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CHARLES GRAUX Notice écrite pour /'AXMANACH DES ÉTUDIANTS LIBéRAUX DE L'UNIVERSITé DE GAND (1907) FAR PAUL HYMANS GAND LMPRIMERIE A. VANDEWEGHE, RUE BASSE DES CHAMPS, ôl 1907

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C H A R L E S G R A U X

Notice écrite pour /'AXMANACH DES ÉTUDIANTS LIBéRAUX

DE L ' U N I V E R S I T é DE G A N D ( 1 9 0 7 )

F A R

PAUL HYMANS

G A N D LMPRIMERIE A . V A N D E W E G H E , RUE BASSE DES C H A M P S , ô l

1 9 0 7

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D E L A P A K T I)K L ' A U T E U R

" C H A R L E S G K A U X

Notice écrile pour /'ALMANACH DES ÉTUDIANTS LIBéRAUX

DE L ' U N I V E R S I T é DE G A N D ( 1 9 0 7 )

PAUL HYMANS

G A N D

IMPRIMERIE A . V A N D E \ V E G H E , RUE BASSE DES C H A M P S , U l

1 9 0 7

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C H A R L E S G R A U X

M. Graux a soixante dix ans ; depuis douze ans il a qui t té la car r iè re poli t ique. Son verbe clair, sa voix cuivrée, l 'ét incelle du regar 1, l 'énergie ' du geste dénotent la virilité de l 'esprit , l 'apt i tude au combat , les forées vives — qui ne s 'épanchent plus qu 'au Pa l tlis en cl o d a t a n t e s lut tes judiciaires .

L e Bar reau a reconquis l 'orateur qui s'y était i lhistré avant d 'entrer au Par lement , et l 'a refait sien. Ainsi, il semble que la vie de M. Graux, captée par le gouvernement et les Chambres de 1878 à 1894, ait repris son cours nature l , paisible e': lumineux.

L a profession d 'avocat , la plus indépendan te qu'i l y ait, est la meil leure prépara t ion pour ceux qui se des t inent aux offices par lementa i res , la consolat ion la plus efficace pour ceux qui les abandonnent . M. Graux regrctte­t­i l la pol i t ique? J e le vois souvent et m'en entret iens f réquem­ment avec lui. Je gagerais qu'il ne la regret te point , sans cesser de l 'aimer encore .

C'est que la vie publ ique d 'au jourd 'hui n'est plus celle

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— IV —

d'autrefois , celle qu'il expér imenta pendan t seize ans. E t j ' a i assez f réquenté les hommes d 'alors et suff isamment vécu l 'existence poli t ique açtuelle pour saisir le contras te .

Oh ! les belles réunions à hviis-clos, où M. Graux maniai t le budget en virtuose et faisait avec dextéri té reluire les chiffres devant un public d'initiés — et l 'émotion rare des assemblées à grand spectacle où, sans crainte de l 'inter­rupt ion ou du tumulte, une é loquence sévère, soucieuse de l 'é légance de l ' idée autant que du langage, remplissai t le p rogramme, et, reprodui te minut ieusement le lendemain à l 'usage de quelques milliers d 'é lecteurs censi taires, t raçai t à l 'opinion son chemin et dictait son vote!

Aujourd 'hu i , en temps d'élection, ce sont les meet ings publics et contradictoires, tous les soirs, pendan t un mois, et, dans les villages, les cortèges derr ière les d rapeaux et les f an fa re s ; c 'est le discours improvisé j e t é à la f o u l e ; ce sont les r ipostes au premier venu, les grosses phrases lancées à bras t endus ; c 'est la cohue anonyme qui s 'em­busque aux bons endroi ts pour acclamer ou pour siffler.

L e s passions autrefois étaient aussi ardentes , mais , p lus localisées, rayonnaient moins loin. L a t r ibune retentissai t d 'admirables accents ; mais les échos étaient moins sonores. On parlai t mieux peut-être, avec plus de mesure et de majes té ; mais l ' amphi théâ t re était moins vas te et l ' a tmosphère plus t empérée . L e peuple est là, au jourd 'hui , qui écoute . E t quand on l ' aborde , un vent de houle vous t rappe au visage.

L e s quest ions ont changé d 'aspect , comme les mœurs . Des solutions nouvelles ont surgi en mat iè re é lectorale , mili taire, économique. Il y a un âge où l 'homme d 'E t a t p r j f è r e aux évolutions nécessaires la fierté des a t t i tudes prises et conservées, le maintien du style et de la manière

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•où sa personnal i té s 'est accusée et dont il semble qu 'e l le n e puisse désormais se défaire, sans se diminuer . Ge scrupule de tenue morale , de dignité d 'esprit a sa g randeur e t commande le respect .

E lo igné des disputes des par t is et affranchi des contin­gences , M. Graux a conservé la verdeur de ses convict ions. Spec ta teur avert i et c la i rvoyant , il suit de près -le mouve­men t des choses et des idées. Vé té ran de lut tes devenues his tor iques, il possède les grandes t radi t ions gouverne­menta les et par lementa i res . Ses avis sont lucides et fe rmes ; j ' a i le privilège d 'en bénéficier parfois ; il n 'est pas de conseils plus \itiles, p lus salutaires que ceux d 'un h o m m e qui s ' intéresse à la poli t ique avec désintéressement , et qui la connaî t sans en faire.

L ' é loquence de M. Graux est l ' image de sa na ture in t ime. D 'une impeccable correct ion, elle a moins de passion que de logique et p lus de noblesse que de fougue. U n e ardeur concent rée l 'échauffé, l ' a rdeur de la pensée qui cherche , pour convaincre , des formules concises et forte­ment adap tées ; de l ' a rgument qui s 'aligne en batai l le et ma rche à l 'assaut . C'est une é loquence de réflexion plutôt que d ' inspirat ion ; le cœur y par le moins que la ra ison. L a phrase est pure, le débit pressant et incisif; la voix, d 'un méta l bien t rempé, scande les mots et, dans l 'é lan de la pér iode, a des vibrat ions d 'a irain.

