at-mosphère et l’enclave des véritables cités ouvrières ouminières, commande très visiblement bien des rapportsde proximité, aimables (rarement) ou hostiles (souvent),mais très guindés dans un cas comme dans l’autre. Unecité populaire sans culture ouvrière :::m aujourd’hui, enplein Paris dont la tradition d’urbanité a disparu ces der-nières vingt années, rien de tel pour laisser suinterbeaucoup d’acidité. La présence retranchée de l’adminis-tration qui, telle la reine des termites, a là ses bureauxn’arrange pas précisément les choses. Mon histoire va lemontrer. Je la dédie à la mémoire aimée de Léo Ferré.

Il y a quelque trois mois, au rez-de-chaussée du 10,presque au milieu géométrique de cet arc et dans un« appartement » de quelque 30 m2, en pleine nuit, mon-sieur Naud, plus de 90 ans, meurt asphyxié dans un

Page 31: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 31

début d’incendie. Sa femme, une infiirme que personnen’a jamais vue, survit. Pas son caniche, chien-mouchecrêpelé qu’on voyait plusieurs fois par jour à la prome-nade, enrobé dans les bras de son maître comme unnourrisson au sein de la nurse. Monsieur Naud faisait deloin partie du groupe des quelques — ô bien modestes —fiigures de proue de la petite cité populeuse et de sonthéâtre, la cour :::m plusieurs fois par jour, depuis desannées, il y jouait à la balle avec son petit chien, prenantainsi de l’exercice pour deux au vu de tous, comme unenfant. Un des bien rares non-maussades et non-cha-fouins de l’endroit, voire bavard et prolixe si l’on n’y fai-sait pas attention à temps. Mangé d’ennui, mais luttantcontre, ce qui le distinguait de ses pareils et lui inspiraitcomme un début de « fiierté » après tout justifiié (il y aconcurrence entre les retraités :::m ceux qui plongent dansla paresse et ne mettent plus de chaussettes pour traver-ser la rue jusqu’à la boulangerie n’ont guère l’estime deleurs collègues, les retraités souriants, sportifs ou voya-geurs). Une nuance « titi » dans la manière de chausserla casquette, la tentative échouant à cause de la fataleerreur commise dans le choix du matériau (la toileblanche du pêcheur à la ligne au lieu du calicot ou dumontage de faux cuir et de laine de l’ouvrier :::m trop denonchalance tue l’élégance). Vu de près — quand nousnous croisions dans la cour, nous échangions quelquesmots, et du moins des signes de civilité —, l’homme était

Page 32: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

32 Chaque jour, la fin du monde,

pire qu’insipide. Il vous happait, pressé de déverser survous les tonnes de désœuvrement qui donnaient à sonsourire mécanique la fébrilité mal contrôlée des com-mères tenues de jaser sous peine de congestion. Mais ::Paix à son âme.

Le matin qui a suivi sa mort (mieux vaudrait dire :::mson supplice, leur supplice), les persiennes de mauvaismétal tordues par la chaleur et noircies par les flammesfaisaient comme une sorte d’éventration particulière-ment sinistre face au petit square qui meuble la cour etlui sert de pivot. Monsieur Naud et son caniche n’enétaient pourtant qu’au début de leur calvaire. Quelquessemaines, rien ne bougea. On longeait les lamentablestôles comme une carcasse abandonnée en bord de route.Un jour, une benne fut placée devant le 10, les per-siennes, ouvertes, restèrent béantes pour faciliter le tra-vail des « videurs ». L’équipe mit des jours, deuxsemaines peut-être, à entasser en plein jour les biens entout genre du mort. On eût dit que se préparait quelquevente aux enchères. Le vrac immonde de tabourets àmoitié consumés et de pieds de lampe jetés cul par des-sus tête parmi les vieux journaux et les tiroirs disloquésd’aggloméré enflait chaque jour. L’épave une fois éva-cuée, on changea de partition, l’heure des « travaux »commença. Une invraisemblable équipe de plâtriers selivra à un concours de lenteur avec ses collègues de lavidange. Monsieur Naud et son caniche n’en fiinissaient

Page 33: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 33

pas de mourir sur scène, au milieu de détritus d’un nou-veau genre. Chaque jour, vers 17 h, les plâtriers (desPakistanais trapus au regard aussi aigu qu’oblique,comme les laveurs de vaisselle au noir des gargotes viet-namiennes de Belleville, le portable plein pot à l’heuredu déjeuner) branchaient un tuyau d’arrosage et inon-daient la cour, sans doute avec le sentiment de la net-toyer. Après le feu en pleine nuit, les pompiers en pleinjour — je ne vois pas d’autre logique à la manœuvre,réglée par quelque scénariste consciencieux et infâme, lechef des lampistes :::m ne faut-il pas jeter un peu de foinfrais sur les planches du théâtre d’opérette où vont hen-nir les chevaux de bois de l’Apocalypse :::l

25 juillet 2011. – Au lendemain de l’arrivée du Tourde France sur les Champs-Élysées :::m

Quand nous roulons à bicyclette, il ne nous arrivejamais de méditer sur le fait bien simple (et non moinsmerveilleux) que chacun des points imaginaires dont secompose un rayon quelconque de nos roues ne pro-gresse pas à la même vitesse que le point voisin (d’au-tant plus rapide qu’il est plus excentrique, d’autant pluslent à l’inverse). Bien nous en prend :::b car cette idée decinétique nous… paralyserait, tant elle ouvre une pers-pective vertigineuse sur les conditions de possibilité,infiiniment complexes, de nos gestes les plus triviaux, lesplus familiers, les plus insignifiiants. Le vertige, car ce

Page 34: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

33 Chaque jour, la fin du monde,

seul exemple suffiit à nous suggérer dans quel infiinid’inexplicables nous nous conservons et pourquoi,néanmoins, nous ne pouvons pas ne pas questionner etmodifiier cette apparente stabilité. Comme la barque dePascal en panne entre ses deux infiinis, la bicyclette surlaquelle nous fiilons nous rapproche d’une expériencephysique élémentaire :::m comme l’antenne au sein del’orage, nous vivons tout contre le vertige, nous vivonsparce que nous nous organisons pour l’esquiver, parceque nous vibrons d’abriter, d’incorporer l’interférence, lacollision, la synergie de deux intensités de signecontraire, une décélération et une accélération (unemême roue ne reste la même que de polariser lesdiverses vitesses de sa structure). Notre vie ne seconserve qu’à l’intérieur de cette bande de fréquence,nous sommes les écrans et les fiiltres des flux qu’ellecanalise :::m au-delà de ses valeurs limites, la vie continuepeut-être mais ce n’est plus la nôtre (ce que sait le plon-geur, ou l’alpiniste, frontaliers de la biosphère), et ellelibère alors des énergies qui vont chercher ailleursd’autres formules de composition, d’agrégation, decondensation. Changez de roue, montez en voiture,comptez le nombre de morts au volant par jour, et vouscomprendrez quelle puissante séduction exerce sur nousla possibilité de nous désintégrer. Les voies du vertigesont infaillibles et impénétrables, et ceux qui lesredoutent et se targuent de savoir les éviter y sont

Page 35: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 35

poussés ou attirés par les aventuriers :::m les alcooliques,les border line, les suicidaires. Quelle pente suivons-nous ainsi en roue libre, que ne pilote aucune maininvisible, et chacun comme un punctum sur un rayon decette roue, point ni mobile ni immobile, point de polari-sation ou d’intersection des périodes du cycle en cours ::Chacun de ces puncta, de ces quanta qui jaillissent ets’abîment par myriades dans son propre champ. Ainsiaussi, là-haut, entre étoiles…

Nous avons appris à explorer les petits mystères dela roue de bicyclette ou de la précession des équinoxes,aussi bien que les grands mystères préhistoriquesd’équilibre et d’oreille interne qui ont accompagné lepassage des sauriens à la vie aérobie. Ma saynète ducycliste s’applique à une autre échelle :::m nous ne rédui-rons jamais la complexité puisque le vivant n’est restépossible qu’en réussissant à l’augmenter infiiniment.Dans l’évolution, le simple fait nouveau de l’oppositiondu pouce introduit soudain dans l’univers des singessupérieurs un infiini de possibilités inouïes, l’incommen-surable différence que nous incarnons aussi. Ce qui étaitcomplexe (la main du singe) le devient soudain infiini-ment plus, et tellement plus qu’il nous faut beaucoupraisonner pour admettre que nous sommes aussi desanimaux — pour l’admettre dans toutes ses consé-quences. (Pour une chose qui est révélée par l’inventionde la roue, il y en a dix qui se cachent, tel est le mouve-

Page 36: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

36 Chaque jour, la fin du monde,

ment « décréateur » sous-jacent à l’histoire de la créa-tion continuée. Pascal l’avait pressenti quand il avaitimaginé sa « sphère du vrai » :::m elle se dilate d’une unitéà chaque nouvelle conquête de l’esprit, mais l’espaceinfiini qui la contient se dilate d’autant plus, et cela infii-niment plus.) Maurice G. Dantec, plus de trois sièclesplus tard, s’en avise à son tour :::m « Ce que nous ignoronsa plus d’influence sur nos vies que ce que noussavons. » Que cache l’invention de la roue :::l Non pasnotre écart d’avec le règne animal, mais que cet écarts’accroît et que nous ignorons en vue de quel autreordre.

Il y a là, aussi, le point de départ pour une médita-tion en règle sur l’idée gnostique de décréation. Enrègle :::l Oui, en vue d’un tableau de l’écart croissantentre la portée virtuelle des modifiications irréversiblesde notre milieu par la technique et notre capacité de lessaisir au même moment. Nos actes nous suivent :::l Nousvivons plus vite que nous ne pensons, bien que noussoyons convaincus du contraire. Car le mythe de Pro-méthée est devenu pour nous comme un second mythede Sisyphe :::m nous portons notre dextérité de technicienscomme un cadeau des dieux de plus en plus suspect etcomme un fardeau de plus en plus lourd. Nous nousimaginons héritiers des Grecs, et nous vivons enTroyens. Nous hébergeons le cheval de bois.

Page 37: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 37

26 juillet. – Depuis plusieurs années, la Ville deParis a adopté une technique apparemment ingénieusepour assurer de l’eau aux arbres des rues, du moinsdans les quartiers disgraciés que rien n’empêche d’en-laidir sans état d’âme :::m de la souche saillit une tubulurede plastique strié, telle une bouche à incendie, un œso-phage ou une aorte d’écorché. De temps à autre, lent etsolennel comme un véhicule blindé en manœuvre, uncamion-citerne fait le plein aux points d’eau du quar-tier pour se vider ensuite d’arbre en arbre, comme onravitaille en fuel une péniche ou un générateur. Il y amême quelque forte probabilité que ces logistiquesd’oléoduc aient directement inspiré la Voirie de Paris :::mles manœuvres ne se font qu’à petite vitesse, à contre-pied des hautes pressions exigées par cette techniqued’irrigation. Longue d’environ trois cents mètres recti-lignes, ma rue qui abrite sur chaque trottoir un jeuneplatane tous les dix mètres offre un spectacle remar-quable pour peu que l’intelligence retienne la crosse dece bec parmi les curiosités du paysage. Et comments’en abstenir :::b Béant comme le siphon d’un trop-pleinde fosse à purin, ce cathéter — quinze bons centimètresde diamètre, couleur jaune fluo aux normes de visibi-lité des Travaux publics ou des troupes héliportées,fiiletage externe permettant le branchement performantà l’organe maternel de la citerne — nous rappelle sansdoute l’ingéniosité glorieuse des Bataves qui ne s’y

Page 38: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

38 Chaque jour, la fin du monde,

prirent pas autrement pour mater les océans et y amé-nager les polders. Qui distribue les eaux est divin jardi-nier.

Nous le penserions sans amertume si nousavions la certitude que les plants ainsi maternésvivraient leur vie d’arbre. Les dizaines d’échantillonstronçonnés chaque année dans Paris nous persuadentdu contraire. Tôt ou tard, l’arbre n’est plus aux normes,vient le bûcheron. Ou la maladie. C’est qu’il ne s’agis-sait pas d’émonder pour faire vivre, mais de maquillerdes rues en allées comme on avait maquillé en rues desroutes et des chemins, ou en jardins des parcs. L’arbreest là, branché, et s’il est là, c’est en futur déchet qu’onaura débranché de sa valve nourricière, comme unefausse dent, une perruque, un sein de silicone, ungazon d’autoroute plantés ou décollés à volonté. L’em-bout restera puisqu’il supplée la nature (il m’est plu-sieurs fois arrivé de passer des rues hérissées de cessiphons droits comme des chaumes :::m en attente de laprochaine campagne de plantation). L’embout restera :::mnon comme un résidu, mais comme ce qui désormaisdemeure, comme ce qui, substance, allaite l’éphémèreexistence. Comme la forêt que cachait l’arbre. Etcomme une prouesse, puisqu’il n’est pas fréquent quele substantiel soit aussi sournois. Arbres SDF, platanesintubés, végétaux écorchés, indignez-vous :::b

Page 39: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 39

Mercredi 27 juillet. – L’arbre que l’on maintientartifiiciellement en vie là où, laissé à lui-même, il dépéri-rait n’est pas la seule espèce à connaître ce régime. Si,tel le roseau du philosophe, il pense, il aura comprisqu’il doit la vie à une canule :::m l’appendice intubé enamont de ses rhizomes relaie l’eau d’une citerne montéesur un véhicule lui-même ravitaillé à une pompe élec-trique. En va-t-il autrement pour les passagers de l’auto-bus qui m’amène au travail :::l En face de moi, tel sexagé-naire blafard ne doit sa sortie quotidienne qu’au régula-teur cardiaque qu’il porte en escarcelle à la hanche, et lereste de mes voisins n’est pas moins bien loti depuis lagénéralisation des électrodes de la téléphonie et de latélévision numériques. Le vrai handicapé, le démunisuprême, l’orphelin sans nourrice, le marginal inquié-tant, c’est l’homme sans moteur et sans antenne, que lesvagues successives de la télé-animation universellerepoussent à la périphérie des zones de la vie possible,hors du monde et vers l’immonde. Contre cette mortifii-cation première, le clochard lutte victorieusement s’ils’équipe d’un mini écran de télévision pour tenir, face àla foule du supermarché où il s’installe pour la journée.L’écran lui assure le degré zéro, le degré vital de la com-munication, il lui sert de vibro-masseur, comme le télé-phone portable, désormais, à la majorité, sert à échangernon des messages, mais des signaux, une présence, lesigne de vie par excellence depuis l’invention de la

Page 40: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

30 Chaque jour, la fin du monde,

grande ville, la même vieille dénégation tacite de tou-jours :::m « Non, la foule n’est pas un désert même si elle yressemble tellement. »

De ces signaux, compte non le sens, mais l’émission,non l’énoncé mais l’énonciation :::m bip, dit le peace maker— bip, dit l’adolescente amoureuse. Comme le platane deville vivant en même temps dans deux mondes hétéro-gènes qu’il raccorde entre eux, celui des espèces végé-tales et celui des machines, les moteurs nano insérésdans le commerce social nous branchent comme les gre-nouilles coassent dans la nuit d’été. Chaque fois que jevoyageais à l’est du rideau de fer, je revenais à l’Ouest,troublé pour la raison que m’avait manqué là-bas cequ’ici je ne vivais que comme une véritable calamité :::mles panneaux de publicité. J’ai mis longtemps à com-prendre :::m à l’Ouest, le message m’excède, à l’Est, memanquait le signal, le bruit de fond, véritable psycho-trope de masse distribué en overdose, et désormais partransfusion discrète depuis l’invention des écouteurs etdes oreillettes.

Contre-hypothèse :::m n’en va-t-il pas de même à touteépoque :::l Toute époque ne sécrète-t-elle pas ses nappessonores, sa souille de jacassements, le marigot où nousbaignons et pataugeons comme dans un second liquideamniotique ou une boue primale :::l Nous vivons sansdoute, machinalement, dans plusieurs univers imbriquésdont il suffiit que s’absente l’un d’entre eux pour que

Page 41: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 31

nous percevions qu’il nous manque une de nos essencesvitales, comme l’insuline au diabétique étourdi. Vivremachinalement… Mais quand nous en prenonsconscience, que se passe-t-il au juste :::l D’abord cettenuance douloureuse, cet écart soudain révélé du machi-nal et du vivant, cet étonnement qui s’empare de l’espritdevant la montée au pouvoir du machinal dans l’ordredu vivant, la certitude qui devient la sienne qu’il n’aurade paix de n’avoir d’abord compris à quel avènementpréludent ces épisodes de la mécanisation intensive duvivant. Et surtout, le pressentiment d’une évi-dence :::m pour qu’il y ait tant de machinal dans l’activitéde l’esprit (il suffiit d’un peu de distraction prolongée), ilfaut bien qu’ils procèdent l’un et l’autre de la mêmesource. « Tantôt spontané tantôt mécanique » :::m et pour-quoi pas, mais dès lors inexplicablement, l’un et l’autre ::(Ma contre-hypothèse me coûte puisque l’intrusion dubruit de fond de la motorisation universelle me tracasse,m’afflige. Je me dois pourtant de pourchasser toute tracede rancune dans les raisonnements qu’elle m’inspire.D’où, pour aujourd’hui, cette conclusion en forme decompromis provisoire :::m le quotidien de l’homme estdevenu pire que bruyant (c’est un fait d’époque), maisles replis de l’esprit dans la vie machinale du moulin àprières, ou du ressassement, n’indiquent-ils pas qu’il n’ya pas d’au-delà où l’esprit pourrait se reposer :::l (Pour-quoi ferait-il relâche :::l L’esprit n’advient pas en se cloî-

Page 42: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

32 Chaque jour, la fin du monde,

trant, bien au contraire. Il n’a donc pas le choix :::m commel’homme d’action aux prises avec les activistes, il devracomposer avec des inférieurs et des impurs, faire unmoment bon ménage avec ses propres créatures, sonœuvre entier, le monde des vacarmes immondes nés deses propres inventions d’elfe ingénieux et affairé. Lui-même n’est-il pas le premier des moteurs, le Dieu desphilosophes :::l Comment deviendrait-il un paria ou undésœuvré dans le monde que, sans doute, il n’a pas créé,mais qui, ruisselant d’intelligence, lui ressemble commeun frère :::l)

28 juillet. – « La même source » :::l Indigence del’image. Mon bon génie me passera cette trivialitépuisque, en consultation médicale ce matin, j’ai apprisdu médecin ce qu’est un électrocardiographe :::m il capteles ondes émises par les cellules du corps, leurs ions enparticulier. Ce satellite opère pour mon cœur comme lastation météorologique pour la Terre. Je complèteraiavec les encyclopédies, mais je sais maintenant que noussommes champ électrique, nous et tout organismevivant, moi ou la torpille, le poisson qui s’abrite sous leparapluie de la dissuasion non pas nucléaire, mais vol-taïque, de l’électrocution dont il menace ses agresseurs.Au lieu de la machine réceptrice dont ce matin on agra-fait un poulpe de ventouses à ma peau, on s’est d’abordservi, paraît-il, d’ « aiguilles », autant dire d’antennes ou

Page 43: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 33

de sondes hérissées sur le patient qui gisait là commeune table de bois sous des doigts de spirites. Pareille àl’argile de nos origines adamiques, la matière entière,pure porosité, glaise qui, comme les alvéoles de nos pou-mons marient l’air et le sang, se feuillette d’eau et deterre, de fluide et de solide, la matière ne nous est intelli-gible que comme un champ de champs :::m certainesconnexions « appellent » le flux potentiel, le transfor-mant en flux actuel, tout comme s’allume une lampe ouondoie une corde ébranlée. Le flux change de mode(l’énergie change de phase) en changeant de champ.Dynamo des électriciens, dynasties des juristes. Commel’étendue de ces transformations ne peut se concevoirqu’illimitée, on peut convenir d’appeler « matière » l’en-semble de ces champs. Mais ce n’est là qu’une conven-tion :::m l’ensemble de ces champs, non seulement, est illi-mité (comme tout ensemble analogique), mais encoreleur composition est-elle aléatoire, elle ne relève d’au-cun plan, pas plus qu’entre l’écorce du poirier et le sucrede ses fruits il n’y eut entente préalable, grand archi-tecte. L’arbre en fleurs émerveille :::l Oui parce que lasubtilité de la composition, comme une monade, évoqued’elle-même tant d’autres compositions possibles desmêmes éléments. Si toute matière transparaît ainsi enkaléidoscope, c’est par la vertu de ses corps conducteurs.Le circuit électrique dont, simple pièce de rechange, jesuis ce matin le relais a été aussi, longtemps avant moi,

Page 44: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

33 Chaque jour, la fin du monde,

l’inspirateur profus des poètes. Les Champs magnétiquesont renouvelé l’alliance :::m les attractions qu’ils enre-gistrent, le fluide universel des alchimistes ou des pan-théistes a trouvé grâce à l’écriture automatique un pointd’entente possible avec les machines qui, en ce temps-là,commencent de transcrire le destin, comme les auto-mates le font pour le nôtre. La plume de l’écrivain, latouche de la dactylographe et la pointe du séismographeoscillent sous la même impulsion. De même une mélodienoble rappelle-t-elle les musiques moins riches qu’elleretraite. Elle les relève. Ainsi en va-t-il de tout coup defoudre. Il nous réconcilie avec nous-mêmes comme unetorche dans la nuit ou un vitrail de transept nousconsole de l’obscurité du visible.

Connecté à un récepteur qui mesure une variationd’intensité électrique, je suis moi-même un émetteur,l’égal d’une machine ::: passant de mon corps au métal durécepteur, le courant passe par une résistance. Les deuxchamps que nous formons, mon corps et la machine,s’orientent à un troisième qui leur est commun, ce seuilde résistance :::m pas de réorientation d’une intensité sansce moment de résistance. À l’évidence le rapprochementavec l’acupuncture s’impose ::: il est même prometteur.

Du point de vue de l’éther vibratile qu’est la Matière(ce matin, à l’échelle locale, l’interaction de mon corps etde la machine), l’électrocardiographe tient le rôle d’unterminal. L’énergie électrique qui s’y achemine sous l’ef-

Page 45: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 35

fet de la polarisation y prend la forme du graphique,projection de ses valeurs (échelonnant elles-mêmes descycles physiques et physiologiques). Il vaut la peine deconstruire un tableau précis de la matière dans le mêmeesprit :::m terminal, support, réseau, transformateur, tran-sistor, etc. Avantage net :::m l’opposition dichotomique del’animé et de l’inanimé cède la place à une échelle desintensités, qui ne bute pas sur des extrémités mais tendau subliminal, à l’infiini ::: la perception s’enrichit, pro-gresse vers l’imperceptible dont l’idée répond d’elle-même à la discrète palpitation du vide et du plein propreà toute sensation vraie (l’onde, la vibration, les cordes dela théorie du même nom, la gravitation). Or cette pro-gression de la perception apprenant à se laisser polariserpar l’imperceptible nous ouvre à l’Ouvert, commeMagellan a fiini par voir la Terre :::m il n’y a pas de bout nid’extrémité du monde, mais des pôles, des plages etl’onde. Des seuils de conversion des intensités, le bonvieux clinamen, non pas cependant ligne, butée, maisinterstice, durée que dure l’inversion de la diastole ensystole.

En l’affranchissant des dichotomies véhiculées par lelangage parlé et sa grammaire, en libérant la perceptionde l’inertie du concept et des classifiications, je facilite àl’esprit (le mien n’étant qu’individualisation provisoired’une même conscience infuse à tout homme) le seultravail auquel il soit destiné :::m devenir durée de souffle (et

Page 46: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

36 Chaque jour, la fin du monde,

plus que frère, alors, de l’onde, de la vague, de la matièrecomme je viens de la supposer). Je n’ai pas en vue desétats, mais des transformations, leur érotique, leurs mélo-dies :::m le fameux granite se fabrique comme un liquide etse déguste comme un solide. Je ne prospecte pas les étatslimites d’un champ, mais les écarts variables entre deschamps :::m le granite n’est pas une omelette norvégienne(un chaud froid), mais un intervalle instable entre deuxaires, celle des fluides et celle des solides. Ce qui s’op-pose ici à l’intuition, ce sont les présupposés euclidiensde notre approche de l’événement physique :::m au lieu deconsidérer l’intervalle, l’émulsion, la zone de désordre,la suspension (le soupir) s’insinuant entre deux émo-tions de la matière, nous commençons par un clivage, laligne, la limite d’un ordre, l’arête d’une inertie. Pas demesure de la Matière sans effraction dans son mouve-ment — mais pas d’intelligence de ce mouvement, pas decorps à corps avec lui sans réparation de cette violence.

L’idée de « champ » n’aurait aucun sens si elle n’im-pliquait celle d’« orientation » :::m l’électricité potentiellene s’actualise — ne se décharge — que si elle est amenéeà s’orienter pour se déplacer vers la région où elle va sedissiper. « Amenée à » :::m il faut une « contrainte ». Il enva en fait de l’électricité comme des fluides et commedes corps gazeux :::m c’est leur immobilisation (enclos,vase, stockage) qui fiige leur propension à la dissipation,ils ne « demandent » pas mieux, en réalité, que de se

Page 47: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 37

dissiper et, en « attendant », ils s’accumulent. Autantvaut dire que tout champ n’est perceptible que simultané-ment orienté et désorienté, pris, autrement dit, dans uncomplexe d’orientations centrifuges et centripètes :::m toutzeppelin en vol est un solide apte à reporter le momentde sa chute :::b Et inversement :::m tout caillou au sol est unfutur bolide. Penser en physicien au lieu de penser engéomètre revient donc à réintroduire de la durée dansnotre vision projective, dans notre construction de laréalité. Une fois cette évidence admise, il faudra néces-sairement admettre sa corollaire :::m puisqu’il est certainque nous approchons les phénomènes de transformationdès que nous nous exerçons à les percevoir en durée, ilfaut nous exercer aussi à les percevoir comme des phé-nomènes de durée, et de là comme le travail de la duréesur toutes formes. (Il y a donc nécessairement, imma-nent à notre monde, un monde où espace et temps sedissocient. Et il faut donc aussi se demander si la notionde « champ » qui serre avec précision le phénomène del’orientation des formes n’exprime pas, en amont de cephénomène même, l’attrait exercé sur toute forme parcette possible dissociation. Chez les philosophes, c’estl’hypothèse de la « décréation » qui se fait ainsi jour ::: chez les physiciens, celle de l’antimatière.)

Entre l’animé et l’inanimé, l’intervalle ici en causeest lui aussi un « différentiel » d’intensités. La science,comme telle, n’a de compétence spécifiique et irrempla-

Page 48: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

38 Chaque jour, la fin du monde,

çable que dans ses procédures de mesure de ce différen-tiel. Se dégage ici la possibilité d’une séparation pro-ductive de l’art de la mesure et de l’art de l’interprétation.Il me semble que l’idée apparaît chez Stengers et Prigo-gine :::m les « structures dissipatives » ne sont perceptiblesque par un esprit apte à considérer la nature autrementqu’en vue d’en capter les « forces » pour les convertiren cycles mécaniques, destructeurs, du point de vue dela nature, puisque irréversibles :::m c’est la différence,j’imagine, entre la consommation et la dissipation d’éner-gie. En tout cas, l’intention du savant est tout autre, chezeux, que chez les disciples de Newton :::m celui-ci s’assurede sa prise sur le système solaire comme sur une hor-loge, ou plutôt :::m comme sur un mouvement perpétuel.Eux commencent par se demander ce qui, du moteur,leur échappe. Même démarche chez Georges Bataille :::mqu’est-ce qui, du travail, échappe à l’économie et n’a pasd’équivalent :::l Avec cette question, nous avons quittél’univers grec, compris pourquoi est désormais révoluel’idée même d’une constante, et d’une somme, de l’éner-gie.

29 juillet 2011. – La « fiin du monde » dont j’intituleces notes de travail quotidiennes devient mieux qu’uneboutade facile si j’en dis l’intention :::m elle aussi rentredans l’ensemble des phénomènes extrêmes ici approchés.L’extrémité qu’ils laissent entrevoir, à la différence,

Page 49: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 39

donc, de l’ordinaire, l’esprit doit s’exercer à la concevoircomme un passage :::m passage à l’imperceptible danslequel nous baignons comme des poissons dans l’eau.« Seuil d’intensité » :::m la notion banale introduite hierdoit être détachée de toute idée de quantité, doit s’élar-gir vers celle de — l’interface. La forme qui défiinit etdétermine un type (une plante, une substance chimique,une couleur) circonscrit un régime (une normalité) :::m lesconditions nécessaires à la potentialisation idéale desfonctions qu’il met en synergie, l’organisme des biolo-gistes, la fiigure des géomètres et la formule des chi-mistes répondant, chacun dans son genre, à cette« bonne règle », à la composition durable et reproduc-tible de tels et tels éléments. L’écarter de ce régime,c’est le déformer, l’amener vers la déformation limite,vers les passages vers des formes aberrantes ou versd’autres types. En mythologie, la science de ces défor-mations touchait au chef-d’œuvre :::m un centaure, unehydre, une fleur et une montagne résultaient d’unemétamorphose. Cet animisme systématique pratiquaitl’humour noir avec le plus grand sérieux. La penséesous-jacente à son premier axiome (avant d’être réelleou imaginaire, possible ou aberrante, toute forme estl’envers d’une déformation) touche de près à cet autrechef-d’œuvre qu’est de nos jours le monde fractal (touteforme est l’immobilité apparente d’une déformation enacte). La fiigure mythologique de la métamorphose et

Page 50: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

50 Chaque jour, la fin du monde,

l’idée physique et mathématique du nombre fractal pré-supposent donc l’un et l’autre la plasticité originaire detout univers de formes, ainsi que la lave d’un volcan enéruption est un paysage à venir, une fertilité, uneculture. Puis les pythagoriciens surviennent. Ils se pro-posent de mesurer les métamorphoses, c’est-à-dire :::m deles immobiliser, de substituer le genre à la génération, lastatique à la cinétique, la fraction au fragment. Et moi jeme propose de penser la zone de tangence entre ladéformation et la métamorphose :::m la déformation, méta-morphose en puissance ::: la métamorphose, après-coupde la déformation. Canetti :::m « Je ne trouve même pasune grande utilité scientifiique à la théorie de la descen-dance. On aurait fait des découvertes de plus vasteenvergure si l’on était parti de l’idée plus généreuse que,dans les conditions voulues, n’importe quel animal pou-vait se transformer en n’importe quel autre animal. »Belle manière de se placer soi-même, en 1933, dans lapostérité directe de Goethe :::b

D’où le programme de mon Encyclopédie en puis-sance, de mes Exercices spirituels :::m explorer une à unetoutes les implications de cette poésie de la substance(« matière », oui, mais à condition de ne pas se repré-senter cette matière autrement que comme un enchevê-trement plastique et vibratile de corps conducteurs), corri-ger toute forme mécanique de perception (et son équi-valent raisonné, le causalisme). Reconstruits et saisis

Page 51: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 51

comme moments de la déformation limite des formes dela vie courante, les phénomènes extrêmes peuvent seramener à leur signifiication de phénomènes de transi-tion, au carrefour des choses dont chacune ne s’ap-proche et ne se comprend que comme une constellation.Telle est la leçon du « parti pris des choses » m pourapprocher leur syntaxe, la mobilité première, le pantarei immanent à ce que notre corps retient (perçoit) dumonde où il baigne, éduquer l’intuition que nous avonsémoussée à force de nous cantonner dans la sphère dumonde utile où elle s’étiole (et nous devenons commedes infiirmes, ainsi les prisonniers de la caverne). Édu-quer l’intuition :::l La plonger dans le multivers plastiquedes déformations, l’amener à sa puissance originaire depuissance visionnaire. Le fleuve auquel je songe icin’évoque donc en rien le cours irréversible de quelqueflèche du temps, mais l’extase qui me transporte quandje passe de l’autre côté du miroir comme le poissonbondissant hors de l’eau, traversant en un éclair l’au-delà qui borde l’ordinaire de sa vie. Et pour en revenir aupoint de départ :::m du monde, qu’est-ce qui se présente ànous quand nous nous entraînons à le considérercomme ce qui en reste après sa fiin l Je me mets à laplace de la carpe extravagante qui, bondissant, neretomberait pas dans son élément. Mais l’hommeemporté depuis des centaines de milliers d’années horsdu charnier natal, est-il autre chose que cette carpe

Page 52: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

52 Chaque jour, la fin du monde,

dévoyée de son orbite :::l N’est-il pas depuis le premierjour le plus extrême des phénomènes :::l Et ne tend-il pasce paroxysme au-delà de ce premier terme depuis qu’ila substitué les opérations de la technique à celles dusacrifiice :::l De même que le premier homme était unebête bondie hors de l’animalité et inopinément privéedu retour en elle, de même les révolutions industrielleslui ont-elles donné de bondir hors de ses pratiques reli-gieuses et de s’en défausser, comme d’un habit soudaininadapté après changement climatique :::m comme Promé-thée son patron, le technicien est l’homme ingénieuxqui ne doit rien aux dieux et qui ne cesse de réduire lescoûts du sacrifiice. Premier acte de la substitution dutechnique au religieux :::m le prêtre et la victime sacrifii-cielle ne feront plus qu’un (épisode du Christ).Deuxième acte :::m la scène sacrifiicielle elle-même seradémontée, reléguée dans l’ordre des simples préférencespersonnelles et privées (sécularisation). Troisième acte :::mla promotion de la technique en culte et de la cyberné-tique en vision du monde. Notre époque.

1er août. – Tous les phénomènes extrêmes qui nouscaptivent sans interruption depuis Lichtenberg jusqu’àCanetti et Baudrillard ont, dans des contextes scienti-fiiques et techniques très divers, un point commun aumoins. Ils ne surviennent que dans l’univers de la statis-tique où ils concrètent des quantités limites et leur fran-

Page 53: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 53

chissement (fascination exercée par les congestionsdémographiques sur Malthus, cinétique et records devitesse, généralisation du crédit, recensements mili-taires, médicaux…). Leur perception reste donc comman-dée par le préjugé de la mesure d’une série. Dans cetunivers des probabilités variables, l’aberration d’un type(type d’institution, d’unité biologique, d’outil écono-mique) passe pour résulter de la déformation qu’il subitquand il s’écarte trop de sa valeur moyenne. L’ « extré-mité » d’un type serait donc, pour cette raison même, lemoment où la quantité « bascule » en qualité, dérègle-ment qui la rapproche infailliblement de la valeurmoyenne voisine :::m dans l’univers des statistiques, n’estnormal que ce qui rentre dans la série défiinie par cettevaleur. Quant à ce qui n’y rentre pas… — mais ce cas,par hypothèse, ne se présente jamais, comme si la seulepossibilité en avait d’avance été éliminée une fois pourtoutes par l’esprit. De fait, par hypothèse, la statistiqueignore tout monde dont les événements ne se produi-raient qu’une fois ::: par hypothèse elle en exclut la possi-bilité. Premier axiome statistique :::m pour qu’un événe-ment ait lieu, il faut (et il suffiit) qu’il ait lieu au moinsdeux fois. (Première conséquence, considérable, de cetaxiome :::m tout univers historique se constituant par défii-nition d’événements ne se produisant qu’une fois, n’aaucun sens pour la perception et la construction statis-tique du monde. Seconde conséquence :::m nous vivons

Page 54: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

53 Chaque jour, la fin du monde,

simultanément dans deux univers au moins, l’univershistorique, l’univers statistique.)

Pour l’intelligence statistique, il n’y a rigoureusementrien d’unique (exceptions, anomalies, différences spéci-fiiques) et toute qualité non quantifiiable (l’Unique desexistentialistes, ou l’Innombrable des nihilistes) vautincongruité ou aberration :::m ce qui ne se dénombre pas,grouille, infeste, prolifère. Illustration familière :::m avecl’évaluation statistique des accidents de la route, ceux-ci,rigoureusement parlant, ont perdu leur qualité distinc-tive d’accident :::m leur perception statistique en a modifiiéla nature. Du point de vue statistique, l’accident, devenuun risque, ne s’oppose pas à la substance, bien aucontraire. Il entretient avec elle le même rapport que legagnant d’un tirage au sort vis-à-vis des moins bien lotiset des bredouilles. De même ignore-t-il, et c’est sa plusgrande force, la relation de la règle et de l’exception.Telles se défiinissent les conditions de pertinence présup-posées, les deux bornes à l’intérieur desquelles s’ap-plique l’intelligence statistique :::m son ordre vaut entre leAu moins deux, qui exclut l’Unique et la valeur moyenne,borne du Panique, qui exclut l’innombrable. Or, commela mesure de l’effet de masse qu’est une température,une valeur statistique est « un concept molaire, oumacroscopique. C’est essentiellement une moyenne. Etdes concepts de ce genre ne se prêtent pas à un affiine-ment illimité » (K. Popper). Non seulement ils ne s’y

Page 55: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 55

« prêtent » pas, mais encore l’excluent-ils de principe —je viens de montrer pourquoi.

La fiinitude exerce donc une contrainte discrète etimparable sur l’intelligence statistique, qu’elle borne ducôté de l’infiiniment petit et de l’infiiniment grand. Onreconnaîtra ici à sa pleine signifiication le fait que laclassifiication de Linné, prouesse botanique et événe-ment en lui-même considérable de par la perfectiontypologique atteinte, comme plus tard la classifiicationde Mendeleïev, coïncide dans le temps avec l’inventionraisonnée des méthodes statistiques. La possibilité d’éta-blir des classifiications apparemment exhaustives, àl’image du spectre des couleurs, semble fournir unesorte de garantie ontologique :::m puisque, en botaniquedepuis Linné, tout objet est, non seulement soi-même (etunique) mais aussi une possible classe d’objets (et ainsimultiple), l’idée de la singularité (de l’objet unique maisnon multiple) ne gêne plus la statistique, et celle de sesdeux infiinis non plus. La pragmatique de la classe statis-tique semble avoir d’abord désarmé la vieille objectionspéculative de l’Un et du Multiple, qui ne resurgiraqu’avec les mathématiques contemporaines, conscientesdu caractère conventionnel des fondements qui sont lesleurs. Pourquoi :::l À sa manière, la botanique de Linnéavait fourni suggéré l’hypothèse qu’il y a au moins unensemble fiini dans la nature :::m pourquoi serait-ce leseul :::l pouvait-on se demander en bonne logique. Or le

Page 56: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

56 Chaque jour, la fin du monde,

concept d’ensemble fiini a disparu dans la tourmentemathématique ouverte à la fiin du XIXe siècle. Ce quimodifiiait du tout au tout la signifiication de l’événementstatistique :::m dans un ensemble fiini (comme un cyclemécanique simple), on peut le considérer en perspectivedéterministe, ce que l’ontologie mathématique deLaplace postulait en bonne conséquence (dans un uni-vers clos et de type mécanique, avançait-elle, l’intégraledes causes et des effets dont il est un état provisoire doitêtre calculable). En revanche, dans un ensemble infiiniou transfiini, la mesure statistique n’élimine ni ne réduitla contingence, elle coexiste avec elle. Le vieux cauche-mar du déterminisme resurgit :::m de son point de vue,l’aléatoire rentre bien sûr dans la catégorie des phéno-mènes extrêmes, il fiigure la limite de l’univers détermi-niste, cerné ou miné d’aléatoire. Le dieu des savants n’apas fiini de les décevoir.