L ' éduca t ion oratoire de M. Graux s'est faite à bonne école.

Après de bri l lantes études de droit à l 'Univers i té de Bruxelles, il obtint le 9 août 1859 le diplôme du doctorat « avec la plus grande distinction » et, aussi tôt après , l 'une des bourses de voyage dont le Gouvernemen t disposait e n faveur des jeunes docteurs qui désira ient complé te r leur éducation à l ' é t ranger .

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— VI —

Char les Graux part i t pour Pa r i s et y passa un an, de l ' au tomne 1859 aux vacances de l 'été 1860. L a guerre d ' I ta l ie venai t de s 'achever dans une apo théose . P a r i s res­plendissait de r ichesse et de gloire. L a p o m p e impériale , le f r i s sonnement des lauriers conquis sur les champs de batai l le , la fièvre du luxe et des plaisirs é tourdissaient la F r a n c e .

Au milieu de ce tourbi l lon, la t r ibune poli t ique était mue t t e . L e s ora teurs célèbres des régimes disparus^ chassés , avec la l iberté, de la vie publ ique , s 'é ta ient ré fugiés dans les prétoires et les audi toires académiques , Be r r j ' e r , vieillissant, apparaissai t encore de t emps à au t re à la barre , Ju les F a v r e y déployai t sa paro le superbe ; Dufaure , Marie, Hébe r t , Grévy rayonna ien t d 'une splen-dide matur i té ; des renommées nouvel les poussaient autour de ces ta lents consacrés : AUou, L a c h a u d , Emi le OUivier, Char les G r a u x suivit au Collège de F r a n c e les cours de Sain t -Marc Girardin et de L a b o u l a y e . à l 'Ecole de droit les leçons de Vale t te et d 'Or to lan . I l f réquenta i t assidtiment le Pa l a i s de Jus t ice , à l 'afïùt des grands procès du temps , affilié aux, conférences que formaient alors, en g rand nombre , les jeunes avocats pour s'e.xercer dans l 'art de la paro le .

Revenu à Bruxelles, vers la fin de 1860, il y fit son s tage et fut inscrit au tableau de l 'Ordre , en oc tobre 1802.

U n avocat éminent l 'associa bientôt à ses t ravaux, M. Dequesne dont la figure austère est res tée légendai re au Bar reau bruxellois. L e Droi t remplissai t sa vie et dominai t son esprit . L a science et l 'expér ience en faisaient im jur isconsul te hors pair . Sa parole était brève, préc ise , péné t ran te , sa dialect ique irrésistible. Il dédaignai t de l ' é loquence tout ce qui n 'aidait pas à la c lar té de l 'exposi-

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VII

t ion, à l 'o rdonnance et à la logique du discours . Son exemple mit en garde le j eune avocat , f rémissant enco re des leçons prises à l 'école des maîtres f rançais , con t re l ' abus des procédés et de la rhétorique, qui l 'aurait écar té de la tournure d 'esprit et des usages judiciaires na t ionaux .

L e s premières causes d 'un débutant auquel ses relat ions n ' appor t en t pas la clientèle et qui aborde isolé le monde des affaires, sont le plus souvent des causes criminelles. Graux fit cet apprent issage avec succès, p la idant en outre de loin eu loin des procès civils, aux côtés de quelqu 'an-cien, désireu.x d 'encourager et d 'a ider une carr ière pleine de promesses .

U n e heureuse for tune fournit à l 'orateur l 'occasion de donner sa mesure et at t ira sur lui l 'a t tent ion du grand publ ic . U n e cause retent issante lui fut confiée. 11 y gagna la r enommée .

U n Maroni te , Syrien d'origine, du nom de Risk-AUah, qui avait servi le Sul tan dans la guerre d 'Orient et avai t conquis dans l ' a rmée turque le grade de colonel, fu t , à la suite de c i rconstances émouvantes et mystér ieuses , accusé d 'assass inat et de faux et t raduit en 1866 devant la Cour d 'assises du Braban t .

Risk-Allah avait , après la guerre, quit té Constant inople et s 'étai t fixé en Angleterre . Venu en Belgique pour y re jo indre un j eune Anglais, son pupil le, il avait pr is logement avec ce dernier , dans un hôtel d 'Anvers . P e u de jours après , le j eune h o m m e était t rouvé mort dans son lit, la tête t rouée par la charge d 'un fusil de chasse qui gisait sur le p lancher , auprès d 'une chaise renversée au chevet de la couche. Sur une table voisine, s 'étalait une feuille de pap ie r por tant , écrits d 'une encre à peine sèchée, ces mots : « / havc donc il » (Je l 'ai fait) — et la s ignature du mor t : Read ly .

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•— VIII

L' ins t ruc t ion révéla que Risk-Allah avait un intérêt considérable au décès de son pupil le : la dévolut ion qui devai t lui ê tre fai te d 'un capital impor tan t , déposé en Angle te r re . Mais elle découvri t aussi un drame du cœur dont il se pouvai t qu 'un suicide eût été le dénouement : Read ly aimait une jeune Anglaise qu'i l avait r encon t rée à Spa . Ils avaient échangé leurs vœux ; mais les pa ren t s de la j eune fille mirent obstacle au mariage. E t la fiancée après avoir résisté, céda et écrivit à Readly , pour lui annoncer la rupture , ime let tre touchante et t r empée de larmes, où elle paraissai t le dé tourner d 'une résolut ion désespérée .

Me Char les Graux fut désigné d'office pour défendre Risk-Allah, mais l 'accusé lui-même fit choix dans le ba r reau de Par is , d 'un conseil dont le nom était i l lustre, M« L a -c h a u d ; celui-ci, à la disposition duquel son j eune confrère bruxellois se mit aussitôt pour la p répara t ion de la défense, é tendi t sur lui un pa t ronage bienveil lant , l 'associa en tout à cet te cause romanesque et voulut qu'i l la plaidât tout ent ière à ses côtés.

L e procès fut un événement . L ' accusé dont les trai ts et l 'a l lure avaient l 'é légance et la noblesse de la race orien­tale , comparu t en uniforme, la poi t r ine constel lée de décorat ions . M. de Bavay , alors P rocu reu r général , vint en personne occuper le siège du ministère public .

Des témoins furent appelés de F r a n c e et d 'Angle te r re . L e nom de M» L a c h a u d , l 'a t tente de sa plaidoierie ache­vèrent de pass ionner la curiosité publ ique. M= Graux par la le premier . I l ne reste de sa ha rangue que des comptes rendus décolorés et parcel laires. Mais le souvenir s 'est conservé dans le monde judiciaire de l ' impression profonde qu 'e l le produisi t et j 'a i entendu bien des audi teurs de ces débats mémorab les at tester que l 'é loquence du j eune

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IX

avocat belge, loin de pâlir à côté de la paro le fameuse du grand plaideur f rançais , l 'éclipsa peut-être par la puis­sance, la sobriété et l 'émotion.

Risk-AUah fut acquit té . De ce t r iomphe date la célébri té de Char les Graux ; la clientèle lui vint alors, croissante ; en 1870, il fu t le conseil de quelques-unes des hau tes per­sonnal i tés engagées dans les affaires Lang rand -Dumonceau , et, plus tard, il intervint dans les procès auxquels donna lieu le désastre de la Banque de Belgique.

Mais la polit ique tentatr ice guettai t l 'avocat . Il ne lui résista guère .

E n 1865, Graux fondait avec un groupe d 'amis , P a u l J anson , E d m o n d P icard , Adolphe Demeur , Gus tave Jo t t r and , un journal hebdomadai re , La Lihciié, qui défendit les théories du l ibéralisme avancé.

U n mouvement de ra jeunissement et d ' impulsion travail­lait a lors les couches nouvelles du part i . C'étai t un cabinet libéral qui gouvernai t depuis 1857; Rogier et F rè re -Orban le dir igeaient . L e u r règne datai t en réal i té de plus loin. De 1847 à 1852, ils avaient occupé le pouvo i r ; de 1852 à 1855, un cabinet de conciliation, mais d e nuance l ibérale, leur avait succédé ; en 1855, les cathol iques avaient recon­quis la p répondérance pour ne t rouver qu 'une occasion de révéler leur incapaci té .Deux ans après,ils avaient succombé dans la tourmente p rovoquée pa r la loi des couvents . E n réal i té , depuis 1847, le l ibéralisme, sauf une cour te inter­rupt ion, dominai t et il semblait que le part i clérical fût condamné à une minorité perpétuel le .

L a jeunesse de 1865 était impat iente de réformes, avide d 'acl ion, ennemie des temporisat ions et des scrupules aux­quels inclinent la responsabil i té du pouvoir et le souci de le conserver ; elle s ' insurgeait contre l 'autor i tar isme « doc-

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t l inai re » et aspirai t à un élargissement de la vie poli t ique, que le cens à 42 f rancs enfermait dans un cadre étroit et qu 'e l le aurai t voulu ouvrir aux éléments popula i res .

La Liberté lui servit d 'organe. Mais que lques mois s 'é taient à peine écoulés q u e déjà le petit é ta t -major qui s 'était groupé autour d'elle, se divisait. L a scission se produisi t à la suite d 'un meet ing organisé à Bruxel les pa r des républicains socialistes français , qui dirigeaient ime feuille révolut ionnaire , appelée la Rive Gauche. Cer ta ins des rédac teurs de La Liberté y ayant assisté, les autres s 'é loignèrent d 'eux. La Liberté survécut à la rup tu re de ses fondateurs et res ta entre les mains de Char les Graux et de deux de ses amis .El le tint aussitôt à préciser son p rog ramme. E l l e fit une profession de foi a rdemment patr iot ique et pacifiste. Point de violence, des réformes « ob tenues par le j eu libre et intelligent de nos insti tutions » : c 'é ta ient en résumé une large extension de l 'é lectorat et comme mini­m u m l 'at tr ibution du droit de vote, en mat ière communa le et provinciale , à tous les ci toyens sachant lire et éc r i re ; la suppress ion de la peine de mor t ; l ' instruction laïque, gra­tui te et obligatoire ; la séparat ion de l 'Egl ise et de l ' E t a t ; la suppression de la contrainte par co rps ; le libre emploi des langues nat ionales ; l 'abolition du livret des ouvriers ; l 'abrogat ion de l 'article 1781 du code civil.

P o u r l 'époque, c 'était beaucoup demander . Quaran te ans nous en séparent et il faut juger la poli t ique d 'a lors non au point de vue des principes et selon not re actuelle mental i té , mais au point de vvie his torique. Or, quelques faits à cet égard sont démonstrat i fs ;.-t caractér isent l 'opinion m o y e n n e du temps . L a suppression du texte légal édictant la pe ine de mort , p roposée par Bara , fut repoussée par le S é n a t ; et u n l ibéral , Barbanson , fit échouer le pro je t d 'abrogat ion de l 'art icle 1781 du code civil, qui ne t r iompha qu 'en 1883.