Sur le modèle du chef-d’œuvre de Giedion consacré àla « mécanisation du monde », je rêve du livre quidétaillerait les formidables conséquences intellectuelleset pratiques de cette assimilation déterministe de la vie àla sérialité. Nouveauté qui remonte certainement à lapériode comprise entre Leibniz et Hegel (dont la Sciencede la logique fut le premier système philosophique àintégrer le calcul infiinitésimal dans ses propres raison-nements). Ici, ne m’intéressent, par contraste, que leschances offertes à un indéterminisme actif par le recul

Page 57: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 57

lent mais irrésistible de cette ancienne utopie mathéma-tique.

La science ancienne, la mythologie des métamor-phoses s’était épanouie dans un monde ignorant lasérialité (ignorant du moins son traitement mathéma-tique). Je ferais donc fausse route si je plaçais nos Méta-morphoses (entre autres, celle de Kafka ou de Canetti)dans cette tradition. Le culte grec du Nombre n’amènepas et ne peut amener les philosophes à des propositionsaussi aventureuses que, par exemple, la fameuse assimi-lation de la qualité à un basculement de la quantité(même chez Aristote, lui qui tout de même se propose lepremier une écriture mathématique des formes de l’en-tendement). Au contraire, le Nombre grec exprimeraitpresque le pouvoir de la qualité sur la quantité :::m le der-nier Parnassien, Valéry, avait bien compris l’enjeu del’idée de proportion, où s’entend bien comment, en elle,la qualité s’impose à la quantité. Par exemple, l’idéegrecque du rapport essentiel qui lie beauté et analogie selie elle-même à l’idée de proportion. Voici bien l’esthé-tique commune aux Grecs, à Dante, à Goethe et àValéry :::m analogon, est beau le mouvement qui mène d’unordre ponctuel perçu à une mélodie imaginée, quiconduit vers le subtil sur quoi s’appuie le pesant. Lesanalogies enchantent parce qu’elles font transparaîtredes rythmes identiques communs à des phénomènesaussi intempestifs que, dit l’Obscur Héraclite, la pré-

Page 58: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

58 Chaque jour, la fin du monde,

sence d’une perle sur un tas de fumier. Or, même chezl’esprit le plus éloigné du sien, Aristote, la proportionrévèle la qualité, l’accord des composés, expérience enfiin de compte non quantifiiable, aussi peu que les vertusou la vie heureuse. Mérite d’être dit parfait l’être quiréalise toute sa puissance, en laquelle s’accomplit uneplénitude :::m cas par cas, genre par genre, le vivant se pro-diguant selon toute sa vitalité éthique, l’oiseau dans leciel et le poisson dans l’eau, l’athlète dans le stade et lacité en autarcie. Médiété.

Il y a une autre manière, plus rigoureuse, de com-prendre comment construire l’idée de phénomèneextrême sans subir l’emprise du préjugé statistique, nédu jour où nous avons commencé de vouloir manier deloin des quantités (d’argent, de recrues, de bouches àfeu, d’électeurs) et cessé de considérer les Nombres enpythagoriciens qui, loin de toute manipulation tech-nique, spéculent sur les secrets des proportions qu’ilscontemplent et adorent. J’ai nommé Lichtenberg, cecontemporain de Gauss :::l Oui, pour indiquer au passagece qui se rompt dans notre tradition grecque quand nousréinventons le Nombre afiin de dénombrer une série (aulieu de nommer une proportion). Exemple célèbre de lapuissance et du prestige du préjugé statistique auxdébuts de son règne :::m le pari pascalien, dont l’auteurtente de substituer la théorie des jeux à la théologie de lagrâce. Si Pascal s’est lancé dans ces élucubrations mi-sé-

Page 59: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 59

rieuses mi-sarcastiques, c’est d’oser remplacer l’idéeaugustinienne de la rédemption possible de chacun parl’idée statistique de la rédemption probable de quelques-uns… (« Pourquoi pas moi :: », cette question, pirequ’idiote pour un croyant digne de ce nom, devenantplausible du point de vue arithmétique pour lequel iln’est ni impossible ni interdit de substituer le possible auprobable et réciproquement :::b Les mystiques, révulsés àjuste titre par l’obscénité du calcul, préfèreront, à justetitre aussi, penser Dieu comme n’existant pas :::m « Si onaime Dieu en pensant qu’il n’existe pas, il manifesterason existence » — Simone Weil.) Bien comprendre que,dans son principe, le raisonnement statistique portantsur les chances du salut du pécheur ne diffère en rien decelui tenu par les compagnies d’assurance pour calculerle montant des contrats. Pascal, fiin horloger curieux dessecrets du mouvement perpétuel, recherchait les condi-tions arithmétiques de la gratuité du salut. Les assureursdoivent affronter plus de paramètres, mais sur Pascal ilsdisposent d’un avantage écrasant :::m ils savent qu’en toutétat de cause rien n’est « gratuit ».

Bref intermèdeBien sûr, par défiinition, une série, pour un mathéma-

ticien, c’est aussi une proportion. Mais il la conçoit indé-fiiniment extensible :::m l’idée statistique de série, à la diffé-rence de l’idée géométrique de proportion, consiste à

Page 60: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

60 Chaque jour, la fin du monde,

mettre en rapport numérique le fiini et l’infiini, mais pascomplètement :::b puisque en sont exclus l’unique et lepanique. Loteries, mutuelles et systèmes d’assurance,autant d’applications directes de cette relation mathé-matiquement impure, où l’aléatoire correspond à unesorte d’intoxication, de contamination partielle du fiinipar l’infiini (peu importe la quantité de joueurs, ou d’as-surés, importe la rareté relative du gagnant ou de l’acci-dent). Les déformations qui résultent de ce rapportimparfaitement quantitatif, pour un mythologue authen-tique, ne sont pas, tant s’en faut, du même ordre que lesphénomènes extrêmes visés par l’idée poétique de méta-morphose. En accélérant son déplacement, un bolidetend à se déformer et, à la limite, à s’anéantir sous l’effetdes attractions centrifuges qui le transformeraient enpure énergie déliée :::m seuil d’implosion, signe de la méta-morphose impossible. Inversement :::m pour les mytho-logues, les métamorphoses sont autant de petits cata-clysmes.

Qu’enseigne alors le conflit de la pensée statistique etde la pensée poétique :::l Pour la première, il s’agit denommer les déformations imposées par la pression del’infiini sur le fiini (ou :::m du mouvant sur le statique, ou :::mde la tendance sur la situation, ou :::m du mouvement surl’état, stato, statique, statistique). Pour la seconde, ils’agit de nommer l’ordre secret caché par le désordre duvisible :::m la métamorphose exprime le rapport local,

Page 61: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 61

ponctuel, de deux univers fiinis, dont l’un seulement estaccessible aux sens, et dont l’autre est imperceptible,caché dans le premier comme dans un rébus. Pour elle,tout ce qui est visible est en désordre, rappelle un crime(ou un excès), ou le fait présager. Pour l’intelligence sta-tistique, au contraire, tout ce qui est visible étant quanti-fiiable, est par-là même en ordre. Pour Ovide commepour Lévi-Strauss, le monde n’a de sens qu’à travers sesanomalies (et les mythes en tiennent le registreinfaillible), lesquelles ne sont explicables que si perçuescomme autant de vestiges d’un ordre perdu pour causede transgression. Pour l’INSEE, cette progéniture deCondorcet, même en pleine guerre mondiale, tout seraquantifiiable — défiinitivement et parfaitement normal :::mle phénomène possible de la vitrifiication nucléaire,quantifiiable à bien des égards, y compris les plusatroces, ne ferait que représenter, à un stade plusavancé, une tendance bien connue, caractéristique dumeilleur des mondes possibles, le nôtre, au jour le jourde ses malheurs marginaux et familiers.

De cela nous avons un avant-goût chaque fois que leshistoriens, amateurs de statistiques depuis un siècleenviron, se livrent à une surenchère du million de mortspour décerner des points d’infamie comparée à telrégime totalitaire ou à tel génocide. De ce point de vue,l’INSEE joue, pour le sens commun, le même rôle qu’unévêque au Moyen Âge :::m la consécration du quantifiiable

Page 62: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

62 Chaque jour, la fin du monde,

exerce sur les peuples et leurs prêtres la même puissancemagique qu’un exorcisme bien administré chassant lesdémons. Rétrospectivement, nous comprenons pourquoile dénombrement, dans la Bible, est réservé à Yahvé :::m lesmaléfiices du quantifiiable ne sont-ils pas redoutables ::Dans notre univers passionnément statistique, nesommes-nous pas des possédés, nos démons ne sont-ilspas nos pourcentages et nos processeurs :::l C’est laconception statistique des phénomènes qui nous a faitnous résigner à l’apparence de l’interminable car seull’interminable révèle le règne des séries, il en est lamusique perfiide, la saveur douçâtre, le message à répéti-tion caché sous les rafales de chiffres et de pourcentages(que répète toute série :::l « Je ne fiinirai jamais », « Je cal-cule à perpétuité », « J’ai vaincu la mort et le néant »).

2 août. – Saint-Simon, parmi les faits mémorablesdes premières semaines de la Régence, relève que l’am-nistie générale décrétée par le nouveau pouvoir au béné-fiice des embastillés du précédent, une des victimesincarcérées par la police de Louis XIV la refuse.L’homme réclame — et obtient — qu’on le reconduisedans le cachot où il respire depuis une trentaine d’an-nées :::m cet Italien coupé de tout depuis si longtemps faitvaloir qu’il n’a plus rien à espérer de la liberté, il n’aplus ni parents ni amis, il ne peut supporter de vivre quelà où rien ne lui rappelle qu’il a été intégralement déra-

Page 63: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 63

ciné. « Quand on lui annonça sa liberté, il demanda tris-tement ce qu’on prétendait qu’il en pût faire ::: il dit qu’iln’avait pas un sou, qu’il ne connaissait qui que ce fût àParis, pas même une seule rue, personne en France, queses parents d’Italie étaient apparemment morts depuisqu’il en était parti, que ses biens apparemment aussiavaient été partagés, depuis tant d’années qu’on n’avaitpoint eu de nouvelles de lui, qu’il ne savait que devenir ::: il demanda de rester à la Bastille le reste de ses joursavec la nourriture et le logement. »

Autre type de phénomène extrême. (Et le bon sensexige qu’on croie bien que le duc n’aurait pas jugé dignede l’inclure à sa chronique s’il n’en avait mesuré l’infiiniecruauté.) L’extrémité ici atteinte ne peut se percevoirque si on la distingue bien de sa parente, le phénomèneabsurde :::m plus pure dans son intensité puisque sans rap-port avec l’élément de la sérialité (l’épisode fait sens nonde par sa valeur d’exception, mais presque pour la rai-son contraire :::m la placidité avec laquelle le captif tire lesconséquences de l’acte de son persécuteur, lequel acten’avait en ce temps absolutiste rien que d’ordinaire). Aurisque de paraître me contredire :::m l’extrémité ici encause s’inclut dans la série construite par Borges sous letitre d’Histoire de l’infamie. Je compte, précisément, quel’apparence de contradiction ici encourue — un casextrême élément d’une série de cas apparentés — m’aideà resserrer ce que vise l’idée de phénomène extrême

Page 64: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

63 Chaque jour, la fin du monde,

mais qu’elle n’intercepte encore qu’à travers le coaltarverbeux des mots.

Des mots dont on perce l’ouate en sachant se jouerd’eux. Dans l’histoire retenue par Saint-Simon, le diabo-lique et le symbolique se confondent, et avec tant deprécision que le duc a dû le pressentir, et pour cette rai-son retenir le fait, en digne disciple de Suétone et deTacite. Il y a vu quelque illustration édifiiante de sapropre perception du siècle de Louis XIV, cette monar-chie féroce, et en ce sens y lit une des manifestationséloquentes du despotisme qui a fondu sur le royaume.En ce sens aussi, en bon historien et conteur qu’il est, ill’élève à sa valeur symbolique. Or le fait ici sélectionnéprésente encore une autre forme typique, celle du tourdiabolique pris par tout débordement — la déformationsubtile infligée au Bien par le Diable, qui le tourne ainsien son exagération caricaturale. L’extrême dont il s’agitsignale la zone mystérieuse où toute chose rencontre sondouble, son alter ego :::m la peine à perpétuité prononcéepar la justice du roi, confiirmée et mise en acte par sonsouffre-douleur. Autant la valeur symbolique de l’épi-sode résulte de la construction narrative (esthétique dudrame, qui joue du pittoresque mais en lui refusant toutcaractère ornemental), autant sa valeur diaboliquedéborde et excède l’intention de l’auteur. Elle la débordeau sens bien précis où, autre exemple, l’histoire de Jobdéfiie l’exégèse depuis des siècles ::: personne n’a pu, et

Page 65: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 65

pour cause :::b expliquer pourquoi un récit consacré par latradition religieuse imagine le Tout-Puissant tenté,suborné, manipulé par Satan. La zone de l’extrême, dansce cas, ne se confond pas le moins du monde avec cellede l’absurde, décrite par Camus avec la plus haute préci-sion. L’absurde, c’est le comble de l’insensé, et il vousécrase de tout son poids car il donne au silence et auretrait du divin sa forme hyperbolique. L’absurde, c’est leDieu caché de la tradition, mais caché trop longtemps. Àl’inverse, on redoute d’entrevoir le sens du diabolique. Iln’y a même rien qu’on redoute autant. Dies irae. Dieunon pas caché, mais couché — pour cause de déprime.

Or, depuis Lichtenberg et Condorcet, n’est-ce pas làexactement le sens profond et le tour constant des phé-nomènes extrêmes :::l Dans un monde taillé aux mesuresde l’entendement des ingénieurs que furent Boulton,Ampère et Diesel, qu’y a-t-il de plus redoutable quel’idée que cette main pourrait s’égarer et retourner sesœuvres contre elle-même :::l La « main invisible » d’AdamSmith régule l’offre et la demande, comme son cousingermain le démon de Maxwell distribue des électrons :::mces bienveillants préposés à l’équilibre des flux d’éner-gie propice se transforment à l’occasion en divinitésimplacables. Pas de bon génie qui ne masque un Janus.Quel dieu faste ne serait pas une girouette, un dieu dukrach, l’enfant d’un coup de dé :::l On commence de lemaudire quand les pannes se répètent, la main philan-

Page 66: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

66 Chaque jour, la fin du monde,

thropique du marché n’est plus que la poigne hargneusede la Némésis.

3 août. – Sur le balcon, au moment de décliner, monimpatience rouge sang en passe par une manifestationétrange. L’ardente couleur rubis des sommités sembles’être propagée comme par contagion aux feuilles, auvert morne desquelles en effet elle donne, dégradée, uneteinte sourde et biliaire de latérite sans qu’ellesdeviennent à proprement parler des fanes (celles-cidépériraient sans délai et selon leur manière de fanes).On les dirait aspergées d’une fiine bruine sableuse, dontl’ocre sale fiigurerait la valeur spectrale approchée de lafleur à maturité ::: silice de sirocco, parce que la feuillelanguit et qu’il en émane l’aura de souffrance desasphyxies ::: l’ocre rappelle les carrières du Roussillon,minuscule Sahel en pleine Provence, et sa gangues’épaissit de tout le pollen ainsi tombé en rosée inutile.Ce tissu végétal semble se minéraliser et se hâter versl’érosion, comme une roche friable mangée d’un selterne. Ainsi le grain de sable en pluie évoque-t-il uneroche qui s’effrite tandis qu’à l’inverse et du même mou-vement le végétal vidé de sa chlorophylle se pétrifiie plu-tôt, comme englué sous un mince linceul diaphane derésine durcie. Posée trop tôt, cette cape emprunte aumourant qu’elle emballe son reste de couleurs et luidonne en échange sa médiocre transparence de fossilevirtuel. Ainsi de tout crépuscule, brève identité quoti-

Page 67: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 67

dienne et double de l’orient et de l’occident, de l’été etde l’hiver, métamorphose évidente de la braise qui seveine par avance du noir de la cendre froide.

Les fleurs de l’impatience, pour dire la même harmo-nieuse exaspération, forcent la note :::m tel un caillot aban-donné, leur rouge s’opacifiie et fonce peu à peu, lespétales se cernent d’une mince ganse couleur suie ou sechiffonnent, les boutons se déshydratent comme autantd’animalcules mort-nés, ou comme des nymphes,comme si le plant entier jetait l’ancre, mettait en calesèche, sur un signal intimé à ses parties les plusanciennes comme aux plus jeunes. On imagine que ladévitalisation frappe indistinctement tous les compo-sants, au lieu de progresser. Les organes plus jeunes nerésistent pas plus que les plus anciens, les fonctions(feuilles, fleurs, bourgeons) semblent elles aussi à égalitédevant la mort (quid des racines :::l). Il y a de l’hypertro-phie dans ce début d’agonie. (Le cou du dindon et sonpiteux appendice rouge sale met au contraire une notede chair morte sur un corps vigoureux.) Comparé à lajeune plante en pot que j’avais choisie chez le fleuriste,l’adulte que j’ai sous les yeux, trois fois le volume dedépart, possède des tiges épaisses, qui s’indurent et dontle vert s’est assombri. Malgré l’approche de la fiin, laplante ne cesse de lancer de nouveaux boutons, déco-chés parmi les pédoncules fiibreux ou racornis. Santémorbide :::m c’est la fiin, à quoi bon ces poussées et ces

Page 68: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

68 Chaque jour, la fin du monde,

nichées de nouvelles générations :::l Même erreur degoût, serait-on tenté de penser, que les scénaristes deséries B noyant leurs décors de proliférantes toilesd’araignée pour signifiier que le grenier où se joue lemélodrame n’avait pas été visité depuis des lustres. S’il ya des portes de la vie et des portes de la mort, c’est pré-cisément pour que les deux mondes ne puissent enaucun cas se laisser voir en même temps. Le Jardinier amis des haies. Et s’il y a deux arbres en Eden…

Poussière notre mère, mon impatience t’en priem dis,qu’arrive-t-il quand cette loi ne vaut :::l

Beau cas de percée réussie dans la zone de l’extrême ::« Dieu, comme préparation à quelque chose de beau-coup plus sinistre que nous ne connaissons pointencore » (Canetti, 1953). Trouver cette perle me raffer-mit dans mon espoir de décrire tout le spectre de l’ex-trême car l’aphorisme de Canetti pourrait aussi bienavoir été conçu par Cioran. Indice d’affiinité qui vaut sonpesant d’or :::m entre l’approche statistique et l’approchegnostique des phénomènes extrêmes, il y aurait doncdes passes, des attractions, voire des échanges. À moi,prospecteur de ces pôles, de m’équiper pour trier commeil sied entre le métal noble et ses scories.

(Près de deux mois plus tard :::m) Bel indice de perti-nence de ma question, je retrouve le même horizon del’extrême à partir d’un cheminement on ne peut plus

Page 69: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 69

étranger au pli mental de Canetti et Cioran :::m « À mesureque l’on s’approche du réel, on perd la parole – Un objetn’est exprimable que par un nom plus grand que lui etqui n’est que le signe de sa multiplicité de transforma-tions implicites – ou bien par métaphores ou bien parconstructions » (Valéry, Cahiers 1902-1903). Oui :::b S’im-pose d’ailleurs ici le rapprochement avec l’alternativedes physiciens :::m ou vous avez la masse ou vous avez lavitesse. (Dans la pensée mallarméenne de Valéry, l’objetest à la phrase ou la parole ce que la masse est à lavitesse :::m trop lente, la phrase s’émiette en mots ::: troprapide, elle tend, à travers le bruit, vers le chuintement.)Comme devant tout phénomène asymptotique, l’intelli-gence peut ainsi s’exercer à admettre une réalité à la foisabsolue (inconditionnelle) et ambivalente. Ne boudonspas un plaisir si rare :::m en l’occurrence, ce qui est mathé-matiquement vrai, l’est aussi mythologiquement – lafiigure bifrons de Janus. On peut donc généraliser :::mcomme la phrase mallarméenne, tout objet se trouve àl’intersection de deux infiinis de signe contraire et eninteraction instable.

4 août. – Qu’il y ait une région de l’esprit où fleu-rissent quelques questions décisives ne paraissantsolubles à aucune science en particulier et les tracassanttoutes, chacune selon son tour, comment ne pas enadmettre au moins la possibilité :::l Je remarquais, il y a

Page 70: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

70 Chaque jour, la fin du monde,

quelques jours (le 25 juillet), comment un romanciercontemporain, Dantec, avait retrouvé, à son insu, l’idéepascalienne de l’augmentation infiinie de ce que nousignorons, en proportion de ce que nous savons. Aujour-d’hui, je trouve la variante poppérienne de cette intui-tion, Popper en reconnaissant, lui, la source :::m « Même aucas où l’on découvrirait la vraie théorie du monde, nousserions totalement incapables, comme Xénophanel’avait bien vu, de savoir que nous l’aurions trouvée. »L’idée pascalienne de la disproportion croissante de l’insupar rapport au su diffère de l’idée ionienne et poppé-rienne, qui se réfère plutôt à un état constant, identiqueà lui-même à tout moment de l’histoire des savoirs. Rien,pourtant, n’interdit de se représenter cet état commeégal, du moins comme homologue à l’état fiinal de ladynamique du modèle pascalien :::m il n’y va que d’uncoeffiicient. Homothétie de deux états extrêmes, l’unétant défiinitif, l’autre, au contraire, ne s’actualisant qu’àl’infiini. (Étrange :::m nous retrouvons ici, indirectement, leparadoxe de l’axiome euclidien des deux droites défiiniescomme parallèles si elles ne se rencontrent qu’à l’infiini).

Conclusion :::m comme des parasites ou des prédateursde l’infiini, nous prélevons le mesurable sur l’incommen-surable. La région des questions décisives que j’imaginene se laissera aborder qu’à la condition de ne pas prati-quer cette substitution. Cette région encore secrète, cepassage réservé aux questions décisives, Bergson en avait

Page 71: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 71

fait le motif et l’objectif de l’intuition. Bel exemple desprécautions élémentaires à respecter pour qui ne veutpas s’empêtrer dans les leurres de la « réduction de lacomplexité » :::b Le plus souvent, en effet, nous oublionsque penser, c’est peser. L’intuition ne pèse pas, la foudrenon plus. De même le satori :::m guerre-éclair de l’archerdivin qui ne fait mouche que les yeux fermés. Penséesans poids du sublime, sa présence impondérable, impal-pable :::m Witz. « Approcher, par un effort modeste etcontinu, l’illumination qu’aucun éclair de l’intelligencene m’apporterait » (Canetti). Du même, en 1961 ceciencore, qui précise ce qui relève de l’intelligence (bonneà « déblayer », bonne aux « tâches serviles », dit S.Weil) :::m « Des esprits qui illuminent, d’autres qui classent.Exemples extrêmes :::m Héraclite et Aristote. »

La région qui m’intrigue, l’extrême, a qualitépolaire :::m toutes les boussoles s’orientent vers elle. Lepassage réservé aux questions décisives les aimantenttoutes. Il est leur champ (magnétique) hors champ(optique).

Asymptote :::m la vie intérieure d’un individu s’appau-vrit à chaque nouveau mensonge. Tirer les consé-quences de cette règle. Un des cas si rares où les deuxsens du mot « juste » coïncident. Parabole kafkaïenned’un Enfer où il reviendrait à chaque pénitent de choisirlui-même son châtiment.

Page 72: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

72 Chaque jour, la fin du monde,

5 août. – Blitz (l’éclair dans le ciel) et Witz (l’éclairde l’intuition) :::m dans les deux cas, un court-circuit. Mêmeéclair :::m les deux mots n’en font qu’un et indiquent lemême instant de la sidération. Les étapes intermédiairesde la synthèse, comme rendues superflues ::: survolées,réduites à rien.

En réalité, en ce rien-là commencent touteschoses :::m les corps au contact desquels nos sens nousinforment qu’il y a d’autres corps que le nôtre formentce circuit, ce cirque, ce cercle. L’éclair fiigure et donne ledegré éminent de compréhension parce qu’en catalysantl’espace-temps (ou les algorithmes), en le réduisant àpresque rien, il convertit l’infiiniment grand en infiini-ment petit. Opération où l’acte poétique atteint sonessence. La conversion électrique des énergies, la conver-sion poétique de la pensée :::m forme miniature de toutemétamorphose. Le circuit des corps avec lesquels nousprenons contact dessine, le mot le dit, un cercle.Ensemble, nous nous bouclons et débouclons. Le rouetdes Parques, premier modèle de cette grande bobineélectrogène que nous saurons reconnaître dans l’orbitedes corps célestes et des corpuscules nucléaires.

Énergie, allergie :::m centripète, centrifuge.L’univers historique, univers composé d’événements

uniques. Mais aussi :::m l’univers onirique. Chaque rêveest unique. Se demander ce que ces deux mondesauraient donc de commun (plusieurs poètes men-

Page 73: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 73

tionnent le « cauchemar de l’histoire »). L’un et l’autresont obsessionnels car nous nous y voyons vivre nonexaucés. « Si rien ne se répète, chaque chose est ultime »(Antonio Porchia).

6 août. – De même y a-t-il affiinité entre l’éclair de lafoudre et l’éclat de verre ou l’éclat de rire. Leur puis-sance analogique de condensation les relie, si familière àl’humour et elle-même si proche des abréviationstypiques du court-circuit. L’humour soulage (et le senspremier de l’éclat de rire en est la manifestation presquevoluptueuse), l’éclair allège (sens patent de la déchargeélectrique) :::m l’énergie se charge (sens premier de l’idéede condensation) ou se décharge (sens second), elle s’ac-cumule ou se dissipe, elle décélère ou accélère. Le plaisirde l’humour compense les ruses réalistes de la penséelogique, libère des amarres du principe de réalité :::mvolupté d’apesanteur, où l’esprit trouve une des raresoccasions de présence à soi et où la matière se révèle àelle-même dans sa vérité immanente de tension — imma-térielle. Il y a comme un aveu dans cette révélation, leplaisir du Witz imposant l’évidence qu’en se dissipantl’énergie immobilisée dans une forme matérielle atteintsa fiin éminente. Elle se décharge de cette forme commed’une tare, d’une indignité :::m toute matière ne vit qued’un moment de dégradation immobilisé dans une formedont la destruction inaugure le retour de l’énergie à sa

Page 74: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

73 Chaque jour, la fin du monde,

pure apesanteur. Fascination des baroques pour labeauté éphémère du feu d’artifiice. Fascination d’Empé-docle au bord du cratère. Valéry :::m « L’homme est pleind’explosifs divers. »

Il suffiit de bien considérer cette évidence sous tousses aspects pour comprendre le secret des phénomènesextrêmes. Clause complémentaire :::m se garder de toutecomplaisance romantique. La fiin éminente de l’énergien’est pas un terme, un but, un au-delà mais son foyer,son port. De même que l’esprit polarise, de même doit-ilapprendre à prolonger de lui-même l’espace-tempscourbe qu’il révèle au principe des circuits de l’énergie.Le rayon de cette courbe est incalculable, mais ses effetssont mesurables.

(Une heure plus tard — « se garder de » :::l puisquej’en suis à l’heure des conditions de l’expérience concep-tuelle, en voici une seconde, qui me vient à propos de lafiigure de Janus, évoquée il y a deux ou trois jours :::m l’al-ternative qu’elle représente simplifiie, dans le mauvaissens du terme, elle invite à déformer l’extrême en leconfondant, je l’ai déjà mentionné, avec un bord, unterme, une fiin égale au OU BIEN / OU BIEN. À Januss’applique le cas de Tychè fiille de Zeus :::m « c’est lui quilui a conféré le pouvoir de décider du sort de tel ou telmortel. À certains elle déverse, d’une corne d’abon-dance, un monceau de présents. À d’autres, elle retiretout ce qu’ils possèdent. Tychè n’est absolument pas res-

Page 75: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 75

ponsable de ses décisions et court en jonglant avec uneballe, symbole des incertitudes du sort :::m tantôt en haut,tantôt en bas » (Graves, Les Mythes grecs). De cette ballevient la roue de la Fortune, selon le même régimebinaire qu’exploitera Pétrarque (les deux Fortunes deson traité correspondant à l’opposition grecque du hautet du bas).

Cette balle et cette roue tiennent la même fonctionironiquement régulatrice que la main invisible de l’offreet de la demande, ou que le démon de Laplace, car ellespermettent de considérer tout désordre comme la formeinverse ou perverse d’un ordre caché. C’est précisémentde ces raisonnements en vase clos qu’il urge d’apprendreà sortir :::m les alternatives (de la guerre et de la paix, del’équilibre et du déséquilibre) ne sont pas les staseslimites d’une quantité constante d’énergie, mais lesvaleurs transitoires du produit des deux infiinis. Cesalternatives sont des indicateurs :: Janus et Tychè dési-gnent des puissances à deux visages, des principes alter-natifs, binaires. Ma question :::m qu’arrive-t-il si Janus n’apas deux visages, mais plusieurs :::l Qu’arrive-t-il dès queje comprends que la réduction romaine de Janus à deuxvisages n’était qu’une convention, une pragmatique des-tinée à conjurer une situation infiiniment fragile :::l Uneingérence simplifiicatrice de l’intellect pressé de trancherle nœud gordien des courts-circuits, de confiisquer letissu du monde :::l

Page 76: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

76 Chaque jour, la fin du monde,

(Une heure plus tard — ce que j’appelle la « passe desquestions décisives » :::m non pas leur goulot, mais leuristhme ::: non pas leur collecteur, telle la philosophiemédiévale intronisée Grande Archiviste des savoirs enarborescence, mais leur symphonie ::: non pas une ques-tion en enchâssant d’autres, mais leurs métamorphoses,dans l’esprit hermétique de Serres. Déchiffrer :::mapprendre à entendre dans chaque signe un signal et unephrase, une note et une mélodie — et le vide.)

7 août. – Quatuor n° 3 de l’opus 18 de Beethoven :::m lamélodie fiinale du dernier mouvement se conclut avantles dernières mesures, qui en reprennent un fragment etsemblent s’interrompre sans résolution. Pourquoi ne pasentendre dans ce raffiinement un mode esthétique deconstruction du réel qui se généralisera (le roman, lecinéma), et illustre un des aspects décisifs de la synergieperception / mémoire :::l (L’auditeur attentif entend ledénouement mélodique avant la dernière mesure.) Demême que, pour l’intuition, le temps à venir précède letemps présent, de même le temps retrouvé augmente-t-ille passé. Ces « augmentations » manifestent l’intensifii-cation de l’expérience chaque fois que l’intuitionapprend à se détacher de l’entendement. « Esthétique » :::mesthésie, l’art de la sensation (l’art de débusquer :::m lacourbe dans la droite, la conclusion avant la péroraison,l’hiver dans les pétales, le bond du tigre traversant les

Page 77: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 77

trois vers du haïku). Pourquoi faudrait-il tenir, avecBergson, que ces joies ne couronnent que la vie contem-plative :::l

8 août. – Le « vide » que je mentionnai déjà plu-sieurs fois, à titre d’hypothèse physique, concerne aussile biologiste :::m que faut-il imaginer dans les espaces creuxde la double hélice de l’ADN et de l’ARN :::l Même si cecreux n’est pas vide au sens de la physique contempo-raine, il l’est au sens de Pascal et de ses tubes de mer-cure. Ainsi de la carte génétique :::m son réseau ne sestructure que sur un arrière-plan, un fond biologique-ment neutre ou inerte. Condition sine qua non de safonction (car, dans le cas contraire, il y aurait interactionperturbatrice entre ce réseau et ce fond, autrement dit :::mmutation).

9 août 2011. – Autre cas d’espèce du vide :::m l’électro-nique. A retenir tout particulièrement car, la premièreme semble-t-il dans l’histoire de l’exploration des struc-tures nucléaires, elle maîtrise des changementsd’échelle :::m avec des techniques macro elle opère, commeson nom l’indique, sur des processus nano. Elle ouvredonc aussi une période nouvelle de l’histoire de l’électri-cité :::m on maniait sa fluidité depuis la fiin du XVIIIe siècle,puis, début XXe siècle, en même temps qu’on s’approchedu radium et de l’uranium, on apprend à décomposer le

Page 78: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

78 Chaque jour, la fin du monde,

fluide électrique en ses composés, en repérant l’électronémis par la cathode sous vide. Rétrospectivement, levide de l’électronique a dû fournir, par analogie, uneimage du vide sans lequel il n’y aurait pas de structureatomique. Je gage que ces années de découverte, lesannées de cette découverte ont donné une formidableimpulsion à l’ensemble des sciences physiques, celles del’animé et de l’inanimé ensemble, et cette simultanéitépour la première fois dans l’histoire des sciences (il suf-fiit de penser à des alliances comme celle de la chimieorganique et de la biologie moléculaire, une fois avéréel’universalité électrochimique des éléments).

À sa manière, la littérature, et elle le sait depuis Mal-larmé au plus tard, trouve là aussi sa tâche éminente :::mfaire le vide, à l’école de Flaubert s’enfermant seul dansson gueuloir. La « phrase pure » dont Canetti, virtuosedes exagérations productives, dit que toute phrase qui lasuit l’altère ou la souille (et que, je glose, ne devient écri-vain que l’écrivant capable de condenser en une phrasetoutes celles dont se composerait sinon un livre), cettephrase pure équivaut, dans les genres de la prose, auvers mallarméen. Elle en possède exactement la valeurd’idéal de la littérature. Plus précisément :::m désormais, onappellera littérature la recherche intransigeante de cettephrase pure, « l’or du temps ». Il suffiit de clairementexposer les conditions que, pour répondre de cettepureté, s’est données la création littéraire, pour entre-

Page 79: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 79

voir ce que polarisent les phénomènes de l’extrême à quoise consacre l’Occident des sciences et des arts. Il n’estpas excessif de risquer ici l’image d’une cause sacrée :::melle naît avec l’art pour l’art, elle lui survit somptueuse-ment. Pensez à Celan mais aussi à La Disparition, et vousadmettrez le bien-fondé de ma légère exagération.

(Une heure après :::m) :::m bien comprendre que, dans tousles cas de fiigure du vide que je viens de mentionner, levide résulte, d’une condensation, donc d’une intensifiica-tion. Bien se pénétrer de cet acquis de la contemplationcar on se libère alors une fois pour toutes du préjugé du« Plein » dont le vide serait un défaut, l’absence, lenégatif, le passif. Non :::b le vide est un mode d’intensité,une polarité, comme le blanc de la page, comme le néga-tif ( :::b) du courant électrique :::m toute « métaphysique »doit partir de là (et ne peut en partir avec succès qu’à lacondition d’expliquer toutes les conséquences de cetteévidence).

10 août. – À l’appui de mon argument du 6 aoûtexposant pourquoi on doit se garder de percevoir l’ex-trême comme un terme, une extrémité, un bord, une fiin,on remarquera tout le non-dit éloquent de la notion psy-chiatrique de border line. Chez ces médecins, sans lemoindre état d’âme, la perception grossière reçoit seslettres de noblesse et prend valeur nosologique. La« ligne » du border line n’y va pas par quatre che-

Page 80: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

80 Chaque jour, la fin du monde,

mins :::m en deçà d’elle, le vaste univers de la normalité,au-delà, la démence. Le border line des psychiatres et dusens commun vit le long de cet équateur, comme unextrémiste rentré. Même si l’on admet que la « ligne »invoquée par les psychiatres pour classer le border linene sépare pas le normal du pathologique, mais le patho-logique (auto)contrôlé du pathologique incontrôlé, lafrontière qu’on veut défiinir ainsi ne s’ajuste pas du toutaux différences que l’on cherche à délimiter. L’extrêmequi nous retient n’est pas géométrique, mais électrique,comme je l’ai dit plusieurs fois déjà à propos de la pola-rité et de la fiigure du pôle. Dans le domaine de la pen-sée, l’oxymore en témoigne, comme celui choisi par Tho-mas Mann :::m « pathologiquement sain », dit-il d’un deses personnages avant le départ vers la Montagnemagique.

Pour l’esprit, l’électricité qu’il retrouve ainsi une foisde plus dans son raisonnement est plus qu’une puis-sance physique distincte :::m l’électricité est la Matière àson plus haut point de puissance analogique. Le magné-tisme terrestre se déclare aux pôles, auxquels il donneainsi, en orientant la sphère, une sorte de supérioritéinsigne sur l’équateur qui dessine simplement le plusgrand diamètre possible de la bobine électrique qu’estnotre sphère. Enlevons de même le border line des psy-chiatres à leur géographie de l’âme et introduisons-ledans le champ électrique où nous pourrons l’aborder non

Page 81: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 81

par son équateur mais par ses pôles :::m alors nous pour-rons considérer comment il s’oriente. Rien ne nousgarantit d’avance que nous saurons nous coordonner àlui, mais au moins nous donnons-nous la certitude del’approcher là même où il nous inquiète :::m le border linetangue comme une toupie dont pour l’axe sans assiettel’équinoxe dure l’année entière. Sa devise :::m Orages dési-rés, levez-vous :::b

(Quelques heures plus tard :::m) Et ce vide que j’imaginesous toutes les fiigures possibles, pourquoi ne pas l’ima-giner comme l’interstice qui émerge de l’interférencedifférée des deux infiinis :::l Interstice :::l Instance :::m nuncstans.

Aux informations télévisées du soir, je réalise que jen’avais jamais eu sans doute à ce point la sensation dugrotesque déchaîné. On fiinirait par éprouver, au momentle plus inattendu, la souffrance de la compassion, tantles choses se jettent désormais sans mesure sur leshommes qui les avaient négligées ou exploitées :::m Crisechaque jour plus séismique (euro, bourses, taux, décapi-talisation, etc.) :::l Sarkozy renonce à sa villégiature médi-terranéenne, convoque les ministres demain, demanderapport et prospective pour dans… quinze jours (oui, 15jours, tandis que, quelques heures après cette annonce, latélévision répercute les rumeurs de sanction imminentedes agences de notation sur le triple A français ::: trèsimpliquées dans des emprunts grecs, donc pourris, les

Page 82: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

82 Chaque jour, la fin du monde,

banques françaises entrent dans le champ de tir bour-sier, la logique de la dévaluation universelle accélère etélargit sa spirale, l’euro aura possiblement cessé d’être àla fiin de la semaine) — deux soldats français morts enAfghanistan :::l sans doute des tirs amis, provenant nonde chasseurs volant à Mach 2 à dix mille mètres d’alti-tude mais de blindés postés à six cents mètres (600mètres) — en pleine ville (Marseille), un môme de quatreans renversé et tué par un chauffard :::l l’homme auvolant traîne sur cinquante mètres le corps de l’enfant,et fiile — certains quartiers de Londres quadrillés par desmilices d’auto-défense, outre les 16 000 policiers (oui,seize mille) sur le pied de guerre. Je me relis, et je com-prends mon émotion :::m toutes les formes de la guerre enmême temps, plus la cruauté fourbe plus la sottise satis-faite. Paysage luciférien.

11 août. – Les parias visibles de mon quartier se sub-divisent en deux classes qui ne frayent jamais entreelles, les parias élégants et les autres. J’ai décerné le Pre-mier Prix ex æquo du Paria visible et élégant :::m

– à l’infatigable vendeur du magazine Paris SDF quidepuis au moins onze ans, hiver comme été, n’a jamaismanqué une seule journée de faction devant les portesdu bureau de poste. Trapu, le visage potelé, sévère maisnon pas tendu, rien qu’attentif (comme un paysan à lachasse à l’affût le dimanche), disposé à la courtoisie

Page 83: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 83

sobre quand il devine un passant bien disposé, maisn’insistant pas s’il pressent qu’en face on redoute larequête ou la palabre (alors que, tout autour de lui,aucun commerce n’a tenu plus de cinq ans, alors que laposte dont il fiigure comme le groom de choc a déjà vupasser des dizaines d’employés et changé deux fois dedesign, et qu’il en représente ainsi comme une assezlointaine préhistoire, le seul indice de stabilité), il obtientmon Premier Prix du Paria visible et élégant pour lesmocassins jaune seigle neufs qu’il chaussait il y a deuxsemaines.

– à la vaillante dame au fiichu qui depuis au moinssept ans, chaque matin, ni tôt ni tard, dans l’attente del’aumône qu’elle ne sollicite jamais d’aucun signe, vients’adosser à l’exacte suture de la vitrine de la boulangerieet de l’échoppe du cordonnier vietnamien, pourquelques heures passées face à son barda de ménagèreou de lavandière, un ballot de frusques noué avec soin etsuspendu deux mètres en face d’elle, au plot de la bar-rière de sécurité du carrefour. De ce sac rebondi dépasse,certains jours, tel le piolet d’un alpiniste pas encore àpied d’œuvre, le manche de bois verni d’un pébrocqu’elle n’ouvre jamais et qui lui donne la touche debourgeoisie négligente que, faute de ce luxe, n’aurajamais sa cousine installée trente mètres plus loin entrela crèche et la pharmacie, le bras tendu, la paumeentrouverte.

Page 84: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

83 Chaque jour, la fin du monde,

14 août. – Une des paraboles à mon goût les pluslumineuses du bouddhisme zen raconte l’histoire dunéophyte qui, levé en retard, se précipite et, hors d’ha-leine, arrive tout juste à l’heure au temple pour se pré-senter chez le maître. Il l’entend alors lui énumérer avecprécision l’avalanche de calamités que sa course adéchaînées l’une après l’autre et l’une par l’autre (sur-sautant quand le retardataire le bouscule au passage, lecoolie qui passait effraye un chiot qui se jette dans lesjupes d’une vieille femme et la fait trébucher sur le couf-fiin entrouvert d’un charmeur de serpents, etc.). Impas-sible, le maître décline ainsi la liste entière des sinistresconséquences de la négligence initiale. Le karma en uneseule leçon de choses :::b Et tout karma contient tous leskarma, entendons-nous de surcroît.

J’y entends une des mélodies les plus subtiles de l’ex-trême. Aussi profonde dans sa technique narrative quel’histoire de la mort à Samarcande (au roi avec qui elledevise, la mort raconte en riant qu’elle vient de croiserun de ses soldats, sur le chemin du palais, et qu’il adétalé en la reconnaissant — « quand je pense », s’es-claffe-t-elle, que j’ai rendez-vous avec lui ce soir :: »), savertu la dépasse :::m elle offre à qui l’entend une chanceloyale de réforme et de justice envers soi-même et lemonde. Mais cette supériorité propédeutique tient aussià une meilleure pénétration de l’extrême :::m la paraboleenseigne que la catastrophe nous précède, et pourquoi

Page 85: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 85

(nous ne savons pas, nous ne pouvons savoir à quelpoint nous restons empêtrés en toupie dans les effets denos actes). L’élucidation ainsi donnée par le récit, etpour ainsi dire en acte, vaut au moins la perle la pluspure. Le lotus de la Sagesse s’abreuve à l’eau limpide desplus hautes cascades. Sa fleur ne se cueille que dansl’œil du cyclone, notre baptistère à tous.

15 août. – Pour libérer l’esprit du préjugé statistique,il ne suffiit pas, tant s’en faut, de montrer que la notionde « valeur moyenne » déforme ou fiige la perception, etcomment elle le fait. Les sciences physiques ont élaboréla notion corollaire d’ « état limite », et l’on ne peut rienobjecter de décisif à qui circonscrirait cet état limite àune valeur extrême, le degré Kelvin par exemple, ou lavitesse de la lumière. Il ne s’agit pas, en effet, de contes-ter la compréhension qu’a l’entendement, mais de com-prendre que l’extrême ne s’y réduit pas, et pour quelleraison il l’excède. Pour ce faire, une autre méthode s’im-pose, qui ne doive rien aux sciences du mesurable puis-qu’il s’agit de montrer en quoi l’intensité en jeu dans lapuissance extrême n’est en rien concernée par le règnede la quantité. Voici la question ramenée à son noyau :::mcomment penser le qualitatif absolu, le qualitatif abstraitdu quantitatif (et dès lors accessible à l’intuition elle-même) :::l

Soit par exemple la belle formule de Hugo :::m « La

Page 86: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

86 Chaque jour, la fin du monde,

nature est une apparence corrigée par une transpa-rence. » Elle n’a de sens, et de sens profond, qu’à lacondition d’opposer, à la dichotomie des apparences(opposition binaire du vrai et du faux, ou du réel et del’illusoire), la complexité non moins évidente de latransparence, qui présuppose une multiplicité d’aspects— ou encore :::m à la surface (censée trompeuse) des appa-rences Hugo ajoute une multitude d’interfaces qui sub-stituent à l’alternative simple du vrai/faux la perspectivemultifocale du plus grand nombre d’aspects possible,comme si les apparences résistaient à la profondeur dechamp, n’en étaient pas affectées, se conservaient toutesensemble en même temps. La transparence ici visée cor-respond à une approche exponentielle de l’apparence,elle désigne le fait d’un « enchaînement » d’apparences,à l’image du spectre des couleurs de l’arc-en-ciel. Alorsque, pour un platonicien, le Vrai se donne comme l’ul-time apparence possible (il est ce qui ne cache plus rien),Hugo surenchérit :::m si l’apparence est un reflet, la trans-parence est un fiiltre et n’aboutit donc jamais à uneultime valeur, l’être en soi :::b

Dans toute sa rigueur, l’idée de transparencedésigne bien un monde d’intensités pures :::m le mondeest infiiniment transparent, la traversée des apparences(Virginia Woolf :::b) n’a ni fiin ni commencement. Nousvoici bel et bien dans l’intensité absolue, absoute de sesliens avec le quantitatif. État dès lors indiscutablement

Page 87: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 87

extrême, la transparence ainsi comprise échappe de faità l’empire du mesurable. Pour un philosophe, l’idée deHugo a des conséquences cruciales :::m la pensée des appa-rences nous oppose aux phénomènes, celle de la trans-parence fait de nous un phénomène parmi d’autres.

16 août. – Pour l’œil du physicien, la lumière est auxténèbres ce qu’est, pour l’oreille du musicien, le silenceau son. Les bruits y jettent son ombre.

(Quelques heures plus tard :::m) Si je comprends bien lepropos d’Emil Fackenheim, le fait qu’une partie dupeuple juif ait réchappé à la Shoah, pour eux et aussipour lui (il fut l’un de ces rescapés), tient du miracle (etl’auteur se fonde même sur ce sentiment d’étonnementsans fiin pour faire entendre l’acte de foi de tous les Juifsprofessant l’événement de la Révélation sinaïtique).Récemment, j’ai moi-même, sans avoir encore lu uneseule ligne de Fackenheim, écrit et publié que pour unhistorien digne de ce nom le plus diffiicile à expliquer,s’agissant de la Shoah, c’est qu’il y ait encore des Juifsau monde. Mais là n’est pas mon motif d’aujourd’hui.Me préoccupe ceci :::m devant cette argumentation théolo-gique (à laquelle je ne pensai pas en exposant ma propreperception, qui vient d’une évidence toute profane :::m leshitlériens, comme on sait, avaient résolu une défiinitiveextermination) comme devant la mise en parallèle d’Au-schwitz et de Hiroshima, le moins que l’on puisse dire

Page 88: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

88 Chaque jour, la fin du monde,

est que, même un événement extrême — faut-il dire :::msurtout un tel événement :::l — engendre un capharnaümde représentations, une incohérence extrême. (D’où, chezLyotard, la fiigure de l’ « Inhommable ».) Le fait que l’in-concevable puisse prendre de telles formes raisonnéesaffaiblit sans remède l’axiome premier du rationalisme :::mverum factum (Vico).

Quant aux conséquences de cette évidence… Il y aquelques jours, à propos des border line de la psychiatrie,je cherchais à reconstituer comment l’entendementinverse la perspective en confondant le « bord » enquestion avec un état limite. L’époque de l’Inhommablereçoit ce nom parce que l’expérience littéralement trau-matique, l’absence d’expérience donc, devient celle detous. À des hommes normaux placés ensemble dans desconditions limites, la réalité paraît outrepasser sesformes limites, elle n’est plus que pure horreur. Le« capharnaüm » contient l’ensemble des rationalisationsdirectement inspirées par cette « expérience », et du faitqu’elle ne peut pas faire l’objet d’un déni ou d’une disso-lution psychotique parce qu’elle est collective. Mais l’at-testation d’une telle expérience de l’Inhommable, préci-sément, l’extrême la rend impossible. « On ne nouscroira pas », disaient les survivants des camps aumoment de revenir chez eux. « s’endurcir les mains etl’esprit… prendre l’homme tel qu’il est, dur et noncacheté… lui interdire de mettre la main sur l’espérance,

Page 89: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 89

celle-ci ne devant avoir sa source que dans la connais-sance la plus noire », note Canetti en 1960, pour compa-rer le second après-guerre au premier (où « il étaitencore possible, pour certains poètes, de respirer et detailler leur cristal »). La transmission semble ainsi gelée.

18 août. – Gelée :::l D’où la différence du traumatisme(nécrose de l’âme) et du reste des blessures psychiques,qui n’interdisent pas que l’expérience du monde puissemûrir.

Pourquoi ne pas appliquer, non sans toutes les pré-cautions nécessaires, cette image à une collectivité (unegénération, par exemple, et sans oublier que toute géné-ration est trine, couvre presque un siècle) :::l Puisque lanotion clinique de traumatisme est extensible à dessituations telles que la Première Guerre mondiale ou lachute de Jérusalem assiégée et l’exil (ce que dit d’ailleursla notion d’époque, liée à la marque particulière, mémo-rable, laissée par un événement), on voit en effet ce qui,de manière générale, est en jeu dans la transmission :::mc’est l’appareil mémoire/perception (de manière géné-rale :::m le récit qui noue les générations en une commu-nauté mémorielle). Ce qui signifiie :::m le traumatisme seraitune réalité pour l’individu, mais une autre pour la généra-tion (donc, une autre aussi pour la série des généra-tions). En quoi au juste ces deux réalités diffèrent-elles ::Les récits des survivants nous approchent de la réponse.

Page 90: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

90 Chaque jour, la fin du monde,

Le récit est précisément l’effort opposé à l’impossibilitéde l’expérience, il le couronne. S’il y a « miracle », alorsc’est celui de la volonté, et d’abord celle du narrateur.On ne peut décidément pas en faire un argument théo-logique.

20 août. – Qu’il faille détacher les phénomènesextrêmes de leur perception statistique, c’est-à-direquantitative, le montrent aussi les affiinités de l’extrêmeet du sublime. Pourtant, ils ne se confondent pas. Maiscomment :::l

Il ne me viendrait pas à l’esprit l’idée de « phéno-mènes sublimes » — alors que j’ai aussitôt accepté laformulation « phénomènes extrêmes » (Baudrillard).Jouons d’abord sur le mot — par défiinition le sublimeéchappe à toute représentation :::m comment nous appa-raîtrait-il :::l — pour approcher la chose :::m le sublimeaffecte, grise, emporte celui à qui il s’impose, le phéno-mène extrême évoque, lui, ce qui reste du monde unefois désenvoûté, une fois devenu insensible à toutes lesprises du Désir. Une fois que la nature n’est plus quenature, une fois que nous n’y reconnaissons plus uneseule possibilité de transfiiguration, alors elle devientphénomène extrême, comme l’inimaginable de ma nais-sance et de ma mort :::m « Au dernier instant, toute ma viene durera qu’un instant » (Antonio Porchia) — parfaitaphorisme puisqu’en bonne rigueur il se dira, doit se

Page 91: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 91

dire aussi bien de chaque instant. On touche là lesvaleurs d’affect de l’intelligence :::m ce à quoi elle répugne,ses intempéries, pour rappeler par ce mot apparemmentincongru que l’intelligence se mesure à sa capacité detempérer la violence du Désir, à ruser avec lui, et ainsi àle cultiver. Ainsi les phénomènes extrêmes seraientencore du côté du Désir, ils en maintiendraient le carac-tère intempestif, à la différence du sublime qui le met endéfaut, le méduse. Cependant, si le sublime me met endéfaut, c’est le reste du réel que met en défaut l’extrême.« Tu n’es pas grand-chose », me dit le sublime. C’est ceque dit l’extrême, mais moins à moi qu’aux choses quiprétendent faire mon monde. Porchia :::m « J’ai trouvé labeauté des fleurs dans les fleurs fanées. »

Oui, voilà un bon point de départ. Il suffiit de com-prendre le trait singulier de la génération Canetti (elle aconnu l’extrême bien plus que le sublime) pour conti-nuer de construire l’idée. Le timbre Canetti, la musiqueCanetti :::m les écrivains du « deuil impossible » (Adorno,Anders, Mitscherlich, Bernanos, Char aussi sans doute).

(Quelques heures plus tard :::m) D’un « son cristallin »on veut ainsi signifiier la transparence pour l’œil etl’oreille comme pour un seul et même sens. La penséen’avance vraiment qu’en faisant de même :::m elle doits’exercer, quand elle opère ses attributions et ses défiini-tions, à ne les autoriser qu’applicables également etindifféremment à l’un et l’autre sens, et de même à l’es-

Page 92: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

92 Chaque jour, la fin du monde,

pace aussi bien qu’au temps. L’exemple de prédilectionde Bergson quand il veut présenter l’intuition commeintuition des durées affranchies de toute spatialité, c’estla mélodie. Après deux ans de fréquentation ininterrom-pue des écrits, l’argument me paraît toujours irréfutable.Il faut seulement remarquer que sa puissance tient juste-ment au changement de sens préalable :::m nous sommesdans l’audible et l’acoustique, par opposition au visibleet à l’optique qui sert de référence massive à la méta-physique. Bergson ne prétend pas abandonner ni abattrela métaphysique, mais la priver de son spatialisme mas-sif. Ce retournement du scopique vers l’acoustiquechange tout. A-t-il été noté par les commentateurs del’œuvre de Bergson :::l L’audace et la prouesse consistentà avoir maintenu le terme d’origine, intuition, si forte-ment connoté par l’optique, pour découvrir la puissancede l’acoustique réprimée par des siècles de métaphy-sique.

Pour en revenir à la transparence du son « cristal-lin » :::m l’image indique de plus que la transparence sefonde sur les deux sens, à la différence, doit-on bien sedemander ici, de l’apparence :::l « Transparence » dis-tingue le cristal dont la matière ne « cache » pas lastructure, mais la révèle :::m l’offre au contact simultanéd’au moins deux sens. On dit « cristallin » le son qui, demême, ne se différencie pas de la note, du chant intérieurde la matière ébranlée et trépidante, que l’oreille recon-

Page 93: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 93

naît aussitôt en sus du chant qu’elle capte grâce à sarencontre avec cette matière (hors d’elle en même tempsqu’en elle, distinguant le son et la sonorité). De mêmeai-je été ravi du naturel avec lequel, récemment, unmusicien faisait admirer la beauté d’orgues du XVIIe

siècle sur lesquelles il venait de jouer en nous disant ::« Vous entendez :::l Tempérament un peu instable. Quelfruité dans ce timbre :: » La musique par lespapilles :::m tout artisanat élevé en art, tout art pratiquécomme un artisanat n’inventent-ils pas et ne cultivent-ils pas ce langage où tous les sens n’en font qu’un et paroù s’avère comment nous est donné ce qui fait sens ::« Imagé », ce langage :::l Oui, à condition d’admettre quesi image il y a c’est d’abord, pour chaque sens, celle del’expérience indivisible qu’il fait en même temps quetous les autres. D’où la simplicité avec laquelle Pongejuge superflu de gloser l’évidence :::m « les ouvrages del’esprit, tout comme ceux de la nature, croissent à lafaçon des cristaux ». On ne peut mieux dire à quellecondition les mondes transparaissent les uns à la« façon » des autres :::m façon d’orfèvre, par la taille aus-tère de qui ne s’avère défiinitivement précieux que ceque ces ouvrages ont de commun — d’analogique.

Cela va loin, aussi loin en tout cas que la méditationdes physiciens perplexes entre le corpusculaire et l’on-dulatoire. Car on saisit maintenant en quoi la transpa-rence, dans la pensée de Hugo, « corrige » les appa-

Page 94: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

93 Chaque jour, la fin du monde,

rences :::m ce qui apparaît, apparaît pour au moins deuxsens (le « fruité » du son) et, alors seulement, transparaît.Des apparences à la transparence :::m d’un sens aux sixsens (cinq plus le sens interne). Le soupçon suscité parles apparences disparaît devant l’autorité de la transpa-rence :::m elle a l’autorité d’un événement cerné par mul-tiples recoupements répétés ::: un sens témoigne quel’autre dit vrai, un impact enrichit l’autre, palper c’estausculter, goûter c’est épier. Le génie tactile de la cre-vette et de la limace presque aveugles leur donne lesyeux d’Argus. De même braquons-nous nos télescopesvers le scintillement d’étoiles désintégrées depuis long-temps.

La transparence m’initie au secret des apparences.Elle est leur apocalypse. C’est en quoi aussi elle est phé-nomène extrême par excellence :::m l’au-delà des appa-rences, c’est leur transparence. Autrement qu’appa-raître :::m transparaître. On tient là de quoi réorienter lamétaphysique :::m née dans l’opposition de l’apparaître etdu disparaître (les présocratiques), il devient possible dela reconstruire dans la différence de l’apparaître et dutransparaître.

22 août. – Piégé par la fringale dans un fast foodaménagé, pour les couleurs, comme un salon de coiffuretapageur, pour le mobilier, comme une agence de l’em-ploi, j’attends le plateau que je viens de commander. Au

Page 95: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 95

milieu de ces chaises de plastic moulé, de ces réflecteursd’une lumière inerte, comment maîtriser le début denausée :::l Endurer, faire face, dévisager cette contre-na-ture :::m me demander, puisque me voici témoin d’unconcours de laideur, comment se défiigure le commence-ment du monde (son fiiat lux, la faim, la chasse, le feu) ::Cette contre-nature n’est-elle pas une surnature, toutparadis n’est-il pas un Disneyland, toute Californien’est-elle pas le maquillage de notre rechute répétée dansla préhistoire :::l

(L’exercice spirituel qui s’impose, mon havre de for-tune me le dicte :::m les philosophes de la fiin de l’histoireont péché par excès de sentiment, contre leur sentimen-talisme il faut comprendre que l’histoire n’a pas com-mencé — que, chaque jour, nous l’empêchons de com-mencer. Il faut retourner la gnose contre elle-même :::mnon pas en la contestant —elle ne demande pas mieux, lecauchemar se poursuivrait, les religions vivent de leurcritique —, mais en retournant sur les lieux du crime.)

À ma droite, bien en vue sous le plafond, un écranplat de télévision diffuse en direct des images de l’entréedes troupes révolutionnaires du CNT dans Tripoli, tan-dis que la journaliste rousse en cardigan rouge fluo com-mente et qu’en boucle et en sous-titrage défiile l’annoncedu désormais vraisemblable abandon des poursuites dela justice new-yorkaise contre Strauss-Kahn. Entre moiet l’écran, affalé plutôt qu’assis à la table voisine, me fai-

Page 96: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

96 Chaque jour, la fin du monde,

sant face, un type mastique sans cesser de téter, au gou-lot de son bouteillon de plastique, tandis que de l’autrecôté de la salle-boyau, à moins de deux mètres de moi,assise sous le reflet de l’écran dans le miroir muralauquel elle s’adosse, une femme blafarde, habilléecomme une collégienne fauchée en vacances à la mer,mastique elle aussi, le regard vide et perdu dans lesimages libyennes (mitrailleuses sur pick-up, chasseurs-bombardiers, docks pétroliers en flammes, faciès porcinde Kadhafii haranguant son peuple devant les camérastout en brandissant en massue le poing des tribuns inta-rissables)

À ma gauche, la rue, un des grands axes de la capi-tale, la rue en pleins travaux :::m j’entends la mitrailladed’un énorme moteur, et distingue à quinze mètres demoi, en double fiile de l’autre côté de la chaussée, unemachine à cracher du bitume ou du gravier, perchée au-dessus d’une benne si vaste que, par le pas de porte de laboutique, je n’en vois qu’une partie ::: pas d’ouvriers envue, sans doute cachés par la fiile d’attente des clients dela gargote qui surveillent les gestes du patron, petitLevantin luisant de sueur, aux prises avec les plaqueschauffantes, les frites, l’huile crépitante tandis que soncompagnon (son fiils :::l son frère :::l) chevauche son tabou-ret, l’œil rivé aux nouvelles libyennes (Kadhafii en granduniforme, la tente de Kadhafii à Paris, la garde person-nelle de Kadhafii — d’immenses call girls, colossales

Page 97: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 97

femelles en combinaison d’homme-grenouille, les Gra-ziella du colonel —, le visage glabre, pâle et las d’unministre français, Kadhafii penché sur Sarkozy pouressayer de trouver la main qu’il devine ou qu’il demandelui être tendue par le petit homme qui l’accueille engrande pompe) ::: le moteur monstrueux cesse de rugir, lavoix de la journaliste n’a jamais existé, comme si nousvolions à dix mille mètres d’altitude sans casqued’écoute pour la bande-son du fiilm projeté. J’ai raté ledébut, on nous fiilmait pétrifiiés par les images en boucle,le visage levé vers l’écran ou vers son reflet dans lemiroir qui, en face, sert de mur, mastiquant et suçantmachinalement les frites noyées de ketchup et lesmiettes de fiilet de poulet surgelé ou les boulettes deviande peut-être hallal.

23 août. – Viande surgelée, transistors, vidéosur-veillance planétaire m Jusqu’où peut-on comprimer lamatière :::l Quelle est sa limite de compression :::l Imagesnumériques de l’écran de télévision, compresseurs àair du chantier, pitances débitées en flux tendu, tubesde néon :::m moins de trente mètres d’un bord à l’autre dela scène (du mur de verre de l’écran au crépi ducouvent devant lequel s’affairent les cantonniers). Et lamatière hétérogène ainsi compressée et comprimée,comment imite-t-elle l’explosion qu’elle contient,qu’elle masque, et comment cette explosion en sursis

Page 98: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

98 Chaque jour, la fin du monde,

stagne-t-elle, ruse-t-elle avec tant de fébrilité :::l Laréponse viendra du même exercice spirituel qu’hier :::mdans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner,calculer son intégrale, toutes les variantes possibles. Jel’ai repéré :::m le duel (le tandem) des deux mondes, leproche (la rue) et le lointain (la Libye) n’en faisantqu’un, sous le signe de la pulvérisation simultanée detoutes les matières car l’image télévisuelle, elle-mêmerafale électronique ou grouillement numérique com-pacté à l’extrême, me donne vue sur la dislocationd’une dictature — et la rue m’offre la vitrine des tech-niques de compression de la foule et de son appa-reillage alimentaire et automobile. À moi de pousserma barque entre Charybde et Scylla. Comme dans uneallégorie en trompe-l’œil, chaque partie de l’ensemble,chaque panneau, chaque vignette arbore une des signi-fiications du leitmotiv, mais chacune de ses signifiica-tions n’est qu’une de ses facettes :::m du monde je neretiendrai rien d’intelligible tant que je n’aurai pastrouvé l’orbite sur laquelle ses apparences prendrontforme régulière, et où je m’apaiserai quand m’auragagné l’illusion d’être en possession du fiin mot del’histoire, à égale distance de chacun de ses épisodes.De même les enfants entendant le dénouement duconte qu’on leur lit. La fiin et le commencement, lavérité :::m compression réussie du sens de l’énigme. Lemonde comme volonté et représentation est toujours

Page 99: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 99

circulaire. Je suis :::l Peut-être. Mais ce moi ne com-mence d’être qu’une fois placé au centre de cet orbe.

Le grand art indispensable, ici, c’est une fois de pluscelui de la miniature, sa puissance cathartique :::m l’agateposée dans la paume de ma main, je la regarde du pointde vue de l’infiiniment grand qui la fait scintiller commel’étoile dans le clapotis cosmique. La topologie inversen’agit pas autrement :::m à volonté, je me fiigurerai mainte-nant du côté de l’infiiniment petit, liliputien naufragévolontaire sous la voûte bombée d’un écran géant, sousla géode dont je suis le Jonas consentant, savourant lemême bain d’apesanteur océanique. Voilà pourquoi toutenvoûtement est heureux :::m tous les sens n’y font plusqu’un. Un dieu pourrait survenir et nous demander ::Veux-tu en rester là, ou continuer de chercher :::l Sous leciel étoilé, le spectacle semble… sublime. Et s’il n’étaitqu’extrême :::l Et si toute l’erreur — fatale — de nos arts,c’était leur emphase :::l leur bovarysme impénitent :::l Et siSwift avait raison autant que Kant :::l

Dans le fast food où hier j’ai passé un bref moment,assis, m’ont frôlé des formes d’énergie vénéneusesautant qu’un court-circuit en puissance (court-circuit :::ll’éphémère contraction de plusieurs circuits qui s’enche-vêtrent ou s’amalgament dans un creuset non prévu àcet effet). Danger de même nature éruptive ou implosiveque les alentours d’un aéroport, d’une rocade d’auto-route, d’un grand hôpital, d’une gare, d’une fête foraine,

Page 100: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

100 Chaque jour, la fin du monde,

d’un cimetière :::m zones, paliers, franges où se condensentdes accélérations et des décélérations sporadiques,avant-postes assiégés par de brusques tornades, detraîtres aspirations. Hier, j’étais assis dans l’œil ducyclone. Or on n’y vit en bonne intelligence qu’une foisreconnue son anomalie :::m cet œil est… vitreux. Décou-verte aussi troublante que celle de Flaubert en Égypte,notant qu’aux pieds du Sphinx il vient d’apercevoir —une souris qui détale.

27 août. – Mes boutades attirent souvent ce com-mentaire (même ton plaisant, même phrase) :::m « Tu exa-gères :: » Je ne m’en défends pas, je revendique mêmed’augustes parrainages en cette matière. De moi-même,volontiers, j’exagère, autrement dit :::m je déforme.

Un architecte et philosophe féconds me disait un jour,pour me faire entendre comment il enseignait :::m « Jerépète à mes étudiants devant la planche à dessin ::Déformez, déformez :: » Certes, c’est tout l’art :::m trouver labonne déformation.

Ce qui est vrai des beaux-arts s’applique à la penséespéculative et à sa communication (orale ou écrite) :::m letroisième œil n’opère librement, selon sa puissancepropre, qu’à la condition de faire violence au regard pro-mené sur les choses par les deux premiers. D’eux-mêmes nos yeux ne demanderaient pas mieux que derester en surface, d’elle-même notre optique n’a aucune

Page 101: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 101

raison ni aucun désir d’un autre genre de contact, elleest prédestinée à l’obscène. Nous ne traverserons doncjamais les apparences si nous n’apprenons pas à fermerles yeux pour contempler leur arrière-monde. Imaginer,réfléchir, c’est en tout cas corriger les formes produitespar le travail de la perception :::m corriger son incoerciblepropension à prendre pour propriétés des choses lerésultat de notre interaction avec elles. Le troisième œil,l’organe de l’intuition, commence toujours par rendre àl’imagination ses droits élémentaires. Empiètent tou-jours sur elle les sens s’absorbant dans l’exploration dudonné brut de la sensation. Rien que dans cette toutepremière étape de la construction perceptive progressantdes data vers la Gestalt et les schémas de l’intellection, ily a déformation — déformation productive. Cette pro-gression ne consiste d’ailleurs elle-même qu’en une suitede déformations répétées dont l’ensemble, comme repré-sentation « fiinale » (= « je vois la table »), résulte dedéformations corrigées en vue d’une forme utilisable.Valéry :::m « Une opération ou abstraction est la manièredéterminée de déformer une image – ou bien de la rem-placer par une autre, quand ces opérations se fontconsciemment. » « Abstraction » est à entendre ici ausens où nous isolons un aspect  :::m tout objet étant multi-latéral, nous en construisons une vue unilatérale, celledu premier abord. Du contact entre la surface des corpsla synthèse perceptive apprend à passer à la relation

Page 102: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

102 Chaque jour, la fin du monde,

entre les volumes, à l’interaction entre les cinétiques. La« chair du monde », au sommet du travail de la syn-thèse, est l’œuvre commune de la perception et de l’ima-gination.

Le troisième œil nous vient de l’élan spontané de l’in-telligence dépassant le niveau de l’utilité exigé par levivant. Pour vivre, nous découpons dans le perçu pre-mier les formes indispensables à notre vie :::m un tel pou-voir de conformation du monde à nos attentes élémen-taires se désigne de lui-même comme apte à prolongeret perfectionner cette lecture projective. Du monde telqu’il est pour nous, nous nous risquons à imaginer cequ’il est au-delà des champs de l’application utile. Nouspressentons, à l’état de veille comme dans le rêve, queson flux déborde ce que nos antennes nous en trans-mettent. Nous nous munissons alors des moyens denous représenter cette nappe au-delà de ce que nous entouchons. Et à cette fiin nous n’avons vraiment pasd’autre moyen que de déformer les formes à notre dis-position au sein de notre périmètre de perception. Ellesnous fournissent le matériau de départ (on bricole, toutcommencement est un déjà-là, il y a toujours de l’héri-tage). Nous en ferons ce que veut l’horizon d’attente dela connaissance désintéressée qui alors devient possible,celle orientée par la question de savoir ce qu’il en est dumonde en tant que monde qui est aussi un monde dontnous n’avons pas besoin, un monde dont l’existence

Page 103: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 103

excède le besoin et le désir que j’en ai, monde s’ouvrantpar là à la contemplation, monde exigeant pour cettecontemplation la condition sine qua non que j’ai nom-mée :::m « exagérer », l’art de déborder la perspective bor-née à l’utilité. Nous connaissons le monde où nousvivons quand nous commençons à discerner, au-delà dece dont nous avons besoin comme organisme vivant, unmonde dont nous n’avons pas besoin, un monde qui faitsens comme objet de notre désir. Or cette intuition del’au-delà du besoin appelle sa complémentaire :::m quandnous découvrons ce qu’il y a d’exceptionnel dans notredésir (il n’y a pas d’autre créature de désir que nous),nous comprenons aussi en quoi le monde, qui ne connaîtque le besoin, peut se passer de nous. Seul désir aumonde, la créature de désir se découvre de trop dans lemonde :::m cet axiome premier de la vulgate existentialisterépond en tout point à la nécessité élémentaire où noussommes d’exagérer pour pouvoir comprendre que ce quinous arrive est à la fois banal et extrême. Pour chacun denous, la contingence de notre condition est la même(d’où sa banalité). Pour nous tous, notre solitude d’êtresde désir dans l’univers est extrême puisque rien ne peutjamais la compenser. L’homme de désir, personne en cemonde ne le désire. Je ne peux vivre (et faire vivre) quesi je mène à bien le travail de deuil consécutif au chocd’une telle déception.

Voici devenant évidente une première certitude :::m les

Page 104: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

103 Chaque jour, la fin du monde,

extrêmes qui sont, au-delà du perceptible, les compo-sants élémentaires de toute réalité ne nous deviennentintelligibles que moyennant les exagérations qui per-mettent de dissiper le voile des déformations dictées parl’utilité. La connaissance ne tient sa promesse de véritéqu’une fois émancipée de l’utilité, comme le rappelle lemot même de « contemplation » :::m si nous n’apprenionspas comment nous détacher des exigences incondition-nelles de la vie, l’empire du besoin, nous ne connaîtrionsdu monde rien que ce qu’en laissent transparaître nosorganes. Le temple où nous nous retirons abrite le troi-sième œil qui perce cette aveugle nécessité. Connaître,c’est renaître :::m aider le troisième œil à nous gouvernerdans la pénombre où nous plongeons à la naissance.

Le philosophe est un laïc expérimentateur de cetteautorité. Il ne voit pas de raison quelconque de l’aban-donner à des spécialistes industrieux, prêtres ou experts.Il pense même qu’à chacun il est possible de renaître.

28 août. – Pourquoi céder à l’humeur, et s’en morti-fiier :::l Le carnet de notes a pour nous autant de nécessitéque celui de croquis pour le peintre, que l’instrument demusique pour le compositeur, le cheval pour le cavalier,l’épée pour l’escrimeur, l’eau pour le nageur. Métiers deménage et de jardinage, ils séparent l’enfant de l’adulte,le jeu du travail. Nous faisons notre nid, passons notretemps face au chiendent et à la poussière. La plupart de

Page 105: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 105

nos gestes va au tri des déchets de la veille. Lot de toutevie :::m l’animal s’affranchit du végétal en se déplaçant, enréussissant, autrement dit, à s’éloigner de la masse desdétritus de sa reproduction, et l’homme, à chaque coupde balai, s’éloigne de même de son animalité. Qu’est-ceque créer :::l Se libérer du poids mort des travaux et desjours, ne plus compter avec les déchets de la production,ne pas s’en soucier. Nous le pouvons chaque fois quenous le voulons, mais pour un bref instant, bref commel’éclair de l’intuition ou de l’humour. Insouciancedémiurgique, grâce de la forme qui fait les dieux, leurapesanteur. La mandorle qui drape les Christ en gloire etles Bouddha en méditation leur permet de nous ensei-gner par l’exemple la bonne altitude. Le travail qui net-toie le monde et celui qui le purifiie fraternisent dans unmême service, un même vœu, comme les femmes deménage et les saints.

En vue de cette lévitation, nous devons sans cessenous défricher nous-mêmes, et glaner. Qui reconnaît làla Règle peut commencer à travailler avec confiiance, ilsait qu’il y a un nombre d’or, la proportion la plus noblen’exprimant pas seulement quelque rapport encoreimpondérable entre les choses mais aussi entre elles etlui. Qu’il faille de toute nécessité accord parfait entre leschoses et moi signifiie que chaque chose aussi, bien quechose, a, caché en elle, une particularité unique puisque,sous une certaine perspective, je suis, moi comme elle,

Page 106: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

106 Chaque jour, la fin du monde,

quelque chose d’unique, quelque chose qui ne reviendrajamais. C’est pourquoi « il m’est plus facile de voir toutechose comme une seule chose, que de voir une chosecomme une seule chose » (Antonio Porchia).

Le métal noble, le grain qui ne meurt, nous ne l’extra-yons en nous qu’à force de sarcler. Notre voie passe parla raréfaction, l’allègement, le tâtonnement réfléchi duprospecteur, de l’explorateur. L’énergie et le poids sontdes qualités incompatibles :::b Tout autour de nous sedivulgue l’enseignement contraire :::m tout ce qui n’est pashumain, tout ce qui est empêché de s’augmenter enesprit et par lui, s’ensauvage, n’existe que par la puis-sance de la prolifération, de la reproduction insouciante,de l’expansion débridée. Nous ne nous gouvernons aucontraire que si aptes à comprendre d’où vient ce quinous arrive, sachant qu’à nous, cela n’arrive par naturequ’une fois et une seule, et que pourtant nous devons letransmettre comme expérience. Quelle dénivellationextrême :::b car ce qui nous arrive nous dit aussi ce quinous manque. Nous pensons vers l’amont, nous vivonsvers l’aval.

Ainsi la coupure, le clivage passent-ils en nous. Enquiconque se combattent des « vocations » divergentes,et leur conflit, s’il y consent, le grandit parce qu’il ledépossède. Le détachant de soi, il l’emmène au-delà. LaBruyère :::m « Il apparaît de temps en temps sur la face dela terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur

Page 107: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 107

vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat pro-digieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont onignore les causes, et dont on sait encore moins cequ’elles deviennent après avoir disparu, ils n’ont niaïeuls ni descendants ::: ils composent seuls toute leurrace. »

29 août. – L’idée de « proportion », je dois l’affiinerpour donner à la réflexion toutes ses chances d’aboutir.Elle n’a pas de sens, en effet, sans celle de « mesure »,dans les deux sens du mot, et jure par là même, à pre-mière vue, avec tout ce que suggère la notiond’« extrême ».

15 septembre. – … et la mesure de toutes choses,secrètement, leur mesure secrète, serait leur extrême,puisqu’en lui, en lui seul, elles trouveraient ce qu’ellesont de commun, grâce à quoi les mondes que nous peu-plons, traversons, habitons, peuvent n’en faire qu’un, etresplendir de cette unité secrète.