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— XI —

U n autre symptôme plus saisissant t raduit c la i rement l e sent iment publ ic au sujet de la réforme électorale. E n 1870, Char les Graux, Buis, E d m o n d P ica rd et Vande r -k indere présentèrent ensemble leurs candidatures pour la Chambre sur une liste indépendante . Ils réc lamaient « la revision immédia te de l 'article 47 de la Consti tut ion et l ' adjonct ion au corps électoral d 'une part ie considérable de la classe ouvrière » afin de « p répare r la rgement les voies au suffrage universel ». L e résul tat du scrutin fut écrasant . Su r 1.5,000 électeurs, la liste des j eunes l ibéraux obt int 700 voix.

Il est utile de marquer le fait et la date, car huit ans après s ' inaugurai t le dernier de nos minis tères l ibéraux e t l 'on est tenté t rop souvent au jourd 'hui , en des polémiques ré t rospect ives , de faire grief à nos aînés de n 'avoir point réal isé des réformes qui de loin nous paraissent un jeu , et qu i en réal i té rencontra ient dans l 'opinion même, de formi­dab le s obstacles .

C'est en ju in 1878 que, les l ibéraux ayant reconquis la major i t é , F rè re -Orban forma le cabinet qui, bal loté pen­dant six ans pa r les orages, sombra en 1884. Char les G r a u x venai t d 'ê t re élu, comme candidat de l 'Associat ion l ibérale, sénateur de Bruxelles. Hui t jours après il étai t Ministre des finances.

Trois quest ions rempl i rent l 'existence agitée du minis tère de 1878, la quest ion scolaire, la quest ion électorale , la quest ion financière.

L a tâche pr imordiale était la revision de la loi de 1842. L a loi du ]er juillet 1879 eut pour but de placer l 'instruction, publ ique sous l 'exclusive souveraineté de l 'autori té civile. E l l e n 'édic ta aucune mesure de proscr ipt ion religieuse. E l l e enlevait aux écoles communales tout carac tère con-

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— XII —

fessionnel , mais elle permet ta i t au clergé d 'y venir ense igner le catéchisme à des heures dé terminées . L e régime qu 'e l le établi t était un régime de tolérance assurant le respect des consciences, sauvegardant la l iberté des familles.

L e clergé cathol ique p rêcha la guerre sainte. Il ne lui suffisait pas d 'enseigner les p réceptes du cul te ; c 'était la suprémat ie qu'i l voulait , suprémat ie du prê t re dans l 'école, afin de p répare r , par la format ion des âmes , la suprémat ie de l 'Egl ise dans la société pol i t ique.

L a lut te fut exaspérée , semée de complicat ions et d ' inc idents . L a rup tu re avec le Vat ican, l ' enquête scolaire, la rés is tance des communes catholiques, l 'envoi de com­missaires spéciaux pour imposer l 'observat ion de la loi,, tous ces épisodes dénotent l ' intensité des passions, la puissance des forces de réact ion.

L a quest ion électorale a jou ta à ces dangers extér ieurs l ' amer tume et le péril des disputes in ternes . L ' é l émen t radical avait grandi au sein du l ibéralisme bruxellois. U n e proposi t ion de revision de l 'article 47 de la Consti tut ion fu t déposée par le groupe progressiste (1) et repoussée pa r le gouvernement . U n e émotion profonde saisit le par t i l ibéral à l ' aspect de ce conflit dramat ique , qui mit d i rectement aux prises Pau l Janson et F rè re -Orban . L e gouvernement l 'em­po r t a mais fit voter une loi électorale pour la commune et la province qui appe la à l 'exercice du droit de suffrage, sans condit ion de cens, de nombreuses catégories de c i toyens exclus jusque- là , les capaci ta i res de droit — ceux qui, remplissaient des fonctions ou professions dé te rminées pa r l a loi — et les capaci ta i res brevetés par des ju rys d ' examen, ceux qui subiraient une épreuve por tant sur les mat ières en

- (i) 19 juin 1883.

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seignées à l 'école primaire. (1) E n même temps il déposa un p ro je t de loi établissant l ' instruction obligatoire (2). C 'é ta i t u n e t ransact ion et une é tape vers des réformes ul tér ieures cjui feraient concorder l 'extension de l 'é lectorat pol i t ique avec le déve loppement de l 'éducat ion popula i re .

M. Graux se solidarisa avec le cabinet dans la quest ion de la revision consti tut ionnelle. S 'expl iquant , le 5 juillet ) 883, dans un discours qui impressionna vivement la Chambre , il r appe la , appuyé par le témoignage de F rè rc -Orban , que le minis tère de 1878 ne s 'était pas consti tué pour résoudre le p rob lème électoral, qu 'aucun engagement n 'avai t é té pris , en raison de divergences de vues qu'i l fallait prévoir .

I l cons ta ta non sans fierté que, des pr incipales ré formes qu'i l réc lamai t en 1865, plusieurs étaient accompl ies ; et , ne re t rac tan t rien des idées qu' i l avait alors défendues , il combat t i t l 'opportuni té de la proposi t ion de revision, mon t ran t que celle-ci n 'avai t pour elle qu 'une minor i té du par t i l ibéral dans la Chambre , dans la presse et d a n s l 'opinion. L e fait était exact . L e scrut in le démont ra .

Au vote sur la prise en considérat ion la proposi t ion n e recueill i t que 11 voix. E t cix membres de la gauche , connus pour la largeur de leur esprit et la sincérité de leurs convictions, MM. Buis , no tamment , H o u z e a u , Vande r -kindere , Couvreur , Goblet d 'Alviella s 'abst inrent , par crainte de provoquer la ru ine de l 'union du par t i .