J’ai frôlé déjà ce début d’intuition quand, il y aquelques jours, je commençai de butiner autour de lazone sensible où se polarisent information (les data denos sens et leur reconstruction par la perception) etdéformation (par l’imagination, quand, à l’instantané dela sensation, elle ajoute le mouvement, la fluidité, ladurée). Nous souffrons, tout d’abord, du handicap que

Page 108: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

108 Chaque jour, la fin du monde,

nous inflige cette particularité :::m d’un côté, nous sommesun corps-machine, enregistrant les données de son inter-action avec d’autres corps-machines de l’autre côté,nous avons, nous sommes un corps puissance de syn-thèse et de projection, complétant en imagination la viedes sens et cultivant ainsi les domaines de l’intelligence— elle émane de la sensibilité, elle s’en émancipe, elleaccède au monde des formes qui constituent son langageà elle, tourné vers un infiini d’abstraction, le monde ana-logique des correspondances où, tel un musée de tous lesmusées, l’imagination trouve — renouvelle, ravive, puri-fiie les langages de l’imaginaire. Monde du « très grandart ».

L’extrême que je tente de cerner, ces jours-ci, corres-pond à ces franges du sensible et de l’imaginaire et s’ysitue. L’idée d’extrême, et le mot lui-même, se justifiientici sans peine :::m de sensibilité et d’imagination il ne peutexister que cultivées l’une par l’autre, elles ne s’aug-mentent et ne s’aiguisent qu’en contact ininterrompu etmultiforme, leur sollicitation réciproque exige un artdont la diffiiculté croît à proportion de ses progrès. L’ex-périence l’enseigne :::m ces progrès ébauchent les travauxréguliers, les connaissances originales (non pas tanttransmises au disciple à l’écoute des maîtres, mais plutôtacquises à force de labeur réfléchi, tirées de lui-mêmepar l’apprenti) qui, pour l’artiste, valent terre promise,cette familiarité avec les formes justes situées dans les

Page 109: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 109

franges de sa sensibilité et de son intelligence (qu’ici ildevient inutile de distinguer de l’imagination).Extrêmes, ces franges, puisqu’à la lisière de deux pou-voirs :::m capter des signaux (nos sens), inventer du sens(notre imaginaire). D’un côté, nous baignons dans la plé-thore des signaux en tout genre émis par tous les corpsque nous croisons. De l’autre, au lieu de nous en conten-ter, nous y ajoutons sans cesse des signifiications pos-sibles. Mais ces deux activités s’enchevêtrent, et nous nesommes nous-mêmes qu’à la condition de les unifiier.(Dans l’empire des signes, comme dans la superstition, iln’y a pas de demi-mesure :::m tout y fait sens, ou tout y estabsurde.) Heureux, comme interpellés par le pressenti-ment d’une possible perfection, d’une imminente transfii-guration des facultés que nous découvrons en nousparce que nous avons compris comment les cultiver (lavoie différant d’un individu à l’autre), nous entrevoyonsqu’une fois unifiiés nous pouvons, nous devons toutrecommencer :::m cette unifiication de nos sens et de l’ima-ginaire par leur affiinement ascétique vaut initiation.

Me voici depuis quinze jours en résidence de travailen Arles, une de mes plus belles villégiatures. Entre leportail de Saint-Trophime et ma table de travail, il n’y asans doute pas plus de quatre cents mètres. Avant-hier,tard dans la soirée, après longue contemplation, rentrantdormir, je pouvais me dire (et cette sensation d’emprise

Page 110: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

110 Chaque jour, la fin du monde,

heureuse avait décuplé le lendemain, au réveil) que,cette fois, l’envoûtement durerait.

Comme partout désormais où l’industrie culturelle apris ses quartiers, le portail de la basilique, morceau debravoure de la zone touristique, reçoit chaque nuit lalumière de maquillage des projecteurs. L’éclairage agiorno vaut traitement de faveur pour toute cible de ladomination de la foule par la foule, du camp de concen-tration aux grands périmètres de survie en tout genre(réserves naturelles, historiques, touristiques), formesdérivées du principe de la congélation universelle, del’embaumement dans l’azote et ses substituts, doping enoverdose pour ce qui est privé de la jouissance du dispa-raître et qu’on force à une sorte d’immortalité de paco-tille. De l’éclairage de studio aujourd’hui aussi banal queles faux bijoux ou le tatouage pour tous, datant certaine-ment des débuts de l’industrie cinématographique et deslampes au magnésium, émane ainsi le relent d’une fami-liarité involontaire et néanmoins perverse avec lesmorts maquillés en vivants. L’aveu murmuré par cestechniques d’embaumement électrique est sinistre :::m si leschefs d’œuvre ne peuvent, comme il semble, se passerd’elles, ils ne sont alors que des postiches. De l’obscénitéinévitable de ces techniques d’archivage et de scanningdes œuvres de l’art suinte l’évidence :::m l’industrie cultu-relle extermine ses otages, elle les momifiie. Mis enchambre froide comme une carcasse de bétail, le Juge-

Page 111: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 111

ment dernier, d’ici au prochain lever de soleil, méritebien son nom.

Sur moi, les projecteurs nichés dans les angles de laplace où donnent le parvis et les spots vissés dans le dal-lage municipal que, comme autant de lentilles de cornée,ils cloutent du verre épais de leur hublot, eurent d’abordl’effet inverse à celui recherché par les édiles. Les pre-mières minutes, je ne voyais plus un des fleurons de lachrétienté romane, mais un calvaire breton aux pierresravinées, noircies par le lichen et le sel, et dont les per-sonnages se seraient ligués pour m’offrir le plus gore desnaufrages de l’arche fiinale (car le Jugement, dans sessplendeurs théâtrales, à ses plus grandes heures, le Juge-ment rejoue l’histoire de l’Arche, comme l’oméga vautl’alpha). Tel monstre dont la gueule a déjà englouti lamoitié du tronc d’un pécheur, tel évangéliste dont l’in-dex d’instituteur intransigeant s’allonge autant que lepied de pèlerin ardent, tel glaive de centurion massa-creur, tel heaume, telle vasque ou tel ambon de baptis-tère, telle lettre du Livre tendu par Christ dans son pal-lium de divinité intercédant entre deux mondes — oui, lathéorie des accessoires du Dernier Jour censé récapitulerle chaque jour de tout Homme depuis le Premier, cettemaquette de pierre des prodiges de la geste christique etadamique, ce soir, sous ces batteries de l’éclairage« laser » braqué là par les diplômés de la Conservationpatrimoniale, ce Mur des Souffrances et des Patiences

Page 112: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

112 Chaque jour, la fin du monde,

me semble d’abord dégurgiter et laisser s’égoutterquelque infect chancre, une purulence silencieuse debête aphone qu’on torture au grand jour.

Au bout de quelques minutes, les arguments léni-fiiants du bon sens reprennent le dessus, la vision à laGrünewald s’efface. Mais ce matin, à trois cents mètresde là, dans le square du milieu de ville qui fait face à laGrand’ Poste et au Monument aux morts, adossé à lazone romaine, à moins de cent mètres du discret mémo-rial érigé à l’intention des Arméniens du génocide, etpresque fondu dans la masse du feuillage, un monumentd’hommage à Van Gogh. Un visage en forme de masquey tient lieu de buste. Le profiil émacié, comme si l’invi-sible couronne des lauréats du Parnasse, en le casquant,lui donnait pour ce jour de gloire inattendue et mêmenégligeable un profiil de demi-dieu heureux dans aucunde ses deux mondes ou de faune un peu farouche, lesyeux exhaussés vers le ciel, bouche grande ouverte,l’homme semble hurler, ou sur le point de le faire. Est-ilsur le point de perdre la vue, tant tout l’aveugle, ou de larecouvrer, maintenant qu’il vient de renaître à lalumière :::l

16 septembre. – Relisant mon 15 septembre, les der-nières lignes :::m

C’est le moment de parler grec :::m ce masque dupeintre du Nord qui a comme écorché vif un Midi four-

Page 113: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 113

millant de douleurs redoutables, ce masque nous pro-pose de traduire ainsi le mot grec agonie :::m vivre est uneagonie. Encore un oxymore à risquer.

Depuis trois jours, je scrute du mieux possible lesfaçades d’église. La région tout entière présente desvestiges architecturaux précis de l’accommodement dela chrétienté à sa préhistoire. Un des cas d’espèce lesplus éloquents en est la popularité du chapiteau corin-thien auprès des maîtres d’œuvre, dès le Moyen Âge.Mais le moment Van Gogh tel que je l’ai intercepté hier,ne répète-t-il pas la situation pagano-chrétienne, la pos-sibilité de la double appartenance :::l C’est le moment oùjamais de se souvenir qu’à une certaine Allemagne völ-kisch Van Gogh était apparu comme une incarnationaccomplie de « l’homme nordique » m pourquoi exclureque notre Batave, homme des mornes plaines hyperbo-réennes, ait connu le choc des conversions quand il voitla Provence pour la première fois :::l (la « première fois »,celle qui oriente l’histoire de la peinture occidentale dèsqu’elle quitte l’atelier et plante le chevalet en pleinenature).

En revanche, l’idée qui a guidé l’auteur du masque etbuste de Van Gogh dans les jardins est celle, réfléchis-sante, qui m’occupe ici :::m l’Antiquité, celle où Burckhardtdécrit un système culturel sciemment élaboré commediscipline de la vie « idéale » supposant enseignement etassimilation méthodiques, parallèle aux institutions de

Page 114: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

113 Chaque jour, la fin du monde,

l’utilité et en concurrence avec elles, l’Antiquitéest aussi une épine dans le pied de la chrétienté aujour-d’hui. En couronnant le peintre de lauriers comme unPétrarque tout en l’imaginant dans la douleur d’unChrist flagellé, le sculpteur rouvre la plaie des premiersjours. Ecce homo. Pas très loin d’Arles, et dans les mêmesannées que Van Gogh, un autre homme du Nord, leluthérien de Naumburg, de passage à Èze, a lui aussidiagnostiqué de cette manière sa propre fureur, sapropre abominable sensation d’étouffement parmi sescontemporains. Quand Nietzsche souffre tellement de nepouvoir trancher entre domination de soi et dominationde l’autre, n’est-il pas au cœur de l’énigme construitepar la rencontre entre le moment païen et le momentchrétien de la culture antique :::l Ce « cœur »-là est uneplaie, et c’est la plaie du trop-plein. Car la vie doit la vieà sa palpitation, autrement dit elle la doit à la vie quil’entoure — et la mange. Frétiller :::m le verbe convient aupoisson pris au fiilet et aux gorets à la mamelle. Mort :::m lapetite. Et la grande.

Si le nom tant galvaudé d’ « existentialisme » se justi-fiie, c’est bien à cet égard :::m son invention date du jour oùles chrétiens les plus ardents comprennent l’échec duchristianisme et repensent les circonstances de sa vic-toire constantinienne. Les réflexions les plus profondesinspirées par cette mélancolique évidence remontent àla génération de Pascal :::m les « Modernes », de son point

Page 115: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 115

de vue, n’ont pas à s’émanciper une fois, mais deux, desAnciens (une fois, s’agissant des païens, une secondefois s’agissant des chrétiens). Mais la plaie reconnue surla statuette du jardin municipal est vive. Oui, la palpita-tion première par où commence toute vie est la mêmeque la dernière. C’est de cette lutte qu’il est questiondans l’agonie du grec. Notre vie s’inscrit entre ces deuxbattements d’aile et dans le même « oubli », dans lamême inconscience de ce que chacune de ces deux luttesn’est ni un commencement ni une fiin. Ni ceci ni cela —et quoi, dès lors :::l Mourant je vis, et vivant jemeurs :::m telle est la singulière indécision qui affleure surle masque du jardin municipal — et me gagne.

D’ailleurs, au nom de cette intention fervente, chezles existentialistes contemporains, tous disciples de Kier-kegaard, l’idée d’ « échec » n’a rien de mortifiiant. C’estl’institution chrétienne de l’expérience intérieure del’échec qui à leurs yeux fait sa grandeur, le hausse au-dessus des cultures dont il hérite ou qu’il aborde :::ml’existentialisme est un christianisme hot, intégral, obs-tiné, et en ce sens la plus durable aventure occidentale,la réplique à l’angoisse grecque.

Ce que je précise pour une raison une :::m comprenonsque l’énigme du trop-plein d’où naît toute vie et avecelle toute douleur n’est pas, tant s’en faut, matière àscandale, et que nous n’avons à incriminer personne (leschrétiens n’ont pas « échoué », les Grecs n’ont pas

Page 116: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

116 Chaque jour, la fin du monde,

failli). Bien au contraire, de passage dans le champ deruines qui, jadis, a été piazza riante, forum en fête, quo-tidienneté familière, le moins qui me revienne d’obliga-tion et de vraie responsabilité consiste à discerner :::m dansle fouillis de fragments enchevêtrés, de formes pétri-fiiées, de valeurs patrimoniales soigneusement épousse-tées, reconnaître le vif de la plaie, et apprendre com-ment, à notre tour, nous allons sublimer. Sublimer, trans-former la douleur en culture, mais aussi et surtout,transformer la culture en douleur. Refaire le chemin quiconduisit — bien sûr on ne comprend que longtempsaprès où il menait, et le temps de le comprendre il mènedéjà ailleurs —, qui conduisit des Grecs vers les chré-tiens puis des chrétiens vers nous. Mais ne le refaire quepour aller vers nous. Vers notre douleur.

Je ne vais vers moi qu’à la condition de risquer et deréussir cette sublimation. Autre révélation de la puis-sance de l’extrême :::m « Pour vivre en paix, il faut menercontre soi-même la plus implacable des guerres » (M. G.Dantec).

Hier, à la cuisine, le four de la résidence étant détra-qué, j’ai voulu utiliser le four à micro-ondes pour pré-chauffer, comme il se doit, l’assiette de faïence creuse oùj’allais savourer des spaghetti à la sauce bolognaise :::mdans l’assiette, deux bonnes cuillers à soupe de bolo-gnaise de conserve, puis, comme il se doit avec ce genrede machines, l’assiette placée sur le plateau en rotation

Page 117: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 117

lente sur son axe tandis que les « micro-ondes » (je nesais pas au juste de quoi il s’agit) font leur offiice. (Jen’en avais jamais utilisé, de ces ondes-là, qu’une ou deuxfois dans ma vie.) Quant au fromage râpé, il ne venaitpas non plus de ma main, mais des Usines X ou Y. Jen’avais rien à faire :::m tout juste orchestrer, connecter,débrancher. Du quasi self service.

Puis j’ai vaqué au-dessus des plaques électriques,contrôlant la bonne cuisson des spaghetti dans l’eau enébullition, disposant le couvert, et, comme il se doit ai-je cru, sans plus m’occuper du four chronométré pourun cycle de tant ou tant de minutes.

Mais quand j’ai ouvert le battant du four, un spectaclepeu ordinaire m’attendait :::m sans doute parce que, distrai-tement, j’avais traité le four comme un four électrique(où la chaleur opère comme celle d’un foyer, d’un âtreperfectionné), la sauce avait été violentée par la chaleur.Comme par aspersion massive de sang dans un abattoir,elle avait giclé sur toutes les parois du four, y dissémi-nant une pluie de corpuscules rougeâtres encore vis-queux qui tachaient généreusement l’ensemble de baké-lite renforcée de la machine, plaque et chambre. Pour-quoi s’attarder devant le résultat :::l Elément de mobilierde cuisine placé à hauteur de visage, tout comme unsèche-cheveu à hauteur de crâne pour une dame chez lecoiffeur ou tout comme une ceinture de sécurité pour leventre de l’automobiliste, le four à micro-ondes, dans

Page 118: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

118 Chaque jour, la fin du monde,

l’état de normalité anormale où je l’avais fait se retran-cher par ma sottise, me proposait en même temps plu-sieurs enseignements. J’en ai choisi deux, sur le moment(plus tard, il y en aurait un troisième, celui-là même quise dicte ici) :::m à haute voix, à l’adresse de mes compa-gnons de repas, j’ai admiré l’esprit « gore » de la scène ::: et in petto, tout en épongeant prestement, je luttaiscontre un début de violent dégoût. Ce que je m’étaisapprêté à manger après l’avoir conçu comme quiconquese représente et goûte d’avance le résultat d’une recetteguidant un travail d’artisan (la cuisine est un art)m’avait trahi :::m l’huile à moteurs où baigne un systèmede transmissions et dont, à l’heure extrême où lavidange s’impose, on ne sait que faire quand, surchargéede déchets en tout genre, elle n’est plus que pure toxineindustrielle sans recyclage possible, c’est en ce non-ma-tériau que le four avait recyclé mon déjeuner. Naturemorte à l’ère du ravitaillement post-industriel, je tecontemple avec un début de gratitude, je te dois une deces leçons de chose sans lesquelles nous ne compren-drions jamais comment nous subsistons en sous-déve-loppés consentants de nos propres usages.

Consentants :::l Ce four à micro-ondes remplace unfour électrique en panne. Ergo :::m il remplace le four. Et ceFour lui-même remplace tous ceux qui, hommes etoutils, un beau jour, chacun à sa manière, tombèrentaussi en panne. Je sais maintenant par où introduire

Page 119: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 119

l’Histoire universelle du moteur qu’il me tente souventd’écrire, et comme une parodie de traité philosophique.Il me sera alors même donné de découvrir, dans ceroman du remplacement, de la substitution, de l’ersatz,un des motifs les plus malins et les plus puissants, unedes sources les plus vives de l’inspiration existentialiste.Le dégoût s’empare de toute créature réalisant qu’elleest superflue. Autrement dit :::m l’existentialisme, dans saquintessence, date de l’époque anthropologiquementdécisive, où nous avons commencé d’introduire desmachines dans le monde de nos outils. L’outil prolongemon corps, la machine le concurrence, l’automate lepérime. Tient-il vraiment au hasard que le tout premiersystème partiellement mécanisé de transports en com-mun, une navette de carrosses ait été conçu par…Pascal l Les machines effiicaces dont il est un des pré-curseurs, nous les considérons depuis le premier jourcomme la source d’une humiliation prométhéenne :::m ilaura suffii d’apprendre à les automatiser pour qu’aussi-tôt le soupçon devienne certitude, elles nous renvoientnotre superfluité et autres attributs annexes. Mais de lacondition de créature superflue à l’état d’excrément, derebut, l’écart se franchit vite. Le machinisme, dans sesphases les plus fébriles, n’en a pas fait mystère :::m quand ilétait la religion universelle, que d’humains se sont sou-dain retrouvés excommuniés, avant que l’Inquisition de

Page 120: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

120 Chaque jour, la fin du monde,

l’époque industrielle et progressiste, avec ou sans les hit-lériens, se charge d’eux :::b

La conversion antinucléaire universelle qui déferle àgrand bruit depuis la catastrophe de Fukushima tourneen profondeur autour de cette zone obscure de laconscience :::m nous sommes prêts à réformer, coûte quecoûte, les appareils de la culture machiniste (prêts à lesreconstruire comme des systèmes interactifs et en inter-action avec les systèmes de la nature), mais nous nesommes pas prêts à vivre autrement notre conditiond’excréments de la création. La Technique ayant relayéles religions de salut, la question existentielle qu’ellesmaintenaient ouverte est peu à peu devenue inintelli-gible. Soit qu’on l’ait perdue de vue, soit qu’elle ait pris,sous la forme de son leitmotiv purement philosophique,l’apparence d’une lubie pour maniaques ou pour excen-triques. « Salut » est un bien grand mot. N’empêche, cedont il y est question viendra des têtes capables dedécrire sans pathos l’impasse où nous nous sommesenfoncés en consentant à penser une création sansdécréation, et à y vivre.

C’est ce que je dois à ma sauce bolognaise retraitéepar l’impitoyable centrifugeuse :::m la panne du four avaleur d’oracle, sans elle je n’aurais pas vu que nous frô-lons sans cesse notre propre décrépitude, dont ne noussépare que l’écran aveuglant des prouesses de nos auto-mates. Qu’ils déraillent, et nous voici dans un paysage à

Page 121: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 121

la Jérôme Bosch, ou dans quelque « Grande Bouffe » oùtous les porcs se valent. Il y a une possible issue philoso-phique à cet enfermement :::m repenser la création, en pen-ser l’énergie de décréation. Ne pas répéter l’erreur deCioran le gnostique :::m écrire un Traité de la décréation,non de décomposition.

(Trois heures plus tard.) Là où le Rhône touche duplus près à la ville ancienne, l’entassement de la pierrevénérable sans doute et l’entrelacs des rues ont décou-ragé de « lisser » la berge sous la loi de l’automobile.Même le cycliste doit mettre ici et là pied à terre, le che-min ayant de plus été mangé par d’épais contreforts sur-haussés faisant offiice de digues. Le fleuve, particulière-ment large, s’étale là comme une avenue ouverte àl’Ouest, qui se débonde librement quand, en flâneur, ona passé des vestiges de remparts bas mais dont onremarque l’épaisseur. Mi-septembre en début de soirée,on peut, comme moi ce soir, arriver dans ce coude trèsconcave, à l’heure du coucher de soleil, et avoir, toutedégagée, une perspective d’au moins deux kilomètres defleuve. Si je me retourne, je la doublem mon œil parcou-rant tout l’arc d’horizon d’amont en aval a même empanque sur une plage. Sur ma droite, deux séries de piliersécrêtés, à brève distance l’une de l’autre, suggèrent, sousl’éclat d’été fiinissant de la lumière, qu’une main aimanteaurait pris soin d’enlever deux ponts de pierre anciens

Page 122: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

122 Chaque jour, la fin du monde,

pour dégager davantage encore la vue et consacrer lepaysage à la seule contemplation. De ces ruines dis-crètes, à fleur d’eau, émane un curieux relent de luxeque n’entament pas, à proximité, de vagues traces d’in-dustrie, un silo, un faux steamer à touristes avachicomme au radoub, un vrac de pylônes. Sur ma gauche, lebrasier du soleil et son reflet voltigeant m’aveuglent, jene distingue que la courbure du pont de Trinquetaille etla silhouette des premiers immeubles du bord de l’eau.La pulpe d’une impalpable buée gracieuse, nonchalante(la « vapeur déliée » des marines du Lorrain, « un peurougie par la lumière », note Chateaubriand quand ilembouque à Smyrne en 1806) ne transparaît que parplages, selon les caprices d’un reflet ou de la matièrequ’elle diapre plus ou moins ::: à ma droite, les couleursse donnent déjà en lumière légèrement rasante, sensiblesurtout dans le pointillé rosissant des flocons de nuages– à ma gauche, elles semblent se confondre par vasteseffusions, et je dois lutter – avec quelle gratitude :::b –pour limiter l’envahissement de l’œil par les tachesnoires de l’éblouissement.

Sur l’autre berge, parmi une petite foule assez étale,un orchestre de cuivres qu’à distance on ne voit pasautrement lance des airs étranges qu’il ne terminejamais, comme s’il passait en revue savante autant debribes de mélodies situées entre la valse lente, la marchede même cadence et la musique de kiosque. Il semble

Page 123: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 123

qu’ici et là des tenues claires de fête représentent leshôtes de marque auxquels serait offerte la cordialeaubade. Et la chaloupe à moteur qui à contre-jour entredans le champ apporte la touche décisive :::m deux jeunesfiilles costumées en Arlésiennes par jour de fête, assisessur le banc, escortées d’un homme âgé et d’un autre, à labarre, coiffé d’un béret, passent très lentement au plusprès de la berge où je me tiens, comme pour un salut àtous, sur une berge et sur l’autre, et l’on distingue, sur lecapot placé au milieu de l’esquif, comme une couronnede fleurs et de feuilles. La fête du riz se termine, les ritesd’hommage au fleuve touchent à leur fiin, célébrés parl’ultime excursion des prémices, peut-être répétée privé-ment, en famille, comme pour le plaisir d’un tour desalle après le bal quand on est le patron qui a loué et quimaintenant rentre dans la libre disposition de ses biens,se réjouissant, débonnaire, du bon service rendu à tous.Une seconde chaloupe entre dans le jeu :::m un seulhomme à la barre, elle entreprend comme une fiigure derevue ou de parade avec l’autre, déployant un oriflammeen poupe, qui bientôt prend le vent comme une gui-toune et arbore quelque tour ou quelque lion de pourpreet d’ocre sur le fond bleu diaphane du ciel. On entend latrépidation sourde de l’arbre à cames des deux modestesmoteurs, soulignant la lenteur du jeu des bielles, percus-sion si inoffensive dans l’espace pacifiique que mainte-nant, par escadrilles de deux ou trois, les mouettes

Page 124: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

123 Chaque jour, la fin du monde,

viennent elles aussi contribuer au quadrille des deuxnacelles et de là, beaucoup plus loin, à celui de la fête.Maintenant il n’y a plus deux berges mais :::m un Fleuve.L’ïle des Bienheureux.

Puissant sentiment, évidence de la discrète fraternitéde toutes choses. Universelle décélération. Encore un peuet le soleil même retarderait le moment de la chute, pourmieux marquer la dilatation heureuse de la durée, l’éta-lement qui peu à peu gagne l’espace entier et le trans-forme en un rythme. Du paysage nous avons tous, sansmot dire, été appelés à l’empathie. Mais la vision atten-dait sa musique, comme une marine qui réveille en nousla rumeur de la marée et, dans l’azur, nous rapproche dumarécage des origines.

17 septembre. – Les notes d’hier ont continué des’inscrire en moi pendant le sommeil de la nuit. Il merevient que, de La vue de Delft, Malraux disait :: « C’est leseul tableau, dans l’histoire de la peinture universelle,qui ait pu faire entendre le silence. » (Mais j’en diraisautant de certaines peintures de paysage chinoisesanciennes, ou de Morandi.)

Devant le Rhône, hier, c’est ce qui m’est arrivé, et dela manière la plus vraie car la plus inattendue, même pasreconnue au moment où se produisait la conversion duvu en ouï.

Il faut imaginer que, pour être aussi initiatique, ce

Page 125: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 125

recentrement de la perception, dont tout esprit philoso-phique a, en réserve de théorie, la notion vague maisdont il ne sait ni ne peut savoir comment en faire l’expé-rience ou le vivre et qu’il pose donc, faute de mieux,comme étant une donnée fondamentale, comme unedonnée inamovible de la conscience qu’il n’interroge pasautrement — il faut imaginer qu’il existe des espècesvivantes pour lesquelles cette autre relation, cette autreproportion du vu et de l’ouï est précisément le régimeordinaire, la vie normale. Nous, les humains, ne faisonsque reconstituer, et sous le signe de l’exception bienheu-reuse et renversante (metanoia, la connaissance cachéedans la connaissance, et qui n’a rien de commun avec laconnaissance des choses cachées :::b), reconstituer ce quiest ailleurs, est empathie spontanément musicale entremonde et monde, entre l’animal et l’animé. Ce qui est leprivilège de quelques voyants comblés mais isolés ettenus, pour signaler leur expérience, d’en passer par leslaborieux artifiices de l’art, cela est certainement donnéen première instance à des créatures comme le chat,dont les dons acoustiques n’ont rien à envier à ceux desmusiciens virtuoses. Pour eux, rien de plus élémentaireque d’entendre le comma qui manque au troisième haut-bois dans un orchestre de cent soixante musiciens. L’Eu-rope est sur terre la région du paradis où les chats et lesanges, de ce fait, sont à égalité dans la hiérarchie dumonde ouï, le monde orphique.

Page 126: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

126 Chaque jour, la fin du monde,

C’est ce que je commence de comprendre depuishier :::m comment, au Moyen Âge grégorien puis italien,nous avons découvert, ici, en Europe, une des portes duParadis. Nous avons fait l’apprentissage de l’exquisejouissance qui nous vient quand, grâce aux deux senssupérieurs que sont le voir et l’ouïr, nous nous mettonsen condition de n’être plus affectés que comme uneseule et même antenne captant indistinctement, et pour-tant avec une extrême précision dans le discernementfiinal, l’audible et le visible. (N’est-ce pas à nous, entre laréception et la lecture de ces data, de choisir et de modu-ler leurs proportions :::l Nous commençons de le com-prendre. Valéry :::m « La littérature plus simultanée que lamusique » — retour du préjugé logocentrique :::b)

Enigme, clef de la suite de la découverte :: Pourquoicette synergie nous apparaît-elle d’abord comme la sen-sation (indicible) d’un silence d’un genre tout à faitinconnu :::l Hier, écoutant l’aubade d’en face, la percus-sion assourdie des moteurs au ras de l’eau, les voix despromeneurs longeant le quai face au disque du soleil, et,non repéré mais certainement enregistré par l’oreilledistraite, le bruit de fond de la ville en fiin de journée, lecri des mouettes mutines et familières — c’est bien lesilence vermeerien et malrucien qui a fiini par me faireentendre l’accord secret de tous ces accords. Pourquoi leGrand Concert a-t-il pour clef ce Silence :::l

(Une heure plus tard :::m) Comment ne pas supputer

Page 127: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 127

une énigme riche de sens dans le fait qu’en français lemême mot désigne l’individualité visible de quelqu’un(sa personne, la personne) et l’absence de tout individuhumain (personne) :::l « Personne » a, qui plus est, pourles humains, en français aussi, la même propriété que« rien » pour les choses :::m rien, c’est une chose (res) etl’absence de toute chose. Je ne suis pas le premier ànoter l’existence de mots qui signifiient une chose et soncontraire. J’en prends note à mon tour et ici pour uneraison bien simple :::m la vie des langues et du langage, laparole connaît elle aussi, à sa manière, l’exigence et lepouvoir de l’extrême. Reste à penser ce que signifiie cetusage de l’extrême par la parole. Et comment commen-cer de le penser sans d’abord commencer par rappelerqu’il n’y a pas d’acte de parole qui ne soit acte de pen-sée :::l Il s’agirait du coup de considérer un objet (l’ex-trême, sous cet aspect linguistique et mental) qui nepeut l’être aucunement puisqu’il est, avant de se donnercomme objet, condition de possibilité de tout objet ::Vieille clause kantienne, qui n’élimine pas la diffiiculté(mais nous prévient de bien des embûches). Ne l’élimi-nons pas, longeons-la, comme on longe un mur d’appa-rence infranchissable, jusqu’à ce que… Le langage opèrecomme la Loi dans l’univers de Kafka :::m dans une langue,il faut et il suffiit qu’un seul et même mot puisse dire unechose et son contraire pour que toute cette langue ensoit contaminée et tombe sous le soupçon du non-sens

Page 128: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

128 Chaque jour, la fin du monde,

intégral (le théorème ne change pas quand plusieursmots sont en eux-mêmes privés de signifiication). Onprépare ainsi une méditation féconde :::m comment penserla puissance du sens sans le langage, comment émanci-per le sens de la parole :::l On a en effet la certitude deposer là une bonne question — une question extrême,une question véridiquement et véritablement philoso-phique. Qu’elle surgisse chez Benjamin à propos du lan-gage des anges (et grâce aux questions de la Kabbale etd’Angelus Silesius) n’est pas pour me contrarier.

(Quatre heures après :::m) le chemin découvert par Ver-meer (comment faire du tableau de peinture l’instru-ment d’une expérience — ou d’une hallucination —acoustique :::l) vaut l’expérience d’une réconciliation.L’œuvre d’art rend possible la nostalgie d’une vie heu-reuse, celle érodée par la vie courante mais, justement,entrevue à contre-courant. Gracq à propos du lieutenantLagrange du Balcon en forêt :::m « Une minute, il pensaqu’il était profondément heureux, c’est-à-dire qu’il sentitqu’il allait cesser de l’être. » L’idée de la réconciliationentre ces deux vies à contre-courant vient des premiersadeptes de l’art pour l’art, elle introduit à la mienne :::m lapremière réconciliation éprouvée, et la moins douteuse,la plus immédiate, concerne bien sûr les deux organes,l’œil et l’ouïe, que la simple possibilité de leurs noces,même brèves, mêmes rares, ne peut qu’envoûter, commetout bref séjour paradisiaque. Ce qui s’unit, dans le sens

Page 129: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 129

interne, unit ainsi le corps tout entier et l’unit à tout cedont il se distingue. Le chemin dessine d’ailleurs, au-delà du temps de la réconciliation, celui de la jubilation.On le sait bien, mais ce qu’on néglige de penser, c’estque l’une et l’autre avoisinent — et comment. On lenéglige, tant il y a de résignation inavouée dans la plu-part des vies, et tant la pudeur empêche qu’on la dévi-sage pour s’en délivrer et, dès lors, plus loin encore quela jubilation, comprendre le sens de ce que dissimule lemot joie. S’il le dissimule, c’est pour la même raison quela contrainte qui le mène, contre toute logique élémen-taire, à utiliser un même mot pour deux signifiicationscontraires :::m de même qu’on ne peut défiinir la couleurRouge, ou Bleu, de même y a-t-il un Infiini de réalitésinaccessibles au langage, non pas comme lexique, maiscomme discours. La joie fait partie de ces réalités. Dieumerci, la joie.

Retenir que, décidément, oui, la réconciliation iciapprochée couronne, sciemment je frôle une redon-dance, une expérience d’intensité approfondie :::m l’œil etl’oreille vivaient comme deux corps séparés, les voiciunis et comprenant qu’ils sont un corps un, augmentédu fait même qu’il multiplie ses facultés et, du coup,celles des corps qu’il rencontre.

(Une heure après :::m) Approfondir exige qu’on setourne vers les moments discrets de l’intensifiication,

Page 130: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

130 Chaque jour, la fin du monde,

l’essentiel de nos émotions se jouant sur le minuscule, lemeilleur étalon de nos humeurs (et pour une raisonpresque évidente :::m le minuscule, le moment minusculedes cristallisations passionnelles, délimite et leste notrevie consciente – comment ne serait-il pas minuscule :::bquel moyen sinon de ne pas violenter leur différence,qui est graduation :::m le minuscule est la bonne ponctua-tion de toute nuance, sa cadence idoine.) J’approfondiraile souvenir de la rencontre d’hier avec le Rhône grâce àdeux objets minuscules :::m la couronne de fleurs poséedevant les deux Arlésiennes (du côté de l’œil), la sour-dine des deux moteurs (du côté de l’oreille). La visions’est déclarée une fois seulement que, dans la myriadede détails et devant des grandeurs aussi incommensu-rables que le fleuve, le soleil, l’horizon, j’ai reconnu etélu ces deux merveilles de précision posées sur l’Im-mense :::m une tresse rustique, la cadence bien réglée d’unemécanique, en somme deux constructions, deux héliceslâchées, l’une sur l’eau et l’autre dans le vaste ciel ::Pures régularités, magnifiiques ingéniosités comme pro-longées et confiirmées par l’ajustement du soleil rou-geoyant sur la ligne des eaux peu avant leur embou-chure :::b Là commence la révélation :::m ni le soleil ni lefleuve ne feraient monde si tresse de fleurs et trépida-tions de l’hélice ne venaient là comme à contre-courant.Divin, le fleuve ne le devient que si piqué de la voile quile met plus haut que la forme informe d’un écoulement,

Page 131: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 131

d’une force d’inertie, et qui le détourne :::m amoureuse-ment, le célèbre et le chante fleuve habitable, et dès lorsfleuve bienveillant. Surnature :::b

18 septembre. – Au bord du fleuve habitable, nour-ricier, pourquoi m’abandonner à la solution de facilité,consentir à l’idée séduisante, à l’idée enfantine quecomme la sienne ma vie s’écoule vers le lieu de ses ori-gines :::l et que « j’irai me coucher à côté de mespères » :::l Toutes les théologies puisent des ressourcesd’apaisement dans cette représentation circulaire duretour, et la métaphore tire sa puissance de la simplicitéavec laquelle elle semble satisfaire à la demande de l’an-goisse :::m pour chacun, mourir vaudrait communion avecce qu’il était déjà depuis toujours, entrée dans la vie del’espèce. Je me dissous mais que pour n’en mieuxprendre ma forme générique de Nous – forme d’immor-talité indirecte, d’ailleurs, petite immortalité plagiant lagrande, celle des saints et des héros :::m ainsi la métaphoredes origines, sous mille et mille formes, Royaume desMères ou Royaume des Pères, comme un gisementinépuisable, une fontaine intarissable, inspire les cultesbesogneux de l’au-delà laissés à l’encan par les religionsde salut quand elles se résignèrent à parler vrai, c’est-à-dire à se taire.

Tous les adultes ne sont pas matures, mais touthomme mature s’insurge un jour contre ces enfan-

Page 132: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

132 Chaque jour, la fin du monde,

tillages des psychologues et des théologiens. Leur usagede l’illusion du sujet, pur résultat du pouvoir de la gram-maire sur le psychisme, touche à la pieuse imposture :::mcomme je me suis toujours confondu avec le Je censé,lui, à l’heure de ma mort, s’effacer et céder la place auNous du genre humain, et comme chacun de nous, dès lanaissance, pour entrer dans l’ordre du langage, estdressé à la maîtrise de ce codage de son expérience parle pronom personnel, nous n’avons jamais que deuxréponses possibles à opposer à la fiin du monde qui, ennous, ne cesse de se ruminer elle-même, sous toutes lesformes futiles ou tragiques, paniques ou dépressives, dela Peur (car la vie est Peur tout autant que Palpitation).Première réponse :::m en mourant, je perds le Je et le Tumais en échange je reçois le Nous (raisonnement enfan-tin, enfantillage raisonné). Seconde réponse :::m la mortvient maintenant, la mort est là depuis le commence-ment, et rien n’est donné à personne (victoire de ladéraison et du désespoir, folie).

Tout homme mature comprend ainsi comment l’illu-sion grammaticale que nous communique dès la petiteenfance l’apprentissage de la parole, nous arme :::m ennous enseignant l’ordre grammatical des trois personnescomme la structure élémentaire de toute réalité possible,elle nous entraine au maniement des pronoms (person-nels), autrement dit elle nous apprend à entrer en rap-port, non seulement avec autrui, mais aussi avec nous-

Page 133: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 133

mêmes comme avec un autrui intérieur. « Moi, je » :::mpour nous entretenir avec nous-mêmes et nous repré-senter à nous-mêmes, nous ne disposons pas d’un autrelangage que celui de nos relations avec les autres,proches ou étrangers. Ainsi payons-nous notre privilèged’animaux parlants :::m d’un risque permanent de confu-sion entre les réalités auxquelles nous nous rapportonsen les désignant, en les nommant et en dialoguant. Cerisque ne manifeste pas quelque défaut du langage :::m illui est inhérent, tout code opérant par défiinition commeun système fermé de signes (et comme un système effii-cace parce que fermé), destiné à signaliser des chosesqu’il intègre ainsi à des rapports interactifs de communi-cation. Nous courons sans cesse le risque de confondrece dont nous parlons et ce que nous disons avec lessignes que nous utilisons pour le dire. Nous ne pouvonspas ne pas courir ce risque puisque nous parlons et que,parlant, nous le ravivons. Mais l’expérience du langageet de la parole amène ainsi avec elle et d’elle-même uneexpérience de la Peur, y montre un moment irréductiblede la parole. Il suffiit de tendre l’oreille :::m elle s’ingère dis-crètement dans nos échanges les plus banals, le bavar-dage le plus insignifiiant n’est jamais très loin du délirele plus incohérent, et l’affect qui les nourrit, la Peur, si sapuissance varie, vient de la même source. Tout le bruit –formidable – de la communication fait concurrence aupeu de sens en jeu en elle. Le plus souvent, nous parlons

Page 134: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

133 Chaque jour, la fin du monde,

pour couvrir le bruyant néant qui résonne en nous, échode quel abîme :::l comme les enfants crient ou caquètent,ou comme la foule s’assourdit et s’assomme, et à mortdésormais, de radio plutôt de neuroleptiques, ou commele chemineau, dans le bois où il s’aventure la premièrefois, sifflote.

Tout homme mature voudra donc dissiper l’illusion àlaquelle toute son éducation, toute sa socialisation l’ontsoumis (et devaient le soumettre pour qu’il pût mûrir).Les philosophes s’étaient attaqués à la peur de la mort.La philosophie progressera en se demandant :::m cettepeur-là n’est-elle pas l’ombre portée d’une humeur plusimmédiate, plus évidente, levant en nous en même tempsque nous vient la parole, et avec elle la certitude oppres-sante, irrécusable, défiinitive, de ne jamais pouvoiréchapper à la confusion inhérente au langage :::l (La phi-losophie progressera donc en demandant le secours dela poésie.)

Qu’est-ce en effet que la peur :::l La peur de la peur.Toute peur fait donc écran. Mais à quoi :::l Avoir peursignifiie avant tout :::m se faire peur. Retour du pronom per-sonnel. Mais ici le réfléchi n’est certainement pas unpronom « plus que personnel », le produit de soi par soi,comme une exponentielle. Bien au contraire, il indiquece qui, du sujet, s’éprouve débordé alors même que cequi le déborde vient de lui :::m quelque chose m’arrive, queje ne peux nommer et qui, en moi, vise non pas mon

Page 135: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 135

nom, mon identité, mais, peut-être, ma vie, mon exis-tence en sa vérité de vie, en ce qui en elle ne dépend pasdu langage. La vie censée être la « mienne » tant quevaut l’illusion qui la nomme ainsi se révèle soudainaussi peu mienne que possible. Maintenant, dans le purinattendu, sans phrase, avec la soudaineté de voleur àlaquelle saint Paul compare la venue du Messie, cetterévélation me désarme, me prive simplement et loyale-ment de tout recours :::m on en veut à ma vie, une vie veutma vie, et si j’ai peur c’est que je croyais jusqu’alorsqu’elles n’en faisaient qu’une. Ce qui m’arrive quand lapeur me gagne, c’est aussi cette possibilité :::m l’intuitionque tant de sottise narcissique pourrait prendre fiin, ladécouverte qu’il m’arrive plus de vie que ne pourraitjamais en recevoir et en donner celui qui est Moi. Car lavie de l’autre, la vie de celui qui menace la mienne n’apas d’autre sens véritable que d’amener la mienne à samesure propre en lui rappelant sa paucité. Le voleursubreptice de l’apôtre opère comme la foudre. On enveut à ma vie :::l Et de quelle vie ce vouloir me commu-nique-t-il la présence, la violence, le désir :::l Avec cettequestion, la philosophie peut recommencer à disciplinerla peur et, elle aussi, connaître le plus de vie qu’enve-loppe toute vie.

(Quelques heures plus tard :::m) Il me suffiira de recom-mencer en imagination ma promenade le long du

Page 136: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

136 Chaque jour, la fin du monde,

Rhône arlésien et de chercher à me souvenir de sesbruits, de ses rumeurs, de ses échos au lieu de pratiquerl’art de la veduta, au lieu de considérer d’abord le pay-sage et la scène comme des points de vue – il me suf-fiira de cet effort pour rendre possible la conversion dessens que recherchent ces annotations quotidiennes.M’y encourageront quelques illustres précédents(depuis la fiin du Moyen Âge, l’artisan désireux de seperfectionner a bien souvent son carnet sous la main :::mgriffonner soutient l’attention, transforme le spora-dique de l’intuition en semence, et le grain en averse.« Griffonner » est geste commun aux peintres et auxécrivains.). Conditionnée par l’hégémonie de l’optique(en grec, toute idée est d’abord une chose vue), l’intelli-gence étend sur le monde le fiilet de ses percepts et deses concepts, tous forgés par le dressage au phénomène,à la différence de l’ombre et de la lumière, à la ligne del’horizon. Un nouveau commencement attend la philo-sophie si elle réussit à se faire la conscience deshommes d’oreille. Le fiilet des idées, comme tout tissu àmailles, est un fiiltre :::l Apprends à fiiltrer les sonscomme tu fiiltres le vu. Sur le seuil de cet autre mondeoù elle ne peut entrer par ses seuls moyens spéculatifs(elle ne le peut sans la poésie, le rêve, l’humour), elledoit se retourner vers la fiigure d’Orphée, le maître desidées qui viennent au tympan comme elles touchent letroisième œil. Comme notre dieu thrace au moment où

Page 137: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 137

il va regagner la platitude des mondes visibles, nousn’apprenons à créer qu’en apprenant à nous retournervers ce que nous sommes sur le point de perdre. Nousne créons qu’en nous retournant :::m qu’à rebours del’existence (elle est si précaire, si indigente, qu’il faut ladoubler d’une seconde vie qui, en sens inverse, lui pro-digue ce qui lui manque :::m comprendre cette règle estparticulièrement diffiicile, une fois saisie son applica-tion, sa mise en œuvre l’est infiiniment moins).Demande-toi, essaie d’imaginer ce qui, dans l’instantbref où le dieu thrace oublie la prescription et seretourne, le subjugue. Ecris l’histoire d’éternité ramas-sée dans cet instant, elle est la nôtre chaque fois qu’unemélodie nous soulève comme le poulain qui s’élancepour la première fois — vers quel appel :::l ImagineEurydice chuchotant :::m « Laisse-moi :: » et le prêtrethrace entendant :::m « Attends-moi :: »

19 septembre. – Première résolution en vue de laconversion des sens :::m ne pas « substituer » l’ouïe à l’œil,ne pas « jouer » à l’aveugle contraint de compenser undéfiicit par un don supplémentaire, mais s’exercer à nejamais admettre de sensation optique qui n’ait unecorollaire acoustique. Objectif de cette discipline :::m nousne rêvons pas de dégrader nos pouvoirs optiques, maisd’augmenter nos pouvoirs d’oreille. Nous cherchons àréformer leur hiérarchie dans le sens d’une synergie

Page 138: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

138 Chaque jour, la fin du monde,

accrue. Nous ne voulons pas mortifiier la vue, nous vou-lons gratifiier le tympan.

Seconde résolution :::m toute sensation est impact (toutsigne est information). Mais vivre, pour tout vivant, avaleur de flux. Ne jamais oublier que la sensation de viene nous serait pas donnée si le sens intérieur ne conver-tissait en flux les signaux captés par nos cinq sens.Ergo :::m toute sensation éprouvée dans son immédiateté etsa vérité… épidermiques est déjà œuvre de l’esprit, sarosace, car il n’y a pas de sensation qui ne soit momentd’une synesthésie, transposition et retraitement de l’im-pact sensitif en élément d’une sensibilité à modes mul-tiples (ouïe, vue, etc.). Toute sensation est moment d’unecomposition sensible, et la vie de l’esprit commencedans ce travail de composition puisqu’il dispose desinformations en ensembles doués de signifiication, enformes dont la séduction (leur mouvement) tient à cequ’elles sont bien autre chose que la somme de leurscomposants. Là est le secret en acte de la séduction exer-cée par le monde sur le monde :::m le jeu de ses formesfiinit toujours par démentir le propos des apparences, etdans cette différence se communique, se révèle une pré-sence invisible – non :::m la présence. (Etrange :::m invisible,la Présence, mais certainement pas inaudible. C’est ceque dit le grec :::m on dit « mystique » parce que mueinsignifiie « fermer les yeux » ::: la Présence s’entend ets’écoute avant de se voir. Le verbe grec dit cette anté-

Page 139: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 139

riorité :::m Si tu veux t’approcher de ce qui vit, écouteautant que tu regardes, écoute plutôt que de regarder.)

Conséquence pratique :::m ne t’arrête jamais sur unesensation. Cherche toujours ses complémentaires.Cherche-les bien, elles sont déjà en toi. Tu les as long-temps maltraitées, l’apprentissage de leur réveil prendradu temps mais aboutira sans faute. (Souviens-toi du jouroù tu as soudain compris qu’il ne faut jamais regarderune flaque, mais le reflet dont elle est le tain ::: et demême pour chaque vitrine ::: et de même pour chaquevisage. Souviens-toi de l’adage du doigt qui montre quila lune :::m cesse de regarder le doigt, cesse de chercher lalune, entre là où commence la vie de toutes choses, entreen toi-même, où habite non pas « Toi » mais touteschoses s’entrecroisant chez toi, grâce à ton hospitalité.Tu n’es jamais chez toi que grâce à elles. Connais-toi toi-même :::l Oui, contemple-les, mets-les en toi comme enl’arche où elles se découvrent les unes aux autres et teconduisent à toi. Cela s’appelle passer :::m ce passage quetu t’efforces de devenir pour accueillir la vie de touteschoses, ce prisme, véritable temple de tes contempla-tions, est le passer, la fluence, le flux et l’effluve, la puis-sance fluviale de toutes choses.)

Troisième résolution :::m quand nous dormons, tout dorten nous, sauf l’oreille. L’alternance du jour et de la nuit,leurs graduations, nous ne les connaissons que de vue.Tirer toutes les conséquences de cette exception. Faire

Page 140: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

130 Chaque jour, la fin du monde,

de cette exception, de conséquence nécessairement déci-sive, le départ de tout Traité de la conversion des sens.

(Deux heures plus tard :::m) Le troisième œil :::lMais quel est donc l’organe censé entendre ce que dit

la voix de la conscience :::l « Il est clair qu’il existe ennous des systèmes de connaissance tels que voir,entendre et que ces systèmes peuvent agir sous l’actionde forces diverses – Ainsi entendre existe sous l’actionde vibrations ou de substances ingérées ou de chosesphysiologiques ou d’une autre sorte plus interne – voixintérieure » (Valéry) :::m ainsi, en plus de trois siècles, laphysique de notre corps n’aurait pas avancé d’unpouce :::l car de telles descriptions, satellites de l’animal-machine, la génération de Mersenne nous en a laissé denombreuses.

Pauvre oreille :::b non seulement tu n’as pas de pau-pières, mais encore n’as-tu pas, analogue à l’œil siègemétaphorique de notre pouvoir d’intuition, d’équivalentemblématique de ton pouvoir sur notre intimité. Ennous, comment nommer ce qui nous rend aptes àentendre ce que nous dit la conscience :::l Que dire de cetorgane subtil, de cette membrane du subliminal, que lesmétaphores de la conscience comparent au tympan del’oreille mais que rien ne protège des ordures et desblandices orales, auquel rien n’échappe :::l Machine d’en-fer :::b L’impossibilité de lui donner un nom ou de la sug-gérer par une métaphore en dit les affiinités avec le

Page 141: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 131

monde du rêve :::m quand nous rêvons, nous « contem-plons » des voix qui « parlent » et que nous « enten-dons », et nous savons bien que tous ces discourss’adressent à un sens interne qui n’est muni ni d’yeux nid’oreilles. Représentations de choses et représentationsde mots y sont pour cette raison à égalité, elles se substi-tuent facilement et fréquemment les unes aux autres(comme Freud l’a bien décrit dans L’Interprétation desrêves). Cette identité, cette égalité ontologique des deuxtypes de représentations n’est explicable qu’à la condi-tion d’admettre une vie profonde de la conscience,« profonde » signifiiant :::m éloignée de la vie des sensexternes, et par là aussi puissante, elle-même, que cessens. L’explication de cette explication est elle aussi évi-dente :::m nous dormons, et la mise en sommeil des sensexternes est autant d’énergie gagnée pour la mémoire, àl’activité redoublée de laquelle l’appareil neuronal peutse consacrer jusqu’à ce que, au réveil, le requiert de nou-veau le monde extérieur. Qu’en inférer :::l Eh bien, quenotre sens acoustique entretient avec l’inconscient unerelation bien plus intense que notre sens optique. Tout lefameux débat de jadis sur la question de la scène primi-tive (l’enfant voit-il ou entend-il ses parents copuler :::l)tournait autour de cette physiologie et de cette physiquede l’âme.

(Intermède fantaisiste, hors sujet – « ils s’entre-croisent » :::m cela ne peut vouloir dire que ceci :::m en se

Page 142: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

132 Chaque jour, la fin du monde,

croisant, ils dessinent le dessin d’une croix, sans lesavoir. De fait, le verbe, comme par intention, insiste surle moment involontaire, imprévisible, fugace ouvert, dece type de rencontre. Ce que sachant, on comprendpourquoi la croix des chrétiens aura, très tôt, conquis lapremière place dans la concurrence des religions desalut. De tous les emblèmes du lien entre humains, seulela croix a osé le déclarer obscur, inexplicable et néan-moins « adorable » ::: d’où, dès les premiers jours, lecredo quia absurdum. Seul le christianisme a osé affiicherson angoisse de ce qui lie – et délie. Elle est d’ailleursson héritage. Quand il a reflué, elle est apparue. Je suistenté de rectifiier :::m est réapparue. Et ne disparaîtra plus.Rien ne peut se substituer ni succéder à une religion quidéchut d’elle-même et non sous la violence de la critiqued’une religion adverse. Légitimité imprenable de l’an-goisse libérée du manteau des religions :::m elle n’usurpeaucune instance et, contrairement à la gnose, elle neprétend pas, et pour cause :::b au titre de religion des reli-gions (toute religion lie, toute angoisse disloque). Maiscette vérité, cette excellence ont un revers :::m leurs pro-phètes, elles les rendent fous. Sur l’échelle des intensitésdont le soleil et la mort occupent les cimes, l’angoissevient au second rang, et en elle se retrouve mon étymo-logie de l’autre jour :::m vivre, en grec, veut dire aussi ago-niser puisque, en grec, agôn veut dire s’opposer, lutter).

Page 143: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 133

20 septembre. – Ma table de travail, par la grandefenêtre de la bibliothèque, donne sur la cour d’un vastebâtiment en quadrilatère dont ma résidence prend uneaile. Au premier étage haut perché, je lis et j’écris dansl’horizontale de quatre ou cinq arbres vigoureux.L’échelle de grandeur est celle des hospices qui furent lafonction première de ce lieu, ancien hôtel-dieu d’enver-gure (comparable aux hospices de Beaune). À cette alti-tude, je ne me trouve encore qu’à mi-hauteur. Lefeuillage atteint presque au faîte des toits de tuileromaine, juchés, eux, à une quarantaine de mètres au-dessus du sol. Le mistral, aujourd’hui, s’en donne à cœurjoie, si j’en juge aux bourrasques qui ne cessent de creu-ser le feuillage épais des tilleuls et des pins de la cour enpatio, et de faire fuser, dans la masse de la ramure, destorchères d’éclairs, des départs de flammes vite consu-més qui fiilent et remontent dans la jupe d’ombre, jus-qu’à la cime où elles semblent se dissiper ou se dis-soudre dès qu’elles débouchent sur l’arrière-plan toutensoleillé du bleu du ciel de ce mardi. Un opulent lau-rier-rose en fleur dépasse la rampe de la balustrade quiferme la galerie où donne ma fenêtre et pique cettehoule d’un rouge têtu nuancé d’un rutilement de chairde grenade. Je n’entends rien, sinon les trépidations ducompresseur et de l’étrier d’un lointain marteau-piqueurtrépanant quelque bitume.

Soudain, suivant des yeux la course des déferlantes

Page 144: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

133 Chaque jour, la fin du monde,

qui ébouriffent ces plantes heureuses comme folâtre unjeune chien fanfaron le long de la mer qui gicle entre sespattes, je me souviens :::m la nuit dernière, j’ai mis long-temps à identifiier l’arrivée du mistral sur la ville. Mon litet ma chambre mansardée coincés sous le toit facilitentl’insomnie puisqu’ainsi la maison où l’on dort fait moinsmanteau, et que malgré soi on est comme à l’affût, vigi-lant comme un dormeur à la bonne étoile. Or, pendantun bon quart d’heure, mon oreille a été sollicitée par unerumeur de boutoir, évoquant ceux des feux d’artifiiceentendus à distance, des barques mal amarrées à leurmôle par une nuit de gros temps, des orages enmaraude. Le mistral arrivait. Mais je ne le comprendsque ce matin. Son assaut m’avait intrigué. Daudet, deson Moulin de l’arrière-pays, écoute un douanier racon-ter le naufrage d’une goélette, un soir de tempête. Demême chez Giono, sensation persistante qu’ici les hautestensions se transmettent sur de longues distances, queles commotions remontent ou descendent des pistesélectriques, véloces comme des feux de brousse entre lespylônes. Quoi de plus rapide qu’une voile noire :::l Laveille, flânant en ville au crépuscule, j’avais surpris desfumets en tout genre, certains peut-être imaginaires(cire de cierge, musc), évaporations et décoctions dansles rues et venelles visitées par de ces salves de tempêtenaine qui sèment aussi la migraine ou ramènent en villeles cigales que j’ai entendu striduler sous les balcons…

Page 145: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 135

On imagine qu’elles ont suspendu leur crécelle dans lesniches où, comme en chaire, des saints souriant sousleur mitre de dignitaires tendent la main patinée desmannes à venir. Avant eux, il y eut les Titans, qu’ilsn’ont pas bannis :::m quand Zeus enlève Ganymède, ilaccorde l’immortalité à son frère Tithonos, sans lui don-ner la jeunesse éternelle, « et Tithonos devint de jour enjour plus vieux, plus grisonnant, et plus ridé ::: sa voix sefiit chevrotante et Éôs sa mère fatiguée de s’occuper delui comme d’un enfant l’enferma dans sa chambre à cou-cher où il devint cigale » (R. Graves). Le point d’orguede tant de soins ou d’indulgence est plus qu’harmonie mélixir, tonique tendue de fleurs capiteuses. Tout ce quibrûle arbore ce blason d’or ocellé de cendre.

Dans la foule parisienne, le jour des funérailles deNapoléon qui suit le retour des cendres, l’oreille deHugo (Choses vues) reconnaît sans effort le son particu-lier du bronze des canons anciens tonnant dans la courdes Invalides parmi les canons récents (fonte :::l) tandisque l’immense cortège et le catafalque avancent en pro-cession. J’aimerais trouver quelque document où on seserait donné la peine de préciser la différence physiquedes deux déflagrations. Que le jeune poète l’identifiiecomme une chose familière, et la précise comme unechose importante à ce moment – voilà la grande leçon.Hugo note d’ailleurs que ces canons de bronze datent dusiècle de Louis XIV. L’oreille historienne de la Légende

Page 146: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

136 Chaque jour, la fin du monde,

des siècles travaille déjà, et ce sens suraigu du sublimemis à portée poétique de la perception ordinaire (Hugopiéton de Paris, Hugo peuple fantassin capte la rumeurpréhistorique du bronze, la rumeur historique de l’ar-tillerie des Bourbons, la dissonance indiscrète des deuxébranlements, la canonnade monarchique ne se fond pasdans la canonnade républicaine, ou la bourbonienne pasdans celle des Orléans m la légende naît tout d’abord danscette oreille formidable de guetteur embusqué dans unesilve, véritable sonar d’animal marin fiiltrant et déchif-frant le plus que multiple tohu-bohu des profondeurs,des gouffres vers lesquels s’écoule le fleuve et piétine laprocession du rite national d’acquittement de l’Empire).La foule, si immense soit-elle et si consciente de se ras-sembler, ce jour-là, en nation, la foule n’en est pas moinsune foule de mortels. La nation fait naître la foule et lafait aussi mourir :::m la guide vers la crypte. Au poète duromantisme politique, mission est confiiée de la peindres’écoulant vers l’océan des choses sans âge, à lui de don-ner à la vie mortelle la dignité, la puissance de l’immor-telle. Claude Simon reprendra ce flambeau. Tout grandart retrouve le timbre inimitable de la musique du cultedes morts et lui en ajoute un nouveau.

À nous de saisir in vivo dans cette esthétique de l’im-mortalité un des effets de la narcose qui nous anesthésieà la mort :::m l’océan des choses sans âge :::l le nirvanad’une durée lovée sur elle-même, suspendue entre deux

Page 147: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 137

battements du cœur :::l là, dans de telles phrases, com-mence, non la Légende des siècles, mais l’hallucinationcrue et le lyrisme brut dont se soutient toute vie, touteagonie. Ainsi le tambour battait-il la charge car toute viene vit qu’au bord de la tombe, pour le soldat au feucomme pour le roi au pied de l’échafaud. L’art va s’endonner à cœur joie, quand il déserte les églises etpénètre en ville :::m Haendel et ses orgies de détonationslondoniennes, Berlioz et ses timbales dominant desmasses de deux cents, trois cents musiciens, puis lerabotage de la mélodie et du tympan par les percussions,et chez Hugo, le souffle de la foule comme halètementde bête râlant sous la poigne féroce de la vie qui vientprendre la sienne et s’y régénérer. (Car Paris tout entierderrière les cendres de l’empereur dit que les vivants nevivent qu’en enterrant les morts – et que, dit durementle futur crucifiié, ils ne vivent donc pas puisqu’ilsenterrent. L’Empire qui rattrape la monarchie de Juilletvient ainsi annoncer que Demain ne naîtra jamais qu’enressassant Hier, ou ne naît qu’impur, toujours souillé dessuies utérines :::m Histoire de l’Empire à travers les âges,Histoire de l’incapacité des âges à se passer de la radote-rie et du commerce des âmes, Histoire de Leopold Bloomégaré dans d’interminables obsèques.) Oui, le soufflecomme la flamme, et la flamme comme le souffle dunaphte qui nous vient du royaume ténébreux etoublieux. Hier, la chaîne des retraites aux flambeaux, ou

Page 148: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

138 Chaque jour, la fin du monde,

les processions de cierges des Lamentations ::: aujour-d’hui, les torchères des champs pétroliers en pleindésert :::m sémaphores des générations émigrées au-delà del’Achéron et à qui nous payons le tribut, le denier desvivants aux ancêtres, l’obole de la lampe des morts dansles campagnes poitevines, la dépense des rampes d’éclai-rage allumées jour et nuit sur nos autoroutes, sans douteen l’honneur anticipé des morts des inéluctables pro-chains carambolages. Ces feux règlent la dette desvivants auprès des morts, que nous prions de bien vou-loir excuser le temps que nous mettons à les rejoindre.En retard là-bas, nous acceptons qu’on nous mette paravance à l’amende, ici. À crédit, nous nous acquittonsainsi du prix de notre futur séjour. Nos ancêtres, eux,devaient attendre de monter dans la barque du nauto-nier passeur des morts. On a changé de technique comp-table. La science du crédit s’est généralisée, non sans depuissantes conséquences mythologiques.

À chaque nouvelle bourrasque du vent qui griffe,l’œil ne distingue plus les rares feuilles jaunes constel-lant le feuillage qui ploie. Elles semblent s’effacer(comme se brouille une image cinématographique sousl’effet optique d’accélération qui semble s’attaquer àl’ensemble détails par détails, ainsi la goutte d’acide ron-geant un bout de craie ou d’éponge :::m mais une feuille ne« s’efface » pas, elle paraît se fendiller et se contorsion-ner comme malmenée ou cravachée par des chique-

Page 149: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 139

naudes en rafale, en même temps qu’elle s’exhale enhalo et décoche quelques escarbilles, vrilles ou torpillesdécochées en queues de comète que tu renonces à suivrelongtemps de l’œil, pas plus que, à la vitesse du feu, lesveinules de soufre d’une allumette qui se contaminentpour s’embraser, ainsi les épis de blé exaltés par tempsde canicule, quand l’air torride vibre par torsadesgrasses où se fiissure la sensation de matière lourde,comme si, nouvelle plaie d’Egypte ou nouvelle félonieolympienne, une pluie de flèches de chaleur, uneécharpe de copeaux incandescents allait irradier la glèbeou voulait y liquéfiier ou en faire suinter de forcequelque huileuse vapeur de solfatare). Exerce-toi à enreconnaître la présence modifiiée dans le ruissellementde la lumière sur l’arbre tout entier :::b Regarde bienl’arbre, regarde-le transparaître, regarde-le se transfiigu-rer, regarde-le se cabrer à contre-jour comme, dans lanuit d’où les happe la lampe, des phalènes près de flam-ber, et écoute ce qui, battant des ailes, passe là. Là où toiaussi tu auras passé. Là où, vivant, tu saisis que tu vascesser. Passer :::m comme entre deux battements de cœur,s’entendre cesser, et recommencer. Ressac.

21 septembre. – Note pour mon bréviaire :::m bien desmotifs ici à l’essai trouveront leur forme juste quandj’aurai bien discerné en quelle représentation précisetransformer l’image floue de la « profondeur », qui par

Page 150: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

150 Chaque jour, la fin du monde,

ce flou égare l’introspection dans une philosophie descatacombes.

Au lever, ce matin, ouvrant ma fenêtre sur le grandpatio, j’entends la rumeur de la ville. Et je note aussitôt àquel point elle diffère d’elle-même selon l’heure. Il fautdonc envisager de se tenir au même endroit, cettefenêtre ouverte, à tous les moments possibles de la jour-née. Messiaen ne s’y est pas pris autrement avec lesoiseaux. Tenir registre de la moindre modulation. (Demême enfant quand j’avais découvert en vacances demontagne le bruissement si particulier du torrent denotre vallée :::m ce n’est qu’aujourd’hui que je comprendsl’origine de ce début de fascination, pour si peu d’eauparmi tant de roc, pour le puissant froissement del’écume et du flot dans le lit, pour l’écho porté si loin,stupeur de l’enfant des Quatre cents coups quand il semet à courir vers la rumeur de la mer que lui cache ladune interminable. Souvenir retrouvé, comme s’il nes’agissait que de reprendre le travail d’écoute là où jel’avais laissé il y a cinquante ans.)

22 septembre. – En ce début d’après-midi, le pas-sage du vent dans les frondaisons du patio les faitassez bruisser pour qu’elles couvrent par moment lebruit de fond sourd de la ville. Eole prend d’abordl’avantage du surplomb :::m plongeant des hauteurs, rienne lui fait rempart. La rumeur, elle, monte de la terre

Page 151: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 151

et doit d’abord enjamber les quelque trente mètres dela façade. Elle nous parvient comme le reste échappéd’un ébranlement confiiné dans une crypte inacces-sible, il se déverse comme d’une corne d’abondance. Ilsuffiit pourtant d’une pétarade de moteur pour que lerapport paraisse s’inverser, l’inertie de la terre l’em-porter grâce à la ruse d’un coup de gong arraché à sesarmes secrètes et lancé de front à la face de l’aquilonrigolard et maintenant penaud. Lequel assiège l’autre :::l

Deux heures plus tard, mêmes manèges entre desgloussements d’adolescents aux rires stridents et auxphrases hachées, puis entre ce petit raffut de volaillepiaillante ou de nonnes en récréation et, deux ou troissecondes, un vrombissement hargneux de scie àmoteur tournant à plein régime, hors la bûche ou letronc, d’un hélicoptère pressé, au ras des toits. Unefois l’engin passé, je remarque que je peux même hap-per des mots dans le flot (donc, nous parlerions parcrescendo et decrescendo, par éclats, poussées,crampes, non selon débit régulier :::l Serres l’a déjàremarqué :::m je m’approche d’une société en banquet, etce qui de loin est brouhaha indistinct se donne,entendu de près, comme stéréophonie de quelquesconversations simultanées.)

Si je reconnais dans le bruit mat que fait uneplanche que par mégarde on laisse tomber le son clairdu maillet des percussions de bois chinoises, c’est que

Page 152: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

152 Chaque jour, la fin du monde,

mon oreille interne travaille déjà comme celle dumusicien :::m je n’entends pas des sons mais des accords(de même le poète n’entend-il pas les mots mais lesphrases). La phrase est l’unité de sens commune àleurs deux oreilles, et toute phrase s’individualisecomme la modulation anecdotique d’un accord. Toutevie vivante tourne essentiellement autour de quelquesaccords bien à elle dont elle se réjouit de chercherdehors de possibles modulations anecdotiques. Si elles’ouvre plus encore à la tonalité, il se peut qu’elle ait lajoie d’entendre des accords nouveaux, propres, autre-ment dit, à d’autres créatures vivantes. Car la cor-neille, le lys, la mer, chaque créature possède sa« voix » et la connaît en écoutant celle de ses voisines.La musique enseigne aux vivants à se passer de l’anec-dote de la mélodie (Varèse :::b) et à se tourner vers l’ac-cord caché dans la matière. Matière vibrante, matièrevivante, matière mortelle, matière chantante – matièreheureuse :::b

À dix-neuf heures, bref carillon très gai à quatrenotes, venant d’une horloge proche. Touche de beffroidu Nord en Provence, mais avec le timbre d’ermitage desclochettes à brebis des Alpilles :::m mélodie des liesses decarnaval, instrument des retraites solitaires. Puis unecolombe, dont le roucoulement à trois notes gomme levibrato monotone de moteurs en régime de croisière(générateurs :::l périphérique :::l réfrigération :::l).

Page 153: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 153

23 septembre. – Au lever, grand jour déjà mais pen-dant les premières secondes où d’un œil encore un peuensommeillé je fais un premier tour de réalité une capti-vante couleur ocre ou sépia léger semble nuancer lessurfaces (ma table, le toit, le reflet des tuiles dans leverre de la fenêtre ouverte) et les volumes (le ruban deciel longeant la crête des toitures, la boule des frondai-sons enfermées entre les arcades du patio). Vive et heu-reuse surprise :::m la superbe chatte ambre vue et admiréelundi, installée en douairière sur sa chaise comme undignitaire qui siège, m’a donné de son nimbe. Je peuxdonc remettre à plus tard de « rentrer » dans cette sen-sation, pour la lire et l’habiter. Du lundi au vendredi :::mune semaine d’ambre, un accord, reconnu après-coup. Ilen va sans doute ainsi de toutes les émotions les plusvives. Et je saisis en même temps comment l’amournous vient :::m les coups de foudre, comme tous les sorti-lèges infaillibles, ne se révèlent pas au moment où ilsfrappent, mais dans un second temps. Comme s’il fallaitd’abord reprendre connaissance.

(Deux heures après :::m) il me vient que cette surprisevoluptueuse de couleur se produit le lendemain de maréminiscence de lecture d’enfance. La goélette de Daudetqui se fracasse sur les récifs s’appelle la Sémillante.

(Quelques heures plus tard :::m) Dans la boutique étroitedu coiffeur, quand la tondeuse rôde autour de tonoreille, son ronronnement l’envahit et ne fait pas de

Page 154: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

153 Chaque jour, la fin du monde,

quartiers, nappant la masse sonore des moteurs de larue, de la radio, des conversations, des sèche-cheveux,puis cédant un peu de terrain et laissant percer la voixd’un môme intimidé par les lieux (ou déconcerté par lestatouages qui couvrent les bras entiers de la patronne :::l).Tu fermes les yeux, il te devient vite impossible dereconstituer les distances, les profondeurs, l’oreille n’apas le sens du travelling ou du zoom qui nous permet,dans les salles de théâtre contemporaines, de corrigersans effort les déformations d’espace osées par les archi-tectes tenus d’entasser trois mille personnes comme sielles n’en faisaient pas plus de huit cents.

D’où la question ingénue :::m la lumière semble se pro-pager d’elle-même dans un ordre spontané, toute sourcede lumière se dispense selon un plan, toute onde pro-gresse unie à son support (elle semble être son propresupport), tandis que le son semble bien plus exposé à ladissipation chaotique, à la désorganisation, et ne trouverses formes pures que rarement. (On croit qu’on voit tou-jours quelque chose, et qu’on n’entend jamais grandchose, ou qu’à peu près.) Pourquoi les apparences d’untel écart entre ces deux types de flux, l’optique etl’acoustique :::l Effet du privilège optique qui commandenos métaphysiques et la vie de nos sens, encourage laparesse de l’ouïe, flatte la vanité du vu :::l

Si je repose la question en perspective inverse, ellegagne beaucoup en originalité :::m Et si le vacarme diffus

Page 155: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 155

dans lequel nous baignons en permanence n’étaitqu’une image tempérée du chaos infernal des sphèreslumineuses :::l Et si, à l’image du désordre que nous tolé-rons du côté des sons, nous n’étions en réalité que desamputés, des Gueules cassées de la lumière, ses cas-trats :::l La Parabole des aveugles prendrait tout son sens.L’œuvre entière de Baudelaire semble bien hantée parcette prémonition. D’où viendrait sinon sa passion de lapeinture :::l Chateaubriand, près des ruines de Sparte ::« La nuit était si pure et si sereine, que la voie lactée for-mait comme une aube réfléchie par l’eau du fleuve, et àla clarté de laquelle on aurait pu lire. » Mais, quelquespages plus loin, s ‘éloignant du cap Sounion :::m « « Nousétions déjà assez loin du cap, que notre oreille étaitencore frappée du bouillonnement des vagues au pieddu roc, du murmure des vents dans les genévriers, et duchant des grillons, qui habitent seuls aujourd’hui lesruines du temple :::m ce furent les derniers bruits que j’en-tendis sur la terre de la Grèce. » Le rapprochement desdeux pages montre bien comment le Maître a beau faire,l’optique lui réussit mieux que l’acoustique :::m les raccour-cis, dans le second cas, sentent plus le « tableau » quedans le premier. C’est qu’à l’écrivain la construction parle vu paraît plus facile que par l’ouï. Elle lui est uneseconde nature. L’ouï demande plus d’effort, et le mon-tage (la ligne de la phrase censée suggérer l’esquif quis’éloigne de la terre et, contre le bon sens, par souci de

Page 156: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

156 Chaque jour, la fin du monde,

raffiinement lyrique, plaçant le timbre le plus ténu en fiinde série acoustique, vainqueur du timbre assourdissant)sent alors l’artifiice. La musique de cette prose vient desconventions imposées à l’oreille par le XVIIe siècle, ellene s’ouvre que dans un second temps aux bruits dumonde, elle les fiiltre à travers la table normative desassonances minutieusement déclinées sous le règne deMalherbe et Vauvenargues. Les Grecs eux-mêmes, voireleurs pythies, prenaient moins de libertés avec l’acous-tique :::m « À Dodone, les prêtresses de Zeus écoutent lesroucoulements des colombes ou le bruissement desfeuilles du chêne, ou encore le cliquetis des vases d’ai-rain suspendus aux branches » (R. Graves). Bonheur desoracles quand leur précision ne le cède en rien à celledes miracles :::b

(Quelques heures plus tard :::m) Il y a quatre jours, jesuivais les foucades du mistral dans le feuillage du hêtreque j’ai sous les yeux, quand il y mettait le feu le longdes toutes premières feuilles jaunes de l’année. Aujour-d’hui, elles ne sont pas loin de faire égalité avec lesvertes. Encore un peu d’attention, et je pourrai les voir,une à une, l’emporter sur elles. Puis, plus tard, je sauraicontempler ce qui, paraissant immobile, respire de toutesa splendeur. Novalis :::m « Rares sont les hommes qui sesont éduqués à seule fiin de prêter une attention totale,implicite et diverse à tout ce qui se passe autour d’eux eten eux à chaque moment :: »

Page 157: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 157

25 septembre. – Hier je mettais à égalité les chats etles anges, à l’entrée du Paradis qu’est notre ouïe.Aujourd’hui, pour commencer la journée, je marque ledimanche en allumant la radio, à la recherche demusique. L’émission, une anthologie de musique sacrée,s’intitule :::m « Saint-Pierre et les clefs du Paradis. »

Relire les pages des Mémoires où Chateaubrianddécrit un concert de musique vocale donné pour le col-lège des cardinaux à la basilique (des Lamentations, jecrois). La musique des musiciens n’occupe que peu deplace chez lui.. Pourquoi n’entreprendrait-on pas unclassement des écrivains dont la fonction viserait àmettre en valeur leur rapport avec la musique des musi-ciens :::l

Au lever, encore une fois cette note ocre ou sépia quise poserait sur toutes choses au moment où j’ouvre lesyeux. Cette fois-ci, je me l’explique sans hésitation :::m ausaut du lit, j’ai l’œil neuf, pour un moment bref. Le crépicouleur sable des murs du patio, le plancher de machambre, la laque rouge vermillon du mobilier métal-lique s’unissent pour composer ma toute premièredominante chromatique. En moins d’une minute, elleaura disparu :::m les codes de la vie vigilante l’auront chas-sée, j’aurai repassé les habits de la veille. Ainsi notrecorps bien domestiqué fiiltre-t-il lui-même chaque jourses humeurs. L’eau fraîche dont il est la source ainsiqu’un masque de dieu fluvial crachant pour la ville qu’il

Page 158: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

158 Chaque jour, la fin du monde,

protège la vie éternelle choisie le jour de sa fondation,l’eau de vie, si nous croupissons, ne nous arrive quetiède et usagée.