Quand , à vingt-cinq ans de distance, on relit ces discus^ sions agitées, on est pris d 'un ser rement de cœur . L ' a t t a q u e et la défense fu ren t ardentes , véhémentes , p resque sans merci . E t l 'on imagine les rancunes que laissa la bata i l le

(1) Loi du 24 août i883. (2) 3 juillet 1883.

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— XIV —

a u cœur des combat tants , et l ' ébranlement qu 'en ressen­t i rent les milices l ibérales. Mais l 'histoire a ses fatal i tés . E n t r e l 'ancien l ibéralisme et le nouveau , le conflit était inévi table . L e s évolutions sont lentes et douloureuses . I l est facile de prononcer des jugements rétroact ifs et d 'expl iquer doctement au.x hommes d 'au jourd 'hu i , ce jqu'auniient dù fiiire les homines du passé pour éviter la crise où ils furent je tés . Mais l 'action pol i t ique n 'est j amais artificielle. El le traduit les disposit ions régnantes de l 'esprit publ ic , les pré jugés , les habi tudes , les craintes, les passions du moment . Il y a vingt-cinq ans, l ' idée démocra t ique n 'é tai t pas mûre ; la bourgeoisie y restait réf rac ta i re . Or , « l ie était mal t resse ; pour lui faire violence,le gouvernement eût r isqué l 'existence. Il y tenait , afin d 'assurer l 'accom­plissement de son œuvre d 'éducat ion populaire , d 'affran­chissement des consciences et de laïcisation poli t ique, que l a défaite de 1884 interrompit pour un t emps qui n 'est pas «ncore expi ré . E t si, en 1884,le l ibéralisme avait f ranchi le cap des élections, le vote de l ' instruction obligatoire et la consolidation du régime de la neutral i té scolaire, aura ien t p répa ré et facilité une action démocra t ique régulière, prat i -•que et féconde; l 'évolution se serait faite sans secousses, avec maturi té , par la concorde et au moyen de t rans­act ions oppor tunes .

L a quest ion financière ne donna pas au cabinet de 1878 de moindres e-mbarras. Il s 'était formé dans des circon­s tances difficiles ; à la crise prodigieuse de product ion qu i avait suivi la guerre f ranco-a l lemande, avait succédé u n e crise de dépression dont avait souffert avant lui le cabinet Malou et qui se prolongea jusqu 'aux premières a n n é e s du cabinet Beernaer t . Quand M. Graux reçut la d i rect ion des finances, il y t rouva le déficit. Celui-ci, p o u r

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1877, était de qua t re millions, pour 1878 de cinq mill ions et demi . L e cabinet cathol ique léguait en outre à ses successeurs la mission d 'achever d ' importants t i a v a u x publics , pou r lesquels les ressources n 'étaient pas créées . L e chemin de fer, qui, aujourd 'hui const i tue la source pr inc ipa le de la prospér i té du Trésor , ne produisi t p e n d a n t la durée du gouvernement l ibéral que des recet tes insuffi­santes . E n 1881, le déficit du chemin de fer atteignit p rès de cinq millions. Enf in la poli t ique des réformes est t o u j o u r s une pol i t ique coûteuse. L a loi de 1879 sur l 'ensei­gnement pr imaire obligea à construire des écoles, à fonder •et organiser des é tabl issements normaux . L a loi de 1881, sur l ' enseignement moyen , por t a à cent le nombre des écoles moj ' ennes de garçons, à c inquante celui des écoles de filles.

P o u r subvenir à ces charges, il fallait recour i r à l ' impôt . L ' i m p ô t est toujours impopula i re . C'est cependant le seul m o j ' e n loyal , pour un gouvernement p robe , d 'assurer l 'avenir . M. Graux eut à remplir ce devoir urgent . I l l ' accompli t sans faiblesse, avec prudence, avec mesure . 11 présenta une série de proposi t ions qui combina ien t •équitablement l ' impôt direct et l ' impôt de consommat ion . E l les relevaient cer taines des bases de la contr ibut ion personnel le en n 'a t te ignant que le luxe, et f rappa ien t les va leurs mobil ières. El les établissaient des droits sur le t abac , le cacao et le vinaigre et relevaient l 'accise et le dro i t d 'ent rée sur les eaux-de-vie. L e s droits sur le cacao et les vinaigres et la taxe sur les valeurs mobil ières fu ren t re je tés . Dans l 'ensemble, les impôts décrétés r a p p o r t è r e n t •quatorze millions (1).

(i) Lois des 3o et 3i juillet, 25 et 26 août i883.

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Mais la discussion fut un combat long et pass ionné, où la gauche tout ent ière ne soutint pas le cabinet . Il fallut deux mois à M. Graux pour obtenir du Pa r l emen t qua torze millions. Il y a trois ans, M. de Smet de N a e y e r a r racha à la Chambre , en trente-six heures de séance in in ter rompue, la vote de vingt millions sur l 'alcool.

L e part i cathol ique exploi ta fur ieusement le mécontente­ment que toute aggravat ion de charges, si légit ime soit-elle, p rovoque na ture l lement chez les cont r ibuables .

L e s impôts et les divisions du par t i l ibéral en t ra înèrent la ca tas t rophe de 1884.

Tou t fut tenté pour accabler M. Graux sous le poida de l ' impopular i té . I l soutint le choc, sans défai l lance.