26 septembre. – Pendant une bonne minute lecarillon dont j’ai déjà repéré les prestations très brèveségrène sa ritournelle. Il est onze heures, il s’agit sansdoute de quelque signal d’usage ancien. Il semble venirde la ville, et pourquoi ne l’aurait-elle pas gardé en sou-venir du temps de l’hôtel dieu :::l Temps des aïeux quesuggère aussi, comme dans une peinture de genre, lechœur de voix de petites fiilles venues peut-être regarderle bassin, sous l’attrait de l’eau qui en jaillit avec unerégularité de mécanique dissonant avec la consistanced’écume de l’aigrette dont elle se couronne. Puis unautre carillon enchaîne et décline son jeu un peu grêle.J’entends le choc d’un couvert mis en hâte. J’ai beautendre l’oreille, pas le moindre bruit de moteur. Me voicipour quelques minutes dans le pensionnat d’un grosbourg, en pleine province, il y a cent cinquante ans, outrois cents. Il ne manque que peu d’accessoires pour quel’ensemble émette réellement un charme de vieux jardinenvoûtant où seraient cachés d’importants secrets :::m l’eauaussi légère qu’un tapis volant, le vent dispersant lesembruns de soleil dans les feuillages…

Ce labyrinthe sonore est devenu en quelque jour monécole de musique, je le vénère comme jadis on admirait

Page 159: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 159

en Egypte telle pierre creuse rendant d’elle-même, sousl’effet de la chaleur, une note pure. Et pourquoi ceconcert où je guette chaque jour de nouvelles composi-tions ne serait-il pas l’œuvre d’un esprit très fiin et trèsgéomètre qui aurait calculé les rapports des sons et desvolumes pour obtenir ces effets :::l Ce qui est vrai de lanef d’une basilique ou d’un théâtre antique, pourquoi nepas l’appliquer à des sites conçus à l’origine, eux aussi,comme des corps clos, des cavités protectrices, desbulles propices à la psalmodie, au chœur :::m l’hôtel dieu, lemonastère, la ville fortifiiée n’ont-ils pas été des instru-ments idéaux pour ce genre de pensée :::l L’universimmense des cloches n’a-t-il pas été leur langage à lafois profane et savant, leur musique ne lui a-t-elle pasdicté la portée, la sienne et les leurs :::l Et cette portée n’a-t-elle pas déterminé la vie de ces refuges (bourgs, bas-tions, communes fortifiiées) avec la même précision queles cours d’eau, les puits, les fontaines :::l Et avec la mêmeévidence qu’au moment où on a commencé de regarderles sites humains du point de vue de leur fonction d’an-tenne, une fois découvertes les ondes hertziennes :::l

27 septembre. – Vif plaisir à constater que je n’aipas fait fausse route en cherchant à penser l’intensité enla dissociant autant que possible de toute représentationquantitative. Dans les Cahiers 1894-1914 de Valéry, jetrouve cette note de psychophysique :::m « Les grandeurs

Page 160: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

160 Chaque jour, la fin du monde,

intensives doivent être celles qui sont mesurées par toutl’être – celles qui sont comparées à l’énergie totale »(t. V, p. 35), à la suite d’une brève énumération distin-guant « l’énergie extérieure pure », « l’énergie de pre-mière réponse à celle-là », « l’énergie potentielle (derestitution) », « l’énergie cinétique de combinaison ».

Le procédé de Valéry mobilise la notion inutilisabled’« énergie totale » mais une intuition infaillible leguide :::m la conscience que le vivant a de lui-même pro-cède de la combinaison, de la liaison sentie commecontinue de toutes les fonctions, de toutes les formesd’énergie qui y convergent (« toutes » :::m la sensation decette convergence, de cette conjonction, de la totalisa-tion, toujours ouverte, d’interactions différentes pour unmême corps qui est « le mien »). Ici, le souci de l’ingé-nieur (mesure, évaluation quantitative) ne barre pas laperspective à la perception synthétique rigoureuse dansl’usage de son propre concept. Mais ce dernier a tout dela lubie :::m l’énergie « totale » est grandeur non seulementimaginaire, mais aussi aberrante puisqu’elle présupposepar défiinition qu’on ne se place que dans un ensemble…de systèmes fermés, les seuls qui soient mesurables ausens où l’entend Valéry dans ce passage. Pour un vivant,toute énergie est synergie, tout monde est ouvert :::m la vieet l’idée de totalité ne peuvent du tout cohabiter. Unepensée attentive note dans cette contradiction lemoment précis où la vie résiste à l’intelligence :::m là où le

Page 161: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 161

mesurable touche à ses limites, là commence l’empiredes intensités. La vraie diffiiculté s’énonce doncainsi :::m penser cet empire comme une réalité indépen-dante de la connaissance que nous en avons — l’inten-sité n’est pas « subjectivité » mais réciprocité, avec ellecommence le monde du tact et des dyades, où toucherc’est toujours être touché. Piège à éviter :::m l’esprit defiinesse ne suffiit pas, lui non plus, à se pénétrer de cetterègle. Du moins faut-il enlever à la notion pascalienne lavaleur de « subjectivité » qu’on lui associe. La« fiinesse » en cause fait bien mieux que d’armer l’espritde l’homme, elle active chez lui la puissance d’empathiedu vivant.

On fera donc bien, avant de se confiier aux poètes, dese demander quel métier ils exercent :::m Valéry arpenteur,Novalis géologue, Benn dissecteur.

Ce matin, la voix d’un seul homme manifestementirrité, contant je ne sais quels malheurs à quelque col-lègue, de l’autre côté du patio, a brouillé pendant plusd’un quart d’heure le reste des bruits du monde. L’imagedu possédé s’imposait, bien que le ton de la récrimina-tion restât régulier, comme celui d’une dépositiondevant quelque autorité à laquelle on est bien avisé deconfiier le moins possible de ses émotions. J’entendais,dans un registre sourd, le début de halètement de l’âmeen peine que sa plainte prive du minimum vital de rhé-torique. Le mélange du plaintif et du hargneux, du puéril

Page 162: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

162 Chaque jour, la fin du monde,

et de l’obsessif, l’impossibilité pour cette voix de trouversa tessiture et de s’entendre elle-même, transforméequ’elle était en bourdon caverneux par son propre échodans l’espace confiiné du patio, l’impression de solitudeou d’abandon multipliée par l’absence de réplique, l’en-semble fiinissait par devenir sinistre, comme si ce râleurtôt levé s’approchait sans le savoir du moment où sadétresse maussade ne serait plus que râle ou sanglot, oucomme si, le sachant, il tentait, en morveux, de s’endéfaire dans l’oreille de sa victime. Il était étrange dedécouvrir, à l’écoute attentive, comment ce râle morne,coincé dans les valeurs basses du spectre sonore, cequasi grasseyement d’adulte remâchant l’étoupe de sarancune, restait pourtant, à mon oreille intérieure,proche des stridences de la panique, à l’autre pôle duspectre. Association possible à l’horizon d’une urgence.Il faut donc envisager l’idée que la qualité de la musique(et plus généralement de tous les beaux-arts) augmenteà proportion de son pouvoir d’approcher d’un mêmeaccord deux valeurs extrêmes et complémentaires. (Chezles peintres, c’est là précisément ce qui distingue legénie d’un Klee, et, moins puissamment, de Rouault.)Extrêmes parce que complémentaires.

Une autre image s’impose :::m celle des chiens de villagequi jappent longtemps après que vous avez passé la haiede leur domaine. Mon tympan avait tôt fait de distinguerle halètement de la colère, proche du feulement des

Page 163: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 163

bêtes en désarroi. Mon imagination approfondit :::m cabotou molosse, la bête qui halète est hors d’elle (hors d’ha-leine et aux abois), l’homme hors de lui, comme lebègue, lui ressemble par cette suffocation. La sagesse dumythe l’a placé en sentinelle au seuil des Enfers.

Une bonne partie des considérations de ces derniersjours vient d’un matin d’hiver et de granit. Je m’étaisretiré pour deux semaines dans les montagnes de l’Ar-dèche, à Noël, il y a quatre ans, avec une poignée degens, dans une ancienne ferme reconvertie en un petittemple tenu par des bouddhistes. Le jour où, assis enlotus depuis des jours, à travers les bardeaux du plan-cher et comme ciselé en un son unique tangent ausilence le plus limpide que puisse faire entendre, enmontagne, une neige épaisse et durcie, j’ai entendu unemusaraigne couiner et pépier – ce jour m’a instruit de cequi palpite de proche et de lointain à chaque battementdu cœur. La surprise de sentir m’effleurer une de cesrares apparitions du proche et du lointain, du fragile etdu massif, le pressentiment que leur nœud tient un dessecrets catalytiques de la sonorité du monde, et, une foisde plus, la puissance d’enseignement de la miniature,clef des paradis :::m sous la Montagne enneigée et déserte,la musaraigne appelle le printemps.

28 septembre. – Remontant vers le porche et le par-vis de la basilique en suivant la falaise des accords décli-

Page 164: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

163 Chaque jour, la fin du monde,

nés par l’organiste, je l’écoute me guider vers la sortiedu labyrinthe et du pavillon dont la science a écussonnémon ouïe. À ses nomenclatures j’aime ajouter aujour-d’hui un argument mythologique :::m dans le creux del’oreille nous portons l’emblème et le trophée de nosrixes avec le chaos. Nous l’avons jugulé. Il suffiirait depeu d’inadvertance pour y retomber et connaître le ver-tige, les vacarmes, les charivaris. L’ouïe à l’affût, tel letalisman au seuil d’une maison ou le blason au portail,conjure les affres de la cacophonie qui rôde. Qui vive ??Aux aguets, nous craignons d’interrompre la trêve, deréveiller le minotaure assoupi que nous avons domesti-qué. Les mauvais génies enfermés dans la calebasse,avant de s’en échapper pour se venger au dehors de leurlong écrou, nous y cloîtreraient en tête-à-tête avec letohu-bohu. D’ici là, nous bâillonnons la fiin du mondelogée en nous comme une amie fiidèle, une sirène enjô-leuse, la gardienne de notre for.

10 octobre. – Comme marouflé sur l’étendue d’unecoque translucide posée à la verticale sur sa pointe dedôme, le petit format de la Scène d’hiver de Goyen s’ar-rondissait, s’évasait, se cintrait sur ses pourtours, defaçon si discrète qu’on ne le remarquait pas au premierabord mais que, le charme fiinissant par s’insinuer, onrecherchait au contraire avec une assiduité gourmandeet impatiente les moindres détails distillés par le peintre

Page 165: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 165

pour suggérer l’invisible rayon de courbure dont, sur satoile, il avait su bomber la plaine gelée et livrée à lapagaille des patineurs en liesse. L’œil commençait par seriver avec eux sur l’horizon, tendu dans la même course,attentif au ballet des nouveaux arrivants ou des badaudsà galoches se garant en haie sur les côtés, distinguantpeu à peu une trajectoire, une piste, puis, plus loin, leursrangs se clairsemant, il notait jusqu’à l’écart entre lespelotons concurrents lancés sur l’immensité du poldercomme là-haut les corneilles en fête et fiilant vers lemême point convenu que passerait le vainqueur horsd’haleine. Mais ce point, le peintre avait eu l’idée ingé-nieuse de le mettre hors champ :::m dans l’axe frayé parl’essaim des patineurs remontant du premier plan vers lefond du tableau, il fallait l’imaginer de l’autre côté de lascène, au-delà de la bulle dont le paysage hollandais teparaissait maintenant iriser la paroi intérieure, commesi, à l’abri de son cocon de verre vénitien, tu te lovaistoi-même au sein d’un globe d’albâtre dont la toile cap-terait dans son hublot la lueur rendue incertaine par lesbancs de brume qui s’effiilochent ou s’épaississent sousla bourrasque.

12 octobre. – Une fois que l’étonnement avait cédé àl’envoûtement (vous envoûtait l’acribie de l’artiste ajou-tant à l’optique du plan et du plane, du polder congeléréunissant en une seule banquise crissante la terre et la

Page 166: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

166 Chaque jour, la fin du monde,

mer, les deux plaines vestibules de notre vie dans ledésert, le souvenir physique de l’espace comme volume,cavité où s’engage notre corps vivant, le corps du pati-neur ajoutant, lui, un pouvoir d’art à nos pouvoirs denature, celui de lisser l’étendue à celui de marcher et àcelui de voguer), ce premier émerveillement appelaitaussi après coup la remarque qui apporterait plus tard ledégrisement m ce tableau de Goyen, tu le connaissaisdepuis des années. Il t’avait donc fallu tant de tempspour en découvrir la facture secrète :::l pour reconnaîtreque l’apparence des lignes, des plans de perspective, desétagements d’objets en tout genre sur l’ourlet de l’hori-zon ne servait que de fallace afiin d’amener la vision àaccepter de s’infléchir, de s’incurver, de se loger dansune sphéricité d’autant plus surprenante qu’elle nes’était imposée qu’à un regard second, si tardif qu’ilvenait te dire qu’il eût aussi bien pu ne jamais surveniret qu’alors jamais tu n’eusses pu seulement soupçonnerl’existence d’un monde courbe dans l’apparence dumonde plan :::l Par ses lignes, le monde ne fait que signa-ler ses pliures, et de même l’étendue n’est-elle que l’ap-parence trompeuse de l’infiiniment concave :::l Tonmonde t’enrobe de lumière comme le ferait quelque sacétanche dont tu ne franchirais jamais la paroi translu-cide, pas plus que le moucheron captif inconscient d’unefiiasque ou d’une cloche de verre blanc :::l Bien — maispourquoi l’évidence acquise de manière aussi improvi-

Page 167: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 167

sée avait-elle tant tardé qu’elle aurait pu aussi bien nejamais se donner :::l

13 octobre. – Pourquoi répugnons-nous tellement àl’idée d’un œil sans paupière :::l Notre attachement à lavie a partie intimement liée avec sa palpitation. Le mot(palper) le dit tout net :::m ce qui fait le regard de l’autre,son visage, c’est que le battement de la paupière nous lemontre touchant et touché. Ce que je vois de l’autre,c’est d’abord ce toccato :::m ses mouvements là où en mêmetemps actifs et passifs ils entrent dans l’incontrôlé del’expression, avec les conséquences cruciales de cettebelle infiirmité sur nos échanges. Organe de la pudeur etlui-même impudique, l’œil rend ainsi particulièrementintense la règle de réciprocité :::m l’actif et le passif y sontplus étroitement couplés que dans n’importe quel geste,la mimique se focalise sur cette propriété du regard(dans le mimétisme, la distribution des rôles imité/imi-tant, sur le même principe de la simultanéité de l’actif etdu passif, est hautement fragile). Plus remarquable :::mquelle que soit l’intention qui oriente mon regard, sonactivité, il est un toccato, une passivité. Quelle que soitl’ingéniosité avec laquelle le théâtre de la vie en sociétéparvient à réduire le moment passif du regard pour enfaire une pure inquisition invulnérable, indiscrète etsecrète, elle ne peut l’éliminer au point de le rendrepurement insensible.

Page 168: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

168 Chaque jour, la fin du monde,

C’est ce qui nous rend l’œil des reptiles, ou de cer-tains oiseaux, antipathique :::m veau ou faon, chiot ou cha-ton, lion ou éléphant, toute bête ne nous paraît procheque pour autant que, munie de sa paupière, elle nousdévisage comme nous la regardons. Le « regard froid »,ce chapitre crucial de l’anthropologie des cinq sens,nous met en présence d’un danger d’un genre particu-lier :::m la créature sans paupière nous paraît dotée d’uneinvulnérabilité… inhumaine puisque son organe le plusfragile se passe de bouclier, et prend la fiixité minéralequi fiit la réputation redoutable du basilic. Toccando manon toccato. L’œil ne fait là que dire à sa manière, aussiextrême qu’il est lui-même précieux, ce que dit levivant :::m il s’enveloppe, élit son manteau, son écrin, sapeau, sa crèche. À l’antipode du vivant, du côté del’inerte et du pétrifiié, de l’immortel, l’anomalie des créa-tures qui s’en passent leur fait confiiner le monstrueux.Nous ne nous imaginons rien de commun avec celles quidardent vers nous leur certitude que notre propre regardne les toucherait en aucun cas. Nous fermons les yeuxde nos morts pour respecter cette règle ::: on ne mêle pasles ordres. Alternance des règnes, séparation des ordres.

« Opercule :::m espèce de couvercle qui ferme l’urne desmousses », dicte Littré. Lumière pour nos yeux, et fécon-dité pour la plante. Décidément, il s’agit bien d’uneporte, d’un seuil, d’un huis qui bâille ou bat.

Page 169: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 169

15 octobre. – Ce matin, au moment où je me baissepour mieux accompagner l’éponge vers le bas du car-reau que je nettoie, j’accroche de l’œil, en arrière-plan,du haut de mon second étage, les feuilles des arbres dusquare tombées hier et pendant la nuit. Le morne vertcru du gazon de pacotille s’avive d’une ocellation jauneclair, traîne d’allumettes jetées en pagaille. Le clou desoufre de leur pointe coquette accroche un preste feu desoleil bien rincé. Dès que je me redresse, cette queue depaon disparaît. L’oiseau, son aubade accomplie sousmes fenêtres, rentre dans sa nuit.

16 octobre. – Sous certains doigts, le piano rend sesaccords à la manière d’un instrument à vent, clarinetteou basson plutôt que cuivre :::m on entend l’amorce d’unsouffle, et parfois une nuance « ronflante » (et s’imposealors l’image des orgues et de leur superbe, et du jeuavec elle). En musique, les créateurs écrivent pour unInstrument immatériel et séraphique dont chaque voixest priée de s’approcher autant qu’elle le pourra. Toc-cata. Mais la physique ainsi entrevue :::l Des irisationsd’arc-en-ciel nous attendent par certains contre-jours,devant une simple cascade, sous lumière propice, mêmeen sous-bois. En musique, la science des sons n’est elle-même qu’un prélude à l’expérience de la Sonorité. L’artvise à se laisser surprendre, puis à admettre que, bien

Page 170: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

170 Chaque jour, la fin du monde,

avant nous, ces surprises furent aussi les secrets, et nondes moindres, du démiurge qui nous a laissé le poste.

D’une surprise faire un secret, ce métier d’enchan-teur revient à dessiner et à fabriquer des clefs. Le plai-sant fiilm de Bernard Stora que j’ai vu hier a dû demeu-rer à peu près inintelligible, et en tout cas bien décousu,à qui n’aurait pas noté le titre du livre qu’un des per-sonnages secondaires de l’intrigue tient en main pen-dant moins de quatre secondes :::m L’Âne d’or. Une foiscette clef repérée, ce qui avait commencé comme unepièce de genre prenait forme envoûtante. Du roman-photo on passait à la tragédie de velours, du feuilletonau jeu de masques du mythe. Trouver la clef retourneaussitôt le sentiment interne de la durée :::m ce qui étaitjusque-là pur rebondissement dispersé (et lassait) setend soudain comme un mince fiilin de cabestan sous lacharge. Coup double de tout démiurge confiirmé :::m aubout du suspens, le bon montreur de marionnettesabaisse toujours devant nous le pont-levis de notrepropre impatience. La catharsis, cette liturgie duthéâtre, peut commencer.

17 octobre. – Parmi les personnages de la littératurepopulaire comptait beaucoup, quant à moi, le députéDaubrecq, l’adversaire de Lupin dans Le Bouchon decristal. Un cabochon de cette précieuse matière tientlieu d’œil de verre au robuste aigrefiin en possession

Page 171: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 171

d’une liste de parlementaires, ses collègues, qu’il faitchanter car il possède les preuves de leur vénalité. Surpapier pelure, il en a dressé la liste, qu’il porte avec lui,roulée dans la cavité de la bille qu’il enfonce et enfouitainsi au creux de son orbite énucléée. Il lui arrive, pourse ménager, de laisser l’ersatz un moment dans quelquecrédence, et de chausser alors d’énormes lunettes desoleil, qui dissimulent la calamité et la cicatrice. Lupinet les siens le cambriolent pendant son absence, mais,surpris par les argousins, laissent un homme sur place.Arrêté, jugé, ce comparse sera condamné à mort. Com-ment le sauver de la guillotine :::l Lupin échoue à com-prendre où Daubrecq a caché la liste, son trésor deguerre. Il espère monnayer contre elle la vie de Gilbert,son jeune complice, et le rendre à sa mère.

Tout enfant épris de récits d’aventure revient sou-vent à ses titres préférés et leur doit, pour des années,ses premières heures de lecture exaltante. Je n’ai tou-jours pas oublié la sorte d’angoisse dans laquelle meplongeait la description de Daubrecq s’enfermant lanuit dans sa villa d’Enghien pour procéder à lamanœuvre, que j’imaginais hideuse :::m de son index,éjecter le cabochon, en dévisser la tête, ou le capuchon,ou quelque lentille, en extraire le menu feuillet enroulépour le consulter et choisir les noms de ses prochainesvictimes, puis remonter le tout, ainsi qu’on cale un den-tier.

Page 172: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

172 Chaque jour, la fin du monde,

Le diabolisme placide de l’intrigue n’a rien à envieraux plus belles inventions de la grande littératureromantique et de ses contes cruels :::m comme le cardand’un châssis d’automobile, le bouchon de cristal visse latête que nous avons sur le crâne que nous sommes. Entransparence, je pouvais survoler l’ensemble de la pers-pective physique et métaphysique, car l’auteur avaitbien su jouer des degrés du même affect  :::m nous n’ai-mons pas les dents creuses mais, sur les chairs de l’œilmanquant à Daubrecq, elles ont l’avantage de n’être quede l’os troué dans de l’os. L’angoisse affleurante annon-çait bien sûr l’amorce du vertige :::m l’orbite vidée de songlobe, quel espace infiini, quel silence éternel :::b On abeau être encore enfant, un bon génie a bien voulu nouspréparer aux plus hautes révélations, comme plus tard, àl’âge d’homme, grâce au face-à-face de Yorrick et duprince d’Elseneur. Supplément de stupeur :::m à l’image deDaubrecq, chacun de nous peut se démonter soi-mêmecomme une poupée, s’éplucher comme un légume, notreœil coche la boutonnière par où, nous débouclant, nouspourrions commencer notre vie de pantin déglingué. Jene connaissais pas encore la Madeleine au crâne deGeorges de La Tour, ni les invalides de Grosz. Le bou-chon de cristal fut mon premier memento mori. Cin-quante ans après, la réminiscence, comme les grandsalcools, s’est enrichie de nuances aussi imprévues quesomptueuses. Si Gilbert a une mère, il n’a jamais connu

Page 173: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 173

son père. C’est pourquoi, me dis-je aujourd’hui, l’auteurl’incarcère à la Santé pendant vingt-cinq longs chapitres,dans l’attente de la veuve.

18 octobre. – De la banquette de mon autobus blo-qué le long du grès du trottoir, j’admire la mer d’étoilesdessinant leur atoll de feuilles d’automne chues toutautour du platane. Elles viennent de lui, il les a nourries,elles s’apprêtent maintenant au contre-don. D’iciquelques jours, la terre les prendra, de leur déchéances’élèvera la sève des saisons qui viennent. Aux tro-piques, ce cycle atteint sa perfection quotidienne deserre naturelle, chaque jour la forêt et la jungle abritentla vie éternelle, une même couche pour la glane et lasemence. Ce matin, d’une éternité l’autre, Hermès l’in-dustrieux m’enseigne :::m Ces feuilles, me dit-il, garde-toisurtout de les voir mortes et bientôt pourries, les voilàréservant au contraire leur obole à l’ancêtre nourricier,qu’elles fêtent de leur auréole, comme l’aubier dilatéd’une bague de plus par an. Sur la terre comme au ciel,toute vie s’arrondit comme une bulle et se tend commeun arc. Sur terre comme au ciel le cosmos ne s’écartejamais de sa forme d’anneau — celui de Gygès.

J’ai ainsi sous les yeux le fiiligrane de toujours, l’évi-dence analogique, la navette, le rouage des saisons etdes générations :::m l’atteste le sillage de ces feuilles enhélice autour de leur quille, jeunes fossiles éphémères

Page 174: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

173 Chaque jour, la fin du monde,

gravant leur trace, leur trajet, vie à qui il suffiit de persé-vérer dans sa durée pour devenir plus qu’elle-même.Cernée de mort par sa propre invention, la vie impro-vise des formes toutes nouvelles mais sans jamais trahirle thème :::m au pied de l’arbre, les feuilles feraientcercle :::l non, elles lui font un corps et un cerceau dedentelle, comme au premier jour. Qu’est-ce que ce cer-ceau :::l L’ourlet d’une jupe. Une corolle. Un calice. Unesphère. Une balle. Une bulle. Une planète. Un bulbe.Une arche. D’où l’extrême diffiiculté pour la pensée :::m il ya quelque toute-puissante « nécessité » dans cet engen-drement concentrique du vivant à partir de son propreventre, puisque sur la terre comme au ciel il se réticuleen grappe, en essaim, en galaxie, telle une gigogneenceinte de soi-même. Or nous pensons au nom et envue de l’horizon :::m décider, trancher, peser. Pour notreintelligence, les mondes circulaires valent malédiction,tout jugement brise au moins un cercle vicieux, toutesynthèse est pyramidale, toute idée est une phrase ettoute phrase une syntaxe. Si les religions du progrèsrésistent à l’épreuve de vérité du réel, c’est qu’elles serégénèrent en s’infectant à la ressource intarissablequ’est le fonctionnement minimal de laconscience paresseuse :::m penser, croyons-nous par pentedépressive, c’est s’aligner sur l’horizon. Nous cherchonsdonc à vivre en droite ligne, à « aller de l’avant », obéis-sant, non à l’oreille qui nous enseigne que notre monde

Page 175: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 175

est un ventre, une arche, une grotte, mais à l’œil :::m aumiroir où en nous se tapisse le trompe-l’œil d’une pers-pective, d’une droite et d’un au-delà. Erreur projective.

Outre cette infiirmité, notre inintelligence tient pourbeaucoup à une raison d’apparence insignifiiante :::m enmatière d’attention aussi, ce sont les premiers pas quinous coûtent le plus. Car l’attention est le seul effortd’application purement interne qui nous attende et quicommande de la sorte tous les autres. Un acte d’atten-tion, par nature toujours insuffiisant, ne dispose mêmepas, à la différence d’un acte de volonté, de la sanctiondu réel. Nous nous croyons toujours aussi attentifs qu’ilnous semble qu’il convient… La majorité renâcle donc,et perd assez tôt, dès avant l’adolescence, toute chanced’apprendre à se faire attentif (préparation exigeant elle-même tout un travail). Comme il y eut un monde sublu-naire, il y a ainsi en nous une forme d’animalité latentequi, comme la routine, protège de l’angoisse (mais nondu bavardage) :::m bien des hommes ne vivent pas, ilshibernent. La part mécanique et machinale de la vie gré-gaire fait leur affaire, autour de leurs actes possibles leurpuissance d’attention a forgé sa muraille invisible, seshauts murs infranchissables, la quote-part d’attentionqu’ils ont concédée une fois pour toutes au réel, autruiou le for intérieur. Dans une fourmilière, comme sur unnavire, chaque insecte bénéfiicie de l’application du col-lectif vaquant à ses tâches, et se repose en partie sur

Page 176: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

176 Chaque jour, la fin du monde,

elle. Reste à décrire les liens de ce régime psychologiquemoyen, de son principe régulateur et homéostatiqueavec l’imaginaire sphérique des idéaux d’autarcie :::m réfu-giée dans la tanière tiède de l’inertie des voyages decroisière, une société qui se suffiit à elle-même (qu’ellele croie, cela seul importe et lui tient lieu d’économieidéale, d’idéal économique) peut s’autoriser la distrac-tion. Comme l’honneur pour les aristocraties et la vertupour les démocraties, l’attention fait donc la vertu pri-mordiale des sociétés « ouvertes », qui supposent desénergies d’exception, une virtuosité à la mesure de l’in-attendu auxquelles elles s’exposent. Sans la diffiicile vir-tuosité qui malmène l’amour-propre, la vertu tourneraitau mensonge.

Dans cette intention élitaire, saint Bernard a écrit unlivre fraternel, De la considération. La culture de l’atten-tion, voilà certes qui distingue le détachement des soli-taires de la distraction des grégaires, hommes ou ani-maux. Parmi les hommes, les vigilants et les attentifsforment à nouveau deux ordres distincts :::m on est vigi-lant pour soi, attention égotiste. L’attentif ne se tientpas tant en vigie de soi qu’en capteur des intensités, etdes plus lointaines. Comme homme de l’attentionaltruiste, il est devin ::: comme animal, gazelle ou gre-nouille. Créature mercurielle familière des fréquencesnobles et des hautes tensions, comme le héros stendha-lien, personnage froid et inflammable posté au plus

Page 177: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 177

court circuit des passions qu’il catalyse et qui letrempent.

À cette croisée érotique du chaud et du froid, duliquide et du solide, le métal éponyme, le mercure justi-fiie donc bien son nom de dieu romain, dont toute sub-stance ou créature douée de la même sensibilité élec-trique incarne partout la vie à tire d’aile. Me comble legrésillement fugace des élytres d’une libellule en volrasant, et pas moins les écorchures d’étincelles bleuesarrachées par la béquille cracheuse des trolleys, exté-nuée de lenteur. Brasiers, jouvence. Petit Pégase, ouvre-nous, eurèka :::b ouvre-nous la voie lustrale ou combus-tible.

19 octobre. – Un homme d’oreille en goguette ::« Assis sous les noisetiers du jardin, j’écoute les bruitsque fait par ses feuilles, ses insectes et ses oiseaux, toutarbre qui ne se méfiie pas. Silencieux, inanimé à notreapproche, il se remet à vivre dès qu’il ne nous croit pluslà, parce que nous nous taisons comme lui » (JulesRenard).

20 octobre. – Le détachement qui mène à l’attentiondes assidus et l’attention qui mène à la vertu des vir-tuoses opposent, comme à toute vie s’approfondissant,le contre-courant où nous laisserons notre pire défaut, lapente moyenne le long de laquelle s’est improvisée la

Page 178: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

178 Chaque jour, la fin du monde,

conscience, le passif de notre caractère, notre relationmachinale avec les utilités suffiisantes puisqu’à ce régimeléthargique on s’est échiné à nous éduquer. Or tu ne terends attentif qu’en quittant la voie paresseuse, flot-tante, du train des associations dont s’accompagne lasimple survie ou l’introspection dilettante. Entre la souf-france aiguë de l’idée fiixe des esseulés et la souffrancesourde du songe-creux porté par la foule, aguerris-toi àla vie laconique m pour une chose, une phrase, et pourune phrase, un verbe. En nous-mêmes nous ne vivonspas autrement que parmi autrui :: nos énergies ne s’aug-mentent tout d’abord qu’à contre-courant ::: cesse debavarder, et d’abord avec toi-même. N’arrête pas deconsidérer ce qui t’advient une fois que tu t’es bienpénétré de cette vivifiiante découverte :::m le Je du je suisn’est pas le Je du je pense. À toi-même tu fus le pire desdogmes. Enumère avec l’attention la plus minutieusetoutes les conséquences de cet écart entre toi et toi, decet écart fais un vide, apprends la vie qui y commence ::Que d’étonnements t’attendent :::b

« Que de choses sous nos yeux sont invisibles :::b Ellesdemeurent sur la rétine aussi imperçues que si ellesn’existaient pas » (Valéry, 1932) :::m oui, elles transitent àtravers les mailles de la retina. Trouver, dans les annalesde la médecine, les premiers textes qui mentionneraientet nommeraient ce fiilet de la perception optique meparaît une recherche d’un bon rapport. Car Popper, six

Page 179: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 179

siècles après l’adoption du mot-image par les médecins,compare notre intelligence à ce fiilet, comparaison d’es-prit kantien dont la puissance analogique va et remontedonc loin (tissu, porosité, fiiltrage, flux, réseau, pixel…).De là devient également possible une approche del’électricité comme du fluide commun à toutes les phasesde la matière, quelle qu’en soit l’échelle. À conditiond’éviter les tautologies nichées dans cette formule(« fluide » est justement une de ces phases :::b), on res-taure ainsi le mode de raisonnement des présocratiquesou des taoïstes. Sa faiblesse :::m chercher l’élément quicontiendrait tous les autres. Son atout :::m son image pre-mière est dynamis, indivisible transformation en acte.L’image du fiilet permettra de guider l’intuition vers unconcept précis du sens interne :::m la synesthésie est ce fiilet,autrement dit, le fiiltrage de tous les fiiltrats. Je retrouve làla forme de la potentialisation des éléments, de la décou-verte de laquelle date la science post-galiléenne :::m bonindice :::b Grâce à ce fiilet, je peux retourner Kant contreKant :::m immergé parmi les phénomènes, moi-même jesuis phénomène :::b

22 octobre. – Si « bleu » compte parmi les couleursdites élémentaires, j’en veux, outre la raison physique,une raison imaginée :::m le jour et la nuit l’ont en partage.Tout terrien qui, cessant absolument de s’occuper del’heure, de la calculer, examinerait continûment le ciel

Page 180: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

180 Chaque jour, la fin du monde,

au-dessus de lui comme le verre d’ampoule d’une lan-terne magique au centre de laquelle il siègerait, verraitpasser devant lui une part des gammes du Bleu, ses lon-gueurs d’onde. Cesse donc un instant d’aborder le bleucomme une valeur (comme une « couleur »), etapprends où te placer toi-même pour faire bon accueil àce que tu ne sais pas savoir m posée comme la prunelled’un œil dans l’azur, la Terre — et nous ses Argonautes ycroisons dans une pénombre variable. Si valeurs il y a,autant vaut dire :::m scintillements, alors nous captons,nous, leur onde, comme l’éponge au fond de l’océan quinous ballotte comme des hippocampes. Pierre Gallis-saires :::m « Tous feux éteints jamais / l’immense nuitlumineuse ne sort / et pour cause. » (En fait, la raisonplaisante que j’imagine s’apparente de près à la raisonphysique sérieuse pour laquelle le bleu fait l’intimité dujour et de la nuit.) Je ne construirai ma démonstration nisur le bleu inventé par Giotto pour les Schiavoni ni surcelui de Novalis, mais sur un des fiilms admirables dusiècle passé, Le Cercle rouge, de Jean-Pierre Melville.

Le « cercle » entendu dans ce titre vaut d’abord allu-sion à un dicton issu de la tradition confucianiste, mis enexergue au fiilm :::m l’existence de tout homme se tissecomme un fiilet liant les quelques autres vies détermi-nant son destin à elle. (L’idée du destin comme bouclen’a rien de trivial :::m la boucle se ferme à la manière d’uncercle, ou d’une arène de cirque, dès qu’elle s’annexe les

Page 181: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 181

parts de boucle des quelques vies dont elle représente lepoint central, la coordonnée commune. Du fiilet qu’ellescomposent, elle est la maille maîtresse, le foyer de leurcénacle. L’image du fiilet présente une propriété destructure remarquable :::m à n’importe quel point de la sur-face entière, chaque maille vaut comme tantôt capitaletantôt subalterne. J’y reviendrai.)

Un homme menotté, en pleine nuit, sur le Train bleuqui relie la Côte d’azur à Paris, échappe à son gardien,et aux escouades de gendarmes qui, guidées par deschiens de police flairant à la trace, le traquent. Cachépar un truand sorti la veille de prison, il monte avec luile cambriolage d’une bijouterie, en plein Paris. Se jointà eux un ancien commissaire de police, tireur d’éliteretiré des affaires et ravagé par l’alcool. Le casse, mor-ceau de bravoure du fiilm, a lieu en pleine nuit aussi :::mpar les toits, le visage caché sous un loup, les voleurss’introduisent dans l’immeuble, débranchent les circuitsélectriques d’alarme, raflent le contenu des vitrines.L’échec se produira plus tard :::m le receleur, sur consigne,refusera de fourguer le butin, un patron de bar cèderaau chantage de la police et la laissera tendre la souri-cière où tomberont les trois complices. En pleine nuitencore, pris au piège, ils sont abattus, chacun foudroyéd’une balle.

De nuit ont lieu :::m l’évasion, la sortie de prison et lesdeux opérations de représailles personnelles aussitôt

Page 182: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

182 Chaque jour, la fin du monde,

menées par le truand qui vient de purger sa peine, lepremier rendez-vous entre lui et l’ancien commissairede police (dans le bar, boîte de luxe pour canailles etdemi-monde et n’ouvrant que pour la nuit), le casseproprement dit, puis le dénouement (dans le bar, doncde nuit, ou en nocturne, dans la campagne.) Plus desdeux tiers du fiilm nous plongent ainsi dans l’obscurité.

Les mailles du fiilet de la tragédie deviennent commepalpables une fois que le spectateur, au lieu de se cram-ponner en enfant à l’anecdote, comprend l’ordre inhé-rent aux épisodes successifs et apprend à classer toutesles péripéties de l’histoire sous un seul et même fiiltre :::mla couleur bleue (la nuit, les yeux de tel acteur soudainfiilmés en très gros plan, le surnom du célèbre train etde riviera française qu’il dessert, autant d’accès pre-miers, ou fiigurés, ou métaphoriques, à l’idée parailleurs insaisissable du bleu). Melville nous signale dis-crètement le pôle métaphysique de son étude en bleu :::mle titre nomme en toutes lettres la valeur antagoniquedu chromatisme (le fiilm ne peut découvrir sa signifiica-tion la plus secrète qu’à la condition que nous compre-nions pourquoi au juste le cercle est rouge) mais lethème du rouge sera savamment raréfiié (une seuleoccurrence :::m la rose pourpre donnée au truand négocia-teur, celui aux yeux bleus, par une des « fiilles » en tutudu bar, il la gardera et la ramènera même chez lui).Bleus nous apparaissent les nœuds du fiilet dont le

Page 183: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 183

cercle des trois amis coud la maille maîtresse :::m agissantdans le secret, ils n’en sont pas moins épiés, guettés etmanipulés par leurs ennemis (les représailles du début :::mduel de mâles rivaux parce que prédateurs de la mêmefemme que nous ne verrons que quelques secondes, denuit, pour quelque deux heures de fiilm :::b — ces repré-sailles en appellent d’autres, celles-là même qui provo-queront l’avalanche des trahisons). Et cette clandesti-nité rigoureuse et illusoire se duplique chez l’adver-saire :::m humiliée par l’évasion du début, la police ne tra-vaille que sous la surveillance méfiiante de la police despolices. La nuit ne cache rien, elle fiiltre. Grâce à elle,nous apprenons à passer de l’attention au détachementet du détachement à l’attention. Sous nos paupières,nous apprenons à regarder. Les salles obscures, gym-nases et camera oscura de nos exercices spirituels.

Tout chef d’œuvre, comme un bol de miel, provientd’une décantation répétée :::m choix des combinaisons lesplus heureuses d’une construction multiple et multipled’elle-même, ouverte au sens comme une rose des vents.Alors, décrassés de la chassie des phénomènes, nousconnaissons leur nudité lisse de stuc frais et de paumeamoureuse, la pénombre du Vide — ici, le diaphane denos pupilles :::m le tissu de nos sens, leur ascèse perspicace(ils tissent le fiil affiiné d’un texte à un texte), la puis-sance de qui sait effacer la fresque qu’il a couchée sur lemur et que, désormais, il peut contempler comme moi,

Page 184: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

183 Chaque jour, la fin du monde,

les yeux fermés, je viens de me souvenir du fiilm. Mel-ville pinxit.