Au lendemain de la chu te du cabinet , le Séna t fut dissous. M. Graux hési ta à se représenter , cra ignant d'affaiblir la liste l ibérale. Des amis pusi l lanimes l 'enga­geaient à s 'effacer. Il demanda conseil à F rè re -Orban . Celui-ci lui répontHt qu 'en se re t i rant , non seulement il se condamnera i t lui-même, mais qu'i l condamnera i t , t rahirai t l e par t i l ibéral qui l 'avait suivi dans sa campagne financière; il lui dit ces paroles viriles : « Il faut marcher (juoiqu'il arr ive. On ramasse les gens qui tombent ; on abandonne les gens qui fuient . » M. Graux m a r c h a donc et alla droit à l 'Associat ion l ibérale, où prédominai t l 'é lément avancé, dont les représen tan ts avaient combat tu ses proje ts fiscaux. Il y p rononça le 23 juin 1884 un discours dans lequel il justifia sa poli t ique sans céder un pouce de te r ra in .

« L e s impôts, dit-il, sont parfois condamnab les ; il en est d 'odieux : ce sont ceux dont on charge le peup le pour en t reprendre des guerres injustes, pour se lancer dans des entrepr ises téméraires , pour subvenir aux folles d é p e n s e s

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d ' u n monarque prodigua et abso lu ; ceux-là appauvr i ssen t les nat ions, et le gouvernement qui les crée est coupable : son impopular i té est méri tée . Mais quand l ' impôt est consac ré à des œuvres utiles, qui honoren t une na t ion , il es t légi t ime; et s'il p rovoque d ' inévi tables murmures , b ientô t la réflexion les étouffe et l 'opinion applaudi t à eet te œuvre indivisible : le progrès réalisé et la créat ion des ressources sans lesquelles il était impossible de l 'accomplir .»

M. Graux s 'a t tendai t à un accueil froid, peut -ê t re host i le . On l ' acc lama et il r empor ta , ce jour- là , l 'un des plus beaux succès oratoires de sa carr ière . Son discours, impr imé en f rança is et en flamand, fut , pa r les soins de l 'Ascociation l ibérale, r épandu , à des milliers d 'exemplaires , dans le publ ic .

L 'é lec t ion vengea l 'ancien Ministre des f inances, qu 'e l le r envoya victorieux au Sénat , avec tous les candidats de la liste l ibérale . L ' aven i r rache ta les offenses dont il avait été abreuvé . L e s impôts furent maintenus pa r le cabinet ca thol ique et assurèrent le ré tabl issement de l 'équil ibre budgéta i re .

L 'ac t iv i té de M. Graux, au gouvernement , s 'était con­fondue avec celle du cabinet tout entier. L e s épreuves , les efforts furent communs. Au milieu des p réoccupa t ions d 'une si tuation budgétai re grevée de .charges si onéreuses , le Ministre des f inances conserva cependant assez de l iberté d 'espri t pour é laborer et réaliser deux impor tantes concept ions économiques . Il chercha à organiser le crédit agricole en autorisant la Caisse d 'épargne à faire des prê t s aux cul t ivateurs , par l ' intermédiaire de comptoi rs responsables et en créant un privilège au profit du prètfeur (1). I l inst i tua en vue de la construct ion et de

(i) Loi du i5 avril 1884.

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l 'exploi tat ion des chemins de fer vicinaux, une société d 'un type nouveau, ayan t une administrat ion au tonome, p lacée sous le contrôli! du gouvernement , et dont le capi ta l serai t fo rmé par le concours de l 'E ta t , des p rov inces et des communes (1). L a tentat ive faite par M. Graux d 'organiser le crédit agricole n 'eut que des effets restreints . L e sys tème jur id ique de la loi, arrê té par le Ministre avec la col labora­tion de l ' i l lustre jur isconsul te gantois, F ranço i s L a u r e n t , était heureusement conçu. Mais dans l ' appl ica t ion, on se heu r t a aux mœurs de la classe rurale , que l ' idée du crédit n 'avai t pas encore pénét rée , et le résul ta t p ra t ique fut médiocre (2). L a loi sur les chemins de fer vicinaux au contra i re , à laquelle M. Beernaer t éprouva le besoin de faire plus tard quelques re touches, a donné des f ru i t s superbes . Grâce au mécanisme ingénieux qu'el le agença, un réseau touffu de lignes locales s 'est déployé sur le pa j ' s , facil i tant les communicat ions humaines et les t ranspor t s commerc iaux et mult ipl iant l ' intensité de la c i rculat ion intér ieure .

Enf in M. Graux introduisit dans les méthodes budgéta i res une ré forme qui ne lui, survécut point , mais dont l ' abandon ne cesse de gêner le contrôle des Chambres ; c 'est l e Budge t unique, jux taposant les dépenses et les recet tes , et qui permet ta i t un examen synthét ique et global de l 'exercice f inancier .

Dans l 'ensemble, il serait témérai re de p ré tendre formuler au jourd 'hu i un jugement définitif sur la pol i t ique l ibéra le

(1) Loi du 28 mai 1884. (2) Depuis il s'est amélioré; au 3i décembre igoS, huit comptoirs

fonctionnaient et 1968 prêts étaient en cours, pour un montant total de 8 millions.

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d e 1878 à 1884. El le appar t ient à l 'histoire, puisqu 'e l le d a t e de près de t rente ans ; et cependant elle lui é chappe à raison de sa proximité t rop directe avec les choses actuel les et de l ' immixtion de tant de personnal i tés qui sont res tées mêlées à nos lut tes contempoi 'aines.

On ne pour ra jamais toutefois, si l 'on veut apprécier équi tab lement l 'œuvre du cabinet de 1878, se dépar t i r de ce cri tère : elle doit se mesurer à l 'effort d ' initiative qu 'el le exigea, à l 'effort de rés is tance (ju'elle eut à rèdviire, aux résul ta ts qu 'on en at tendai t , qu'el le eût donnés, si le temps-avai t été laissé de la parfa i re . Des discours, une major i t é par lementa i re , suffisent au vote d 'une réforme. Il reste a lors à l ' appl iquer , à l ' adapter , à la faire péné t re r dans l 'o rga­nisme social. L e s lois ne sont pas dest inées à une major i t é , mais à la nat ion. Ce n 'est pas assez de les décré ter . Il fau t encore que la nat ion se les assimile. C'est une lente opéra­t ion, qui veut de la persévérance et de la continuité.

D e toutes les entrepr ises du cabinet de 1878, l 'entrepr ise scolaire fut la plus vaste , la plus absorbante . El le domine toutes les autres . E n 1884, l ' a rbre qui commençai t à pousser , fu t coupé à fleur de ter re . Si le régime avait duré , l 'œuvre d 'éducat ion nat ionale aurai t fourni son plein r endement .

E l le nous aurai t donné au jourd 'hu i une démocra t ie instruite, d 'espri t indépendant ; nous aurions gagné u n demi-siècle. A h ! sans doute, dans l 'exaspérat ion d 'une longue oppression cléricale, on se repor te volontiers à l ' époque où pour la dernière fois les l ibéraux occupèrent le pouvoir , et, récapi tu lant tous les maux et tous les vœux de l 'heure présente , on s 'en p rend parfois au ministère de 1878, de n 'avoir point prévu les uns et, pa r anticipation, satisfait les autres . Il n ' y a qu 'une réponse à ces spéculat ions sur le

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passé : P o u r avoir voulu faire le nécessaire , le cabinet" l ibéral fut renversé .

S'il avait tenté davantage , il serait mort p lus tôt ou au t r emen t . E t il ne lui m a n q u a pour faire p lus et mieux, que de vivre. Sans doute , des aspira t ions à l ' é largissement des droits poli t iques pointaient dès lors. E t les espri ts p révoyants ne pouvaient se dissimuler qu 'e l les grandi­ra ient , et qu ' issues des profondeurs sociales, elles se déploieraient un jour victor ieusement et commandera ien t aux volontés ; mais il faut dist inguer ent re la p ropagande , e t le gouvernement . L a p ropagande , tou jours libre, a pour mission de faire mûr i r les idées ; le gouvernement a pour mission de les cueillir, quand la matura t ion est accomplie . L e choix de l 'heure en poli t ique est l 'ar t suprême. E t l 'histoire démont re qu 'un par t i ne peut rien sans discipl ine et sans unité, qu' i l n 'est pas d 'act ivi té féconde sans méthode , que le progrès ne se digère que par doses, que la démo­crat ie ne se réalise que par phases graduées . C 'es t la leçon des faits. On ne la méconnaî t ra j amais impunémen t .

Après la défai te de 1884, le rôle de M. Graux se pour ­suivit dans l 'opposit ion, au Séna t d 'abord , puis à la Chambre . E n 1888, le part i cathol ique empor ta les sièges sénator iaux de l 'a r rondissement de Bruxel les . E t M. Graux res ta deux ans écar té du Pa r l emen t . E n 1890, à la suite d 'une élection partielle, il ent ra à la Chambre . Il fu t de la Cons t i tuante et y soutint une formule de revision de l 'ar­ticle 47 où reparaissaient les p ré fé rences de sa jeunesse pol i t ique. Signée avec lui pa r MM. Buis , Vanderk indere , H u y s m a n s et De Mot , elle admettai t au droit de vote tous les ci toyens sachant lire et écr i re . Cet te proposi t ion ne pu t échapper au gouffre où la Chambre précipi ta toutes cel les qu 'on lui offrit, jusqu 'à ce que , au milieu du désarroi

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généra l , le sys tème de vote plural, apparu t . , , On , : s 'y acc rocha c o m m e à une p l anche de sa lu t . M . G r a u x se ral l ia , afin d ' a ssure r un d é n o u e m e n t à la crise révis ionnis te qui ne pouva i t se p ro longer sans péri l . E n 189,4,,il txjinba, avec tou te la liste d 'a l l i ance l ibéra le , v ic t ime du nQuyeaw rég ime . L e flot des é lec teurs ru raux s u b m e r g e a le libéra,-l isme bruxel lois . ... , , ).- ,.• , - :

D e p u i s lors , M. G r a u x ne sollicita, p tus i le suf f rage popu l a i r e . - , • • . j i - i f ; f r , i ' r i ; !

Déso rma i s , il ne pa r l a pub l iquemen t de pol i t ique q j i ' e s des cé rémonies de deuil ou de commérpora t ion , Xous ses co l l abora teu r s de 1878 d i spa ru ren t b ientôt , l 'un a p r è s l ' au t re , F r ê r e -Orban , en 1896, B a r a en 1900, Ro l in - Jaeque-m j m s en 1902. L a m ê m e année , à q u e l q u e s s ema ines de d i s tance , il glorif ia l 'œuvre de F r è r e , au p ied de sa. statue^, et il sa lua le cercuei l de Bara au nom du l ibéra l i sme .en p leurs . D e v a n t l 'effigie de Van I l i unbeeck , il ;évoqua le souveni r d e s lu t tes poursuiv ies en commun pour la r é fo rme scola i re et il d é b u t a p a r ce t t e p h r a s e t r ag ique « Ce monumei i t s 'é lève sur des j u i n e s »., Devan t la ,dépouil le de Ro l in - Jaequemyns , en levé , le j o u r où il pouva i t en f jn goriter le r epos , à la c o m p a g n e admi rab l e qui l ' avai t ,vai l ­l a m m e n t soutenu dans de dou loureuses ép reuves , i l di t çfi mot t ouchan t , qui fit se moui l ler tous les j ' eux ; « à ,deux ils n ' ava ien t qu ' un seul cœur , et la movt l 'a br^-sé. »: >.•'••.••