23 octobre. – Au saut du lit, gommant volontiers lesfragments d’images du rêve interrompu (et ressassé), jecueille une évidence :::m la pensée associative contre la dis-persion de laquelle nous nous armons vit en nouscomme la nappe phréatique de la pensée analogique, àson moment centrifuge. « Associative », cette forme depensée :::l non — dissociative, comme les mouvements depanique dissocient, délient. Elle va loin, l’analogie (quis’impose d’elle-même) entre notre monologue intérieuret nos rapports en tout genre avec autrui :::m comme toutesociété contient en elle-même une puissance de panique,la conscience, autant vaut dire la société que nous neformons chacun qu’avec soi, peut sans diffiiculté se sur-prendre comme puissance de dissociation. En générali-sant ce type d’intuition (apprendre à croiser, à permuterles qualités affiines d’ensembles distincts ou disparates),on s’exerce à construire toute une encyclopédie. L’âmecomme société, la société comme âme :::m le « comme » aici valeur purement mathématique d’opération de miseen équation, équation dont les inconnues ne sont pasdénombrables.

Je ne procède pas autrement en interrogeant les affii-nités de l’ouïe et de l’œil. Huysmans, de même, évoque,au début d’En route, l’« odeur vocale » des sanctuaires

Page 185: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 185

qu’il visite car il spécule que « la prière, que la commu-nion, que les abstinences, que les vœux épurent le corpset l’âme et l’odeur vocale qui s’en dégage ». Ces misesen « équation » séduisent malgré l’impossibilité du cal-cul :::m on prend note de la relation (de la fonction), commede la présence d’un être inconnu et posté derrière soi, etl’on ne désespère plus d’entrevoir comment le sens com-mun (la société) et le sens interne (la conscience) s’ali-mentent l’un l’autre. Cet être encore inconnu ne vousquitte pas d’une semelle, vous ne pouvez pas l’identifiier,mais vous le situez. Comment ne pas reconnaître là uneforme de connaissance fondamentale ?? Un idéal deconnaissance (le monde de l’exactitude, non chiffrable) ::Les adeptes de Kafka admettront que je baptise madécouverte du nom de « principe Odradek ». Sa pro-priété la plus remarquable :::m la fonction indique une pro-portion (mode quantitatif), l’inclusion des inconnuesrappelle la présence du qualitatif (l’allure dissociative dela pensée léthargique). Je vois là un outil effiicace et per-fectible de la pensée analogique.

Ainsi faudrait-il se lever chaque jour :::m mettre fiin aurêve en cours (il menace de tourner fou ou de sediluer) mais sans dilapider le temps ainsi employé.L’« évidence » qui m’a accueilli à mon réveil ponctuedonc une énigme de longue date ( jusqu’où devons-nous résister au train erratique de nos associations :::l),mais elle intervenait aussi dans le rêve que je viens

Page 186: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

186 Chaque jour, la fin du monde,

d’interrompre :::m c’est elle qui l’interrompit. Il suscitaitou disait quelque insatisfaction, elle le bouscule :::mgrâce à quoi je trouve l’énergie de m’arracher au fas-cinosum de la rêverie creuse, et, me levant, de passerdu côté de la veille. Mais il faut s’exercer à la loi deréciprocité du vivant, et aussi admettre qu’inverse-ment je passerai la journée qui vient à lutter contrel’éveil et à entretenir l’état de léthargie diffuse dont secompose donc la conscience vigilante. Lorsque vousatterrissez de nuit sur quelque grand aéroport, vousaurez contemplé, pendant la descente de l’appareil, untaffetas brasillant, une écume de clignotements, unecapillarité d’incendies lointains qui, à leur échelleastronautique, fiigurent bien ces forges de l’âme, cettechimie moléculaire et réticulaire du diurne et du noc-turne. Et c’est un des meilleurs exercices spirituelsque d’écouter comment notre oreille intime scandeleurs palpitations.

Mieux :::m l’épisode peut servir de préliminaire à uneméditation sur la nature de la pensée réflexive, et surcelle de tout processus réflexe. Car dans l’idée que jecueille, mon rêve se poursuit sous la forme moqueuse(ironique, donc réflexive) du rêve de mon rêve. Para-bole de Tchouang-tseu, le disciple de Lao-tseu :: « Tchouang-tseu rêvait une fois qu’il était unpapillon voletant de ci de là, insouciant, ne sachantpas qu’il était Tchouang-tseu. Soudain il s’éveilla :::m il

Page 187: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 187

était là, étendu, Tchouang-tseu en personne. Mais est-il un homme rêvant qu’il est un papillon, ou unpapillon rêvant qu’il est un homme :: »

24 octobre. – … et cette nappe de léthargie, deuxinflux la parcourent, l’un centripète, l’autre centri-fuge. Le premier nous conduit vers la concentrationd’esprit, le second vers la dispersion. Pour un mêmematériau, la nappe en quoi s’accumule plus ou moinsd’inertie, deux polarisations de sens contraire.

Autant commencer par admettre ces fiigurationsnaïves, pour les transformer dans le sens d’une poten-tialisation illimitée :::m l’eau dormante de la nappe, soit,mais à la condition d’y voir la stase d’un flux, unevitesse, au sens où toute masse vaut degré ou niveaud’énergie tendant vers l’infiiniment petit. Tout exer-cice spirituel s’attaquera donc à la docilité de la per-ception :::m de même que celle-ci doit s’entraîner àreconstituer la relation duelle de l’actif et du passifqu’elle déforme toujours en la rabattant dans la bifur-cation (utile mais fausse) de la cause et de l’effet, demême devons-nous nous entraîner à lire dans l’infiini-ment petit ici envisagé l’expression chiffrée de notreagir, et la déchiffrer. La nappe m’oppose sa réalité, sonpoids oriente mon mouvement :::m l’exercice consiste àlonger en imagination tous les possibles qu’impliquecette forme de réalité. Au fiil unique qui relie tel effet à

Page 188: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

188 Chaque jour, la fin du monde,

telle cause j’apprends ainsi à substituer le fiilet desintrications du donné réel et du donné possible, dugrain et de la grappe, de la note isolée et de l’accord.

La Révélation dont on a fait tant de tintamarre deprosélyte pour légitimer certaines institutions du lienreligieux a beau s’enferrer dans un culte affreux de lasottise infantilisante, involontairement elle tient auvrai de l’expérience par un détail, retenu par la languequand elle évoque nos « moments de grâce ». Ilspeuvent de fait retourner les vies les plus insipides et,il y en a, les plus désireuses d’insipidité. Rue du Four,à son carrefour avec la rue du Cherche-Midi, je passepresque chaque semaine au pied du Centaure de Césardepuis des années, et depuis son premier jour peut-être car je suis l’aîné. Hier, pour la première fois, jel’ai considéré avec une émotion profonde. Je la diraisvolontiers « romaine », au sens où, comme en Arles, àRome nous vivons parmi les monuments des mythesantiques en acte et, mêlés à eux, parmi ceux des pre-mières heures du désenchantement du monde, sous saforme chrétienne (« désenchanté », le monde païen,puisque les dieux le quittent). Hier, soudain j’ai trouvéadmirable l’admiration des Parisiens pour l’hommagede César à l’hommage rendu aux demi-dieux par leshommes de l’Antiquité. La chaîne de la modestie senouait ainsi d’une génération à l’autre. De ma main deflâneur longtemps ingrat je peux montrer l’aube qui

Page 189: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 189

vient à l’enfant que je conduis à sa leçon de solfège.Mon heure de grâce, mon fruit de gratitude.

En détresse entre l’excès de la chose, inconnue, silen-cieuse, et le défaut du mot juste, la littérature naît danscet interstice, où nos phrases entassent leurs boursou-flures. D’elle il se murmure, même après tant de livres etque l’on vient trop tard, qu’elle peut retourner ainsicontre le langage la violence qu’il exerce spontanémentsur les choses quand il les attribue au seul usage quenous nous en promettons, et en ravageant la vie qui estla leur, loin de la nôtre. En s’interdisant de dire cequ’elles « sont », en se contraignant de dire ce qu’ellesfont (et, à notre insu, nous font faire), la littérature sefait parole réfléchie. Elle veut passer le mors à la parolevaine, car nous nous mentons moins que nous ne bavar-dons. De toutes les choses qu’il y a de par les mondes,nous sommes la seule dont l’agitation, extrême, se pour-suit sans rémission. Sans les beaux-arts, nous ignore-rions ce que font les choses de leur côté, en tant qu’ellessont là :::m au-delà de leur utilité. Innocentes. Il y a unechose et une seule dont ils ne peuvent rien nous faireentendre :::m nous-mêmes. Car nous ne pouvons tout demême pas tenir en même temps le rôle de l’auteur etcelui du public. L’art change la vie, sans aucun doute,mais ce sera celle de notre postérité.

Parmi tous les modes de potentialisation du vivant, lemode exponentiel se distingue par le phénomène fort

Page 190: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

190 Chaque jour, la fin du monde,

étrange de la désorientation. Valéry :::m « les hommessavent parfois ce qu’ils font, mais ils ne savent jamais ceque fait ce qu’ils font. » La règle ici notée s’appliquesans restriction :::m 1) aux métastases 2) à la guerre civile3) et, de manière générale, à l’intégrale incalculable denos actes et de leurs conséquences. Faire ne fut jamaisfacile ::: faire faire relève d’autant plus de la gageurequ’entre le premier et le second degré de cette exponen-tielle s’insinuent les effets incalculables et objectifs deleur champ. La plus grande part de notre énergies’épuise à rectifiier les conséquences de cette désorienta-tion endogène qui, chez les idéalistes, se nomme« liberté ».

Mais comment aborder l’analogie transparaissantdans ces trois séries :::l Sans doute en interrogeant la cor-rélation de leur forme autotélique et de leur formepanique :::m l’extrême de la désorientation correspond dansles deux cas à l’absence, à la méconnaissance de l’autre.Laissé seul à seul avec lui-même, le Même n’engendreque des monstres, mais, et c’est le trait topique, sur lemode de la pléthore. La psychologie des profondeurs quisuccède au culte du Moi raisonne à propos d’un ego dontelle semble juger normale l’extraordinaire hypertrophie,la croissance envahissante, flagrante pour peu que nousla comparions aux égotismes naissants de la périodeprécédente. Or le Moi, dès la génération de Nietzsche,est devenu un interface beaucoup trop sensible et sur-

Page 191: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 191

mené pour relever des techniques traditionnelles de sonadministration. Le déclin religieux a placé l’Individudevant une tâche disproportionnée :::b Il lui faut être sonpropre directeur de conscience… Les diverses procé-dures de thérapie psychologique n’ont fait que freiner ceprocessus :::m pour un Moi, deux individus, celui qui seplaint et celui qui le masse. À la longue, ils n’en fontplus qu’un. Ainsi naquit la « foule solitaire ».

Il faut s’en souvenir au moment de considérer l’éco-nomie réflexe de notre optique, car toute réflexivité,forme perfectionnée de la sensibilité propre aux pre-miers échelons du vivant, rentre pour beaucoup dansson autotélie. La volonté ne peut se distinguer que si lavie se veut elle-même :::m situation étrange, dans l’histoiredu vivant, puisque, tout en se faisant condition d’elle-même, signe de « liberté », elle se découvre en mêmetemps comme inconditionnelle. Pour m’en tenir ici à lavue, elle matérialise l’emprise d’un vivant qui se sait etse veut en prise sur son environnement, la puissanceoptique progresse de pair avec l’intensité réflexive :::ml’hominisation se confiirme et se précise quand l’évolu-tion qui érige en bipèdes les quadrumanes diminue leurodorat et dote les nouvelles espèces d’une optique per-çante, donc d’un horizon et d’une relation cinétiqueinteractive qui commandera les autres sens, les autrestypes d’interaction. L’arc réflexe optique qui se convertiten énergie neurologique capitalise cette mutation,

Page 192: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

192 Chaque jour, la fin du monde,

« réflexe » désignant, justement, tant la propriété réflé-chissante de tout corps lumineux que le principe de l’in-formation neuronale :::m voir, c’est aussi se savoir visible,réciprocité immanente à notre optique, absente de notreacoustique.

25 octobre. – Si l’on convient que la musique vit àmi-chemin, dans l’intervalle qui nous sépare des choses,reste à deviner si la nostalgie qu’elle nous communique— comme si elle-même, la musique, ne venait pas denous, mais d’elles — vient de notre impuissance à mieuxnous rapprocher ou à mieux nous éloigner d’elles. Laréponse vient en partie en imaginant une première per-mutation, fantaisiste mais roborative :::m entre la musiqueet nous, entre nous et nous, entre moi et moi, les chosesfont obstacle, plus ou moins mais — décidément, defront, comme tout objet. Nous nous jouons alors de leurforce d’inertie en les faisant résonner, notre doigt tapotela table, que nous dérangeons dans sa vie de table. Dansun second temps, le geste qui consiste à les déplacer pro-longe ce premier contact  :::m nous nous unissons à lachose saisie pour nous déplacer avec elle dans l’espace,auquel incombe alors la fonction d’obstacle (de supportou de médium du son), et de ce geste aussi découlera dubruit. Le tremplin se détend du saut du plongeur. Musi-ciens, nous ne le devenons qu’en allant vers les secretsaccords dont il nous faut apprendre à ébranler les

Page 193: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 193

diverses matières en les composant comme desensembles de fiibres, de cordes, de souffles :::m en respec-tant le vide qu’il y a dans ces corps et ces volumes, encultivant celui qui est en nous. Cette amorce de raison-nement topologique montre de quelle manière mobilel’agir musical interprète le fait sonore, et indique la voiephilosophique, la voie analogique à explorer (recherchernon une Sonorité Première, mais la loi des analogiesd’un support sonore à l’autre :::m par exemple, le bruisse-ment des grandes éoliennes en rotation n’évoque-t-il pascelui du rayonnement solaire à l’intérieur de notrespectre acoustique pour peu que nous l’amplifiiions :::l)

Quelle double nostalgie s’exacerbe-t-elle dans lamusique :::l Répondre à ma question passe par un retoursur ce dédoublement :::m nostalgie il y a parce que noussouffrons de nous rapprocher et de nous éloigner. Seulsles dieux et les démons n’appartiennent qu’à un seul deces deux empires, le tout près et le très loin, l’intime etl’hostile. C’est ce que doit comprendre Orphée quand ilse retourne au moment de regagner ce monde, et perdEurydice. Quand, en nous, rien ne chante, le bruit quireste répercute celui du corps d’Icare quand il s’écraseau sol.

L’alcool, d’entre toutes les matières que nous pou-vons assimiler, possède une propriété bien remarquable :::men boire c’est en désirer tout de suite un plus subtil. Toutalcool en appelle un plus pur que lui :::m le sens activé

Page 194: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

193 Chaque jour, la fin du monde,

l’exige de lui-même, pour peu qu’on ait le palais un peucultivé, la chair un peu nerveuse, le désir un peu suscep-tible. Or :::m il n’en va pas autrement dans la vie de l’esprit.L’impulsion en cause, impérieuse, a ainsi sa veine dis-crète de nihilisme, si du moins je peux risquer l’imageexpéditive du néant pour suggérer l’emprise de l’infiini-ment pur dont je parle. Galiani, l’abbé coqueluche ita-lienne des Encyclopédistes, montre une belle presciencede ce possible inhérent à toute matière :::m l’acédie, dit-ildans une lettre à une de ses connaissances parisiennes,exprime l’abattement du vivant obligé de composer avecl’inertie et de contempler son impureté.

Nous lisons cette souffrance dans les yeux de la pan-thère en cage — souffrance de l’exertion captive del’inertie, de l’énergie déchue dans la matière, de la vieatone et ainsi enferrée, navrée :::m perdant ses œuvresvives. (Les gnostiques possèdent depuis le premier jource sens inné de la fatigue de Dieu qu’exténue sa tâche deconservateur surmené d’un monde défectueux. Ils surenttransformer en un redoutable argument théologiqueleur peu de charité pour la fiinitude, leur ressentiment àl’égard de la Cause première. Leur influence se faitmoins sentir par elle-même que par la belle assurance deceux qui s’imaginent les mieux immunisés contre elle ::« Toute la création n’est qu’un léger défaut dans lapureté du néant — une paille — une bulle, là », se confiieValéry en 1912, comme si, une fraction de seconde, il

Page 195: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 195

cédait à la tentation fatale, jouer à ressembler à son pireadversaire, au Lucifer perché sur l’épaule du Vinci.Noire insertion nihiliste d’un jour, qui enseigne com-ment pourvoir à une bonne histoire des idées, qui neserait pas leur paraphrase, mais leur radiographie :::m touteœuvre phare fait briller des pensées inavouables, plusque précieuses, et qu’elle extrait de l’obscurité en se fai-sant leur écrin ou leur rivière. Leur fonction :::m dans uneimage du monde hautement rationalisée, marquer deloin, par emprunt, la place de l’hypothèse et de la réalitéextrême, sans laquelle le penser n’aurait jamais com-mencé. Technique fréquente chez les philosophes desystème :::m ils voudraient faire oublier leur commerceavec Méphistophélès, mais il suffiit d’un unique minus-cule acte manqué… Je demande qu’on me cite uneœuvre système qui, dans les deux derniers siècles,échapperait à cette règle… sidérurgique et faustienne :::ml’acier des systèmes s’est d’abord secrètement trempédans la lave bouillante des hérésies, qu’il se targue d’en-diguer.)

« Épioptie », dit le grec des pythagoriciens pour dési-gner la révélation des choses intelligibles. J’imaginecomment régler, par goût de l’éloquence sèche, madémonstration de l’hégémonie philosophique de l’œilsur cette seule étymologie :::m pas de vaste dissertation auxambitions spéculatives incontrôlables, mais un raidd’épigone dans la Grèce ancienne, un thesaurus allant

Page 196: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

196 Chaque jour, la fin du monde,

de l’époque archaïque à celle de Jamblique, un tableau àdeux colonnes où je mettrais en vis-à-vis l’épioptie, quepersonne ne connaît, et l’épiphanie, que nous connais-sons tous. Je n’aurai garde d’oublier l’épiscopat. La pra-tique de la méditation philosophique par l’outil désuetde la chrestomathie :::b

26 octobre. – Que la paupière, membrane protectricedu point le plus fragile et le plus exposé de notre corpsincarne, parce qu’elle palpite, le lien d’échange réci-proque par lequel nous nous tissons en autrui, cettebrève annotation de l’autre jour s’adossait aussi à unleitmotiv ornemental familier aux amateurs d’art sacré,chrétien ou islamique. Dès l’époque baroque, bien deséglises présentent, enchâssé dans un triangle ou un tri-èdre, la fiigure schématisée d’un œil sans paupière quenous pouvons attribuer, au choix, au Père ou à l’Espritsaint (mais en aucun cas au Fils). Sauf erreur de ma part,ce motif joue un rôle important dans les accessoires dela franc-maçonnerie, et, de manière générale, dans lelangage des contre-églises. Tout enfant découvrant LaLégende des siècles ne peut s’imaginer l’œil qui traqueCaïn autrement que sans paupière :::m l’Esprit saint ne sau-rait suppléer la Conscience s’il ne fiixait pas ainsi, de sonorgane de griffon, le premier grand Criminel. La valeurde supplice, et en tout cas de châtiment hyperboliquedonnée par le poète à cet enfer sur terre pour le frère

Page 197: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 197

fratricide, tient au malaise que nous inflige la dissectionsuggérée du corps humain :::m l’œil de verre de l’Espritsaint et du vicaire savoyard, nous ne l’imaginons quetrop bien. Logé au plus juste dans son triangle équilaté-ral, tel un judas dans un vantail, il nous parle du morcel-lement possible du corps propre, la peinture édifiianteexploitant ici avec effiicacité le vaste imagier des ampu-tations dont se nourrit la sensibilité morale, à la cruautéabyssale (d’où notre effroi symétrique quand nousapprenons qu’à la pieuvre des Travailleurs de la mer,l’hydre et la Gorgone des Temps modernes, ne manquemême pas l’appareil optique bien développé que samonstruosité tentaculaire devrait lui interdire si lanature raisonnait comme nous). Le phantasme du corpsmorcelé agit sur le Moi par la voie simple du mimétismeinfus :::m sans paupière, l’œil de Dieu se braque pour pro-mettre que, à son image, nous allons perdre le nôtre (lesingulier a ici son importance capitale, sa puissancecastratrice) et de même, pièce par pièce, nous disloquer,ou, comme le monstre marin, devenir grouillement devie, vie première et primitive, polype intelligent. L’or-gane de la Justice et du Droit en prend à son aise avecses ouailles :::m il réactive les techniques les plusarchaïques de la manipulation magique, celles de la cap-tation mimétique, de l’imitation paralysante du corps àfasciner.

L’œil sans paupière des peintres trinitaires ne s’ar-

Page 198: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

198 Chaque jour, la fin du monde,

roge pas tant l’indiscrétion des phares qui fouillentl’obscurité que la puissance de fascination des sorcelle-ries qui savent par quelle intelligence simiesque réduirele vivant, quel que soit l’animal, à sa propre règle élé-mentaire, l’indistinction première du touché et du tou-chant, du toccato et du toccando. Le pouvoir de la mimé-sis témoigne d’une lucidité instructive :::m Dieu ne menacepas de nous énucléer en se représentant lui-mêmeamputé (avec cette grossièreté procèderait un art debouffon), mais en paralysant le voir, le nôtre comme lesien, en noyant le lieu le plus vivant de notre visagedans une rigidité minérale, métonymie effiicace de la rai-deur des morts, du corps que tétanisent l’obéissanceinconditionnelle et la peur panique. La Technique pre-nant progressivement le relais des pouvoirs cléricaux,l’œil sans paupière de nos temples a cédé ses attributsthéocratiques à l’œil de verre de nos caméras et de nossatellites. Comme au temps d’Héraklès vainqueur dulion de Némée ou de Cerbère, un monstre chasse l’autre.Nous ne pouvons tenir en respect les puissances hostilesparmi lesquelles nous survivons qu’en domestiquantl’une d’entre elles, quelque bête féroce, quelque Nessus.Un jour, comme le Titanic ou comme les déchetsnucléaires, elle se fera notre prédateur.

28 octobre. – Le cicérone qui nous avait menés àtravers les dédales de l’abbaye du Thoronet nous avait

Page 199: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 199

réservé, tout à la fiin du parcours, de l’inoubliable. Ilnous pria de nous regrouper, à une douzaine de visi-teurs, au pied de je ne sais plus quel pilier situé à peuprès au milieu de l’église puis s’éloigna vers l’abside.Nous ne l’avions pas encore perdu de vue qu’il enton-nait un profond « Ôôôôm », sur une seule note grave,soutenue à la basse, et tenue d’une traite comme unpoint d’orgue, ou un cantilène tibétain. Une demi-mi-nute peut-être, et il réapparaissait, modulant toujourssa diphtongue de trompe marine, hybride caverneusedu « O » et du « U ». Et quand il cessa, tout souriant,nous avions compris :::m longeant les murs, dans un desbas-côtés, il avait marché ainsi un moment, tout à sonchant, et rien que pour nous faire entendre la trouvaillede l’architecte cistercien :::m pour tout auditeur où qu’il setienne sous les voûtes, le son paraît irradier le volumeentier en toute égalité, sans y suivre une direction quel-conque ni y avoir de source. Joyau d’acoustique desphère, de cloche, d’ubiquité en acte. Chez Dante, le« lait des muses ».

Cette illumination philharmonique, qu’elle serve declef à une histoire à venir des plus hauts lieux musa-gètes. Leur secret, à travers les époques, les styles, lesécoles, les unit :::m leurs constructeurs les consacrent nonseulement à cet impeccable unisson, mais aussi à sonéquivalent optique, et ces deux prouesses si possibledans le même lieu :::b Imaginons qu’un des plus beaux

Page 200: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

200 Chaque jour, la fin du monde,

vitraux de l’histoire du vitrail, soit le Salomon deChartres, par exemple, ou les mosaïques de Saint-Apol-linaire de Ravenne se trouvent dans une conque aussiheureuse que l’église du Thoronet.

Chaque génération humaine délègue des siens à larecherche de tels trésors. Entrée réservée au personnel.Même pour les happy fews, cette sélection apolliniennea donc partie liée avec une nuance de douleur, qu’ellecristallise au moment le moins attendu. La semainedernière, j’ai été particulièrement ému par une scèned’apparence loufoque du Vent de la plaine, un fiilm deHuston :::m le piano au timbre acide et fêlé qu’en pleinesteppe américaine Burt Lancaster farmer heureux enaffaires rapporte, au début de l’histoire, à sa mère et àsa sœur adoptive et sur lequel, devant les siens quiobservent un silence aussi ébahi que religieux, la vieilledame attaque doucement une sonatine de Mozart aussimignonne que le « Ah :::b vous dirais-je, Maman… » oule « J’avais une marraine… », ce piano sera écrasé pardes Indiens galopant à cheval au cours du siège de laferme par leur troupe. (La destruction met fiin à unejoute musicale des Blancs et des Rouges, entre deuxfusillades.) Violence d’autant plus ravageuse que l’en-semble du conflit tourne autour d’une guerre descultures et du mystère de nos origines :::m le piano etMozart n’étaient là que pour rappeler que c’est bien aucœur du sacré que surviennent les tragédies du far

Page 201: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 201

west.. Guerre il y a, sous la sonatine datant de la fiin del’Ancien Régime, parce que la sœur adoptive est soup-çonnée par les Indiens et par la rumeur blanche, d’êtreen réalité un bébé de squaw adopté jadis par les Blancs,et dans des circonstances de massacre. Ce qui se confiir-mera. Ce piano éventré par les Peaux Rouges à chevalvient de plus loin encore, il rappelle celui placé parBunuel, dans L’ Ange exterminateur, dans le salon de lamaison ensorcellée où des chevaux amènent uncadavre de vache. Huston comme Bunuel jouent ici dela souffrance extrême de l’écorchure la pire :::m même leplus haut des hauts lieux — le salon de musique —n’est pas à l’abri de la souillure par la chair de sa chair,une pogne d’équarisseur fond soudain sur la main deMozart. Il faut même postuler :::m plus haut le haut lieu,et plus exposé au retournement sacrilège. Le mélangeprogressivement révélé de l’intime des sens, du côté dufamilier, et de l’ostension violente et destructrice deleur puissance, ce mélange atteint un sommet decruauté et de tragédie illimitée. Mais pourquoi, sinonparce que, à son insu, l’art a pris en charge des intui-tions de nature religieuse, au sens où relève du reli-gieux absolu tout ce qui nous laisse inconsolables :::l Lepiano écrasé comme une vache morte condense lemême déchaînement de cruauté que l’histoire de Mar-syas écorché vif par Apollon, et sa signifiication n’endiffère pas :::m chaque fois que, par l’expérience de l’ex-

Page 202: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

202 Chaque jour, la fin du monde,

quis, nous allons toucher au divin, les dieux nous châ-tient. Entrée réservée au personnel.

29 octobre. – Il est un genre de fatigue qui, joint àcertaines réversions imprévisibles de l’humeur, nousdévoile le fond de torpeur constant sur lequel se détache,en l’obstruant, ce qui nous sert de conscience vigilante.Il suffiit que se conjuguent quelques conditions ensomme fréquentes :::m la couleur de zinc du ciel, quelquegrand congé vidant la ville, un ralenti sensible durythme vital de la collectivité et, quant à nous, toutes lesraisons de nous absorber dans notre tâche mais, dansl’immédiat, en solitaire et, du coup, en homme libre, s’ilvoulait, d’y surseoir. L’invitation à relâcher l’effort nevient que du dehors, ne répond à aucune nonchalanceen nous mais s’obstine assez pour instiller un bouquetde vacance possible, la sensation volatile mais tangiblede distension de la durée. Le tout agit sur nous, mêmeen début de journée, aussi puissamment qu’une envie desieste que rien n’interdit. Alors on enregistre le décéléré,le dilaté de la pulsation interne qui toujours fait de nous,en soliloque, un animal caché dans l’animal qu’est lafoule, comme notre cœur cousu à notre corps. Cette sen-sation troublante a la précision d’une révélation immi-nente, une vérité de vie en virtuelle perception réflexed’elle-même, musique sourde comme un reflet sur l’eauau crépuscule, mais puissante comme l’image tamisée

Page 203: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 203

du ciel qu’elle aplatit en flaque sous nos pieds. L’hommequi bâille personnifiie, comme le meilleur des mimes,cette note sourde, languide, engourdie, flaccide. Mais ill’ignore, il n’a aucune raison de s’arrêter sur cette per-turbation, il n’y voit qu’un signal, toujours le même, iltranchera bientôt entre la lutte contre la dépressiond’énergie et l’abandon à son dénouement dans le som-meil.

Or il y a, dans de tels moments hybrides, matière àdécouvertes. Il faut apprendre à en étudier les éclairagessans y jeter de lumière. Je ne vois pas d’autre moyen deramener l’œil à la modestie et de faire explorer notrenuit par d’autres organes, ceux qu’il a su domestiquer etmême manipuler. A l’heure de l’introspection, l’oreilles’impose en unique pouvoir effiicace. Elle aura beaul’exercer sans partage, elle n’engendrera jamais de dicta-ture. Et surtout, toute variation de l’intensité vitale,quelle que soit sa nature, transmet cet état hybride sansl’altérer :::m nous oscillons en nous-mêmes, notre si impar-faite présence au monde ne se comprend que comme lasuite interminable de ces saccades intérieures. Cettemanière de torpeur rentrée entretient la vague notion decontretemps perpétuel qui ne nous quitte jamais. Ce quitrouble pourrait bien nous sommer, nous reconnaîtrionsalors, dans cet air fugace de vacances indues, la per-plexité anxieuse des enfants qui détestent la torpeur desdimanches ou l’obscurité de la chambre, y pressentent

Page 204: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

203 Chaque jour, la fin du monde,

ce que plus tard, à peine plus funèbre, les mêmes, deve-nus adultes, nommeront, mais ce plus tard sera un troptard, l’ennui.

Premier exemple de gain herméneutique dû à cechangement de perspective :::m j’avais écrit l’équationénergie / allergie = centripète / centrifuge. Je peux main-tenant substituer à ce binôme un trinôme, où je noteque, du fait même de la diversité de leurs acuités, nossens maintiennent, dans le sens interne qui leur est com-mun, une frange irréductible d’ensommeillement :::m éner-gie / allergie / léthargie. S’y inscrit la formule élémen-taire de notre existence, à ses trois étages :::m physiolo-gique, psychologique et mythologique. « Œil qui gardesen toi / Tant de sommeil sous un voile de flamme, / Ômon silence :: »

30 octobre. – « Élémentaire » implique :::m indivisible.Pour contempler un tel objet élémentaire, la règle d’orme prescrit de ne me donner, sur lui, que les perspec-tives (et toutes les perspectives) où se combinent cestrois modes, énergie, allergie et léthargie. Règle, clause,idée fiixe — peu m’importe puisqu’il n’y a qu’uneméthode envisageable si je veux m’assurer toutes leschances de tirer tout le parti possible de mon étonne-ment devant ce que me découvre un peu d’introspec-tion :::m nos « états » de conscience ne sont, précisément,pas des stato, pas des statuts, mais des « instables », les

Page 205: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 205

« tremblés » produits d’un mouvement trine, énergie,allergie, léthargie. (L’astronomie a fiini elle aussi parreconstituer le triple mouvement permanent imprimé ànotre planète de par sa relation avec la multitude descorps avec lesquels elle « occupe » le champ qui est lesien.) De même, le mot « existence » prend sens, signalece qui, parmi toutes les formes de la vie, singularise lavie humaine dès lors que m’apparaît clairement sonchamp :::m comment s’oriente-t-il, lui, si je le compare auxchamps où vivent d’autres espèces que la nôtre ::Caractérisent son orientation le nombre et le genre defonctions qu’il corrèle indivisiblement, qu’il attelle fra-ternellement :::m j’ai la certitude qu’il n’y a de vie humainepossible qu’à la condition que ces trois composantes, lesmondes de la physiologie, de la psychologie et de lamythologie, interagissent pleinement. Ce que je note icipar souci de transformer en méthode ce que je pratiqueici par intuition tâtonnante devenue raisonnée, parexploration aventurée d’une analogie pressentie :::m parexemple, tout récemment, dans le cas du mercure, quej’ai décliné, par allusion, selon ces trois composantes, jeparcourais de moi-même les trois voies, celles de la phy-sique, celle des affects et celle de leurs clefs symboliques.Lorsque les Grecs font mâcher du laurier aux pythiesavant de les faire prophétiser, ils ne procèdent pas autre-ment, et nous qui avons reconstitué leur machinerie etleur procédure (botanique, drogue et vaticination oracu-

Page 206: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

206 Chaque jour, la fin du monde,

laire) nous reconnaissons notre monde dans le leur, leleur dans le nôtre. Au fond, rien d’autre ne compte :::m dansles liqueurs que nous distillons, au bord de nos cratèresélectriques, nous voyons clignoter les feux où nousrêvons de ne nous jeter qu’avec lenteur.

Par « méthode », j’entends ici l’ensemble des exer-cices nécessaires à nettoyer la perception des fiictions quil’appauvrissent. (À l’instant, selon la ligne de plusgrande pente et la loi du moindre effort, je viens d’évo-quer le champ qu’ « occupe » la planète. Flagrant délitd’anesthésie de l’intelligence par les conventions rhéto-riques :::m comment la Terre occuperait-elle son champ,puisqu’il ne s’étend que de son pouvoir électrique debobine en rotation parmi d’autres girations :::b) Écrivain,tu ne l’es qu’une fois chassée l’image, ôté le trompe-l’œil.La pensée, oui mais sans phrases ??? déjouer l’inertiequ’imprime à l’âme l’incontinence de la parole :::b fuir lamécanique inoculée par l’école et le commerce social ::(Je ne vois pas comment ces règles pourraient commen-cer à s’appliquer en dehors de certaines contraintes for-melles :::m elles aideront l’esprit, dans un premier temps, àchoisir ses outils. Alors seulement, du bavard naîtra l’ou-vrier attentif, et de lui l’artisan, de qui vient l’artiste. Lechoix ici en question prolonge la concurrence des sensdont notre corps est le lieu et le résultat ordinaires, laconformation répétitive et par conséquent aussi peu créa-trice que n’importe quel geste tant qu’il reste emprunté.

Page 207: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 207

Par l’exercice, nous réduisons nos infiirmités acquises, etpar ces contraintes nous forçons la gangue, nous déga-geant peu à peu de la sérialité. De même la littérature nemérite-t-elle son prestige que si émancipée de la rhéto-rique elle épouse le silence comme une carmélite le Sei-gneur. Grâce à elle, dans les outils de la communication,nous choisissons ceux de la pensée, des valeurs d’utilitédu langage comme de ses valeurs d’échange nous neconservons que de quoi nous entretenir avec les mondessans parole qui nous hébergent, et nous réconcilier aveceux. Ici comme toujours, cave canem ??? Malheur à quiconfond les fiins et les moyens :::b Malheur à qui ne luttepas de toute son énergie contre leur tendance géolo-gique à s’équivaloir et à s’indifférencier :::b Malheur àl’amour de la littérature :::b Malheur à l’amour de la com-munication :::b Malheur à la pensée sans désintéresse-ment :::b)

Avec la rétine, le langage a réservé au cas de l’œil lanotation expresse du fiilet des sens. Mais cette résille,cette trame arachnéennes s’étendent partout où setouchent notre corps et le corps du monde :: « Saunder-son voyait donc par la peau ::: cette enveloppe était doncen lui d’une sensibilité si exquise, qu’on peut assurerqu’avec un peu d’habitude, il serait parvenu à recon-naître un de ses amis, dont un dessinateur lui auraittracé le portrait sur la main, et qu’il aurait prononcé surla succession des sensations excitées par le crayon :::

Page 208: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

208 Chaque jour, la fin du monde,

c’est M. un tel. Il y a donc aussi une peinture pour lesaveugles ::: celle à qui leur propre peau servirait detoile » (Diderot, Lettre sur les aveugles). Le grain de cettepeau, nous le regardons chaque fois qu’au cinéma, faceau projecteur encore éteint, la nappe de l’écran paraîtretenir la part décantée des éclairages diffus de la salleet trahit son « piqué » de satin, le grisé de ses points decapiton, qu’une main soigneuse aurait alignés tels desgrains de sel fiin en vue d’une mosaïque. Dans lapénombre, sa phosphorescence falote de cataractesemble enchevêtrer sur la même surface équivoque deflaque les traces lunaires des fiiltrations précédentes dupinceau lumineux qui, phare assoupi entre deux nau-frages, se tapit derrière nous comme un oiseau sur notreépaule pour nous guider dans notre nuit. Et sur le fondblanc de ce carré blanc, nous remercions le peintre à quinous devons d’avoir retardé le moment de l’aveugle-ment irréparable.

1er novembre. – Pourquoi ai-je imaginé, avant-hier,en pénétrant pour la première fois de la journée dans lapièce de travail que le curieux insecte, nyctalope attardéou mite égarée, qui, coupant mon chemin, buta sur moicomme si j’étais de verre avant de s’évaporer lui-mêmevers les plafonds du couloir où je vis encore un momentson éclaboussure bistre de colifiichet des airs crochantun bref rayon chamarré — pourquoi ai-je imaginé que

Page 209: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 209

porteur d’un message à mon adresse il décampait, mis-sion accomplie, avec l’habileté de renard d’un sbire oud’un contrebandier :::l

Il a fiilé comme le fragment d’un rêve que j’aurais eul’impudence de continuer après mon réveil. Réflexionfaite, cette créature que la lumière devait blesser évo-quait vaguement le sphinx, la poussière grasse de sesailes accentuant son allure maladive car elle volètecomme on titube. On n’a pas souvent la chance de croi-ser, sortant du sommeil, ces estafettes de Pluton, aussipressées et affairées que le lapin d’Alice, aussi souve-raines que le chat de Chesterton. Chacun de nous deuxregagnait son poste avec la même innocence hagarde, lamême léthargique absence :::m un homme qui dort debouten s’imaginant réveillé, un hyménoptère qui en pleinjour fuit les renoncules du soleil. À l’orée de nos empiresdécalés, il est salubre de pouvoir échanger à l’aveugle detels signes de connivence. Entre éphémères, on s’en-traide à reprendre connaissance, chacun ne pouvant parailleurs rien attendre de l’autre que cette fraternelle illu-sion des contraires. Il m’en reste la musique nerva-lienne :::m « ni bonjour ni bonsoir. » Maintenant tu sais àquel genre d’état second et dans quel arrière-pays le cré-puscule trouve la fabuleuse force de centaure de se diredu même mot à l’heure du soleil levant ou à celle ducouchant. Force substantielle dont la langue allemandefait même un verbe :::m es dämmert mir, véritable aurore

Page 210: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

210 Chaque jour, la fin du monde,

diurne et nocturne, réfractaire à toute traduction. Àl’heure du crépuscule, va-t’en donc décider, s’agissantnon de toi mais des dieux, s’ils nous quittent ou s’ilsreviennent :::b Devant l’essentiel nous bafouillons nospériphrases.