E n f i n , pourrais- je no pas c i ter c e , f r a g m e n t jn,élancoliq\te et fier du d iscours qu'i l p rononça lors de laiféte jubi la i rç . de Char l e s Duvivier , l ' éminent his torien et juriste, . célé,li)Eée il V a q u e l q u e s années p a r le m o n d e judiciairei e t . savant : « C o m m e aux jour s les p l u s beaux et les p lu s i ê c p n d s de son âge mùr , il m a r c h e enco re fe rme et droi t , d a n s ^a s implic i té sour ian te et sér ieuse , en p le ine copsiejence da i a

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vigueur de ses facultés qu'il a conservées et de la dignité morale qu'il a conquise. Combien d 'aut res qui, au départ , étaient à ses côtés, sont tombés autour de lui ! Combien, sen tan t leurs forces épuisées au cours de ce long voyage , se sont assis au bord du chemin, condamnés à a t tendre désormais dans l ' inaction, l 'heure de l 'é ternel silence. Ceux-ci dont l 'esprit semble n 'avoir conservé qu 'une facul té , cel le du souvenir , ne vivent plus que dans le passé; l 'humani té qui marche l 'œil fixé sur l 'avenir , se sépare d 'eux et les abandonne à une douloureuse solitude, image d 'un perpé tue l exil. D 'au t res sont seuls à ignorer leur décadence , ou quelque illusion leiir fait croire qu'i ls par­viennent à la d iss imuler ; ils continuent à p romener dans les milieux où jadis ils furent puissants , un esprit fat igué. Sous le poids de leurs broderies et le reflet de leurs insignes, on les voit, vani teux fantômes , descendre lentement les marches du tombeau . »

U n lien puissant cont inue à ra t tacher M. Graux à la gestion des grands intérêts publics. Il est depuis dix-sept ans Adminis t ra teur- inspecteur de l 'Univers i té de Bruxel les . Il y fut professeur de droit criminel, depuis 1875 jusqu 'à son accès au pouvoir . Il dirige au jourd 'hui ce vaste établis­sement scientifique où le libre examen a t rouvé un asile inviolé. A la séance solennelle de ren t rée du 17 octobre 1904, il rappe la en un beau langage, les origines de l ' insti tution, l 'esprit qui anime son enseignement , et, magni­fiant la to lérance, « cotte liaute vertu l ibérale ». il en formula cette é loquente définition :

« L a tolérance n 'est ni l 'hésitat ion, ni la t ransact ion sur les principes, ni la pusil lanimité ou l 'équivoque dans leur expression, car , à ce compte , elle consisterait à n 'en point avoir ou à ne pas oser le dire. El le ne serait que faiblesse

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ou duplici té, tandis qu'el le est faite de loyauté et de courage .

« El le n ' impose pas , à p roprement par ler , le respect des opinions d 'autrui ; comment respecter ce que l 'on juge faux, ce que l 'on condamne , ce que l 'on s 'efforce de dé t ru i re? E l le est le respect de la pe rsonne et de la l iberté d 'aut ru i . E l le consiste à affirmer ce que l'on tient pour véri té, en m ê m e temps que l'on leconnaî t à d 'autres le droit d 'affirmer leurs erreurs , en même temps qu 'en les combat tan t , on se refuse à recourir , pour les vaincre, à l ' in jure , à la violence ou à la proscript ion ! »

L e Bar reau se par tage avec l 'Univers i té les t ravaux et les soins d 'une carr ière p robe et consciencieuse que guide un culte altier de la dignité et du devoir .

Deux fois Bâtonnier , M. Graux n ' a cessé de siéger au Conseil de l 'Ordre , jusqu 'au moment où il es t ima con­venable de céder la place à de plus jeunes . I l bril le dans les affaires civiles, où les principes sont en jeu, où les intérêts en conflit p longent aux sources du sent iment et de l 'hon­neur . Deux procès criminels qui r emuèren t v ivement l 'opinion, ont ressuscité devant elle le p la ideur émouvant de l 'affaire Risk-Allah : le procès de M™" Jonniaux, con­damnée pour empoisonnement par la Cour d 'assises d 'Anvers , et le procès du commandan t Lotha i re , t radui t devant le Conseil supér ieur de l 'E ta t du Congo, et qui fut acqui t té aux applaudissements de l 'auditoire.

D a n s la vie intime, M. Graux est un causeur animé et un conteur disert . Il a beaucoup lu, beaucoup voyagé , en visiteur curieux de l 'ar t et des mœurs , at tentif à se cult iver au tan t qu ' à se distraire. Il aime la controverse et la soutient avec feu. I l aiguise finement le trait et ses saillies ont du mordant , Mais jus'qiië dans la familiari té, son langage

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f é s t e sèHicieux •d 'é légance et de tenue . Il n ' a j amais dédaigné le charme de la conversat ion féminine et sa gravité sait, dans les' salons, se t empérer d e grâce, se faire en jôuée et galante . L è caractère , la tournure d 'espri t dégagent de la séduction 'et de la hau teur . •''SàliS 'dôiiite lés-événements n 'ont pas offert à cet te na ture

d'élite lè rôle p répondéran t qu'el le était propre à remplir ; Màis elle a du moins t racé un sillon écla tant par tou t où elle a pa s sé ; M.'Graux, Ministre d 'E ta t , a at teint le sommet des honneur s off iciels . ' IT a, dans sa profession, qu ' i l chér i t , cueilli les dignités suprêmes . ' "•• .•''!•• s ' •'. •

i r p e u t ' regarder Sa vié.' Il n 'y t rouvera que des sujets d 'orguei l . E t la vieillesse qui commence à peiné pour lui,' lui appor te ra cet te satisfaction sans prix de n 'avoir rien à r eg re t t e r .

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