N’empêche :::b Quand, chez Michel Serres, je retrouvel’Aveugle choisi comme guide et devin par Diderot,c’est jouvence :::m « Aveugle, mon initiateur en musiqueme prit les doigts pour les poser sur le piano, dont lesclefs m’ouvrirent la grotte, incandescente et noire, dessons, où la gamme chromatique ne déploie ses couleursqu’à des vues sans yeux. Je devins une autre bête :::m taupeborgne aux longs lobes, d’où pendent des harpes, enbouquets bouclés. »

2 novembre. – La génération de nos grands-parentsavait trouvé dans l’image de l’ « accélération » de l’his-toire de quoi tempérer son étonnement devant les cata-clysmes de l’époque. La nôtre procède avec celle deschangements d’échelle. Mon souci de penser simultané-ment en nano et en méga trouve de quoi s’alimenterdans d’autres chroniques que celle des laboratoires depointe. À la suite d’une mousson prolongée, telle villeasiatique de douze millions d’habitants se retrouve sousles eaux, et menacée d’un glissement de terrain commele dernier hameau des Pouilles. De même le plus puis-sant fleuve de l’Amérique du Nord avait-il quitté son lit

Page 211: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 211

et ravagé la Louisiane, comme crève une canalisationsurmenée par une nuit de gel. Dans les deux cas, la mainde l’homme aura été la cause directe et mécanique dudésastre :: Bangkok s’enfonce de 3 centimètres par an carle sol ne supporte pas le poids des gratte-ciel construitsces deux ou trois dernières décennies, quant au Missis-sipi les digues n’en étaient plus entretenues depuis desdizaines d’années. La main de l’homme, à Bangkokparce qu’active, en Louisiane parce qu’inactive,déclenche autant d’avalanches que l’aile de papillon dela parabole des enchaînements diaboliques. Chaque jour,nous la sentons qui nous frôle, avec plus ou moinsd’obligeance. La semaine dernière, cherchant une herbeaussi ordinaire que des germes de soja, je m’entendisrépondre (je ne le trouvais pas à l’étalage) :::m « Nous ne lefaisons plus depuis les morts. » Il s’agissait, renseigne-ments pris sur place après cette non-explication, de« La » quinzaine de morts (si je les avais notés, je lesavais aussitôt gommés) de l'été dernier :::m par supposéeintoxication bactérienne, restée elle aussi inexpliquéemais aussi explicable que n’importe quelle avarie de ceslouches pharmacies du conditionnement alimentaire. Ilm’a suffii de traverser la rue et de changer d’enseignepour trouver mes germes. Ainsi bat la grande aile, d’unerive à l’autre de la même artère où nos pitances debovins urbains s’imbibent de la même résignation pla-cide d’otage de sa propre collectivité, l’Humanité en

Page 212: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

212 Chaque jour, la fin du monde,

hypertrophie. Change de nombre, de quinze passe àquinze millions, change de germe, du soja passe au sida,change de zone, de l’Allemagne passe à l’Afrique :::m mêmefêlure. Simultanéité des échelles, des longueurs de l’onde.Le danger, donc, ne vient plus de l’accélération insolited’un cycle, mais de la multiplication des interférences.Imaginons ici quelque monstre d’avant la glaciation, sicolossal que l’attaqueraient en différentes régions de soncorps des organismes, des pestes, des colonies virales etdes putrescences variés. Bien des régions du tiers et duquart monde ne descendent-elles pas dans ces enfers ::Et bien des quartiers de nos métropoles, depuis unevingtaine d’années :::l

Usant de mon lexique personnel, je parlerai ici d’unpaysage et d’une époque d’allergies en chaîne :::m les ava-tars du règne germinal — dans l’histoire de la nature,une forme primitive de vie — et ceux de l’humain àl’époque de la Technique tendent à se composer en unseul flux de synergies négatives, centrifuges, en interac-tion constante. Ainsi voyons-nous se répandre dans l’en-semble des domaines d’existence ce que les médecinsconnaissent bien :::m les pathologies de milieu hospitalier.Notre milieu de vie voit maintenant se multiplier lespathologies de milieu nucléaire ou de milieu numérique.Reste à décrire ce qu’elles ont de commun. Travail del’intelligence analogique. Entre le « milieu » hospitalieret les autres « milieux », quel est l’élément d’unité ::

Page 213: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 213

L’unité de geste de qui prend soin de soi, l’unité essen-tielle de toute culture, quel que soit l’objet auquel de parson intention elle s’applique de toute son attention.Toute culture apporte avec elle ses phénomènes d’infes-tation (dans les trois exemples choisis :::m les micro-orga-nismes, les structures atomiques, le numérique, autre-ment la technique de fabrication mécanique et sérielledes signes). Si ce qui m’intrigue se confiirme dans laperspective où je le place ici, je resserre avec justesse lequestionnement :::m au départ du geste cultuel et culturel,fait évidence l’intention de répétition (cas bien connu dela mécanique des rites). La sérialité représente l’objectifpremier, commun au culte et au mode de productionindustriel… On réduit ainsi la peur et la répugnancequ’inspire le sériel, et approche alors la bonne question :::men quoi le geste cultuel et culturel favorise-t-il les condi-tions d’un dérèglement de sa propre activité :::l D’undegré encore je tente de préciser l’image ici enconstruction :::m le sériel, processus répétitif placé dansl’intervalle de deux processus non répétitifs sourcesd’énergies non recyclables (par en bas, le déchet, ledéchu, l’excrément ::: par en haut, le distillat, le sublimé,la liqueur). La valeur oscille entre des non-valeurs. D’oùune certitude nouvelle :::m les phénomènes d’infestationparalysent les techniques de dénombrement, on nepourra limiter les ravages de ce cataclysme qu’en renon-çant à compter (l’argent, et tous les signes en tant que

Page 214: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

213 Chaque jour, la fin du monde,

variantes de la même mécanique sémiotique tournantfou). Il faudra apprendre à classer sans compter, si l’onveut endiguer l’invasion des métastases. The screw mustbe stop’d.

La problématique me paraît féconde pour une raisonprécise :::m tout en respectant rigoureusement l’espritmême de l’intelligence cybernétique, elle la replace dansun contexte anthropologique. Elle considère ce quisemble invariablement dérégler les différentes et fortnombreuses applications d’un même principe :::m en ten-tant de régler mécaniquement l’entretien de son milieu,l’espèce humaine libère malgré elle toutes sortes de pro-cessus en chaîne, le moment non mécanique des méca-nismes. Explorons donc cette chaîne :::b Sa forme, com-mune aux religions et aux techniques, détient bien dessecrets. Guette leur transparence ???

3 novembre. – Au bout de quelques mois, la disci-pline de l’écriture diariste tend à perdre de son étrangetépremière d’acte de volonté. De tête, dans la journée, ilm’arrive de plus en plus souvent d’imaginer que je notetelle idée ou telle image qui me vient — ou, mieux, derevenir en esprit sur telle page des jours passés et deprévoir une correction, une retouche. Le temps approchede se mesurer, en soi-même, à plus ingrat et plus inculte,dans l’esprit de la même règle, avec un supplément dediffiiculté et de rigueur, un tour de vis encore. Les tech-

Page 215: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 215

niques se présenteront d’elles-mêmes, puisque le cap nechange pas :::m raréfiier les outils de la vie mentale, commeon apprend à jeûner pour entraîner les animaux, cesmollusques d’entrailles qui ensemble composent notrecorps, à exploiter les réserves d’énergie inutilisée crou-pissant en nous. Encore faut-il les talonner pour qu’ilscommencent par les découvrir, sécrètent quelque perleou quelque nuage de frai, à l’image spermatique de leurslointains cousins hauturiers, huîtres et anémones.

Qu’est-ce que ma vie mentale sans ses outils :::l Dedeux choses l’une :::m ou bien elle n’est qu’outil, et dans cecas :::m perfectible ::: ou bien quelque chose d’autre encore,que je veux identifiier et que je ne peux contraindre à serévéler, à se nommer sinon en en détachant ce que jeconnais pour n’être qu’outil.

Expérimentons.Pour chaque annotation à venir, s’interdire l’emploi

d’une des lettres de l’alphabet (n’importe laquelle,jamais la même).

L’interprétation orchestrale donnée par Sir N. Mari-ner de L’Art de la fugue et de L’ Offrande musicale, unefois la perplexité apaisée, réserve une jouissance àchaque fois plus pure, qui se double d’une question sansréponse (sans réponse autre que le travail, et questionpourtant utile) :::m puisque les maîtres parviennent à déga-ger des formes acquises celles qui, non seulement nou-velles, inouïes, mais aussi, tout d’abord abstraites

Page 216: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

216 Chaque jour, la fin du monde,

puisque nouvelles, confiirment que le plus précieux (l’in-vention) se rassemble toujours dans notre vie contem-plative, se condense dans le moment le plus intensémentspéculatif de notre vie contemplative (là où la relation àl’abstrait s’alimente le plus librement), alors la failleentre artistes en général et créateurs ne peut que béer.Faille féconde, matrice de l’invention, mais nécessaire-ment douloureuse, puisque le nouveau comprend unmoment de retournement de l’ancien sur lui-même, et dedétournement. Retournement :::m réutilisation d’un patri-moine mélodique. Détournement :::m dans un contexte ins-trumental et esthétique tout nouveau (la musique trans-formée en contemplation sans aucun autre but que lajouissance du son pour elle-même).

Si l’on admet, par simplifiication provisoire, que l’in-vention commence par un geste de destruction de toutl’environnement ornemental ressenti comme faux(bavard, inerte, etc.), il faut garder en tête que ce senti-ment naît aussi, pour une part importante, du contactrégulier et amical avec cet environnement. C’est de nousque les formes tirent leur vie, mais nous n’accéderonspas au plus haut de nos possibilités si nous ne vivonspas parmi des formes qui nous incitent (à les aimer ou àles déserter pour en inventer d’autres). D’où la note à lafois vivifiiante et dangereuse de la vie parmi lesœuvres :::m selon les jours, Pygmalion se surpassera, ouchutera dans le culte des idoles. Sans cesse, en nous, un

Page 217: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 217

mauvais génie nous souffle d’oublier que toute formeheureuse est abstraite, et nous séduit ainsi à la paresse ::: heureuse dès qu’épurée, purgée de l’anecdotique et ainsirendue proche des formes de formes que sont les catégo-ries de l’entendement, les propensions du plaisir, les pré-dilections du goût. Je ne tire l’énergie de ma révoltecontre mon environnement ornemental qu’en vertu dudésir de sauver les formes de leur rechute dans le fauxconcret, autant vaut dire :::m dans le kitsch, dégénéres-cence des formes en fétiches de l’imagination. L’obliga-tion des inventeurs ne varie pas :::m par le biais des formesqu’ils défrichent, donner à ceux qui les rencontrerontcomme œuvres le goût le plus vif de les mettre en jeu àleur tour. D’ailleurs :::m connaîtrais-tu d’autres moyens decontenir les idoles qui te hantent l

4 novembre. – Entre nos sens et nos Muses, laparenté fait évidence dès que remarquée leur qualitécommune :::m leur diversité se présente de manière aussipatente que leur solidarité. Leur distribution convainccomme toute énumération simple et complète (le signedistinctif des classifiications intelligentes) ::: commel’atome, on ne peut les amputer d’un seul de leurs élé-ments sans dénaturation grave.

Particularité dont une conséquence m’est venue àl’esprit aussitôt. Je remarquai, hier, ce qui contraint l’in-vention et l’inventeur à se retourner avec violence contre

Page 218: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

218 Chaque jour, la fin du monde,

l’univers des formes acquises :::m « violence », car l’abs-traction propre au Nouveau bouscule. En littérature, unede ces formes de subversion les plus corrosives, c’est latechnique dite de la « mise en abîme », active à touteépoque de la vie des formes. Tous les maîtres l’ont utili-sée à bon escient, elle ne fait la singularité d’aucuneécole, ses pouvoirs quasi hallucinatoires donnent à LaDivine Comédie, aux Mille et Une Nuits ou au NouveauRoman, au Blanchot de Thomas l’obscur comme auxgrands baroques sud-américains la même extraordinairevigueur. La littérature vit, d’abord, de la dérision de lalittérature, voilà le fait premier, la vérité sérieuse quiexplique… le reste, à commencer par la puissance devisionnaire des maîtres, jamais prisonniers de leur ins-trument. La réflexion récente de Kundera sur les pou-voirs du roman généralise cette obligation d’ironie aupoint de réduire à presque rien la différence entre créa-tion romanesque et théorie de la littérature, comme silui-même, conteur accompli, avait fiini par passer ducôté de l’activité critique (comme si les Pères de l’Églises’étaient perçus comme des apôtres, ou les rabbinscomme des prophètes).

Pas de discours sans fiigure :::m comment ne pas releverque cette technique littéraire de la mise en abîme s’ap-parente à celle de la mise en miroir, familière auxpeintres, aux photographes :::l Et que la dérision d’elle-même qui fait les sommets de la littérature l’enchaîne à

Page 219: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 219

son histoire, parce qu’elle ne cesse ainsi de se citer, unchef-d’œuvre en faisant toujours comparaître d’autres,ses prédécesseurs qu’il évoque discrètement par quelqueallusion de texte, ou de forme, ou de titre :::l Abîme etmiroir font ici image à la même idée rétive à la concep-tualisation :::m le « reflet » indéfiiniment reflété en lui-même fascine l’écrivain, à qui cette représentation allé-gorique de sa propre activité révèle une propriétéoptique de la matière, similitude qui ne peut manquer delui rappeler que la philosophie aussi, et celle précisé-ment qui bannissait les poètes de la cité idéale, s’étaitfondée, à ses débuts, sur la contemplation des essencescensée soutenir l’apparition des phénomènes.

Et comment ne pas remarquer l’évidence :::l La chaînedes œuvres littéraires, que les scolarques nomment leur« corpus », se tend entre les générations comme unrayon lumineux à travers le temps, comme l’événementoptique qui, à notre œil, fait se refléter une image elle-même reflet de réflexions antérieures et matière à desréflexions à venir. Ni apollinienne ni dionysiaque, ladérision qui fait un des secrets du pouvoir des Muses n’arien de risible, elle l’ouvre au sublime en la protégeantdu ridicule. Elle prolonge dans nos œuvres d’imagina-tion les formes premières, organiques, de la matière sen-sible (je veux ici ce pléonasme car la sensibilité précèdela vie), elle enseigne comment discerner, reconnaître etdécrire l’espace-temps où sensation, perception et ima-

Page 220: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

220 Chaque jour, la fin du monde,

gination ne font qu’un. Peu suspect de dévotion à Platon,Pasternak remarque (il semble en même temps s’interro-ger) :::m l’art, dit-il non sans candeur, « est réaliste dans cesens qu'il n'invente pas lui-même la métaphore, maisl'ayant repérée dans la nature, la reproduit fiidèlement »(Sauf-conduit). Voici la généalogie la plus simple de lacréation littéraire :::m au départ de la mise en miroir, lamétaphore première, « dans la nature ». L’idée ici entre-vue fournit, malgré la solution de facilité que nous pro-pose sa paresse, matière à pensée solide si et seulementsi on prend la formule à la lettre :::m en notant bien quecette « métaphore » première n’est pas acte de langage(pas un dire, mais la relation de sens entre deux imagesmuettes) ::: et si, au lieu de spéculer puérilement sur lebig bang des métaphores, on s’interroge sur ce dont cetteprétendue métaphore première peut se prétendre le res-sort. La réponse se résumera ainsi :::m puisque tout estdéjà, dit Pasternak, dit tout poète, sous le regard de laMétaphore première, puisque tout est puissance demétaphore et métaphore en puissance, toute phrase estune périphrase. Valéry :::m « À mesure que l’on s’approchedu réel, on perd la parole » (incidente :::m partant de lamême intuition, et de la même « rage » devant l’ecto-plasme du verbeux, deux poètes et poétologues dumême siècle, Ponge et Valéry, en tirèrent, à moins d’unetrentaine d’années d’écart, des conclusions opposées.Pôles qu’il faut donc apprendre à manier comme les

Page 221: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 221

électrodes d’une même puissance orageuse menacée d’al-lergie intense. Tous les hauts lieux de l’esprit affrontentun jour cette menace, l’heure de la guerre utérine entrele poème et le théorème.). Mon travail de poète com-mence donc par un acte de sabotage :::m me priver de laplanche sur laquelle je pose la baudruche de la Méta-phore première, et faire entendre la phrase qui se suffii-rait à elle-même — me donnerait à percevoir et imaginerla chose dont je prendrais connaissance parfaite, dans leplus pur silence. Utopie dont l’humour visite le Prolixeexemplaire, Canetti, quand il ose ceci :::m « La secondephrase est toujours de trop. » Oui, toute phrase est unepériphrase, même la première.

Et comment ne pas s’émerveiller que la solidaritéimmanente de la nature et de la culture ait été si métho-diquement conceptualisée, et avec un outil aussi simpleet aussi subtil que la légende des bonnes fées attiques ::Elles dansent, les neuf sœurs du Parnasse, elles dansenttoujours ensemble, comme nos sens. C’est l’ensemble denos sens qui affecte à chacun sa qualité propre. « Lamusique ainsi se nomme parce qu’elle somme toutes lesMuses :::m elle additionne les Arts, aucun n’excelle sanselle », remarque Serres. C’est rétablir l’ordre des choses,que l’ordre de leur méditation avait modifiié :::m cette« somme » est première, aux temps primitifs nous avonschanté avant de parler. Au Parnasse, comme on voit, onpeut déjà s’imaginer sur l’Olympe.

Page 222: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

222 Chaque jour, la fin du monde,

La littérature se construit en se mettant en miroird’elle-même (grâce à quoi elle peut alors contempler cequ’elle appelle son « histoire », dont vit la critique, cetaprès-coup de l’acte littéraire), elle chemine donccomme la philosophie armée de l’allégorie de la caverne.Lourde armure. Car l’écrivain n’écrit hélas que les yeuxfiixés sur l’Essence de la littérature dont il cherche àdécrire la vision à ses malheureux lecteurs. Le malheur,ici, ne concerne pas seulement le lecteur enchaîné dansla caverne de l’écrit, mais aussi le préjugé tout-puissantqui enchaîne ainsi toute la littérature à l’optique du phi-losophe.

Or, de l’un comme de l’autre, qu’est-ce qui resteralLa voix.

5 novembre. – Hier je notai de quel phénomèneoptique la forme littéraire fondamentale, la mise enabîme, peut se dire l’équivalence, la correspondance,l’analogue. Aujourd’hui, sous la plume de Michel Serres(La Légende des anges), je trouve ces lignes, pour com-menter un détail de la Chambre des époux, à Mantoue ::« […] ce lanternon en trompe l’œil, en haut du plafond,ou oculi [sic], où apparaît un paon, que l’anciennemythologie nommait Panoptès, c’est-à-dire celui qui voittout. Voici l’œil de tous les yeux, volés à la queue dupaon. Cette démultiplication de la vue agrandit lachambre, intime, aux dimensions du monde extérieur. »

Page 223: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 223

Il y a trois semaines, admirant un semis de feuillesjaunies tombées sous mes fenêtres, me vint l’image de cemême oiseau. Flagrant délit de lieu commun. Délit quiindique aussi qu’on avance sur la bonne voie. Les deuxnotations comptent :::m la bonne voie, sur laquelle onavance. Si je n’avance pas, le lieu commun se refermesur moi comme un piège, car les lieux communs sont leradotage de tous, notre piétinement. Avançons donc àchaque fois que nous nous surprenons à passer un lieubanal. Aujourd’hui, j’avancerai ainsi :::m la mise en abîme,comme l’oiseau d’Héra dans l’oculus de Mantegna, vautmise en œuvre de la relation réciproque toccato / toc-cando que je thématise depuis quelques jours. Lieu com-mun aussi, puisque je ne fais là que répéter le célèbrevis-à-vis goethéen de l’œil et du soleil. Mais lieu com-mun en instance d’enrichissement puisque je l’étends,au-delà de la sensibilité organique, à l’interactivité desbeaux-arts (entre eux, et entre eux et la nature). Serreslui-même, longtemps avant nous, avait compris qu’il fal-lait considérer dans cette perspective unifiiante lesbeaux-arts et les machines communicationnelles. Notreœil, en somme, porte à un degré éminent de perfectionle principe actif / passif de toute matière, l’optique nouspermettant ici de mieux saisir une règle universelle desmodes de la matière (du mode minéral au mode orga-nique, on progresserait en termes d’interactivité :::m plus larelation duelle de l’actif et du passif détermine un corps,

Page 224: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

223 Chaque jour, la fin du monde,

plus elle s’intensifiie, et plus on s’élève sur l’échelle duvivant). Que le même organe, le circuit optique, ras-semble et condense en lui-même l’ensemble des opéra-tions émettrices et réceptrices, voilà ce qui appelle icil’idée de la perfection (l’économie de moyens). Leconcept d’onde et celui d’interaction se conditionnentdonc réciproquement. Détailler les raisons précises decette corrélation, voici une tâche du meilleur rapportthéorique.

D’où l’hypothèse :::m cette perfection-là ne serait-ellepas aussi l’utopie au principe de l’histoire du vivant ::Question sotte (triviale) en apparence seulement puis-qu’elle recouvre une véritable contradiction (dans leschoses, non pas dans l’idée) :::m la prodigalité du vivantpassant pour le signe le plus crédible de sa puissance (lapuissance de l’infiini sur le fiini), l’utopie d’une interacti-vité à rendement toujours croissant n’y introduit-ellepas au contraire la laideur comptable du raisonnementcybernétique :::l Question féconde, incitant à faire pro-gresser l’hypothèse :::b car l’énoncé qui suit s’impose delui-même, en dépit de son apparente ingénuité :::m levivant ne s’écartèle-t-il pas en effet entre ces deuxgenres de perfection, l’économie de ses moyens et laprodigalité de l’énergie :::l Je retrouve là, dans le langagede la biologie, l’hypothèse astrophysique de l’expansionde l’univers, si inconcevable pour notre ontologie etpour notre paléontologie. De même que l’univers se

Page 225: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 225

« dilaterait » (Hubble), de même l’automation aurait-elleintroduit dans le vivant des possibilités systémiquesinconnues, à commencer par des effets de sérialité, quela cybernétique réalise localement. Mais la « localité »du phénomène ne vaut pas restriction :::m tout ce qui s’uni-versalise apparaît ici, et là, puis là — localement.

6 novembre. – De quoi donc souffre une âme enpeine :::l Quand nous nous éveillons, il nous faut unmoment avant de recommencer à donner forme dephrase aux incohérences d’images et aux épaves d’idéesque nous charrions durant les minutes du brumeux soli-loque hagard de chaque matin. Le retour à la syntaxe,même rudimentaire, exige un laps de temps — variableselon les cas, les humeurs et les dispositions. Prise dansla toile d’araignée où elle a trouvé le repos de l’hypnose,l’apesanteur trompeuse de sa paresse, la tiédeur toxiquede l’inconscience, notre âme prend le temps de démon-ter cet appareil, avant de le reconstruire pour l’usageinverse et de tendre ce fiilet en travers des chemins de lajournée qui commence. Pauvrette :::b Elle n’a pas de sweethome. Comme les pêcheurs humbles des Mille et UneNuits, elle remonte dans ses nasses ses propres mau-vaises actions, ou celles d’autrui, refroidies. Jarres scel-lées sur des monstres, princesses aux hanches de marbreet de jaspe, murènes qui fûtes des odalisques, lâchez cecloaque :::b Lustrations :::b Hammams :::b

Page 226: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

226 Chaque jour, la fin du monde,

Ce matin, m’ébrouant pour abréger ces ablutions del’âme aux prises avec sa léthargie, je ne me défends pascontre l’idée cocasse à tous points de vue que la libertéprise par les poètes de nous faire rendre visite aux mortset dialoguer avec eux témoigne d’une libéralité décidé-ment excessive. Chaque jour, il nous faut quelquesminutes, parfois plus, pour retrouver l’usage de la syn-taxe. Et les morts, qui dorment depuis plus longtempsque toi et moi, pourraient tenir ces longs discoursmagistraux, perspectifs, déchirants :::l

Non seulement nous hausserons les épaules, maisaussi nous nous demanderons si la prouesse de Joyce,dont la prose virtuose repose sur la fiiction provocanted’une créature tout entière monologue, ne jette pas surnotre Occident une lumière affligeante. Passe encoreque nous errions. Mais que nous nous donnions la possi-bilité de travestir en un morceau de bravoure l’erreur etl’errance dans les brouillards de la léthargie :::b Bloom nese prend pas pour le Juif errant. Nous serions bien inspi-rés de refuser l’annonce de son inventeur de père qui, aujeu de poker de la littérature, nous suggère de leconfondre quand même avec un poète grec.

Sortons des salles de théâtre. Sur les dormeurs obèsesassoupis dans leurs baignoires pendant que les Tancrèdeet autres Walkyries morphinomanes reprennent Jérusa-lem, nous crachotons nos fléchettes au curare. Sur lescochons je les décoche.

Page 227: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 227

7 novembre. – Le train omnibus Paris-Chartreslonge l’ensemble du parc et du château de Versailles. Lapremière ou la seconde gare après celle de la ville dumême nom occupe le pied d’une colline massive et fortescarpée . Elle donne accès à tout un vaste plateau, quidut, comme le reste de ces anciennes campagnes, offrirune de ces landes où le Bourbon convoqua ses archi-tectes pour les mettre à pied d’œuvre, puis, sous leursordres, des dizaines de milliers d’ouvriers. Le marcheurqui, de cette gare, s’engage sur les chemins et remontevers ces hauteurs peut, improvisant un belvédère, consi-dérer à mi-pente tout le domaine où la monarchie fran-çaise alla terminer sa carrière en un siècle et trois rois.Le panorama garantit une leçon de choses des plus édi-fiiantes. L’échelle historique s’y détache avec une exacti-tude photographique, comme pour le promeneur quilonge certaines forteresses, certaines crêtes, certainesvallées, et sait les scruter. À une distance de quelquequatre kilomètres à vol d’oiseau, et dominant justementla perspective pharaonique, vous surplombez ce qui dutsaisir, jadis, les têtes bien faites de l’Europe desLumières :::m la France s’apprêtait à étendre son hégémo-nie sur le continent. Miniature de cet empire encaserné,le château replie devant vous ses dimensions deparoxysme à la faveur de votre flânerie. Mais ce hasarddes randonnées de nos loisirs vaut signe d’histoire bienbraconné, qui ne ment pas, puisque les Bourbons fiirent

Page 228: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

228 Chaque jour, la fin du monde,

de la politique, et même de la géopolitique, de la Loui-siane à la Pologne, de l’Ecosse à la Calabre, et que leursuccesseur impérial boira une tasse de thé avec le czarsur le Niémen. Vu des modestes hauteurs de Saint-Cyr,Versailles prétend ainsi à bon droit à l’égalité de gran-deur extensive avec l’Escorial, Schönbrunn, le Vatican.

De votre panorama vous avez tiré une maquette,comme jadis l’architecte de Louis le Grand imaginant laForme palatine qu’il allait sculpter là. Qui a vu lamaquette de Saint-Pierre-de-Rome apprêtée par un desmaîtres architectes auteurs de la basilique, ou qui saitque la capitale des Etats-Unis sortit aussi d’un modèleréduit conçu par un disciple de Pythagore, reconnaîtra leplaisir visionnaire dont je parle. Ces techniquesenseignent comment l’esprit multiplie les puissancesd’échelle optique et symbolique inscrites dans des actesaussi différents que ceux de la vue et de la vision, etcomment le paysage que je vois est le fruit de cettevision, la sienne, puis, trois siècles plus tard, la mienne.Ce n’est pas le même organe qui héberge et conjugue laperception qui analyse et celle qui synthétise, l’œil dumicroscope et celui de l’inspecteur. Des deux corps duroi, un seul est visible, l’autre, le plus puissant, ne peutque s’imaginer. L’œil palpe les surfaces, le relief ne serévèle qu’au corps tout entier puisqu’il résulte d’un jeude volumes, et que ces volumes, à leur tour, interpellentles mouvements, ceux du corps physique et ceux du

Page 229: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 229

corps social, la momie du pharaon, d’un côté, les massescorsetées par le despotisme fluvial de l’autre. L’immen-sité du château retranché sur ses friches maussadess’impose de par ce contraste même (recherché par leprincipe de pouvoir qui isole la cour de la ville commel’embaumement égyptien séparait le corps de poussièredu monarque mortel du corps de gloire du dieu du Nil),qu’accuse encore celui de cette masse close sur elle-même, en forteresse farouche, et de ma personne de ci-devant minuscule et fatigable. Tout l’art consiste à pas-ser de la vue à la vision, et de la vision à l’imagination.(L’art de cet art consiste à discerner les éléments com-muns à ces trois genres d’énergie, à ces trois fonctionsqui se chevauchent comme si elles, loin de se délimitermutuellement par clivage, elles spécifiiaient les diversespossibilités subtiles et plastiques d’une seule et mêmeFonction infuse, selon l’hypothèse de Diderot notant,dans La Lettre sur les aveugles, que « pour imaginer, ilfaut colorer un fond et détacher de ce fond des points,en leur supposant une couleur différente de celle dufond. Restituez à ces points la même couleur qu’aufond ::: à l’instant ils se confondent avec lui, et la fiiguredisparaît », aperçu qui suppose et situe l’unité structu-relle de la perception et de l’imagination)

Le même château a joué dans mon enfance un rôlebien involontaire. Une branche proche de ma famillehabitait non loin. On imagine sans peine ce que de telles

Page 230: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

230 Chaque jour, la fin du monde,

contingences nourrissent de conversations, de facéties,de légendes, et même de non-dit dans un milieu qui metplus haut que tout, et plus haut que toute forme de pou-voir, le prestige et l’invisible du savoir.

Voilà sans doute, teinté d’absurde par les dispropor-tions oniriques du thème et du prétexte, le contraste quim’a occupé toute la nuit puisque, me levant, je me sur-prends absorbé avec un grand sérieux dans la médita-tion des mystères de l’œil de bœuf. « Pourquoi », medemandé-je au saut du lit, « à moi du moins, tant degrandeur s’est révélée dans le surnom cocasse et savou-reux donné jadis par les courtisans au décidément trèspetit bout de la lorgnette grâce à laquelle la toute-puis-sance de l’hégémonie, plus que sur le salon du mêmenom, se braquait sur les terres et les mers de tout unhémisphère :: » Oui, pourquoi :::l Et pourquoi un bœuf :::l Etpourquoi, de ce bœuf, un œil :::l Serres que je lisais il n’ya que deux jours, quand il admire l’oculus de la Chambredes époux, Serres y reconnaît le panache de l’oiseaupavané, le paon d’Héra. Et moi je dis qu’une monarchiequi se laisse épier au grand jour par un œil-de-bœuf sentdéjà l’abattoir. D’un œil à l’autre :::m des délices aux sup-plices. Il faut croire que, quelque part dans les raisonne-ments sensualistes et généreux de Diderot et Serres, secache un point aveugle. Celui que Jason, chacun d’entrenous, doit à tout prix trouver s’il veut atteindre L’Âged’homme.

Page 231: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 231

10 novembre. – J’ai osé condenser une philosophie àvenir dans une apparence de calembour (énergie, aller-gie, léthargie). Me voici rassuré, je découvre ceci sous laplume de Valéry :::m « Les choses mêmes n’ont pas denom, pas de bornes, pas de grandeur. Elles ne se rat-tachent à rien. Elles sont, sont, sont, et il faut se réveillerde leur être pour les reconnaître » (Cahiers, 1912).

11 novembre. – L’emploi du mot de « philosophie »,un des plus vagues qui soient, ne se justifiie ici que parune raison unique mais de forte conséquence :::m laSagesse que nous réputons présider à la bonne ententede nos savoir-faire se fonde, dans ses décisions, sur cequ’elle croit voir bien plus que sur ce qu’elle croitentendre. L’effort exigé par la simple évaluation desseuls effets d’une telle disparité en découragerait plusd’un, tant nous est devenue une seconde nature la vir-tuosité critique fondée dès son invention sur l’avantagemassif donné à l’optique sur l’acoustique, au nom de sespouvoirs inégalables de discernement. Devant cetteseconde nature et ses prolongements techniques, logis-tiques, psychologiques, nous retrouvons sans doute ledénuement des philosophes de jadis devant la premièrenature. À lui seul, le plaisant rapprochement inspire unpeu de courage, qui se double de gaieté dès que l’onmesure à quel point cette seconde nature et son NovumOrganum représentent pour une bonne part une victoire

Page 232: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

232 Chaque jour, la fin du monde,

de ces ancêtres sur la nature première. Comme il avaitfallu maîtriser la nature, il nous faut aujourd’hui maîtri-ser la philosophie :::l

Victoire douteuse, puisqu’il n’y a pas de grand philo-sophe qui n’ait présenté son thème ou son système dansla perspective d’une réparation ou d’une rectifiicationdes erreurs de ses prédécesseurs ::: et qui n’ait donc sous-entendu que sa propre discipline n’était qu’une longuesérie de défaites, à laquelle il venait mettre fiin. Il y a làcomme un tic, et comme le pli d’un certain mode depenser, qui commandent le reste (le reste :::l le rapportavec les arts, avec les savoirs, avec soi-même). Il faut sedemander comment déjouer ce tic et ce pli de somma-tion. À cette condition seulement le penser cessera de seméfiier et commencera de se faire attentif. Il n’y a rien deplus vindicatif ni de plus vaniteux que la philosophiecomme politique du soupçon.

12 novembre. – Le nom du Lacryma Christi, ce crunapolitain dont je n’ai goûté qu’une fois ou deux,conviendrait comme la meilleure des légendes à l’auto-portrait « en manteau de fourrure » où Dürer s’estfiiguré par allusion à un Christ aux épines. Manque lacouronne ensanglantée, mais parmi tous les rôles chris-tiques possibles auxquels Dürer nous demande d’asso-cier ce visage, le visage prototype de l’homme-Dieutransparaissant à travers le sien, quel est donc le détail

Page 233: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 233

qui nous convainc de choisir parmi beaucoup d’autres cemotif de la Passion :::l Le tableau ne m’a plus quittédepuis le jour où je l’avais découvert, à la Pinacothèquede Munich. Mais je n’ai commencé de pressentir qu’au-jourd’hui, bien longtemps après, les raisons de cette viveprédilection.

La gloire de Dürer parmi les pionniers de l’autopor-trait, l’invention du Moi réflexe et de son point aveugle,s’interpose tout d’abord entre nous et ce visage, ellenous gêne au point de nous dissimuler le moment secretde vie que le peintre a glissé entre des accessoires osten-sibles. Même les commentateurs autorisés succombent àl’éblouissement. Mais le fait provoquant de la « ressem-blance » entre le peintre du XVIe siècle commençant etle stéréotype dont il joue, selon les termes mêmes de larègle de ce jeu factice à l’extrême, comment l’expliquer ???PJe veux dire :::m croit-on vraiment que la provocationtienne au rapprochement suggéré par le peintre :::l Nousadmirons certes l’habileté casuistique de l’artiste quiretourne la convention tacite de l’art sacré contre elle-même et contre le dogme théologique qu’elle sert :::mdepuis toujours, elle implique que nous pouvons repré-senter Dieu comme Fils de Dieu parce qu’il s’est fait ànotre image ::: et que, par conséquent, les chrétiens, puis-qu’ils peignent et considèrent leurs images de peinture,peuvent courir le risque de la ressemblance de Dieu Filsde Dieu avec tel ou tel d’entre eux. Que vienne un

Page 234: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

233 Chaque jour, la fin du monde,

peintre qui détourne ce raisonnement iconologique(résultant lui-même d’un détournement de l’interdit pre-mier) et dise, comme Dürer :::m « Tel, ou tel, eh bien, pour-quoi pas n’est-ce pas, c’est possiblement moi aussi », laprovocation fait brèche irréparable. De fait, désormais,et comme les iconoclastes le redoutaient, si Dieu s’estfait homme, tout homme, un peintre par exemple, peutse faire Dieu. Mais Dürer n’innove pas. Cette penséeprofanatrice hantait les églises depuis qu’elles invitentles artistes à les embellir et concourent les premières à laruine de leur enseignement d’origine.

La gloire de Dürer ne tient évidemment pas à cetteaudace dialectique, encore que… Le tableau aurait étéretouché, durant la « seconde époque » de Dürer (aprèsson voyage aux Pays-Bas), dans le sens du « caractèredéfiinitif, solennel et religieux ». Mais voilà autant dephrases creuses si elles taisent la raison précise pourlaquelle, devant cette image du visage de Dürer, nousnous sentons invinciblement emmenés vers l’inimagi-nable (le visage du Christ, et, pour ma part, celui duChrist aux épines, le fiils de la mater dolorosa). Possibilitéà laquelle nous répugnons, à tout point de vue. La pro-vocation dont je cherche l’esprit se trouve donc bienailleurs que dans la rhétorique picturale maniée par l’au-teur.

Nous retient moins l’habileté dialectique de l’équa-tion (« tout homme Dieu = moi ») que la virtuosité qui

Page 235: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes

pendant un quart d'heure 235

s’est elle-même soulevée à fleur de toile pour nousconfondre devant la dignité qui manquait à un tel Dieuet à un tel Moi, et maintenant leur vient m par-delà cetteicône qui ne peut dire son nom puisqu’Albrecht Dürers’y regarde droit dans les yeux, vous qui êtes là vousvoyez en ce miroir le visage d’un homme en train de rava-ler ses larmes.

Dans un des lieux les plus communs de l’art sacré —le Visage — s’est donc insérée la plus insolite des intui-tions de peintre inventeur :::m Vous, dit-il à son public,vous qui croyez discerner en moi le fiiligrane de quelquevisage sublime, vous ne pouvez pas voir ce que vousverriez si vous étiez celui auquel vous croyez que je mecompare. Car, me regardant, vous oubliez que, pleurant,nous perdons la vue.

Ainsi se parfait l’art silencieux de la peinture.Lacryma Christi :::m nos yeux nous donnent le choix.

Page 236: Chaque jour, la fin du monde, pendant un quart d'heure · méthode – « dans le chaos, isoler un seul leitmotiv, puis le décliner, calculer son intégrale, toutes les variantes